Politiques Publiques La laïcité à la française a-t-elle vécu ? Frédéric Teulon économiste La loi de 1905, promulguée dans un pays alors très marqué par l’Église catholique, doit-elle, comme le suggèrent les prises de position du président de la République, être modernisée ? L a société française s’est construite avec une présence forte du religieux. Depuis des siècles, la culture judéo-chrétienne imprègne l’ensemble de la population. Ceci explique que les fêtes catholiques soient fériées, qu’à l’époque du quinquennat de Jacques Chirac son épouse, Bernadette, soit reçue en audience privée par le pape et qu’à l’annonce du décès de Jean-Paul II, les drapeaux de la République soient mis en berne. La France est devenue officiellement catholique avec le baptême et le sacre du roi Clovis, en l’an 498, par l’évêque de Reims. Le catholicisme est devenu la religion dominante au Moyen âge, aux alentours de l’an mil. La prééminence de l’Église s’affirme avec les croisades, la construction des cathédrales, un quasi-monopole éducatif, la création d’universités et la tenue de l’état civil (naissances, mariages, décès). Dans la monarchie capétienne, le roi était le représentant de Dieu sur terre (monarchie de droit divin) sans être aux ordres de la papauté. La « querelle du sacerdoce et de l’Empire » et les affrontements entre Philippe le Bel et le pape Boniface VIII montrent qu’une frontière existait entre le pouvoir spirituel de Rome et le pouvoir temporel. C’est la doctrine du gallicanisme : le roi de France ne reconnaît ici bas aucune juridiction supérieure, le pape n’ayant de pouvoir que sur les choses spirituelles relatives au salut éternel. 2 ème trimestre 2008 • 95 Politiques Publiques Le maître plutôt que le prêtre Avec les Lumières et la Révolution française, la religion est associée à un certain obscurantisme et à des privilèges indus. Libre arbitre, foi dans la raison, volonté de réfléchir en dehors de toute vérité imposée de l’extérieur : les idées subversives de Rousseau et de Voltaire ont mis à bas la monarchie de droit divin et ont engagé le pays sur la voie de la sécularisation. En 1789, la colère populaire anticléricale est grandissante, la tradition plébéienne hostile aux curés et aux ploutocrates s’affirme au grand jour. Les cahiers de doléances dénoncent les privilèges du haut clergé et les dîmes que celui-ci perçoit. En 1792, l’Assemblée législative laïcise l’état civil et le mariage. Dans les années 1880, la montée de l’anticléricalisme prépare à la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. La laïcité met en avant le principe d’une communauté de citoyens organisés en dehors de toute influence religieuse Le flambeau allumé par Robespierre et Saint-Just est repris par les hiérarques de la IIIe République : Jules Ferry, Léon Gambetta, émile Combes… Les plus radicaux d’entre eux refusent tout contact avec le Vatican (« une puissance étrangère ») et considèrent l’Église comme l’ennemi à abattre. Les enjeux fondamentaux du conflit sont la place de l’Église dans la société, la conduite des affaires publiques et le contrôle des esprits, d’où l’importance des lois scolaires. Comme Léon XIII le reconnaît : « L’école est le champ de bataille où se décide si la société restera ou non chrétienne . » Alors que la loi Guizot de 1833 oblige chaque commune à créer une école primaire, les lois Ferry les contraignent à créer une école primaire publique. Les cours de morale et de religion sont remplacés par l’« instruction morale et civique ». « Nous avons arraché l’homme à la tutelle despotique de l’Église ! » s’exclame Ferdinand Buisson1. Il ajoute : « Nous sommes le pays qui a entrepris d’appliquer sans hésiter les seules lois de la raison au gouvernement des affaires humaines. » Dans les années 1880, la montée de l’anticléricalisme prépare à la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. La laïcité met en avant le principe d’une communauté de citoyens organisés en dehors de toute influence religieuse. Paradoxalement, cette séparation est profondément évangélique : « Rendez à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César », a dit Jésus. 1. Agrégé de philosophie, directeur de l’enseignement primaire au ministère de l’Instruction publique de 1879 à 1896. 