Recherches et Prévisions n° 77 - septembre 2004
99 Comptes rendus de lectures
Annonçant une organisation inédite et quasi établie
des liens sociaux et familiaux, cet ouvrage collectif
trace les contours interactifs des solidarités fami-
liales, sociales, informelles et instituées. Il met en
scène des familles, des maisonnées, des institutions,
des personnes dépendantes, des professionnels,
impliquant ainsi le lecteur. Les questionnements se
fondent sur des monographies exploratoires – obser-
vations, entretiens, généalogies, documents – et
pointent les logiques en jeu. L’ethnographie, l’anthro-
pologie, l’économie, la sociologie allient leur
« connaissance » de la famille pour identifier les
phénomènes de solidarités, montrer les limites et les
conditions de préservation des liens familiaux et
institutionnels, et construire des orientations au
service des politiques et des acteurs de l’action.
Trois grands ensembles d’expériences étudiées
caractérisent les évolutions familiales en cours, les
espaces de responsabilité, d’innovation et la place
des sentiments. La maisonnée, le milieu agricole, le
monde des professionnels de la famille et des asso-
ciations se présentent comme des sphères d’oppor-
tunité particulièrement compréhensive et expli-
cative de ces phénomènes.
Institution informelle importante, la maisonnée
comprend les membres de la famille et d’autres per-
sonnes habituelles constituant l’entourage familier.
Espace de socialisation et de prises de décisions
collectives où se jouent des relations de parenté,
d’adoption et d’exclusion, elle renvoie à une forme
de solidarité pratique alliant la conscience collec-
tive d’un bien commun : patrimoine familial et
social, maison, entretien, ressources, partage des
soucis. La maisonnée fonde des principes de soli-
darité face à des transformations de la famille, des
cercles familiaux nouveaux, des réseaux de relations
entre les individus et de dépendance des jeunes
enfants aux personnes âgées. Elle correspond aux
« parentèles » des anthropologues, aux « solidarités
organiques » d’Émile Durkheim et aux « objectifs
communs » de Max Weber, soumis au contrôle
social. Le rôle des femmes dans ces contextes est
essentiel.
Parentèle, lignée, maisonnée, groupe de production
sont combinés pour retenir la compréhension des
phénomènes de solidarité en jeu face à une décision
de prise en charge d’une personne dépendante dans
la famille et les expliquer au lecteur. La question de
«l’organisation de la solidarité familiale ne se pose
ni dans les familles soumises à une forte divergence
sociale au sein de la fratrie ni dans certaines familles
populaires caractérisées par une forte instabilité des
relations de parenté ». Les décisions collectives
familiales interfèrent avec les comportements.
À travers l’histoire de plusieurs générations obser-
vées au cours de réunions de famille, la force du
groupe familial se mesure. Trois types d’indicateurs
sont en jeu : les relations de parenté électives et
choisies, la logique collective de la lignée par la
transmission intergénérationnelle et la maisonnée
constituée par un groupe provisoire avec un objec-
tif d’entraide quotidienne. La maisonnée inclut les
invités et les membres de la famille, avec un partage
sexué des tâches où chacun a son rôle. La réunion
de famille est un élément important du fonctionne-
ment de la maisonnée et un moment clé de la
négociation pour ce qui concerne la préservation du
patrimoine familial et l’aide à des personnes dépen-
dantes.
La maison familiale est un symbole unificateur de la
maisonnée. Sa conservation est un objectif de
coopération productive inventive nécessitant un
collectif budgétaire : certains participent aux courses
ou aux travaux d’entretien. Les épreuves telles que
les maladies soudent la maisonnée. Le dévouement
don de soi au groupe – caractérise le rapport de
l’unité inférieure à l’unité supérieure : c’est un sacri-
fice. L’adhésion à une logique de maisonnée s’étend
au-delà de la cellule conjugale, la mettant en danger
de sacrifice et entraînant en conséquence célibat ou
divorce. Les membres de la maisonnée « rejouent »
leur appartenance à chaque étape de l’histoire fami-
liale, marquant leur dévouement à la cause commune
ou, au contraire, en s’en défaussant.
Les relations électives en famille s’intéressent aux
liens formels de parenté et aux relations de parenté.
