Introduction Matériel et méthode

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STRUCTURATION DE LA DIVERSITE DES RESSOURCES GENETIQUES
ET STRUCTURE SOCIALE : QUELLES RELATIONS ?
Christian LECLERC, Geo COPPENS D’EECKENBRUGGE
Cirad Upr-67. Gestion des ressources génétiques et dynamiques sociales
Introduction
La diversité des ressources génétiques en agriculture est un domaine d’étude où s’impose la complémentarité
des sciences biologiques et sociales. Pourtant, au sein des institutions nationales et internationales, l’attention est
surtout focalisée sur les questions biologiques. La composante sociale est réputée comprise dans
l’environnement entendu au sens large, et encore de manière indirecte, dans l’interaction complexe « GxE »1
Cet amalgame est justifié dans une approche centrée sur le matériel végétal, l’homme faisant partie avec les
autres organismes vivants de son environnement biotique. Le tri et l’échange des semences, les techniques
culturales ou la tenure foncière, par exemple, sont des comportements qui confèrent à chaque agriculteur un rôle
primordial dans la gestion et l’évolution des plantes qu’il cultive. Et une contribution possible des sciences
sociales consiste à décrire la singularité des pratiques, afin de mesurer leurs impacts sur la diversité du matériel
de culture, ces pratiques contribuant aux processus évolutif étudiés par les biologistes.
L’environnement au sens large se prête ainsi à un individualisme méthodologique, où chaque agriculteur est
d’abord appréhendé isolément avant d’être comparés aux autres. L’environnement social se présente dès lors
comme une somme de comportements individuels plus ou moins standardisés. Mais en centrant ainsi l’attention
sur l’individu et l’impact de son action sur le matériel végétal, l’approche biologique du social évacue toute
référence à la société, objet classique de l’anthropologie.
Partant du constat qu’aucune ressource génétique cultivée n’existerait sans les sociétés humaines qui les
reproduisent, c’est-à-dire, sans une interaction à trois termes que l’on peut représenter par « GxExS »2, cet
article aborde les apports de l’anthropologie à l’étude de la diversité des ressources génétiques et de sa
structuration à l’échelle locale et régionale. Quelle relation peut-on établir entre la structuration de la diversité
des ressources génétiques et la structure sociale des groupes humains qui les reproduisent ? L’identité des
plantes, rangées sous des catégories permettant de les distinguer les unes par rapport aux autres, est-elle liée à
l’identité des agriculteurs ? Enfin, dialectiquement, est-ce que la plante cultivée peut elle-même constituer un
critère de différenciation sociale, c’est-à-dire, spécifier l’existence de catégories, nommées ou non, entre les
lesquelles les agriculteurs se répartissent et par lesquelles ils se distinguent à l’intérieur d’une société ?
Matériel et méthode
Les observations qui suivent ont été recueillies pour la plupart par des biologistes, et sont interprétées ici à la
lumière d’une hypothèse initialement avancée par André Georges Haudricrourt (HAUDRICOURT 1964). Par
des exemples issus des continents africain, asiatique et américain, la diversité des contextes confère au problème
une portée générale. Cependant, les études de nature plus fortement biologique n’ont pas toujours prévu la
collecte des données anthropologiques nécessaires pour étayer équitablement notre analyse dans tous les cas.
Les exemples les mieux documentés sont par conséquent privilégiés.
La méthodologie des biologistes et celle des anthropologues apparaissent à prime abord difficilement
comparables. Il est usuel en génétique des populations, par exemple, de recourir à des indices statistiques pour
mesurer la variabilité entre deux populations, d’une part, et à l’intérieur de chacune, d’autre part, et de déduire
par ce procédé des relations entre elles. Ce calcul permet d’avancer des hypothèses impliquant la migration de
gènes entre les deux populations. Ce type d’approche, populationnelle et statistique, est rare en anthropologie,
mais les deux disciplines se rapprochent en regroupant et distinguant au cours de leurs analyses des individus
dans des catégories distinctes, entendues comme des « populations » par les généticiens. Le critère utilisé pour
élaborer ce type de classification a beaucoup retenus l’attention des anthropologues étudiant des sociétés non
occidentales (BULMER 1967, par exemple, FRIEDBERG 1992). A l’origine, leur objectif était de comparer la
classification des plantes, interne à la société étudiée, avec la classification scientifique occidentale, externe à
cette société (BERLIN, E, and H 1974). Une critique argumentée à l’encontre de cette tentative (MARTIN
1975) souligne le caractère incongru de cette comparaison de classifications internes et externes, qui consiste
finalement à rechercher chez l’Autre la biologie qu’on a développé chez Soi. En effet, cette démarche néglige le
1
GxE : interaction entre les génotypes (G) et l’environnement où ils vivent (E)
2
GxExS : interaction entre les génotypes (G), l’environnement où ils vivent (E) et les sociétés humaines qui les reproduisent (S).
