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grand intérêt ethnologique de considérer uniquement les classifications internes, en comparant celle distinguant
les plantes sur un territoire donné et celle distinguant les hommes dans une société donné, intérêt pourtant
démontré par Haudricourt. Cette approche, ciblée sur la cohérence des séries classificatoires à l’intérieur d’une
société, est privilégiée ici. La méthode consiste à porter la même attention à l’identité des plantes et à celle des
agriculteurs qui les reproduisent, et à vérifier la relation entre les deux ensembles classificatoires.
Des clones et des clans
A.G. Haudricourt, Agronome et botaniste au départ, généticien, ethnographe et surtout linguiste ensuite, propose
cette démarche dans un célèbre article intitulé Nature et culture dans la civilisation de l’igname, l’origine des
clones et des clans. A notre connaissance, il est le premier à aborder la relation d’une société à son
environnement biologique, en rapprochant plutôt qu’en séparant les domaines biologique et social. Brillamment,
il formule un problème anthropologique en termes botaniques, en décrivant le parallèle observé en Nouvelle-
Calédonie entre la classification des ignames et la classification des hommes.
Les systèmes de parenté chez les humains constituent eux-mêmes un système de classification, de forme
variable selon les sociétés. Mais il distingue partout une catégorie de personnes avec laquelle il est interdit de se
marier, de celle avec laquelle le mariage est possible. La consanguinité n’a pas une valeur biologique (FOX
1971), mais symbolique et classificatoire, de sorte que la filiation de génération en génération peut-être
matrilinéaire, patrilinéaire, bilinéaire ou indifférenciée, selon les sociétés. L’anthropologie a depuis longtemps
reconnu le rôle structurant des classifications de parenté dans l’organisation politique et économique des
groupes humains (EVANS-PRITCHARD and FORTES 1964 (1940)). Structurées en clan patrilinéaire, la
société de Nouvelle-Calédonie décrite par Haudricourt reconnaît que chaque personne est membre du clan de
son père, qui est celui de son grand père, de son arrière grand-père, etc., de sorte que, en remontant de
génération en génération jusqu’à leur ancêtre commun, plusieurs familles sont aujourd’hui apparentées par une
filiation commune. Considérés comme consanguins, il est interdit (Cf. tabou de l’inceste) pour les membres
d’un même clan de se marier entre eux, et cette classification a pour conséquence première d’organiser la vie
des hommes en société, leurs alliances ou leurs mariages, en plus d’interférer dans leurs organisation politique,
économique et religieuse.
Une filiation patrilinéaire et l’exogamie clanique rendent évidemment difficile tout rapprochement qu’un
biologiste serait tenté de faire avec une théorie de l’hérédité
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. Non seulement un seul des parents est considéré
dans cette classification, mais encore la règle de filiation varie d’une société à l’autre. Seule la pensée
classificatoire est commune et reconnue comme un fait anthropologique : elle est appliqué par l’homme aux
plantes et aux animaux en regroupant ces derniers sous des catégories (FRIEDBERG 1992), tout comme à lui-
même à l’intérieur de sa société. Cette catégorisation sociale définit des sous-ensembles. Ainsi, dans les
organisations complexes comme les royautés sacrées, elle distingue la lignée royale, celle des serviteurs et celle
des esclaves (TARDITS 1973, TARDITS 1980).
En comparant deux ensembles classificatoires, celui des ignames et celui des hommes, Haudricourt montre le
parallèle établi dans certaines sociétés entre les domaines biologique et social. Dans les sociétés de Nouvelle
Calédonie, en effet, une concordance est reconnue entre le lignage (social) et la lignée (biologique), c’est-à-dire,
entre le clone et le clan. Au lieu de considérer les hommes comme étant différents des plantes, ou les plantes
comme étant différentes des hommes, il insiste sur l’identité des processus classificatoires entre le clonage de
l’igname, plante à tubercule se reproduisant à l’identique, et le « clonage » des hommes qui à l’intérieur de leur
clan se reproduisent eux aussi à l’identique en s’inscrivant toujours, de génération en génération, dans la même
catégorie sociale. L’attention se porte ici sur les individus tels qu’ils sont définis socialement, c’est-à-dire, en
tant que membre d’une catégorie distinctive à l’intérieur de la société. Avec 72 catégories au total, il y a autant
de clones d’igname qu’il y a de clans humain. Le rite d’intronisation du chef d’un nouveau clan, qui fonde une
parenté inédite dans la descendance des hommes, fonde corrélativement une parenté inédite dans la descendance
des ignames. Lors de l’intronisation, un nouveau clone est prélevé dans les jachères. En effet, la reproduction
sexuée qui y prévaut, garantit l’originalité du nouveau matériel par rapport aux clones existants.
Dynamiques biologiques et dynamiques sociales
La démonstration d’Haudricourt, si elle convaincante, apparaît en revanche difficilement généralisable aux
sociétés cultivant des plantes à reproduction sexuées. Dans l’approche populationnelle classique, l’évolution de
la diversité des ressources et leur structuration résultent de forces antagonistes. La migration
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augmente la
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Pour une critique de l’ouvrage de O. WILSON WILSON, E. O. 1987. La Sociobiologie. Paris: Edition du Rocher. qui tente ce
rapprochement, voir M. SAHLINS SAHLINS, M. 1980. Critique de la sociobiologie. Paris: Gallimard..
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La mutation comme facteur de diversification est considéré comme négligeable à l’échelle de temps considérée ici.