96 • Sociétal n°60 La laïcité à la Française a-t-elle vécu ? Les différents gouvernements républicains qui se succèdent luttent contre l’influence politique de l’Église par des décisions spectaculaires : • décrets contre les congrégations religieuses (1880) ; • création d’une école publique contrôlée par l’État, suppression des aumôniers de lycées et des crucifix dans les classes (1882) ; • suppression des prières lors de la rentrée du Parlement (1884) ; • liberté des funérailles (1887) ; • obligation de service militaire pour les séminaristes (1889). Les évêques, désemparés, assimilent cette évolution juridique aux persécutions de la Révolution française. Le cardinal Richard, archevêque de Paris, donne le ton : « La question est de savoir si la France restera chrétienne ou cessera de l’être. Telle est la vraie question posée depuis un siècle […]. Au fond, la lutte a toujours été entre la France chrétienne, qui défend la liberté de sa foi, et les sectes antichrétiennes, personnifiées par la franc-maçonnerie. Aujourd’hui l’illusion n’est plus possible. » Malgré de puissants griefs à l’encontre du gouvernement, le pape Léon XIII cherche à désamorcer la crise. Au travers du « toast d’Alger », porté par le cardinal Lavigerie2, puis par une encyclique (1892), Léon XIII recommande aux catholiques français d’accepter la République en tant que gouvernement de fait (un gouvernement sans Dieu). Il espère obtenir en retour le maintien du Concordat de 1801, des concessions favorables à la religion et une place plus grande pour les catholiques à l’intérieur des affaires publiques. En réalité, sa politique « du ralliement » ne ralentira pas le zèle des républicains et conduira à une rupture des relations diplomatiques avec le Vatican (1904)3. Léon XIII a gravement sous-estimé la détermination des adversaires de la religion catholique en France, mais sa politique pragmatique a ouvert la voie à la modernisation de la doctrine papale. De la séparation de corps au divorce Fallait-il au début du XXe siècle apporter des limites à l’exercice de la liberté religieuse, au risque de raviver les blessures de la Révolution française ? 2. Le ralliement est officiellement proposé aux catholiques français par le cardinal Lavigerie en novembre 1890 à Alger, au palais archiépiscopal, au cours d’un dîner offert à des officiers : « Quand la volonté d’un peuple s’est bien affirmée, dit le cardinal, que la forme du gouvernement n’a rien de contraire aux principes qui seuls peuvent faire vivre les nations chrétiennes et civilisées ; lorsqu’il n’y a plus pour arracher son pays aux abîmes qui le menacent que l’adhésion sans arrière-pensée à la forme du gouvernement, le moment vient de déclarer la preuve faite et de mettre un terme à nos décisions. C’est ce que j’enseigne autour de moi, c’est ce que je souhaite voir imiter en France par tout notre clergé et, partant ainsi, je suis certain de n’être démenti par aucune voix autorisée. » 3. Les relations avec le Saint-Siège ne seront rétablies qu’en 1924. 2 ème trimestre 2008 • 97 Politiques Publiques La loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État met sur un pied d’égalité toutes les religions (neutralité de l’État, absence de culte officiel). Les deux premiers articles de la loi de 1905 sont particulièrement édifiants, ils énoncent : « Article premier : la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public. Article 2 : la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte. En conséquence seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes4. » Cette loi remet en cause le Concordat, qui avait été négocié en 1801 entre Napoléon et le pape Pie VII5. Elle est un point d’aboutissement d’un processus engagé bien avant. En fait, la distinction de la religion et de la citoyenneté politique a été faite dès Henri IV, avec l’édit de Nantes (1598). La France a institué très tôt l’accès aux charges publiques (de Sully à Necker) sans condition d’appartenance à la majorité religieuse. Les révolutionnaires de 1789 avaient déjà instauré un statut civil pour le clergé. Napoléon voulait être sacré par le pape, mais il s’autoproclame empereur. Quant au