Un autel massaliote de Zeus Patrôos - E

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Un autel massaliote de Zeus Patrôos
Paulette GHIRON-BISTAGNE
La découverte fortuite d'un autel inscrit dédié à Zeus Patrôos provenant de Marseille apporte un éclairage nouveau
sur les cultes et sur l'organisation des familles massaliètes.
Mots-clés: épigraphie, religion, Zeus, Marseille grecque, époque
romaine.
The fortuitous discovery of an altar with inscriptions dedicated to Zeus Patrôos found in MarseiUes casts a new light
on the cuits and the structure of the Massaliote families.
Key words : epigraphy, religion, Zeus, Greek MarseilIes, Roman
era.
dans Marseille grecque et la Gaule
Collection Etudes Massaliètes, 3 (1992), pp. 151-154
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Paulette GHIRON-BISTAGNE
L
l'inscription qui a pu être exécutée postérieurement, sans
doute au 1er ou Ile s. de n. è. L'estampage manque de netteté. La photographie, en revanche, est assez lisible (fig. 1).
L'enquête que nous avons pu mener grâce à l'obligeance
du propriétaire des lieux où est con ervée la pierre (il désire garder l'anonymat) nous a permis de retrouver l'origine
du monument: le bloc aurait été sauvé in extremis de la
décharge lors de travaux effectués en 1982 à la butte des
Carmes à Marseille. Il s'agit donc bien d'un document
marseillais d'origine.
a colonisation grecque en Occident a laissé des traces
durables. Au temps de l'Empire romain, aux premiers
siècles de notre ère, la présence grecque était restée très
sensible. Marseille, berceau de la civilisation grecque en
Occident depuis l'arrivée des Grecs de Phocée vers 600
av. J.-C., a su préserver longtemps sa langue et ses traditions. On sait que la majeure partie de la population parlait
encore le grec à la fin du 1er s. av. J.-c. Le latin devint par
la suite la langue populaire. Néanmoins de nombreuses familles d'origine grecque conservèrent leur langue (ClavelLévêque 1977).
Les inscriptions apportent un témoignage précieux sur
cette permanence. Elles ne sont pas très nombreuses mais
on en trouve un peu partout: à Marseille, à Nîmes, à Narbonne, à Aix-en-Provence, etc.
Une découverte fortuite au cours du mois d'août 1990
nous a fait connaître un document épigraphique inédit qui
confirme une fois de plus, de façon éclatante, cette présence des Grecs à Marseille aux 1er et Ile s. de n. è.
Il s'agit d'une base quadrangulaire de calcaire mesurant 50 cm de hauteur, 100 cm de longueur et 77 cm de largeur, soigneusement taillée. Elle présente une belle moulure qui court sur les quatre côtés du bloc et au sommet
(l0 cm en haut, 11 cm en bas). La pierre a souffert: sur la
partie arrière et sur le flanc droit elle est très érodée,
comme si elle avait été exposée à de fortes intempéries. En
revanche, le dessus et la face avant où est gravée l'inscription sont assez bien préservés,
comme si ces parties s'étaient trouvées protégées par leur enfouissement dans le sol ou par une
construction. La base du côté
gauche est cassée dans les angles.
La moulure du coin supérieur droit
est écornée. Mais l'inscription bien
visible est conservée dans sa
presque totalité. Elle est gravée profondément en trois lignes. Au milieu de la deuxième ligne un accident remontant à une époque ancienne, semble-t-il, a emporté
quelques caractères, si toutefois il y
en a jamais eu à cet endroit. Les
lettres mesurent 4 cm de hauteur.
Les omicrons sont légèrement plus
petits (3 cm). La forme des lettres
reste assez classique dans l'ensemble. On notera la présence de
sigmas lunaires C à côté du sigma
classique L. Le oméga est lunaire
(00 au lieu de Q). Il n'y a pas
d'apices. La gravure, tout en étant nette, n'est pas très soignée. Elle est profonde mais sans réglage précis. Il semble
y avoir un décalage entre la confection du bloc mouluré et
Voici la copie du texte inscrit:
ZllVOC; nœtp<.ooû
KUcrtvTp:<.oV ['twv ?] m:pt AUlCT1V
'tov nu80lcpi'tou
On traduira:
[autel] du Zeus Patrôos
des Kasinètes, de ceux qui sont de la famille de Lykentos, fils de Pythokritos
ou plutôt: de ceux qui sont de la famille de Lykès
le fils de Pythokritos
• ZllvOC; - On notera cette forme du génitif du nom de Zeus
que l'on trouve chez Homère et en Ionie (Buck 1955, 93,
nO 112). Le génitif indique le destinataire du monument. Il
faut sous-entendre (~<.o1l6c;) "autel". Ce formulaire au génitif se retrouve souvent dans les épitaphes par exemple, où il
faut alors sous-entendre crllllU, IlVllllU "tombeau de... "
1
Autel de Zeus Patrôos trouvé à Marseille en 1990.
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Un autel massaliote de Zeus Patrôos
• Ila1:pwo1.l - L'épithète de Zeus est très intéressante: elle
nous renvoie à une forme de culte familial bien attesté en
Grèce à l'époque classique. Toutes les familles avaient leur
"Zeus ancestral". On peut rappeler le fameux passage de
l'Andromaque d'Euripide où Pélée reproche à Ménélas
d'avoir épousé une femme qui a abandonné son "Philios",
autre nom que peut porter Zeus dans ses fonctions de Zeus
ancestral, dieu de l'affection familiale, protecteur de la
maison, du foyer, de la famille. D'autres dieux pouvaient
revêtir ces fonctions : Athéna peut être Patroia ou même
Mykesia, "protectrice du cellier". Artémis, les Nymphes
peuvent aussi avoir le rôle de divinités protectrices du
foyer familial. L'autel de Zeus Patrôos que nous avons ici
est donc un autel privé, élevé par une famille précise. Ce
culte est à distinguer du culte public et officiel que Zeus et
les dieux cités pouvaient avoir par ailleurs. La dévotion
aux dieux Patrôoi est bien connue grâce à la découverte
d'un véritable sanctuaire à Thasos (Rolley 1965). En fait,
les inscriptions retrouvées à Thasos étaient gravées non sur
les autels mais sur les bornes signalant la proximité des autels. Ici, nous avons manifestement l'autel lui-même. L'hypothèse d'un sanctuaire est improbable. Il doit s'agir d'un
autel isolé élevé sur une propriété familiale, situé comme il
arrive généralement dans la cour de la demeure, d'où l'épithète 'Epnîoç que peut prendre Zeus. Un passage de
Denys d'Halicarnasse (l, 67, 3) est instructif à cet égard:
Toùç oÈ 8wùç 1:o{nouç 'PWj..laîOl j..lÈv IlEv<i'taç KaÂ.01.lOlV . oi 0' ÈÇEpj..LT\VEUOV1:EÇ dç 1:~V 'EÂ.Â.aoa yÂ.wooav
1:oüvoj..la oi j..lÈv Ila1:p00uç èmo<palvouolv, oi oÈ fEvE8Â.louç, dOL 0' O'l K1:T\olouç, aÂ.Â.ol oÈ MUXlouç, oi oÈ
'EpXElouç.
« Ces dieux, les Romains les appellent Dieux Pénates;
ceux qui cherchent le nom dans la langue grecque les désignent les uns sous le nom de "dieux ancestraux", les autres
comme "dieux de la famille" ; il Yen a qui disent "dieux de
la demeure", d'autres disent "dieux du cellier" ou "dieux
de la cour". »
Un passage curieux de l'Euthydème de Platon (302 b)
semble bien argumenter de façon sophistique, comme l'a
montré Fr. Salviat (1958), sur la distinction à respecter
entre le culte civique du Zeus des Athéniens et le culte
privé de chaque famille athénienne.
• KaOlV~1:WV - Ce nom n'est pas attesté dans la prosopographie classique. On pense évidemment à KaoiYVT\1:oç,
"frère ", "sœur", "parent", qui est employé surtout chez
Homère. La graphie KaolvT\1:Oç est attestée en ce sens
(voir le Greek-English Lexicon de Liddell and Scott).
