DE L`ÉCONOMIE SOCIALE AU QUÉBEC ET AU CANADA par

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DE L’ÉCONOMIE SOCIALE
AU QUÉBEC ET AU CANADA
par Stéphane Racz
Note de l’auteur : Stéphane Racz, est titulaire d‟un troisième cycle en droit public et est doctorant en
science politique à l‟Institut d‟Études Politiques de Bordeaux. Il est directeur général adjoint du
Syneas, syndicat employeur d‟associations intervenant dans le secteur social et médico-social.
Co-publication
Centre d‟étude et de recherche en intervention sociale (CÉRIS)
Chaire de recherche en développement des collectivités (CRDC)
Université du Québec en Outaouais (UQO)
Série : Recherches numéro 49
ISBN : 978-2-89251-389-9
Mars 2010
Ce cahier est issu des liens établis entre le Québec et la France de nos centres de recherche dans le
domaine de la coopération et de l‟économie sociale.
Sommaire
Préface…………………………………………………………………………………………….…
Introduction……………………………………………………………………………………..……
3
4
PREMIÈRE PARTIE : L‟INVENTION DE L‟ÉCONOMIE SOCIALE AU QUÉBEC………..…..
1-1 La mise sur agenda de l‟économie sociale…………………………………………………..…..
1-1-1 La fenêtre d‟opportunité……………………………………………………..………..
1§ La primeur de l’expression…………………………………………….....……….
2§ Le sommet de 1996………………………………………………..…..…………..
1-1-2 Le compromis fondateur…………………………………………………..………….
1-2 La formulation de l‟économie sociale………………………………………………..……….…
1-2-1 L‟entreprise, fondement de l‟économie sociale québécoise………...…...…………..
1§ La définition de l’économie sociale……………………………...….…………….
2§ L’opérationnalisation de la définition……………………...……….…………….
1-2-2 Une dimension politique diffuse……………………………..………….…………..
1§ Une volonté de transformation sociale………………...….……….……………..
2§ Une charge politique aseptisée……………………...………..…….…………….
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DEUXIÈME PARTIE : LA MISE EN SCÈNE DE L‟ÉCONOMIE SOCIALE…...……………….
2-1 L‟incarnation de l‟économie sociale…………………………………………………………….
2-1-1 La constitution d‟un groupe d‟intérêt……………………………..………………….
1§ Une filiation gouvernementale………………...…………..……...………………
2§ Une structure fédérative…………………………..……...……………………….
2-1-2 L‟institutionnalisation des relations entre le gouvernement et l‟économie sociale....
1§ Une mise en place progressive d’institutions dédiées à l’économie sociale……..
2§ Un plan d’action consacré à l’économie sociale…………………………......….
2-2 La promotion de l‟économie sociale……………………………………………………….……
2-2-1 L‟expression d‟une hégémonie……………….………………………………….….
1§ La coopération ……………………………..………………………………….…
2§ Le communautaire…………………………...………………………...................
2-2-2 Une démarche revendicative……………………………………………..………….
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TROSIÈME PARTIE : L‟APPROCHE FÉDÉRALE DE L‟ÉCONOMIE SOCIALE………….......
3-1 L‟irruption de l‟économie sociale…………………………………………………………….....
3-1-1 L‟introduction politique fédérale de l‟économie sociale……………………………
3-1-2 Une formulation nouvelle…………………………………….…………………......
3-1-3 Un processus définitoire évolutif……………………………………………………
3-2 La politique publique de l‟économie sociale……………………………………….……………
3-2-1 Une politique publique limitée…………………………………………..…………..
3-2-2 Une politique publique écourtée………………………………………………….....
1§ Un modèle inadapté……………………………………………...……………….
2§ Une «social economy» évanescente………………………………………………
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Conclusion…………………………………….……………………………………………………..
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Ouvrages essentiels…………………………………………….………………………………….....
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2
Préface
La renaissance de l‟économie sociale au Québec fait l‟objet de plus en plus de recherches et de
publications de la part d‟auteurs qui y voient une réponse de la société civile à un environnement
économique déstabilisant. Ce foisonnement académique permet peu à peu de préciser la notion
d‟économie sociale, traçant son périmètre et identifiant ses caractéristiques. L‟objet de ce texte est de
participer à l‟explication de ce phénomène en invoquant la sociologie politique pour identifier les
intérêts qui président à la destinée de l‟économie sociale ainsi que les mécanismes et les acteurs à
l‟origine de son irruption dans le paysage politique. Il s‟agit ainsi de présenter le processus
d‟émergence de l‟économie sociale au Québec en tant qu‟objet/sujet politique, portée par des acteurs
qui lui donnent une voix et un corps pour exister dans le débat public et participer à la production
du(des) politique(s).
Cette appréhension, singulière dans la recherche sur l‟économie sociale, implique deux choix
méthodologiques :
-
la présente recherche n‟a pas vocation à positionner l‟auteur sur ce qu‟est ou ce que doit être
l‟économie sociale. L‟économie sociale décrite est l‟économie sociale identifiée et produite
par des acteurs pour répondre aux attentes des pouvoirs publics et ainsi bénéficier d‟une
reconnaissance formelle. C‟est la présentation d‟une économie sociale, construite au bénéfice
d‟une certaine visibilité publique, dans laquelle se reconnaissent plus facilement certaines
composantes (la famille associative) et moins d‟autres (coopératives, mutualistes,
communautaires). C‟est la raison pour laquelle le document se focalise sur l‟expression des
premières au détriment de celle des secondes.
-
L‟économie sociale décrite dans le document est l‟économie sociale pensée et dite par les
acteurs concernés ; c‟est le récit d‟un choix, d‟une formulation et d‟une mise en scène. La
collecte d‟information est par conséquent centrée avant tout sur les éléments du discours
produit par ces acteurs, et non sur des enquêtes auprès des réseaux et des praticiens.
Ce document s‟inscrit dans une démarche doctorale plus globale ; il a ainsi pour objectif, au-delà de la
présentation d‟un processus, de poursuivre le débat sur l‟institutionnalisation de la notion d‟économie
sociale, non pour en mesurer la réussite ou la pertinence, mais pour en comprendre les mécanismes et
les enjeux.
3
Introduction
La notion de l‟économie sociale se construit au dix-neuvième siècle lors de la révolution industrielle,
en réaction aux excès du capitalisme naissant et déstructurant. Face à la remise en cause de l‟ordre
social existant et l‟érosion des solidarités traditionnelles naît l‟idée d‟une économie humaniste,
intégrant dans son champ la dimension sociale et plaçant l‟être humain au cœur de son attention1.
Cette invention se trouve rapidement qualifiée de sociale, se distinguant par ce qualificatif de
l‟économie capitaliste (dans une perspective entrepreneuriale) et de l‟économie politique (dans une
perspective académique). L‟économie sociale renvoie ainsi davantage à un mode de pensée, sinon une
idéologie, qu‟à un concept appréhensible et synthétique. Est labellisé d‟économie sociale tout ce qui
correspond à une mise au service de l‟économique auprès du social. « L‟économie sociale a pour
principe la volonté humaine, elle cherche à satisfaire nos aspirations vers la justice et recherche les
moyens pratiques de donner aux hommes le bien-être et l‟aisance matérielle. Son rôle principal est de
défendre les personnes et les droits de chacun, de donner aux meilleurs travailleurs ; à l‟industrie qui
naît, les moyens de se développer ; aux malheureux, le moyen de travailler ; aux faibles et aux
infirmes, assistance et protection »2.
Apparue comme émanation de l‟économie politique, l‟économie sociale rassemble rapidement de
nombreux entrepreneurs qui veulent faire « autrement », tentant au nom d‟idéaux indistincts des
expériences locales pour répondre à des besoins sociaux. « Il est intéressant de remarquer que
l‟économie sociale n‟est jamais, au cours du XIX° siècle, célébrée comme une entité. Ce sont ses
rameaux qui sont porteurs d‟identité »3. Illustration d‟un mouvement collectif et résistant, l‟idée de
l‟économie sociale peu à peu s‟efface au profit de ses composantes, coopératives, mutuelles,
associations, mais aussi syndicats et fondations. Cette décomposition laisse à la société contemporaine
un double héritage : une notion surannée tout d‟abord, expression d‟un imaginaire puissant et dépassé4
; des composantes orphelines ensuite, forces économiques livrées à elles-mêmes. Ces dernières vont
peu à peu se construire une identité, au gré des évolutions sociales et économiques du XXème siècle.
Les coopératives et les mutuelles vont ainsi connaître une phase de forte intégration dans l‟économie
générale d‟après-guerre, se fondant naturellement dans le processus de reconstruction et bénéficiant
ensuite de la croissance soutenue qu‟on qualifiera plus tard de « trente glorieuses ». Cette intégration,
synonyme de développement, s‟est aussi traduite par un affaiblissement des spécificités de ce type
d‟organisation. Celles-ci ont en effet modifié leurs représentations fréquemment alternatives ou
1
Charles Gide dépeint l‟économie sociale sous la forme d‟un allégorie, l‟imaginant cathédrale : «Dans la grande nef j‟y
mettrais toutes les formes de libre association qui tendent à l‟émancipation de la classe ouvrière par ses propres moyens ;
dans l‟un des deux collatéraux tous les modes d‟intervention de l‟État, dans l‟autres toutes les formes d‟institutions patronales
; dans les chapelles du chœur tous les saints laïques dont la mémoire survit dans les œuvres qu‟ils ont fondées ou dans les lois
qu‟ils ont inspirées, les vingt-huit pionniers de Rochdale, les Owen, les Buchez, les Leclaire, les Dollfus, les Godin, les
Raiffeisen, les Shaftesbury, les Wieselgreen, pour ne citer que les morts- et en bas, dans la crypte, l‟enfer social, tout ce qui
concerne les plus misérables, « ce dixième submergé » dont parle Charles Booth, tout ce qui sert à les aider dans la bataille
qu‟ils soutiennent contre les démons, contre les puissance du mal qui se nomment paupérisme, alcoolisme, tuberculose et
prostitution ». Charles Gide, L’économie sociale, 1905, Paris, p. 41.
2
T. Villard, cité par Alfred Neymarck, Vocabulaire manuel d’économie politique, Armand Colin, Paris, 1898.
3
André Gueslin, L’invention de l’économie sociale, idées, pratiques et imaginaires coopératifs et mutualistes dans la France
du XIX° siècle, Economica, 1998, Paris p. 381.
4
Claude Vienney, interrogé sur la définition et le champ de l‟économie sociale, répondait ainsi à la question « Dans quelle
mesure le concept parvient-il à s‟affirmer ? » (Questionnaire du CIRIEC, 1989) : « Sur le plan scientifique, faible (…) ; sur le
plan politique, moyenne (…) ; dans le grand public, nulle (…). ». Claude Vienney, Qu’est-ce que l’économie sociale ?, p.39,
RECMA, p.38-41.
4
libératrices de leur origine, à des représentations plus régulatrices et fonctionnelles5. Cette lente
banalisation se trouve exacerbée par la rupture du début des années 70 : la crise économique implique
un nouveau positionnement des acteurs, l‟État en premier lieu. Celui-ci abandonne peu à peu son rôle
d‟État providence, se détachant de certaines missions pour les confier à des structures privées.
Limitant l‟accès à l‟argent public, il incite les organismes de droit privé, quels qu‟ils soient, à
rechercher des fonds sur le marché.6
En France, le Groupement national de la coopération (GNC), qui fédère les structures coopératives
françaises, et la Fédération Nationale de la Mutualité française (FNMF), union de mutuelles, partagent
le constat que la crise qui frappe la France et son impact sur la société menacent le mode de
fonctionnement des organisations qu‟elles représentent. Forcées de s‟adapter à un environnement de
plus en plus difficile et concurrentiel, ces dernières risquent de privilégier la dimension économique de
leur activité au détriment de leur vocation sociale. Mutuelles et coopératives ont en commun le fait de
fonctionner « autrement », autrement que les règles imposées par le modèle capitaliste. « Alors qu‟elle
désignait des approches contestataires de l‟économie politique en voie de formation, (l‟économie
sociale) va éclater en domaines et méthodes adaptées à l‟étude de sous-ensembles d‟activités et
d‟acteurs, en référence au noyau central que constitue l‟économie des économistes. Elle est ainsi
segmentée, ces fragments n‟ayant en commun que de fonctionner… autrement »7.
L‟originalité des modèles coopératif et mutualiste puise ses fondements et sa légitimité dans l‟histoire
de l‟entrepreneuriat collectif du dix-neuvième siècle. Ces organisations s‟inscrivent dans une logique
duale : elles sont tout autant entreprise (elles développent une activité économique) et institution (au
service d‟un projet). La finalité n‟est donc pas économique, comme c‟est le cas pour les entreprises
dites capitalistes, mais sociale. C‟est cette dualité qui constitue l‟originalité du modèle d‟entreprendre
des structures d‟économie sociale, et c‟est ce modèle qui se trouve menacé. A l‟épreuve de la crise
économique et sociale, l‟adaptation nécessaire de ces structures au nouvel environnement peut se
réaliser au détriment de leur singularité8. Le modèle mutualiste et coopératif est vécu comme une
dynamique, une expérimentation et une recherche. Saisi par un environnement contraignant, le modèle
est confronté au risque d‟isomorphisme institutionnel9. Claude Vienney souligne que ces entités « sont
parvenues à se regrouper pour chercher des réponses communes aux transformations de leur
environnement qui remettaient en cause leur originalité »10. Elles doivent trouver une réponse
commune parce que le système en place et ses acteurs ne sont pas à même - ou ne veulent pas rechercher cette réponse. C‟est l‟absence de représentation ou la faiblesse d‟une représentation
fragmentée qui les rapproche. Le 11 juin 1970, le GNC et la FNMF signent un protocole d‟accord qui
symbolise leur nécessaire rapprochement en vue de trouver une solution commune. La mise en place
d‟un comité de liaison symbolise la réunion des mouvements mutualistes et coopératifs. En
1976
la famille associative rejoint le regroupement. L‟adjonction de cette nouvelle composante se réalise
par la mutation du comité qui devient le Comité National de Liaison des Activités Mutualistes
Coopératives et Associatives (CNLAMCA). Le comité organise les 20 et 21 janvier 1977 un colloque :
« Vingt millions de sociétaires, 800 000 emplois ». L‟allocution d‟ouverture du Président annonce
l‟objet de cette manifestation : « Ce colloque réunit publiquement pour la première fois les
représentants des composantes de ce qu‟on peut appeler l‟économie sociale ».
Par ailleurs, fin 1974, une réunion rassemble Pierre Roussel, trésorier national de la MGEN, Antoine
Antoni, secrétaire général de la Confédération des SCOP, René Teulade, président de la MRJFEN,
5
Jean-Louis Laville, Action publique et économie solidaire, un cadre d’analyse, in Jean-Louis Laville, Jean-Philippe
Magnen, Genauto C. De Franca Filho, Alzira Medeiros (dir.), Action publique et économie solidaire, une perspective
internationale, Erès, Paris, 2005, p. 35 puis p. 39.
6
Claude Vienney, L’économie sociale, La Découverte, Paris, 2004, p. 100.
7
Claude Vienney, L’économie sociale, La Découverte, Paris 2004, p. 76.
8
Christophe Fourel (dir.), La nouvelle économie sociale, Efficacité, Solidarité, Démocratie, La Découverte et Syros, Paris,
2001, p. 14 et suivantes.
9
Philippe Chanial et Jean-Louis Laville, L’économie sociale et solidaire en France, in Jean-Louis Laville, Jean-Philippe
Magnen, Genauto C. De Franca Filho, Alzira Medeiros (dir.), Action publique et économie solidaire, une perspective
internationale, Erès, Paris, 2005, p. 59 puis p. 61-62.
10
Claude Vienney, L’économie sociale, La Découverte, paris, 1994, p.115
5
Roger Kerinec, président de la Fédération Nationale des Coopératives de Coopération, et Michel
Rocard, alors secrétaire national au secteur public du Parti socialiste. Convaincu de la pertinence de
l‟intégration du secteur mutualiste, coopératif et associatif à la réflexion programmatique engagée, le
Parti socialiste missionne François Soulage pour créer un groupe de travail sur le sujet11. Celui-ci
produit au début de 1977 une note intitulée : « Pour des entreprises autogérées ». Le terme
« autogéré » recevant peu d‟échos favorables, il est rapidement remplacé par celui d‟ « économie
sociale », sous l‟influence de Henri Desroche12. Il est repris en novembre de la même année dans un
document du parti, « Le poing et la rose responsables », sous le titre « L‟économie sociale du
troisième secteur : comment développer l‟économie sociale ? ». Examiné par le bureau national du
parti socialiste, il est rejeté à deux reprises au nom d‟intérêts électoraux (il faut penser aux élections
législatives de mars 1978, et ne pas effrayer l‟électorat des commerçants et artisans), avant d‟être
accepté à la troisième tentative. Le terme est définitivement ancré dans les aspirations et projet du parti
socialiste, par son inscription dans le programme électoral pour l‟élection présidentielle de 1981.
L‟arrivée au pouvoir du candidat socialiste, François Mitterrand, crée les conditions d‟accueil de
l‟économie sociale dans le débat public, accueil qui se concrétise par la mise en place d‟une délégation
interministérielle dédiée à l‟économie sociale.
Ce processus d‟institutionnalisation rapidement présenté témoigne de la nouveauté de l‟apparition de
l‟économie sociale dans l‟espace public13. Si les activités et les organisations qui s‟en réclament
existent depuis le XIX° siècle, la dénomination et sa mise en scène sont le produit d‟une actualité. Il
s‟agit, pour reprendre l‟expression de François Soulage, de « l‟histoire moderne d‟une idée
ancienne »14. L‟hypothèse de départ de ce document est que ce schéma de l‟émergence (ou de la
renaissance, selon les points de vue) de l‟économie sociale se reproduit au Québec selon des modalités
propres et un calendrier spécifique. On y retrouve ainsi la matrice originelle :
-
un troisième secteur organisé (en France, la rencontre dans les années 70 des familles
coopératives, mutualistes et associatives ; au Québec, un secteur coopératif, un secteur
communautaire et des mouvements sociaux, notamment syndicaux et féministes, structurés) ;
-
une situation économique problématique (les chocs pétroliers, la crise des années 70 en
France, le problème des déficits publics au Québec dans les années 90) ;
-
une impulsion politique (ainsi la victoire à l‟élection présidentielle du parti socialiste français
en 1981, avec un nouveau projet de société ; au Québec, l‟arrivée au pouvoir du Parti
Québécois).
Comme en France dans les années 70 et 80, la conjugaison de ces trois éléments va faire émerger au
Québec une expression nouvelle du troisième secteur dénommée « économie sociale » (première
partie), qui va s‟incarner dans un acteur qui aura vocation à fédérer toutes les structures se réclamant
11
« L‟existence d‟entreprises d‟économie sociale est un atout important pour développer une alternative crédible,
décentralisée, démocratique au système capitaliste. Dans une expérience de gauche, elles représenteraient entre le secteur
public et le secteur privé un champ d‟intervention considérable ouvert à la responsabilité autogestionnaire, à l‟initiative et à
l‟innovation ». Michel Rocard, Les Échos, 1979, 2 octobre, tribune libre. Pour Danièle Demoustier, "les socialistes sont
particulièrement sensibles à ces entreprises démocratiques qui prennent de plus en plus en charge des besoins sociaux
collectifs. L'idéal autogestionnaire du PSU se retrouve dans le principe démocratique de l'élection des dirigeants; la nonmaximisation du profit satisfait les critiques de l'entreprise capitaliste". Danièle Demoustier, L'économie sociale et solidaire;
s'associer pour entreprendre autrement, Syros, Paris, 2001, p. 53.
