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René Thom
Pour le mathématicien R. Thom – même s’il ne s’y est intéressé qu’en rapport avec sa
démarche en mathématiques – la philosophie doit guider la réflexion :
« Les problèmes philosophiques, étant les plus importants, sont aussi les plus difficiles ;
dans ce domaine faire preuve d'originalité est très difficile, a fortiori découvrir une nouvelle
vérité. C'est pourquoi la société, fort sagement, a renoncé à subventionner les recherches sur des
sujets philosophiques, où le rendement est trop aléatoire, pour consacrer son effort à la recherche
scientifique, où, Dieu merci, il n'est pas besoin d'être un génie pour faire « œuvre utile ». »
René Thom se veut « gardien de l’intelligible ». Il faut, selon ses propres termes, lutter
continuellement contre les dérapages pragmatistes qui tendent à gauchir nos prégnances et à créer
des significations abusives ou factices, se mettre à contre-courant des flux locaux d'intérêts qui
agitent la communauté des savants. Tout paradigme vit toujours au-dessus de ses moyens, et
« avoir raison trop tôt, c'est bien souvent avoir tort dans l'immédiat : il faudra accepter les
conséquences d'un tel choix » écrit-il.
Le problème de la philosophie est l'impossibilité de proposer des preuves ou des
démonstrations pour étayer ses dires. Dans le rapport entre le formel et le conceptuel vont
néanmoins se manifester les apports de Thom, de Grothendieck, de Gödel et de Whitehead.
Habituellement, la peur d’être confronté à l’imprécision du langage quotidien conduit les
scientifiques à se méfier de tout ce qui n’est pas quantitatif, strictement délimité et précis :
« Les formalisateurs, écrit Thom, sont des gens qui vous disent tout le temps : « Oh ! le
langage naturel est horrible, il tolère toute espèce d'ambiguïté, c'est impossible de faire des
mathématiques avec ça. Moi, je n'ai jamais fait que du langage naturel en mathématiques, plus
quelques symboles de temps en temps » ou encore :
« Pourquoi ne pas accepter les entités que nous suggère le langage ? Quitte à contrôler les
hypostases abusives, c'est là la seule manière d'apporter au monde une certaine intelligibilité.
Seule une métaphysique réaliste peut redonner du sens au monde ».
Dans « Modèles mathématiques et morphogenèse », Thom écrit aussi :
« Pourquoi au début de la pensée philosophique, les présocratiques, d’Héraclite à Platon,
nous ont-ils laissé tant de vues d’une si grandiose profondeur ? Il est tentant de penser qu’à cette
époque l’esprit était en contact quasi-direct avec la réalité, les structures verbales et
grammaticales ne s’étaient pas imposées comme un écran déformant entre la pensée et le monde.
Avec l’arrivée des sophistes, de la géométrie euclidienne, de la logique aristotélicienne, la pensée
intuitive fait place à la pensée instrumentale, la vision directe à la technique de la preuve. Or, le
moteur de toute implication logique est la perte en contenu informationnel. Il était donc fatal que
le problème de la signification s’effaçât devant la structure de la déduction. Le fait que les
systèmes formels des mathématiques échappent à cette dégradation de la « néguentropie » a fait
illusion à cet égard, une illusion dont la pensée moderne souffre encore : la formalisation – en
elle-même, disjointe d’un contenu intelligible – ne peut être une source de connaissance ».
Ces deux affirmations montrent clairement l’antipathie de Thom pour le formalisme pur,
qui affecte de se passer de toute pensée signifiante. Gödel est d'ailleurs en accord avec Thom sur