2ème trimestre 2008 95
La laïcité à la française
a-t-elle vécu ?
La société française s’est construite avec une présence forte du religieux.
Depuis des siècles, la culture judéo-chrétienne imprègne l’ensemble de la
population. Ceci explique que les fêtes catholiques soient fériées, qu’à l’épo-
que du quinquennat de Jacques Chirac son épouse, Bernadette, soit reçue
en audience privée par le pape et qu’à l’annonce du décès de Jean-Paul II, les dra-
peaux de la République soient mis en berne.
La France est devenue officiellement catholique avec le baptême et le sacre du roi
Clovis, en l’an 498, par l’évêque de Reims. Le catholicisme est devenu la religion
dominante au Moyen Âge, aux alentours de l’an mil. La prééminence de l’Église s’af-
firme avec les croisades, la construction des cathédrales, un quasi-monopole éducatif,
la création d’universités et la tenue de l’état civil (naissances, mariages, décès). Dans
la monarchie capétienne, le roi était le représentant de Dieu sur terre (monarchie de
droit divin) sans être aux ordres de la papauté. La « querelle du sacerdoce et de l’Em-
pire » et les affrontements entre Philippe le Bel et le pape Boniface VIII montrent
qu’une frontière existait entre le pouvoir spirituel de Rome et le pouvoir temporel.
C’est la doctrine du gallicanisme : le roi de France ne reconnaît ici bas aucune juri-
diction supérieure, le pape n’ayant de pouvoir que sur les choses spirituelles relatives
au salut éternel.
Frédéric teulon
Économiste
La loi de 1905, promulguée dans un pays alors très marqué par l’Église catholique,
doit-elle, comme le suggèrent les prises de position du président de la République, être
modernisée ?
POLITIQUES PUBLIQUES
Politiques Publiques
96 Sociétal n°60
Le maître plutôt que le prêtre
Avec les Lumières et la Révolution française, la religion est associée à un certain
obscurantisme et à des privilèges indus. Libre arbitre, foi dans la raison, volonté de
réfléchir en dehors de toute vérité imposée de l’extérieur : les idées subversives de
Rousseau et de Voltaire ont mis à bas la monarchie de droit divin et ont engagé le
pays sur la voie de la sécularisation.
En 1789, la colère populaire anticléricale est grandissante, la tradition plébéienne
hostile aux curés et aux ploutocrates s’affirme au grand jour. Les cahiers de doléances
dénoncent les privilèges du haut clergé et les dîmes que celui-ci perçoit. En 1792,
l’Assemblée législative laïcise l’état civil et le mariage.
Le flambeau allumé par Robespierre et Saint-Just est
repris par les hiérarques de la IIIe République : Jules
Ferry, Léon Gambetta, Émile Combes… Les plus radi-
caux dentre eux refusent tout contact avec le Vatican
une puissance étrangère ») et considèrent l’Église
comme l’ennemi à abattre.
Les enjeux fondamentaux du conflit sont la place de
l’Église dans la société, la conduite des affaires publi-
ques et le contrôle des esprits, doù l’importance des
lois scolaires. Comme Léon XIII le reconnaît : « Lécole
est le champ de bataille où se décide si la société restera
ou non chrétienne . » Alors que la loi Guizot de 1833
oblige chaque commune à créer une école primaire, les
lois Ferry les contraignent à créer une école primaire
publique. Les cours de morale et de religion sont rem-
placés par l’« instruction morale et civique ». « Nous
avons arraché l’homme à la tutelle despotique de l’Église ! » s’exclame Ferdinand
Buisson1. Il ajoute : « Nous sommes le pays qui a entrepris d’appliquer sans hésiter
les seules lois de la raison au gouvernement des affaires humaines. »
Dans les années 1880, la montée de l’anticléricalisme prépare à la séparation
du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. La laïcité met en avant le principe
d’une communauté de citoyens organisés en dehors de toute influence religieuse.
Paradoxalement, cette séparation est profondément évangélique : « Rendez à Dieu
ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César », a dit Jésus.
1. Agrégé de philosophie, directeur de l’enseignement primaire au ministère de l’Instruction publique de 1879 à
1896.
Dans les années
1880, la montée de
l’anticléricalisme
prépare à la
séparation du
pouvoir spirituel
et du pouvoir
temporel. La
laïcité met
en avant le
principe d’une
communauté de
citoyens organisés
en dehors de
toute influence
religieuse
La laïcité à la Française a-t-elle vécu ?
2ème trimestre 2008 97
Les différents gouvernements républicains qui se succèdent luttent contre l’influence
politique de l’Église par des décisions spectaculaires :
décrets contre les congrégations religieuses (1880) ;
 • création d’une école publique contrôlée par l’État, suppression des aumôniers
de lycées et des crucifix dans les classes (1882) ;
 •suppression des prières lors de la rentrée du Parlement (1884) ;
 •liberté des funérailles (1887) ;
 •obligation de service militaire pour les séminaristes (1889).
Les évêques, désemparés, assimilent cette évolution juridique aux persécutions de la
Révolution française. Le cardinal Richard, archevêque de Paris, donne le ton : « La
question est de savoir si la France restera chrétienne ou cessera de l’être. Telle est la
vraie question posée depuis un siècle […]. Au fond, la lutte a toujours été entre la
France chrétienne, qui défend la liberté de sa foi, et les sectes antichrétiennes, per-
sonnifiées par la franc-maçonnerie. Aujourd’hui l’illusion nest plus possible. »
Malgré de puissants griefs à l’encontre du gouvernement, le pape Léon XIII cherche
à désamorcer la crise. Au travers du « toast d’Alger », porté par le cardinal Lavigerie2,
puis par une encyclique (1892), Léon XIII recommande aux catholiques français
d’accepter la République en tant que gouvernement de fait (un gouvernement sans
Dieu). Il espère obtenir en retour le maintien du Concordat de 1801, des conces-
sions favorables à la religion et une place plus grande pour les catholiques à l’inté-
rieur des affaires publiques. En réalité, sa politique « du ralliement » ne ralentira pas
le zèle des républicains et conduira à une rupture des relations diplomatiques avec
le Vatican (1904)3. Léon XIII a gravement sous-estimé la détermination des adver-
saires de la religion catholique en France, mais sa politique pragmatique a ouvert la
voie à la modernisation de la doctrine papale.
De la séparation de corps au divorce
Fallait-il au début du XXe siècle apporter des limites à l’exercice de la liberté reli-
gieuse, au risque de raviver les blessures de la Révolution française ?
2. Le ralliement est officiellement proposé aux catholiques français par le cardinal Lavigerie en novembre 1890 à
Alger, au palais archiépiscopal, au cours d’un dîner offert à des officiers : « Quand la volonté d’un peuple s’est bien
affirmée, dit le cardinal, que la forme du gouvernement n’a rien de contraire aux principes qui seuls peuvent faire
vivre les nations chrétiennes et civilisées ; lorsqu’il n’y a plus pour arracher son pays aux abîmes qui le menacent que
l’adhésion sans arrière-pensée à la forme du gouvernement, le moment vient de déclarer la preuve faite et de mettre
un terme à nos décisions. C’est ce que j’enseigne autour de moi, cest ce que je souhaite voir imiter en France par tout
notre clergé et, partant ainsi, je suis certain de nêtre démenti par aucune voix autorisée. »
3. Les relations avec le Saint-Siège ne seront rétablies qu’en 1924.
Politiques Publiques
98 Sociétal n°60
La loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État met sur un pied dégalité
toutes les religions (neutralité de l’État, absence de culte officiel). Les deux premiers
articles de la loi de 1905 sont particulièrement édifiants, ils énoncent : « Article pre-
mier : la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des
cultes sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public. Article 2 : la
République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte. En conséquence
seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes
dépenses relatives à l’exercice des cultes4. »
Cette loi remet en cause le Concordat, qui avait été négocié en 1801 entre Napoléon
et le pape Pie VII5. Elle est un point d’aboutissement d’un processus engagé bien
avant. En fait, la distinction de la religion et de la citoyenneté politique a été faite
dès Henri IV, avec l’édit de Nantes (1598). La France a institué très tôt l’accès aux
charges publiques (de Sully à Necker) sans condition d’appartenance à la majorité
religieuse. Les révolutionnaires de 1789 avaient déjà instauré un statut civil pour
le clergé. Napoléon voulait être sacré par le pape, mais il s’autoproclame empereur.
Quant au Code civil de 1804, il ne comporte aucune norme religieuse. Les institu-
tions se sont peu à peu distinguées, séparées et affranchies de la tutelle étroite de
l’Église au cours d’un lent travail des siècles.