12
Historien, sociologue, il est le point de convergence entre la démarche de regroupement engagée par les mutuelles, les
coopératives puis les associations et la réflexion socialiste sur un programme de gouvernement. En 1977, il est à l‟origine de
la synthèse du colloque du CNLAMCA. En octobre de la même année, il rencontre en tant que directeur du Collège
coopératif les membres du parti socialiste chargés de la question des entreprises autogérées. Séduit par leur démarche, il
confirme la pertinence de l‟appellation « économie sociale ». François Soulage dira plus tard : « C‟est Henri Desroche qui a
raccroché ce terme à l‟histoire » (L’économie sociale ou l’histoire moderne d’une idée ancienne, allocution de François
Soulage à Nanterre, le 19 avril 2004).
13
Au sens de Jurgen Habermas. Voir Jurgen Habermas, L’espace public, Payot, Malesherbes, 2006, p.14.
14
François Soulage, L’économie sociale ou l’histoire moderne d’une idée ancienne, allocution à Nanterre, 19 avril 2004.
6
de l‟économie sociale (deuxième partie) et à assurer la promotion de l‟économie sociale, notamment
dans l‟espace fédéral canadien (troisième partie).
7
PREMIÈRE PARTIE : L’INVENTION DE L’ÉCONOMIE SOCIALE AU QUÉBEC
Si dès 1890, des parutions québécoises identifient l‟économie sociale, cette expression n‟a pas
vocation à nommer les activités qu‟elle vise15. L‟expression naît dans les années 1990 ; l‟économie
sociale concerne alors des activités qui relèvent de la solidarité et de la prise en charge des
communautés. Son apparition est le fruit de la concertation de plusieurs acteurs, qui sur la base
d‟intérêts convergents organisent l‟institutionnalisation de l‟économie sociale.
1-1 La mise sur agenda de l’économie sociale
Les premières apparitions doctrinales mesurent la méconnaissance de la notion au Québec, même si
elle renvoie à une réalité historique. « La notion n‟existe pas en tant que telle », soulignent Benoit
Lévesque et Marie Claire Malo dans un article au titre évocateur : « L'économie sociale au Québec:
une notion méconnue, une réalité économique importante »16.
Cette apparition est l‟œuvre d‟auteurs qui vont puiser dans la recherche européenne, notamment
francophone, l‟inspiration pour caractériser un phénomène politique et social. A l‟aube de sa
conceptualisation, l‟économie sociale n‟est alors définie que par la somme de ses composantes,
associations, coopératives et mutuelles (influence de Desroche)17. La définition retenue comme base
de recherche par les auteurs québécois est celle proposée par Jacques Defourny pour le Conseil
Wallon d‟économie sociale (1991) : « L’économie sociale regroupe les activités économiques
exercées par des sociétés, principalement coopératives, des mutualités et des associations, dont
l’éthique se traduit par les principes suivants : finalité de service aux membres ou à la collectivité
plutôt que de profit, autonomie de gestion, processus de décision démocratique, primauté des
personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus. »
1-1-1 La fenêtre d’opportunité
1§ La primeur de l’expression
Les mouvements sociaux, entendus ici comme des entreprises collectives de protestation et de
contestation visant à imposer des changements dans la structure sociale18, s‟approprient prudemment
l‟idée d‟économie sociale. Car si l‟environnement économique et social des années 1990 appelle à une
mobilisation forte (contre le chômage et la pauvreté), l‟économie sociale n‟apparaît pas être un
concept naturellement susceptible de traduire leurs aspirations. Le syndicalisme et le féminisme vont
porter les valeurs de l‟économie sociale à travers leurs revendications, sans toutefois faire
systématiquement appel à son appellation. Ainsi, la Confédération des Syndicats Nationaux (CSN)
produit un rapport en 1995, lors du 57ème congrès, qui identifie un secteur situé entre l‟économie
marchande et l‟État, susceptible d‟offrir des opportunités d‟emplois par le biais de la satisfaction de
besoins socio-économiques non pris en charge.19 Dans ce document, les auteurs assument leur
indifférence face à la dénomination qui doit être retenue (secteur communautaire et coopératif,
économie sociale, économie solidaire). La rédaction traduit déjà une première approche intéressée
(l‟emploi), qui annonce la dualité à venir de l‟économie sociale : l‟économique au service du social.
15
Martin Petitclerc, Nous protégeons l'infortune, les origines populaires de l'économie sociale au Québec, VLB Éditeur,
Montréal, 2007.
16
Benoit Lévesque, Marie-Claire Malo, L'économie sociale au Québec: une notion méconnue, une réalité économique
importante, in Jacques Defourny, José L. Monzon Campos (Dir.), Économie sociale, entre économie capitaliste et économie
publique, De Boeck Université, 1999, p.395-446. Voir aussi l‟article de Benoit Lévesque et Daniel Côté, l’état du mouvement
coopératif au Québec : rétrospectives et prospectives, Coopératives et Développement, Vol.22, n°2, p.123-157. « Le terme
de l‟économie sociale pourrait permettre de regrouper toutes ces réalités et fournir un élargissement du concept de
coopération comme cela s‟est passé en Europe et même dans l‟union européenne » (p.153-154).
17
Muriel Kearney, Louise Tremblay, François Aubry, Yves Vaillancourt, Définir l’économie sociale au Québec : l’apport de
Desroche, Vienney, Defourny et Laville, Cahiers du LAREPPS, n°04-33, LAREPPS/UQAM, novembre 2004.
18
François Chazel, Mouvements sociaux, p.270, in Raymond Boudon (dir.), Traité de sociologie, PUF, Paris, 1992. p.263312.
19
Document déposé au conseil confédéral de la CSN les 13, 14 et 15 septembre 1995, p.5.
8
Le 26 mai 1995, 850 femmes se lancent sur les routes en direction de Québec pour demander au
gouvernement des changements pour améliorer leurs conditions économiques. Le 4 juin, après dix
jours de marche, près de 20 000 personnes les accueillent à Québec pour les accompagner dans leur
démarche. La marche, inspirée par la Fédération des Femmes du Québec, traduit alors le changement
stratégique de la fédération initié par sa nouvelle présidente, Françoise David : de la lutte contre les
sexismes à la lutte des classes. La fédération gagne ainsi une popularité, tout comme la mise en avant
de la question de la pauvreté des femmes.
Cette question produit une triple attente du mouvement: l‟investissement social, l‟idée de la capacité
d‟une communauté à se prendre en charge et la demande à l‟État d‟un soutien économique20. La
demande d‟un effort des pouvoirs publics en faveur d‟infrastructures sociales destinées à procurer des
emplois aux femmes va constituer le lien entre la notion d‟économie sociale, reléguée encore dans le
domaine de la recherche, et l‟action des pouvoirs publics. L‟idée d‟ « infrastructures sociales »
véhicule en effet la prise en charge (ici l‟emploi) d‟une collectivité défavorisée (ici les femmes) par
ses membres, charge à l‟État de créer les conditions d‟une telle prise en charge.
Face aux demandes exprimées lors de la marche « Du pain et des roses » de juin 1995, le
gouvernement du Québec met en place un Comité d'orientation et de concertation sur l'économie
sociale (COCES), lequel Comité est composé de trois membres de la coalition pour la marche des
femmes, trois membres des groupes de femmes en régions, trois membres représentant à la fois la
ministre d'État à l'Emploi, à la Condition féminine, le ministre responsable du Développement des
régions et le ministre de la Santé et des Services sociaux. Coprésidé par Diane Lemieux et Micheline
Simard, il publie un rapport en mai 1996, « Entre l'espoir et le doute », qui définit les fondements et
caractéristiques de l'économie sociale : «...les entreprises qui tentent de concilier impératifs
économiques et impératifs sociaux et qui reposent essentiellement sur les dynamismes des collectivités
locales et donc sur une participation des citoyens ou encore des travailleurs directement impliqués» 21.
Le rapport met en avant les missions de l‟économie sociale : la création d'emplois stables et de qualité
et le développement de biens et services d'utilité collective permettant de répondre à des besoins
sociaux de la communauté locale et régionale. À l‟État de créer les conditions de son déploiement.
Dans le même temps est mis en place un programme permettant de soutenir l‟économie sociale dans
chacune des régions du Québec. Pour en assurer la gestion, sont prévus des Comités régionaux en
économie sociale (CRÉS) dans chaque région, qui doivent notamment organiser les modalités
d‟allocations budgétaires pour les projets d‟économie sociale de leur région.
2§ Le sommet de 1996
« Face à une crise structurelle de l‟économie, interpellés par les pressions résultant de la
mondialisation des marchés et hypothéqué par un endettement croissant combiné à un ralentissement
de la croissance économique, les gouvernements du Canada s‟engagent dans les années 1990 dans
d‟importants efforts d‟assainissement des finances publiques.»22 Ces efforts provoquent une révision
des priorités et des modes d‟intervention de l‟État, tant au Québec que dans les autres provinces, ainsi
qu‟une redistribution des rôles des différents partenaires publics et privés. En 1996, le gouvernement
québécois de Lucien Bouchard détermine l‟objectif numéro un de l‟exercice budgétaire, le « déficit
20
Liste de revendications : un système de perception automatique des pensions alimentaires avec retenue à la source ; le gel
des frais de scolarités et l‟augmentation des bourses étudiantes ; la création d‟au moins 1 500 unités de logement social par
an ; l‟accès aux services et programmes de formation générale et professionnelle, avec soutien financier adéquat, pour toutes
les femmes et ce, en vue de leur insertion ou réinsertion au travail ; la réduction rétroactive du temps de parrainage de 10 à 3
ans pour les femmes immigrantes parrainées par leur mari et l‟accès aux programmes sociaux pour les femmes immigrantes
victimes de violence conjugale et familiale ; une loi proactive sur l‟équité salariale ; l‟application de la loi des normes
minimales du travail à toutes les personnes participant à des mesures d‟employabilité ; l‟augmentation du salaire minimum
au-dessus du seuil de pauvreté ; un programme d‟infrastructures sociales avec des emplois aux femmes. Document de
synthèse de la Fédération des Femmes du Québec, mai 2002.
21
Entre l’espoir et le doute, COCES, mai 1996, p.22.
22
Gilbert Charland, Le Québec comparé et les finances publiques au Canada, 1992-2002, p.71-94, in Jean Crête (Dir.),
Politiques publiques : le Québec comparé, Les Presses de l‟université Laval, Saint Nicolas, 2006.
9
zéro ». A cette fin, il réunit les acteurs de la société civile pour les associer à la démarche, les mettant
en scène à l‟occasion d‟un sommet socioéconomique en octobre de la même année. Dans la tradition
des grands sommets, sont conviés des représentants des organisations bien établies, tels le patronat, la
coopération, les syndicats et les associations de consommateur23. Le sommet socio-économique de
1996, en plus d'accueillir ces organisations traditionnelles, ouvre ses portes aux organisations
communautaires et à des organisations représentant le secteur parapublic, considérées par le pouvoir
en place comme susceptibles de répondre favorablement tant à l‟appel gouvernemental (un partenariat)
qu‟aux objectifs économiques (pour des emplois, et donc de la richesse).
Quatre groupes de travail sont mis en place par le gouvernement en mars : entreprise et emploi,
régions et municipalités, relance de la métropole, économie sociale. Ils doivent préparer le sommet
d‟octobre-novembre et faire des propositions pour développer l‟emploi. Présidé par Nancy Neamtan
(Regroupement pour la relance économique et sociale du Sud-ouest de Montréal – RESO), le groupe
de travail de l‟économie sociale est conduit par un comité d‟orientation, avec le soutien d‟un comité
technique (personnes qualifiées).
Le mandat du groupe de travail sur l'économie sociale est de définir et faire reconnaître le modèle
québécois d'économie sociale, d‟élaborer un plan d'action en faveur de la création d'emplois dans le
domaine de l'économie sociale, de mobiliser les moyens concrets pour le démarrage de projets
créateurs d'emplois, de donner une impulsion au développement e l'économie sociale sur des bases
solides et durables.24 Après six mois de travail, le groupe présente un rapport proposant le rôle de
l‟économie sociale dans la vitalité économique du Québec et son potentiel en matière de création
d‟emplois (près de 15 000 pour seize projets). Le rapport souligne les deux objectifs poursuivis par ses
rédacteurs : la démonstration du dynamisme de l'économie sociale québécoise, et sa contribution à
« l'émergence d'une logique de développement hautement contributive à l'emploi et à la compétitivité,
sans rien renier de la solidarité »25.
Le 29 octobre 1996, le Premier Ministre du Québec Lucien Bouchard annonce dans son discours
d‟ouverture du sommet les objectifs de l‟événement : « La meilleure distribution de la richesse, la
meilleure expérience professionnelle, la meilleure sécurité sociale, c‟est l‟emploi. La meilleure
stratégie de lutte à l‟exclusion et à la pauvreté, la meilleure réforme de la sécurité du revenu, la
meilleure stratégie pour augmenter les revenus de l‟État, c‟est l‟emploi. Et la meilleure des façons
pour vendre plus de produits, c‟est d‟avoir plus de consommateurs détenant un emploi »26. L‟emploi
est clairement identifié comme la panacée de tous les maux qui frappent la société québécoise27, et
notamment la réduction des déficits publics.
Le gouvernement propose de redéfinir le rôle de tous les acteurs économiques et sociaux, représentés
au Sommet. Ce positionnement nouveau vise en premier lieu l‟État, l‟État qui a perdu son statut
d‟État-providence28. Mettant en avant un environnement toujours plus en mouvement, le Premier
Ministre affirme la nécessaire adaptation du rôle de l‟État qui doit davantage accompagner que faire. «
L‟État doit aider l‟étudiant, le salarié, l‟entrepreneur, à acquérir les moyens de son autonomie et de sa
flexibilité, lui ménager un havre de sécurité dans des carrières plus changeantes que jamais, lui donner
toutes les chances de s‟ouvrir au monde et de réussir »29. L‟État ne doit plus s‟investir, il doit organiser
23
Eric Montpetit, Les réseaux néocorporatistes québécois à l'épreuve du fédéralisme canadien et de l'internationalisation,
p.191-208 in Gagnon (Dir.), Québec : État et société, tome 2, Québec Amérique, Montréal, 2003. Voir aussi Gilles L.
Bourque, Le modèle québécois de développement, de l’émergence au renouvellement, Presse de l‟Université du Québec,
Sainte Foy, 2000.
24
Osons la solidarité !, rapport du groupe de travail sur l’économie sociale, Sommet socioéconomique sur l‟emploi,
Montréal, 1996, p.4.
25
Osons la solidarité !, rapport du groupe de travail sur l’économie sociale, Sommet socioéconomique sur l‟emploi,
Montréal, 1996, p.4.
26
Communiqué de presse du Premier ministre, 29 octobre 1996.
27
« Notre tâche est de guérir la social-démocratie québécoise ». Lucien Bouchard, Notre tâche est de guérir la socialdémocratie, Le Devoir, 9 octobre 1996, a7.
28
Gilles Lesage, Léonard annonce la mort de l’État-providence, Le Devoir, 18 octobre 1996, a6.
29
Communiqué de presse du Premier ministre, 29 octobre 1996.
10
un cadre susceptible d‟offrir à tous les moyens de vivre et de réussir leur parcours (l‟égalité des
chances). Pour ce faire, l‟État a besoin des relais des corps intermédiaires : les chefs d‟entreprise, les
organisations syndicales, les organisations communautaires, les jeunes sont tour à tour convoqués pour
participer à l‟effort économique collectif.
Le discours déplace la responsabilité de la prise en charge individuelle et collective, qui ne doit plus
appartenir à l‟État. Cette responsabilisation rejoint naturellement les recommandations du groupe de
travail sur l‟économie sociale (par exemple, « la transformation des programmes d‟employabilité et
des mesures passives en investissement dans l‟économie sociale »30), et lui assure un accueil
enthousiaste par le gouvernement québécois : « Nous ouvrirons cette semaine les portes de l‟économie
sociale. Nous devons reconnaître la place qu‟elle occupe désormais dans notre vie et sur le marché du
travail. Ce secteur de l‟économie permet à la fois la création de nouveaux emplois stables et utiles
ainsi que la création de nouveaux services qui améliorent l‟environnement, la solidarité et la vie
quotidienne de beaucoup de nos citoyens, en ville et en régions »31.
1-1-2 Le compromis fondateur
Le gouvernement du Québec identifie la dette publique comme un problème qu‟il doit prioritairement
prendre en charge. L‟objectif est alors d‟assainir les finances publiques et de relancer l‟économie, en
mettant en place une politique publique dédiée à l‟emploi. Pour ce faire, le gouvernement ouvre
l‟agenda politique à tout intervenant susceptible de contribuer à la mise en œuvre de la politique
publique et à la résolution du problème identifié. L‟agenda politique, réservé traditionnellement pour
les questions économiques au patronat et aux syndicats, s‟ouvre à de nouveaux venus. Puisant dans la
société civile les acteurs susceptibles d‟intervenir dans le mécanisme de production de richesse (c'està-dire qui ont une activité économique), le gouvernement québécois les invite à participer au Sommet
et aux groupes de travail préparatoires. Les conditions d‟entrée sont alors claires : il s‟agit de se
positionner comme agent économique, et d‟accepter l‟objectif commun, la relance de l‟économie, et sa
voie de réalisation, le développement de l‟emploi.
La fenêtre d‟opportunité qui s‟ouvre pour ces nouveaux acteurs est donc le produit de la conjonction
de trois éléments, identifiés par Kingdon32 comme des courants (stream) :
-
le courant des problèmes (problem stream, un problème politique est identifié) : la situation
économique au Québec dans les années 90, marquée notamment par la dégradation des
finances publiques ;
-
le courant des solutions (policy stream, des alternatives concurrentes, des solutions circulent) :
le troisième secteur ;
-
le courant politique (political stream, les acteurs politiques agissent) : l‟arrivée au pouvoir du
Parti Québécois.
Lorsque le contexte devient favorable et/ou qu‟un problème surgit et vient capter l‟attention du
gouvernement, rien dans le courant des problèmes ni dans celui de la politique ne spécifie ce qu‟il faut
faire33. Les alternatives du Policy stream portées par des entrepreneurs (au sens de Salisbury34) entrent
30
Osons la solidarité !, rapport du groupe de travail sur l’économie sociale, Sommet socioéconomique sur l‟emploi,
Montréal, 1996, p.34.
31
Communiqué de presse du Premier ministre, 29 octobre 1996.
32
John W. Kingdon, Agendas, Alternatives and Public Policies, Little, Brown and Co, Boston, 1984.
33
Pauline Ravinet, Fenêtre d‘opportunité, p.221 in Laure Boussaguet, Sophie Jacquot, Pauline Ravinet (dir.), Dictionnaire
des politiques publiques, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 2006, p.219-227.
34
Robert H Salisbury, An exchange theory of interest groups, Midwest Journal of political Science, 13(1), février 1969, p. 132. Une initiative collective nécessite un ou des individus pour supporter le coût initial, et cette ou ces personne(s)
(« l‟entrepreneur ») doit(vent) avoir un intérêt personnel pour ce faire.
11
alors en jeu. La fenêtre d‟opportunité qui s‟ouvre, lorsque les courants se rejoignent, se referme très
vite lorsque les acteurs ne parviennent ou ne souhaitent pas passer à l‟action.
