François Burgat Les mobilisations politiques à référent islamique
Botiveau). La laïcité a fréquemment été perçue ainsi comme le « cheval de
Troie » de la culture de l’occupant, l’instrument d’une rupture traumatisante
entre la sphère publique et le système indigène de représentation, l’explicitation
sur le terrain culturel des formes politiques et économiques les plus voyantes de
la domination. Pour étayer sa critique de cette laïcité traumatisante, Aïmane Al-
Dhawahiri, bien avant de devenir l’allié et l’idéologue d’Oussama Ben Laden,
s’en prend très significativement, dès 1988, au texte des Constitutions
égyptiennes de 1923 et de 1971 : pour lui, la référence musulmane a été exclue
au profit d’un « droit positif » ou d’une « loi » (qânûn) dont la première
caractéristique est à ses yeux son allogénéité au système incarné par la loi
musulmane (chari’a). Là où l’objectif du législateur, chaque fois qu’il fait
référence au « Droit » ou à la « Loi », est de signifier le recul de l’arbitraire,
l’imaginaire politique d’Al-Dhawahiri ne veut voir qu’une nouvelle preuve du
recul du système symbolique musulman et le fait que le système normatif, en
échappant à l’emprise régulatrice de la loi musulmane, est tombé ainsi dans
l’escarcelle de la loi étrangère.
Sur ce terrain juridique, mais également dans l’entier système de
représentation, cette perception traumatisante de l’irruption d’un système
symbolique étranger est l’un des communs dénominateurs de l’imaginaire
islamiste. « Même le détail vestimentaire masculin subissait cette évolution
dégradante. Dans les rues de Constantine où l’on ne voyait que les turbans, les
burnous et les vêtements de flanelle brodée, tout cela commençait à
Témoignage que cette posture de refus de toute laïcité et, partant, de toute
démocratie, pour fréquente qu’elle soit dans la phase initiale de la mobilisation
islamiste, a néanmoins été dépassée dans la pratique par une large majorité de
ses acteurs, cette critique virulente du futur idéologue d’al-Qaïda n’est pas
adressée (en 1988) au régime « laïque » égyptien mais bien aux Frères
Musulmans, qu’il accuse ainsi d’avoir (mais dont il atteste ce faisant qu’ils ont)
intégré des pans entiers de la pensée politique « occidentale » (La récolte
amère : soixante années de Frères Musulmans, Le Caire, SE, SD cité par
Burgat, 2005, p 108 et s).