Habitats Déterminants intra- et interspécifiques de la sélection de l’habitat par le cerf et le chevreuil en milieu forestier David Storms, Sonia Saïd, Jean-Luc Hamann & François Klein Ce travail fait l’objet d’une thèse de 3e cycle réalisée à l’ENGREF de Nancy, en partenariat avec le Centre d’Études Biologiques de Chizé (CNRS UPR 1934). Contexte de l’étude La gestion durable d’un milieu forestier soumis à une forte pression anthropique, tel qu’il l’est en Europe occidentale, s’appuie sur le maintien à long terme d’un équilibre entre les rôles économique, écologique et social de la forêt. Les grands herbivores font partie intégrante de cette forêt multifonctionnelle et leur présence doit être prise en compte dans la gestion globale de l’écosystème forestier. Il ne s’agit plus seulement d’adapter les effectifs des populations d’herbivores aux impératifs de production forestière, mais également d’adapter les modes de gestion forestière à la présence et aux exigences écologiques de la grande faune. Dans cette optique, il est indispensable de parvenir à caractériser les modalités d’utilisation du milieu forestier par les herbivores, afin de pouvoir évaluer la capacité d’accueil du milieu et prédire l’organisation spatiale des populations. Certaines modalités d’utilisation du milieu sont particulièrement importantes dans le cas des cervidés : le régime alimentaire, le rythme circadien d’activité, les déplacements journaliers et saisonniers, la taille et la structure du domaine vital et la sélection des ressources à l’échelle du domaine vital. Au sein d’une population, ces modalités peuvent varier d’un individu à l’autre, suivant l’histoire de vie de chacun et l’hétérogénéité des ressources disponibles dans la zone de répartition de la population. Cette variabilité dans l’utilisation du milieu peut avoir une influence sur le succès reproducteur et la survie des individus, et donc sur la dynamique des populations (Clutton-Brock et al., 1982 ; Nilsen et al., 2004). En outre, l’accès aux ressources pour les individus d’une population peut être modifié par la présence d’autres espèces ayant des exigences écologiques similaires, et donc potentiellement compétitrices. Lorsque plusieurs espèces d’herbivores coexistent sur un territoire, il est dès lors crucial de comprendre la nature des interactions entre leurs populations et de pouvoir évaluer l’influence de ces interactions sur les modalités d’utilisation du milieu par chaque espèce. Une méthode pour y parvenir consiste à modéliser la sélection des ressources par les individus de chaque espèce au sein de l’aire de répartition des populations, pour ensuite déterminer si la sélection des ressources par une espèce est liée à la probabilité de présence d’autres espèces potentiellement compétitrices (Johnson et al., 2000). Trois modèles d’étude de la sélection des ressources peuvent être distingués (Thomas & Taylor, 1990), selon que la disponibilité et l’utilisation des ressources sont estimées pour l’ensemble des individus à l’intérieur de la zone d’étude (modèle I), que l’utilisation des ressources est estimée pour chaque individu mais que la disponibilité est supposée égale pour tous (modèle II) ou que l’utilisation et la disponibilité des ressources sont estimées pour chaque individu (modèle III). Trois niveaux de sélection des ressources peuvent également être distingués (Johnson, 1980), suivant une structure hiérarchique : la distribution d’une espèce au sein de l’environnement constitue une sélection de premier ordre, le domaine vital occupé par un individu ou un groupe social représente une sélection de deuxième ordre et l’utilisation préférentielle de certaines catégories de ressources à l’intérieur du domaine vital constitue une sélection de troisième ordre. L’objectif de l’étude est de caractériser les modalités d’utilisation du milieu forestier des Vosges du Nord par le cerf et le chevreuil, en s’intéressant en particulier à la sélection des ressources alimentaires et de protection par un échantillon des populations de ces deux espèces au sein de la Réserve nationale de chasse et de faune sauvage (RNCFS) de la Petite-Pierre. Nous nous intéresserons d’abord à la sélection de 2e ordre en comparant la composition, en termes de ressources alimentaires et de protection, des domaines vitaux individuels à celle de la zone d’étude (modèle II). Ensuite, nous étudierons la sélection de 3e ordre en comparant les centres d’activité (ou cœur du domaine vital) et les localisations des individus à leur domaine vital (modèle III). Cette étude permettra (1) de déterminer les catégories de ressources préférées et évitées par les individus de chaque espèce, (2) de mesurer la variabilité intraspécifique dans la sélection des ressources, (3) de prédire la probabilité de présence de chaque espèce au sein de la zone d’étude en fonction des ressources disponibles et (4) de déterminer si la probabilité de présence du cerf est liée à la sélection des ressources par le chevreuil et inversement. 