Recherches et Prévisions n° 77 - septembre 2004
102 Comptes rendus de lectures
collective, caractère scientifique rigoureux de cette
démarche validé par des applications empiriques
exemplaires pour l’époque, dont l’ouvrage de
Émile Durkheim « Le
suicide » est bien sûr le mo-
dèle. Ainsi également l’opposition construite entre
sociologie française et allemande et, surtout, entre
Émile Durkheim et Max Weber, dont Raymond
Aron sera l’initiateur malgré lui, la différence
d’approche présentée dans sa thèse de philo-
sophie portant essentiellement… sur la philosophie
des deux sociologues (phénoménologie versus
positivisme).
L. Mucchielli souligne qu’il convient de lire tous les
sociologues du passé en les resituant dans leur
contexte scientifique et culturel. Il montre, pour le
cas de É. Durkheim, que seule une telle lecture
permet de comprendre les avancées mais également
les impasses de ses travaux : « Durkheim a fondé
davantage la possibilité de l’existence de la socio-
logie comme science, que la science sociologique
elle-même dans toutes ses conclusions théoriques
et pratiques ». Une telle approche pédagogique
développerait également l’esprit critique et
donc sociologique des apprentis sociologues. De
même l’auteur démontre que la « redécouverte »
d’auteurs « oubliés », comme celle de Gabriel Tarde
– récurrente depuis ces trente dernières années –
masque systématiquement une irruption normative
dans le champ disciplinaire par des auteurs qui y
cherchent un étai épistémologique cautionnant leur
propre démarche de rupture ou d’innovation.
Historien des sciences sociales et fin connaisseur de
G. Tarde, L. Mucchielli analyse les instrumenta-
lisations variées dont celui-ci a été l’objet. Ainsi
G. Tarde a été rangé en précurseur, autrement
fécond en influences que Durkheim, de certains
courants modernes de la sociologie française.
L. Mucchielli déconstruit ces arguments élaborés
ex post contre É. Durkheim. Cette partie de l’ouvrage
consacrée à l’histoire des sciences humaines livre
également une stimulante contribution « program-
matique » sur l’histoire de l’historiographie. Un pan
peu connu est dévoilé, celui de la diffusion intellec-
tuelle de l’histoire sociale et économique à partir de
1880-1890, au travers notamment de la Revue
de
synthèse
historique de Henri Berr. Ainsi, le souci de
réformer les objectifs et les méthodes historiogra-
phiques traditionnels a été partagé assez tôt par une
génération d’historiens issue de l’École normale
supérieure, dont l’objectif était d’intégrer l’écono-
mie, la sociologie et la statistique sociale dans la
méthode historique.
Pour l’auteur, cette génération d’historiens n’est
pas spontanée. Fustel de Coulanges représente le
lien entre la génération des écrivains-historiens
romantiques (François Guizot, Augustin Thierry,
Jules Michelet) et une nouvelle génération d’histo-
riens de nos jours oubliés (en dehors peut-être de
H. Berr), grâce à l’influence considérable que
F. de Coulanges a exercée et à sa vision ambi-
tieuse de la discipline. Pour cet historien, en effet,
l’histoire et la sociologie devaient être la même
chose, « la science des faits sociaux » : vaste pro-
gramme. Ce souci, contrairement à ce que Lucien
Febvre a pu affirmer, n’est donc pas né avec l’École
des annales, et celle-ci ne constitue pas, dans son
projet sinon dans ses réalisations, une rupture
avec la période antérieure, contrairement à l’idée
couramment admise et diffusée.
La seconde partie du recueil porte plus spéci-
fiquement sur le contexte des débats scientifiques
en sociologie au tournant du dernier siècle. On y
lit un passionnant article sur la psychologie,
notamment religieuse, de É. Durkheim. Cet article
explore certains éléments de sa biographie à
partir de sa correspondance, et situe un homme
secret et fragile, exigeant avec lui-même, dans un
parcours politique (affaire Dreyfus) et personnel
(dépression chronique, mort de son fils unique au
front) douloureux et finalement fatal, loin du
mythe du fondateur éclairé et attendu de la disci-
pline. La tentative d’approche psychopatholo-
gique de L. Mucchielli met bien en lumière la part
humaine dans le projet scientifique, qu’il s’agisse
des objets ou de la méthode, projet qui se trouve
être, aussi, une autothérapie. D’autres articles de
ce recueil mériteraient d’être commentés, notam-
ment celui relatif à la généalogie de la pensée de
É. Durkheim au travers du dialogue avec ses
interlocuteurs passés et, surtout, contemporains,
et sur les motivations de l’écriture de son ouvrage
Les
règles
de
la
méthode
sociologique, « sommet d’abs-
traction et de complexité dans (son) œuvre ».
C’est un truisme, mais il doit être souvent rappelé :
l’historiographie – discipline pédagogique par
excellence – cristallise les enjeux de pouvoir. Ceci
est vrai dans tous les domaines, qu’il s’agisse des
manipulations de l’histoire politique officielle ou
encore, par exemple, de l’instrumentalisation
pro domo en histoire des sciences. Celle-ci est
d’ailleurs une discipline ingrate, surtout dans les
sciences humaines, à cause de sa relative jeunesse.
Par ailleurs, son statut disciplinaire et scientifique
est problématique car si l’histoire des sciences tient
de l’épistémologie une vocation « nomothétique »
(recherchant des régularités, des lois scientifiques),
l’histoire lui donne sa méthode : démystifier – histo-
riciser – et transmettre le sens des événements d’une
époque ; essayer de retracer, dans cette histoire de la
science, des logiques de développement. L’histoire
des sciences exige l’érudition sans faille de l’histo-
rien et l’objectivité rigoureuse du scientifique : Ars
longa, vita brevis.
Nadia Kesteman
CNAF – Pôle Recherche et prospective