Le problème de l’axiomatique, d’Euclide à Hilbert
E.Huchet-I.Mazari-J.Vella
Histoire des mathématiques
Table des matières
Introduction 1
1 Éléments historiques : le projet euclidien et sa relecture par Hilbert 2
1.1 Les Éléments d’Euclide, un texte fondateur ................... 2
1.2 L’invention d’une démarche ............................ 3
1.3 Hilbert et le mouvement d’axiomatisation des mathématiques au XIXeme siècle 4
2 Le problème de l’axiomatisation et de la complétude en mathématique 4
2.1 L’approche hilbertienne de la géométrie ..................... 4
2.1.1 Les cinq groupes d’axiomes ........................ 4
2.1.2 Structure logique du système de Hilbert ................. 5
2.2 Le premier théorème d’incomplétude de Gödel ................. 7
2.2.1 Position du problème ............................ 7
2.2.2 La démonstration de Gödel ........................ 8
2.2.3 Implications mathématiques et philosophiques .............. 10
3 Les conséquences philosophiques de l’axiomatisation des Éléments d’Eu-
clide par Hilbert 10
3.1 L’axiomatisation des Éléments d’Euclide par Hilbert : une géométrie sans in-
tuition ? ....................................... 12
3.2 La méthode axiomatique des Fondements de la géométrie et la théorie de la
démonstration .................................... 15
Conclusion 18
Introduction
Toute enquête sur les fondements des mathématiques et de la géométrie doit nécessaire-
ment passer par une étude détaillée des Éléments d’Euclide. Non pas que les propositions
mathématiques que cet auteur énonce soit radicalement nouvelles – il en reprend la plupart
aux mathématiciens de son époque-, mais parce qu’il est le premier à réfléchir directement
sur la façon dont les vérités mathématiques doivent être exposées. Or réfléchir sur le mode
d’exposition d’un système mathématique ne signifie pas seulement analyser la façon dont
le savoir peut être présenté de la façon la plus claire, ou la plus synthétique possible. Il en
va plus radicalement d’une réflexion sur la méthode à adopter en mathématique et sur la
façon dont doivent s’articuler entre elles des propositions mathématiques scientifiquement
1
valables. Euclide propose une tentative de formalisation mathématique de ses connaissances.
Il énonce des définitions, des postulats et des axiomes sur lesquels il s’appuie pour démontrer
l’ensemble de ses propositions mathématiques.
Les axiomes sont des vérités premières indémontrables et évidentes par elles-mêmes qui
constituent le fondement de toute démonstration. L’ensemble des théorèmes et propositions
énoncés par Euclide dans les treize livres des Éléments reposent donc sur ces axiomes.
Or c’est une réflexion sur ces axiomes et sur leur prétendue « évidence » qui va bouleverser
la géométrie euclidienne au XIXème siècle et entraîner sa remise en question. Gauss, dès
1813, s’interroge sur l’axiome des parallèles ou cinquième postulat d’Euclide, et en conteste
l’évidence. Il ouvre ainsi la voie au développement des géométries non-euclidiennes chez
Lobatchevski ou Riemann notamment(attention, lobatchevski l’a développée en parallèle).
Plus globalement, c’est la méthode même adoptée par Euclide qui va être remise en cause
au XIXème siècle. Le mathématicien allemand David Hilbert réfléchit ainsi sur le statut des
axiomes chez Euclide. Il critique leur évidence acquise par intuition et entreprend d’édifier
un système mathématique axiomatisé, c’est-à-dire entièrement formalisé.
Nous nous intéresserons ici à cette « relecture » du projet euclidien par Hilbert et à
l’axiomatisation de la géométrie. L’entreprise hilbertienne doit-elle être considérée comme un
approfondissement du travail d’Euclide ou comme une remise en question radicale de sa façon
de penser la géométrie et ses fondements ? Nous insisterons sur l’importance épistémologique
de la question de l’axiomatisation de la géométrie. Il s’agit de savoir ce qui fonde un savoir
mathématique et ce qui garantit la scientificité de propositions mathématiques.
