Onze thèses sur Marx et le Marxisme, extraits : Thèse 6

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Congrès Marx International VI, septembre 2010 Paris Ouest Nanterre, Plenum, Balibar
Etienne
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Etienne BALIBAR
Université de Paris-Ouest et University of California, Irvine
Congrès Marx International VI
du 22 au 25 septembre 2010
CRISES, REVOLTES, UTOPIES
PLENUMS
Vendredi 24 septembre 2010, 18 heures, Théâtre de l'Université de Paris Ouest, bâtiment L, plenum 3 :
Révoltes
Etienne Balibar, [email protected], Philosophe, Professeur à l’Université de Paris-Ouest et à
l’Université de Californie
Titre de l’intervention : « Onze thèses sur Marx et le Marxisme, extraits : Thèse 6 : Sur les
révolutions et les bifurcations (Histoire, I : le temps) ; Thèse 7 : Sur la mondialisation :
“monde” et “planète” (Histoire, II : l’espace) »
L’intervention que je prends la liberté de vous présenter aujourd’hui a un caractère
tout à fait hypothétique. Ce qui fait que je m’y crois autorisé, c’est que, depuis plusieurs
années maintenant que, grâce à la persévérance et à l’imagination des animateurs de la revue
Actuel Marx, ce grand rendez-vous se renouvelle et s’amplifie, il a de plus en plus nettement,
me semble-t-il, acquis les caractéristiques d’un laboratoire : laboratoire théorique, laboratoire
politique, articulé aux transformations du monde, parfois aux urgences de la conjoncture,
toujours aux rencontres d’expériences et d’idées venues d’une diversité virtuellement illimitée
d’horizons. Dans un laboratoire, par définition, on expérimente, on n’enseigne pas et on ne
dogmatise pas, on ne formule pas non plus des mots d’ordre. Il est donc possible à chacun
d’entre nous, suivant ses engagements, ses ressources et l’état de son travail, de proposer à la
confrontation ou à la mise en commun des contributions qui sont, explicitement, partielles et
provisoires. C’est ce que je voudrais faire aujourd’hui.
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Depuis quelque temps – initialement à l’occasion de la proposition que m’a faite
l’éditeur de mettre à jour, en vue d’une réédition, un petit ouvrage sur La philosophie de Marx
naguère paru dans la collection « Repères » des Editions La Découverte (1ère édition 1993), je
me suis piqué de l’idée de rédiger une sorte de bilan des idées et des formulations auxquelles
je suis parvenu après plusieurs décennies de travail avec Marx, sur Marx, parfois contre lui, et
de lui donner la forme de « thèses » (suivies d’explications) sur quelques thèmes centraux du
rapport que les écrits de Marx entretiennent avec la formation discursive qui porte le nom de
« marxisme ». Ce sera aussi, bien entendu, si j’y parviens, une façon de pouvoir prendre mes
distances par rapport à ces formulations, donc une façon de fixer des idées pour mieux voir ce
qu’elles ont d’insatisfaisant. Mon ambition, ma coquetterie si vous voulez, c’est d’arriver à en
formuler exactement onze, chiffre quasi mystique depuis les Thèses sur Feuerbach de Marx
(qui lui-même, sans doute, avait une ancienne numérologie en tête). L’une d’entre elles (pas
nécessairement la dernière) portera naturellement sur le rapport entre les notions
d’ »interprétation » et de « transformation du monde », tel que nous pouvons, ou plutôt tel que
nous devons le reformuler aujourd’hui. Et la première tentera de fixer d’emblée une
« méthode », qui consiste à distinguer conceptuellement la pensée marxienne, ou les pensées
successives de Marx, et les développements du marxisme, profondément antithétiques voire
incompatibles entre eux comme on sait, non pas cependant pour choisir l’un de ces termes au
détriment de l’autre, proposer par exemple un nouveau « retour à Marx » qui fasse abstraction
du marxisme, ou qui en représente la critique, mais plutôt pour essayer de déceler chez Marx
lui-même (donc dans les contradictions de son écriture) les conditions de possibilité (et
parfois les semences) des conflits internes au marxisme ; et, corrélativement, pour essayer
d’extraire de ces conflits internes, que pour ma part je ne tiens nullement pour stériles ou
périmés (même s’il m’est arrivé de soutenir que le marxisme, en tant que formation politicoidéologique autonome, était désormais une histoire close), des clés de lecture, d’interrogation
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et de mise en œuvre de la théorie de Marx dans la conjoncture désormais profondément
différente de la sienne où nous nous trouvons.
