DIRK JARRÉ: LE MODÈLE SOCIAL EUROPÉEN, ENVISAGÉ D'UN POINT DE VUE EXTÉRIEUR
Il est un domaine, pourtant, où les divergences sont fortes et qui présente une diversité
frappante: celui des voies extrêmement variées qu'empruntent les différentes sociétés pour
poursuivre leurs objectifs sociopolitiques. Cette différentiation se rencontre déjà à l'échelle de
l'Europe, de sorte qu'on en vient aisément à parler de modèles sociopolitiques distincts,
"scandinave", "continental" ou "méditerranéen". Je pense qu'une telle conception est erronée et
estime qu'il faudrait s'en tenir à parler de structurations différentes de l'État social, c'est-à-dire
de voies sociopolitiques propres, telles que déclinées en institutions, procédures et prestations.
En effet, tous les États européens partagent pour une très large part le but poursuivi, qui est
exprimé avec beaucoup de précision dans la Charte sociale européenne du Conseil de l'Europe et
la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
Si l'on se place dans une perspective planétaire, la "voie européenne" n'apparaît précisément plus
que comme une option spécifique, même si incontestablement, elle va de pair avec des
mécanismes sociopolitiques hautement développés et peut être qualifiée de grande réussite pour
ce qui est de l'équilibre atteint entre, d'une part, les valeurs et les objectifs et, d'autre part,
l'efficacité des stratégies déployées pour les réaliser. De façon générale, ce tableau se dégage
beaucoup plus clairement d'un point de vue extérieur que les Européens ne le perçoivent
communément de l'intérieur. Si l'on procède à des comparaisons mondiales, l'Europe devance
ainsi de manière significative les autres régions du globe pour la mise en œuvre des normes
sociales internationales, par exemple celles convenues au sein de l'Organisation internationale
du travail, et bien souvent, elle excède même leurs exigences.
Toutefois, la mondialisation des relations et des échanges n'exerce pas ses conséquences de
grande ampleur que sur la seule activité économique. Bien qu'elle se structure encore
généralement au niveau national, la politique sociale, précisément, peut et doit profiter de ce
mouvement et l'appréhender non comme un défi menaçant mais comme une chance qui s'offre on
ne peut plus opportunément. En effet, ces nouvelles perspectives fournissent, par un certain côté,
une occasion d'apprendre à connaître et à comprendre les autres systèmes dans toute leur
originalité, jetant ainsi les bases nécessaires pour arriver à respecter dûment des options
différentes de la nôtre tout en évaluant d'un œil critique notre propre voie et en questionnant sa
prétention à s'ériger en modèle.
Un élément qui revêt à tout le moins une aussi grande importance est que l'on viendra en
conséquence à reconnaître que la "biodiversité" sociopolitique représente une valeur tout
bonnement inestimable pour l'avenir des sociétés humaines et s'agit de l'entériner pleinement et
de la préserver. En effet, il est présomptueux d'affirmer à présent qu'une voie donnée (qui, dans
la plupart des cas, se trouve être la nôtre) est, à long terme, la meilleure, la plus prometteuse. On
sait que d'une manière générale, la promotion de la monoculture est lourde des plus graves
périls, car elle induit toujours une dimension d'exclusivisme, de vulnérabilité et, en fin de
compte, de précarité, sans offrir de solution de substitution immédiate. En revanche, la diversité
possède naturellement le pouvoir de puiser en elle-même et de vaincre de nouveaux défis, en
recombinant des facteurs qui ont fait leurs preuves, en élaborant de nouvelles stratégies pour
résoudre les problèmes, en poursuivant son évolution sans discontinuer.