Appendice 1
Les enjeux stratégiques de l’opération Torch/Torche
D’après Laurent Marec : Une Guerre Totale – Les grands choix stratégiques de la
Deuxième Guerre Mondiale”
Le débarquement en Sicile était attendu depuis longtemps par les Britanniques comme par les
Français. L’idée était née début décembre 1941, pour être vite abandonnée en faveur de
Croisade/Crusader (le débarquement dans le Péloponnèse) car, sans une participation
américaine significative, il était douloureusement clair qu’il s’agissait d’une opération d’une
ampleur bien au delà des capacités franco-britanniques. Les autorités des deux pays
commencèrent à soulever la question avec Washington dès février 1942.
Cependant, les stratèges américains, derrière le chef d’état-major de l’US Army, le général
George C. Marshall, commencèrent par manifester leur désaccord. Marshall affirmait que les
Alliés devaient concentrer leurs énergies pour porter un coup direct au cœur de l’Allemagne
nazie, c’est à dire pour débarquer sur les côtes de la Manche. De ce point de vue, chaque
homme, chaque blindé, chaque avion et chaque navire envoyé en Méditerranée réduisait
d’autant les forces disponibles pour une invasion de l’Europe du nord.
Les stratèges européens avaient une approche différente.
Winston Churchill plaidait pour un débarquement en Sicile pour deux raisons. D’une part,
l’invasion de la grande île libérerait définitivement le chemin de la Méditerranée pour les
convois se dirigeant vers l’Extrême-Orient (et vers l’URSS, mais ce n’était pas cela qui
motivait Churchill !). D’autre part, la perte de la Sicile provoquerait très probablement une
crise politique majeure en Italie, susceptible de conduire Rome à sortir du conflit. Au
minimum, elle ouvrirait la voie à un débarquement en Italie du Sud qui, combiné à une
offensive en Grèce, permettrait aux forces alliées de frapper ce que Churchill appelait « le
ventre mou de l’Allemagne ». Cet argument parut encore plus fort après le début de
l’offensive allemande contre l’Union Soviétique en mai 1942. Il fut assez vite évident que la
plus grande partie des forces allemandes étaient engagées dans un conflit difficile et prolongé.
Comme certaines des meilleures unités italiennes avaient été détruites lors de Crusader, une
fenêtre d’opportunité stratégique s’ouvrait.
Le raisonnement du gouvernement français n’était pas le même, mais aboutissait à la même
conclusion : envahir la Sicile. Pour les autorités d’Alger, c’était le premier barreau d’une
échelle qui se poursuivait avec la Sardaigne et la Corse, pour aboutir au continent. En effet,
une fois les trois îles sous contrôle allié, il serait possible d’étendre la couverture aérienne sur
toute la Mer Tyrrhénienne et le Golfe de Gênes. Les Alliés pourraient alors choisir de
débarquer en Italie du Nord sur la côte de Toscane, isolant les forces ennemies situées dans le
sud de la péninsule, ou – de préférence ! – dans le Midi de la France. De plus, les bombardiers
alliés pourraient frapper, non seulement les villes industrielles italiennes, mais aussi celles
d’Allemagne du Sud (dont Augsbourg, se trouvaient les usines Messerschmitt). En
revanche, l’état-major français était convaincu qu’il serait malavisé de tenter d’envahir l’Italie
par la Calabre. Déboucher dans les plaines d’Italie du Nord était un mouvement de style
napoléonien qui plaisait beaucoup plus aux officiers français qu’une marche lente et difficile à
travers les montagnes du centre de l’Italie.
………
Mais quelles que soient les divergences existant entre les stratèges britanniques et français,
l’intégration de leurs réflexions avait beaucoup progressé en 1941 et au début de 1942. Les
Américains ne tardèrent pas à s’en apercevoir. A chaque réunion, les représentants des Etats-
Unis se retrouvaient face à une position franco-britannique commune et cohérente, en général
soutenue par des études approfondies menées en commun. C’est ainsi que les bureaux franco-
britanniques avaient envisagé toute une série d’opérations en Méditerranée. Outre
Polyphème/Polyphemous (l’invasion de la Sicile), ils avaient réfléchi à Achille/Achilles (un
débarquement à Salonique), à Castor et Pollux (un double débarquement simultané en
Sardaigne et en Corse) et à Ulysse/Ulysses (un débarquement autour de Tarente).