Les deux thèses provisoires que j’ai décidé de chercher à expliciter pour contribuer au
débat d’aujourd’hui se situent au milieu de mon projet et, dans mon esprit, elles sont
corrélatives. Je les rattache à une question philosophique générale qu’il faut essayer de
dégager pour elle-même, bien sûr, mais qu’il faut surtout faire travailler à même les analyses
concrètes et les propositions politiques, qui est la question du rapport entre les schèmes
temporels et les schèmes spatiaux dans notre compréhension de l’histoire (et plus encore notre
articulation de l’histoire et de la politique). Mon idée générale est qu’il y a, chez Marx et à sa
suite dans le marxisme, une prévalence manifeste des schèmes temporels sur les schèmes
spatiaux, qui entraîne des conséquences très lourdes sur la façon de concevoir la politique et
notamment de traiter de questions comme la perspective révolutionnaire, son opposition au
réformisme, son articulation aux révoltes et aux résistances, son inscription dans des contextes
sociaux qui sont à la fois nationaux et non-nationaux, ses modes d’organisation et de
généralisation, etc. Cette prévalence vient de Hegel, et de plus loin encore : en fait elle signe
l’appartenance de Marx à une tradition, dans laquelle il fait d’ailleurs figure de géant, qui est
celle de la philosophie de l’histoire (peut-être faudrait-il préciser : la philosophie de l’histoire
occidentale), et plus précisément encore à la tradition de l’idéalisme historiciste, dont le cœur
est l’identification des questions de la temporalité et de l’historicité (quelle que soit la
profondeur des rectifications qu’il lui apporte, en particulier en déplaçant le pivot de cette
équivalence d’une considération de la conscience et de l’esprit à une considération de la
praxis et de ses conditions matérielles). Certains d’entre vous se souviennent peut-être
qu’Althusser, entre les deux éditions successives de Lire le capital, avait remplacé l’intitulé
« esquisse du concept d’histoire » par l’intitulé : « esquisse du concept de temps historique » :
au fond cela ne changeait rien…. Tout ceci ne veut pas, dire, bien loin de là, que la
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considération de l’espace, donc aussi de l’histoire comme déploiement d’une topographie ou
d’une géographie (que ce soit celles des modes de production, des formes d’Etat, ou des luttes
sociales et des mouvements populaires), ne joue aucun rôle ni chez Marx ni chez les
marxistes. Je suis même tenté de penser qu’elle revient en permanence perturber et
compliquer les schèmes temporels de développements, de tendances, d’évolutions et de
révolutions, pour leur apporter une contestation matérialiste (car il y a, sous certaines
conditions, dans la construction du concept d’espace un élément de matérialisme que la
tradition philosophique dominante a éliminé du concept de temps) ou, comme dirait
Althusser, une surdétermination. Cependant, en dernière analyse, sans quoi le marxisme ne
serait plus le marxisme et Marx ne serait plus Marx, la considération de la distribution
spatiale des pratiques (donc aussi celle de leurs « distances », et des modalités selon
lesquelles ces distances sont annulées ou franchies) est toujours finalement subsumée sous les
schèmes d’intelligibilité temporels (et c’est pourquoi aussi nous pouvons suggérer que le fait
de discuter cette subsomption et de la remettre en question nous porte au-delà de Marx et du
marxisme, selon une formule classique, ou du moins nous porte aux bords, aux limites du
marxisme, là où il ne peut plus exister sans interférer avec d’autres pensées très différentes de
lui). Je soutiendrai que l’opérateur fondamental de la subsomption de l’historicité en temps
que spatialité et spatialisation sous un concept d’historicité comme temporalité et
temporalisation, est représenté dans le marxisme, d’une façon qui n’est paradoxale qu’en
apparence, par la notion de monde, telle qu’elle apparaît en particulier dans l’énoncé conclusif
du manifeste communiste : « Les prolétaires n’ont rien à perdre [à une révolution
communiste], ils ont un monde à y gagner » (sie haben eine Welt zu gewinnen). Le contexte
montre que ce « monde » ne veut pas seulement dire « tout » par opposition à « rien », mais
veut dire « le monde », ce monde entier que le capitalisme a progressivement subjugué et
transformé, dont il a fait le champ clos des effets de sa révolution industrielle et de sa logique
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du profit. C’est pourquoi d’ailleurs la remise en chantier des significations de la catégorie de
« monde » telle qu’installée par Marx au point de rencontre des déterminations de l’économie
et de la politique, de la révolution bourgeoise et de la révolution prolétarienne ou communiste,
ne peut absolument plus être éludée aujourd’hui. C’est, bien entendu, le phénomène dit de la
« mondialisation » qui nous y oblige (rappelons que « mondialisation » est un mot
parfaitement idiomatique en français mais qui rend, plus ou moins adéquatement, les
connotations de l’anglais Globalization ; on ne pourrait le transposer directement en allemand,
car alors on retomberait sur Verweltlichung, ou alors il faudrait prendre aussi immédiatement
en compte les connotations de l’idée de « siècle » et de « sécularisation »). Nous entendons
dire à la fois, contradictoirement, que la mondialisation du capital procure une extraordinaire
vérification de la théorie exposée par Marx, dans ses grandes lignes, à l’époque du Manifeste
communiste, qui fait du capitalisme un mode de production s’étendant virtuellement à
l’échelle mondiale, ou n’en laissant subsister aucun autre, et que la mondialisation
(caractérisée ou non comme « néolibérale ») réfute radicalement les hypothèses politiques de
Marx et plus généralement sa représentation des forces sociales et des tendances culturelles du
monde moderne. De mon point de vue il n’y a aucune réponse simple, par oui ou par non, à
cette alternative, et en tout cas il ne suffit pas de « prendre parti » (même pour de très bonnes
raisons morales), mais il faut remonter à ce que présupposent les concepts en cause.
