Depuis le temps de Socrate, la Le beau se définit, selon Socrate, conception du beau a été un sujet de débat. comme la convenance ou l’harmonie. C’est Cela majeur. le rapport entre les parties et le tout, par Comment définir le beau et quand dire que lequel l'unité de ce dernier s'impose à la telle chose est belle, sont des questions multiplicité des parties. On retrouvera cette parmi tant d’autres sur lesquelles les conception chez Bossuet: « La beauté, philosophes l’Antiquité c'est-à-dire la justesse, la proportion de s’appesantissaient. Reliant le beau à la l'ordre »1 et encore chez Diderot: « L'unité création artistique, ces penseurs sont du tout naît de la subordination des confrontés à un autre problème. Celui de parties; et de cette subordination naît savoir la finalité de l’art. Devant ces deux l'harmonie qui suppose la variété »2. C'est concepts auxquels ils ne trouvent pas de la même définition qui inspire le fameux définition adéquate sans lier l’un à l’autre, nombre d'or (1,618), la section d'or, la surgit la question de savoir si le beau rend- divine proportion. Une proportion telle il compte de la création artistique. qu'entre le petit segment (AC) et le grand se voit dans Hippias de segment (BC) il y a le même rapport Pour scruter de près cette question, nous nous baserons d’abord sur les quatre définitions du beau données par Socrate dans Hippias majeur, reprises par Jean Lacoste dans l’Idée de beau. Ensuite, nous verrons la conception du beau et de l’art selon certains penseurs comme Platon, Aristote, Hegel, Kant et Nietzsche, sans pour autant oublier de parcourir en quelque sorte l’histoire de l’art. Notre réflexion ne mettra pas de côté l’Idée de beau de Jean Lacoste qui sera pour nous comme un document de base. qu'entre l'ensemble (AC + BC) et le grand (BC). Cette proportion est recherchée diton par les peintres de la Renaissance. La seconde définition que nous retenons du beau est celle de la convenance fonctionnelle. La beauté dès lors n'est rien d'autre que la forme optima d'adaptation à une fin. Une chose est belle quand elle remplie bien sa fonction. Kant tentera de sauver l'utilité du beau de l'utilitarisme. Il distingue à cet effet deux types de finalité : la finalité externe, "utilité" proprement dite, et la finalité interne, ou perfection. Cette définition de la beauté comme utile * ne s’applique pas à tout. La beauté d’une * * 1 -Cité par Jean Lacoste, L'idée du beau, Bordas, Paris, 1983, p.12. 2 -Pensées sur la peinture, in Œuvres esthétiques, Garnier, p.760. 1 femme par exemple ne peut pas résider sensible. Elle reste inaccessible car dans seulement de Hippias, on cherche le beau comme une définition essence. Elle est plus qu’une essence, elle montre la relation problématique entre le est avec le bien et le vrai ce qui caractérise Bien et le Beau. Le Beau n'est pas le Bien, toutes les essences. L’expérience de la et pourtant ne fait-il pas signe vers le Bien? beauté, selon Platon, est d’ordre de la Pour Shaftesbury, toute beauté est vérité. perfection de l’être. Elle est d’ordre Et, la vérité est une harmonie interne de intelligible. L’intelligibilité n’est jamais à l’univers qu’on ne saisit que par l’intuition l’intérieur de la chose même, elle est réhabilité. Kant, quant à lui, met une toujours une règle, un modèle à partir opposition entre le bien et la beauté. Le duquel la chose prend sens et raison. Le jugement moral porté sur une action est beau étant inaccessible, peut on prétendre tout à fait distinct du jugement esthétique. qu’elle peut rendre compte de la création Une action bonne est une action accomplie artistique? par devoir, de façon désintéressée. Le interrogation, remontons la recherche dans jugement esthétique selon Kant doit être un l’histoire de l’art pour voir quel était jugement « contemplatif ». Le beau, selon l’objectif de l’art et ce qu’il vise de nos Kant, est le symbole du bien moral. Quant jours en nous basant sur l’Idée de beau de à la quatrième définition, elle parle du beau Jean Lacoste. reproduction. dans La la fonction troisième Pour répondre à cette comme plaisir de la