Le passage à l‟action se concrétise par la participation au Sommet de 1996. Il implique l‟acceptation
des termes du contrat proposé par le gouvernement aux participants : pour entrer dans « l‟arène
politique », il faut en accepter le paradigme économique. Et cette acceptation se traduit prosaïquement
par un chiffre : le nombre d‟emplois susceptibles d‟être créés par le nouvel acteur, comme témoignage
de l‟entrée en scène politique. En échange de l‟apport, le gouvernement confère au nouveau venu un
statut d‟insider, c'est-à-dire acteur du processus de production politique. La rencontre se contractualise
autour de bénéfices partagés : pour l‟économie sociale, une entrée en jeu et des valeurs ; pour le
gouvernement, un partenaire économique et une légitimité. Le sommet marque l‟entrée dans l‟arène
politique québécoise de l‟économie sociale35. À partir du sommet, elle devient une réponse à un
problème public, économique et social36.
L‟accord est scellé à travers la dénomination du nouvel acteur, « l‟économie sociale », et sa définition.
Cette rencontre se réalise à travers le dépassement de l‟apparente contradiction entre l‟économie et le
social. L‟économie sociale combine alors l‟idée de production concrète de biens ou de services
(l‟économique) avec l‟idée de rentabilité sociale, qui « s'évalue par la contribution au développement
démocratique, par le soutien d'une citoyenneté active, par la promotion de valeurs et d'initiatives de
prise en charge individuelle et collective ».37 Les organisations d‟économie sociale poursuivent des
objectifs économiques au bénéfice d‟une (ou de la) collectivité. L‟expression « économie sociale »
reproduit donc parfaitement la rencontre des intérêts gouvernementaux (l‟économique) et des acteurs
de l‟économie sociale (le social)38. C‟est, pour reprendre les termes d‟un commentateur, l‟expression
du compromis fondateur de l‟économie sociale39.
1-2 La formulation de l’économie sociale
La signification de l‟expression « économie sociale » va trouver son prolongement dans la définition
de la notion, qui va positionner la dimension entrepreneuriale de l‟organisation d‟économie sociale au
cœur de la formulation québécoise de l‟économie sociale, l‟organisation étant alors caractérisée par
son aspect gestionnaire avant sa dimension sociale.
1-2-1 L’entreprise, fondement de l’économie sociale québécoise
Jacques Defourny et Patrick Develtere considèrent qu‟il y a deux manières d‟appréhender l‟économie
sociale aujourd‟hui, l‟une et l‟autre s‟adressant aux organisations qui la composent : une approche
juridico-institutionnelle, qui consiste « à identifier les principales formes juridiques ou
35
Yvan Comeau, Daniel Turcotte, André Beaudouin, Julie Chartrand-Beauregard, Marie-Eve Harvey, Daniel Maltais, Claudie
Saint-Hilaire, Pierre Simard, L’économie sociale et le sommet socioéconomique de 1996 : le bilan des acteurs sur le terrain,
Nouvelles Pratiques Sociales, 15(2), 2002, p.186-202.
36
Pierre Lascoumes, Patrick Le Galès, Sociologie de l’action publique, Armand Colin, Paris, 2007, notamment p.74 et
suivantes.
37
Et la rentabilité sociale peut aussi s‟évaluer en nombre d‟emplois créés. Voir Osons la solidarité !, rapport du groupe de
travail sur l’économie sociale, Sommet socioéconomique sur l‟emploi, Montréal, 1996.
38
L‟histoire de la dénomination doit certainement être recherchée auprès de Henri Desroche. Celui-ci était en effet convaincu
de la pertinence du choix de l‟économie sociale comme dénomination. Dans son rapport de synthèse du colloque du
CNLAMCA de 1977 (voir l‟introduction du présent document), il faisait état de deux raisons. La première était une allergie à
l‟encontre de la périphrase « à but non lucratif » ; il estimait qu‟il était réducteur de considérer les structures concernées sous
l‟angle des excédents de gestion. La seconde était une profonde empathie envers l‟histoire de l‟économie sociale, incarnée
par Charles Gide auquel Henri Desroche associait Georges Durvitch. Henri Desroche, Pour un traité d’économie sociale,
CIEM, 1983, p. 158. Desroche, plus tard, repris les différentes appellations possibles (à l‟occasion notamment d‟un colloque
à Bruxelles les 16 et 17 novembre 1978), commentant tour à tour l‟économie du non-profit, non marchande, à but non
lucratif, du tiers secteur, les entreprises non conventionnelles, susceptibles de contribuer à un développement alternatif,
économie d‟association, de solidarité ou de service. Malgré les attraits de certaines d‟entre elles, il maintint sa préférence à
l‟économie sociale.
39
Benoît Lévesque, Un siècle et demi d’économie sociale au Québec: plusieurs configurations en présence (1850-2007),
ET0703, CRISES, avril 2007.
12
institutionnelles » concernées (coopératives, mutuelles et associations) ; une approche normative, qui
consiste « à souligner les principes que les entités qui la composent ont en commun ». Conjuguant les
deux, ils en concluent la définition suivante : l‟économie sociale « regroupe les activités économiques
exercées par des sociétés, principalement des coopératives, des mutualités et des associations dont
l‟éthique se traduit par les principes suivants : finalité de service aux membres ou à la collectivité
plutôt que le profit ; autonomie de gestion ; processus de décision démocratique ; primauté des
personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus »40.
1§ La définition de l’économie sociale
Les membres du groupe de travail vont s‟inspirer de cette approche, en privilégiant toutefois les
valeurs au détriment des statuts, s‟éloignant ainsi de Desroche et se rapprochant de Vienney41 et
Laville42 : « pris dans son ensemble, le domaine de l'économie sociale regroupe l'ensemble des
activités et organismes, issus de l'entrepreneuriat collectif, qui s'ordonnent autour des principes et
règles de fonctionnement suivants ;
- l'entreprise de l'économie sociale a pour finalité de servir ses membres ou la collectivité
plutôt que simplement engendrer des profits et viser le rendement financier;
- elle a une autonomie de gestion par rapport à l'état;
- elle intègre dans ses statuts et ses façons de faire un processus de décision démocratique
impliquant usagères et usagers, travailleuses et travailleurs;
- elle défend la primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des
surplus et revenus;
- elle fonde ses activités sur les principes de la participation, de la prise en charge et de la
responsabilité individuelles et collectives »43.
L‟économie sociale ainsi formulée traduit les termes du consensus réalisé lors du Sommet de 1996,
exprimant une convergence idéalisée entre l‟économique (il s‟agit d‟entreprises – les intérêts
gouvernementaux) et le politique (il s‟agit d‟entreprises qui véhiculent une aspiration sociétale – les
intérêts des représentants de l‟économie sociale). La référence à l‟idée d‟entreprise signifie que la
personne morale en question a pour rôle de produire des biens ou des services, et que son existence est
liée à cette production44. Cette entreprise est gérée par un groupe de femmes et d‟hommes et non pas
une société de capitaux. On retrouve l‟idée d‟Henri Desroche de la dualité sémantique de l‟entreprise,
dualité qui va partout caractériser l‟organisation d‟économie sociale : une « entreprise instituée » tout
d‟abord, une personne morale gestionnaire, coopérative, mutuelliste ou associative ; une « entreprise
instituante » ensuite, « globalement, stratégiquement et prospectivement fomentatrice d‟un projet
sectoriel concerté », c'est-à-dire à but non lucratif45.
Cette dualité affirmée et constitutive est le point de départ de ce que certains auteurs ont qualifié de
modèle québécois d‟économie sociale, modèle étant entendu comme « variété particulière définie par
un ensemble ou un arrangement de caractères plus ou moins spécifiques »46. Au-delà des éléments qui
40
Jacques Defourny, Patrick Develtere, Origines et contours de l’économie sociale au Nord et au Sud, in Jacques Defourny,
Patrick Develtere, Bénédicte Fonteneau (Eds), L’économie sociale au Nord et au Sud, De Boeck Université, 1999, p. 33-38.
41
Claude Vienney, L’économie sociale, La Découverte, Paris, 1994.
42
Jean-Louis Laville, L’économie solidaire, une perspective internationale, Hachettes Littératures, Paris, 2007.
43
Osons la solidarité !, rapport du groupe de travail sur l’économie sociale, Sommet socioéconomique sur l‟emploi,
Montréal, octobre 1996.
44
Jacques Moreau, Essai sur une politique de l’économie sociale – du troisième secteur vécu au troisième secteur voulu,
CIEM, Paris, 1982, p.14-15.
45
Henri Desroche, Pour un traité d’économie sociale, CIEM, 1983, p. 158.
46
Louis Côté, Benoît Lévesque, Guy Morneau, L’évolution du modèle québécois de gouvernance : le point de vue des
acteurs, Politique et Sociétés, vol. 26(1), 2007, p.6.
13
qualifient habituellement l‟économie sociale (l‟autonomie par rapport à l‟État, l‟intérêt collectif, la
primauté de l‟humain), le modèle québécois d‟économie sociale va se construire à travers la
conjugaison de deux éléments originaux : le mode de fonctionnement, la notion de prise en charge :
-
l‟entreprise d‟économie sociale au Québec est une entreprise qui fonctionne
démocratiquement, c'est-à-dire qui met en avant l‟idée de participation de tous les acteurs
concernés par l‟entreprise (les salariés, les usagers) à son fonctionnement. Son mode de
gouvernance lui permet donc de se distinguer des autres entreprises47. C‟est un critère qui est
peu en vogue dans la vision anglo-saxonne de l‟économie sociale, selon laquelle seule
l‟entreprise peut décider de son mode de fonctionnement.
-
l‟entreprise d‟économie sociale au Québec met en valeur la notion de prise en charge, tant
individuelle que collective ; l‟entreprise est ainsi un vecteur qui permet aux
publics/collectivités en difficulté de résoudre eux-mêmes leurs problèmes par le biais d‟une
activité économique, les libérant ainsi d‟une dépendance à l‟égard de l‟État. L‟économie
sociale se positionne ainsi comme recours d‟un État-providence en crise. L‟idée
d‟autonomisation est absente des réflexions européennes (notamment Française et Belge), qui
renvoient davantage la prise en charge des publics en difficulté à une mission naturelle de
l‟État.
Le modèle québécois d‟économie sociale ainsi défini est à la conjonction des perceptions européennes
et anglo-saxonnes du troisième secteur, se nourrissant des deux traditions pour inventer un modèle
singulier correspondant à l‟environnement économique et social québécois.
2§ L’opérationnalisation de la définition
Partant de la définition posée et formalisée dès 1996, le gouvernement québécois va progressivement
préciser le périmètre de l‟économie sociale. La mise en exergue originelle de la dimension
entrepreneuriale va se concrétiser par un durcissement des conditions d‟accès au statut d‟entreprise
d‟économie sociale48. Pour être reconnue comme telle et bénéficier des programmes gouvernementaux,
il ne suffit pas que l‟organisation soit une entreprise et corresponde aux critères listés dans la
définition, elle doit en plus être viable financièrement, c‟est-à-dire que la part de sa production dans
ses revenus doit être substantielle. L‟objectif premier de l‟entreprise d‟économie sociale « est de
produire des biens et des services répondant à des besoins économiques et sociaux, individuels et
collectifs. (…) Sa viabilité économique repose principalement sur les revenus autonomes qu‟elle tire
de ses activités de production »49. Cette condition d‟accès est opérationnelle, et reprise au niveau local
par les instances chargées de l‟application des mesures prises en faveur de l‟économie sociale : ainsi,
le fonds de développement des entreprises d‟économie sociale vise les entreprises qui répondent à des
besoins sociaux tout en assurant leur viabilité financière par la vente d‟un produit ou d‟un service.
1-2-2 Une dimension politique diffuse
L‟entreprise de l‟économie sociale est une entreprise dont l‟activité se réalise au bénéfice d‟un intérêt
collectif. Si elle est entreprise, elle est entreprise singulière. Et sa singularité est le fruit de l‟apport des
acteurs de la société civile qui ont accepté le label et la définition de l‟économie sociale. Pour ces
acteurs, l‟économie est un moyen, pas une fin : l‟aspect économique de l‟activité des entreprises de
l‟économie sociale se réalise au bénéfice d‟un projet de transformation sociale, sinon politique.
Pourtant, la définition de l‟économie sociale finalement issue du groupe de travail de 1996 et repris
par les pouvoirs publics ne fait pas mention d‟un tel projet, se contentant de lister des valeurs
47
« Tant par leur finalité que par leur gouvernance,(les entreprises d‟économie sociale) sont naturellement porteuses
d‟aspirations au développement de meilleures pratiques d‟affaires et de gestion », Léopold Beaulieu, président du CIRIEC
Canada, allocation à la Première conférence mondiale de recherche en économie sociale, Victoria, 22-25 octobre 2007.
48
Martine D‟Amours, Procès d’institutionnalisation de l’économie sociale au Québec, Cahiers du LAREPPS, 99-05,
Montréal, décembre 1999, p.15-16.
49
Site Internet du ministère des Affaires municipales, Régions et Occupation du territoire.
14
susceptibles de cristalliser les intentions de l‟économie sociale (la démocratie, la participation,
l‟autonomie, la solidarité), situant ainsi le projet au-dehors du compromis fondateur et, par
conséquent, à la seule disposition de ceux qui se réclament de l‟économie sociale.
1§ Une volonté de transformation sociale
Le discours de l‟économie sociale dépasse le cadre de sa définition pour porter un idéal sociétal
démocratique50. C‟est sur cet idéal que se construit une distinction, pour certains auteurs et praticiens,
entre l‟ancienne économie sociale et la nouvelle économie sociale51, une opposition entre une
économie sociale institutionnalisé, historique (illustrée par la coopération, paradigme du nationalisme
économique) et une économie sociale innovante, contestataire et politique (illustrée par l‟association,
paradigme du socialisme autogestionnaire)52.
-
L’économie sociale au cœur du progrès social progressiste53
Les acteurs qui se réclament de l‟économie sociale inscrivent l‟économie sociale dans une stratégie de
transformation sociale. Cette perspective de transformation vise « la démocratisation et le
développement d‟une économie solidaire, capable de réarticuler sans les confondre projet politique et
développement économique »54. Elle traduit en cela les aspirations des mouvements sociaux présents
dès l‟origine, les syndicats avec l‟idée de démocratie sociale55, et les mouvements féministes, qui
luttent pour une transformation sociale favorable aux femmes. Basée sur un développement local et
durable56, au bénéfice de tous et notamment des exclus, cette dynamique articule une vision sociétale,
l‟économie au service de la collectivité et un investissement de la société civile aux côtés du marché et
de l‟État, au nom d‟un intérêt collectif et d‟une participation à la construction/mise en l‟œuvre de
l‟intérêt général57.
-
L’économie sociale, au nom d’un entrepreneuriat collectif francophone
L‟économie sociale participe à la promotion d‟un entrepreneuriat collectif francophone, héritage du
50
L‟économie sociale est « un lieu de débat sur l‟orientation du développement des sociétés ». Chaire de l‟économie sociale
(UQAM), brochure. Sur son site, la Chaire précise que sa mission est, à terme, « de comprendre ce qui fait cohérence dans la
contribution de l‟économie sociale au renouvellement et à la démocratisation du modèle de développement. L‟économie peut
ainsi être mise au service de la société. »
51
Voir Robert Laplante, L’économie sociale, vieux combats, nouveaux enjeux, L‟action sociale, 2000, p.108-110. Voir aussi
Éric Shragge, Jean-Marc Fontan (eds.), Social Economy. International Debates and Perspectives, Montréal, Black Rose
Books, 2000.
52
Cette opposition, instrumentalisée, invente une frontière manichéenne entre les pragmatiques et les militants. "À force de
vouloir plaire à tous pour pouvoir être sûr d'arriver à réaliser quelque chose de concret, à force de faire de la justice une
patente "pragmatique" et "opérationnelle", l'économie sociale n'aura réussi qu'à condenser en elle toutes les illusions
idéologiques du siècle". Louise Boivin, Mark Fortier (Dir.), L’économie sociale, l’avenir d’une illusion, FIDES, 1998, p.21.
53
De nouveau nous osons, document de positionnement stratégique, le Chantier de l‟économie sociale 2001, Montréal, p.23.
54
Chantier de l‟économie sociale, De nouveau, nous osons, document de positionnement stratégique, 2001, Montréal, p.5.
Voir aussi Marie J. Bouchard, L’économie sociale au Québec, au cœur de l’innovation et des transformations sociales,
Chaire de l’économie sociale, Montréal, mai 2006.
55
« L‟économie sociale est bien plus qu‟un secteur campé quelque part entre l‟économie publique et l‟économie privée, elle
est d‟abord et avant tout un participant à un mouvement de transformation sociale », CSN, communiqué de presse, 17
novembre 2006.
56
La protection de l‟environnement et son corollaire, le développement durable, sont parties intégrantes du discours de
l‟économie sociale au Québec. Voir « L’économie sociale : au cœur de la stratégie gouvernementale de développement
durable », mémoire présenté par le Chantier de l‟économie sociale à la Commission des transports et de l‟environnement, à
l‟occasion d‟une consultation publique portant sur le projet de stratégie gouvernementale de développement durable, octobre
2007.
57
Yves Vaillancourt y voit d‟ailleurs une réelle proximité avec la social-démocratie. Yves Vaillancourt, L’économie sociale
au Québec et au Canada : configurations historiques et enjeux actuels, 09-07, LAREPPS/UQAM, octobre 2008, p.16 et
suivantes.
15
passé58. Elle renvoie à l‟idée de lutte et de résistance, matrice de l‟économie sociale59. Cet élément
contestataire (contre une domination anglophone) est sous-entendu dans les différentes interventions
des représentants de l‟économie sociale ; il n‟apparaît pas dans les publications officielles pour rester
dans une posture partenariale. Cette francophonie participe au processus identitaire de l‟économie
sociale québécoise et permet d‟ailleurs une réelle capillarité de la notion d‟économie sociale,
notamment en Ontario (le caractère linguistique est renforcé par la proximité géographique)60.
-
L’économie sociale, une projection utopique
L‟économie sociale est présentée comme l‟alliance idéale de l‟efficacité économique et du respect de
valeurs collectives et individuelles, et positionnée naturellement en dehors des sphères traditionnelles
du « public » et du « privé »61. « Nous pouvons faire autrement », conclut dans son rapport le groupe
de travail sur l‟économie sociale pour la préparation du sommet socioéconomique sur l‟emploi en
199662. On invente et on innove pour démontrer que les deux voies existantes (les archétypes public et
privé), imparfaits car inaboutis, peuvent être complétées pour le bien de la société globale. Car si la
dimension économique s‟inscrit dans une problématique forcément nationale, le projet politique de
transformation se projette hors des frontières pour adresser un message universaliste et penser une
autre mondialisation63.
2§ Une charge politique aseptisée
La dimension politique de l‟économie sociale est hors champ de la formulation validée par les
pouvoirs publics. L‟économie sociale, qui historiquement a revendiqué un nouveau projet de société
(au XIX° notamment), ne porte plus l‟intention de se substituer au modèle capitaliste en place, elle se
positionne avant tout comme source d‟influence : « L‟économie sociale n‟est pas en soi un nouveau
projet de société. Elle est plutôt une composante, voire une source d‟inspiration. »64. L‟économie
sociale ne se veut ni alternative, ni palliative, ni résiduelle, mais complémentaire : elle n‟est plus en
58
« Si je regarde l‟évolution du Québec, pour moi, le fil conducteur dans le miracle de la survivance de notre peuple
francophone en Amérique du Nord est notre grande capacité de solidarité. Petit à petit, nous avons fait l‟exercice de la
démocratie qui, en fait, témoigne de la volonté que la majorité cesse d‟être dominée par une minorité. Et c‟est ça l‟économie
sociale. C‟est la capacité d‟un peuple de travailler ensemble pour s‟en sortir », affirme Claude Béland, président du
Mouvement Desjardins de 1987 à 2000, cité par Martine Letarte, Le Québec a rendez-vous avec la solidarité, Le Devoir, 16
décembre 2006, p.g4.