Je soumettrai à la discussion les deux thèses suivantes (je rappelle qu’il s’agit de
formulations tout à fait provisoires) :
Thèse 6 : Le « temps des révolutions » n’est pas nécessairement passé, mais cette
proposition n’a de sens qu’à la condition d’introduire, comme disait naguère Régis
Debray, une « révolution dans la révolution », qui a pour objet en particulier de sortir
des schèmes temporels commandant l’intelligibilité de ce qu’est une « révolution » dans
le marxisme.
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Thèse 7 : Le problème crucial de la politique aujourd’hui (y compris la politique que
nous pouvons appeler révolutionnaire) est celui de la constitution des espaces politiques,
donc du mode de spatialisation de la politique et même du mode de spatialisation du
temps de la politique, ou plutôt de ses temps (car elle en a plusieurs). Au cœur de cette
problématique figurent les modalités d’institution et de contestation de la « frontière »,
au sens général du terme, donc l’opposition entre une utilisation régulatrice des
frontières (violente ou non), et une utilisation que je dirai « traductrice », au sens
général de ce terme, marquant un échange qui implique une confrontation et une
transformation réciproque.
Tout ceci, évidemment, est assez général, et même énigmatique, et je ne dispose que
de peu de temps encore pour en expliciter entièrement les raisons. Je vais donc me contenter
de quelques aperçus sur chacun des deux points.
Sur le premier point, c’est-à-dire l’idée d’une « révolution » par rapport aux schèmes
temporels de la « révolution », je dirai d’abord que, clairement, une telle thèse implique non
seulement qu’il peut y avoir encore, historiquement, des phénomènes révolutionnaires, voire
des phases ou des transitions révolutionnaires (en d’autres termes que l’idée de révolution
n’est pas périmée, soit du fait qu’elle aurait désormais atteint tous ses buts, soit du fait que les
dernières tentatives de la mettre en œuvre l’auraient complètement disqualifiée), mais aussi
(ce qui est une exigence plus forte) que les révolutions, s’il y en a, seront nécessairement d’un
type nouveau, c’est-à-dire en renouvelleront profondément le concept. Mais je vais un peu
plus loin, je franchis les bornes d’un certain sens commun (ou du moins j’essaie de les
franchir), et je pose que ces types révolutionnaires à venir (ou peut-être déjà en cours) seront
nouveaux en particulier dans la mesure où ils nous éloigneront du schème temporel
fondamental, variante de la notion dialectique de l’Aufhebung, qui conjoint l’idée
d’accélération de l’histoire avec celle de totalisation de ses aspirations émancipatrices et de
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ses tendances transformatrices. Ce schème a été en particulier ramassé de façon allégorique
dans la célèbre formule du Capital de Marx qui dit que la violence joue dans l’histoire non
seulement un rôle répressif, mais un rôle révolutionnaire, nécessaire pour « accoucher une
vieille société de la nouvelle qu’elle porte en elle-même » (ou, littéralement, dont elle est
« enceinte »). Une telle formule montre aussi, bien sûr, que la question de la temporalité des
révolutions est indissociable, du moins dans le marxisme, de ses connotations messianiques,
c’est-à-dire à la fois de l’idée que la révolution arrive pour mettre fin, absolument ou
relativement, à une préhistoire de l’humanité (représentée dans le texte du Manifeste jamais
renié par Marx, par l’idée de la lutte des classes comme moteur de l’histoire), et qu’elle a pour
agent (ou, dans une autre terminologie, pour sujet) la force sociale que sa condition et sa
conscience de soi mettent en position de réunir autour de l’objectif d’une transformation
radicale de l’état de chose existant l’ensemble des mouvements sociaux de résistance et de
révolte contre l’injustice.