couleur. L’essence de L’art, dans l’antiquité, a été défini la beauté selon Socrate réside dans le plaisir. Les plaisirs qui ont pour origine la vue et l’ouïe constituent le beau. Ceux qui sont liés au goût, au toucher, à l’odorat et à la satisfaction des pulsions fondamentales forment un groupe à part, caractérisé par la laideur. Les plaisirs purs se rapportent aux belles couleurs, aux formes, aux odeurs et aux sons. par plusieurs philosophes. Chacun lui donnait la définition qu’il trouve juste. Ainsi, Platon le premier trouve que l’art est une imitation. L’artiste est un imitateur. Il a les yeux sur le modèle sensible et reste étranger à l’essence de ce qu’il imite. Il ignore le modèle intelligible. Il ne peut pas créer une œuvre ayant une valeur ontologique. Pour Platon, l’œuvre d’art n’a Après ces définitions du beau, nous pas les moyens de manifester un absolu, voyons que le beau reste inaccessible mais étant donné qu’elle est assujettie au on sait qu’il s’agit, selon Platon, d’un sensible. L'absolu se situant par définition savoir et non d’une rencontre avec un objet au-delà du monde sensible, le moyen par 2 essence le plus inadéquat pour atteindre elle nous faire avoir accès à ce qui ne se l’absolu est la manifestation sensible -donc montre pas spontanément dans le réel. l'art! Platon prend pour accordé que Platon ne voit pas que l’œuvre d’art est l’œuvre d’art est imitation de la nature. autre chose qu’une (pâle) imitation de la Elle consiste à recopier les phénomènes nature, et qu’elle peut en fait renvoyer à sensibles3. autre chose que le domaine sensible.4 Aristote n’étant pas d’accord avec Plotin le maître du néo-platonisme, Platon lui fera savoir que l’art n’est pas pour sa part, trouve que une pure copie de la nature, et encore l’artiste moins des apparences. Pour lui, l’art est dans l’objet même. Mais plutôt dans la une production. Cette réponse d’Aristote à pensée de l’artiste. L’artiste pour fabriquer la thèse de Platon permet déjà à l’art de un objet, contemple le dessin qu’il a en lui pouvoir prétendre atteindre à quelque et c’est ce dessin qu’il reproduit. Pour chose au-delà du sensible. En effet, nous Plotin, « la création artistique tend à nous dit Aristote dans la Physique, l’art ne faire comprendre par une analogie, que les prétend pas imiter rigoureusement la choses naturelles elles mêmes tirent l’éclat nature, mais rivaliser avec elle. Ce qui de leur beauté, non de leur matière, ni l’amène à dire, comme on peut le voir dans même de leur forme visible mais de la les livres 4 et 9 de la Poétique, que non forme idéale ou de la raison que leur seulement l’art (en l’occurrence, la poésie) créateur –Dieu- a suivie en les fabriquant est philosophique, car, contrairement à et que l’art lui-même sait retrouver »5. l’histoire, il a l’avantage d’être rationnel et Plotin pense que la création artistique vise général, mais en plus, il nous permet la beauté idéale. L’artiste ne sera plus d’avoir accès à ce que nous cache la nature comme et l’observation naturelle ou empirique des « L’artiste devient l’émule de la nature et phénomènes. D’après, Aristote, l’art nous de Dieu, puisqu’il semble retrouver en lui- découvre des choses que nous ne savions même, grâce à une intuition intellectuelle pas voir dans la nature, il nous découvre les principes des choses que le Dieu des choses "cachées". Ici, se révèle la contemple en lui ».6 D’après Plotin, nous possibilité puisse voyons que l’art vise le beau, le beau par manifester un absolu -du moins déjà peut- excellence. Donc la création artistique doit que l’œuvre d’art la forme que donne à un objet, n’existe pas le dit Platon un imitateur. 