59
L‟économie sociale traduit, peut-être toujours, la mise en œuvre de l‟intérêt collectif d‟une minorité dans un environnement
d‟un modèle dominant et contraignant (social, politique et/ou économique).
60
Ainsi, le réseau Économie solidaire de l‟Ontario : « Économie solidaire de l‟Ontario est un lieu de convergence de
l‟économie communautaire et sociale de l‟Ontario qui a la mission de promouvoir le développement économique
communautaire et l‟économie sociale comme partie intégrante d la structure socio-économique de l‟Ontario et, ce faisant, de
faire reconnaître le caractère spécifique et pluriel de l‟économie francophone ». Collectif de l‟économie solidaire de
l‟Ontario, octobre 2004. Voir Rachid Bagaoui, Aperçus de l’économie sociale en Ontario : une modalité spécifique
d’affirmation de la minorité francophone, Recma, n°312, mai 2009, p.89-99.
61
« Les principaux porte-parole de l‟économie sociale et solidaire refusent, généralement, de qualifier leurs entreprises de
« privées ». Ils proposent plutôt une façon de découper la réalité économique en trois composantes : l‟économie publique
(l‟action de l‟État), l‟économie privée (celle des entreprises à but lucratif) et l‟économie sociale (regroupant les entreprises à
propriété collective ou dont la vocation spécifique est de nature sociale) ». Michel Venne, L’autre secteur privé, Le Devoir,
18 décembre 2006, p.a7.
62
Osons la solidarité !, rapport du groupe de travail sur l’économie sociale, Sommet socioéconomique sur l‟emploi,
Montréal, 1996, p.41. Cet appel à l‟altérité semble être une composante essentielle de l‟économie sociale telle que vécue par
ses acteurs ; voir à ce sujet la communication du Conseil des Entreprises, Employeurs et Groupements de l‟Économie Sociale
(CEGES) en France, avec son slogan « Entreprendre autrement ». Voir aussi Danièle Demoustier, L‟économie sociale et
solidaire ; s‟associer pour entreprendre autrement, Syros, Paris, 2001.
63
Nancy Neamtan, Économie sociale et solidaire et « l’autre mondialisation », en préparation du symposium "Citoyenneté et
mondialisation: participation et démocratie dans un contexte de mondialisation", organisé par The Carold Institute for the
Advancement of Citizenship in Social Change, à Langara College, Vancouver, 14-16 juin 2002 ; Nino Garabaghi, Démocrate
et développement, économie sociale et coopération internationale : vers de nouvelles régulations sociales ?, discours devant
la Chaire de recherche du Canada en développement des collectivités (CRDC), invitée par cette organisation dans le cadre de
la Conférence internationale "Le Sud et le Nord dans la mondialisation, quelles alternatives?". Voir aussi Louis Favreau,
L’économie sociale et solidaire : pôle éthique de la mondialisation, programme interdisciplinaire éthique de l‟économie,
secteur des sciences sociales et humaines, Économie et éthique n°4, Unesco, 2003.
64
Appel en faveur d’une économie sociale et solidaire, CIRIEC-Canada, mai 1998.
16
rupture, mais en relation65. Cette aseptisation officielle de l‟économie sociale la rend acceptable
comme partenaire gouvernemental ; elle est cependant quelques fois mal perçue par les acteurs locaux
de l‟économie sociale, qui y voient certes une opportunité pour le développement des pratiques, mais
aussi le risque de leur appauvrissement66. Sont ainsi identifiés trois risques :
-
l‟affaiblissement de la charge politique de l‟économie sociale, héritage de l‟investissement des
mouvements sociaux
Ainsi, certains mouvements féministes témoignent-ils d‟une certaine prudence quant au
bénéfice de l‟économie sociale. « Cinq ans plus tard, on parle plutôt d'économie sociale que
d'un programme d‟infrastructures sociales »67. Si le modèle féministe refuse toute primauté du
marché sur l‟individu, et ne peut que partager l‟idée d‟une économie au service d‟une
communauté, la lecture économique (néolibérale, voire patriarcale pour certain-e-s) des
pouvoirs publics provoque chez les mouvements de femmes une approche contrastée de
l‟économie sociale, intéressante pour certains68, illusoire pour d‟autres69.
-
la fragilisation de la fonction publique
C‟est une crainte véhiculée notamment par certaines centrales syndicales. L‟économie sociale,
telle que formulée depuis 1996, peut incarner une fonction de sous-traitant de l‟État, et initier
le désengagement gouvernemental du financement des services publics et des programmes
sociaux. Mais si cette appréhension subsiste, elle ne traduit pourtant pas un rejet syndical de
l‟apport de l‟économie sociale. De nombreuses résolutions, votées en congrès (à la CSN en
1997, 1999 et 2002 ; à la CSQ en 2000), témoignent de l‟intérêt des centrales pour le secteur.70
-
L‟enfermement de l‟économie sociale dans un paradigme de l‟emploi
Née du Sommet socio-économique de 1996, l‟économie sociale s‟est construite autour du
paradigme de l‟emploi, justifiant ainsi son utilité auprès des pouvoirs publics71. Elle court ainsi
le risque d‟être cantonnée à un rôle de pourvoyeur d‟emplois72, réalisant ainsi la synthèse des
attentes gouvernementales (instrument de lutte contre le chômage) et de certains acteurs de
l‟économie sociale (la promotion de la logique de l‟emploi salarié) au détriment de sa force
politique et de ses intentions sociales73.
65
Alain Amintas, Annie Gouzien, Pascal Perrot (dir.), Les chantiers de l'économie sociale et solidaire, Presses universitaires
de Rennes, 2005, p. 287. Voir aussi José L Monzon Campos, L'économie sociale: troisième secteur d'un système en
mutation, in Jacques Defourny, José L Monzon Campos (Eds), Économie sociale, entre économie capitaliste et économie
publique, De Boeck Université, 1999, p. 17-18.
66
Yves Vaillancourt, François Aubry, Martine D‟Amours, Christian Jetté, Luc Thierault, Louise Tremblay, Économie sociale,
santé et bien-être : la spécificité du modèle québécois au Canada, Cahiers du LAREPPS, 00-01, Montréal, février 2000,
p.24.
67
Document de synthèse de la Fédération des Femmes du Québec, mai 2002.
68
« L‟économie sociale peut-elle contribuer à l‟émergence d‟un projet féministe de société non sexiste et solidaire et, plus
concrètement, peut-elle favoriser une répartition plus équitable des richesses en favorisant l‟accès des femmes aux ressources
socio-économiques, notamment en ce qui touche la création d‟emploi durables et de qualité, et l‟accessibilité à des biens et
services adaptés à leurs besoins ? », Francine Descarries, Christine Corbeil, Le discours du mouvement des femmes sur
l’économie sociale, Actes du colloque « L’économie sociale du point de vue des femmes », LAREPPS et AR-IREF/Relaisfemmes et le centre de formation populaire, Montréal, 3 mai 2001.
69
Diane Lamoureux, La panacée de l’économie sociale : un placébo pour les femmes ?, p.25-53 in Louise Boivin, Mark
Fortier, L‟économie sociale, l‟avenir d‟une illusion, FIDES, 1998. Idée de détournement, de dépossession, Michelle Duval,
Cécile Sabourin, L’économie sociale du point de vue des femmes : bilan d’une démarche de formation, Ateliers de recherche
stratégique sur l‟économie sociale et la lutte contre l‟appauvrissement des femmes, Montréal, 14 septembre 1998, p.19.
70
Muriel Kearney, François Aubry, Louise Tremblay, Yves Vaillancourt, L’économie sociale au Québec : le regard d’acteurs
sociaux, Cahiers du LAREPPS, 04-25, LAREPPS/UQAM, Montréal, mai 2004, p.13.
71
« Le Chantier de l‟économie sociale croit fermement que le gouvernement du Québec doit soutenir les entreprises
d‟économie sociale où il existe actuellement un potentiel de plus de 15 000 emplois ». Énoncé économique du gouvernement
Charest : l’économie sociale doit faire partie des stratégies de développement économique et d’investissement structurants
de l’État, communiqué de presse, Le Chantier de l‟économie sociale, 14 janvier 2009.
72
On retrouve ce prisme en France avec le développement des services à la personne, et son attrait gouvernemental en raison
des perspectives en matière de créations d‟emplois.
73
Voir Martine D‟Amours, économie sociale au Québec – Vers un clivage entre entreprise collective et action
communautaire, mise à jour du cahier de recherche Procès d’institutionnalisation de l’économie sociale au Québec, Cahiers
du LAREPPS, 99-05, Montréal, décembre 1999.
17
DEUXIÈME PARTIE : LA MISE EN SCÈNE DE L’ÉCONOMIE SOCIALE
La mise en place par le gouvernement québécois d‟une politique publique74 dédiée à l‟emploi se
déclenche par une concertation avec les partenaires privés concernés par la démarche. Le Sommet de
1996 est ainsi l‟occasion de confronter les intérêts des uns et des autres et d‟évaluer la possibilité et la
qualité du partenariat entre l‟État et des acteurs de la société civile, sous le regard attentif du patronat75.
Les représentants de l‟économie sociale (le groupe de travail de l‟économie sociale) accepte la
contribution des structures qu‟ils représentent à la politique de l‟emploi, en échange d‟une
reconnaissance de leur apport (et donc de leur utilité).
Est ainsi produit un modèle québécois d‟économie sociale, modèle qui reflète les termes de l‟accord
(la primauté de l‟économique, un bénéfice social), et suscité la création d‟un interlocuteur à même de
contrôler la pérennité du modèle et d‟assurer l‟interface avec les pouvoirs publics.
2-1 L’incarnation de l’économie sociale
Lors du Sommet, le groupe de travail de l‟économie sociale a l‟occasion de faire un certain nombre de
recommandations dans son rapport, au-delà de ses propositions en matière d‟emploi. Il consacre ainsi
sa conclusion à « l‟après-sommet » : le groupe considère que le travail réalisé pour le sommet initie
une dynamique qu‟il convient d‟alimenter.
2-1-1 La constitution d’un groupe d’intérêt
Le gouvernement québécois ayant identifié puis consacré l‟économie sociale, il doit s‟assurer que le
nouvel acteur dispose d‟une représentation ; celle-ci, avec l‟investissement des acteurs concernés, va
se traduire par la mise en place d‟un groupe d‟intérêt dont la fonction première sera de promouvoir
l‟économie sociale.
1§ Une filiation gouvernementale
Soulignant la « synergie qui s‟est créée au sein des divers comités de travail entre des acteurs de
régions, de milieux et de secteurs privés », le groupe de travail recommande la mise en place d‟une
structure de suivi du chantier de l‟économie sociale, pour dans un premier temps une période de deux
ans.
« Cette structure légère aura le mandat suivant :
-
poursuivre le travail visant la reconnaissance et le développement de l‟économie sociale ;
-
assurer le suivi du plan d‟action déposé à l‟occasion du Sommet ;
-
assurer que les enjeux reliés au développement de l‟économie sociale soient pris en compte
dans toute démarche de régionalisation ou de décentralisation menée par le Gouvernement du
Québec 76».
L‟État agrée la poursuite de l‟expérience du groupe de travail de l‟économie sociale, suivant la feuille
de route proposée. Le groupe de travail est reconduit dans sa configuration pour deux ans ; il devient
74
Entendue comme « intervention d‟une autorité investie de puissance publique et de légitimité gouvernementale sur un
domaine spécifique de la société ou du territoire ». Jean-Claude Thoenig, article Politique publique, p.328 in Laurie
Boussaguet, Sophie Jacquot, Pauline Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Presses de la fondation nationale
des sciences politiques, Paris, 2006, p.328-335.
75
« Les membres du groupe de travail sur l‟économie sociale ont développé des alliances aussi prometteuses que surprenantes
avec le secteur privé », Le Sommet sur l’économie et l’emploi : une grande semaine pour le Québec, pour l’emploi, pour
l’avenir, Communiqué du premier ministre, 1er novembre 1996.
76
Osons la solidarité – rapport du groupe de travail sur l’économie sociale, octobre 1996, p.37. La structure de suivi aurait
les caractéristiques suivantes : une durée de vie de deux ans ; un comité d‟orientation représentatif ; un comité facilitateur
composé de représentants ministériels ; un budget mixte privé/public ; un rattachement au Conseil exécutif.
18
alors une structure qui survit à la situation qui l‟a généré (le Sommet) pour exister en tant que tel et
traduire réellement son appellation. En 1999, le Chantier de l‟économie sociale, appellation qui
désigne le groupe de travail, devient une Organisation à But Non Lucratif. « En d‟autres mots, nous
avons pris au pied de la lettre notre appellation de “chantier”. Nous sommes devenus un vrai chantier :
un lieu où l‟on bâtit des choses concrètes, tangibles avec les outils qui étaient à notre disposition. Pour
construire notre édifice, nous avons fait appel aux gens qui avaient de l‟expérience sur les terrains de
construction d‟économie sociale ; des développeurs, des bâtisseurs qui y ont vu une opportunité de
développer des idées qui étaient, pour la plupart, déjà sur la table à dessin». 77 Le Chantier, mis en
place par le gouvernement pour les besoins du Sommet, devient ainsi une structure pérenne dont le
mandat est de promouvoir l‟économie sociale dans le respect du cadre posé lors du Sommet. Le
gouvernement québécois ne se contente donc pas d‟accepter dans l‟arène politique la présence
d‟acteurs se réclamant de l‟économie sociale, il les réunit dans un groupe de travail et les convie au
processus de production politique en accordant au groupe la faculté de s‟exprimer et d‟agir au nom
d‟un secteur nouvellement délimité, l‟économie sociale. Le groupe de travail dépasse la simple
condition d‟agrégat ou de mouvement : il existe en tant que groupe organisé78. Pour reprendre Jean
Meynaud, l‟octroi de la qualité de groupe est subordonné à l‟existence de trois facteurs : un réseau de
relations se développant selon un modèle reconnu ou encore la survenance d‟une stabilisation des
rapports entre les membres ; un sentiment d‟appartenance donnant aux adhérents l‟impression de
former une collectivité vis-à-vis de ceux qui restent à l‟extérieur ; une communauté de dessein
représentant normalement le point de stabilisation79. Ces trois facteurs se retrouvent dans la mise en
place par le Chantier de l‟économie sociale d‟un fonctionnement dédié à l‟exercice de ses
missions (des instances, des procédures de travail, des personnes ressources), même si la nouveauté de
sa structuration implique une forte personnalisation de l‟exercice du pouvoir et de la prise de
décision80.
Ce statut conféré implique une double signification identitaire:
-
le Chantier de l‟économie sociale a comme principale mission la promotion de l‟économie
sociale
Cette mission de promotion en vient à positionner l‟ancien groupe de travail en groupe d‟intérêt,
entendu comme « entité qui cherche à représenter les intérêts d'une section spécifique de la société
77
Nancy Neamtan, Le chantier de l’économie sociale : un bilan, p.159, in Diane-Gabrielle Tremblay (Dir.), Objectif plein
emploi, le marché, la social-démocratie ou l’économie sociale ?, Presses de l‟Université du Québec, Sainte Foy, 1998.
78
Pour le mode de fonctionnement d‟un groupe organisé, James Q. Wilson, Political organizations, Princeton University
Press, Princeton, New Jersey, 1995. Voir aussi Michel Crozier, Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Éditions du seuil,
Paris, 1977, notamment p.45 et p.164 note 1.
79
Jean Meynaud, Nouvelles études sur les groupes de pression en France, Armand Colin, Paris, 1962, p.3-4. Voir aussi
Boltanski pour le groupe perçu comme un regroupement perpétuellement retravaillé. Luc Boltanski, Les cadres, Minuit,
Paris, 1982.
80
Pour illustrer le propos : Kathleen Lévesque, OPA en économie sociale, Le Devoir, 17 mars 2006, p.a1. Sous-titré : « Pour
asseoir son autorité, Nancy Neamtan tente de prendre le contrôle du Réseau d‟investissement social du Québec ». Était
notamment contesté le rôle prépondérant joué par le Chantier dans la gestion du Réseau d‟investissement social du Québec
(RISQ), bénéficiant de l‟ambivalence de Nancy Neamtan, PDG du Chantier et présidente du conseil d‟administration du
RISQ. Puis par le même auteur Le chantier de l’économie sociale réplique à ses détracteurs, Le Devoir, 21 mars 2006, p.a6.
À ces deux articles répondent les membres du comité exécutif du Chantier de l‟économie sociale, Libre opinion : pas d’OPA
en économie sociale, Le devoir, 24 mars 2006, p.a6. Réplique de l‟auteur : « Le chantier remet en question mon
professionnalisme. (…) Vous parlez de valeurs de démocratie et de transparence. Tant mieux. C‟est dans cet esprit que j‟ai
révélé la crise que vous vivez. Ne vous en déplaise, il n‟existe aucune icône dans notre société qui ne puisse faire l‟objet de
critiques. Tout comme les politiciens que vous fréquentez, quiconque a une charge publique ou, dans ce cas-ci, gère des
fonds publics, qu‟il soit de gauche ou de droite, peut voir son travail expliqué à la population ». Ultime séquelle ( ?), par le
même auteur, Près de 53 millions pour développer l’économie sociale, Le Devoir, 23 novembre 2006, p.a2. Le Chantier de
l‟économie sociale s‟était assuré le contrôle d‟une fiducie de l‟économie sociale dotée de 53 millions de dollars, avec 5 sièges
d‟administrateurs sur 7. Disposant finalement de 4 sièges sur 9, sa situation amène un commentaire d‟une source anonyme :
« la vision de propriétaire du chantier en prend pour son rhume ».
19
dans l'espace public »81.
-
le Chantier de l‟économie sociale est reconnu comme représentatif de l‟économie sociale
Le gouvernement québécois reconnaît en ce nouveau groupe l‟interlocuteur unique susceptible de
représenter, c'est-à-dire de s‟exprimer et d‟agir au nom de l‟ensemble des acteurs de l‟économie
sociale82.
Au-delà de l‟attrait pour les pouvoirs publics d‟identifier un interlocuteur unique, cette représentativité
accordée est justifiée par le fait que le Chantier de l‟économie sociale se présente comme une structure
fédérative, porte-parole car composée des différentes familles des acteurs qui se réclament de
l‟économie sociale (c'est-à-dire qui acceptent sa définition originelle).
2§ Une structure fédérative
Le Sommet de 1996 a agrégé un certain nombre d‟acteurs de la société civile, déjà identifiés par le
gouvernement comme possibles partenaires. Ces acteurs, qui ont répondu positivement à l‟invitation
gouvernementale, se sont retrouvés dans un cadre de travail collectif qui a renforcé leur proximité
préalable. Chaque membre du groupe de travail représentait dans le groupe une famille ou un secteur
d‟activité ; cette diversité s‟est naturellement prolongée lors de la transformation du groupe en une
structure pérenne. Le Chantier est ainsi devenu le point de convergence des acteurs concernés par
l‟économie sociale : une fédération, entendue comme le regroupement de plusieurs entités sous une
même autorité83. Le rôle fédérateur implique un positionnement absolu du Chantier de l‟économie
sociale, une équation simple : la représentation de l‟économie sociale se réalise par et uniquement par
le Chantier de l‟économie sociale, seul à même d‟incarner un modèle qu‟il a inventé et dont il porte le
nom. La simplicité de l‟équation renvoie ainsi au pouvoir de définition accordé au groupe de travail de
l‟économie sociale, futur chantier. Si l‟objectif du regroupement est la promotion en commun d‟une
vision de la société, l‟objectif de la structuration est d‟en assurer la pérennité. Pour cela, il faut être
« un », il ne faut être « qu‟un ». La logique de fédération est une logique d‟unification, sinon
d‟uniformisation. La fédération est une structure normative.