Nous présenterons dans un premier temps les travaux d’Euclide et d’Hilbert d’un point de
vue historique. Il s’agira ensuite d’expliciter le rapport de Hilbert à Euclide en se penchant
plus précisément sur leurs analyses mathématiques en tant que telles. Ce sera l’occasion de
réfléchir sur la possibilité ou non d’une formalisation des mathématiques en analysant le
théorème de (in)complétude chez Gödel. Enfin, nous évoquerons les implications philoso-
phiques de la question des axiomes. Nous nous demanderons notamment ce que peut être
une géométrie formalisée en étudiant sa prise de distance par rapport à l’intuition.
1 Éléments historiques : le projet euclidien et sa relecture
par Hilbert
1.1 Les Éléments d’Euclide, un texte fondateur
Euclide publie ses Éléments aux environs de 300 av. Jésus-Christ. Ce texte résulte d’une
compilation d’ouvrages de mathématiciens antérieurs, notamment Eudoxe, Théétète, Pytha-
gore. . . Il contient les principales propositions de la géométrie de l’époque, exposées sous une
forme systématique. Le traité rassemble 13 livres traitant entre autres de géométrie plane et
proposant une théorie des nombres.
Le texte des Eléments est un ensemble extrêmement structuré, composé de définitions, de
postulats ou « demandes » et de notions communes, c’est-à-dire des vérités communément
admises. Le livre I par exemple contient 35 définitions, des notions communes et cinq postu-
lats. Le 5ème postulat dit « postulat des parallèles » est le plus connu, car le plus controversé
2
des postulats posés par Euclide. A partir des postulats posés au début des différents livres,
Euclide énonce des propositions. Ces dernières découlent des postulats, c’est-à-dire qu’il est
toujours possible en principe de remonter à un postulat à partir d’une proposition.
1.2 L’invention d’une démarche
Ce qui fait la force et la postérité de l’œuvre euclidienne n’est pas tant le contenu des
propositions mathématiques qu’il énonce que la forme même que prend son exposé, celle d’un
système déductif unifié reposant sur des prémisses absolument indémontrables. Dans l’intro-
duction de son article consacré aux principes de la science chez Aristote et Euclide 1, Francis
Wolff se demande si la démarche d’Euclide doit être considérée ou non comme une rupture
par rapport aux mathématiques de son temps. Il dresse une comparaison entre le texte eucli-
dien et la rédaction d’Éléments par Hippocrate de Chios. Ce dernier ne distinguait toutefois
pas les prémisses premières d’une science et les prémisses d’un ensemble de démonstrations
données, ce qui confère à son entreprise une portée moins radicale que celle d’Euclide.
Tentons de caractériser la démarche suivie par Euclide dans son texte. La comparaison
avec le programme épistémologique défini par Aristote dans les Seconds Analytiques peut
s’avérer pertinente sur ce point. Nous reprendrons donc ici les analyses menées par Wolff
dans l’article précédemment cité. Euclide comme Aristote partagent une même conception
de la science comme science démonstrative.
Aristote définit au livre A de sa Métaphysique la connaissance scientifique comme une
connaissance par les causes. Il s’agira donc d’exposer le savoir scientifique en mettant en
évidence un lien déductif qui fait dépendre nécessairement une vérité d’autres vérités an-
térieures, déjà connues, définies comme principes. Seuls ces principes n’exigent pas d’être
démontrés. Ce sont des propositions nécessairement admises et indémontrables qui doivent
servir à démontrer toutes les autres.
Ainsi, chaque livre des Éléments s’ouvre sur l’énoncé du corpus minimal de propositions
nécessaires et suffisantes à démontrer la vérité de toutes les autres. Euclide énonce des dé-
finitions. Ces dernières n’énoncent aucune vérité, mais seulement la signification de certains
termes, en se gardant de toute assomption d’existence. Aux vérités s’ajoutent les notions
communes qui sont posées sans démonstration et servent aux démonstrations de toutes les
autres propositions. Enfin, Euclide pose des postulats qui sont des demandes de possibilité
de construction de certaines figures de base.