Code civil de 1804, il ne comporte aucune norme religieuse. Les institutions se sont peu à peu distinguées, séparées et affranchies de la tutelle étroite de l’Église au cours d’un lent travail des siècles. La loi de 1905 a achevé ce processus. émile Combes, anticlérical fanatique, et les partisans de la République laïque ont lancé un pavé dans le bénitier. Le texte est aussitôt condamné par le pape Pie X dans son encyclique Vehementer nos et l’inventaire des biens ecclésiastiques provoque des affrontements violents. La crise des inventaires montre que les susceptibilités sont à fleur de peau : de simples actes de procédure administrative ayant pour objectif d’empêcher le détournement du mobilier des églises et des objets de culte sont vécus par les fidèles comme des actes de profanation. Plusieurs évêques estiment que la loi de 1905 les place au-delà de la douleur et déclarent que si l’Église doit désormais louer des édifices qui lui appartiennent, ils préféreront dire la messe dans des granges ou dans des catacombes ! Dans les colonies où la laïcité rencontre l’Islam, la politique suivie est ambiguë. Ainsi, en Algérie, partie intégrante de la République jusqu’en 1962, la loi de 1905 s’applique, 4. La loi précise : « Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que les lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. » Dans les établissements scolaires, l’existence d’une aumônerie n’est obligatoire que dans les internats, là où la liberté de conscience ne peut être sauvegardée que par la présence d’un aumônier. 5. Rappelons que le Concordat, qui mettait fin à la politique antireligieuse de la Révolution française, imposait la liberté des cultes. Il instaurait un contrôle sur l’Église et un soutien financier de l’État (les évêques sont nommés et rémunérés par l’État). Le texte déclarait la religion catholique « religion de la grande majorité des citoyens français » et abolissait la loi de 1795 séparant l’Église et l’État. Le Concordat est toujours valable dans les trois départements d’Alsace-Moselle, ainsi les évêques de Strasbourg et de Metz sont nommés par le Président de la République. 98 • Sociétal n°60 La laïcité à la Française a-t-elle vécu ? mais par le biais de décrets dérogatoires, un régime d’exception est institué. Dans l’empire, la loi de 1905 fut perçue comme potentiellement subversive, car le principe de liberté d’exercice de la religion remettait en cause l’arsenal répressif en matière de rassemblements et de pèlerinages religieux, et la possibilité de créer des associations cultuelles musulmanes ouvrait la voie à une organisation politique de l’islam. En métropole, paradoxalement, la loi de 1905, qui était au départ un texte de combat, est devenue un texte d’apaisement. Elle doit beaucoup au rapporteur de la commission, le député socialiste Aristide Briand, qui est parvenu à se dégager du contexte passionnel de l’époque pour se faire l’écho des attentes de la société. Ce franc-tireur a compris que la population française, encore majoritairement paysanne, voulait la liberté sans pour autant renoncer au secours de la religion. Briand a su trouver un juste équilibre en se dégageant des pressions de tous bords. L’État neutre a refusé de prendre parti entre ceux qui croyaient au Ciel et ceux qui n’y croyaient pas. La loi de 1905 a préservé l’État des influences religieuses et l’a empêché d’imposer la domination d’une religion sur les autres. La laïcité ne signifie pas pour autant que l’État n’a aucun rapport avec les religions. Le ministère de l’Intérieur est Le ministère de aussi celui des cultes et les responsables politiques sont l’Intérieur est aussi celui des bien contraints de débattre avec les religions des quescultes et les tions pratiques que pose leur libre exercice. Les responresponsables sables politiques se sentent même obligés aujourd’hui politiques sont d’afficher une certaine empathie vis-à-vis des religions. bien contraints Au cours des mois qui viennent de s’écouler, le président de débattre avec les religions Sarkozy a assisté aux fêtes juives de Rosh Hashana (noudes questions vel an) et de Yom Kippour, le ministre de l’éducation pratiques que nationale était présent lors de la cérémonie