Marx a bien entendu hérité, et les marxistes après lui, un concept de révolution qui
s’oppose au simple progrès et à l’évolution, ou qui marque ceci que, dans des conditions
historiques déterminées (et en fait toujours dès qu’il s’agit de remettre en cause les intérêt
dominants, les structures de domination et de pouvoir auxquelles toute l’organisation sociale
est assujettie, qui pénètrent les rapports sociaux), le progrès et l’évolution ne peuvent
intervenir sans rupture, sans discontinuité. Avec cette dialectique de la progression et de la
discontinuité, nous sommes évidemment déjà au cœur du schème de l’historicité comme
temporalité. Mais à cette représentation formelle, Marx a ajouté l’idée que la rupture est
opérée par les forces qui, au sein de l’ancien système, ne peuvent en réaliser les tendances
(par exemple la tendance à la « socialisation » de la production et du travail) sans en
contredire absolument les institutions. Politiquement et sociologiquement, comme on sait, il a
opéré ici une extraordinaire combinaison des leçons de la révolution française en tant que
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transfert de souveraineté du monarque au peuple, et des leçons de la révolution industrielle
anglaise (plus tard étendue à tout le continent européen et, virtuellement, à l’ensemble du
monde) en tant que bouleversement de l’organisation du travail et de la reproduction de la
force de travail humaine, un concept qui lui permettait d’englober tendanciellement dans
l’idée de prolétariat l’immense majorité des êtres humains en tant qu’ils sont assujettis au
travail salarié. Formellement et philosophiquement, il a opéré la complète réintroduction des
schèmes de la temporalité cyclique, dans lesquels se succèdent, selon la terminologie saintsimonienne, des époques « critiques » et des époques « organiques », à l’intérieur d’une
temporalité linéaire, et surtout eschatologique, qui fait du cours de l’histoire la préparation de
son propre renversement de tendance, ou comme je disais plus haut en citant Marx lui-même,
sa propre préhistoire. Et la combinaison de ces deux opérations donne l’idée d’accélération
du temps, qui peut se décliner en description de l’intensité des changements aussi bien qu’en
définition du rôle des « moments révolutionnaires », où la crise éclate et se résout, et qui
implique que la révolution détruit les obstacles immanents à la progression, ou s’appuie sur
les forces qui portent virtuellement au-delà des tendances mêmes de transformation de la
société ancienne (ce qui est particulièrement important dans le cas d’une révolution dirigée
contre le capitalisme, puisque celui-ci est déjà défini par Marx comme une formation sociale
dont le principe est la transformation ou la « révolution » incessante de ses propres
structures). Une variante très intéressante de cette idée d’accélération, périodiquement
retrouvée par les marxistes, est l’idée de bifurcation du cours de l’histoire, qui renforce
l’élément d’indétermination contenue dans l’idée de crise révolutionnaire, et maximise l’écart
entre les tendances d’évolution préexistantes et la transformation révolutionnaire elle-même.
Cette idée (dont j’ai fait moi-même usage après d’autres dans la période récente : notamment
Wallerstein et Daniel Bensaid) contient en fait déjà un élément de spatialisation du concept
de révolution, de façon au moins formelle, mais il est empêché de l’exprimer par le fait qu’il
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est utilisé inséparablement du schème de la totalisation. Et celui-ci paraît incontournable,
parce que c’est lui qui permet de réunifier dans la perspective de la transformation sociale et
de la rupture avec le système dominant, non seulement une multiplicité de « forces » ou de
« mouvements » sociaux plus ou moins hétérogènes, mais surtout les modalités
complémentaires de la subjectivité révolutionnaire qui sont traditionnellement (et
adéquatement) désignées sous le nom de révoltes et de résistances. La révolution totalise les
résistances en même temps qu’elle en radicalise les objectifs, et elle inscrit, pour ne pas dire
qu’elle les canalise, les révoltes dans la perspective d’une action politique fondamentale, en
même temps qu’elle surmonte leur essentielle ambivalence, traditionnellement attribuée au
fait qu’elles peuvent aussi bien servir à conforter la domination qu’à l’ébranler. Mais tout ceci
suppose que révoltes et résistances, mouvements sociaux et aspirations émancipatoires, soient
fondues ensemble dans le creuset d’une crise générale, ou d’une crise globale, qui est par
définition une crise mondiale, ou une crise de l’organisation du monde, de sa « forme »
comme telle. On peut dire aussi, bien sûr, de façon seulement plus abstraite en apparence, une
crise du système, ou du « système-monde ».
