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1965
Georg Baselitz
Die großen Freunde
(Les Grands amis)
Culmination de la série picturale des
«Héros», le tableau a été qualifié
d’élégie tragique sur le paysage perdu
de l’Allemagne.
septembre 1966
Rudolf Schwarzkogler
Action 6, Vienne
Une série de photos hermétiques et
troublantes où une figure enveloppée
de bandelettes manipule divers objets
(dont des fils électriques,
un stéthoscope, une ampoule,
des poulets morts).
30 mai 1969
Joseph Beuys
Iphigenie/Titus
Andronicus, Francfort
Une performance historique sur la
scène du Theater am Turm, associant
Goethe et Shakespeare.
Peter Handke est dans la salle.
19 juin 1970
Günter Brus
Zerreißprobe
(Tentative de déchirement),
Munich
Ultime action de Brus, réalisée en
exil à la suite d’une condamnation en
Autriche à six mois de prison ferme.
2012
Georg Baselitz
Adzer schwarler
L’un des derniers tableaux de
Baselitz, tiré d’une série «à la manière
noire» actuellement exposée à la
Haus der Kunst de Munich.
1965
Günter Brus,
Selbstverstümmelung
(Automutilation), Vienne
Brus, l’un des fondateurs de l’action-
nisme viennois, met en œuvre la souf-
france de son propre corps dans une
performance captée par le cinéaste
Kurt Kren.
Depuis le milieu des années
1980, Thaddaeus Ropac n’a
cessé d’accompagner des
artistes aussi différents que
Beuys, Basquiat, Haring,
Baselitz ou Kiefer. Jusqu’où
un créateur peut-il aller ?
À l’occasion du prochain
spectacle d’Angélica Liddell,
Thaddaeus Ropac nous fait
part de son point de vue.
Daniel Loayza : Un artiste a-t-il tous les
droits ?
Thaddaeus Ropac : Il m’est arrivé
de l’affirmer. Je ne suis pas sûr de
le redire en ces termes aujourd’hui.
Mais pour en parler, prenons des
exemples extrêmes. Quand je pense
aux limites de ce qu’un artiste peut
tenter, les deux premiers noms qui me
viennent à l’esprit, entre tant d’autres,
sont ceux de Günter Brus et de Rudolf
Schwarzkogler, deux figures majeures
de l’actionnisme viennois. En 1970,
Günter Brus a fait une performance,
Zerreißprobe, au cours de laquelle il a
risqué l’écartèlement. La décision de
s’arrêter ou de continuer lui revenait
à lui seul. Le visionnage du film est
impressionnant, encore aujourd’hui.
Après Zerreißprobe, Brus n’a plus
jamais fait de performance. Il est passé
à autre chose, à l’écriture et au dessin.
S’il avait continué dans la même voie,
il se serait probablement tué.
D. L. : Et Rudolf Schwarzkogler?
T. R. : Il s’est défenestré à Vienne le
20 juin 1969, dans des circonstances
obscures. Il avait 29 ans. Selon les
uns, il s’agissait d’une dernière per-
formance extrême, selon d’autres,
d’un suicide. Nous allons ouvrir, le 23
octobre 2014, une exposition dont le
curateur est Jack Pierson, un artiste
américain. Les quatre très jeunes
créateurs new-yorkais qui seront pré-
sentés ont tenu à y intégrer certaines
traces du travail de Schwarzkogler,
en particulier des photographies. De
quel droit pourrait-on juger de ce qu’il
voulait faire, ou de quel droit pou-
vait-on lui interdire de le faire ? Il est
sans doute trop simple, trop rapide et
confortable de déclarer que «tout est
permis». Je préfère dire que l’artiste
a tous les droits, mais au sens où ces
droits lui reviennent, lui appartiennent.
À lui de voir que faire, comment le faire
et jusqu’où. C’est à l’artiste que ce
problème se pose. Le public, lui, doit
l’accompagner, accepter ce qu’il fait.
Cela dit, je suis sûr qu’il y a des limites,
même si elles sont très difficiles à
décrire, et donc à anticiper.
