BERLIN Collection CAMPAGNES 8c STRATEGIES dirigée par Philippe RICALENS &/*tuu/e$ Œalaif/e/i Jean LOPEZ BERLIN Les offensives géantes de l'Armée Rouge Vistule - Oder - Elbe (12 janvier-9 mai 1945) £ 3 ECONOMICA 49, rue Héricart, 75015 Paris © Ed. ECONOMICA, 2010 Tous droits de reproduction, de traduction, d'adaptation et d'exécution réservés pour tous les pays. À ma mère, Maria Carmen Lopez, l'une des premières Européennes à avoir éprouvé dans sa chair l'effet des bombes de la Luftwaffe. C'était à Barcelone, en 1937. LISTE DES ABRÉVIATIONS UTILISÉES B.A.K : Bombardirovochniy Aviatsioniy Korpus, Corps d'aviation de bombardement FLAK : Fliegerabwehrkanon, canon antiaérien ou DCA G.B .A.K (voir B.A.K), Corps d'aviation de bombardement de la Garde G.I.A.P (voir I.A.P) : régiment d'aviation de chasse de la Garde G.Sh.A.P (voir Sh.A.P), Régiment de la Garde d'aviation d'attaque au sol I.A.K, Istrebitelnii Aviatsiony Korpus, Corps d'aviation de chasse I.D : Infanteriedivision, division d'infanterie allemande I.A.P : Istrebitelnii Aviatsiony Polk, régiment d'aviation de chasse 11-2 : Iliouchine-2 Sturmovik, avion biplace d'attaque au sol KG : Kampfgruppe, groupe de combat allemand PAK : Panzerabwehrkanon, canon antichar PzDiv. : PzDiv, division blindée allemande PzGrDiv. : Panzergrenadierdivision, division de grenadiers blindée PzK. : Panzerkorps, Corps blindé allemand Sh.A.K, Shturmovoy Aviatsiony Korpus, Corps d'aviation d'attaque au sol Sh.A.P, Shturmovoy Aviatsiony Polk, Régiment d'aviation d'attaque au sol STAVKA : Shtab Verkhovnogo Komandovanya, Grand Quartier-général (VGK, du Haut commandement suprême) StG. : Sturmgeschütze, canon d'assaut d'infanterie V.A : Voiskovaia Aviatsia, Armée aérienne V.G.D : Volksgrenadierdivision, division de grenadiers du peuple V.V.S : Voyenno-Vozduschnye Sily, Forces militaires aériennes soviétiques AVANT-PROPOS La guerre oubliée Les Soviétiques repèrent trois périodes dans ce qu'ils nomment la « Grande Guerre patriotique ». La première commence avec l'attaque surprise du 22 juin 1941 et se clôt à la veille de la contre-offensive autour de Stalingrad, le 18 novembre 1942. La deuxième, qui voit le Reich perdre définitivement l'initiative, court de Stalingrad au franchissement du Dniepr, à la fin de 1943. Autant ces deux périodes ont donné lieu à une masse de publications, autant la troisième période - celle des grandes offensives de la victoire, 1944-1945 - fait, en comparaison, figure de « guerre oubliée » des historiens occidentaux qui, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, ont longtemps suivi les mémorialistes de la Wehrmacht. Ceux-ci, en effet, expédient généralement en quelques pages les batailles de l'année 1944 et, plus encore, celles de 1945. Pour eux, l'histoire s'arrête, à l'ouest, à l'offensive manquée des Ardennes ; à l'est, ils s'en désintéressent dès après les batailles défensives menées dans le grand coude du Dniepr (automne-hiver 43-44). À quoi bon, selon ces thuriféraires de la Ostheer1, se donner la peine d'analyser une affaire jouée d'avance, où l'art militaire teuton se trouve muselé par le poids écrasant d'une coalition disposant des ressources de la planète entière ? À cela s'ajoute qu'en 1945, une bonne part de ces mémorialistes (Manstein, von Mellenthin...) étaient retirés du service actif et que ceux qui ont mené les dernières batailles (Heinrici, Model, Schôrner, Manteuffel) n'ont pas laissé de mémoires. À l'exception notable de Guderian dont les cent der1. Heer désigne en allemand l'armée de Terre, Ostheer, la fraction majoritaire de cette armée engagée à l'est. La Heer est la partie principale de