SÉQUENCE L2A : Du Dom Juan de MOLIÈRE à La Nuit de

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SÉQUENCE L2A : Du Dom Juan de MOLIÈRE à La Nuit de Valognes d'E.-E.
SCHMITT
Texte 3 : P. Eric-Emmanuel SCHMITT – « Mon plaisir »
Intro : 1) Le texte est tiré de la pièce d’Eric-Emmanuel Schmitt, La Nuit de Valognes, datée
de 1991 mais modifiée en 2005. L’auteur, contemporain, est écrivain, réalisateur, philosophe
de formation, admirateur de Diderot. La pièce tire son titre de la petit ville de BasseNormandie où se situe l’action, dans un vieux château, au siècle de Diderot justement : à
l’initiative de la Duchesse, des femmes autrefois séduites et abandonnées par Don Juan
doivent faire son procès, en sa présence. La sentence prévue est d’épouser sa dernière victime,
Angélique de Chiffreville, surnommée La Petite. Cette scène 3 de l’acte II est justement un
long dialogue entre DJ et celle-ci, qui espérait que DJ allait l’épouser par amour... DJ lui a
avoué que ce n’est pas le cas.
2) ...
3) Cet extrait de dialogue est une confrontation conflictuelle entre DJ et LP. Celle-ci incarne
en quelque sorte une vision traditionnelle des rapports humains, notamment des rapports
amoureux : elle s’oppose à DJ, ce qui incite celui-ci à exprimer toute une vision de la vie et
même de la société.
4) Quelle « philosophie de vie » DJ exprime-t-il ici ?
5) I : Le libertinage de mœurs : une philosophie hédoniste. – II : L’opposition avec LP – deux
visions des rapports humains. – III : Une vision sociale – utopie ou dystopie ?
I. Le libertinage de mœurs : une philosophie hédoniste
Un certain nombre d’idées de DJ rejoignent celles du DJ de Molière, notamment celles que
nous avons vues dans la « profession de foi » de ce dernier.
1) La jouissance du plaisir. DJ se réfère essentiellement à cette valeur (le plaisir)
fondamentale dans sa conception personnelle de la vie. Le mot lui-même, au singulier ou au
pluriel, revient à maintes reprises : lignes 13, 15, 17, 23, 27, où il est explicitement question
de « mon plaisir », tandis qu’à la ligne 7 il est question de plaisir comme don fait aux femmes.
Ce plaisir est, sans surprise, la satisfaction (« je prends », l.2, « j’obtiens », l.26) du désir
(utilisation du verbe vouloir dans le sens de désirer, aux lignes 3 et 6 ; voir aussi la métaphore
de la faim, l.3, qui présente ce désir comme impérieux, comme un besoin). C’est par la
métaphore filée des pommes mangées, croquées1, que DJ a choisi d’exprimer cette jouissance,
et le verbe prendre est prolongé par le verbe cueillir à la ligne 2, nous rappelant
inévitablement le carpe diem.
2) Un plaisir immédiat et sans limite. Le carpe diem suppose de ne pas remettre la
jouissance à plus tard, et c’est ce que dit aussi DJ : il préconise de toujours jouir du plaisir
« ici, maintenant » (l.16). Il y ajoute une notion de quantité, de désir boulimique qu’il faut
toujours satisfaire : « encore et encore ! » (l.16) mais aussi « j’ai tout voulu » (l.6),
« constamment » (l.26). Cette boulimie s’exprime notamment par l’accumulation des lignes 4
à 6, qui rappelle en abrégé le catalogue des conquêtes2 de DJ. On y retrouve l’idée de la
diversité (« diverses, et variées » - l.4) des partenaires. DJ ne parle pas de diversité sociale3
Voir l’expression française « croquer la vie à pleines dents », qui est une autre manière d’exprimer le carpe
diem.
2
Mais on peut justement noter que, contrairement à Molière par exemple, Schmitt n’utilise pas du tout les
images militaires de la conquête.
3
Les personnages féminins de la pièce montrent cependant, par leur origine sociale, que DJ n’a pas séduit que
des nobles.
1
mais évoque une diversité physique (« dodues », « étroite », « épatée4 »...) et psychologique
(avec l’antithèse entre « prude » et « sensuelle »), ainsi qu’une référence à l’âge
(« adolescente »).
Il faut remarquer que DJ refuse l’utilisation du mot quête pour évoquer son attitude : voir
l’expression « ici, maintenant » (l.16) ; « Je ne cherche rien, je prends » (l.1-2) ; la formule est
prolongée par le raisonnement par opposition5 des lignes 25-26 : la quête est le propre du
frustré, tandis que la jouissance et le propre de l’heureux.