Le formulaire habituel des inscriptions de ce genre annonce le nom du clan familial (phratrie, patrè, tribu) auquel
appartient le culte et, pour le moment, nous nous en tiendrons à cette interprétation, bien que le substantif indiquant
le lien de parenté soit ici particulièrement bien adapté. Par
ailleurs, le nom est apparenté à des anthroponymes
connus: KaoLavaç, nom d'homme à Athènes; KaoLavol,
nom d'un village, patrie de Jean Cassien qui vécut à Marseille de 415 à 417 et y fonda des couvents, notamment
celui de Saint-Victor. Enfin Kaowç ou Kaoowç est une
épithète de Zeus qui sous ce nom était vénéré en tant que
dieu des navigateurs, par exemple dans un sanctuaire de
Corfou (Bull. Epigr. dans REG, 57,1944, nO 119).
Au milieu de la deuxième ligne, un éclat important a
peut-être enlevé des caractères gravés. Il y a largement
place pour 1:WV à cet endroit, article que l'on attend pour
désigner la famille précise concernée. Celle-ci est introduite par 1tEPl construit avec l'accusatif. L'expression oi 1tEpi
nva est classique pour désigner les personnes de l'entourage de quelqu'un: oi 1tEPl 'Apxiav 1toÂ.Éj..lapXOl, " Archias
et ses collègues polémarques" (Xénophon, Hell., 5, 4, 2).
Divers exemples littéraires ou épigraphiques sont attestés
pour désigner ainsi une personne et les membres de sa famille.
• AUK11V1:OV - Nous n'avons trouvé aucune occurrence de
ce nom dans les prosopographies. Sont apparentés: AuKÉaç, nom d'homme à Rharnnonte (BuLl. Epigr. dans REG,
77, 1964, nO 162) ; AUKT\OÇ, épithète d'Apollon à Milet
(BuLl. Epigr. dans REG, 74, 1961, nO 264). Le suffixe -V1:0ç
évoquerait des noms romanisés, très proches: Lucentius,
Lucentinus (Solin 1982, nO 288 et 200). Dans cette famille
grecque l'introduction d'un nom romanisé, vers le 1er , ne s.
de n. è. ne serait pas étonnant: c'était un signe de promotion sociale. Mais l'hypothèse du nom Lykès est préférable ; à la dernière ligne, on lira l'article à l'accusatif devant le patronyme.
• Ilu8oKpi'tou - Dans un premier temps nous avions lu
Ilu80upi'tOu. L'examen attentif de l'estampage révèle une
barre secondaire sur la haste droite de ce qui semblait être
un upsilon. Le nom Pythokritos est bien attesté en grec, notamment à Athènes (Kirchner 1901-1903). D'ailleurs, le
préfixe Pyth- est fréquent dans les noms de Marseillais. On
peut rappeler ici le nom du célèbre navigateur Pythéas qui
fut l'un des premiers à explorer l'Atlantique au Ive s.
av. J.-c.
Le culte de Zeus Patrôos, l'un des cultes privés les plus
anciens et les plus répandus en Grèce, était donc pratiqué
encore à Marseille dans les premiers siècles de notre ère.
Cela en dit long sur les facultés de résistance de l'hellénisation ancienne face à l'invasion de la romanité.
Discussions sur celle communication: voir p. 46/.
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Paulette GHIRON-BISTAG E
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Buck 1955 : BUCK (c. O.) - The Greek Dialects. Chicago, 1955,373 p.
......
Rolley 1965 : ROLLEY (Cl.) - Le sanctuaire des dieux Patrôoi et le Thesmophorion de Thasos. BCH, 89,1965, pp. 441-483.
Clavel-Lévêque 1977 : CLAVEL-LEVEQUE (M.) - Marseille grecque. La dynamique d'un impérialisme marchand. Marseille, 2" éd., Jeanne Laffitte
[1985], 215 p.
Salviat 1958 : SALVIAT (Fr.) - Une nouvelle loi thasienne. Institutions et
fêtes religieuses à la fin du IV" s. av. J.-C. BCH, 72,1958, pp. 193-267.
Kirchner 1901-1903 : KIRCHNER (J.) - Prosopographia Attica. Berlin, Réimpression 1966.
Solin 1982 : SOLIN (H.) - Die griechischen personennamen in Rom. Berlin,
1982.
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