Les premiers s’expriment dans un ensemble de titres
(père, fils), les seconds désignent les comportements
et les sentiments. Le passage de l’un à l’autre, du
lien formel à la parenté pratique, conduit à l’inté-
gration. La cooptation des conjoints et la présence
des enfants renforce le processus d’appartenance.
Les raisons d’exclusion sont plus floues : jalousie
d’une éducation différentielle suscitant un sentiment
d’injustice, héritage donnant lieu à conflit, déni de
différences sociales, crainte d’influence de certaines
personnes sur les enfants. L’assimilation d’amis est
fréquente pour valoriser ces relations. La hiérarchisa-
tion des liens de parenté est importante dans l’édu-
cation donnée aux enfants en termes de sentiments
Florence Weber, Séverine Gojard, Agnès Gramin
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Paris, Éditions la découverte, 2003, 419 pages
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(l’amour parental et filial) et de justice (l’égalité de
traitement).
Dans le milieu agricole, intervient dans le processus
de « charges de famille » le lien entre la succession
(la reprise de l’exploitation agricole) et la désigna-
tion de « l’aidant principal », la compensation de
l’aide apportée entrant dans le partage de succes-
sion. Le droit professionnel de la famille agricole
calcule un salaire différé, récupéré lors de l’héritage
par une part de patrimoine, l’« enrichissement sans
cause ». Le temps consacré par l’un des enfants à
soigner son parent dépendant au détriment de sa
carrière professionnelle pourrait entrer dans le par-
tage de l’héritage. L’obligation alimentaire est réci-
proque et concerne aussi bien la succession que le
divorce. La prise en charge des ascendants dépen-
dants est liée aux rapports de domination induits par
la position sociale des enfants, par les événements
de l’histoire familiale dans lesquels sont imbriqués
l’histoire et le contexte politique et social collectifs,
par les héritages familiaux culturels et matériels. Les
enfants font intervenir leurs réseaux amicaux et
sociaux. Ainsi, chaque membre joue un rôle social
et affectif propre. Des formes hiérarchiques se
recomposent dans la négociation des décisions.
L’analyse des causes de rupture de « groupements
agricoles d’exploitation en commun » met en évi-
dence les conditions permettant d’éviter mésen-
tente, retrait d’associé ou dissolution de société. La
double appartenance des agriculteurs à une unité de
production et à un groupe domestique implique
l’imbrication des liens entre famille et profession.
Calcul économique et relations personnelles se
recouvrent, s’opposent ou se combinent. La bonne
entente est conditionnée à une séparation nette
entre le groupe domestique et le groupe de produc-
tion, ce qui est impossible lorsque les associés ont
des liens de parenté. Le groupement permet de
définir la place et le rôle de chacun dans la produc-
tion, de se réunir régulièrement pour prendre des
décisions économiques, dans un lieu défini, et en
séparant vie professionnelle et vie domestique.
Le « double jeu/je » d’un groupement constitué de
personnes ayant des liens de parenté met à l’épreuve
les attentes différentes de reconnaissance du travail
face à l’appartenance familiale, entraînant une
rupture inévitable. Il en est de même des relations
hiérarchiques basées sur des liens amicaux de
quasi-parenté : le conflit se révèle avec la formali-
sation des statuts d’associés, l’avantage patrimonial
de l’un donnant la supériorité hiérarchique à l’autre.
Dans la relation amicale, l’inégale répartition des
temps de travail et de temps libres, la confusion des
lieux de travail et de résidence, les échanges
inégaux de service entrent en contradiction avec la
logique des affaires et créent un conflit.
Prendre en compte la mouvance des références
selon les circonstances, les moments de la vie ou
des événements permet de rendre les crises intelli-
gibles et les ruptures riches d’enseignements. La
référence au lien conjugal et l’implication affective
sont comparées aux nécessaires concessions de la
vie conjugale et aux causes de ruptures. L’étude des
mécanismes du don et du contre-don dans le fonc-
tionnement de l’univers domestique permet de
«comprendre des relations qui ont lieu ailleurs ». De
même, l’« enfant : une personne, un capital » repré-
sente un enjeu de la transmission du patrimoine, son
implication ou son retrait de l’entreprise agricole,
l’utilisation de son diplôme pour les fins de la
maisonnée. Si cet enjeu est ressenti comme un
piège ou une charge trop lourde, l’enfant l’exprime
par un non-intérêt.
