Un
autel
massaliote
de
Zeus
Patrôos
Paulette GHIRON-BISTAGNE
La
découverte fortuite
d'un
autel inscrit dédié àZeus
Pa-
trôos provenant de Marseille apporte un éclairage nouveau
sur les cultes
et
sur l'organisation des familles massaliètes.
Mots-clés: épigraphie, religion, Zeus, Marseille grecque, époque
romaine.
The
fortuitous discovery
of
an altar with inscriptions dedi-
cated to Zeus Patrôos found
in
MarseiUes casts anew light
on the cuits and the structure
of
the Massaliote families.
Key words :epigraphy, religion, Zeus, Greek MarseilIes,
Roman
era.
dans Marseille grecque et
la
Gaule
Collection Etudes Massaliètes, 3(1992),
pp.
151-154
152
Lacolonisation grecque en Occident alaissé des traces
durables. Au temps de
l'Empire
romain, aux premiers
siècles de notre ère, la
présence
grecque
était
restée
très
sensible. Marseille, berceau
de
la civilisation
grecque
en
Occident
depuis
l'arrivée
des
Grecs
de
Phocée
vers
600
av.
J.-C., asu préserver longtemps
sa
langue
et
ses tradi-
tions. On sait que la majeure partie de la population parlait
encore le grec àla fin du 1er
s.
av.
J.-c.
Le
latin devint
par
la suite la langue populaire. Néanmoins
de
nombreuses fa-
milles
d'origine
grecque conservèrent leur langue (Clavel-
Lévêque 1977).
Les inscriptions apportent un témoignage précieux
sur
cette permanence. Elles ne sont pas très nombreuses mais
on en trouve un peu
partout:
àMarseille, àNîmes, àNar-
bonne, àAix-en-Provence, etc.
Une découverte fortuite au cours du mois
d'août
1990
nous afait connaître un document épigraphique inédit qui
confirme une fois de plus,
de
façon éclatante, cette présen-
ce des Grecs àMarseille aux 1er
et
Ile
s.
de
n.
è.
Il
s'agit
d'une
base quadrangulaire de calcaire mesu-
rant 50 cm de hauteur, 100
cm
de longueur
et
77
cm
de
lar-
geur, soigneusement taillée. Elle présente une belle moulu-
re qui
court
sur
les
quatre
côtés
du
bloc
et
au
sommet
(l0
cm
en haut,
11
cm
en bas).
La
pierre a
souffert:
sur
la
partie
arrière
et
sur
le
flanc
droit
elle
est
très
érodée,
comme
si
elle avait été exposée àde fortes intempéries.
En
revanche, le dessus
et
la face avant
est
gravée l'inscrip-
tion
sont
assez
bien
préservés,
comme
si ces parties
s'étaient
trou-
vées
protégées
par
leur
enfouisse-
ment
dans
le
sol
ou
par
une
construction.
La
base
du
côté
gauche
est
cassée
dans
les angles.
La moulure du coin supérieur droit
est écornée. Mais l'inscription bien
visible
est
conservée
dans
sa
presque totalité. Elle
est
gravée pro-
fondément
en trois lignes.
Au
mi-
lieu de la
deuxième
ligne un acci-
dent
remontant
à
une
époque
an-
cienne,
semble-t-il,
a
emporté
quelques caractères, si toutefois
il
y
en
a
jamais
eu
à
cet
endroit.
Les
lettres
mesurent
4
cm
de
hauteur.
Les omicrons sont légèrement plus
petits (3 cm).
La
forme
des lettres
reste
assez
classique
dans
l'en-
semble.
On
notera
la
présence
de
sigmas lunaires Cà
côté
du sigma
classique
L.
Le
oméga
est
lunaire
(00
au
lieu
de
Q).
Il
n'y
a
pas
d'apices. La gravure, tout en étant nette,
n'est
pas très soi-
gnée. Elle est profonde mais sans réglage précis. Il semble
yavoir un décalage entre la confection du bloc mouluré
et
Paulette GHIRON-BISTAGNE
l'inscription
qui apu être exécutée postérieurement, sans
doute au 1er ou
Ile
s. de
n.
è.
L'estampage
manque
de
nette-
té.
La
photographie, en revanche,
est
assez lisible (fig. 1).
L'enquête
que
nous
avons
pu
mener
grâce
à
l'obligeance
du propriétaire des lieux est con ervée la pierre (il dési-
re
garder
l'anonymat)
nous apermis de retrouver
l'origine
du
monument:
le bloc aurait
été
sauvé in extremis
de
la
décharge lors
de
travaux effectués en 1982 àla butte des
Carmes
à
Marseille.
Il
s'agit
donc
bien
d'un
document
marseillais d'origine.