Le Chantier de l‟économie sociale décrète alors le label « économie sociale »84, ce qui fait partie (rôle
d‟agrégation : « nous ») de ce qui doit être exclut (rôle d‟exclusion : « eux »), classifiant les acteurs85
et partitionnant son environnement en fonction de l‟environnement ou des interlocuteurs. La
fédération :
-
réunit et doit agréger des convergences en résistant aux différences ; elle n‟existe que si la
81
Emiliano Grossman, Sabine Saurugger, Les groupes d'intérêt, action collective et stratégies de représentation, Armand
Colin, Paris, 2006, p. 11. Pour le commissaire au Lobbyisme du Québec, les groupes d‟intérêt sont « les organisations qui
partagent des caractéristiques et des intérêts communs, d‟une part, et qui sont actifs dans les processus administratif et
politique en vue d‟avoir un impact, notamment sur les politiques publiques, d‟autre part . » André C. Côté, Commissaire au
lobbyisme du Québec, avec la collaboration d‟Émilie Giguère et de Danielle Parent, Comment envisager la démocratie sans
les groupes d’intérêts?, intervention au Colloque de la Société québécoise de science politique Université Laval, le 24 mai
2007. Une vision plus étroite, le groupe « défini comme une organisation constituée qui cherche à influencer les pouvoirs
publics dans un sens favorable à son intérêt », renvoie à l‟idée de groupe de pression, l‟objectif n‟étant plus la représentation
(l‟accès au débat), mais la pression (l‟accès au pouvoir).
82
« La représentativité est une capacité à dire sans encourir de démenti (du groupe servant de fondement ou plutôt de
l‟ensemble des agents faisant parler cette « base » ou en parlant) ou à fournir la preuve positive de l‟assentiment des
représentés ». Michel Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêt, Montchrestien, Paris, 1998, p.73.
83
On retrouvera aux côtés du terme « fédération » les expressions anglophones de « peak » ou « umbrella organization ». Le
Chantier de l‟économie sociale se présente souvent comme le réseau des réseaux de l‟économie sociale. A voir, dans le même
ordre d‟idée, l‟utilisation par Meynaud de l‟expression « groupe de superposition ». Jean Meynaud, Nouvelles études sur les
groupes de pression en France, Armand Colin, Paris, 1962, p.75.
84
Pour afficher les valeurs de l‟économie sociale, le Chantier de l‟économie sociale crée « valeurs ajoutées, un emblème pour
l‟économie sociale ». Et précise : « l‟économie sociale, ça parle d‟argent et de valeurs humaines ».
85
Sur le rôle de la classification par une institution, voir Mary Douglas, Comment pensent les institutions, La
Découverte/MAUSS, Paris, 1999, p.77 et suivantes (« Ressemblance et classification »).
20
force centripète est plus importante que la force centrifuge.
-
Elle centralise pour intérioriser et limiter le conflit, offrant à l‟extérieur l‟image d‟une unité
attendue.
Elle fonde ainsi son identité à travers ces tensions86. Ce faisant, la fédération doit remplir deux
exigences apparemment contradictoires de la part de ses membres : le besoin ou le désir qu‟ils
éprouvent de s‟associer et le besoin ou le désir de rester indépendant dans l‟unité primaire. L‟intérêt
d‟être membre du Chantier de l‟économie sociale (partage de ressources, accès au jeu politique, force
du portage collectif de revendications) doit dépasser celui de rester hors du réseau (maîtrise de la
stratégie et de la communication). Le mode de fonctionnement de la structure fédérale doit prendre en
compte cette dimension : il faut respecter le principe de subsidiarité (se fait au niveau de la fédération
tout ce qui ne se fait pas au niveau des membres) et accepter une expression publique de ses
composantes.
2-1-2 L’institutionnalisation des relations entre le gouvernement et l’économie sociale
On peut entendre l‟idée d‟institutionnalisation comme un processus de codification des règles par les
acteurs87. Ce processus a débuté en 1996 avec la définition de l‟économie sociale réalisée lors du
Sommet. Elle consacre alors la détermination du périmètre dans lequel va s‟exercer la relation ; les
rôles sont déjà esquissés, les intérêts identifiés, le partenariat entériné. Dans cette relation, les acteurs
œuvrent pour se montrer indispensables : le groupe d‟intérêt exhibe ses capacités d‟expertise et de
relais88, le gouvernement89 permet l‟accès à la prise de décision et l‟obtention d‟avantages individuels
et collectifs. Les uns et les autres s‟accordent sur les règles du jeu et les enjeux de la relation, les
normes ainsi posées façonnant à leur tour les acteurs.
Mais l‟institutionnalisation résulte de processus qu‟on ne saurait réduire à la production de dispositifs
et de texte, voire à l‟adoption d‟un vocabulaire nouveau et commun. Elle officialise et donne en
modèle des pratiques et des savoir-faire d‟échanges entre acteurs : l‟institutionnalisation est
institutionnalisation des jeux de relation entre les acteurs, c'est-à-dire la ritualisation de pratiques par
lesquelles des acteurs interdépendants se légitiment réciproquement et garantissent la pérennité et
l‟exclusivité de la relation. Se met ainsi en place un système d‟action organisé, ou réseau de politique
publique stabilisé90, dont l‟objectif est la structuration de la gouvernance de l‟économie sociale
québécoise.
1§ Une mise en place progressive d’institutions dédiées à l’économie sociale
Le Chantier de l‟économie sociale, né de la rencontre d‟intérêts gouvernementaux et de la mobilisation
de mouvements sociaux, devient un groupe d‟intérêt qui se structure pour s‟adapter aux demandes des
86
Les recherches sur la notion d‟identité permettent d‟éclairer les paradoxes d‟une fédération. « L‟identité est le résultat d'une
identification contingente (une vision nominaliste, par opposition à essentialiste). C'est le résultat d'une double opération
langagière: différentiation et généralisation. La première est celle qui vis à définir la différence, ce qui fait la singularité de
quelque chose ou de quelqu'un par rapport à quelqu'un ou quelque chose d'autre: l'identité, c'est la différence. La seconde est
celle qui cherche à définir le point commun à une classe d'éléments tous différents d'un même autre: l'identité c'est
l'appartenance commune. Ces deux opérations sont à l'origine du paradoxe de l'identité: ce qu'il y a d'unique est ce qui est
partagé. Ce paradoxe ne peut être levé tant qu'on ne prend pas en compte l'élément commun aux deux opérations:
l'identification de et par l'autre. Il n'y a pas, dans cette perspective, d'identité sans altérité". Claude Dubar, La crise des
identités ; l’interprétation d’une mutation, PUF, Paris, 2001, p.3.
87
Martine D‟Amours, Procès d’institutionnalisation de l’économie sociale au Québec, Cahiers du LAREPPS, 99-05,
Montréal, décembre 1999, p.3.
88
Paul A. Pross, Pressure Groups : Talking Chameleons, in Michael S. Whittington et Glen Williams (dir.), Canadian
Politics in the 1990, Nelson Canada, Toronto, 1995, p. 270.
89
Terme volontairement générique. Pour plus de précisions sur le choix des mots en matière de gouvernement et d‟État, voir
Pierre Issalys, Denis Lemieux, L’action gouvernementale – Précis de droit des institutions administratives, 3° édition, Yvon
Blais, Cowansville, 2009, p.1 et suivantes.
90
Jacques Lagroye, Sociologie politique, Presses de Scienc po/Dalloz, Paris, 1997, p.535-537.
21
pouvoirs publics, tout comme ces derniers vont répondre à cette attention en mettant en place des
instances à même d‟organiser les échanges. Cette mise en place d‟instances consacre un processus
d‟institutionnalisation de l‟économie sociale en tant que telle, c'est-à-dire qui existe au-delà de ses
composantes. En 2003, l‟économie sociale est placée sous la responsabilité du ministre de l‟économie
et de la recherche, soulignant sa dimension économique. A partir de 2007, c‟est la ministre des affaires
municipales et Régions qui assure cette responsabilité, traduisant un autre paradigme, davantage
tourné vers le local et le communautaire. « Le ministère des affaires municipales et des régions est
responsable d‟élaborer les orientations et les stratégies gouvernementales favorisant le développement
de l‟économie sociale et d‟en assurer la mise en œuvre. Il assure de ce fait les relations avec le
Chantier de l‟économie sociale, une organisation autonome ayant comme principaux mandats la
promotion et le développement de l‟économie sociale au Québec »91. La formalisation des rapports
s‟effectue cependant sans direction administrative dédiée à l‟économie sociale, alors qu‟il existe une
direction des coopératives (qui dépend de la direction générale des politiques et des sociétés d‟État,
sous l‟autorité du ministre du développement économique, innovation et exportation) et un Secrétariat
à l‟action communautaire autonome et aux initiatives sociales (qui dépend du ministre de l‟emploi et
de la solidarité sociale). La spécialisation fonctionnelle de l‟administration n‟est pas encore aboutie, et
l‟économie sociale ne bénéficie pas encore d‟instances consolidées favorisant l‟accès continuel et sans
formalité92. Au contraire, les acteurs de l‟économie sociale et leurs représentants font face à une vaste
gamme d‟intervenants gouvernementaux dans les administrations locales et provinciales93.
2§ Un plan d’action consacré à l’économie sociale
Les acteurs de l‟économie sociale vont chercher à arrimer l‟économie sociale dans l‟avenir, en
dépassant sa seule définition, considérée alors comme un simple point de départ, pour s‟atteler à la
conceptualiser. Il ne s‟agit plus de poser les limites cartographiques de l‟économie sociale, mais de lui
construire une identité. « Parallèlement à (l)‟approche pragmatique très légitime, il y a lieu
d‟entreprendre une réflexion prospective sur l‟économie sociale de demain pour le Québec », énonce
dans un plan d‟action gouvernemental dédié à l‟économie sociale le ministère des Affaires
municipales et des Régions, affirmant qu‟« il faut s‟interroger sur ce qu‟on entend par économie
sociale au Québec »94. Ce plan d‟action, présenté en novembre 2008 par les ministres des Affaires
municipales et des régions, du Développement économique, de l‟innovation et de l‟exportation et des
Affaires intergouvernementales canadiennes et des Affaires autochtones, réaffirme et valide les termes
du partenariat entre le gouvernement et les représentants de l‟économie sociale, soulignant les rôles et
les intérêts de chacun. Le Chantier de l‟économie sociale salue ainsi « l'adoption de ce plan d'action
qui ouvre une nouvelle ère de collaboration entre l'État québécois et les acteurs de l'économie
sociale »95.
Le plan livre la stratégie gouvernementale : « Grâce à ce plan d‟action, les entreprises d‟économie
sociale pourront compter sur l‟appui du gouvernement du Québec pour créer des partenariats et mettre
91
La ministre Nathalie Normandeau souligne la contribution importante du secteur de l’économie sociale dans le
développement des régions du Québec, communiqué de presse, Ministère des Affaires Municipales et des Régions, 10
décembre 2007.
92
Henry W. Erhmann, Les groupes d’intérêt et la bureaucratie dans les démocraties occidentales, Revue Française de
Science Politique, 11(3), 1961, p.546.
93
« Une collectivité qui s'organise, qui rassemble des patrons, des syndicats et des groupes communautaires qui décident de
prendre des initiatives à la fois économiques et sociales, qui doit s'en occuper? Quel ministère? Doit-on les prendre au sérieux
parce qu'il s'agit d'initiatives économiques ou les regarder avec un certain paternalisme parce qu'il s'agit de "sociaux"? ».
Nancy Neamtan, Que le vrai débat commence, p.219 in Yves Balanger, Robert Comeau, Céline Métivier (dir.), La
révolution tranquille, 40 ans plus tard : un bilan, VLB Éditeur, Montréal, 2000, p.215-221.
94
Economie sociale, Pour des communautés plus solidaires, Plan d‟action gouvernemental pour l‟entrepreneuriat collectif,
ministère des Affaires municipales et des Régions, Gouvernement du Québec, 2008, p.23.
95
Le Chantier de l’économie sociale accueille avec enthousiasme le Plan d’action en économie sociale du gouvernement du
Québec, communiqué de presse, Chantier de l‟économie sociale, 2 novembre 2008. Le communiqué souligne, en sous-titre, la
reconnaissance gouvernementale : « Le Québec devient un des rares endroits au monde à reconnaître pleinement la
contribution exceptionnelle de l‟économie sociale dans toute sa diversité au développement socioéconomique ».
22
leurs ressources en commun, de façon à améliorer leur performance et offrir de meilleurs services »96.
Le plan prévoit pour ce faire un certain nombre de dispositions financières en direction de l‟économie
sociale et de ses acteurs (les entreprises, les publics, les représentants). Mais au-delà de la description
des différents dispositifs et des chiffres annoncés, le document met en exergue le nécessaire
investissement dans la recherche sur l‟économie sociale. Sur les six principes fondamentaux listés
dans les actions stratégiques, trois concernent directement une meilleure connaissance/représentation
de l‟économie sociale : l‟établissement d‟un portrait statistique de l‟économie sociale au Québec ; le
développement de la recherche portant sur l‟économie sociale ; la révision du statut juridique des
organismes à but non-lucratif. L‟objectif de cet effort est clair : il convient d‟assurer le périmètre mis
en place lors de la définition de l‟économie sociale en 1996, en articulant connaissance pratique des
entreprises comprises dans le périmètre (le portrait statistique), réflexion sur le statut juridique et le
développement de la recherche. « À titre de responsable de la coordination de l‟action
gouvernementale en économie sociale, le MAMR entend entreprendre, avec l‟ensemble des acteurs de
l‟économie sociale, une réflexion prospective qui devrait permettre non seulement de répondre à toutes
ces questions, mais aussi de dessiner les contours de l‟avenir de l‟économie sociale au Québec »97.
Cette démarche répond à la dynamique de recherche entreprise par les représentants de l‟économie
sociale sur le rôle de l‟économie sociale, son utilité et sa pertinence dans l‟environnement économique
et politique, et donc sa contribution sur son utilité économique et son pouvoir de transformation98.
2-2 La promotion de l’économie sociale
Le Chantier de l‟économie sociale, en tant que groupe d‟intérêt, se fixe pour mission de « promouvoir
l‟économie sociale comme partie intégrante de la structure socio-économique du Québec et ce faisant,
de faire reconnaître le caractère pluriel de notre économie »99. A cette fin, il peut faire valoir
l‟exclusivité accordée par le gouvernement pour s‟exprimer « au nom » de tous les acteurs de
l‟économie sociale, pour parler « au nom » de l‟économie sociale100.
2-2-1 L’expression d’une hégémonie
Le Chantier de l‟économie sociale tient la légitimité et l‟exclusivité de sa représentation autant de sa
nature fédérative que de sa filiation gouvernementale. A ce double titre, il lui appartient de dire
l‟économie sociale pour la faire exister dans les termes issus du Sommet de 1996. L‟exclusivité
accordée au Chantier de l‟économie sociale par les pouvoirs publics lui confère une parole définitive
s‟imposant à tous les acteurs concernés par les activités visées.
Conscients de la réalité de la résistance à son exclusivité, les dirigeants du Chantier de l‟économie
sociale modulent leur discours. « Le Chantier de l‟économie sociale ne vise pas à prendre la place
d‟aucune organisation ni à englober tout le monde dans un projet unique. A la fois simple et complexe,
son ambition est de continuer à poser les enjeux, et à faire converger les forces des parties prenantes
en vue d‟une véritable démocratisation sociale et économique »101. Malgré cette modération, deux
acteurs, susceptibles d‟être inclus dans le champ de l‟économie sociale, peuvent faire valoir des
arguments pour contester la représentation en leur nom du Chantier de l‟économie sociale ; tous deux
partagent une proximité avec l‟économie sociale, mais bénéficient d‟une audience gouvernementale
dédiée. Tous deux, forts d‟une histoire qui fait défaut à la jeune économie sociale, peuvent revendiquer
96
Economie sociale, Pour des communautés plus solidaires, Plan d‟action gouvernemental pour l‟entrepreneuriat collectif,
ministère des Affaires municipales et des Régions, Gouvernement du Québec, 2008, p.iii.
97
Economie sociale, Pour des communautés plus solidaires, Plan d‟action gouvernemental pour l‟entrepreneuriat collectif,
ministère des Affaires municipales et des Régions, Gouvernement du Québec, 2008, p.23.
98
Rapport de synthèse des travaux préparatoires : le Québec affiche ses valeurs, Sommet de l‟économie sociale et solidaire,
automne 2008, p.19.
99
Site Internet du Chantier de l‟économie sociale.
100
Pour reprendre Pross, « To have a say, you need a voice ». A. P. Pross, Groups Politics and Public Policy, Oxford
University Press, Toronto, 1992, notamment le chapitre 3 p.48 et suivantes.
101
Oser la solidarité, l’innovation au cœur de l’économie québécoise, supplément de l‟Annuaire du Québec, FIDES, 2008,
p.86.
23
une autre conception de l‟entreprise collective. Et tous deux disposent d‟organisations qui les
représentent et défendent leurs intérêts.
1§ La coopération
Les coopératives et mutuelles témoignent au Québec d‟une importante insertion historique dans
l‟économie de marché (conséquence notamment du nationalisme québécois). Ils sont représentés par le
Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM), qui «défend les intérêts de l'ensemble
du mouvement coopératif québécois »102. Le CQCM dispose de relais gouvernementaux spécifiques
(direction des coopératives, qui dépend de la Direction générale des politiques et des sociétés d‟État –
ministère du développement économique, innovation et exportation) au service de la singularité des
coopératives et des mutuelles. Ces relais constituent des lieux d‟échange privilégiés pour les acteurs et
sont la base de réseaux politiques dédiés aux intérêts coopératifs et mutualistes et aux politiques
publiques qui les concernent. A ce titre, le CQCM ne peut adhérer à la vision globalisante d‟une
économie sociale qui aurait vocation à intégrer les coopératives et les mutuelles dans son périmètre
d‟intervention. Car si celles-ci sont des composantes historiques et fondatrices de l‟économie sociale,
elles ont depuis développé une identité propre, distincte de celle de la famille associative. Cet héritage
commun se retrouve certes dans les valeurs prônées par les représentants de l‟économie sociale : « Les
coopératives sont fondées sur le même tronc commun de valeurs qui constituent le cœur de la
philosophie de l‟économie sociale », affirme ainsi Majella St-Pierre, président du CQCM en 1999103.
Mais cette proximité ne conduit pas selon les représentants coopératifs à une assimilation. Pour le
CQCM, groupe d‟intérêt, l‟enjeu se situe alors dans le respect de l‟identité des uns et des autres et dans
leur articulation : « L‟économie sociale est là pour rester. Ce qui est véritablement en jeu au Québec,
c‟est sa place dans la société de demain. Celle-ci sera fonction de la cohésion des partenaires qui s‟en
reconnaissent malgré leurs différences »104. Le représentant de la coopération et de la mutualité se
positionne donc aux côtés du Chantier de l‟économie sociale dans un rôle de partenaire/concurrent, au
gré des enjeux105 : « Au nom du Conseil, je tiens à réitérer notre engagement à créer des passerelles
avec le Chantier de l‟économie sociale dans le but d‟un meilleur épanouissement de nos
organisations »106.