4 3 - Elodie Gaden, in www.letters-et-art.net - Elodie Gaden, Ibid LACOSTE, J. op cit pp. 53-54 6 -Ibid p.55 5 3 incarner ce beau. Panofsky trouvera des ressemblance. La création artistique est insuffisances à cette conception de l’art. alors une imitation de la nature, une « La beauté de l’œuvre d’art sera toujours imitation perfectionnée de la nature. C’est inférieure en dignité à la beauté de l’art pourquoi Bellari demandait aux artistes de lui-même, de la sophia que l’artiste « chercher une beauté issue sans doute de possède en son esprit (…) au reproche de la n’être que la traduction imparfaite de sublimée, une beauté dont l’éclat et la l’idée de l’artiste, de sa vision intuitive. »7 grâce fassent oublier l’origine.»10 Pour Pour Ficin, « la beauté est une grâce qui Philippe Champaigne, l’art c’est de la émane du créateur à la fois le Dieu piété. L’artiste ne peut pas sélectionner les chrétien, le Démiurge et le Bien, qui vient qualités dans les corps pour en faire une se refléter dans ces trois miroirs que sont beauté. les choses reproduire. Reproduire exactement ce qu’il matérielles. »8 Pour lui, l’architecte a une voit. L’œuvre d’art redevient alors une idée incorporelle du bâtiment qu’il veut imitation de la nature et semble se séparer construire avant de le fabriquer. Nous du beau. Le Brun viendra enfoncer le clou retrouvons aussi chez Ficin l’idée que l’art en optant pour l’académisme. Pour lui, il anges, les âmes et souple, purifiée et Il doit respecter ce qu’il veut ne sert à rien de se mettre à reproduire la contemplant les choses de la nature, se nature. Il faut plutôt apprendre à reproduire rend compte du beau qui est en lui. Elle se les passions. Pour cela, il faut des normes sent alors capable de reproduire ce beau. auxquelles l’artiste doit respecter. Et ces Voilà comment Ficin explique le passage normes doivent être enseignées aux jeunes du corps humain à son idée dans le artistes. L’abbé Dubos se contentera à son jugement esthétique. A la suite de Ficin, tour de faire une comparaison entre la surgit l’idée que l’art doit reposer sur peinture et la poésie. Il trouvera que la l’electio. L’electio consiste à prendre les peinture est supérieure à la poésie mais elle qualités de chaque chose pour en faire une. n’arrive pas à présenter tous les sentiments. Car en « aucun individu, la nature n’a Elle ne présente que l’instant présent et ne réalisé la perfection absolue »9. L’art doit tient pas compte des événements passés. être à cet effet une imitation de la nature. Sur un tableau, on ne voit pas l’action qui Mais une imitation qui ne vise pas la précède celle peint par l’auteur. Par contre le beau. Pour l’âme mais en vise lui, les nature, la poésie peut dire un mot sur l’événement 7 LACOSTE, J. op. cit. p.55 - Ibid.p.56. 9 - Ibid p.61. 8 10 -Ibid. p.63. 4 passé. Diderot mettra un lien entre l’art et n’est pas le beau naturel. L’œuvre d’art n’a la littérature. Winckelmann tranchera en aucun intérêt à viser le beau naturel. quelque sorte le problème de l’art. Pour lui, L’œuvre d’art en elle-même est belle en « les arts qui se rattachent au dessin, ont soi. On ne doit pas chercher à voir la commencé, autres beauté naturelle dans l’œuvre d’art. La inventions, par le pur nécessaire. Ensuite nature étant inférieure à l’esprit, l’œuvre ils aspirèrent au beau. Puis ils passèrent à d’art est alors supérieure à la nature car l’excessif et à l’outré.»11 Pour lui, la elle est le produit d’une activité spirituelle. création artistique n’est plus au niveau de De même le beau artistique est supérieur la simple représentation, de l’imitation et au beau naturel parce qu’il est un produit du beau. L’œuvre d’art va au-delà de tout de l’esprit13. comme toutes les cela. Dans le fait, la création ne ressemble Hegel, quant à lui fait une distinction pas à la reproduction d’un objet entre le beau artistique et le beau de la préexistant, nature pour que nous puissions voir de quel progressive et imprévisible. L’artiste ne type de beau il est question. Pour lui, l’art contemple pas un modèle ; il assiste à la est exclusivement un produit de l’esprit et naissance de son œuvre, dont il est à la fois le vrai est ce qui s’objective dans l’agir l’auteur et le spectateur. C’est pourquoi il spirituel des hommes. Dès le début de son se surprend et s’enchante lui-même de ce Cours d’esthétique, Hegel pose l’identité qu’il invente. Alain prend l’exemple du du beau avec l’art et exclut donc le beau de peintre de portrait. Il est évident qu’il ne la nature : «Cet ouvrage est consacré à peut