D. L. : Et au théâtre?
T. R. : Il me semble qu’actuellement,
le théâtre et l’art contemporain sont
en train de converger comme jamais
peut-être auparavant. Il y a déjà eu des
moments historiques où leurs domaines
se sont rapprochés, du temps du sur-
réalisme, par exemple. Mais aujourd’hui,
les points d’intersection sont de plus
en plus nombreux. La performance
est devenue une forme d’expression
majeure. Nous avons d’ailleurs réservé
aux arts performatifs l’un des bâtiments
de notre galerie de Pantin, ouverte il y
a deux ans. Je suis très fier d’avoir pu
l’inaugurer en y accueillant les éléments
historiqueset les documents relatifs à
l’Iphigenie/Titus Andronicus de Joseph
Beuys, qui datait de 1969. Le même
espace présente jusqu'au 15 novembre
2014 un jeune artiste britannique,
Oliver Beer: son installationDiabolus in
musica est un ensemble qui fait appel à
des échos sonores, à des projections de
films... Les résonances avec certaines
recherches dramatiques sont d’autant
plus étonnantes que jusqu’ici, très sou-
vent, les artistes ne se connaissaient
pas. Il n’était pas si courant que les
créateurs sortent de leur propre bulle
pour prendre connaissance d’autres
domaines. Mais les choses sont en train
de bouger très vite. J’étais hier à la pre-
mière de Qui a peur de Virginia Woolf?,
d’Edward Albee, mis en scène à Munich
par mon compatriote Martin Kušej...
D. L. : Martin Kušej, que Luc Bondy a
invité à deux reprises à l’Odéon avec
Der Weibsteufel et Die bitteren Tränen
der Petra von Kant...
T. R. : Oui. Ceux qui ont vu ces spectacles
savent déjà que sa façon de travailler l’es-
pace-temps du plateau relève vraiment
de l’art contemporain. Cette fois-ci, la
scénographie était d’un noir opaque, et
les éclairages au néon divisaient l’action
en scènes, ponctuaient en éblouissant.
Kušej est un artiste qui visite beaucoup
les musées et les galeries, et cela se voit.
J’ai eu le privilège de lui présenter Anselm
Kiefer... Même à l’opéra, qui est peut-être
une forme plus conservatrice, un mouve-
ment est amorcé. Un peintre et plasticien
comme Daniel Richter a pu signer une
mise en scène très remarquée de la Lulu
d'Alban Berg. J’ai le sentiment que les
créateurs sont de plus en plus nombreux
à s’observer depuis leurs champs res-
pectifs, avec une curiosité prudente, et à
croiser le théâtre, la performance, les arts
plastiques, la danse, à des niveaux très
intéressants. L’art ne peut jamais échap-
per à un certain esprit de son temps.
D. L. : Vous êtes-vous jamais senti en
danger devant des images, des per-
formances? Avez-vous éprouvé que le
danger, la violence étaient des éléments
nécessaires de certaines œuvres?
T. R. : L’art doit vous émouvoir, d’une
façon ou d’une autre. Cela, c’est la base.
Tout le reste est construit sur cette base.
Ensuite, l’artiste peut partir dans toutes
sortes de directions. Il peut provoquer
ou non, mettre en question, mettre à
l’épreuve, irriter, donner à penser. Il peut
le faire bruyamment ou silencieuse-
ment. Tout est permis au sens où toutes
les voies sont ouvertes. Et parmi elles,
la théâtralité a sans doute une puis-
sance de confrontation et de provoca-
tion presque inévitable. Ce qui fait que
le théâtre a un certain rapport possible à
la douleur, qui fait partie de ses moyens
propres... Joseph Beuys le savait, lui qui
a intégré comme personne avant lui la
théâtralité parmi ses moyens d’expres-
sion. Mais Beuys ne cherchait pas à
vous faire violence, ni à vous mettre en
danger. Il connaissait les côtés les plus
sombres de la vie, mais son art était
aussi, à certains égards, une pratique
quasiment chamanique. Qu’il mette son
propre corps en jeu ou qu’il dessine sur
papier, il visait à nettoyer, à purifier.
À apaiser la souffrance. Mais les voies
sont tellement diverses... Connaissez-
vous Ilya Kabakov? Son travail se nourrit
des pages les plus sombres de l’URSS.
Et pourtant, il nous tient à une cer-
taine distance, comme si nous lisions
un livre ou assistions à un film sur la
cruauté de cette époque. Est-ce que le
théâtre permet ce genre de distance?
Par contraste, Anselm Kiefer provoque
en moi une sensation très différente.
Avec lui, on est confronté à un passé
qui ne passe toujours pas, après toutes
ces années, et qui ne cesse de hanter
l’âme allemande. Même pour moi, un
Autrichien né vingt ans après la guerre,
le miroir qu’il me tend est toujours aussi
actuel... Un dernier exemple. Hier, avant
d’aller au théâtre, j’étais à la Haus der
Kunst de Munich pour une exposi-
tion de peintures récentes de Georg
Baselitz. Baselitz, dès les années 1960,
a peint le «héros allemand», mais tor-
turé, abîmé, dépouillé de son héroïsme.
