BULLETIN FRANÇAIS D’ACTUARIAT, Vol. 14, n° 28, juillet – décembre 2014, pp. 5-105
GESTION DES RISQUES NATURELS ET CHANGEMENT
CLIMATIQUE: LES CHALLENGES DES ACTUAIRES
Julien TOMAS1
ISFA - Laboratoire SAF2
Résumé:
Cette note dresse un bref état des lieux des risques climatiques et de leur évolution
potentielle pour le secteur de l'assurance.
Elle aborde dans premier temps les changements climatiques observés ainsi que le
large éventail des projections climatiques disponibles et les conséquences possibles sur les
phénomènes météorologiques extrêmes à la lumière des conclusions présentées dans le
cinquième rapport d'évaluation (AR5) du Groupe d'Experts Intergouvernemental sur
l'Evolution du Climat et des dernières recherches scientifiques.
Dans un deuxième temps, le processus de laïcisation des catastrophes naturelles, qui
a permis de passer des modèles religieux aux explications rationnelles, durant le 17ème et
18ème siècle, est brièvement développé, avant de détailler la modélisation des risques de
catastrophes naturelles. Ces techniques, à l'origine développées par les climatologues, sont
de plus en plus employées par l'industrie de l'assurance.
Enfin, les défis et rôle du secteur de l'assurance face au changement climatique sont
couverts. Les impacts du point de vue de l'assurance sont traités. Ces risques sont aggravés
par la concordance du changement climatique avec l'évolution des tendances
démographiques et socio-économiques. La sollicitation des assureurs se fait de plus en plus
forte, et dans le même temps, les catastrophes météorologiques et climatiques deviennent
difficilement assurables. Un changement de paradigme du secteur de l'assurance est
nécessaire au cours des prochaines décennies pour faire face aux effets directs et indirects
contestant sa rentabilité et son modèle commercial.
Ce travail a été supporté par la Chaire d'excellence Generali "Actuariat responsable:
gestion des risques naturels et changements climatiques". Les vues exprimées dans ce
document sont de la responsabilité de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de
Generali.
1 Contact: [email protected].
2 Institut de Science Financière et d'Assurances - Université Claude Bernard Lyon 1 - 50 Avenue Tony Garnier -
69366 Lyon - France.
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L'objectif de cette note est de dresser un bref état des lieux des risques climatiques et
de leur évolution potentielle pour le secteur de l'assurance. Elle s'inscrit dans le contexte
des questionnements concernant l'impact du changement climatique sur la récurrence des
catastrophes naturelles et la nécessité d'en appréhender les conséquences futures à la
lumière des dernières conclusions scientifiques.
Le concept d'effet de serre, initialement présentée par Fourier (1824) qui le premier
évoqua l'idée que "la température du sol est augmentée par l'interposition de
l'atmosphère", est devenue aujourd'hui la base de la climatologie. Voulant analyser le cycle
des glaciations, le chimiste suédois (et prix Nobel de chimie en 1903) Arrhenius (1896) est
le premier à formaliser une théorie qui lie l'augmentation de CO dans l'atmosphère à une
augmentation des températures terrestres en raison d'un forçage radiatif. Le forçage radiatif
est un changement du bilan radiatif (rayonnement descendant moins rayonnement montant)
au sommet de la troposphère (10 à 16 km d'altitude) dû à la vapeur d'eau et à l'acide
carbonique (CO dissous dans la vapeur d'eau). Arrhenius (1896) estime ainsi qu'un
doublement du dioxyde de carbone aurait pour effet une augmentation globale de 4°C en
moyenne (soit un peu plus que les prévisions de 1.5°C et 4.5°C degrés émises dans le
dernier rapport d'évaluation (AR5) du Groupe d'Experts Intergouvernemental sur
l'Evolution du Climat, voir Bindoff et al. (2013), plus de 100 ans plus tard). Pour
l'anecdote, il espérait que l'exploitation du charbon parviendrait à surmonter la prochaine
ère glaciaire due à l'orbite terrestre. De cette façon, Arrhenius (1896) s'attendait à ce que le
taux de CO double dans environ 3000 ans. Au rythme actuel, cela arrivera dans moins
d'un siècle selon les modèles climatiques utilisés dans Bindoff et al. (2013).