la Wehrmacht, aux côtés de la Ersatzheer, armée de remplacement, de la Luftwaffe et de la Kriegsmarine. X / Berlin nières pages des Souvenirs d'un soldat résument bien ce qu'il faudrait selon lui retenir de la fin du conflit germano-soviétique : la Ostheer, a perdu 1. à cause des erreurs d'Hitler ; 2. du fait de l'énorme supériorité numérique et matérielle de l'Armée rouge ; 3. en dépit d'une supériorité tactique jusqu'au bout confirmée. Du côté soviétique, en revanche, on constate sans s'étonner que les années 1944-1945 ont généré une montagne d'ouvrages et de publications. Par ordre d'intérêt figure au premier rang l'opération Vistule-Oder. Stricto sensu, cette offensive ne dure que trois semaines, du 12 janvier au 3 février 1945. L'historiographie soviétique en fait une des plus importantes de la guerre par ses objectifs politico-stratégiques, par le succès qu'elle rencontre et par l'échelle 1 à laquelle elle est menée, échelle supérieure à tout ce qu'ont pu connaître les nations occidentales. Surtout, elle semble aux yeux des Soviétiques fixer les grandes caractéristiques de leur Armée pour les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale : le nombre élevé des combattants engagés, la puissance de feu gigantesque, l'existence d'Armées blindées encadrant près d'un millier de chars, une flotte aérienne rivée au service du champ de bataille, une doctrine résolument offensive 2 jouant sur l'étendue du front concerné (de 500 à 1 500 km), la violence du premier coup et la pénétration dans la profondeur (500 km). Cette offensive géante de l'Armée rouge mérite la plus grande attention. Elle représente le modèle quasi parfait 3 de la « bataille en profondeur » théorisée par les Soviétiques dès les années 1920 au sein de cette « révolution opérative » qui forme le gros de leur apport à l'histoire de la pensée militaire. La percée conceptuelle est si puissante qu'elle sera à la base du manuel d'opérations FM 100-5 adopté par l ' U S A r m y en 1986. Les procédures de concentration et d'introduction des forces, l'accompagnement logistique, le contrôle de masses blindées lancées en profondeur (entre 550 et 600 km 4 en 17 jours), tout a été repensé par les 1. David Glantz donne dans cet ordre le trio des super offensives soviétiques. N° 1, Berlin avec 2,5 millions d'hommes, 6 250 blindés (chars et canons d'assaut), 41 600 canons et lance-roquettes multiples, 7 500 avions. N° 2 : Vistule-Oder, 2,2 millions d'hommes, 6 460 chars, 32 000 canons, 4 772 avions. N° 3, Bagration (Biélorussie, juin 1944) avec 1,2 millions d'hommes, 4 070 blindés, 24 363 canons, 5 327 avions. Si l'on inclut dans Vistule-Oder les forces du 2e Front de Biélorussie de Rokossovski, cette opération prend la première place. 2. La bataille de Budapest (novembre 1944-mars 1945), également dédaignée par les historiens occidentaux, représente quant à elle, aux yeux des Soviets, le modèle de la bataille défensive suivie d'une contre-offensive à caractère stratégique. 3. Selon Jacques Sapir, un des meilleurs connaisseurs français du sujet, le modèle « parfait » est celui de la campagne de Mandchourie en août 1945. 