Ce qu’il nous montre dans son œuvre
nous parle immédiatement. Il ne s’agit
pas de danger physique, ni de provoca-
tion – mais de douleur ou de souffrance,
certainement.
D. L. : Beuys, Kabakov, Kiefer, Baselitz...
Les noms que vous citez sont ceux
d’artistes qui ont un rapport intime à
l’Histoire.
T. R. : C’est vrai. À la violence de
l’Histoire. Mais ce n’est pas une
Histoire à laquelle on puisse assister en
voyeurs. Leur art vous implique, il fait de
vous une partie de l’Histoire – soit un
lecteur, soit un acteur sensible, mais pas
un voyeur. Bien sûr, chez Kabakov, l’im-
plication est d’un tout autre ordre que
chez Kiefer ou Baselitz. Vu mes origines,
leur travail me parvient de façon plus
directe. C’est d’autant plus vrai qu’on
RISQUER L’ÉCARTÈLEMENT
Entretien avec Thaddaeus Ropac
«Lucrece,» quoth he, this night I must
[enjoy thee:
If thou deny, then force must work my way,
For in thy bed I purpose to destroy thee:
That done, some worthless slave of thine
[I’ll slay,
To kill thine honour with thy life’s decay;
And in thy dead arms do I mean
[to place him,
Swearing I slew him, seeing thee
[embrace him.
«So thy surviving husband shall remain
The scornful mark of every open eye;
Thy kinsmen hang their heads
[at this disdain,
Thy issue blurr’d with nameless bastardy:
And thou, the author of their obloquy,
Shalt have thy trespass cited up in rhymes,
And sung by children in succeeding times.»
William Shakespeare: The Rape of Lucrece, stanzas 74-75
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Joseph Beuys, Iphigenie/Titus Andronicus,
1985, Positif et négatif photographique sur
lm, estampage à la peinture brune, plaques
de verre (107 x 79 x 5 cm)
Thaddaeus Ropac
Né en 1960 à Klagenfurt (Autriche), il fonde
sa première galerie à Salzbourg en 1983.
Sept ans plus tard, il ouvre au cœur du
Marais une deuxième galerie qui s’étend
aujourd’hui sur trois étages d’un immeuble
historique, avant d’inaugurer en 2012, dans
les huit bâtiments d’un ancien site indus-
triel de Pantin, des espaces d’exposition,
un lieu de performances, une salle de
projection ou des ateliers, entre autres.
Il représente aujourd’hui une cinquantaine
d’artistes internationaux.
Galerie Thaddaeus Ropac Marais
7 rue Debelleyme, Paris 3e
Galerie Thaddaeus Ropac Paris Pantin
69 avenue du Général-Leclerc, 93500 Pantin
Plus d’informations sur ropac.net
Il faut que cette nuit je jouisse de toi, chère Lucrèce ; si tu me
refuses, je saurai employer la force ; je t’immole dans mon lit
et j’égorge ensuite un de tes vils esclaves pour t’ôter l’honneur
avec la vie, et je le place dans tes bras morts, jurant que je l’ai
tué en te surprenant à l’embrasser.
De sorte que ton époux deviendra un objet de mépris pour tous
ceux qui le verront. Tes parents baisseront la tête et ta progé-
niture sera souillée par le titre de bâtards. Toi-même, auteur
de leur honte, tu iras à la postérité dans des couplets que les
enfants chanteront à l’avenir.
William Shakespeare : La mort de Lucrèce, in «Œuvres complètes de Shakespeare»,
traduites par Letourneur, nouvelle édition revue et corrigée
par F. Guizot et A. P. traducteur de Lord Byron, Paris, Ladvocat, 1821.
La traduction a été adaptée à la version qui en est donnée dans la pièce
d’Angélica Liddell. (N.d.T.)
a le sentiment aujourd’hui que cette
Histoire dont ils nous parlent n’est sur-
tout pas de l’ordre du passé. On a l'im-
pression que cela pourrait se répéter...