Achille avait beaucoup retenu l’attention. Mais l’état-major français avait démoli le projet en
faisant remarquer que le relief favorisait bien trop le défenseur et que les bases alliées en Mer
Egée ne pourraient jamais soutenir une opération aussi lourde. Castor et Pollux pouvaient être
considérés comme une revanche sur la défaite subie en 1941. De plus, cette double opération
avait pour les Français une grande qualité : celle de libérer une partie de la France. Cependant,
la Royal Navy et même la Marine Nationale n’étaient guère enthousiastes tant que la Sicile
était contrôlée par l’ennemi. Ulysse enfin semblait prometteur, d’autant qu’il pouvait
provoquer la chute de la Sicile une fois l’île isolée. Cependant, débarquer autour de Tarente
impliquait de disposer d’un très puissant appui aérien, qui ne pouvait être fourni à partir de
Malte. La Royal Navy ne souhaitant pas faire revenir les porte-avions déployés dans l’Océan
Indien et ceux de l’US Navy étant nécessaires dans le Pacifique Sud-Ouest, Ulysse fut
transformé en opération de désinformation pour appuyer Polyphème (ce fut la fameuse
opération Mincemeat).
Polyphème ne présentait pas ces inconvénients. De plus, l’analyse de Croisade/Crusader avait
appris aux états-majors alliés d’importantes leçons sur les opérations amphibies. Une telle
entreprise exigeait une base avancée proche des plages de débarquement. Ce n’était pas le cas
pour le Golfe de Tarente, mais pour la Sicile, Malte et la Tunisie pouvaient être utilisées
comme de bons points d’appui.
………
Sur le plan de l’organisation tactique, les Américains avaient, dans une certaine mesure, été
impressionnés par le succès de Croisade. La contre-offensive de Rommel avait cependant fait
renaître leurs doutes quant aux capacités combatives des Britanniques et des Français, mais
ces doutes s’étaient quelque peu dissipés après la réussite des troupes de montagne françaises
engagées dans l’opération Périclès. Néanmoins, à l’été 1942, une partie de l’état-major de
l’US Army continuait à nier toute valeur d’exemple aux combats livrés dans le cadre assez
particulier il est vrai – du Péloponnèse.
Au même moment, Français et Britanniques avaient leurs propres doutes quant à l’efficacité
sur le terrain des soldats novices américains. Par bonheur, l’entraînement des unités blindées
américaines sur les champs de manœuvre d’Afrique du Nord, aux côtés de leurs alliés, avait
considérablement amélioré les relations entre les trois armées, tout en faisant diverger les
points de vue des officiers américains restés à Washington et de ceux installés sur le terrain, à
Alger.
Les généraux de l’US Army en Afrique du Nord, et d’abord George S. Patton et Terry de la
Mesa Allen, avaient hâte d’en venir aux mains avec l’ennemi. Ils répétaient qu’une opération
de grande envergure était nécessaire pour éprouver la doctrine, le matériel et l’organisation de
l’US Army avant le débarquement en France. Dans ces conditions, il était évident pour les
planificateurs américains que Polyphème était pour les forces terrestres de l’US Army la seule
occasion de participer à une opération majeure en 1942, car même les prévisions les plus
optimistes n’envisageaient pas que la concentration des forces en Grande-Bretagne suffise à
tenter une opération majeure à travers la Manche avant la fin de l’été 1943, au mieux. Patton
alla jusqu’à proposer le déploiement d’une division blindée américaine dans le Péloponnèse.
Washington refusa, mais le besoin d’un test à grande échelle avant de se lancer dans la
traversée de la Manche était un argument en faveur de Polyphème qui ne pouvait être
aisément écarté.
………
Du point de vue américain, une série d’éléments politiques plaidaient aussi en faveur d’une
invasion de la Sicile. Au printemps 1942, Roosevelt et ses conseillers devaient reconnaître
que la participation américaine à la guerre ne pouvait donner à court terme de résultats positifs
évidents pour le grand public. La retraite américaine aux Philippines faisait pâle figure à côté
des combats épiques livrés par l’Armée britannique en Malaisie et à Singapour. Il était bien
sûr très largement injuste et même stupide de mesurer l’importance de l’effort de guerre
américain à cette époque sur la base de ce genre de comparaison. Mais les journaux
américains ne s’en apercevaient pas. De New York à San Francisco, de Washington à Los
Angeles et de Chicago à Houston, des voix s’élevaient pour critiquer la politique officielle de
Roosevelt, qui cherchait à installer les Etats-Unis aux commandes de la machine de guerre
alliée. Certains journalistes peignaient Roosevelt et Marshall comme des leaders manquant de
jugement et incapables de suivre l’exemple donné par Pershing vingt-cinq ans plus tôt,
lorsqu’il avait accepté de se mettre sous les ordres de Foch.