Le changement climatique, qu'il soit conduit par les forçages radiatifs naturels ou
humains, entraîne des changements dans la fréquence ou de l'intensité des phénomènes
météorologiques et climatiques extrêmes tels que les événements de précipitations extrêmes
ou de vagues de chaleur. Cependant, il apparait que les observations historiques et récentes
ne suffisent pas à déterminer le sens précis des tendances de l'intensité et de la fréquence
des événements catastrophiques. White and Etkin (1997) dans the Natural Hazards Game,
introduisent la problématique du changement climatique d'une façon plutôt ludique. Une
fois que nous connaissons les règles d'un jeu, nous pouvons concevoir une stratégie
gagnante. Si les chances d'obtenir un bon ou mauvais événement sont assez bien connues,
alors les conséquences peuvent être calculées avec un certain niveau de confort. Mais que
se passe-t-il si après avoir joué pendant un certain temps, il s'avère que les règles sont sur le
GESTION DES RISQUES NATURELS ET CHANGEMENT CLIMATIQUE:
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point de changer ? Non seulement cela, mais exactement sans savoir quand et comment
elles allaient changer ? Et de façon plus problématique, que se passerait-il si le nouvel
ensemble de règles n'était pas constant, mais évoluait au fil du temps, et si ne pas jouer
entrainait la fin de la partie ? C'est, selon les auteurs, ce que le changement climatique fait
au jeu des risques naturels.
Dans un sens moins récréatif, les catastrophes naturelles sont une conséquence des
interactions entre le climat et les phénomènes climatiques extrêmes et la vulnérabilité des
écosystèmes humains et naturels à de tels extrêmes. Le monde fait face à un impact sans
précédent des phénomènes climatiques extrêmes au cours des dernières décennies qui ont
été les plus chaudes depuis le début des mesures modernes en 1850. Dans le même temps,
l'industrie de l'assurance a été frappée par une hausse rapide du nombre de dommages et
des coûts liée aux aléas naturels. Pour l'année 2013, sur les 890 catastrophes naturelles
documentées par Munich Re (2014b), 90 % sont liées aux conditions météorologiques
telles que les tempêtes, les inondations, et événements climatiques comme les vagues de
chaleur, les vagues de froid, les sécheresses, les 10 % restant concernant les évènements
géophysiques. Les compagnies d'assurance sont les premières concernées par
l'augmentation de l'intensité et/ou de la fréquence des catastrophes naturelles de par leur
rôle pivot dans la compensation des pertes économiques et financières et leur position
transversale atteignant tous les secteurs de l'économie. Sur l'année 2013, les catastrophes
naturelles ont entrainé des pertes globales de 135 milliards de dollars et 35 milliards de
dollars des pertes assurées.
Les dommages provoqués par les événements extrêmes sont une fonction de la
capacité de la société à anticiper, contenir ou absorber les conséquences. De par leurs
impacts disproportionnés sur la société et les écosystèmes par rapport aux changements du
climat moyen, il est important de comprendre les changements dans les événements
climatiques extrêmes. La section 2 de cette note présente les dernières observations
scientifiques concernant l'évolution climatique ainsi que les projections disponibles. Le
secteur de l'assurance est le premièr concerné par l'augmentation de l'intensité et/ou de la
fréquence des catastrophes naturelles et l'évaluation de ces risques est donc de plus en plus
critique pour la pérennité du secteur. La section 3 revient sur la modélisation des
catastrophes naturelles. Le développement de la laïcisation des catastrophes naturelles
durant les 17ème et 18ème siècle est brièvement abordé. Ce processus a permis de passer
des modèles religieux aux explications rationnelles. Puis l'histoire des modèles de
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catastrophes est présentée jusqu'aux développements récents pour faire désormais partie
intégrante de toute organisation traitant du risque de catastrophe. Au niveau mondial, les
préjudices assurés associés aux catastrophes météorologiques et climatiques ont plus que
doublé à chaque décennie depuis les années 1980. La section 4 couvre les défis et rôle du
secteur de l'assurance face au changement climatique. Les impacts du point de vue de
l'assurance sont traités. Ces risques sont aggravés par la concordance du changement
climatique avec l'évolution des tendances démographiques et socio-économiques. La
sollicitation des assureurs se fait de plus en plus forte, et dans le même temps, les
catastrophes météorologiques et climatiques deviennent difficilement assurables. Un
changement de paradigme du secteur de l'assurance est nécessaire au cours des prochaines
décennies pour faire face aux effets directs et indirects contestant sa rentabilité et son
modèle commercial.
