Dictionnaires électroniques pour l`écriture des Aztèques

DICTIONNAIRES ÉLECTRONIQUES
POUR éÉCRITURE DES AZTÈQUES
L
e13 août 1521, la ville de Mexico-
Tenochtitlân tombait aux mains des
Espagnols. Cette date marque aussi le
début de la colonisation, qui a entraîné
d'irréparables pertes pour le monde indien,
tant humaines que culturelles. La disparition
de l'écriture traditionnelle aztèque compte
parmi ces dernières. Avant l'irruption des
Européens, les Aztèques et tous les autres
locuteurs de la langue nahuatl utilisaient
une écriture composée d'images figuratives.
Cette écriture reste difficile à déchiffrer, mais
on espère progresser à grands pas grâce à
l'élaboration de dictionnaires informatiques.
La langue nahuatl
Aujourd'hui encore, plus d'un million de
Mexicains parlent le nahuatl. Cette langue
précolombienne a laissé des traces dans
notre vocabulaire. En découvrant plantes,
animaux et boissons, les colonisateurs les
ont désignés par leurs noms nahuatl : oce-
lot, mezcal, coyote, cacao ainsi que tomate.
L'ancien nom de Mexico, Tenochtitlân,
désigne le «lieu des figues de barbarie (qui
poussent sur la) pierre (tenochtli)», et le
nom du fameux volcan Popocatepetl signi-
fie «montagne (tepetl) qui fume
(popoco)».
Les Aztèques se sont installés dans la
vallée de Mexico deux siècles seulement
avant l'arrivée des Espagnols. Ils ont déve-
loppé leur écriture en fusionnant les écri-
tures traditionnelles de la région et l'écriture
mixtèque, en usage depuis plusieurs siècles
dans la province de la Mixteca,
à quelques centaines de kilo-
mètres au Sud de Mexico.
L'écriture nahuatl utilise deux
sortes d'éléments picturaux :
des personnages et des ~
glyphes. Les personnages sont ~
constitués des diverses parties
!
'"
du corps, tandis que la compo-
sition des glyphes ne manifeste
bien souvent aucun rapport
direct avec le réel. Alors qu'on
pensait que les personnages
étaient de simples illustrations,
les glyphes sont considérés
depuis longtemps comme des
signes d'écriture. Les person-
nages ont accédé au statut de
constituant de l'écriture depuis
124
Marc Thouvenot
deux décennies seulement, avec les travaux
de Joaquin Galarza : ce chercheur du
CNRS
a, le premier, étudié de façon méthodique
et systématique l'écriture aztèque. Il a mon-
tré que les éléments graphiques constitutifs
de ces images pouvaient avoir une fonction
comparable à celle des glyphes, m'is leur
lecture reste sujette à discussion.
Presque tous les écrits pictographiques
dont nous disposons sont postérieurs à la
conquête du Mexique par les Espagnols.
Les colons, et plus particulièrement les reli-
gieux, considéraient les codex comme
l'œuvre de Satan, aussi ont-ils détruit tous
les documents disponibles, pour les rem-
placer par l'écriture européenne. Malgré
cette destruction massive, l'écriture nahuatl
a perduré. Les Indiens ont résisté à
l'anéantissement de leur culture, et les
Espagnols ont compris l'intérêt de conser-
ver quelques documents traditionnels.
En effet, pour les sociétés indigènes
comme pour les sociétés européennes, les
écrits. servent de preuves devant les tribu-
naux. Attesté pour la premiêre fois en 1545
avec le Codex de
Tepeucila,
l'usage de
preuves écrites en nahuatl subsiste durant
le
XVIe
siècle (voir par exemple le Codex de
Tepetlaoztoc
ou la
tvïatrïcuto
de
Huexotzinco)
et au début du
XVIIe. À
la fin
du
XVIIe
et au début du
XVIIIe
siècle, les
Indiens ont rédigé un groupe de codex,
nommés
Techialoyan,
pour défendre leurs
intérêts devant les tribunaux de la Nouvelle-
Espagne. Récemment, à la suite d'une
..
."
&
(iffirffilrrm
l}
"
étude de J. Galarza, un codex nahuatl a été
utilisé pour plaider la cause d'une corrsnu-
nauté indienne de la ville de Mexico. Au
travers de leur goût pOf la chose pérenne,
les juristes ont assuré la survie de l'écrlure
nahuatl jusqu'au
XVIIIe
siècle et ont permis
sa lecture jusqu'à nos jours.