de béatificapose leur libre tion d’une religieuses morte au XIXe siècle, le patriarche exercice. orthodoxe russe, Alexis II, a été reçu en grande pompe à l’Élysée, une partie du gouvernement s’est déplacée pour les obsèques du cardinal Lustiger… Nous sommes loin des affrontements qui opposaient jadis ceux qui chantaient Catholiques et français toujours face à ceux qui entonnaient La Marseillaise. L’État laïc n’est ni hostile, ni favorable, ni indifférent aux religions, il leur est étranger, tout en restant bienveillant. En tout cas, l’État n’est plus là pour financer les cultes et pour rémunérer le clergé6. Alors que l’entretien et la rénovation des lieux de culte 6. L’État neutre verse néanmoins un salaire aux aumôniers des prisons, des casernes et des hôpitaux publics – par exception – et pour des situations où le citoyen n’a pas la possibilité de se déplacer vers le lieu de culte de son choix. 2 ème trimestre 2008 • 99 Politiques Publiques anciens sont pris en charge par les pouvoirs publics, la loi interdit le financement sur fonds publics de nouveaux édifices. L’État et les collectivités locales sont propriétaires des lieux de culte construits avant 1905, soit plus de 90 % des cathédrales, des églises et des chapelles. Les dépenses d’entretien ne sont pas obligatoires, mais leur défaut est susceptible d’engager la responsabilité des administrations publiques (d’où la tentation de fermer ou de détruire les églises les plus délabrées). Si l’Église catholique avait gardé le statut du Concordat, elle serait aujourd’hui ruinée à cause du poids très lourd que représente la charge d’entretien des lieux de culte. Les crédits alloués en France aux établissements d’enseignement catholiques, ainsi que ceux qui vont à l’entretien des bâtiments cultuels sont du même ordre que les sommes accordées en Allemagne aux Églises par le biais de l’impôt ecclésiastique. Comme l’a rappelé Odon Vallet (historien, spécialiste des religions), une partie de la loi de 1905 est devenue obsolète en raison du refus de l’Église catholique de constituer les associations cultuelles sous la forme que la loi prévoyait (Pie X les rejeta car elles remettaient en cause le principe d’autorité de l’Église en donnant le pouvoir à la « base »). Pour organiser les diverses associations catholiques (de jeunesse, de charité, ouvrières, patronales…), l’Église a préféré créer des associations diocésaines présidées par des évêques, principe qui est en opposition totale avec les associations républicaines, dont le président est élu. La logique voudrait donc que la loi de 1905 soit révisée, mais compte tenu du poids émotionnel du texte, les pouvoirs publics préfèrent ne pas réveiller les démons du cléricalisme ou de l’anticléricalisme. La remise en cause du principe de laïcité est porteur de conflits et risquerait à terme de détruire le lien social. La laïcité est un non-problème Après 1945, la suppression des aides accordées par le régime de Vichy à l’enseignement privé relance la querelle scolaire. En 1959, Michel Debré s’efforce de concilier deux points de vue contraires : les partisans de la laïcité favorables à la neutralité de l’enseignement et les partisans de l’école privée, qui mettent en avant la « spécificité » de l’enseignement catholique. La loi Debré (complétée par la loi Guermeur de 1977) subventionne fortement l’enseignement privé en contrepartie de la signature d’un contrat d’association (contrôle de l’État sur les programmes et les diplômes des enseignants, obligation d’accueil de tous les enfants sans distinction d’origine ou de croyance). En 1984, le président François Mitterrand et son ministre de l’éducation, Alain Savary, proposent la création d’un grand service public et laïque d’éducation (ce qui remet en cause les lois Debré et Guermeur). Sous la pression de la rue, ce projet avorte. 