1. CHANGEMENTS CLIMATIQUES OBSERVES ET PROJECTIONS
La première partie de cette section rassemble les principales conclusions présentées
dans le cinquième rapport d'évaluation (AR5) du Groupe d'Experts Intergouvernemental sur
l'Evolution du Climat et des dernières recherches scientifiques. Nous abordons dans un
premier temps les changements climatiques observés pour nous intéresser par la suite au
large éventail de projections climatiques actuellement disponibles et les conséquences
possibles sur les phénomènes météorologiques extrêmes.
1.1 Les changements observés dans le système climatique
1.1.1 Composition de l'air et variation de la concentration de CO
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Les données climatiques les plus anciennes et les plus fiables dont nous disposons
proviennent de carottes de glace prélevées dans l'Antarctique. A partir de ces échantillons,
il est possible de déterminer les changements dans la concentration de dioxyde de carbone
atmosphérique et autres éléments en mesurant la composition de l'air emprisonné. Le
prélèvement analysé dans Petit et al. (1999) réalisé à la station Vostok en Antarctique de
l'Est à une profondeur de 3 350 mètres a permis d'obtenir la composition atmosphérique et
d'en déduire le climat lors des quatre derniers cycles glaciaires-interglaciaires sur une
période de plus de 420 000 ans. La température annuelle moyenne de surface a pu être
établie à partir de la teneur en deutérium de la glace, du fait d'une forte corrélation entre la
température et la concentration de cet élément. La figure 1 présente la variation de la
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concentration en CO2et de la température annuelle moyenne de surface. L'âge est exprimé
en années avant le présent (ici 1999, date de l'étude), et la variation de température est
exprimée en fonction d'une température de référence de -55,5°C.
Figure 1: Variation de la concentration en CO et de la température annuelle moyenne de
surface - Modifié de Petit et al. (1999) et AXA (2014).
La figure 1 montre une forte variabilité naturelle du climat. Nous constatons les
successions de longues ères glaciaires qui diffèrent dans l'évolution temporelle et la durée
et se terminent par une transition rapide vers des phases chaudes. L'amplitude globale de la
variation de température de surface des quatre cycles climatiques est d'environ 12°C. Un
autre renseignement majeur est la forte corrélation entre la concentrations de dioxyde de
carbone atmosphérique et la température de surface annuelle moyenne en Antarctique. Ces
variations sont provoquées par les changements du rayonnement solaire (en raison des
variations de l'orbite terrestre) et amplifiées par les rétroactions du cycle du carbone. Des
résultats similaires ont été obtenus par Luüthi et al. (2008) sur une période allant jusqu'à
800 000 ans avec quatre périodes glacières antérieures à 400 000 ans.
Un autre renseignement majeur est que la situation contemporaine semble inédite.
La concentration de dioxyde de carbone atmosphérique est sans précédent au cours des
800 000 dernières années. La concentration de CO dans l'atmosphère varie de 180 à 200
ppmv (parties par million en volume) durant les ères glacières (froides) et 270 à 290 ppmv
durant les périodes interglacières (chaudes) selon Petit et al. (1999), et 240 à 260 ppmv
avant 420000 ans, voir Luüthi et al. (2008). Elle est passée de 278 ppmv au début de
l'époque pré-industrielle en 1750 à 390.5 ppmv en 2011 d'après Ciais et al. (2013). Durant
le même intervalle de temps, Ciais et al. (2013) rapportent que la concentration de CH
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