C’est à partir de ces définitions, notions communes et postulats que l’ensemble de la science
euclidienne est construite.
Que dire de cette démarche euclidienne ? A-t-elle été remise en question par les mathéma-
ticiens des générations ultérieures ?
Dans son Histoire des mathématiques en deux volumes, W. W. Rousse Ball présente ra-
pidement l’œuvre d’Euclide . Il insiste sur l’importance des Éléments, texte classique de la
1. "Les principes de la science chez Aristote et Euclide", in Revue de métaphysique et de morale, Wolff,
Francis. :2000, pages : 329 -362
3
géométrie, mais cherche également à répertorier les défauts de ce texte 2. Le premier défaut
répertorié par l’auteur porte sur le statut des définitions et des postulats chez Euclide : «
Les définitions et axiomes contiennent beaucoup de suppositions qui ne sont pas évidentes,
et il en est ainsi, en particulier, de l’axiome dit des parallèles ». Et Rousse Ball de se référer
aux analyses de Lobatschewsky et de Riemann entre autres qui ont élaboré des géométries
non-euclidiennes.
Cette citation nous semble intéressante à commenter, en particulier par l’usage que fait
l’auteur de la notion d’évidence. Que veut-il dire quand il affirme qu’Euclide est parti de
suppositions « non évidentes » ? W.W. Rousse Ball se fait ici le porte-parole de l’ensemble
d’une génération de mathématiciens qui, à partir du XIXème siècle surtout, se sont penchés
de manière critique sur le texte des Éléments. Hilbert fait partie de ces mathématiciens.
1.3 Hilbert et le mouvement d’axiomatisation des mathématiques
au XI X eme siècle
Mathématicien allemand de la première moitié du XXème siècle (1862-1943) David Hil-
bert propose dans son ouvrage majeur Les fondements de la géométrie (1889) une relecture
critique de la démarche euclidienne. Il remplace ainsi les cinq axiomes énoncés par Euclide
dans les Eléments par une série de 21 axiomes regroupés en cinq groupes et assortis de
théorèmes et de définitions : les axiomes d’appartenance, les axiomes d’ordre, les axiomes
de congruence, l’axiome des parallèles et les axiomes de continuité. Hilbert entend par cela
compléter les analyses euclidiennes qu’il juge insuffisantes. En effet, Euclide laisserait impli-
cites des hypothèses pourtant nécessaires à la démonstration des théorèmes énoncés dans les
Éléments. C’est ce que nous montrerons dans la seconde partie de ce travail.
Mais Hilbert ne se contente pas de compléter les analyses euclidiennes. C’est le point de
vue qu’il adopte sur la géométrie qui le distingue plus radicalement d’Euclide. Hilbert rejette
en effet une interprétation intuitive de la géométrie, selon laquelle la géométrie se définit
comme « la science de l’espace devant exprimer des vérités empiriquement vérifiables » , au
profit d’un point de vue formaliste. Hilbert substitue à l’analyse des énoncés géométriques
eux-mêmes, l’étude des dépendances logiques entre énoncés géométriques. Du point de vue
formaliste, le choix d’un système d’axiome pour la géométrie est relativement arbitraire,
puisque les axiomes ne sont plus définis comme des vérités évidentes à tout le monde et vrais
en eux-mêmes. Ils ne sont donc plus immuables. Hilbert ouvre le champ de l’axiomatisation
de la géométrie.