1
grand intérêt ethnologique de considérer uniquement les classifications internes, en comparant celle distinguant
les plantes sur un territoire donné et celle distinguant les hommes dans une société donné, intérêt pourtant
démontré par Haudricourt. Cette approche, ciblée sur la cohérence des séries classificatoires à l’intérieur d’une
société, est privilégiée ici. La méthode consiste à porter la même attention à l’identité des plantes et à celle des
agriculteurs qui les reproduisent, et à vérifier la relation entre les deux ensembles classificatoires.
Des clones et des clans
A.G. Haudricourt, Agronome et botaniste au départ, généticien, ethnographe et surtout linguiste ensuite, propose
cette démarche dans un célèbre article intitulé Nature et culture dans la civilisation de l’igname, l’origine des
clones et des clans. A notre connaissance, il est le premier à aborder la relation d’une société à son
environnement biologique, en rapprochant plutôt qu’en séparant les domaines biologique et social. Brillamment,
il formule un problème anthropologique en termes botaniques, en décrivant le parallèle observé en NouvelleCalédonie entre la classification des ignames et la classification des hommes.
Les systèmes de parenté chez les humains constituent eux-mêmes un système de classification, de forme
variable selon les sociétés. Mais il distingue partout une catégorie de personnes avec laquelle il est interdit de se
marier, de celle avec laquelle le mariage est possible. La consanguinité n’a pas une valeur biologique (FOX
1971), mais symbolique et classificatoire, de sorte que la filiation de génération en génération peut-être
matrilinéaire, patrilinéaire, bilinéaire ou indifférenciée, selon les sociétés. L’anthropologie a depuis longtemps
reconnu le rôle structurant des classifications de parenté dans l’organisation politique et économique des
groupes humains (EVANS-PRITCHARD and FORTES 1964 (1940)). Structurées en clan patrilinéaire, la
société de Nouvelle-Calédonie décrite par Haudricourt reconnaît que chaque personne est membre du clan de
son père, qui est celui de son grand père, de son arrière grand-père, etc., de sorte que, en remontant de
génération en génération jusqu’à leur ancêtre commun, plusieurs familles sont aujourd’hui apparentées par une
filiation commune. Considérés comme consanguins, il est interdit (Cf. tabou de l’inceste) pour les membres
d’un même clan de se marier entre eux, et cette classification a pour conséquence première d’organiser la vie
des hommes en société, leurs alliances ou leurs mariages, en plus d’interférer dans leurs organisation politique,
économique et religieuse.
Une filiation patrilinéaire et l’exogamie clanique rendent évidemment difficile tout rapprochement qu’un
biologiste serait tenté de faire avec une théorie de l’hérédité3. Non seulement un seul des parents est considéré
dans cette classification, mais encore la règle de filiation varie d’une société à l’autre. Seule la pensée
classificatoire est commune et reconnue comme un fait anthropologique : elle est appliqué par l’homme aux
plantes et aux animaux en regroupant ces derniers sous des catégories (FRIEDBERG 1992), tout comme à luimême à l’intérieur de sa société. Cette catégorisation sociale définit des sous-ensembles. Ainsi, dans les
organisations complexes comme les royautés sacrées, elle distingue la lignée royale, celle des serviteurs et celle
des esclaves (TARDITS 1973, TARDITS 1980).
En comparant deux ensembles classificatoires, celui des ignames et celui des hommes, Haudricourt montre le
parallèle établi dans certaines sociétés entre les domaines biologique et social. Dans les sociétés de Nouvelle
Calédonie, en effet, une concordance est reconnue entre le lignage (social) et la lignée (biologique), c’est-à-dire,
entre le clone et le clan. Au lieu de considérer les hommes comme étant différents des plantes, ou les plantes
comme étant différentes des hommes, il insiste sur l’identité des processus classificatoires entre le clonage de
l’igname, plante à tubercule se reproduisant à l’identique, et le « clonage » des hommes qui à l’intérieur de leur
clan se reproduisent eux aussi à l’identique en s’inscrivant toujours, de génération en génération, dans la même
catégorie sociale. L’attention se porte ici sur les individus tels qu’ils sont définis socialement, c’est-à-dire, en
tant que membre d’une catégorie distinctive à l’intérieur de la société. Avec 72 catégories au total, il y a autant
de clones d’igname qu’il y a de clans humain. Le rite d’intronisation du chef d’un nouveau clan, qui fonde une
parenté inédite dans la descendance des hommes, fonde corrélativement une parenté inédite dans la descendance
des ignames. Lors de l’intronisation, un nouveau clone est prélevé dans les jachères. En effet, la reproduction
sexuée qui y prévaut, garantit l’originalité du nouveau matériel par rapport aux clones existants.
