Descartes16. Les conditions dans lesquelles il dut travailler n’étaient pas simples. Car si Clerselier fit un effort sérieux
pour récupérer des autographes et y réussit parfois, la plupart des documents sur lesquels il travailla étaient des
« minutes », c’est-à-dire ou bien une ébauche ou une version raccourcie, ou bien une copie exacte de la lettre telle
qu’elle fut expédiée — « minutes » qui souvent étaient malaisées à lire ; qui, sauf en quelques rares cas, étaient
dépourvues de date ; qui très souvent n’avaient ni un début ni une fin clairement indiquées ; et qui, assez souvent,
n’indiquaient pas clairement le destinataire de la lettre. En effet, il faut présumer que Descartes les gardait classées
par correspondants (Mersenne, Huygens, Regius), ou par groupe de correspondants (les Jésuites), sans indiquer ni la
date ni les circonstances de leur expédition. Au surplus, lorsque nous sommes en état de comparer la lettre telle
qu’elle fut expédiée avec la minute publiée par Clerselier (comme c’est le cas de quelques lettres à Mersenne et à
Huygens), on trouve des différences, tantôt peu essentielles, tantôt très importantes. Dans les quelques cas où
Descartes a revu le texte de sa lettre en vue d’une publication éventuelle — comme il l’a fait, probablement, dans le
cas des lettres concernant le Discours, et peut-être de sa correspondance avec la princesse Élisabeth et la reine
Christine — il peut avoir embelli le texte et supprimé des détails plutôt personnels17. En tous cas, le plus souvent
Clerselier ignorait la date et n’était pas à même de restituer l’ordre chronologique ; il ne l’ intéressait pas toujours de
donner le texte original — si dans le premier volume il y avait quelques lettres en latin, il se décida par après à donner
des versions françaises (faites par son fils), parfois sans indiquer qu’il s’agit d’une traduction. En résumé, l’édition de
Clerselier est loin d’être parfaite, même si, d’après les usages de l’époque, elle a sans doute été la meilleure qu’on pût
avoir.
La première édition moderne des œuvres de Descartes, est celle de Victor Cousin (1792-1869), en onze
volumes (Paris, Levrault, 1824-1826). Elle contient aussi une nouvelle édition de la correspondance (vols. VI-X).
Cependant, les conditions dans lesquelles il travailla n’était guère meilleures que pour Clerselier. Vers la fin de sa vie,
Clerselier avait demandé à un ami, l’abbé Legrand (†1704), de continuer son travail et lui avait donné tous les
cartesiana en sa possession. À son tour Legrand avait eu recours à Baillet (1649-1706). Legrand avait aussi à sa
disposition, comme il s’en vante dans une lettre du 10 avril 1690 à Jean-Robert Chouet (1642-1731), près de 120
lettres originales, « recueillies de diverses personnes »18. Malheureusement, Legrand mourut avant de réaliser ses
ambitions. Il légua ses papiers à un certain Marmion, professeur de philosophie au Collège des Grassins à Paris. Et
lorsqu’un an après Marmion mourut aussi, ses papiers furent retournés à la mère de Legrand, après quoi on en perd
la trace. Bref, si Clerselier avait toujours pu travailler sur des autographes de Descartes, Cousin, n’en avait plus aucun.
Cependant, Cousin retrouva ce qu’on est convenu d’appeler l’Exemplaire de l’Institut.
En effet, après la mort de Mersenne, en 1648, c’est le mathématicien Roberval (1602–1675) qui acquit ses
papiers, y compris les lettres de Descartes à Mersenne. Ceux-ci furent, après la mort de Roberval abandonnés à
l’Académie des sciences, dont il avait été un des membres fondateurs. Enfin, l’Académie demanda au mathématicien
Philippe La Hire (1640-1718) de faire une édition de la correspondance de Descartes avec Mersenne — projet
abandonné par la suite, probablement parce que Legrand travaillait déjà à la même chose. Toujours est-il que La Hire
partagea sa connaissance de cette collection de lettres avec Legrand et Baillet, qui à leur tour notèrent des variantes
dans leur exemplaire de Clerselier — c’est là l’Exemplaire de l’Institut, lequel nous permet de reconstituer et de re-dater
des lettres, et qui est d’autant plus utile qu’au cours du XIXe siècle un grand nombre d’autographes furent volés et
vendus par le fameux Guilielmo Libri (1803-1869). N’exagérons pourtant pas l’importance de cet Exemplaire de
l’Institut. Très grande à une époque où la plupart des lettres autographes à Mersenne étaient inconnues, elle a
sensiblement diminué depuis la récupération d’un grand nombre d’entre elles — sur un total de 142 lettres de
Descartes à Mersenne, il n’y en a que six pour lesquelles l’Exemplaire de l’Institut est indispensable19. Toutes les autres
lettres ont été retrouvées et peuvent être consultées ou bien en des collections publiques ou bien en copie. Toujours
est-il que Cousin a découvert l’Exemplaire de l’Institut et qu’il fut le premier à l’utiliser, avec précaution, parce qu’il
n’était pas certain de l’origine des annotations.
L’édition de Cousin fut suivie par celle de Charles Adam et Paul Tannery, en douze volumes (le vol. XII
contient une biographie de Descartes par Charles Adam), suivis d’un Supplément (1897-1913). La correspondance se
trouve dans les cinq premiers volumes — en principe au moins car certaines lettres retrouvées après 1897 n’ont pu
être insérées comme il le faudrait — la correspondance avec Beeckman, par exemple, se trouve dans le vol. X.
Aujourd’hui encore l’édition AT fait autorité, ne fût-ce que pour la raison qu’elle est la seule édition critique. Pour la
correspondance, cependant, elle n’est guère satisfaisante. La raison n’est pas philologique — car s’il est évident que
une seule éditions, laquelle fut finalement publiée en 1647. Voir Matthijs van Otegem, A Bibliography of the Works of
Descartes (1637–1704), 2 vols., Ph.D. diss. Utrecht University, 2002, vol. 1, p. 217–230.
16 Lettres de Mr Descartes, Paris, Angot, 3 vols., 1657, 1659, 1667.
17 Parfois cela était fait par Clerselier, comme dans la lettre à Ferrier du 13 novembre 1629, AT I, 53-69.
18 La lettre est partiellement citée dans AT I, XLVIII. Elle se trouve à présent dans les archives de la famille Turrettini
à Genève. Nous sommes reconnaissants à M. N. Turrettini de nous avoir fourni une copie complète de la lettre écrite
par Legrand pour tenter d’obtenir la correspondance de Descartes avec Alphonse Pollot (ca 1602-1668).
19 Il s’agit des lettres de 24 février 1630 (AT I, 115-124), 29 janvier 1640 (AT III, 4-17), 11 mars 1630 (AT III, 33-44),
30 août 1640 (AT III, 160-168), 18 février 1641 (AT III, 313-318), 2 mars 1646 (AT IV, 363-364). À côté de ces
lettres à Mersenne, il y a une lettre à Cavendish du 15 juin 1646 (AT IV, 429-435) pour laquelle on ne peut pas non
plus se dispenser de l’ Exemplaire de l’Institut.