56 ONCFS Rapport scientifique 2004 Habitats Site d’étude et données récoltées La RNCFS de la Petite Pierre (Bas-Rhin, 67), qui couvre 2 800 hectares, est située au cœur du Parc naturel régional des Vosges du Nord. L’altitude y varie entre 200 et 400 mètres et le relief se caractérise par une succession rapide de petites vallées encaissées séparées par des plateaux étroits. Les sols, à base de grès, sont acides et pauvres, et engendrent une végétation peu diversifiée et de qualité médiocre pour les cervidés. La forêt est traitée en futaie régulière. Certaines zones sont à prédominance de feuillus (hêtre (Fagus sylvatica) principalement), d’autres zones à prédominance de résineux : sapin (Abies alba), douglas (Pseudotsuga douglasii), épicéa (Picea abies), mais globalement les proportions de feuillus et de résineux sont assez voisines (Hamann et al., 1997). La phase de récolte des données consiste en l’élaboration d’un système d’informations géographiques (SIG) intégrant des données relatives au milieu forestier d’une part, et au suivi d’animaux équipés de colliers GPS d’autre part. Dans ce but, sept biches et neuf chevrettes ont été capturées et équipées de colliers GPS au cours de l’hiver 20032004. Les colliers GPS seront récupérés et posés sur d’autres animaux au cours de l’hiver 2004-2005. Parallèlement au suivi des animaux, un inventaire systématique de la disponibilité en ressources alimentaires et en ressources de protection est réalisé sur l’ensemble de la zone d’étude. La biomasse végétale disponible et la visibilité horizontale à 0,45, 1,25 et 1,60 m sont mesurées à raison d’un point par hectare. L’étude de la sélection des ressources alimentaires pourra en outre être complétée grâce à l’analyse du contenu stomacal d’animaux prélevés pendant les différentes saisons entre 1986 et 2004. Méthodologie Le protocole de récolte de données détaillé ci-dessus permettra d’éprouver une série d’hypothèses relatives à la sélection de l’habitat par le cerf et le chevreuil et aux interactions potentielles entre ces deux espèces. La structure et la composition du domaine vital d’un animal sont liées à la répartition spatiale des ressources dont RNCFS LPP 0,5 Peuplements Feuillus Résineux Zones ouvertes 0 0,5 1 km Exemples de DV annuels Chevrette (46 ha) Biche (283 ha) Figure 1 : Cartographie des peuplements feuillus et résineux et des zones ouvertes au sein de la RNCFS, et exemples de domaines vitaux annuels d’une biche et d’une chevrette. il a besoin pour satisfaire ses exigences écologiques. Chez les cervidés, le choix du domaine vital se fait essentiellement en fonction de la répartition spatiale des ressources alimentaires et de protection (Tufto et al., 1996). Nous prédisons dès lors que les cœurs des domaines vitaux des animaux suivis présentent des valeurs alimentaire et de protection supérieures à la couronne de ces domaines vitaux. Le cerf a un régime alimentaire comprenant une grande proportion d’herbacées (Gebert & Verheyden-Tixier, 2001) et trouve donc une partie de ses ressources alimentaires en milieu ouvert, tandis qu’il dépend de milieux fermés lui fournissant des ressources de protection. Nous nous attendons dès lors à observer une sélection de l’habitat différente entre le jour et la nuit chez le cerf, et prédisons une séparation spatiale des cœurs des domaines vitaux diurnes et nocturnes, le cœur du domaine vital présentant une valeur de protection élevée de jour et une valeur alimentaire élevée de nuit. Suivant l’hypothèse selon laquelle un animal utilise la surface minimale lui permettant de satisfaire ses exigences énergétiques (Tufto et al., 1996), nous nous attendons à ce que les femelles qui élèvent un ou plusieurs jeunes aient un domaine vital printanier et estival plus grand que celles qui n’en élèvent pas, et que ce phénomène soit plus marqué chez le chevreuil que chez le cerf. Le chevreuil possède en effet relativement peu de réserves graisseuses (income breeder) et trouve les ressources énergétiques nécessaires à la reproduction principalement dans son alimentation (Sempéré et al., 1998). Les différences de régime alimentaire des herbivores sont en partie liées aux différences de masse corporelle entre les espèces. Les espèces plus grandes ont une capacité d’ingestion de nourriture plus élevée et des exigences énergétiques relatives à leur masse plus faibles que les petites espèces, ce qui leur permet de tolérer une gamme plus large