Il convient par ailleurs de signaler la spécificité du mouvement des caisses Desjardins, le plus grand
groupe financier coopératif au Canada, et un des symboles de la réussite québécoise. Son statut le
renvoie au secteur de la coopération, et donc à une proximité avec l‟économie sociale, mais son
histoire et son aura lui entretiennent un positionnement unique107. Son credo « Produire une richesse
qui ne se fasse pas au détriment des autres »108 le place à la croisée du secteur privé « traditionnel »
(lucratif) et du troisième secteur (terme volontairement générique). Son activité le situe en effet dans
un environnement concurrentiel, et le contraint à employer tous les outils financiers et juridiques à la
disposition de ses concurrents lucratifs. Il développe à ce titre une imposante activité non coopérative
(holding et filiales), croissante à l‟ère de la mondialisation, qui le tient éloigné de la réalité et des
102
Site Internet du CQCM.
L’économie sociale, un point de vue coopératif, Majella St-Pierre, 6 mai 1999, intervention reproduite sur le site Internet
du CQCM., p.7.
104
L’économie sociale, un point de vue coopératif, Majella St-Pierre, 6 mai 1999, intervention reproduite sur le site Internet
du CQCM, p.10.
105
Voir l‟ouvrage de Louis Favreau, Entreprises collectives, les enjeux sociopolitiques et territoriaux de la coopération et de
l’économie sociale, Presses de l‟Université du Québec, Sainte Foix, 2008, notamment le duel CQCM/Chantier de l‟économie
sociale p.151 et suivantes.
106
Déclaration du président du conseil d‟administration du CQCM, M. Rouleau, cité dans Somme sur l’économie sociale et
solidaire – Plus de 25 engagements du mouvement coopératif et mutualiste, communiqué de présse, CQCM, 17 novembre
2006.
107
« L‟économie sociale fait partie d‟une longue tradition au Québec. On a qu‟à penser à l‟importance qu‟a eu le Mouvement
coopératif Desjardins dans le développement du Québec et de ses régions ». Allocution du Premier ministre du Québec Jean
Charest, à l‟occasion du Sommet de l‟économie sociale et solidaire, Montréal, le 16 novembre 2006.
108
Ernesto Molina, André Martin, Michel Lafleur, Desjardins : un dirigeant à la hauteur de l’idéal coopératif, Le Devoir, 13
mars 2008.
103
24
attentes de l‟économie sociale. En revanche, son histoire (le réseau des caisses) et ses valeurs 109 lui
autorisent une proximité bienveillante à l‟égard de ce secteur. Il hébergera ainsi longtemps le Chantier
de l‟économie sociale, lui cédant ensuite pour une somme symbolique les locaux qu‟il occupe
actuellement. Dans le même esprit, l‟un des porte-parole du sommet de l‟économie sociale et solidaire
de 2006 est Clément Guimond, coordonnateur général de la Caisse d‟économie solidaire Desjardins.
2§ Le communautaire
« Il nous faut retenir que cette "reconnaissance" du secteur de l‟économie sociale, par l‟État québécois,
s‟est concrétisée dans la même période que la mise en œuvre de la stratégie d‟obtention du déficit zéro
qui, elle, n‟avait rien de particulièrement progressiste pour l‟ensemble de la société québécoise. Nous
ne voulons pas insinuer qu‟il y a eu connivence entre les stratégies de l‟État et les leaders de
l‟économie sociale, mais à l‟évidence des choix importants se sont faits de part et d‟autre à ce moment
là »110. Cette phrase lapidaire résume le sentiment des milieux communautaires autonomes à l‟endroit
de l‟économie sociale et de ses représentants. Le secteur communautaire se considère dans une logique
proche de l‟économie sociale, mais dans une démarche davantage axée sur le développement local (le
territoire) que sur la production de richesse (l‟entreprise). «Est-il souhaitable que s‟opère à tout prix un
glissement vers une culture entrepreneuriale (comment devenir rentable) qui pourrait entrainer une
perte des façons de faire propre au communautaire ? »111. Les pouvoirs publics organisent eux-mêmes
la frontière entre le communautaire et l‟économie sociale. En 1997, la politique de soutien au
développement local et régional dissocie les entreprises d'économie sociale qui appartiennent aux
marchés stables et les groupes communautaires. « The community movement demanded that
autonomous community action be clearly distinguished from the social economy in order to keep the
funding that the State earmarked for popular education and the defence of social rights. (…) More
fundamentally, these actors feared that by becoming involved in activities that were heavily
entrepreneurial, they might be forced to contribute to the marketisation of daily life (which they
opposed)112. En 2001, le Comité ministériel du développement social situe l'entreprise d'économie
sociale dans le secteur marchand : elle revêt un caractère entrepreneurial qui s'articule autour d'une
finalité sociale. Sa viabilité économique repose principalement sur les revenus autonomes qu'elle tire
de ses activités marchandes auprès de consommateurs privés ou publics, ce qui n‟est pas le cas de
l‟organisme communautaire, qui a besoin de subventions gouvernementales pour mener à bien ses
missions113.
109
« Notre mission
Contribuer au mieux-être économique et social des personnes et des collectivités dans les limites compatibles de notre champ
d'action :
- en développant un réseau coopératif intégré de services financiers sécuritaires et rentables, sur une base permanente,
propriété des membres et administré par eux, et un réseau d'entreprises financières complémentaires, à rendement
concurrentiel et contrôlé par eux;
- en faisant l'éducation à la démocratie, à l'économie, à la solidarité et à la responsabilité individuelle et collective,
particulièrement auprès de nos membres, de nos dirigeants et de nos employés.
Nos valeurs
Les valeurs fondamentales des coopératives :
La prise en charge et la responsabilité personnelles et mutuelles, la démocratie,
l'égalité, l'équité et la solidarité. Fidèles à l'esprit des fondateurs, les membres des coopératives adhèrent à une éthique fondée
sur l'honnêteté, la transparence, la responsabilité sociale et l'altruisme.
Les valeurs permanentes du Mouvement Desjardins
: L'argent au service du développement humain, l'engagement
personnel, l'action démocratique, l'intégrité et la rigueur dans l'entreprise coopérative, la solidarité avec le milieu. » Site
Internet du Mouvement Desjardins.
110
Marcel Sévigny, Le mouvement communautaire et la récupération étatique, Possible, été 2003, p.42. L‟auteur ajoute : « il
faut reconnaître que la mise en œuvre du concept d‟économie sociale constitue la tentative d‟une partie du mouvement
communautaire de sortir de la marginalité politique » (p.43).
111
Thérèse Belley, L’économie sociale, « saveur régionale », Relations, novembre 1997, p.274.
112
Jean-Louis Laville, Benoît Lévesque, Marguerite Mendell, The social economy, diverse approaches and practices in
Europe and Canada, Cahier de l‟ARUC-ÉS, n°C-11-2006, novembre 2006, p.18-19.
113
Cette précision est relayée par tous les organes gouvernementaux. Ainsi, pour le Ministère des Affaires municipales,
Régions et Occupation du territoire, « il est nécessaire de distinguer les entreprises d‟économie sociale des organismes
communautaires. Les entreprises d‟économie sociale sont de véritables entreprises marchandes qui vendent des biens et des
services à toute la population et qui en retirent la majeure partie de leurs revenus. » Site Internet du ministère.
25
2-2-2 Une démarche revendicative
La représentation de l‟économie sociale par le Chantier de l‟économie sociale ne consiste pas
uniquement à s‟exprimer en son nom et celui de ses acteurs. Elle consiste aussi à mettre en forme leurs
intérêts et les faire valoir auprès de tous les acteurs privés et publics susceptibles d‟accueillir
positivement les revendications formulées114.
« How to motivate the law-makers to offer enterprises with social objectives an appropriate legal
framework and how to promote such development?
5 step approach:
- Create a national network of the different organisations belonging to Social Economy (co
operatives, mutuals, associations and foundations) to act as mouth-piece for all.
- Agree on a common concept of Social Economy.
- Include policy-makers to take interest in the concept.
- Develop simple, modern and effective legal frameworks in dialogue between the representatives
of Social Economy, policy-makers, officials of the public administration and the law-makers.
- Spread the knowledge of the new model and the new rules by using the media, meetings and
conferences ».115
C‟est la stratégie, pas forcément chronologique, proposée par un auteur pour promouvoir le
développement d‟une politique dédiée à des activités relevant d‟économie sociale. La courte histoire
du Chantier de l‟économie sociale illustre ce plan d‟action. Il a créé un réseau national (étape 1) et
participé à la production d‟une définition consensuelle de l‟économie sociale (étape 2), il a intéressé
les pouvoirs publics au concept (le potentiel économique, notamment en terme d‟emplois - étape 3), en
organisant un dialogue simple et efficace (une communication et une présence soutenues auprès de
pouvoirs publics, des chiffres systématiquement mis en avant – étape 4). La dernière étape, la
diffusion du modèle, est en cours depuis 1996, à travers notamment la tenue de nombreuses
conférences et forums et la répétition du message formaté, relayé par quelques auteurs : « l‟économie
sociale contribue au développement et à l‟émancipation québécois ; elle est portée par le Chantier de
l‟économie sociale ».
La détermination des objectifs d‟un groupe dépend naturellement avant tout de la nature des intérêts
qu‟il représente, c'est-à-dire en définitive de la place qu‟il occupe à la fois dans le système
économique et dans le système de pouvoir politique. Elle dépend aussi des facteurs culturels à partir
desquels ce groupe interprète sa situation, se représente l‟avenir social et fixe ses normes d‟action. Elle
dépend enfin des moyens sur lesquels le groupe peut compter pour développer son action116. Trois
objectifs sont identifiés par les acteurs de l‟économie sociale : une audience politique à la hauteur de
celle dont bénéficie les autres acteurs économiques ; la reconnaissance et le respect d‟une singularité,
l‟entreprise « sociale » ; la réalité d‟un partenariat dans la co-construction des politiques publiques117.
Le pouvoir, la légitimité, l‟utilité : le groupe clairement pose ses attentes. Il ne s‟agit pas uniquement
de peser sur des processus spécifiques, mais de modifier le système de pouvoir lui-même afin qu‟il
prenne en compte le groupe de l‟économie sociale et ses intérêts (modifier la répartition des potentiels
pour des actions futures).
114
Guillaume Courty, Les groupes d’intérêt, La Découverte, Paris, 2006, p.64 et suivantes.
Hans-H. Münkner, Legal Framework for enterprises with social objectives, paper presented at the meeting on Emerging
Models of Social Entrepreneurship : Possible Paths for Social Enterprise Devlopment in Central, East and South-East Europe,
Zagreb, Croatie, 29 septembre 2006, p.6.
116
Jean Ladrière, Groupe de pression, Encyclopaedia Universalis, Corpus 10, Paris, 2002, p. 903.
117
Voir Yves Vaillancourt, Philippe Leclerc, Note de recherche sur l’apport de l’économie sociale dans la coproduction et la
co-construction des politiques publiques, Cahiers du LAREPPS, n°08-01, CRISES/ARUC ISDC, janvier 2008.
115
26
TROISIÈME PARTIE : L’APPROCHE FÉDÉRALE DE L’ÉCONOMIE SOCIALE
Le modèle d‟économie sociale mis en avant par les acteurs qui s‟en réclament est un modèle qui
s‟exprime dans le cadre de la province du Québec. D‟une part parce qu‟il correspond à une histoire et
un environnement spécifique (qualifié il y a peu de national), mais aussi parce qu‟il concerne des
champs d‟activité qui relèvent avant tout des compétences des autorités provinciales.
Le groupe d‟intérêt concentre naturellement son action sur les décideurs québécois ; il ne peut
toutefois passer outre les environnements extérieurs, du fait de leur influence sur la politique
québécoise. Cela l‟amène à intervenir à l‟étranger, en Europe pour maintenir les liens académiques, en
Amérique du Sud pour échanger sur les pratiques communautaires ; cela oblige surtout le groupe à
organiser une veille fédérale, car si les autorités canadiennes n‟ont que peu de compétences directes
concernant l‟économie sociale, le fédéralisme implique une interpénétration des ordres juridiques qui
se traduit par des compétences partagées et une influence générale des normes fédérales.« It is
important to understand that the federal system in Canada is complex, with responsabilities devolved
to provincial, territorial and local governments, and an ongoing debate (some would say endlessly so)
on the division on powers. (…) in this context we have no choice but to adress all levels of
government in our efforts to strengthen the social economy 118».
L‟intérêt pour les acteurs de l‟économie sociale d‟un investissement fédéral est triple. Il consiste à :
-
obtenir des fonds, notamment par le biais de la recherche ;
-
promouvoir des valeurs ;
-
développer la notoriété du label, pour imaginer un développement dans les autres provinces.
Cet attrait justifie l‟attention des acteurs concernés pour toute opportunité d‟ouverture fédérale vers
l‟économie sociale. Lorsque celle-ci intervient, l‟économie sociale peut alors être présentée aux
acteurs fédéraux et confrontée à l‟environnement canadien.
3-1 L’irruption de l’économie sociale
« Le candidat à la direction du parti libéral du Canada, M. Paul Martin, vient de lancer sa campagne au
leadership en répondant aux questions d‟un groupe de citoyens réunis lors d‟un forum organisé à sa
demande par le Chantier de l‟économie sociale.119 »
Paul Martin, député fédéral, profite donc de la proximité avec le Chantier et sa dirigeante120 pour
amorcer sa compagne électorale pour la direction de son parti. En contrepartie de l‟audience, il offre
une écoute attentive aux demandes des représentants de l‟économie sociale. « Les organisateurs du
forum espèrent également connaître les intentions de monsieur Martin quant au support qu‟il
compterait offrir à l‟économie sociale et au développement économique communautaire »121.
118
Rupert Downing, Executive Director CCEDnet, Creating CED and social economy policy in Canada, allocution à la
Première conférence mondiale de recherche en économie sociale, Victoria, 22-25 octobre 2007.
119
Jean-Robert Sansfaçon, Quoi de neuf M. Martin, Le Devoir, 29 avril 2003, p.a6.
120
Le Premier Ministre prend ainsi comme exemple pour illustrer sa démarche au bénéfice de l‟économie sociale le RESO,
organisation que dirigeait Nancy Neamtan. « Donnons quelques exemples. L'économie sociale, c'est le groupe
communautaire RESO, dans le sud-ouest de Montréal, avec lequel j'ai œuvré depuis mes débuts en politique. C'est une
grande coalition de syndicats, d'entreprises, de groupes communautaires et de citoyens engagés, tous attachés à l'avenir de
leurs collectivités. Il y a plusieurs années, ils se sont serrés les coudes. Si le sud-ouest de Montréal était un quartier fragile
dans les années 1980, il est aujourd'hui vibrant, et l'action de RESO y a joué, et joue, un rôle clé. », Paul Martin, réponse à
l‟adresse au discours du Trône, 3 février 2004.
121
Forum citoyen avec Paul Martin, une réflexion sur l’urgence de renouveler notre modèle de développement, communiqué
du Chantier de l‟économie sociale, 27 avril 2003.
27
3-1-1 L’introduction politique fédérale de l’économie sociale
M. Martin devient le chef de son parti, et accède en 2004 au poste de Premier ministre du Canada
après la victoire de son parti aux élections. Lors de son premier discours du trône, il concrétise son
écoute bienveillante auprès du Chantier de l‟économie sociale en annonçant la reconnaissance fédérale
de la notion d‟économie sociale et en promettant des mesures en sa faveur, satisfaisant ainsi les acteurs
québécois de l‟économie sociale122. « Le gouvernement du Canada s‟est donné comme mission de
faire de l‟économie sociale une composante clé du coffre à outils de la politique sociale
canadienne ».123
Le discours du Trône du 2 février 2004 est le point de départ d‟un politique publique fédérale
consacrée au développement de l‟économie sociale au Canada :
« Le gouvernement prêtera concours aux collectivités afin qu‟elles puissent s‟aider ellesmêmes.
L‟un des meilleurs moyens d‟y parvenir est d‟emboîter le pas aux personnes hors du commun
qui appliquent leurs compétences entrepreneuriales non pas dans le but de réaliser des profits,
mais plutôt afin d‟améliorer les conditions sociales et environnementales dans nos
collectivités partout au Canada.
Ces nouvelles approches au développement communautaire, parfois appelé l‟économie
sociale, suscitent de plus en plus de revirements heureux dans la situation d‟individus et de
quartiers défavorisés: des collectivités qui s‟emploient à enrayer le sans-abrisme, à combattre
la pauvreté et à assainir l‟environnement.
Le gouvernement du Canada veut apporter son soutien à ceux qui participent à ce mouvement
social entrepreneurial. Il améliorera leur accès aux ressources et aux outils dont ils ont besoin.
Il cherchera à élargir, par exemple, la portée des programmes offerts actuellement aux petites
et moyennes entreprises, en étendant leur rayon d'action pour inclure l'entrepreneuriat social. »
Cette première apparition de l‟expression « économie sociale » dans l‟espace public canadien est
timide, puisqu‟elle n‟apparaît qu‟une fois dans le discours, atténuée par l‟adverbe « parfois ». Au-delà
de la citation, elle n‟est pas définie ; tout au plus quelques éléments explicatifs éclairent les auditeurs
sur la conception fédérale de l‟économie sociale : l‟économie sociale est un mouvement
entrepreneurial ; c‟est une nouvelle approche de développement communautaire ; elle vise à assurer la
prise en charge des individus et des collectivités défavorisés par eux-mêmes. C‟est par cette dernière
caractéristique que l‟économie sociale est introduite. Elle apparaît pour qualifier un processus
d‟intégration à l‟économie (et non par l‟économie) des publics dépendants. L‟économie sociale est
alors une approche de développement qui permet de passer d‟une logique de dépendance économique
de l‟État à une logique de prise en charge des publics par eux-mêmes. Eleni Bakopanos, secrétaire
parlementaire du ministre du Développement social, chargée de l‟économie sociale, reprend à son
compte cette appréhension: « Bien des gens se demandent ce que veut dire au juste cette notion
d‟économie sociale. Il m‟est arrivé de répondre que c‟était une façon d‟extraire de la dépendance de
l‟État des groupes défavorisés de la société en les intégrant à l‟économie. C‟est la meilleure définition
que je connaisse »124. Elle expliquera plus tard que le rôle de son ministère est de briser la dépendance
122
« Si la reconnaissance du gouvernement québécois a constitué une étape importante pour l‟économie sociale, celle du
gouvernement canadien permet d‟élever d‟un cran la capacité de ce secteur à mobiliser de nouvelles ressources. (…) Cette
reconnaissance constitue une brèche importante dans le discours classique sur l‟économie où cette dernière est maintenant au
moins perçue et présentée dans la pluralité de ses composantes, à savoir l‟économie libérale, l‟économie publique et
l‟économie sociale ». Jean-Marc Fontan, Marguerite Mendell, Nancy Neamtan, Libre opinion : économie sociale et
gouvernement Martin, un premier pas franchi, lLe Devoir, 22 mars 2004, p.a6.
123
L’économie sociale, l’esprit entrepreneurial au service des communautés, Horizons, 8(2), Projet de recherche sur les
politiques, Ottawa, février 2008, p.1.
124
Eleni Bakopanos, débats parlementaires, 23 novembre 2004. On retrouve cette caractéristique mise en avant par Carole
James :« Although the term social economy may not be well known in English speaking Canada, the concept of encouraging
28
envers l‟État des groupes désavantagés et de faire de leurs membres des agents « productifs de la
société »125.
3-1-2 Une formulation nouvelle
Malgré sa discrétion, cette apparition, surprend126 : en effet, elle n‟a que peu d‟échos dans le Canada
anglophone. La notion de « social economy » n‟est guère usitée, surtout au Canada ; ailleurs, elle
renvoie à d‟autres significations.