L’expérience des relations affectives de quasi-
parenté avec des professionnels permet de combler
un manque familial. L’analyse d’une prise en charge
de mères aveugles par une puéricultrice montre le
processus par lequel la relation de soutien institu-
tionnel devient progressivement un lien de quasi-
parenté avec les enfants. Ces liens s’inscrivent dans
une place laissée vacante par les grands-parents. La
forte solidarité autour des enfants et des mères
constitue une maisonnée d’entraide qui oppose
l’entrée institutionnelle révélatrice d’une certaine
faiblesse de l’entourage. La prise en charge institu-
tionnelle se substitue à la parenté, à la faveur de
groupes de parole entre pairs organisés par la puéri-
cultrice. La discussion régulière entre mères permet
la socialisation de statut de parent, la mise en commun,
l’échange des pratiques, la construction d’une identité
collective validée par des professionnels.
Il en est de même des employées de maison et aides
à domicile dont les modalités de relations sont à
l’épreuve. « Secteur paradoxal » regroupant de
nombreux métiers définis par un statut, les lieux et
les temps de travail rendent impossible une régu-
lation professionnelle commune. La structure des
emplois féminins (à 97 %), de faible qualification,
et l’héritage de normes industrielles sont contradic-
toires avec la nature du travail : notions de « contrat
à temps plein », d’« employeur unique », lieu de
travail séparé du domicile, trajectoire profession-
nelle mesurée. La relation salariale est dissymé-
trique, les compétences relationnelles sont à
l’épreuve, le travail ayant lieu au domicile privé.
Les limites floues des travaux de ces métiers
renvoient à la domesticité et au travail social. Le
temps « élastique » représente un enjeu de négo-
ciation. Liés à une relation de domination ou
d’« autorité traditionnelle », les professionnels sont
confrontés à des sentiments de reconnaissance,
d’estime de soi ou, au contraire, de refus d’effec-
tuer certaines tâches ou de dépasser les horaires.
Les savoir-faire acquis dans la sphère familiale et la
compétence sanctionnée par un diplôme (CAFAD)
se construisent dans la participation relationnelle
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avec la personne aidée, sa famille, les intervenants.
Les motivations conditionnent l’investissement
dans la définition des contours du travail.
Paradoxalement, « les meilleures » sont celles ne
projetant pas de rester : elles ne s’arrêtent pas aux
seules tâches pour lesquelles elles sont rémunérées.
L’émergence d’un acteur politique « Famille » traduit
les transformations de la politique de prise en
charge à domicile des personnes dépendantes et ses
limites, et correspond à trois logiques associatives :
le rôle principal revient aux familles et se joue de
façon complémentaire entre famille, bénévoles et
professionnels ; l’activité est militante à l’interface
entre politique municipale, relations interperson-
nelles, enjeux locaux ; l’engagement survient à la
suite d’une expérience personnelle ayant souffert
d’un manque d’aide. Ces associations ont un rôle
d’interface, de substitution face à un manque entre
les familles et les politiques sociales. Elles conju-
guent intérêts associatifs, familiaux, professionnels
et politiques, les intervenants mettant en commun
leur connaissance du terrain et les tensions entre
approche sociale et médicale. Le risque est l’aban-
don des familles si la substitution est trop forte :
l’État est responsable s’il comble le déficit des soli-
darités familiales palliant ainsi à la « démission » des
familles. La complémentarité entre famille et institu-
tion désenclave le risque de fermeture familiale sur
la souffrance et la désespérance.
Les instances politiques perçoivent parfois les inter-
ventions et aides des associations comme une subs-
titution à la prise en charge familiale : les allo-
cations devraient être couvertes par le patrimoine
familial (récupération sur succession, hypothèques).
Les conceptions divergentes entre familles et poli-
tiques peuvent entraîner des conflits, construisant
une frontière entre solidarités publiques et privées.
Ces raisons expliquent ainsi les limites pour les
familles à se constituer en acteur politique à part
entière.