C’était assurément une vue erronée de la situation. La position franco-britannique était
beaucoup plus faible qu’en 1917. Mais les journalistes américains allant et venant d’un bout à
l’autre de la Méditerranée y découvraient une armée puissante et efficace, capable de porter
des coups violents à l’ennemi. Seuls les mieux informés comprenaient que la France ne
survivait que grâce au soutien industriel des Etats-Unis. Evidemment, les généraux et les
ministres français ne le criaient pas sur les toits. En fait, le gouvernement français avait
dépensé une somme non négligeable pour alimenter un mouvement d’opinion publique aux
Etats-Unis, ostensiblement pour faire taire le lobby isolationniste, mais en réalité pour
représenter la France Combattante comme une puissance belligérante majeure. Cet argent
avait été bien placé. La campagne trouva un précieux relais à Hollywood, plusieurs films
montrèrent sous un jour très favorable la contribution française à la guerre. Elle attira des
personnalités bien connues et notamment plusieurs écrivains. C’est ainsi que John Steinbeck
rédigea le scénario du film Iron Man (L’Homme de Fer), qui réussissait à parler du général de
Gaulle pendant 90 minutes sans le montrer autrement que dans quelques extraits de films
d’actualités (sa haute silhouette en képi était bien plus photogénique que la petite taille de
Reynaud, la moustache tombante de Blum ou la brioche de Mandel). Ernest Hemingway
participa à Foreigners under the Tricolour, film qui chantait les louanges de la Légion
Etrangère et eut la chance insigne de sortir en mars 1942, juste avant la terrible bataille de
Limnos. Dès le mois de mai 1941, les reportages de William Clifton sur la bataille de Corse
en février-mars lui avaient valu un prix Pulitzer. En novembre de la même année, Bloody
Corsica (La Corse ensanglantée), écrit par John Steinbeck et illustré de photos de Robert
Capa, avait eu un considérable impact. Jusqu’aux chants corses écrits par un résistant tombé
au champ d’honneur en décembre qui attiraient des foules émues !
Les Anglais ne furent pas en reste. Churchill sut jouer admirablement de la sympathie que lui
attiraient son allure joviale et ses doigts levés en V-for-Victory. Chaque petit garçon
américain eut une maquette de Spitfire suspendue au plafond de sa chambre. Et à la veille de
la première bataille de Singapour, l’interview de Lord Gort par Robin Meyrson et son
affirmation tranquille et majestueuse à la Une du New York Times : « Je ne me rendrai
jamais ! » lui valurent l’admiration même des citoyens américains les moins anglophiles. Le
gouvernement de Roosevelt ne pouvait être abusé par cette campagne, mais il ne pouvait pas
davantage ignorer le soutien massif accordé par son opinion publique à la France et à la
Grande-Bretagne.
Lorsque les redditions seraient signées dans les ruines allemandes et au milieu de la flotte
américaine en baie de Tokyo, nul ne songerait à contester le fait que la contribution des Etats-
Unis à la guerre avait été décisive, et bien avant ces journées historiques, Washington aurait
quasi officiellement pris les commandes de l’Alliance. Mais au printemps 1942, le leadership
de l’Amérique n’était pas manifeste pour les correspondants de guerre qui arpentaient
l’Afrique du Nord, écoutant les récits des vétérans de Corse, de Grèce ou même de France, ni
pour les Sénateurs et les Représentants invités à l’état-major de Giraud à Héraklion, qui
visitaient le champ de bataille de Sparte ou les drop zones de Limnos labourées par les obus.
Ainsi, stratégiquement, tactiquement et politiquement, le gouvernement américain aurait eu
du mal à refuser à ce moment de participer à une offensive alliée au seul endroit du théâtre
méditerranéen l’Axe pouvait être utilement attaqué. Il n’en avait pas moins décidé de
limiter strictement son engagement.
………
Mi-mars, la proposition franco-britannique avait gagné. Polyphème fut rebaptisé
Torche/Torch, et la planification détaillée commença immédiatement. En échange, la France
comme la Grande-Bretagne avaient accepté la position américaine : Torche devait être la
dernière des grandes aventures méditerranéennes des Alliés. Marshall n’avait d’ailleurs
accepté Torche que sous deux conditions : (a) cette opération serait combinée avec
Rutter/Routier, considéré comme un test important pour un futur débarquement sur les côtes
de la Manche et (b) après Torche, toutes les forces américaines et la plupart des britanniques
se concentreraient en Angleterre pour préparer le débarquement en France, envisagé pour
l’automne 1943 sur les côtes de la Manche. Le rôle des forces françaises n’était pas précisé,
mais il était communément admis que la France participerait à cette opération.