La loi de 1905 a achevé ce processus. Émile Combes, anticlérical fanatique, et les
partisans de la République laïque ont lancé un pavé dans le bénitier. Le texte est
aussitôt condamné par le pape Pie X dans son encyclique Vehementer nos et l’in-
ventaire des biens ecclésiastiques provoque des affrontements violents. La crise des
inventaires montre que les susceptibilités sont à fleur de peau : de simples actes de
procédure administrative ayant pour objectif d’empêcher le détournement du mobi-
lier des églises et des objets de culte sont vécus par les fidèles comme des actes de
profanation. Plusieurs évêques estiment que la loi de 1905 les place au-delà de la
douleur et déclarent que si l’Église doit désormais louer des édifices qui lui appar-
tiennent, ils préféreront dire la messe dans des granges ou dans des catacombes !
Dans les colonies où la laïcité rencontre l’Islam, la politique suivie est ambiguë. Ainsi,
en Algérie, partie intégrante de la République jusqu’en 1962, la loi de 1905 s’applique,
4. La loi précise : « Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie
et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que les lycées, collèges, écoles,
hospices, asiles et prisons. » Dans les établissements scolaires, lexistence d’une aumônerie nest obligatoire que dans
les internats, là où la liberté de conscience ne peut être sauvegardée que par la présence d’un aumônier.
5. Rappelons que le Concordat, qui mettait fin à la politique antireligieuse de la Révolution française, imposait la
liberté des cultes. Il instaurait un contrôle sur l’Église et un soutien financier de l’État (les évêques sont nommés et
rémunérés par l’État). Le texte déclarait la religion catholique « religion de la grande majorité des citoyens français »
et abolissait la loi de 1795 séparant l’Église et l’État. Le Concordat est toujours valable dans les trois départements
d’Alsace-Moselle, ainsi les évêques de Strasbourg et de Metz sont nommés par le Président de la République.
La laïcité à la Française a-t-elle vécu ?
2ème trimestre 2008 99
mais par le biais de décrets dérogatoires, un régime d’exception est institué. Dans
l’empire, la loi de 1905 fut perçue comme potentiellement subversive, car le principe
de liberté dexercice de la religion remettait en cause l’arsenal répressif en matière de
rassemblements et de pèlerinages religieux, et la possibilité de créer des associations
cultuelles musulmanes ouvrait la voie à une organisation politique de l’islam.
En métropole, paradoxalement, la loi de 1905, qui était au départ un texte de combat,
est devenue un texte d’apaisement. Elle doit beaucoup au rapporteur de la commis-
sion, le député socialiste Aristide Briand, qui est parvenu à se dégager du contexte
passionnel de l’époque pour se faire l’écho des attentes de la société. Ce franc-tireur
a compris que la population française, encore majoritairement paysanne, voulait la
liberté sans pour autant renoncer au secours de la religion. Briand a su trouver un
juste équilibre en se dégageant des pressions de tous bords. L’État neutre a refusé de
prendre parti entre ceux qui croyaient au Ciel et ceux qui n’y croyaient pas.
La loi de 1905 a préservé l’État des influences religieuses et l’a empêché dimposer
la domination d’une religion sur les autres.
La laïcité ne signifie pas pour autant que l’État n’a aucun
rapport avec les religions. Le ministère de l’Intérieur est
aussi celui des cultes et les responsables politiques sont
bien contraints de débattre avec les religions des ques-
tions pratiques que pose leur libre exercice. Les respon-
sables politiques se sentent même obligés aujourd’hui
d’afficher une certaine empathie vis-à-vis des religions.
Au cours des mois qui viennent de s’écouler, le président
Sarkozy a assisté aux fêtes juives de Rosh Hashana (nou-
vel an) et de Yom Kippour, le ministre de l’Éducation
nationale était présent lors de la cérémonie de béatifica-
tion d’une religieuses morte au XIXe siècle, le patriarche
orthodoxe russe, Alexis II, a été reçu en grande pompe
à l’Élysée, une partie du gouvernement s’est déplacée
pour les obsèques du cardinal Lustiger Nous sommes loin des affrontements qui
opposaient jadis ceux qui chantaient Catholiques et français toujours face à ceux qui
entonnaient La Marseillaise.
L’État laïc nest ni hostile, ni favorable, ni indifférent aux religions, il leur est étranger,
tout en restant bienveillant. En tout cas, l’État nest plus là pour financer les cultes
et pour rémunérer le clergé6. Alors que lentretien et la rénovation des lieux de culte
6. L’État neutre verse néanmoins un salaire aux aumôniers des prisons, des casernes et des hôpitaux publics – par excep-
tion – et pour des situations où le citoyen n’a pas la possibilité de se déplacer vers le lieu de culte de son choix.
Le ministère de
l’Intérieur est
aussi celui des
cultes et les
responsables
politiques sont
bien contraints
de débattre avec
les religions
des questions
pratiques que
pose leur libre
exercice.
1 / 9 100%