Il s’agit d’un ouvrage optimiste que l’on doit à cinq
chercheurs aidés par de multiples intervenants. Face
aux mécanismes de solidarités apparaissent des
limites et des conditions pour la préservation iden-
titaire individuelle et collective (chacun appartient
au moins à une institution et à une maisonnée) et
pour le maintien des liens familiaux et institu-
tionnels. Des « clés » et des indicateurs d’apprentis-
sage des solidarités se dégagent à travers les lignes,
permettant aux familles comme aux institutions de
faire la part entre les relations affectives, domes-
tiques et de production, de savoir demander de
l’aide et de coopérer, d’identifier à quel moment se
rapprocher ou prendre des distances par rapport à
ces appartenances. Des hypothèses se dessinent
pour anticiper ce que pourrait être une politique
familiale rassemblant les différentes formes de soli-
darités face aux risques familiaux et de dépendance.
Christiane Crépin
CNAF – Département de l’animation de la recherche
et du réseau des chargés d’études
logie française des sociologues « durkheimiens »
ne tient pas à une stratégie institutionnelle univer-
sitaire démentie par les faits ou encore à leur
« holisme » théorique et méthodologique aujour-
d’hui qualifié par certains de novateur pour
l’époque (malgré l’anachronisme d’un terme qui
réunit grosso modo les approches non indivi-
dualistes en sociologie) : ce courant théorique et
méthodologique était en fait hégémonique en
France à cette époque. Leur position spécifique
dans l’histoire de la sociologie française s’expli-
que bien plus par la constance et la cohésion
de leur « programme » – démarche scientifique
Laurent Mucchielli
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Paris, La Découverte, 2004, 343 pages
Pour les lecteurs ignorant l’histoire de la socio-
logie française, et pour ceux qui pensent la
connaître, ce recueil thématique d’articles – d’une
rare érudition – est le bienvenu. L’auteur revient sur
l’émergence, à la fin du XIXesiècle et au tournant du
XXesiècle, de la sociologie française comme disci-
pline autonome, indépendante des autres sciences
humaines, et met en perspective les interprétations
partielles ou partiales auxquelles l’histoire de cette
période donne encore lieu de nos jours. Ce faisant,
il bouscule avec une grande liberté de propos
quelques poncifs et idées reçues.
Pour Laurent Mucchielli, le rôle fondateur de la socio-
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collective, caractère scientifique rigoureux de cette
démarche validé par des applications empiriques
exemplaires pour l’époque, dont l’ouvrage de
Émile Durkheim « Le
suicide » est bien sûr le mo-
dèle. Ainsi également l’opposition construite entre
sociologie française et allemande et, surtout, entre
Émile Durkheim et Max Weber, dont Raymond
Aron sera l’initiateur malgré lui, la différence
d’approche présentée dans sa thèse de philo-
sophie portant essentiellement… sur la philosophie
des deux sociologues (phénoménologie versus
positivisme).
L. Mucchielli souligne qu’il convient de lire tous les
sociologues du passé en les resituant dans leur
contexte scientifique et culturel. Il montre, pour le
cas de É. Durkheim, que seule une telle lecture
permet de comprendre les avancées mais également
les impasses de ses travaux : « Durkheim a fondé
davantage la possibilité de l’existence de la socio-
logie comme science, que la science sociologique
elle-même dans toutes ses conclusions théoriques
et pratiques ». Une telle approche pédagogique
développerait également l’esprit critique et
donc sociologique des apprentis sociologues. De
même l’auteur démontre que la « redécouverte »
d’auteurs « oubliés », comme celle de Gabriel Tarde
– récurrente depuis ces trente dernières années
masque systématiquement une irruption normative
dans le champ disciplinaire par des auteurs qui y
cherchent un étai épistémologique cautionnant leur
propre démarche de rupture ou d’innovation.
Historien des sciences sociales et fin connaisseur de
G. Tarde, L. Mucchielli analyse les instrumenta-
lisations variées dont celui-ci a été l’objet. Ainsi
G. Tarde a été rangé en précurseur, autrement
fécond en influences que Durkheim, de certains
courants modernes de la sociologie française.
L. Mucchielli déconstruit ces arguments élaborés
ex post contre É. Durkheim. Cette partie de l’ouvrage
consacrée à l’histoire des sciences humaines livre
également une stimulante contribution « program-
matique » sur l’histoire de l’historiographie. Un pan
peu connu est dévoilé, celui de la diffusion intellec-
tuelle de l’histoire sociale et économique à partir de
1880-1890, au travers notamment de la Revue
de
synthèse
historique de Henri Berr. Ainsi, le souci de
réformer les objectifs et les méthodes historiogra-
phiques traditionnels a été partagé assez tôt par une
génération d’historiens issue de l’École normale
supérieure, dont l’objectif était d’intégrer l’écono-
mie, la sociologie et la statistique sociale dans la
méthode historique.