DJ exprime donc une philosophie du plaisir immédiat, de la jouissance sans limite comme
principe de vie individuelle. Cela rejoint l’image traditionnelle du libertin de mœurs.
II. L’opposition avec LP – deux conceptions des rapports humains
Cette vision individualiste semble égoïste à LP, qui s’oppose donc à DJ en faisant valoir en
quelque sorte le principe du respect d’autrui.
1) La conception de LP. Angélique incarne ici la vision la plus traditionnelle6 des rapports
humains, fondée principalement sur une morale d’inspiration chrétienne. Dans sa deuxième
réplique (l.28-29) elle reprend la métaphore de la pomme (et donc l’idée du carpe diem) pour
en rejeter le principe. L’être humain (elle utilise explicitement ces termes pour souligner
l’antithèse avec la pomme) ne saurait être traité comme un simple objet... objet de jouissance
en l’occurrence. Au plaisir de l’homme qui profite d’autrui, elle oppose le « mal » (l.29) : la
métaphore de la souffrance physique signifie ici avant tout une souffrance morale... la
souffrance de se sentir rabaissée justement au rang de simple objet, sans aucun respect de la
dignité humaine.
La première réplique de LP (l.9-12), quant à elle, parlait déjà aussi de cette souffrance que
DJ répand systématiquement autour de lui : hommes spoliés par le vol, femmes abandonnées.
Elle n’y voit qu’une preuve de malhonnêteté : verbe voler, idées des promesses non tenues,
utilisation du mot « escroc ». Elle rabaisse DJ et lui reproche en outre de se tromper ou de
s’illusionner lui-même (« Sornettes7 ! » « ne vous leurrez pas ») au lieu d’incarner l’homme
supérieur et lucide qu’il prétend être.
Pour elle, la vérité des rapports humains doit se fonder sur la fidélité (l.29), signe du respect
de l’autre, garantissant de ne pas le faire souffrir.
2) La conception de DJ. DJ, visiblement, ne se réfère pas aux mêmes valeurs et ne peut
évidemment pas adhérer aux idées d’Angélique. DJ retourne le mot « Sornette » contre LP
(l.13), ce qui confirme en effet que les deux personnages n’ont pas du tout les mêmes
repères8.
L’opposition la plus explicite porte justement sur la fidélité. Ici, le personnage est tout-à-fait
dans la continuité du DJ de Molière en rejetant celle-ci comme une contrainte intolérable, une
prison : métaphore de la « petite cage » (l.30), qui constitue une définition personnelle (« on
appelle cela ») très négative.
Par ailleurs, là où LP préconise les valeurs de la morale traditionnelle, DJ ne voit que de
l’hypocrisie chez les hommes (« les hommes m’envient », l.6 : ils ont les mêmes désirs mais
ne les assument pas), de la jalousie égoïste chez les femmes (qui reprochent à DJ non pas le
plaisir qu’il leur donne mais le fait de ne pas en avoir l’exclusivité : répétition de « toutes »,
l.7-8) et chez tous, femmes et hommes, de la peur : « ils n’osent pas » (l.7), « Vous avez tous
4
Aplatie.
Voir par exemple cette page pour revoir certains types de raisonnements (ils n’y sont pas tous) :
http://palf.free.fr/esaintot/raisonnement.htm.
6
DJ parle de « discours que j’ai entendus cent mille fois » (l.24-25).
7
Le mot désigne des propos sans valeur, fondés sur une pensée très superficielle et fausse.
8
Ce qui est vérité pour l’un est sornettes pour l’autre, et inversement.
5
peur du plaisir » (l.13). Instituer le plaisir comme valeur fondamentale (à l’opposé des valeurs
chrétiennes traditionnelles) serait en effet une remise en cause radicale et effrayante de la
société.
La philosophie de vie de DJ repose donc sur une opposition radicale, dans la conception des
rapports humains, face aux critères traditionnels : il rejette les contraintes de la fidélité, mais
aussi les valeurs morales défendues par LP, où il voit hypocrisie, jalousie et peur.
III. Une vision sociale – utopie ou dystopie ?
DJ a donc conscience que donner au plaisir – comme il le fait à titre individuel – le statut de
valeur suprême serait socialement un bouleversement qui peut faire peur. Il en profite pour
brosser au conditionnel9 le portrait d’une telle société, utopique ou dystopique, selon le point
de vue.