Le 30 mars 2004, lors d‟échanges sur l‟exposé financier du budget, Eleni Bakopanos (élue québécoise
du Parti Libéral du Canada), secrétaire parlementaire du ministre des Ressources humaines et du
Développement des compétences, chargée de l‟économie sociale, explique le concept d‟économie
sociale abordé dans le discours du Trône. « Le concept d‟économie sociale127 s‟inscrit dans la vieille
tradition de la vie communautaire, un chemin souvent emprunté, mais rarement célébré ». Espérant
que « l‟expression "économie sociale" en viendra à faire partie du vocabulaire de tous les jours », elle
la définit comme « des entreprises communautaires qui mènent à bien des activités économiques pour
le bien social ».
John Cummins, député de South Richmond, intervient : « Monsieur le Président, j‟ai écouté
attentivement les propos de la députée d‟en face. J‟éprouve des difficultés avec la définition. Je ne suis
pas certain de saisir ce que la députée veut dire lorsqu‟elle parle d‟économie sociale. »128 Cet échange
résume la réception de l‟économie sociale dans l‟espace public canadien129. Seuls les élus québécois,
de tous bords, ainsi que les libéraux (parti de Paul Martin)130 reprendront dans les débats le terme
d‟économie sociale131. M. Cummins poursuit : « la députée a fait allusion à plusieurs reprises à la
notion d‟économie sociale. Je ne comprends tout simplement pas ce qu‟elle veut dire. Peut-être
pourrait-elle définir cette expression. » 132
De multiples explications sont proposées au cours des débats parlementaires. Les différentes
interventions ont pour objet à présenter l‟économie sociale dans sa définition québécoise. L‟économie
sociale est alors identifiée par le biais de ses composantes, les entreprises. Les entreprises de
l‟économie sociale répondent :
-
D‟une part aux mêmes règles économiques que les autres entreprises,
people to work together to help themselves rather than relying on business or government is nonetheless being embraced by
large numbers of Canadians and in particular by many of my constituents124 ». Carole James, chef de l‟opposition officielle
de la province de Colombie Britannique, souligne ainsi la discrétion d‟une notion hors du cercle des initiés dans un courrier
adressé aux organisateurs de la conférence sur l‟économie sociale tenue en octobre 2007 à Victoria.
125
Eleni Bakopanos, débats parlementaires, 31 mai 2005.
126
"This announcement surprised many people. Social economy was an expression unknown to most Canadians. Some assumed that
it was simply another word to describe the voluntary sector. Others saw it as an unfortunate attempt to impose a Québec reality on
the rest of Canada". Chantier de l‟économie sociale, Social economy and community economic develoment in Canada: next steps for
public policy, Issues paper, Chantier de l‟économie sociale, Montreal, 21 septembre 2005, p.5.
127
Dans tous les débats, le terme est traduit en anglais « social economy ».
Débats parlementaires, 30 mars 2004.
129
Voir Brett Fairbairn, What’s in a name ? Revitalizing communities : social enterprises in a new political climate, Linking,
Learning, Leveraging : regional symposium, Winnipeg, February 2007.
130
Intervention de Peter Adams, député libéral de Peterborough : « Monsieur le Président, j‟ai beaucoup apprécié que la
députée s‟attarde sur l‟économie sociale. Je n‟ai eu aucune difficulté à comprendre le sens de ses propos ». Débats
parlementaires, 30 mars 2004.
131
Certains se laisseront aller à un enthousiasme convaincant : « une notion fantastique », « nouvelle et captivante »,
« prometteuse », pour Larry Bagnell, secrétaire parlementaire du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, député
libéral, lors des débats parlementaires du 4 mai 2004.
132
Débats parlementaires, 30 mars 2004.
128
29
-
Et d‟autre part à des finalités collectives133.
Le Ministre des finances, Ralph Goodale, souligne ainsi que « les entreprises de l‟économie sociale
sont dirigées comme dans les milieux d‟affaire. Elles produisent des biens et services, mais n‟ont
aucun but lucratif. Elles affectent plutôt leur bénéfices à l‟atteinte d‟objectifs sociaux et
communautaires »134. Cependant, malgré l‟inscription et la citation de l‟économie sociale dans le
budget fédéral, Jerry Pickard, secrétaire parlementaire du ministre de l‟industrie, est incapable de citer
des chiffres concernant l‟économie sociale au Canada pour argumenter l‟utilité d‟un projet de loi en sa
faveur. Il s‟en remet au données des « non profit sector » et « voluntary sector » : « les recherches
démontrent que près de 160 000 organisations à but non lucratif créent des ouvertures au pays. Si l‟on
ajoute les universités et les hôpitaux à ce chiffre, on estime les revenus de ce secteur à près de 112
milliards de dollars par année. Le secteur du bénévolat est l‟un des plus importants employeurs au
pays. Il emploie plus de 2,2 millions de personnes et sa masse salariale atteint 64,1 milliards de
dollars.»135
L‟économie sociale est alors présentée comme un expression synonymique d‟acteurs économiques
traditionnels, identifiés dans l‟environnement culturel canadien136. L‟économie sociale est soit une
autre appellation du secteur communautaire (« Le gouvernement s‟est engagé à soutenir les nouvelles
approches de développement communautaire connues sous le nom d‟économie sociale. »137 ), soit du
secteur non-lucratif (« Quand on parle d‟économie sociale, il s‟agit d‟organismes sans but lucratif –
des OSBL – ou des coopératives. Ils engagent des gens et ils rendent des services qui coûtent peu aux
personnes qui en profitent ; ils font travailler des gens qui rendent des services que le secteur privé
n‟atteint pas, ce qui donne également une qualité humaine à ces services. » 138). Cette incantation
devient une clé de lecture pour les thuriféraires de l‟économie sociale, opérant une traduction
sémantique qui doit assurer la compréhension et faciliter l‟acceptation de l‟économie sociale auprès de
ceux qui la découvrent.
3-1-3 Un processus définitoire évolutif
L‟irruption de l‟économie sociale dans l‟espace public canadien est avant tout l‟application d‟un
programme politique d‟un parti arrivé au pouvoir. Son appréhension, ne correspondant pas à une
demande politique ou sociale, est lente et progressive et n‟a finalement pas vocation à être directement
opérationnelle.
L‟économie sociale est introduite dans l‟espace public fédéral comme une nouvelle approche du
développement communautaire économique. Si les explications de cette dénomination paraissent dans
un premier temps désordonnées, la définition de l‟économie sociale se précise au fur et à mesure de la
mise en application des mesures prises en faveur de l‟économie sociale. Ainsi, en introduction de la
partie consacrée à l‟économie sociale, le budget énonce que « les entreprises d‟économie sociale
produisent des biens et des services pour l‟économie de marché, mais elles gèrent leurs activités et
133
« Le secteur bénévole et communautaire est au cœur de ce qui se fait le plus souvent appeler l‟économie sociale. Cette
dernière se compose de toutes les activités et entreprises sans but lucratif qui exploitent les énergies citoyennes et
entrepreneuriales au profit des collectivités partout au pays ». Jean-Claude D‟Amours, débats parlementaires, 26 novembre
2004.
134
Débats parlementaires, 23 mars 2004.
135
Jerry Pickard, débats parlementaires, 23 novembres 2004.
136
« L‟économie sociale est une tradition vénérable des collectivités canadiennes. Nous pensons ici aux coopératives, aux
caisses populaires, aux groupes de développement économique communautaires et à de nombreux groupes sans but lucratif.
Les organismes sans but lucratif, les groupes communautaires et les bénévoles du Canada sont des partenaires majeurs dans
l‟édification de collectivités fortes et résilientes. Ils répondent à un besoin de plus en plus important et très réel de la société
canadienne. » Maria Minna, libérale de East York, débats parlementaires, 26 novembre 2004.
137
Jean Augustine, Ministre d‟État, multiculturalisme et situation de la femme, débats parlementaires, 5 février 2004.
138
Yvon Charbonneau, débats parlementaires, 5 février 2004.
30
réaffectent leurs excédents de manière à appuyer la réalisation d‟objectifs sociaux et
communautaires»139. La définition met en avant la dimension économique au service du social,
l‟articulation à l‟origine de l‟économie sociale au Québec. Elle s‟approprie ainsi les fondements du
modèle québécois, mais sans développer des critères susceptibles de qualifier une entreprise
d‟économie sociale. La définition n‟est pas opérationnelle, et aucun dispositif n‟est arrimé à sa
rédaction pour être mis en œuvre. La formulation synthétique de l‟économie sociale par le
gouvernement fédéral simplifie la définition arrêtée en 1996 au Québec et portée depuis par le
Chantier de l‟économie sociale. L‟absence d‟une liste de critères pour identifier les entreprises
d‟économie sociale réduit la définition proposée à une seule reprise des arguments imposés dans les
débats parlementaires :
-
l‟organisation d‟économie sociale est une entreprise ;
-
elle produit des biens ou des services selon les règles du marché ;
-
au bénéfice d‟objectifs sociaux et communautaires.
La portée explicative et normative de la définition est donc faible, reléguant les critères
d‟appartenance à l‟économie sociale relevés au Québec au rôle de simples objectifs (la prise en charge
individuelle et collective140) ou de constats (la démocratie141 et la participation142). L‟économie sociale
perd de sa cohérence – sa singularité n‟est pas évidente - et de sa force politique – sa dimension
sociale est limitée.
3-2 La politique publique de l’économie sociale
La mise en avant de l‟économie sociale, au bénéfice notamment d‟une autonomisation des individus et
des collectivités en difficulté, est annoncée lors du discours du 2 février et repris lors du discours du
Trône d‟octobre 2004143. Deux thématiques traduites dans le budget 2004 illustrent cet investissement :
l‟accès pour les entreprises d‟économie sociale à des dispositifs financiers, et une aide à la recherche.
3-2-1 Une politique publique limitée
Le budget fédéral 2004 prend en compte l‟économie sociale en ouvrant aux entreprises d‟économie
sociale les aides financières consacrées aux petites et moyennes entreprises144. Il est à noter qu‟aucun
critère ne vient identifier l‟entreprise d‟économie sociale ; celle-ci ne dispose pas d‟un statut juridique
spécifique. Les critères d‟éligibilité à l‟accès aux dispositifs et aux fonds dédiés à l‟économie sociale
renvoient à d‟autres concepts (le non lucratif, le communautaire).
139
« Appuyer l‟économie sociale », Faits saillants 4-4 : l‟importance des collectivités, Chapitre 4 – Concrétiser les priorités
des Canadiens, Le Plan Budgétaire de 2004, Ministère des Finances Canada, p.192. La définition sera reprise dans une
publication : les entreprises d'économie sociale sont des "entreprises gérées comme toute autre entité commerciale produisant
des biens et des services pour l'économie de marché, mais dont le mode d'exploitation et l'utilisation des excédents visent à
atteindre des objectifs sociaux et communautaires". Alfred LeBlanc, Janet E. Halliwell, Le gouvernement du Canada et
l’économie sociale, p.4 in L’économie sociale, l’esprit entrepreneurial au service des communautés, Horizons, 8(2), Projet de
recherche sur les politiques, Ottawa, février 2006.
140
Voir le paragraphe 3-1-1.
141
«Ce sont des organisations gouvernées démocratiquement par leurs membres ou les intervenants qu‟elles servent. » Projet
de recherche sur les politiques, Ce qu’il faut savoir sur l’économie sociale – Un guide pour la recherche en politiques
publiques, juillet 2005, p.ii.
142
Les entreprises d‟économie sociale sont « des entreprises qui font participer un large éventail d‟intervenants aux
décisions. » Projet de recherche sur les politiques, Ce qu’il faut savoir sur l’économie sociale – Un guide pour la recherche
en politiques publiques, juillet 2005, p.2.
143
« Nos collectivités tirent leur dynamisme de la volonté d'hommes et de femmes de tous les milieux de prendre en main
leur avenir et de se porter garants les uns des autres. Cela se constate dans le nombre d'organismes bénévoles et d'entreprises
d'économie sociale qui trouvent des solutions locales aux problèmes locaux. Le gouvernement est déterminé à favoriser cette
économie sociale - ces innombrables activités et entreprises à but non lucratif qui, partout au Canada, canalisent les énergies
des citoyens et des entrepreneurs pour le bien des collectivités. » Discours du Trône , octobre 2004.
144
« Appuyer l‟économie sociale », Faits saillants 4-4 : l‟importance des collectivités, Chapitre 4 – Concrétiser les priorités
des Canadiens, Le Plan Budgétaire de 2004, Ministère des Finances Canada, p.192-194.
31
Cependant, l‟apparition de l‟économie sociale dans l‟espace fédéral se traduit avant tout par un effort
au bénéfice de la recherche. Cette vigilance accordée à une recherche poussée sur l‟économie sociale
s‟explique, outre le fait que la recherche est un secteur qui dépend de la compétence fédérale, par
l‟absence de conceptualisation anglophone de l‟économie sociale. Le budget 2004 prévoit une dotation
financière d‟un montant de 132 millions pour des programmes de recherche sur l‟économie sociale et
un accompagnement des organisations qui relèvent de son champ (17 millions de dollars pour le
développement de la capacité des organismes, des communautés et des entrepreneurs sociaux à mener
ou à appuyer des entreprises d‟économie sociale, un fonds pilote de capital patient de 100 millions de
dollars pour financer les prêts et les capitaux patients des entreprises sociales, un fonds de 15 millions
de dollars sur cinq ans pour soutenir la recherche en économie sociale, mobiliser des réseaux et
favoriser le transfert de savoir).
L‟intérêt fédéral s‟illustre par la mise en place du Centre Canadien de l‟économie sociale (CCÉS) et de
six centres régionaux145. Le Centre, qui réunit en son conseil d‟administration des représentants du
tiers secteur canadien146, a pour mission d‟entreprendre « des recherches pour mieux comprendre et
faire valoir la contribution de l‟économie sociale au développement de la société canadienne et de
l‟économie en général », afin de « contribuer à ce que les différentes approches de l‟économie sociale
soient mieux comprises et appliquées avec succès, outillant les organismes communautaires, la société
civile, les intervenants et les chercheurs qui travaillent à soutenir les groupes et les communautés dans
la satisfaction de leurs besoins sociaux et économiques ». Le Canada se positionne alors comme
l‟épicentre de la recherche sur l‟économie sociale, dans une approche qui se veut large et inclusive. Le
Centre canadien d‟économie sociale organise en octobre 2007 une conférence sur l‟économie
sociale147. Sont invités de nombreux chercheurs et praticiens, tant canadiens qu‟étrangers, pour
échanger sur la notion d‟économie sociale et ses traductions nationales. « Le monde est aux prises
avec des changements rapides et profonds associés à la mondialisation, aux débats sur le rôle de l‟État
et à la redéfinition des collectivités. L‟économie sociale embrasse une diversité d‟approches qui
pourraient s‟avérer utiles aux communautés, aux entreprises sociales, aux décideurs, aux intervenants
communautaires et aux chercheurs (à la fois dans le milieu universitaire et en dehors de celui-ci). Le
but de la première conférence mondiale sur la recherche en économie sociale est de mettre en relief la
fonction de l‟économie sociale et solidaire dans la construction et le renforcement de collectivités
appartenant à un éventail de contextes et de cultures différents. 148»
3-2-2 Une politique publique écourtée
1§ Un modèle inadapté
Le 28 novembre 2005, la Chambre des communes vote une motion de non-confiance à l‟encontre du
gouvernement de Paul Martin. Les élections qui suivent voient la victoire des conservateurs de
Stephen Harper, le 23 janvier 2006 et leur arrivée au gouvernement. La « social economy » perd son
chantre : les crédits non utilisés sont réaffectés149. Les instances créées subsistent, mais sans
développement supplémentaire. À la chambre des communes, la coopération, le mouvement
communautaire, le secteur non lucratif et le bénévolat reprennent leur primauté ; d‟ailleurs, la rubrique
« économie sociale », qui figurait dans l‟index des débats lors des 37ème et 38ème sessions,
145
Atlantique : Partenariat sur l‟économie sociale et la durabilité ; Québec : l‟Alliance de recherche universités-communautés
en économie sociale – Le Réseau québécois de recherche partenariale en économie sociale (ARUC-ÉS RQRP-ÉS) ; Sud de
l’Ontario : Social Economy Centre ; Sastchewan, Manitoba et Nord de l’Ontario : Réseaux, connaissances, synergies :
entreprises sociales, économies intelligentes et communautés durables ; Nord : Social Economy Research Network of
Northern Canada ; Colombie-Britannique et Alberta : British Columbia Alberta Node (BALTA) .
146
Membres du conseil d‟administration : Canadian Research Chair on Social Economy, Canadian Co-operative Association,
CIRIEC Canada, Co-op Secretariat, Conseil Canadien de la Coopération, Imagine Canada, Le Chantier de l‟économie
sociale, Human resources and Social Development Canada, Social Sciences and Humanities Research Council of Canada,
Centre for Community Innovation, the Canadian Women‟s Community Economic Council.
147
« Bâtir les communautés: L’économie sociale dans un monde en mouvement », 22-25 octobre 2007.
148
Texte de présentation de la conférence.
149
La recherche québécoise est quasiment la seule à avoir eu le temps de dépenser les sommes allouées.
32
s‟évanouit150. La disparition de l‟économie sociale de l‟agenda politique au niveau fédéral ne
s‟explique pas uniquement par ce changement politique. La courte histoire fédérale de l‟économie
sociale témoigne de la difficile compatibilité du modèle québécois d‟économie sociale avec
l‟environnement canadien et/ou anglophone : c‟est l‟histoire d‟une tentative fédérale d‟importation
immédiate (sans médiation) d‟un concept québécois.
Le modèle québécois d‟économie sociale est une invention construite :
-
pour répondre à une problématique publique spécifique
-
dans un environnement national original
-
avec des acteurs disponibles et susceptibles d‟accepter des compromis pour accéder à la scène
politique.
L‟économie sociale est, au Québec, un choix partagé. La cartographie de ses alliés est claire et fournie,
car de nombreux acteurs ont un intérêt à l‟émergence de l‟économie sociale. Le compromis fondateur,
réalisé lors du Sommet, fournit des identifiants permettant de pallier les déficiences d‟une filiation
historique ou culturelle (davantage présente en Europe) : durant sa jeunesse, ce sont le nom, la
définition et le représentant qui vont conférer à l‟économie sociale son identité. Et si l‟économie
sociale au Québec est une invention, c‟est une invention contingente. Puisqu‟elle correspond à une
situation, un environnement et des acteurs, elle n‟est pas transposable sans ajustement. Pour reprendre
Kingdon, il faut une réelle fenêtre d‟opportunité pour extraire l‟économie sociale de son décor pour
l‟exporter ailleurs au Canada (au niveau fédéral comme dans une autre province). En 2004, au Canada,
l‟irruption de l‟économie sociale sur la scène fédérale est avant tout le fait d‟un homme, dirigeant d‟un
parti politique. Elle ne répond pas à une problématique publique identifiée, et ne dispose d‟aucun
relais tant dans la société civile que dans le milieu politique. L‟absence de travail en amont de
transposition empêche toute appropriation de la notion, voire du modèle, avant son introduction. Cette
carence suscite une cartographie des alliés aléatoire, sinon inexistante ; seuls deux acteurs vont la
porter : le parti libéral (le parti alors au pouvoir) ; les politiques québécois (qui connaissent l‟économie
sociale).
2§ Une « social economy » évanescente
La résistance à l‟investissement de l‟économie sociale au niveau fédéral est double : une résistance
politique tout d‟abord, active (facile, contre le parti et contre le portage québécois). Mais plus encore,
une résistance institutionnelle, passive, liée à un environnement culturel difficilement conciliable avec
les valeurs portées par le modèle québécois :
-
la tradition anglo-saxonne (américaine) n‟imagine pas de rôle économique au tiers secteur.