Dynamiques biologiques et dynamiques sociales
La démonstration d’Haudricourt, si elle convaincante, apparaît en revanche difficilement généralisable aux
sociétés cultivant des plantes à reproduction sexuées. Dans l’approche populationnelle classique, l’évolution de
la diversité des ressources et leur structuration résultent de forces antagonistes. La migration4 augmente la
3
Pour une critique de l’ouvrage de O. WILSON WILSON, E. O. 1987. La Sociobiologie. Paris: Edition du Rocher. qui tente ce
rapprochement, voir M. SAHLINS SAHLINS, M. 1980. Critique de la sociobiologie. Paris: Gallimard..
4
La mutation comme facteur de diversification est considéré comme négligeable à l’échelle de temps considérée ici.
2
diversité à l’intérieur des populations (diversité intra) mais limite leur différenciation (diversité inter), tandis que
la sélection et la dérive génétique réduisent leur diversité, tout en favorisant leur différenciation.
En matière de gestion des ressources génétiques, on ne peut toutefois isoler dynamique biologique et dynamique
sociale, biologie et anthropologie.
Figure 2. Facteurs anthropologiques et biologiques
En effet, la migration et la sélection
dans la migration et la sélection
ne relèvent pas du seul domaine
Flux de gènes (biologie)
biologique, mais également du
MIGRATION
domaine anthropologique. Leurs
Echanges (anthropologie)
effets antagonistes se reportent sur
DIVERSITE DES
RESSOURCES
le plan social (figure 2), l’homme
GENETIQUES
Sélection naturelle (biologie)
pouvant augmenter ou diminuer la
SELECTION
diversité, et modifier sa structure,
Tri sélectif (anthropologie)
selon qu’il généralise les échanges
ou les restreint à son groupe (effet
sur la migration), ou encore opère un tri dans son propre matériel pour le maintenir homogène ou conforme à
une classification préexistante (effet de sélection, défini par BOSTER 1985).
Même dans des contextes culturels différents, la diversité des ressources génétiques est structurée de sorte que la
diversité des ressources reproduite par un agriculteur (diversité intra) apparaît généralement beaucoup plus
faible que celle reproduite à l’échelle du village par tous les agriculteurs (différenciation inter exploitation).
Pour le sorgho, ce rapport est en moyenne de 26% au Cameroun (BARNAUD et al. 2005) et de 30% au Mali
(D. BAZILE, Com. pers.). Pour le taro et le cocotier, il est respectivement de 20% et 24% au Vanuatu (S.
CAILLON, Com. pers.). Pour le manioc, enfin, ce rapport est de 21% au Guyana (ELIAS 2000).
Considérant les forces antagonistes agissant sur le matériel cultivé, ceci peut s’expliquer par un réseau
d’approvisionnement lui-même différencié pour certaines variétés et au sein duquel s’incrit chaque agriculteur,
ou encore par le tri sélectif opéré par chacun. Mais ce tri devrait alors être collectivement planifié afin d’éviter
que tous les agriculteurs ne choisissent les mêmes variétés et ne réduisent ainsi la diversité globale. Il faudrait en
outre pour cela que chaque agriculteur, au sein de son groupe, se trouve en position de suburdination par rapport
à une instance décisionnel et centralisé, qui serait de surcroît maître d’œuvre d’un plan de gestion des ressources
génétiques. Or une planification politique de la répartition des ressources entre les agriculteurs au sein d’un
village n’a jamais été observée, et cette hypothèse est d’autant plus improbable que le fonctionnement des
économies rurales valorise au contraire l’autonomie des groupes familiaux et la décentralisation politique.
La structuration de la diversité des ressources génétiques à l’échelle locale apparaît donc comme un fait
éminemment collectif, sans être politique. Qu’est-ce qui explique alors cette structuration ? Comment dans des
contextes culturels différents, pour des plantes dont la biologie de la reproduction est également différente, une
forte différenciation interexploitation et une faible diversité pour chacune peut-elle être régulièrement
constatée ? Tout se présente comme si la structuration, constatée de l’extérieur en comparant les agriculteurs et
les ressources que les uns et les autres reproduisent, échappait aux acteurs eux-mêmes, comme si nous étions là
en présence d’un « effet de société » qui n’implique pas la conscience individuelle. En effet, aucune des
pratiques discriminantes d’un agriculteur pris isolément ne peut expliquer la structuration de la diversité à
l’échelle du groupe dans lequel il vit. Social, ce fait ne peut être expliqué que par d’autres faits sociaux
(DURKHEIM 1981).
S’attachant à justifier la pertienence de ce problème et les contributions de l’anthropologie pour le résoudre, cet
article avance comme hypothèse une relation entre la structuration de la diversité des ressources génétiques à
l’échelle locale, et la structure sociale des groupes humains qui les reproduisent. En d’autres termes, cette
structuration n’est pas seulement liée à l’enviuronnement et à l’interaction GxE, mais également à la société et à
l’interaction GxS.
3
Références bibliographiques
BARNAUD, A., M. DEU, D. MCKEY, and H. JOLY. 2005. Assessment of genetic diversity and structure of
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HAUDRICOURT, A. G. 1964. Nature et culture dans la civiisation de l'igname: l'origine des clones et des clans.
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