1) Une dystopie où règnerait le désordre ? « la pagaille »... tel est le mot familier utilisé à la
ligne 22 pour décrire la désorganisation sociale, le désordre universel qu’entraînerait
l’instauration de cette nouvelle valeur fondamentale que serait le plaisir. Juste avant, DJ
utilise le mot encore plus familier de « bordel », qui, dans son sens figuré, fréquent, désigne
aussi le désordre. Le personnage veut faire comprendre que le bouleversement toucherait tous
les domaines de la société en substituant le plaisir à une autre valeur (déjà bien installée au
XVIIIe s. où se passe l’action, mais plus encore dans le monde contemporain de l’écriture de
la pièce) : l’argent. C’est ce que dit clairement la ligne 23 : « la richesse ne serait plus
d’argent mais de plaisir ». Ainsi DJ souligne que, notamment, disparaitraient ou seraient mis à
mal le travail (ceci est évoqué par la double métonymie « Posez vos pioches et vos aiguilles »,
l.15 et évoqué plus explicitement l.17) l’industrie et le commerce (l.22), bref, les rouages
économiques, mais aussi la famille (l.18, l.22), et la propriété (l.19) : autant de valeurs
reconnues (mais point de départ des malheurs humains d’après Rousseau).
2) Une utopie égalitaire et joyeuse ? Mais les images et le vocabulaire utilisés par DJ sont
loin de véhiculer l’idée qu’il blâmerait cette société. Le bordel est qualifié de « joyeux »
(l.21), de même que la marmaille de la ligne 18. Le renoncement au travail est en même
temps la fin du châtiment divin10 infligé à l’homme : « Plus personne [...] pour suer » (l.1617)... On entre dans une agréable oisiveté (l.19). Le plaisir (sexuel) sans bornes, en brouillant
le sang11 (l.20), supprime les privilèges transmis justement par le sang. C’est un des motifs de
combat des Lumières. DJ va plus loin encore en imaginant qu’une telle société connaîtrait une
heureuse absence d’inégalité et de pauvreté : voir les lignes 22 à 24 avec l’affirmation directe
de la disparition de la pauvreté expliquée par le raisonnement inductif 12 rappelant que chacun
« est suffisamment bien doté pour connaître le plaisir ». DJ veut dire que tandis que chaque
homme ne dispose pas de la même fortune, au contraire il dispose du corps, des sens et de
l’esprit pour profiter du plaisir. La ligne 17 ajoute aussi l’idée que l’homme ne se battrait plus
(disparition de la guerre, donc, notamment).
La société de plaisir, décrite par DJ, révèle donc une philosophie sociale qui rejoint en partie
les idéaux des Lumières : une utopie irréalisable et qui fait peur parce qu’elle supposerait
9
Voir « passerait » (l.14 et 16), « aurait » (l.23) « serait » (l.24) + verbe imaginer (l.14 et 21) + utilisation de
« si » (l.14) montrant, comme le conditionnel, que DJ formule des suppositions.
10
Référence à la Bible, Genèse, 3, 19, où Dieu déclare que l’homme devra gagner son pain à la sueur de son
visage, pour avoir désobéi et avoir goûté au fruit défendu.
11
Le mot sang fait bien sûr ici référence par métonymie à l’hérédité, aux liens génétiques. Si tout le monde fait
l’amour avec n’importe qui (pour parler simplement), on ne peut plus savoir qui est le père de qui...
12
DJ part de la conséquence (plus de pauvres), pour remonter à la double cause (le plaisir remplace l’argent, et
tout être humain a les moyens d’avoir du plaisir).
d’abattre les valeurs en place, et supposerait donc une force de caractère que peu de gens
possèdent13.
Conclusion 1 et 2. Pour apprécier l’intérêt de se texte et pouvoir parler efficacement de la
philosophie de vie exprimée par DJ dans ce dialogue, il est nécessaire de faire le
rapprochement avec le personnage de Molière et notamment avec la profession de foi de
celui-ci (lecture analytique 1). Comme le DJ de Molière, celui de Schmitt a donc, à titre
personnel, une philosophie hédoniste (voir le « pourceau d’Epicure » dont parle Sganarelle
dans l’acte I, sc.1). La faim de plaisir, sans limite, est comparable, même si le DJ de Schmitt
ne l’exprime pas par des images de conquête militaire. L’opposition aux valeurs morales
traditionnelles représentées par LP (notamment la fidélité) rappelle les confrontations qui
existent chez Molière entre DJ et Sganarelle, Elvire ou son propre père et souligne le côté
immoral ou amoral de la philosophie de vie du personnage. Mais Schmitt va plus loin que
Molière dans l’évocation de la dimension sociale du libertinage (de mœurs principalement,
mais le libertinage de pensée est aussi concerné) : l’évocation d’une société imaginaire
reposant sur la philosophie hédoniste de DJ est à la fois une dystopie aux yeux des gens
ordinaires, et une utopie aux yeux de DJ, qui rejoint en partie les idées des Lumières. Le DJ
de Molière, quant à lui, ne s’aventurait pas dans l’imagination d’une telle société et se
contentait d’assumer sa marginalité à titre individuel.
13
« les forts seulement peuvent se l’autoriser » (l.14).
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