Devant de tels artistes, on ne passe pas
d’une œuvre à l’autre comme on feuil-
lette un magazine. Ils rendent l’Histoire
présente. Avec eux, l’art contempo-
rain est ce qui rend contemporain le
temps lui-même. Je pense à l’extraor-
dinaire série de ces derniers tableaux
de Baselitz que j’ai vus hier. Ils les a
peints au cours des deux dernières
années. L’un d’eux représente un aigle
tombant du ciel, complètement déchi-
queté. Un tournoiement de plumes, bru-
tal, puissant. L’aigle est un symbole très
fort, un emblème qui figure sur le dra-
peau allemand, l’oiseau de Zeus et de
Jupiter. On pourrait dire qu’il est le sym-
bole même de l’Occident. La toile fait
plus de trois mètres sur deux. Le corps
noir du rapace, le bleu-noir du ciel,
luttent et se confondent. On ne peut
plus les séparer. Le titre du tableau,
en langue allemande, confirme cette
impression de chaos tragique: Adzer
schwarler mélange les mots comme
les couleurs le sont sur la toile, car en
allemand, «aigle noir» devrait se dire
Schwarzer Adler. C’est à la fois impres-
sionnant et désespérant. Comme si la
peinture vous vidait de presque tout
votre espoir tout en vous communi-
quant quelque chose de sa force. Et
elle peut faire cet effet parce qu’elle est
présente et restitue au présent le drame
qui se joue. Elle date d’il y a quelques
mois à peine. Comparez-la avec cet
autre grand tableau de Baselitz, Die
großen Freunde, peint il y a presque
un demi-siècle. Les corps sont défor-
més, le drapeau est brûlé. Le paysage
est fait de ruines consumées. Le ciel
est déjà noir. Les mains ne se touchent
pas, les regards ne se croisent pas.
Voilà les «grands amis» selon Baselitz,
voilà le monde où il situe ce qui reste de
l’amitié. Est-ce qu’elle survit ou est-elle
déjà morte? Cinquante ans après, le noir
du ciel a désormais tout envahi, comme
si c’était le ciel lui-même qui tombait,
un tourbillon de ciel en cendres, tout
ce qui reste d’un vol, d’un élan qui vou-
lait s’arracher au monde... Si l’art a par-
tie liée avec la violence, c’est là qu’elle
se situe pour moi. Elle peut être silen-
cieuse, presque invisible si vous passez
sans regarder. Mais le grand art, si vous
consentez à le voir, ne vous fait pas de
cadeau. Il fera tout ce qu’il doit faire pour
vous toucher.
Propos recueillis et traduits
par Daniel Loayza
Paris, 19 septembre 2014
«Il avait 29 ans.
Selon les uns,
il s’agissait
d’une dernière
performance
extrême, selon
d’autres, d’un
suicide.»
3 – 14 décembre / Odéon 6e
YOU ARE
MY DESTINY
(Lo stupro
di Lucrezia)
texte et mise en scène
Angélica Liddell
en espagnol et italien, surtitré
scénographie et costumes
Angélica Liddell
lumière
Carlos Marquerie
son
Antonio Navarro
traduction en français
Christilla Vasserot
traduction en italien
Marilena de Chiara
avec
Joele Anastasi
Fabián Augusto
Ugo Giacomazzi
Julian Isenia
Lola Jiménez
Antonio L. Pedraza
Andrea Lanciotti
Angélica Liddell
Borja López
Emilio Marchese
Antonio Pauletta
Roberto de Sarno
Isaac Torres
Antonio Veneziano
chœur ukrainien
Free Voice : Anatolii Landar,
Oleksii Ievdokimov, Mykhailo
Lytvynenko
production déléguée
Iaquinandi, S.L.
production exécutive
Prospero: Théâtre National de Bretagne
– Rennes, Théâtre de Liège, Emilia
Romagna Teatro Fondazione, Schaubühne
am Lehniner Platz, Göteborgs Stadsteater,
World Theatre Festival Zagreb, Festival of
Athens and Epidaurus
coproduction
Odéon-Théâtre de l’Europe,
Festival d’Automne à Paris, deSingel
campus des arts international – Anvers,
Holland Festival – Amsterdam,
Le Parvis – Scène nationale Tarbes
Pyrénées, Comédie de Valence
– Centre dramatique national Drôme-Ardèche
avec le soutien
de la Comunidad de Madrid, Ministerio
de Educación, Cultura y Deporte – INAEM
remerciements
Àlex Rigola et Biennale de Venise
créé le
26 septembre 2014 au Théâtre National de
Croatie / World Theatre Festival Zagreb
durée
2h15
certaines scènes de ce spectacle peuvent
heurter la sensibilité des plus jeunes, il est
déconseillé aux moins de 16 ans
avec le Festival d’Automne à Paris
en tournée
Festival de Otoño a Primavera
– Madrid (Espagne)
9 – 11 janvier 2015
Comédie de Valence
23 et 24 janvier 2015