Les religieux, qui ont pourtant été les
plus grands destructeurs d'écrits nahuatl,
ont aussi contribué à la survie de cette écri-
ture. Pour mieux connaître les populations
qu'ils voulaient convertir, ils ont ordonné la
réécriture de quelques codex traditionnels
(par exemple le Cod~x Telteriano-
Remensiù.
Certains religieux ont aussi réa-
lisé des codex catholiques, les
Testériano.
Enfin, les dirigeants espagnols, pour asseoir
leur domination politique et économique,
sollicitaient des informations en nahuatl ;
ils ont fait élabprer des registres d'impôts et
des relevés cadastraux, comme le Codex
Mendoza,
le Codex de
Tepetlaoztoc
et le
Codex
Vergara.
Nous possédons égaie-
ment des livres d'histoire, tel le Codex
Xolotl
qui traite de trois siècles de l'histoire
de la cité de Texcoco, voisine de Mexico.
On pense que les informations consi-
gnées dans les livres avant l'arrivée des
Européens - sur papier, parchemin ou
tissu - traitaient aussi d'économie, de reli-
gion et de politique. D'après des textes
nahuatl en caractères alphabétiques et
quelques témoignages espagnols, certains
livres avaient des contenus juridiques, poé-
tiques ou scientifiques, à jamais perdus.
Les dictionnaires
informatiques
L'écriture nahuati n'est plus pratiquée
depuis le
XVIIIe
siècle. Les linguistes s'y inté-
ressent depuis le
XVIe
siècle, plus particuliè-
rement depuis une centaine d'années, mais
l'étude de l'écriture nahuatl bal-
butie encore : un dictionnaire
adéquat fait défaut. Les diction-
naires existants sont aberrants:
ils suivent l'ordre alphabétique
de la retranscription phoné-
tique des caractères ; c'est
comme si un dictionnaire fran-
çais-espagnol était ordonné
selon l'ordre alphabétique des
mots espagnols!
L'informatique apporte
aujourd'hui une solution à la
réalisation de dictionnaires pic-
tographiques nahuatl : elle per-
met de diversifier les critères de
classification et de manipuler
les images d'une manière tota-
lement nouvelle. Nous avons
t.
Fragment du folio
5
du Codex de
Tepetloaztoc,
liste
d'impôts. Les noms de trots localités figurent dans les cadres
supérieurs :
Oztotlaquetzalcalco, Tenanco
et
Yyauhtenco.
Elles ont payé un tribut de
services
personnels, représenté
par un personnage, muni d'un
uictli,
"instrument pour
travailler la terre». Le personnage est surmonté des
chiffres
3 x 5.
L'ensemble se lit probablement
caxtollitequi-
macehualtin,
«quinze hommes du peuple tributaires».
©
POUR LA SCIENCE
élaboré deux programmes de lecture,
nommés POHUA et TLACHIA. Ces deux mots
nahuatl signifient, respectivement, «comp-
ter, lire» et «voir, ibservep>. Grâce à ces
programmes, nous pouvons disséquer
toutes les images d'un codex, élaborer un
dictionnaire des éléments constitutifs de
ses images, l'éditer en CD-Rom et offrir
S?
des outils permettant de le lire. ~
§.
Chaque document pictographique se
c
présenté comme une série d'ensembles
~:I:==::lk:===:j~====~
graphiques imbriqués : le codex est consti-
tué de planches séparées en zones qui
comportent des glyphes et des person-
nages, eux-même bâtis à partir d'é1érrle:n::s
graphiques. Ces derniers portent ri tonna-
tion phonique nécessaire au passage
l'image à la langue parlée. Comme a
langue parlée est encore en usage.
12
nétique d'un mot mène directene
traduction. En principe, pour lire
on commence par le décomposer
éléments constitutifs, puis on cheJrlie
un dictionnaire leurs valeurs
phcri'P:s.
Par exemple, dêcomposons
es
glyphes de lieux de la fiqure
mier, en haut à gauche,
éléments : Cutot; "ca eme-,
ozto ;
tlantli
«dent», donne
CIe-
son», sera cal ; quelZnlt
zal»,
sera quetzal. le
se
quetzalcalco. Le
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éléments :
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«pierre» (te) et
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Écrrn
du
dictionnaire
de nahuatl
TLA-
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On voit six éléments du thème
~ : ~ «oreille», ixtelolotli
.œU-
r
ixayoquiz.a
«pleurer», tentli
trIèvres»,
«dent»
et
tzontli
«che-
En cliquant sur ces images, on
- connoitre
leurs valeurs pho-
S1Oi:t
visva/iser tous les glyphes
- e6!s
/igcreRt
dansle codex analysé.