100 • Sociétal n°60 La laïcité à la Française a-t-elle vécu ? Ces dernières années, le débat français sur la laïcité s’est cristallisé sur le problème de la place de l’islam, alors que le pays compte près de 5 millions de musulmans et que cette religion pose pour principe qu’il n’y a pas de séparation entre le spirituel et le temporel. L’apparition d’un Islam radical a généré une dynamique de politisation du religieux. Le pluralisme religieux est devenu une réalité, alors que l’Islam n’était pas directement visé par la loi de 1905. La religion de Mahomet est sortie des caves et des garages, ce qui pose la question du financement des mosquées et de la formation des imams, la question également du port du foulard à l’école7. Le voile a été assimilé au cheval de Troie de l’islamisme dans la République. Un consensus s’est dessiné pour considérer que les comportements ouvertement prosélytes soient réprimés. Les entreprises, elles, ne sont pas vraiment concernées par le débat sur la laïcité et sur les signes religieux, car les cas de contentieux sont rares (les personnes qui posent problème sont écartées à l’embauche !). Si le besoin s’en fait sentir, les employeurs acceptent de petits aménagements locaux sur un mode informel. La loi interdisant à l’école les « signes religieux » ostensibles n’est pas discriminatoire car elle ne concerne pas uniquement la religion musulmane La loi interdisant à l’école les « signes religieux ostensibles » résulte des travaux de la commission dirigée par Bernard Stasi (2003). Elle n’est pas discriminatoire car elle ne concerne pas uniquement la religion musulmane (les « signes religieux ostensibles » peuvent être, outre les voiles islamiques, des kippas, des turbans sikhs ou des grandes croix chrétiennes). Ne sont pas considérés comme des signes religieux ostensibles : les médailles, les petites croix, les étoiles de David, les mains de Fatima ou les petits corans. Cette loi est apparue comme la seule solution directement opératoire pour arrêter les dérives intégristes sur le terrain. L’objectif n’était pas de tirer à vue sur des jeunes filles musulmanes en les prenant pour boucs émissaires. Encore une fois, notons 7. Le port du foulard imposé par les fondamentalistes Islamiques signifie qu’une femme doit couvrir ses cheveux pour ne pas être un objet de désir. La première affaire de foulard remonte à 1989, lorsque trois collégiennes de Creil ont refusé de le retirer dans les salles de classe. L’origine du port du foulard remonte au roi Téglath-Phalasar Ier d’Assyrie, mille ans avant Jésus-Christ. Ses lois exigeaient qu’une femme soit voilée mais que la prostituée ne le soit pas. Saint Paul demandait aux femmes de prier la tête couverte, mais dans les églises, pas dans la société. Les vestales romaines portaient dans leurs fonctions religieuses un voile qui est à l’origine de celui des religieuses chrétiennes. Ces exemples ne sont pas de même nature que le voile musulman, qui a été érigé par l’Islam en symbole de résistance à la modernité. 2 ème trimestre 2008 • 101 Politiques Publiques qu’il s’agissait d’éviter qu’une partie de la population réclame des droits spécifiques et sorte ainsi de la société. Au cours de leur enquête, les membres de la commission Stasi avaient noté que le voile était souvent porté sous la contrainte et que les jeunes filles portant le hidjab ou la burka étaient placées dans un repli communautaire plus subi que voulu. On ne pouvait encourager l’enfermement de la femme au nom du respect des différences culturelles. Un message fort a été lancé : vous ne pouvez pas faire ce que vous voulez de vos filles, vous êtes assujettis à la loi commune. La loi sur le voile est un service rendu à toutes les jeunes filles qui ne veulent pas le porter. Dans l’esprit de la loi de 1905, l’État laïque est le protecteur de la liberté de conscience. La France n’avait pas vraiment le choix, la République ne pouvait accepter que le principe d’égalité des sexes sur l’ensemble du territoire soit bafoué. Il ne faut pas dissoudre la laïcité française dans l’exaltation des différences religieuses. à quand les madrasas (écoles coraniques) et la zakak (sorte d’impôt religieux) ? Derrière les affaires de foulards, la porte est ouverte à d’autres revendications particularistes : séparation des filles et des garçons dans les cours de gymnastique, demande de cours spécifiques, mariages forcés, refus des accouchements effectués par des médecins de sexe masculin... à force d’accepter les différences des autres, les individus restent chacun dans leur communauté. On ne peut