L‟économie et le social sont deux domaines qui ont tendance à être distincts151. D‟où le
malaise vis-à-vis d‟une économie sociale liant les deux.
-
La tradition anglo-saxonne ne reconnaît pas la dimension démocratique et/ou participative du
fonctionnement des organisations comme consubstantielle du tiers secteur. Le fonctionnement
d‟une structure ne relève pas d‟un contrôle externe. D‟où l‟incongruité d‟une économie
sociale qui se définit par rapport au mode de fonctionnement de ses composantes.
150
Dans le discours du Trône du 4 avril 2006 sont cités à propos des garderies « les organismes communautaires sans but
lucratif ». Les discours suivants parlent de développement économique et social, de secteur non-lucratif et communautaire.
151
Deena White parle de principe de non-contamination. Deena White. L’économie sociale est-elle conciliable avec
l’économie libérale ?, p.303, in Alain Amintas, Annie Gouzien, Pascal Perrot (Dir.), Les chantiers de l’économie sociale et
solidaire, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2005, p.291-306.
33
L‟illustration du rejet de l‟économie sociale peut être trouvée auprès de l‟enquête internationale menée
sur le secteur non lucratif par l‟université John Hopkins, sous la direction de Lester M. Salomon152.
L‟enquête, qui capitalise des données dans de nombreux pays, est déclinée au Canada par Michael, H.
Hall, Cathy W. Barr, M. Easwaramoorthy et S. Wojciech Sokolowski. Les auteurs souligne la pluralité
des termes qui peuvent correspondre au Canada à cette définition : secteur bénévole, secteur sans but
lucratif, secteur caritatif, secteur de l‟économie sociale (tiers secteur), société civile et organismes
communautaires. « Nous avons retenu l'expression « sans but lucratif et bénévole » parce qu'elle évite
à la fois de se limiter abusivement aux contributions économiques et aux postulats irréalistes sur la
nature de la participation de la main-d'œuvre au secteur »153. Les auteurs rejettent ainsi l‟appellation
d‟économie sociale pour deux raisons : son prisme économique réducteur, son mode de
fonctionnement participatif et démocratique. C'est-à-dire les deux éléments caractéristiques du modèle
québécois d‟économie sociale.
L‟irruption porte ainsi en son sein les raisons de son échec. Celui-ci va se dérouler en deux temps : la
première étape voit le déni de l‟opérationnalité de l‟économie sociale (une définition superficielle,
absence de cadre juridique dédié). Et la seconde étape se réalise lors de la défaite du parti de Paul
Martin. Aucun relais ne reprend le flambeau de l‟économie sociale, qui subsiste à travers quelques
programmes de recherche. « L‟économie sociale (au Canada hors Québec) demeure, jusqu‟à
maintenant, principalement une abstraction plutôt qu‟un secteur, une politique ou une communauté,
partageant une véritable vision cohérente d‟elle-même.»154 Ce constat, effectué en 1992, est toujours
d‟actualité. Finalement, la présentation de l‟économie sociale au niveau fédéral relève davantage d‟une
dynamique expérimentale que de l‟importation d‟un mécanisme salvateur. « De façon générale, on
comprendra mieux l‟économie sociale en la considérant comme une démarche prometteuse plutôt que
comme une solution à la façon dont les gouvernements peuvent aider les gens à répondre à leurs
besoins et objectifs en constante évolution.155 »
152
Lester M. Salomon, S. Wojciech Sokolowski, Regina List, Global Civil Society – An Overview, The Johns Hopkins
Comparative Nonprofit Sector Project, Center for Civil Society Studies /Institute for Policy Studies /The Johns Hopkins
University, Baltimore, 2003, p.7-8.
153
Michael, H. Hall, Cathy W. Barr, M. Easwaramoorthy, S. Wojciech Sokolowski, Lester M. Salamon, Analyse comparative
du secteur sans but lucratif et bénévole du Canada, Imagine Canada, Toronto, 2005, p.4. À noter (p.34) que sont compris
dans la définition les hôpitaux, les établissements de soins pour bénéficiaires internes, les institutions d'enseignement
supérieur et les organismes de services sociaux, mais pas la plupart des coopératives (considérées comme lucratives).
154
Omer Chouinard, Brett Fairbairn, L’économie sociale au Canada hors Québec : la tradition coopérative et le
développement économique communautaire, Économie et solidarité, volume 33 (1), 1992, p.52.
155
Projet de recherche sur les politiques, Ce qu’il faut savoir sur l’économie sociale – Un guide pour la recherche en
politiques publiques, juillet 2005, p.25.
34
Conclusion
Le concept d‟économie sociale est apparu discrètement au Québec puis au Canada il y a une quinzaine
d‟années, sous une influence académique européenne. Quelques années plus tard, saisi par les
pouvoirs publics au nom d‟une problématique économique, il est imposé dans l‟arène publique par un
réseau de taille réduite. Ce réseau, dans lequel se côtoient des hommes politiques, des agents
gouvernementaux, des praticiens de l‟économie sociale et des chercheurs, permet, pour faciliter les
échanges, la constitution d‟un groupe d‟intérêt doté de tous les attributs nécessaires à la réalisation de
ses missions. Ce groupe, qui ne saurait exister sans l‟appui des membres du réseau, gagne ainsi son
droit d‟entrer dans le processus de production politique, passant naturellement du statut d‟outsider à
celui d‟insider. Il peut alors assurer la gestion du modèle d‟économie sociale qu‟il a contribué, avec
les pouvoirs publics, à façonner. Ayant préempté la notion d‟économie sociale, il épuise sa portée : la
dénomination « économie sociale » n‟existe qu‟à travers le prisme du groupe d‟intérêt et par extension
celui du réseau qui l‟a vu naître. Et la formulation du concept identifié par la dénomination pose les
limites du cadre d‟intervention du groupe et circonscrit le périmètre de sa clientèle potentielle156.
Le réseau, constitué d‟individualités liées par des valeurs partagées et/ou des histoires communes 157,
peut être qualifié de communauté épistémique158 c'est-à-dire qui fait référence « à une collection
concrète d‟individus qui partagent la même vue d‟ensemble (ou épistémè) »159 et en particulier
partagent les quatre aspects suivants : croyance partagée sur des principes, sur des causalités, sur les
tests de validité de leur savoir, et partage d‟une stratégie s‟entrepreneuriat politique pour diffuser les
croyances internes au réseau parmi les lobbies et les décideurs politiques. Le faible nombre de
membres composant le réseau permet la personnalisation des échanges et des apports, mais au
détriment de la richesse des débats. Grâce à la reconnaissance des pouvoirs publics, le réseau devient
un réseau d‟action politique, c'est-à-dire le résultat de la coopération, plus ou moins stable, non
hiérarchique, entre des individus ou des organisations qui se connaissent et se reconnaissent,
négocient, échangent des ressources et peuvent partager des normes et des intérêts160.
Le travail effectué par le réseau fait ainsi passer l‟idée d‟économie sociale d‟un concept abstrait, sans
réelle tradition académique au Québec, au statut de secteur, entendu comme assemblage de rôles
sociaux structurés autour d'une logique verticale et autonome de reproduction161. Cette
institutionnalisation, entreprise tant par les acteurs se réclamant de cette économie sociale que par les
instances gouvernementales, traduit le compromis fondateur réalisé en 1996 lors du Sommet. Le
produit de ce processus, la politique publique de l‟économie sociale, est davantage qu‟un espace
public où se confrontent des intérêts. C‟est aussi et surtout le lieu où les groupes sociaux construisent
leur rapport au monde et donc les représentations qu‟ils se donnent pour comprendre et agir sur le réel
tel qu‟il est perçu162. La question du référentiel qui va fonder la politique publique naissante dédiée à
l‟économie sociale se pose alors naturellement : les objectifs posés de la politique publique (les
premiers objectifs en matière d‟emplois, puis les objectifs sociaux, voire les objectifs de légitimation
156
« La représentativité d‟un groupe de pression s‟analyse non pas du point de vue de sa cohésion ou de sa diversité sociale,
mais du point de vue de son emprise réelle sur une clientèle potentielle précisément définie et circonscrite. » Jean et Monica
Charlot, Les groupes politiques dans leur environnement, p.462 in Madeleine Grawitz, Jean Leca (Dir.), Traité de Science
politique, L’action politique, tome 3 PUF, Paris, 1985, p.429-495.
157
Alain Degenne, Michel Forsé, Les réseaux sociaux, Armand Colin, Paris, 2004.
158
Gilles Massardier, Politiques et actions publiques, Armand Colin, Paris, 2008, p.135-137.
159
P.M. Haas, Introduction – Epistemic Communities and international Policy Coordination, International Organization,
vol.46 (1), 1992, p.18.
160
Ces réseaux jouent alors un rôle déterminant dans la mise sur agenda, la décision et la mise en place de l‟action
publique. Patrick Le Galès, Les réseaux d’action publique entre outil passe-partout et théorie de moyenne portée, p.14 in
Patrick Le Galès, Mark Thatcher (Dir.), Les réseaux de politique publique - Débat autour de Policy networks, L‟Harmattan,
Paris, 1995, p.13-28.
161
Bruno Jobert, Pierre Muller, L’État en action, PUF, Paris, 1987, p.18. Il est important de souligner qu‟il convient de saisir
la notion de secteur davantage comme une processus qu‟un état.
162
Le concept de référentiel renvoie à l‟analyse cognitive des politiques publiques. Voir Pierre Muller, L’analyse cognitive
des politiques publiques : vers une sociologie politique de l’action publique, Revue française de Science Politique, 50(2),
année 2000, p.189-208. Voir aussi Michel Callon pour l‟idée de traduction comme mécanisme de mise en forme du monde.
M. Callon, Éléments pour une sociologie de la traduction, Année sociologique, 1986, n°36, p.205.
35
et d‟image) sont définis à partir d‟une représentation des problèmes, de ses conséquences, des
solutions possible ainsi que des acteurs susceptibles d‟intervenir. Cette représentation, c'est-à-dire le
référentiel, est l‟acte constitutif de la politique publique. Il s‟incarne dans la dénomination (l‟économie
sociale) et dans la définition (le compromis fondateur qui lie tous les acteurs concernés). Dans l‟attente
de l‟opérationnalisation et donc de la stabilisation du référentiel163, le nom va assurer, durant la phase
de construction identitaire, un rôle incantatoire et évocatoire.
L‟invention de l‟économie sociale au Québec remet en cause la conception traditionnelle du troisième
secteur. Le principe d‟un troisième secteur, qui réside d‟ailleurs dans sa dénomination, renvoie à l‟idée
qu‟il existe aux côtés de l‟économie publique (« l‟État ») et de l‟économie capitaliste (« le marché »)
une troisième possibilité, susceptible d‟apporter des réponses à des besoins non satisfaits par les
formes traditionnelles d‟entrepreneuriat. Le troisième secteur (ou tiers secteur) est donc cet interstice
qui existe entre les deux voies publique et capitaliste. Son périmètre commence donc là où le
périmètre de l‟économie publique et celui de l‟économie capitaliste s‟arrêtent. Il existe avant tout dans
la négation, avec la formule « non profit, non État ». Pour les acteurs qui s‟en réclament, il s‟agit avant
tout de dire « nous ne sommes pas ».
L‟économie sociale, telle qu‟exprimée dans le modèle québécois, se retrouve dans ce double rejet. On
retrouve l‟expression de cette double négation dans la définition de l‟économie sociale retenue en
1996 : l‟autonomie (par rapport à l‟État), la faveur du service collectif au détriment des profits et du
rendement financier (contrairement au secteur capitaliste)164. Pour les acteurs de l‟économie sociale,
l‟économie est considérée comme un moyen et non comme une fin, « l‟économique » au service du
« social ». L‟objectif est ainsi de répondre aux besoins concrets des femmes et des hommes et de
favoriser leur épanouissement. L‟économie sociale peut ainsi exister face à l‟État (s‟en distinguant par
son identité économique) et face/au côté du lucratif (en mettant en exergue sa qualité sociale).
L‟économie sociale peut alors être positionnée par ses représentants idéalement entre l‟État et le
secteur lucratif165., sa dénomination et sa définition incarnant par conséquent au Québec un troisième
secteur partenaire susceptible de résoudre des problèmes sociaux sur un mode économique. Les
représentants de l‟économie sociale se réapproprient l‟idée d‟un périmètre de l‟économie sociale défini
par les champs étatiques et lucratifs en promouvant l‟idée d‟une économie plurielle. Celle-ci trace les
frontières de l‟économie sociale et de ses partenaires, elle délimite son champ d‟action. Aux côtés de
l‟économie capitaliste et de l‟économie publique existe une troisième possibilité, une troisième voie. Il
s‟agit d‟emprunter à la première son efficacité économique et à la seconde son objet d‟intérêt général,
emprunts qui facilitent l‟identification (procédé de la ressemblance). Cette hybridation est placée sous
le signe d‟enrichissement et non de dilution. Les acteurs qui se réclament de l‟économie sociale disent
« nous sommes », en construisant une nouvelle représentation de leur environnement basée sur
l‟économie au service de l‟humain et la reconnaissance d‟une économie plurielle.166
L‟émergence de ce référentiel ne s‟effectue naturellement pas dans un environnement neutre. Nourrie
par une crise du capitalisme et par une nouvelle remise en question de l‟exclusivité du modèle
163
Michel Autès, Les acteurs et les référentiels, in Jean-Noël Chopart, Guy Neyret, Daniel Rault (dir.), Les dynamiques de
l’économie sociale et solidaire, collection Recherches, La Découverte, Paris, 2006, p. 103. Virginie Seghers, Sylvain
Allemand, L’audace des entrepreneurs sociaux, concilier efficacité économique et innovation sociale, Éditions Autrement,
Paris, 2007, p. 11.
164
Et cette double négation se retrouve dans les risques concernant l‟économie sociale évoqués par les acteurs qui s‟en
réclament : une banalisation par le marché (la marchandisation de l‟économie sociale), une banalisation par l‟État (soustraitance de la fonction publique).
165
« Économie sociale : en ce qui concerne les systèmes économiques, l‟économie sociale désigne un ensemble d‟activités
économiques qui ne relèvent ni de la logique capitaliste (recherche du profit), ni de la logique étatique (administrations et
entreprises publiques) ». Dictionnaire des sciences économiques, Armand Colin, Paris, 2001.
166
L‟économie sociale ne se veut ni alternative, ni palliative, ni résiduelle, mais complémentaire. Elle ne conteste pas la
pertinence des modèles en place, mais leur exclusivité. Alain Amintas, Annie Gouzien, Pascal Perrot (dir.), Les chantiers de
l'économie sociale et solidaire, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 287. Voir aussi José L Monzon Campos,
L'économie sociale: troisième secteur d'un système en mutation, in Jacques Defourny, José L Monzon Campos (Eds),
Économie sociale, entre économie capitaliste et économie publique, De Boeck Université, 1999, p. 17-18.
36
économique capitaliste167, l‟économie sociale s‟inscrit dans une transformation plus générale du
référentiel global québécois, entendu comme un cadre d‟interprétation global, autour duquel les
différents référentiels sectoriels s‟ordonnent. L‟émergence du référentiel de l‟économie sociale ne
s‟effectue pas non plus dans un environnement vide : elle rationalise la partition du troisième
secteur168. Et cette segmentation repositionne tous les acteurs traditionnels (le communautaire, la
coopération) par rapport à l‟économie sociale, cette dernière leur imposant une concurrence pour
imposer sa vision (le référentiel), s‟assurer un accès aux ressources politiques (l‟influence) et
conquérir des territoires (le secteur ou le sous-secteur). Cette interaction est d‟autant plus forte que les
frontières ne sont pas intangibles, induisant quelques fois un problème de cohérence des référentiels
concernés. Et elle est d‟autant plus complexe qu‟elle ne se limite pas au cadre provincial,
l‟environnement fédéral étant susceptible d‟offrir ressources et alliés aux acteurs québécois.
167
Danièle Demoustier souligne que l‟économie sociale apparaît à chaque crise économique sérieuse remettant en cause la
pertinence de la domination du capitalisme, notamment dans sa forme la moins encadrée. Danièle Demoustier, L’économie
sociale et solidaire ; s’associer pour entreprendre autrement, Syros, Paris, 2001, p.188. Voir sur la remise en cause des
termes de l‟échange et des arrangements entre acteurs traditionnels en temps de crise Emiliano Grossman, Sabine Saurugger,
Les groupes d'intérêt, action collective et stratégies de représentation, Armand Colin, Paris, 2006, p.117.
168
Pour les vertus taxinomiques de l‟économie sociale, voir Denis Bourque, Yvan Comeau, Louis Favreau, Lucie Fréchette,
L’organisation communautaire – Fondements, approches et champs de pratique, Presses de l‟Université du Québec, Québec,
2007, p.434-435. Cependant, cette partition sectorielle n‟est pas une évidence pour tout le monde. Pour sa part, Yves
Vaillancourt pose l‟hypothèse qu„au Québec l‟économie sociale est le tiers secteur. Yves Vaillancourt, Le développement
social : un enjeu fondamental pour le bien-être des communautés, Les Cahiers du LAREPPS, 05-11, Montréal, juin 2005,
p.4. Pour Alain Lipietz, le tiers secteur se définit par « qu‟est-ce qu‟on fait », l‟économie sociale par « comment »,
l‟économie solidaire par « au nom de quoi ». Alain Lipietz, Pour le tiers secteur. L'économie sociale et solidaire: pourquoi,
comment, La découverte – La documentation française, Paris, 2001, p. 55-56.
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Ouvrages essentiels
Sociologie politique
Philippe Braud, Sociologie politique, LGDJ, Paris, 2008
Guillaume Courty, Les groupes d’intérêt, La Découverte, Paris, 2006
Patrick Le Galès, Mark Thatcher (Dir.), Les réseaux de politique publique - Débat autour de Policy
networks, L‟Harmattan, Paris, 1995
Emiliano Grossman, Sabine Saurugger, Les groupes d'intérêt, action collective et stratégies de
représentation, Armand Colin, Paris, 2006
Bruno Jobert, Pierre Muller, L’État en action, PUF, Paris, 1987
John W. Kingdon, Agendas, Alternatives and Public Policies, Little, Brown and Co, Boston, 1984
Eric Montpetit, Les réseaux néocorporatistes québécois à l'épreuve du fédéralisme canadien et de
l'internationalisation, in Gagnon (Dir.), Québec : État et société, tome 2, Québec Amérique,
Montréal, 2003, p.191-208
Michel Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêt, Montchrestien, Paris, 1998
A. P. Pross, Groups Politics and Public Policy, Oxford University Press, Toronto, 1992
Économie sociale
Danièle Demoustier, L’économie sociale et solidaire ; s’associer pour entreprendre autrement, Syros,
Paris, 2001
Henri Desroche, Pour un traité d’économie sociale, CIEM, 1983
Louis Favreau, Entreprises collectives, les enjeux sociopolitiques et territoriaux de la coopération et
de l’économie sociale, Presses de l‟Université du Québec, Sainte Foix, 2008
Benoît Lévesque, Un siècle et demi d’économie sociale au Québec: plusieurs configurations en
présence (1850-2007), ET0703, CRISES, avril 2007
Yves Vaillancourt, Le développement social : un enjeu fondamental pour le bien-être des
communautés, Les cahiers du LAREPPS, vol. 05-11, LAREPPS/UQAM, Montréal, juin 2005
Claude Vienney, L’économie sociale, La Découverte, Paris, 2004
Deena White. L’économie sociale est-elle conciliable avec l’économie libérale ?, in Alain Amintas,
Annie Gouzien, Pascal Perrot (Dir.), Les chantiers de l’économie sociale et solidaire, Presses
Universitaires de Rennes, Rennes, 2005, p.291-306
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