Voici la copie du texte
inscrit:
ZllVOC;
nœtp<.ooû
KUcrtvTp:<.oV
['twv
?]
m:pt A
UlCT1V
'tov nu80lcpi'tou
On
traduira:
[autel] du
Zeus
Patrôos
des Kasinètes,
de
ceux qui sont de la famille
de
Lyken-
tos, fils
de
Pythokritos
ou
plutôt:
de
ceux qui sont de la famille
de
Lykès
le fils
de
Pythokritos
ZllvOC;
-
On
notera cette forme du génitif du nom de
Zeus
que
l'on
trouve
chez
Homère
et
en Ionie (Buck 1955, 93,
nO
112).
Le
génitif indique
le
destinataire du monument. Il
faut sous-entendre
(~<.o1l6c;)
"autel".
Ce
formulaire au géni-
tif
se
retrouve souvent dans les épitaphes
par
exemple, il
faut alors sous-entendre crllllU,
IlVllllU
"tombeau
de
...
"
1Autel de
Zeus
Patrôos trouvé àMarseille
en
1990.
Un
autel massaliote de Zeus Patrôos
Ila1:pwo1.l
-
L'épithète
de
Zeus
est
très
intéressante:
elle
nous renvoie à
une
forme
de
culte
familial bien attesté
en
Grèce à
l'époque
classique. Toutes les familles
avaient
leur
"Zeus
ancestral".
On
peut
rappeler
le
fameux
passage
de
l'Andromaque
d'Euripide
Pélée
reproche
à
Ménélas
d'avoir
épousé
une
femme
qui a
abandonné
son
"Philios",
autre nom
que
peut porter
Zeus
dans
ses fonctions
de
Zeus
ancestral,
dieu
de
l'affection
familiale,
protecteur
de
la
maison, du foyer,
de
la famille.
D'autres
dieux
pouvaient
revêtir ces fonctions :
Athéna
peut
être Patroia ou
même
Mykesia,
"protectrice
du
cellier".
Artémis,
les
Nymphes
peuvent
aussi
avoir
le
rôle
de
divinités
protectrices
du
foyer familial.
L'autel
de
Zeus
Patrôos
que
nous
avons
ici
est donc un autel privé,
élevé
par
une famille précise.
Ce
culte
est
àdistinguer du
culte
public
et
officiel
que
Zeus
et
les
dieux
cités
pouvaient
avoir
par
ailleurs.
La
dévotion
aux
dieux
Patrôoi
est
bien
connue
grâce
àla
découverte
d'un
véritable sanctuaire à
Thasos
(Rolley 1965).
En
fait,
les inscriptions retrouvées à
Thasos
étaient
gravées
non
sur
les autels mais
sur
les bornes signalant la
proximité
des
au-
tels. Ici, nous
avons
manifestement
l'autel
lui-même.
L'hy-
pothèse
d'un
sanctuaire
est
improbable.
Il
doit
s'agir
d'un
autel isolé
élevé
sur
une
propriété familiale, situé
comme
il
arrive
généralement
dans
la
cour
de
la
demeure,
d'où
l'épi-
thète
'Epnîoç
que
peut
prendre
Zeus.
Un
passage
de
Denys
d'Halicarnasse
(l, 67, 3)
est
instructif à
cet
égard:
Toùç
8wùç
1:o{nouç 'PWj..laîOl
j..lÈv
IlEv<i'taç
KaÂ.01.l-
OlV
.
oi
0'
ÈÇEpj..LT\VEUOV1:EÇ
1:~V
'EÂ.Â.aoa yÂ.wooav
1:oüvoj..la
oi
j..lÈv
Ila1:p00uç
èmo<palvouolv,
oi
fE-
vE8Â.louç, dOL 0'
O'l
K1:T\olouç,
aÂ.Â.ol
MUXlouç,
oi
'EpXElouç.
«Ces dieux, les
Romains
les
appellent
Dieux
Pénates;
ceux qui
cherchent
le
nom
dans
la
langue
grecque
les dési-
gnent les uns sous le nom
de
"dieux
ancestraux",
les autres
comme
"dieux
de
la famille" ;il Y
en
aqui
disent
"dieux
de
la
demeure",
d'autres
disent
"dieux
du
cellier"
ou
"dieux
de la cour". »
Un passage curieux
de
l'Euthydème
de
Platon (302 b)
semble
bien
argumenter
de
façon sophistique,
comme
l'a
montré
Fr.
Salviat
(1958),
sur
la
distinction
à
respecter
entre
le
culte
civique
du
Zeus
des
Athéniens
et
le
culte
privé
de
chaque
famille athénienne.
KaOlV~1:WV
-
Ce
nom
n'est
pas
attesté
dans
la
prosopo-
graphie
classique.
On
pense
évidemment
àKaoiYVT\1:oç,
"frère
",
"sœur",
"parent",
qui
est
employé
surtout
chez
Homère.
La
graphie
KaolvT\1:Oç
est
attestée
en
ce
sens
(voir le Greek-English Lexicon
de
Liddell
and
Scott).
Le
formulaire habituel des inscriptions
de
ce
genre
an-
nonce le nom du clan familial (phratrie, patrè, tribu)
auquel
153
appartient le
culte
et,
pour
le
moment,
nous nous
en
tien-
drons
à
cette
interprétation, bien
que
le
substantif
indiquant
le lien
de
parenté
soit
ici
particulièrement
bien adapté.