Pour l’auteur, cette génération d’historiens n’est
pas spontanée. Fustel de Coulanges représente le
lien entre la génération des écrivains-historiens
romantiques (François Guizot, Augustin Thierry,
Jules Michelet) et une nouvelle génération d’histo-
riens de nos jours oubliés (en dehors peut-être de
H. Berr), grâce à l’influence considérable que
F. de Coulanges a exercée et à sa vision ambi-
tieuse de la discipline. Pour cet historien, en effet,
l’histoire et la sociologie devaient être la même
chose, « la science des faits sociaux » : vaste pro-
gramme. Ce souci, contrairement à ce que Lucien
Febvre a pu affirmer, n’est donc pas né avec l’École
des annales, et celle-ci ne constitue pas, dans son
projet sinon dans ses réalisations, une rupture
avec la période antérieure, contrairement à l’idée
couramment admise et diffusée.
La seconde partie du recueil porte plus spéci-
fiquement sur le contexte des débats scientifiques
en sociologie au tournant du dernier siècle. On y
lit un passionnant article sur la psychologie,
notamment religieuse, de É. Durkheim. Cet article
explore certains éléments de sa biographie à
partir de sa correspondance, et situe un homme
secret et fragile, exigeant avec lui-même, dans un
parcours politique (affaire Dreyfus) et personnel
(dépression chronique, mort de son fils unique au
front) douloureux et finalement fatal, loin du
mythe du fondateur éclairé et attendu de la disci-
pline. La tentative d’approche psychopatholo-
gique de L. Mucchielli met bien en lumière la part
humaine dans le projet scientifique, qu’il s’agisse
des objets ou de la méthode, projet qui se trouve
être, aussi, une autothérapie. D’autres articles de
ce recueil mériteraient d’être commentés, notam-
ment celui relatif à la généalogie de la pensée de
É. Durkheim au travers du dialogue avec ses
interlocuteurs passés et, surtout, contemporains,
et sur les motivations de l’écriture de son ouvrage
Les
gles
de
la
thode
sociologique, « sommet d’abs-
traction et de complexité dans (son) œuvre ».
C’est un truisme, mais il doit être souvent rappelé :
l’historiographie – discipline pédagogique par
excellence – cristallise les enjeux de pouvoir. Ceci
est vrai dans tous les domaines, qu’il s’agisse des
manipulations de l’histoire politique officielle ou
encore, par exemple, de l’instrumentalisation
pro domo en histoire des sciences. Celle-ci est
d’ailleurs une discipline ingrate, surtout dans les
sciences humaines, à cause de sa relative jeunesse.
Par ailleurs, son statut disciplinaire et scientifique
est problématique car si l’histoire des sciences tient
de l’épistémologie une vocation « nomothétique »
(recherchant des régularités, des lois scientifiques),
l’histoire lui donne sa méthode : démystifier – histo-
riciser – et transmettre le sens des événements d’une
époque ; essayer de retracer, dans cette histoire de la
science, des logiques de développement. L’histoire
des sciences exige l’érudition sans faille de l’histo-
rien et l’objectivité rigoureuse du scientifique : Ars
longa, vita brevis.
Nadia Kesteman
CNAF – Pôle Recherche et prospective
Recherches et Prévisions n° 77 - septembre 2004
103 Comptes rendus de lectures
Patrick Fridenson et Bénédicte Reynaud (dir.)
LLaa
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ttrraavvaaiill
((11881144
-22000044))
Paris, Éditions Odile Jacob, 2004, 237 pages
à court terme et revendiquent clairement des
motifs d’efficience pour justifier une réduction du
temps de travail. Ainsi, le savoir médical, la
statistique appliquée aux phénomènes sociaux
(Adolphe Quetelet) semblent un bon moyen de
faire entrer la question de la santé publique dans
les représentations du travail.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Patrick
Fridenson passe en revue trois dimensions des pro-
cessus de réduction du temps de travail : la multi-
plicité des acteurs et des objectifs, l’instabilité des
rapports entre le législatif et le contractuel, et la
variété des modalités de réduction. Les acteurs,
notamment l’Association internationale pour la
protection légale des travailleurs, réunissent des
parlementaires, des membres de l’Administration,
des partenaires sociaux et des experts. C’est un
véritable lobby qui parvient notamment à mettre en
échec, en 1905, une proposition de loi tendant à
augmenter la durée légale du travail. Son rôle dimi-
nue après la Première Guerre mondiale lorsque des
structures spécialisées plus bureaucratique telles
que le Bureau international du travail, l’Organisa-
tion internationale du travail (OIT) et le Conseil
national économique (CNE) occupent le devant de
la scène. La première conférence générale de l’OIT
en 1919 adopte une convention internationale sur
les huit heures mais sa ratification par les États
prendra effet beaucoup plus tard, en 1927 en
France. Deux des trois grandes vagues de grèves
qui secouent la France dans le premier tiers du
XXesiècle ont pour thème l’application immédiate
d’une baisse de la durée du temps de travail.
Le troisième chapitre permet à Alain Chatriot de
s’arrêter sur la période 1932-1938, aboutissement
des mobilisations syndicales et des mouvements de
réforme sociale qui se concrétise par la loi du
21 juin 1936 sur la semaine de quarante heures.
L’auteur montre l’originalité de cette loi à travers
son origine intellectuelle et politique, sa procédure
de négociation au CNE et sa mise en pratique les
années suivantes. Les débats et analyses qui éma-
nent d’économistes, de juristes, de politiciens et de
syndicalistes tournent autour de la crise et du chô-
mage. Les services de l’État tiennent également un
rôle important via ses deux principaux acteurs, le
ministère du Travail, chargé de la rédaction des
décrets et le CNE. Ancêtre du Conseil économique
Cet ouvrage retrace l’histoire du temps de travail
au XIXeet au XXesiècle. Au cours de cette période,
on assiste à une profusion de discours différents
qui vont de la revendication à la polémique en
passant par l’utopie. Au moment où les 35 heures
font figure d’« exception française », il est inté-
ressant d’apprendre que la France se situe plutôt
dans la norme internationale en terme de défini-
tion du temps de travail.
Le livre est composé de six chapitres qui se succè-
dent chronologiquement et sont rédigés par des
auteurs d’horizons divers : deux historiens, une
sociologue, un gestionnaire et cinq économistes. Ces
différents apports permettent d’aborder une série de
questions transversales : les institutions, les dispo-
sitifs législatifs marqués d’avancées et de retours en
arrière, la succession des coalitions autour des modi-
fications du temps travail, une imbrication de normes
publiques et de normes négociées, de normes géné-
rales et de normes catégorielles, les spécificités
nationales et les politiques d’harmonisation à
l’échelle internationale et, enfin, le temps de travail,
objet d’un débat intellectuel passionné.
Le premier chapitre rédigé par Jérôme Bourdieu et
Bénédicte Reynaud met l’accent sur le rôle tenu
par la santé dans la réduction du temps de travail.
En effet, au XIXesiècle, parallèlement au déve-
loppement du travail industriel, la durée du temps
de travail est un élément essentiel pour carac-
tériser les relations de travail car elle fait l’objet
d’enquêtes et de mesures statistiques. Moralistes,
politiques, savants et médecins s’intéressent au
paupérisme et aux conditions de vie des ouvriers.
Le Tableau de Villermé (1) en est l’exemple le plus
connu ; il apporte des informations intéressantes
car il donne un ordre de grandeur sur la durée
journalière de travail qui s’étend, selon les régions
et les métiers entre douze et seize heures par jour.
Les conséquences de ces journées très longues
sont « l’usure au travail », l’augmentation des ma-
ladies liées à l’activité professionnelle, la hausse
du taux de mortalité et d’accidents du travail. La
notion même d’ « heure supplémentaire » apparaît
dans le décret du 17 mai 1851, résultat de pra-
tiques antérieures et preuve que les ouvriers n’ont
pas la maîtrise de leur temps de travail.
À cette époque, certains économistes libéraux et
quelques patrons modernes dépassent les visions
(1) Villermé L.-R., 1840, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine
et de soie, Paris, Editions Jules Renouard et Cie (réédition : Études et documentations internationales, 1989).
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