de qualité de nourriture, et donc de se contenter de ressources alimentaires de moindre qualité mais présentes en plus grande quantité (du Toit & Yetman, 2005). Nous prédisons donc que le cerf a une alimentation plus variée que celle du chevreuil tout au long de l’année, et que la similarité des régimes alimentaires des deux espèces augmente en hiver, lorsque la disponibilité des ressources diminue. ONCFS Rapport scientifique 2004 57 Habitats Des études menées sur les interactions entre deux cervidés de taille différente (cerf et chevreuil, Latham et al., 1996 ; wapiti et cerf mulet, Johnson et al., 2000) montrent que la probabilité de présence de l’espèce la plus grande influence la sélection des ressources par l’autre espèce. Nous souhaitons éprouver l’hypothèse selon laquelle le cerf et le chevreuil sélectionnent l’habitat indépendamment l’un de l’autre et prédisons que dans le cas contraire, la probabilité de présence du cerf influence la sélection des ressources par le chevreuil. Les prédictions établies pourront être testées grâce aux méthodes d’analyse des données présentées ci-dessous et à la détermination du régime alimentaire de chaque espèce. Cartographie des ressources et estimation des domaines vitaux Les données relatives au milieu forestier intégrées dans le SIG seront utilisées pour produire une cartographie des ressources alimentaires et des ressources de protection, par interpolation entre les points d’inventaire de la biomasse disponible et de la visibilité horizontale. Les localisations de cerfs et de chevreuils obtenues grâce au suivi GPS permettront d’estimer les domaines vitaux saisonniers des animaux par la méthode du kernel (noyau) (Worton, 1989). On distinguera les domaines vitaux diurnes et nocturnes, car ceux-ci peuvent présenter des différences significatives chez des animaux dont la période d’activité s’étend sur l’ensemble du cycle journalier (Beyer & Haufler, 1993), comme c’est le cas chez le cerf et le chevreuil. Sélection spécifique et « tactiques » d’utilisation des ressources L’analyse compositionnelle (Aebischer et al., 1993) permettra de tester l’hypothèse d’une utilisation aléatoire des ressources (absence de sélection) et, si cette hypothèse est rejetée, de classer les catégories de ressources par ordre de préférence pour chaque individu. On pourra alors en déduire, pour chaque espèce, un classement des préférences relatives de la population échantillonnée envers les catégories de ressources. De la même façon, l’existence d’éventuelles « tactiques» d’utilisation des ressources pourra 58 ONCFS Rapport scientifique 2004 Localisations diurnes Cœur du DV diurne Localisations nocturnes Cœur du DV nocturne Densité de couvert Fermé Intermédiaire Ouvert Figure 2 : Illustration de la séparation spatiale des cœurs des domaines vitaux (kernel 50 %) et de la sélection différentielle des ressources de protection entre le jour et la nuit. (Basé sur le suivi GPS de la biche « Pauline » du 01/04/04 au 31/05/04). être détectée en regroupant les animaux d’une même espèce par catégorie d’âge ou de statut reproducteur, et en comparant les variabilités inter- et intragroupes dans la sélection des ressources. Fonctions de sélection des ressources et organisation spatiale des populations L’étape suivante consistera à utiliser le SIG pour superposer une grille à la zone d’étude et découper les domaines vitaux des animaux en une série de carrés pour lesquels on pourra mesurer la densité de présence des individus de chaque espèce et les valeurs de chaque catégorie de ressources alimentaires et de protection. Ces données seront ensuite mises en relation par une fonction de sélection des ressources (RSF, Boyce & McDonald, 1999), proportionnelle à la probabilité de présence de chaque espèce dans chaque carré de la grille en fonction des ressources qui y sont disponibles. Cette méthode permettra de produire une cartographie de la probabilité de présence de chaque espèce à l’échelle de la zone d’étude. La probabilité de présence du cerf sera alors introduite comme variable dans l’analyse de la sélection des ressources par le chevreuil, et inversement, afin de déterminer si la sélection des ressources par une espèce dépend de la présence de l’autre espèce, et de détecter une éventuelle séparation spatiale des populations (Johnson et al., 2000). Résultats La récolte des données nécessaires à la réalisation de cette étude étant encore en cours, nous ne disposons à l’heure actuelle que de résultats provisoires. Néanmoins, il apparaît, conformément à nos prédictions, une séparation spatiale entre les cœurs des domaines vitaux diurnes et nocturnes chez les biches suivies par GPS (superposition moyenne (+/-SD) : 3,72 ± 2,84 %) et