2 Le problème de l’axiomatisation et de la complétude en
mathématique
2.1 L’approche hilbertienne de la géométrie
2.1.1 Les cinq groupes d’axiomes
Hilbert introduit de manière complètement formelle 3les notions sous-entendues chez
Euclide et les agencent en trois sytèmes : un système de points (géométrie linéaire) , un
2. W.W. Rousse Ball, Histoire des mathématiques, Tome I, " Les mathématiques dans l’Antiquité ",
chapitre IV, le IIIème siècle av. J.C., Paris, Librairie Scientifique A. Hermann 1906-1907
3. C’est-à-dire sans inteprétation a priori dérivant d’une intuition.
4
système de droites (géométrie plane) et un système de plans (géométries de l’espace). Les
cinq groupes d’axiomes, listés ci-après, instaurent des relations entre ces différents objets.
1. Axiomes d’association/d’appartenance : traitent des relations entre points, droites et
plans. Postulent par exemple l’existence et l’unicité d’une droite passant par deux points
distincts.
2. Axiomes de distribution : postulent l’existence d’une relation entre points d’une droite
dans la description de laquelle se trouve le mot "entre". Permettent d’établir la notion
de coplanarité, d’alignement . . .
3. Axiomes des parallèles : définissent la notion de parallèle.
4. Axiomes de congruence : postulent l’existence d’une relation dite de "congruence" entre
segments et entre angles. Définissent ainsi la notion de déplacement.
5. Axiomes de continuité : constitué de l’axiome d’Archimède et de l’axiome d’intégrité
linéaire (la géométrie ainsi défini est maximale au sens où elle n’est susceptible d’aucune
extension où tous les axiomes précédents sont vérifiés).
Ce faisant, ils évitent certaines des erreurs logiques qui apparaissent dans les Éléments d’Eu-
clide, notamment l’absence chez ce dernier de la définition d’égalité ou de congruence de
segments et d’angles, de même que le caractère implicite des méthodes de reports d’angles
ou de segments. Ces questions sont notamment réglées dans la section consacrée aux axiomes
de congruence.
2.1.2 Structure logique du système de Hilbert
Le problème logique sous-jacent Un des passages les plus frappants du livre d’Hilbert
est le second chapitre, consacré à la non-contradiction et à l’indépendance des axiomes,
passées sous silence dans l’ouvrage d’Euclide. Ce souci d’asseoir ce projet sur des bases
logiques solides et inébranlables s’inscrit dans un mouvement scientifique et philosophique
commencé pendant la seconde moitié du XIXesiècle : si, pendant des siècles , la géométrie
euclidienne avait été protégé de tout soupçon, les premières tentatives de construction d’une
géométrie non-euclidienne par Lobatchevski interrogent le cinquième axiome d’Euclide : est-il
déductible des quatre autres axiomes ? En d’autres termes, la géométrie des Lobatchevski est-
elle contradictoire ? Se pose alors la question de la structure interne de la mathématique : la
logique d’Euclide était profondément instable ; de nombreux axiomes jamais énoncés étaient
employés de manière récurrente, la plupart des objets n’avaient jamais été définies. . . En
1879, la logicien Gottlob Frege fait de premières tentatives dans le sens d’une formalisation
de la théorie de la démonstration dans son Begriffsschrift et parvient, le premier, à dégager
trois principales propriétés que devrait vérifier toute théorie mathématique :
i) Cohérence : ¬(A(¬A))
ii) Complétude : Pour toute proposition Adu système, Aou ¬Aest démontrable. (On parle
d’énoncé décidable.)
iii) Décidabilité : Il existe un algorithme qui pour tout énoncé Adu système, peut vérifier
que Aou¬Aest un théorème du système en un nombre fini d’étapes. On dit que Aest
décidable (on parle d’ensemble décidable).
Au vu des définitions, il est légitime de se demander si la différence entre décidabilité et
complétude est si grande que cela : Considérons le système de calcul des prédicats du pre-
mier ordre (donnée d’un alphabet, de connecteurs logiques,de quantificateurs. . . on l’on ne
quantifie que les variables). Gödel montre en 1929 que ce système est complet mais qu’il
n’est que semi-décidable au sens où aucun algorithme ne permet, pour toute formule F, de
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