que souligner la naïveté de ceux qui estiment que le foulard n’est qu’un signe identitaire banal dans une France devenue plurielle et multiculturelle. La laïcité est désormais un combat contre le communautarisme (volonté d’avoir ses propres lois) et contre l’extrémisme religieux (volonté d’imposer aux autres ses propres convictions). La question du financement des mosquées a été mise en avant dans le livre de Nicolas Sarkozy La République, les religions, l’espérance (2004). Le candidat à l’élection présidentielle se montrait favorable à un financement sur fonds publics et donc à un toilettage de la loi de 1905. Il laissait entendre que les musulmans étaient en position d’infériorité par rapport aux catholiques, dont les églises sont entretenues par l’État. Quelle que soit l’époque, la construction des églises a été financée par les fidèles, mais la loi de séparation de l’Église et de l’État distingue deux catégories d’édifices religieux : d’une part, les églises construites avant 1905, devenues propriété de l’État ; d’autre part, les églises construites après cette date (en général dans les quartiers urbains nouveaux), propriété des diocèses et financées uniquement sur fonds privés8. 8. Les collectivités locales ont cependant la possibilité d’accorder des garanties d’emprunt et des baux emphytéotiques pour faciliter la construction d’édifices cultuels. 102 • Sociétal n°60 La laïcité à la Française a-t-elle vécu ? La situation des musulmans est similaire à celle des catholiques des quartiers urbains en expansion démographique. Pourquoi alors accorder à l’islam un statut à part ? Par la force des choses, la loi de séparation de l’Église et de l’État est devenue aussi une loi de séparation de la mosquée et de l’État ! Quant à l’éventuelle cession d’églises aux musulmans en quête de lieux de culte et de prière, il n’en est pas question car la hiérarchie de l’Église y est totalement opposée. La solution la plus raisonnable consiste plutôt à encourager les financements privés et à renforcer la déductibilité fiscale pour les dons effectués par les ménages (le denier du culte étant alors assimilable à un don caritatif donnant droit à des réductions d’impôts) et à contrôler étroitement les versements provenant des pays étrangers (notamment d’Arabie saoudite, principal pays donateur) afin que l’Islam en France reste un Islam de France. La laïcité, une idée originale, reste isolée dans une Europe où la reine d’Angleterre est le chef de l’Église anglicane et où Tony Blair a dû attendre de quitter ses fonctions de Premier ministre pour annoncer sa conversion au catholicisme9. En Finlande, le protestantisme luthérien et l’Église orthodoxe sont des auxiliaires de l’état civil. De nombreux peuples, comme les Polonais, les Allemands, les Autrichiens, les Italiens ou les Espagnols, paient des impôts religieux10. Aux États-Unis, le président prête serment sur la Bible, le credo du pays est même affiché sur les billets de banque : « In God we trust. » (Qu’un peuple moderne, à la pointe de la recherche dans le domaine des sciences et de la technologie, proclame officiellement sa confiance en Dieu sur ses billets de banque a de quoi déconcerter.) On connaît l’influence des Églises évangéliques sur la politique menée par l’administration Bush et ce que représentent les « born again christians ». Dans De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville insistait sur les relations très différentes qu’entretiennent Américains et Français avec l’État et la religion. On peut dire qu’il n’y a pas de laïcité à la française, car la laïcité est française. à chaque peuple de trouver son propre équilibre quant à la place de la religion dans la société. Pourquoi dès lors remettre en cause la loi de 1905, texte fondateur de la République, texte de conciliation et de compromis ? 9. En Grande-Bretagne, les chefs de gouvernement sont anglicans, il n’y a jamais eu jusqu’à présent de Premier ministre catholique. 10. à titre d’exemple notons que l’Église catholique espagnole bénéficie, grâce au concordat signé avec le Vatican, de 0,70 % de l’impôt sur le revenu de chaque contribuable qui coche la case correspondante de sa déclaration. 2 ème trimestre 2008 • 103