une préférence des biches pour les zones à forte valeur de protection de jour et à faible valeur de protection de nuit. Les analyses de contenus stomacaux montrent quant à elles que la ronce est l’aliment principal du chevreuil à la Petite-Pierre toute l’année (70 ± 9 % de mai à février), sauf à la sortie de l’hiver où le chevreuil compense la diminution de la disponibilité de la ronce par la consommation de résineux (principalement le sapin) et d’herbacées dicotylédones. Le régime alimentaire du cerf est constitué d’une majorité de graminées (45 ± 12 % de mars à octobre), sauf en hiver où il compense la diminution de la disponibilité en graminées par la consommation de ronces et de résineux (principalement l’épicéa). Ces résultats montrent que le cerf et le chevreuil ont des préférences alimentaires différentes lorsque les ressources existent en quantité suffisante pour satisfaire les exigences de chaque espèce, mais suggèrent qu’une compétition pour certains types de ressources, en particulier la ronce, peut survenir lorsque la disponibilité alimentaire globale diminue. Habitats Perspectives Cette étude a pour but de définir les déterminants intra- et interspécifiques de la sélection de l’habitat par le cerf et le chevreuil. Les résultats de nos travaux permettront de caractériser les modalités d’utilisation du milieu par le cerf et le chevreuil et d’évaluer l’impact de leur présence sur l’écosystème forestier, notamment en termes de biodiversité végétale et de régénération naturelle, en particulier lorsque les deux espèces coexistent sur un même territoire. En outre, l’étude de la sélection des ressources par des individus d’une espèce ayant différentes histoires de vie et un accès différentiel aux ressources devrait permettre de détecter l’existence d’éventuelles variations intraspécifiques d’utilisation du milieu forestier et d’intégrer, à terme, les conséquences de ces variations dans les modèles de dynamique des populations. Remerciements Nous tenons à remercier l’Office national des forêts, co-gestionnaire de la RNCFS de la Petite-Pierre avec l’ONCFS, pour la participation active à toutes les opérations de récolte de données utiles à cette étude. A BSTRACT Intra- and inter-specific determinants of habitat selection in forest-dwelling red and roe deer. David Storms, Sonia Saïd, Jean-Luc Hamann & François Klein ■ Integrating the presence of large herbivores into forest management plans requires a precise understanding of the way populations use available resources. Within a population, resource use may vary between individuals, whereby thereby influencing population dynamics through differential reproductive success and survival. Moreover, access to resources for individuals of a population may be altered by the presence of other species with similar ecological requirements. Intra-specific variations and interactions between species therefore play a leading part in assessing resource use by herbivore populations. The objective of the study is to define the selection of food and shelter resources by forest-dwelling red and roe deer through GPS tracking of individuals of both populations in La Petite-Pierre National Reserve, along with a systematic survey of the spatial distribution of available resources and analyses of rumen content samples. The aims of this work are to (1) determine the degree of preference and avoidance of resource categories by individuals of each population, (2) measure intra-specific variability in resource selection, (3) develop specific resource selection functions and (4) assess the influence of the presence of red deer on resource selection by roe deer, and conversely. Preliminary results show a differential selection of shelter resources during night and day in red deer, along with spatial separation of diurnal and nocturnal home range cores. Analyses of rumen content samples reveal differential specific dietary preferences, although the shared use of some types of resources in winter, particularly bramble, suggests that competition for food might occur when resources become scarce. This study will allow us to assess the impact red and roe deer populations may have on forest regeneration and biodiversity, particularly when both species coexist. Eventually, the identification of individual tactics of resource use should be of help to integrate intra-specific variability in population dynamics models. BIBLIOGRAPHIE • Aebischer N.J., Robertson P.A. & R.E. Kenward (1993) — Compositional analysis of habitat use from animal radio-tracking data. Ecology 74(5): 1313-1325. • Beyer D.E. & J.B. Haufler (1993) — Diurnal versus 24-hour sampling of habitat use. 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