Cependant, si le soutien américain à Torche était quelque peu réticent (du moins au niveau
gouvernemental : des simples soldats aux généraux, les troupes déployées en Afrique du Nord
avaient hâte de se lancer dans la bagarre), les états-majors français et britanniques n’étaient
pas tout à fait sincères en promettant que Torche mettrait un point final aux grandes
opérations en Méditerranée. Les documents des Imperial Archives et du Service Historique
des Armées font ouvertement état du fait que les Alliés européens espéraient bien que le
succès de Torche signerait la chute de Mussolini. Sur l’ordre de Sir Winston lui-même, l’état-
major impérial prévoyait déjà Outreach, un débarquement sur la côte dalmate dans le sillage
d’un retrait italien de la guerre (la plupart des troupes occupant la Yougoslavie étaient
italiennes). Quant aux Français, avec l’approbation du Général en personne, ils planifiaient
Castor-II, une variante de la double opération Castor et Pollux, pour reprendre la Corse sitôt
l’Italie neutralisée.
Les forces terrestres affectées à Torche étaient très puissantes, et d’importantes réserves
étaient disponibles. Une grande partie de ces forces s’entraînait en fait pour d’autres missions.
Jusqu’à quel point les Américains étaient-ils au courant des arrière-pensées des Européens ?
On l’ignore. Aussi étonnant que cela paraisse, aucune disposition officielle destinée à
répondre à une possible capitulation italienne n’avait été envisagée, au moins jusqu’au
déclenchement de Torche.
Quelques historiens américains devaient après la guerre accuser les Anglais et les Français
d’avoir joué un double jeu en ce qui concernait les opérations en Méditerranée. Certes
partisane, cette opinion contient une part de vérité. Churchill comme le duo Reynaud - De
Gaulle étaient parfaitement avertis des ouvertures qu’un succès en Sicile pouvait offrir. Tous
trois savaient qu’une capitulation italienne serait un événement d’une telle importance que
Washington serait bien obligé d’adapter sa stratégie.
………
Torche fut donc une lutte entre alliés, dans le secret des cabinets, avant d’être une bataille
livrée sur le terrain. Au lendemain de l’opération, la guerre allait prendre un autre visage et les
Alliés devoir se faire à l’idée d’un commandement intégré. Dès le début de 1943, Washington
imposerait son idée d’une structure de commandement unique, sous direction américaine,
mais le Royaume-Uni et la France réussiraient à entraîner la puissante Amérique dans de
nouvelles opérations en Méditerranée.
Appendice 2
Opération Blowlamp/Lampe à souder (16 au 19 août 1942)
Les forces en présence
Forces alliées (général J. Doolittle, USAAF)
459 bombardiers (283 de nuit et 176 de jour), 168 chasseurs (tous des P-38), 3 avions de
reconnaissance. Total : 630 avions.
Force de bombardement de nuit
283 bombardiers de la RAF
(a) 142 Stirling
236e Wing (Sqn 7, 15 et 149), 72 avions.
251e Wing (Sqn 196, 622 et 623), 70 avions.
Basés à Héraklion, les Stirling pouvaient transporter 8 000 livres de bombes jusqu’à Ploesti.
(b) 69 Wellington
202e Wing (Sqn 70, 142 et 150), 69 avions.
En décollant d’Héraklion et en se posant à Chios au retour, les Wellington pouvaient
transporter 4 500 livres de bombes jusqu’à Ploesti.
(c) 72 Manchester Ic
203e Wing (Sqn 9, 12 et 57), 72 avions.
En décollant d’Héraklion et en se posant à Chios au retour, les Manchester Ic pouvaient
transporter 9 000 livres de bombes jusqu’à Ploesti.
Force de bombardement de jour
176 bombardiers (+ 12)
– USAAF : 96 B-24 Liberator
98e BG Colossus, 48 avions.
376e BG Liberandos, 48 avions.
Armée de l’Air : 80 B-24 Liberator (+ 12 en réserve)
60e EB (L) (I/60, II/60, III/60, IV/60) : 80 avions (+12).
Basés à Rhodes, les B-24D pouvaient transporter 7 500 à 8 000 livres de bombes jusqu’à
Ploesti (ce poids n’aurait été que de 5 000 livres de Benghazi, par exemple).
Escorte de chasse
168 P-38E et F (tous les chasseurs doivent utiliser le terrain d’Andros (Limnos) comme base
avancée pour pouvoir escorter les B-24D jusqu’à Ploesti).
USAAF
1er Fighter Group (27e, 71e et 94e Fighter Squadrons) : 54 P-38F.
14e FG (48e, 49e et 50e FS) : 54 P-38F.
Armée de l’Air
13e Escadre de Chasse (GC I/13, II/13, III/13) : 48 P-38F et 12 P38E (opérant de Mytilène 1
et 2 et de Lesbos)
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