4. C'est aussi la performance réalisée par la Ostheer dans les 17 premiers jours de l'opération Barbarossa, secteur nord, mais l'ampleur de l'offensive allemande était supérieure. Mieux fondée serait la comparaison entre Vistule-Oder et l'Opération Blau, la marche vers Stalingrad et le Caucase, à l'été 1942. Avant-propos / XI Soviétiques pour cette offensive Vistule-Oder. L'effort par eux consenti servira à préparer la « bataille d'Europe centrale » qui hantera les étatsmajors de part et d'autre du rideau de fer durant la guerre froide. L'opération Vistule-Oder est probablement et par ailleurs l'opération militaire la plus lourde de conséquences politiques de toute l'histoire du XXe siècle. L'introduction de quatre Armées de tanks par Koniev et Joukov, entre le 12 et le 15 janvier 1945, a en effet provoqué directement la partition de l'Europe en deux blocs, partition qui a duré jusqu'en 1990. Elle a aussi effacé huit cents ans d'implantation démographique allemande à l'est, provoquant en Europe le plus gigantesque déménagement humain (16 millions de personnes !) depuis les invasions germaniques de 406. Enfin, du point de vue de l'histoire militaire stricto sensu, si cette expression a un sens, les interminables colonnes de T-34/85, de JS-2, d'automoteurs SU 100 et JSU-122, leur cavalcade de 500 kilomètres jusqu'à l'Oder, ont réparé en partie une sorte d'injustice conceptuelle. La propagande nazie a en effet réussi l'exploit d'estampiller d'un mot allemand - Blitzkrieg - une façon de conduire la guerre mécanisée qui s'est, en réalité, développée en parallèle en Union soviétique et en Allemagne depuis les années 1920, et qui a été menée à son aboutissement - l'art opératif - seulement en Union soviétique. C'est à l'illustration et à l'analyse de ce triomphe de la Blitzkrieg à la Soviétique, que le lecteur est convié. Cet ouvrage décrit et analyse les quatre grandes opérations offensives menées par l'Armée rouge en Pologne et en Allemagne en 1945 : - Vistule-Oder (12 janvier-3 février) à quoi s'ajoute un volet méridional, la conquête de la Silésie (18 janvier-31 mars). - Prusse-Orientale (13 janvier-25 avril). - Poméranie orientale et Prusse-Occidentale (10 février-4 avril). - Berlin. Cette ultime opération de la guerre se décompose en bataille de l'Oder (16-21 avril) et bataille de Berlin (22 avril-2 mai). Les cartes et les schémas ont été exécutés par Davy Lopez. Laurent Henninger, chercheur au Centre d'études d'histoire de la défense, qui y anime notamment la commission « Nouvelle histoire bataille », a bien voulu relire la partie consacrée à l'art opératif. Qu'il soit aussi remercié pour les multiples informations et documents dont il m'a abreuvé. PROLOGUE La horde rouge de Nemmersdorf Le 21 octobre 1944, à l'aube, la pointe de la 25 e Brigade blindée de la Garde, commandée par le colonel Bulyguine, s'empare d'un pont intact sur la rivière Angerapp, passe sur la rive occidentale et entre dans Nemmersdorf, à 10 kilomètres au sud-ouest de Gumbinnen. Le petit bourg prussien compte 637 âmes selon le recensement de 1939, dont les deux tiers ont fui durant la nuit précédente. L'unité mère de la 25 e Brigade, le 2 e Corps blindé de la Garde, hérite ainsi d'une tête de pont inattendue, idéale pour pousser vers l'ouest ou le nord-ouest. La grande offensive lancée cinq jours plus tôt par le 3 e Front de Biélorussie du colonel-général Tcherniakhovski arrive à son point décisif. Après avoir souffert sang et eau pour pénétrer la formidable ceinture de défenses élevées entre Gumbinnen et Goldap, le 3 e Front de Biélorussie tient enfin l'occasion de déboucher en terrain libre. De Nemmersdorf, les blindés à l'étoile rouge vont pouvoir se répandre sur les arrières de la 4 e Armée allemande, balayer les unités incohérentes du Volkssturm et déchirer le front sur des dizaines de kilomètres. Cette déchirure, les Allemands n'ont plus les moyens de l'aveugler. Elle contiendrait en germe l'isolement de la Prusse-Orientale du reste du Reich, puis sa conquête ; elle offrirait à Staline le « balcon » dont il a besoin pour marcher sur Berlin. Le 18 octobre, Tcherniakhovski avait d'ailleurs reçu du maître du Kremlin un télégramme le félicitant d'être le premier 1 chef soviétique à entrer sur le territoire allemand, et lui rappelant l'immense importance de sa mission. 1. Ce n'est pas tout à fait exact à ce moment. Deux jours plus tôt, le 16 octobre, la 39e Armée avait déjà occupé la petite ville frontière de Schirwindt. Le 17 août précédent, une patrouille soviétique avait, la première, franchi la frontière du Reich près de Stallupoenen. Prologue / XIII Mais, ce 21 octobre 1944, l'histoire militaire bégaye puis dérape. Non seulement cette belle occasion n'est pas saisie mais un lourd échec tactique va survenir et, surtout, le lieu sera le témoin d'horreurs aux conséquences majeures. La brigade Bulyguine ne bouge pas durant 36 heures. Le major-général Burdeiny, commandant le 2 e Corps blindé de la Garde, voit ainsi s'envoler sa chance de percer jusqu'à la Baltique. Au lieu d'une victoire facile, il va subir un désastre, tenu caché par l'historiographie soviétique1 puis russe. Le général Hossbach, chef de la 4 e Armée, met en effet à profit l'étrange immobilité des Soviétiques pour pousser de chaque côté de leur pointe blindée la 5 e PzDiv et des éléments bien équipés de deux formations nouvelles, la Brigade Führer-Grenadier et la PzDiv parachutiste Hermann Goering. Avec 116 chars et canons d'assaut, il monte un grand classique du combat à l'allemande, la Zangenangriff, l'attaque en tenaille. Le 23 octobre, les deux pinces se referment le long de la rivière Rominte, derrière le Corps blindé de Burdeiny et plusieurs unités de la 1 I e Armée de la Garde. Surpris, effrayé - bluffé, en réalité - , Tcherniakhovski abandonne à l'anéantissement son Corps encerclé et renonce à donner un coup de pointe vers Königsberg. Le 27 octobre, il place l'ensemble de ses forces sur la défensive. Ce succès local permet aux Allemands de stabiliser enfin le front oriental dans sa partie nord. Les Russes sont maintenus en lisière du Reich et se comptent un millier de chars détruits, 16 819 tués et disparus 2 . Staline est mortifié. Le traumatisme de l'été 14 - les désastres jumeaux de Tannenberg et des lacs Mazures - se réactive d'un coup. Il va peser sur les deux offensives qui forment le cœur de cet ouvrage, l'opération Vistule-Oder, puis la prise de Berlin. Mais Staline perd à Nemmersdorf bien plus qu'un Corps blindé. Il subit un échec politique et psychologique de première grandeur, dont l'écho n'a toujours pas disparu soixante ans après. Lorsque les soldats du général Hossbach entrent dans Nemmersdorf, ils trouvent les maisons pillées, saccagées et incendiées. Dans les rues, dans les fossés, sur la place du marché, se décomposent des corps de vieillards, de femmes et d'enfants, certains portant d'atroces mutilations au crâne et à la face. À l'évidence, les femmes ont toutes été violées, quel que soit leur âge. A la sortie du village, une file de charrettes chargées de réfugiés 3 a été réduite en bouillie, au sens propre, par les chenilles des T-34. 1. Voir sur ce point David Glantz, The failures of Historiography... 2. Les pertes allemandes pour repousser la première offensive contre la Prusse-Orientale s'élèvent à 115 chars et canons d'assaut et 6 801 tués et manquants. Chiffres in K-H. Frieser, Das deutsche Reich und der Zweite Weltkrieg, vol. 8, p. 619. 3. Koch, le Gauleiter de Prusse-Orientale, a refusé de donner aux civils l'ordre d'évacuer et a même interdit toute circulation sur les routes. La rapidité de l'avance soviétique n'a pas permis à tous les habitants de fuir à temps. Plusieurs prisonniers de guerre français seraient parmi les victimes écrasées par les chars.