Ceci me conduit immédiatement à tenter de basculer de la représentation temporelle
dans la représentation spatiale, ou plus exactement dans la spatialisation des pratiques
politiques, car l’idée de « système-monde », associée à celles de capitalisme et d’impérialisme
par cette critique interne du marxisme à laquelle demeurent associés les noms de Wallerstein,
de Samir Amin, d’Arrighi et de Gunder Frank, étroitement liée à la réflexion sur l’expérience
des processus de décolonisation et de leurs suites, contient déjà en elle-même l’exigence d’un
schème de différenciation spatiale, en dehors duquel aucune transformation révolutionnaire
n’est intelligible. Ce schème, d’abord énoncé comme schème de la complémentarité et de
l’antagonisme entre « centre » et « périphérie », produit des effets qui sont à la fois
convergents avec ceux d’une réflexion sur le nomos de la terre à l’époque moderne, tel que
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proposé par Carl Schmitt, et finalement antithétiques, ou alternatifs. Les deux continuent
d’ailleurs d’inspirer les discussions sur les effets géopolitiques prévisibles des processus de
mondialisation actuels, selon qu’on s’oriente cers l’idées de l’émergence d’un nouvel
impérialisme conflictuel, ou comme on dit par euphémisme, d’un « monde multipolaire », ou
bien plutôt vers celle d’un déplacement, voire d’une substitution des places du centre et de la
périphérie, qui reléguerait progressivement les anciens « centres » dans la périphérie ou la
semi-périphérie du système monde (par exemple l’Europe, sinon les USA), et ferait surgir de
nouvelles puissances centrales, associées non seulement à de nouveaux centres
d’accumulation, mais surtout à de nouvelles formes de capitalisme¸ et notamment de division
du travail entre l’Etat et l’entreprise privée, que la notion de « néo-libéralisme » désigne
visiblement très mal. Ces deux schèmes de spatialisation impliquent évidemment des
conséquences radicalement antithétiques pour ce qui concerne la fonction des « frontières »,
aussi bien politiques que culturelles et économiques, et pour ce qui concerne les possibilités
de renverser leur fonctions de contrôle des marchandises et surtout des hommes en
circulation, en une fonction – toujours probablement conflictuelle mais intrinsèquement plus
démocratique, et pour tout dire plus révolutionnaire historiquement, de traduction et
d’échange entre les « populations » qui composent la planète.
C’est ici précisément qu’on peut faire l’essai d’une diversification au moins
heuristique de la terminologie, en ne parlant pas seulement de monde et de mondialisation,
mais aussi de « planète » ou de multiplicité planétaire. Cette antithèse (d’abord suggérée, nous
le savons, par le mouvement écologique, et aussi par les mouvements de protection des
cultures indigènes contre les effets de la mondialisation, à la recherche de leurs intérêts et de
leur langage commun), a le même statut que l’opposition philosophique naguère suggérée par
Ernst Bloch entre la catégorie de l’universum et celle, alternative, du multiversum, dans
laquelle il voulait inscrire de façon originaire une diversité irréductible ou une « non-
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contemporanéité » des tendances constitutives de l’histoire de l’humanité qui a aussi, me
semble-t-il, pour condition de possibilité une spatialisation radicale de notre imaginaire
politique. Attention, ce n’est pas du tout la même chose que l’opposition banale entre le point
de vue « global » et le point de vue « local », en train de devenir la tarte à la crème des
politologues. C’est même presque exactement l’inverse : car le planétaire n’est pas moins
« global » que le « mondial », et le « global » de son côté est plutôt une fiction d’unité qu’une
réalité socialement tangible. Je suis tenté de dire que c’est une « bulle ». Il ne convient donc
pas tant de réfléchir à la globalisation des révoltes ou des résistances locales pour les intégrer
à un concept unique de la révolution, que de réfléchir à la façon dont, en se localisant, ou en
se soumettant au primat des conditions permettant à des expériences locales de communiquer
entre elles, la révolution se reconstitue, mais aussi nécessairement se diversifie, se singularise,
et se matérialise.
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