connaître à l’avance toutes les l’esthétique, c’est-à-dire à la philosophie, couleurs qu’il utilisera. Mais c’est en à la science du beau, plus précisément du corrigeant peu à peu ce qui apparaît à ses beau artistique, à l’exclusion du beau yeux qu’il applique tel ton, pose telle naturel…. Le beau artistique est supérieur touche. Son travail n’est pas d’imaginer au beau naturel parce qu’il est un produit plus, mais de mieux percevoir. Le poète de l’esprit… Le beau artistique tient sa s’aperçoit de la beauté d’un vers au supériorité du fait qu’il participe de moment où il le prononce pour la première l’esprit et, par conséquent, de la vérité.» . fois. De même que nous ne savons ce que Cela montre déjà que le beau artistique nous pensons qu’en le formulant, l’artiste 12 11 -Ibid. p.94 12 - HEGEL, G.W.F Cours d’esthétique volume 1, cité par Elodie Gaden, in www.letters-et-art.net. mais à une découverte découvre ce qu’il sait faire en même temps 13 - Elodie Gaden, op. cit. 5 qu’il le fait. L’idée ne précède pas l’œuvre, l'existence demeure toujours supportable, mais lui succède. Ce qui définit la et l'art nous offre l'œil, la main et surtout création14. Cela montre la beauté en soi de la bonne conscience qui nous donne le la création artistique. pouvoir de faire de nous-mêmes un tel phénomène. »15 L'art est l'illusion qui Quant à Nietzsche, l’art est le médium par lequel une vision tragique de permet de supporter que la vie ne soit qu'illusion.16 la vie peut s'exprimer et prendre corps sans passer par une * conceptualisation inévitablement lénifiante. Selon Nietzsche, * * l'art n’est donc pas un divertissement, un l'activité Après ce parcours de l’histoire de métaphysique par excellence, ce à travers l’art et du beau, que pouvons nous retenir ? quoi se révèle pour nous la dimension L’art, dans ses débuts, visait beaucoup plus tragique de toute existence. L’art est la le beau. Et le beau, d’après les Grecs, pierre de touche où se confronte la devait respecter certaines normes, d’où les subjectivité dans sa capacité à affronter la quatre définitions canoniques du beau. dureté de la vie. L'art a pour Nietzsche une Nous nous sommes rendus à l’évidence fonction métaphysique : il manifeste l'être. que l’art, dans l’histoire, a dépassé son Il met ainsi en évidence le fait que cette objectif. Nous ne dirons pas qu’il a changé saisie ne peut être qu'esthétique, intuitive et d’objectif. Car l’art a dépassé le beau et est non conceptuelle. L'art d’après Nietzsche au-delà de lui. Hegel nous fera savoir que est vital, il se développe naturellement : la l’œuvre d’art ne vise pas le beau naturel, il vision artistique du monde fait partie pour va au-delà du beau naturel. Le beau Nietzsche de la vie de toute conscience artistique humaine. L'art n'est pas un artifice ajouté soulignera l’originalité de l’artiste dans la par une culture inventive et raffinée. Il est création. L’artiste ajoute le génie. Pour un moment vital de l'existence. L'artiste Oscar Wilde, c'est la nature elle-même qui crée et imite l'art. Il n'y a selon lui de beau dans la spontanéité. L'idée que l'art rend l'existence nature que parce que l'art nous a appris à supportable est reprise dans Le Gai savoir : voir le beau. Nietzsche trouvera dans l’art l'art permet de supporter la connaissance une illusion qui nous permet de vivre. aimable passe-temps, comme la vie, il est avec force tragique. «Comme phénomène esthétique, 14 -Ibid. participe de l’esprit. Kant 15 -NIETZSCHE, F. Le Gai savoir cité par Elodie Gaden, in www.letters-et-art.net 16 - Elodie Gaden, op. cit. 6 Somme toute, le beau semble ne pas à lui seul rendre compte de la création artistique, car la création artistique ne tient pas compte seulement du beau. L'artiste est libre de créer autre chose que le beau. BLIBLIOGRAPHIE BARAQUIN N. – LAFFITE J. Dictionnaire des Philosophes, Armand Colin, Paris 20073. CLEMENT E., et coll. La pratique de la philosophie de A à Z, Hatier, Paris 2000. LACOSTE J., L'idée du beau, Bordas, Paris, 1983. NIETZSCHE F. Le Gai savoir, Flammarion 1997. WEBOGRAPHIE Elodie Gaden, in www.letters-etart.net. 7