peur du plaisir » (l.13). Instituer le plaisir comme valeur fondamentale (à l’opposé des valeurs
chrétiennes traditionnelles) serait en effet une remise en cause radicale et effrayante de la
société.
La philosophie de vie de DJ repose donc sur une opposition radicale, dans la conception des
rapports humains, face aux critères traditionnels : il rejette les contraintes de la fidélité, mais
aussi les valeurs morales défendues par LP, où il voit hypocrisie, jalousie et peur.
III. Une vision sociale – utopie ou dystopie ?
DJ a donc conscience que donner au plaisir – comme il le fait à titre individuel – le statut de
valeur suprême serait socialement un bouleversement qui peut faire peur. Il en profite pour
brosser au conditionnel
le portrait d’une telle société, utopique ou dystopique, selon le point
de vue.
1) Une dystopie où règnerait le désordre ? « la pagaille »... tel est le mot familier utilisé à la
ligne 22 pour décrire la désorganisation sociale, le désordre universel qu’entraînerait
l’instauration de cette nouvelle valeur fondamentale que serait le plaisir. Juste avant, DJ
utilise le mot encore plus familier de « bordel », qui, dans son sens figuré, fréquent, désigne
aussi le désordre. Le personnage veut faire comprendre que le bouleversement toucherait tous
les domaines de la société en substituant le plaisir à une autre valeur (déjà bien installée au
XVIIIe s. où se passe l’action, mais plus encore dans le monde contemporain de l’écriture de
la pièce) : l’argent. C’est ce que dit clairement la ligne 23 : « la richesse ne serait plus
d’argent mais de plaisir ». Ainsi DJ souligne que, notamment, disparaitraient ou seraient mis à
mal le travail (ceci est évoqué par la double métonymie « Posez vos pioches et vos aiguilles »,
l.15 et évoqué plus explicitement l.17) l’industrie et le commerce (l.22), bref, les rouages
économiques, mais aussi la famille (l.18, l.22), et la propriété (l.19) : autant de valeurs
reconnues (mais point de départ des malheurs humains d’après Rousseau).
2) Une utopie égalitaire et joyeuse ? Mais les images et le vocabulaire utilisés par DJ sont
loin de véhiculer l’idée qu’il blâmerait cette société. Le bordel est qualifié de « joyeux »
(l.21), de même que la marmaille de la ligne 18. Le renoncement au travail est en même
temps la fin du châtiment divin
infligé à l’homme : « Plus personne [...] pour suer » (l.16-
17)... On entre dans une agréable oisiveté (l.19). Le plaisir (sexuel) sans bornes, en brouillant
le sang
(l.20), supprime les privilèges transmis justement par le sang. C’est un des motifs de
combat des Lumières. DJ va plus loin encore en imaginant qu’une telle société connaîtrait une
heureuse absence d’inégalité et de pauvreté : voir les lignes 22 à 24 avec l’affirmation directe
de la disparition de la pauvreté expliquée par le raisonnement inductif
rappelant que chacun
« est suffisamment bien doté pour connaître le plaisir ». DJ veut dire que tandis que chaque
homme ne dispose pas de la même fortune, au contraire il dispose du corps, des sens et de
l’esprit pour profiter du plaisir. La ligne 17 ajoute aussi l’idée que l’homme ne se battrait plus
(disparition de la guerre, donc, notamment).
La société de plaisir, décrite par DJ, révèle donc une philosophie sociale qui rejoint en partie
les idéaux des Lumières : une utopie irréalisable et qui fait peur parce qu’elle supposerait
Voir « passerait » (l.14 et 16), « aurait » (l.23) « serait » (l.24) + verbe imaginer (l.14 et 21) + utilisation de
« si » (l.14) montrant, comme le conditionnel, que DJ formule des suppositions.
Référence à la Bible, Genèse, 3, 19, où Dieu déclare que l’homme devra gagner son pain à la sueur de son
visage, pour avoir désobéi et avoir goûté au fruit défendu.
Le mot sang fait bien sûr ici référence par métonymie à l’hérédité, aux liens génétiques. Si tout le monde fait
l’amour avec n’importe qui (pour parler simplement), on ne peut plus savoir qui est le père de qui...
DJ part de la conséquence (plus de pauvres), pour remonter à la double cause (le plaisir remplace l’argent, et
tout être humain a les moyens d’avoir du plaisir).