daSSl.lx:ations thématiques et for-
GrtaIogue des éléments utilise
phabétique de la désigna-
œs
éiéments.
c..-\O-i1A, chaque élément, accom-
- e ses variantes, donne directe-
tE'5
sons
qu'il transcrit (voir la figure
- ...i3
éiérnents graphiques sont le point
""'ée préférentiel des dictionnaires
~ ~17..AŒIA, mais on accède aussi au
:::::J;;:e;~ de ces éléments : on peut visua-
- es planches d'un codex, puis les
d'une planche, les glyphes de cette
les éléments d'un glyphe, et enfin
es
eurs phoniques d'un élément.
À
1ffSe.
on peut commencer une étude à
. d'une valeur phonique, puis visuali-
.3B" élément ou les éléments susceptibles
a transcrire, voir ensuite tous les
es qui comportent ces éléments, et
examiner dans quels contextes ces
es s'inscrivent.
La paléographie
Grâce aux dictionnaires élaborés avec
"OHUAITLACHIA, on identifie les sons trans-
crits du nahuatl. Connaissant ces éléments,
on est capable de formuler des hypothèses
de lecture lorsqu'on rencontre des glyphes
inconnus dans un autre document. Ces
hypothèses sont confortées lorsque le mot
considéré existe dans les textes du
XVI"
siècle, dans un contexte comparable.
Aussi l'aide de l'informatique est-elle maxi-
male lorsqu'elle intègre toutes les données
résultant de la paléographie des textes
nahuatl écrits en caractères latins.
Quelques documents, de toute nature, ont
dores et déjà été paléographiés et intro-
duits dans ce qui constitue une biblio-
thèque nahuatl informatisée.
Toutefois, l'acquisition des données
paléographiques révèle une autre
difficulté : la multiplicité, pour un même
mot, des retranscriptions dans l'alphabet
latin. Ainsi un mot comme ihuan (<<eD»a
été écrit de 17 manières :
inuo.
ihuan,
ioà
loon. iuan. ivô,
ivan,
ihoan, ioan, yhua.
yhuô. ytïuan.
yoa, yoâ,
yoan.
yuan, yvan.
Lorsqu'il rencontre une de ces formes,
un lecteur expérimenté reconnaît le mot
ihuan, mais pas l'ordinateur; l'homme
garde en tête la phonétique d'un mot, mais
la machine (du moins dans l'état actuel de
l'informatique) ne reconnaît que sa forme
graphique. Pour l'ordinateur, un mot n'est
qu'une suite de lettres; il le détecte si la
première lettre du mot cherché correspond
à la première lettre d'un mot du texte, puis
la deuxième lettre du mot cherché corres-
pond à la deuxième lettre et ainsi de suite
jusqu'à la dernière lettre du mot proposé.
Si l'on recherche
ihuan,
l'ordinateur ne
trouve que les mots composés de i+h+
U
+
a
+
n.
Toute lettre étrangère à cette série
provoque un échec.
Pour pallier la raideur de l'ordinateur, il
suffit de lui fournir, pour chaque mot,
toutes les retranscriptions possibles. Cette
fois, on se heurte aux limites humaines: si
le lecteur perçoit facilement la similarité de
diverses formes, l'opération inverse qui
consiste, à partir d'une graphie, à imaginer
toutes les autres est beaucoup plus
compli-:
quée! Pour résoudre ce problème, nous
avons conçu TEMOA, un logiciel de re-
cherche sur les chaînes de caractères dans
les textes nahuatl, et GENOR, un générateur
d'orthographe qui crée toutes les ortho-
graphes possibles d'un mot.
Un exemple simple illustre l'utilité de
ces outils informatiques. Supposons que
l'on rencontre dans un codex le glyphe
toponymique
'U;V'~,
composé de tetl «pierre» (te) et de nochtli
«figue de barbarie» (noch). On utilise alors
TEMOA sur un corpus de textes nahuatl du
XVIe siècle, et on pose la question sui-
vante : quels sont les noms de lieux qui
comprennent à la fois la chaîne te et la
chaîne noch? La réponse sera Tenochtitl6n.
Si l'on obtient, dans ce cas bien connu,
une réponse positive, il y a tout lieu de
penser que l'utilisation de tels outils per-
mettra de progresser sur la voie d'une
meilleure connaissance de cette écriture.
Marc Thouvenot est chercheur au Centre
d'étude des langues indigènes d'Amérique
(CEL/N, du CNRS.
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