Par
ailleurs,
le
nom
est
apparenté
à
des
anthroponymes
connus:
KaoLavaç,
nom
d'homme
à
Athènes;
KaoLavol,
nom
d'un
village, patrie
de
Jean
Cassien
qui vécut à
Mar-
seille
de
415 à417
et
y
fonda
des
couvents,
notamment
celui
de
Saint-Victor.
Enfin
Kaowç
ou
Kaoowç
est
une
épithète
de
Zeus
qui sous
ce
nom
était
vénéré
en
tant
que
dieu
des
navigateurs,
par
exemple
dans
un
sanctuaire
de
Corfou
(Bull. Epigr.
dans
REG,
57,1944,
nO
119).
Au
milieu
de
la
deuxième
ligne, un
éclat
important
a
peut-être
enlevé
des
caractères
gravés.
Il y a
largement
place
pour
1:WV
à
cet
endroit, article
que
l'on
attend
pour
désigner
la
famille
précise
concernée.
Celle-ci
est
introdui-
te
par
1tEPl
construit
avec
l'accusatif.
L'expression
oi
1tEpi
nva
est
classique
pour
désigner
les
personnes
de
l'entoura-
ge
de
quelqu'un:
oi
1tEPl
'Apxiav
1toÂ.Éj..lapXOl,
"Archias
et
ses
collègues
polémarques"
(Xénophon,
Hell.,
5,
4, 2).
Divers
exemples
littéraires
ou
épigraphiques
sont
attestés
pour
désigner
ainsi une
personne
et
les
membres
de sa fa-
mille.
AUK11V1:OV
-
Nous
n'avons
trouvé
aucune
occurrence
de
ce
nom
dans
les
prosopographies.
Sont
apparentés:
Au-
KÉaç,
nom
d'homme
à
Rharnnonte
(BuLl.
Epigr.
dans
REG,
77, 1964,
nO
162) ;
AUKT\OÇ,
épithète
d'Apollon
à
Milet
(BuLl.
Epigr.
dans
REG, 74, 1961,
nO
264).
Le
suffixe
-V1:0ç
évoquerait
des
noms
romanisés,
très
proches:
Lucentius,
Lucentinus (Solin 1982,
nO
288
et
200).
Dans
cette famille
grecque
l'introduction
d'un
nom
romanisé, vers le 1
er
,
ne
s.
de
n.
è. ne serait
pas
étonnant:
c'était
un
signe
de
promo-
tion
sociale.
Mais
l'hypothèse
du
nom
Lykès
est
préfé-
rable
; à la
dernière
ligne,
on
lira
l'article
à
l'accusatif
de-
vant
le patronyme.
Ilu8oKpi'tou
-
Dans
un
premier
temps
nous
avions
lu
Ilu80upi'tOu.
L'examen
attentif
de
l'estampage
révèle une
barre
secondaire
sur
la
haste
droite
de
ce
qui
semblait
être
un upsilon.
Le
nom
Pythokritos
est
bien attesté
en
grec, no-
tamment
à
Athènes
(Kirchner
1901-1903).
D'ailleurs,
le
préfixe
Pyth-
est
fréquent
dans
les
noms
de
Marseillais.
On
peut
rappeler
ici le
nom
du
célèbre
navigateur
Pythéas qui
fut
l'un
des
premiers
à
explorer
l'Atlantique
au
Ive
s.
av.
J.-c.
Le
culte
de
Zeus
Patrôos,
l'un
des
cultes privés les plus
anciens
et
les plus
répandus
en
Grèce, était
donc
pratiqué
encore
à
Marseille
dans
les
premiers
siècles
de
notre ère.
Cela
en
dit
long
sur
les facultés
de
résistance
de
l'helléni-
sation
ancienne
face à
l'invasion
de
la romanité.
Discussions sur celle communication: voir
p.
46/.
154
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Paulette GHIRON-BISTAG E
Buck 1955 :BUCK
(c.
O.) -The Greek Dialects. Chicago, 1955,373
p.
Clavel-Lévêque 1977 :CLAVEL-LEVEQUE (M.) -Marseille grecque.
La
dy-
namique d'un impérialisme marchand. Marseille,
2"
éd., Jeanne Laffitte
[1985], 215
p.
Kirchner
1901-1903 :KIRCHNER (J.) -Prosopographia Attica. Berlin, Réim-
pression 1966.
Rolley 1965 :ROLLEY (Cl.) -Le sanctuaire des dieux Patrôoi et
le
Thesmo-
phorion de Thasos. BCH,
89,1965,
pp. 441-483.
Salviat
1958 :SALVIAT (Fr.) -Une nouvelle loi thasienne. Institutions et
fêtes religieuses àla fin du
IV"
s.
av. J.-C. BCH, 72,1958, pp. 193-267.
Solin 1982 :SOLIN (H.) -Die griechischen personennamen
in
Rom. Berlin,
1982.
......
-~-,..
.
1 / 4 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !