Remarques sur les verbes de perception et la sous-catégorisation
Marie Labelle
Université du Québec à Montréal
Cet article porte essentiellement sur le verbe voir, ce verbe étant, non pas nécessairement
le plus typique des verbes de perception en ce qui concerne sa sous-catégorisation, mais
probablement celui qui admet le plus large éventail de constructions. Les constructions
suivantes seront discutées.
(1) a Jean voit que Pierre pleure.
bJean voit Pierre pleurer.
c Jean voit pleurer Pierre.
dJean voit Pierre qui pleure.
Les propriétés syntaxiques et sémantiques de ces différentes constructions seront
étudiées. Poursuivant les hypothèses de Rochette (1988) sur la correspondance syntaxe-
sémantique, il sera montré que les propriétés des différents types de compléments phrastiques
du verbe voir semblent compatibles avec les hypothèses suivantes : le complément à temps
conjugué (1a) correspond à une PROPOSITION; le complément à l'infinitif (1b, 1c), parfois à un
ÉVÉNEMENT parfois à une ACTION; et le NP suivi d'une relative prédicative (1d) correspond à
un OBJET. Les définitions qui seront adoptées pour ces différentes catégories sémantiques,
ainsi que les hypothèses sur leur réalisation canonique lexicale, fondées sur celles de Rochette
(1988), sont les suivantes :
– La catégorie sémantique ACTION, dont la réalisation canonique est V, correspond à un
événement réduit qui n'a pas d'existence indépendante de l'événement dénoté par le verbe
principal (Pierre veut partir). Le complément phrastique correspondant est un VP ; les
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compléments verbaux dans les constructions dites à restructuration sont de ce type.
– La catégorie sémantique ÉVÉNEMENT, dont la réalisation canonique est I — que l'on pourrait
traduire par T, si l'on admet une multiplicité de catégories fonctionnelles —, correspond à une
Action dont la réalisation est indépendante de l'événement décrit par le verbe principal. Il s'agit
d'une description définie d'une action ou d'un état de fait qui n'a pas de valeur de vérité
propre. Le complément phrastique correspondant est un IP à l'infinitif ou un C' au subjonctif.
– La catégorie sémantique PROPOSITION, dont la réalisation canonique est C, correspond à un
Événement dont la valeur de vérité peut être affirmée ou niée indépendamment de celle de la
principale. Le complément phrastique correspondant est un CP à l'indicatif.
– La catégorie sémantique OBJET a comme réalisation canonique un N.
Dans les sections suivantes, les propriétés sémantiques et syntaxiques des constructions
(1a-d) sont étudiées en fonction de ces hypothèses. Les difficultés seront notées au fur et à
mesure qu'elles se présentent.
1. Complément à temps conjugué vs complément à l'infinitif
Presque tous les chercheurs ayant travaillé sur les verbes de perception ont mentionné
que le complément à temps conjugué a des caractéristiques sémantiques distinctes de celles du
complément à l'infinitif. Ces différences sont rappelées ici, ainsi que des faits moins connus.
1.1. Perception indirecte
Si une phrase de type X a vu [ NP VPinf] implique généralement la perception directe
de φ, le type X a vu [ que P] n'implique pas qu'il y a eu perception directe de φ et suggère
plutôt au contraire qu'il n'y a pas eu de perception directe (p. ex. Schwarze 1974, Akmajian
1977, Gee 1977, Schepping 1985, Burzio 1986, Guasti 1992b : 236).
(2) a J'ai vu à son air que Marie s'est disputée avec son fils.
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bJ'ai vu (*à son air) Marie se disputer avec son fils.
Le complément en que P permet d'exprimer, non pas le contenu de perception, mais un
fait déduit à partir d'une perception sensible. Ce fait a une valeur de vérité indépendante de celle
du verbe principal, ce qui est une caractéristique du type sémantique Proposition.
Il est toutefois rarement remarqué que j'ai vu NP Vinf n'exige pas nécessairement des
compléments directement perceptibles:
(3) Ainsi le particulier se connaît d'abord comme force. Nous l'avons vu ensuite se
connaître comme image. (Claudel P. 1907. Art poétique, p. 187)1
Ce type de construction se rencontre souvent en contexte littéraire où le verbe voir fait
référence à une information donnée quelques pages plus tôt. Elle est aussi observée avec un
verbe à temps conjugué.
(4) Nous avons vu qu'il est impossible de tracer d'avance à notre parti une tactique
valable pour tous les cas. (Jaures J. 1901. Etudes socialistes, P. 63)
Bien qu'il ne décrive pas un contenu de perception directe, immédiate, le complément à
l'infinitif dans cette construction décrit objectivement le contenu du texte précédent et ne semble
pas pouvoir faire référence à une conclusion tirée à partir de ce contenu, ce que permet la
construction à temps conjugué.
1.2. Temps
Dans X a vu [ que P], φ peut être à un temps différent de celui de la principale (5a).
Dans X a vu [ NP VPinf], il y a nécessairement simultanéité entre la perception et l'action
perçue (5b) (cf. Schwarze 1974, Radford 1975, Guasti 1992).
(5) a Je vois que Jules a parlé à Pierre hier.
b*Je vois Jules parler à Pierre hier.
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L'indépendance de temps par rapport à la principale caractérise les compléments de type
Proposition.
1.3. Présupposition
Barwise (1983) a proposé que les compléments infinitifs des verbes de perception (en
anglais) aient les propriétés sémantiques décrites par les principes de véridicité et
d'exportabilité des quantifieurs, propriétés admises par Higginbotham (1984 : 154) qui en
donne les définitions suivantes (où «phrase sans support correspond au complément
infinitif dans la phrase : John saw [S Mary cry]) :
(6) a Principe de véridicité :
Si la phrase sans support S ne contient pas de quantificateur, et si S' est la phrase
finie au présent qui correspond à S, alors (I) est vraie :
(I) Si John voit S, alors S'.
bPrincipe d'exportabilité :
Les quantificateurs existentiels qui ont portée large dans la phrase sans support
complément d'un verbe de perception sont exportables. En particulier, toutes les
conditionnelles du type (I) sont vraies :
(I) Si John voit quelqu'un partir, alors il existe quelqu'un que John voit partir.
Selon Higginbotham (1983, 1984 : 154), le principe de véridicité est valable non
seulement pour les phrases sans quantifieur, mais aussi pour certains compléments quantifiés
comme en (7), donné comme ayant une vérité évidente.
(7) Si Jean a vu quelqu'un partir, alors quelqu'un est parti.
L'inférence en (7) n'est cependant pas valide : Sachant que Jean a vu quelqu'un partir, je
suis toujours en mesure de me demander s'il y a vraiment quelqu'un qui est parti, si Jean n'a
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pas mal interprété ce qu'il voyait (voir aussi Bayer 1986 : 37). On a par exemple :
(8) Pierre commence à perdre la tête : hier, il a vu une soucoupe volante atterrir dans
son jardin !
En fait, dans la construction avec une proposition à temps conjugué (9a), le locuteur se
prononce sur la vérité de la situation perçue ; avec une proposition à l'infinitif (9b), le locuteur
ne se prononce pas nécessairement sur la vérité de la situation perçue :
(9) a Pierre a vu qu'une soucoupe volante avait atterri dans son jardin.
: implique une soucoupe volante a atterri dans son jardin.
bPierre a vu une soucoupe volante atterrir dans son jardin.
: n'implique pas une soucoupe volante a atterri dans son jardin.
De même, avec la négation dans la principale :
(10) a Pierre n'a pas vu que François est parti. : implique que François est parti
bPierre n'a pas vu François partir. : François est peut-être encore là
Autrement dit, dans X a vu [ que P], φ est présupposé: sa vérité est assumée par le
locuteur et probablement par X. Au contraire, dans X a vu [ NP Vinf], φ n'est pas
présupposé ; il est posé comme complément de perception de X. Sa vérité est assumée par X,
mais pas nécessairement par le locuteur. En ce sens, sa valeur de vérité n'est pas indépendante
de celle de la principale. De même dans (11)-(12) (cf. Higginbotham 1984 : 154) :
(11) a Jean a vu que personne n'est parti . : implique que personne n'est parti.
bJean n'a vu personne partir. : n'implique pas que personne n'est parti.
(12) a Jean a vu que peu d'enfants ont joué. : implique que peu d'enfants ont joué.
bJean a vu peu d'enfants jouer. : n'implique pas que peu d'enfants ont joué.
Bayer (1986 : 10) souligne aussi le contraste suivant, montrant que le complément à
temps conjugué implique que le sujet du verbe de perception réalise ce qui se passe, qu'il
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