Mondes en Développement Vol.34-2006/3-135 7
Socio-économie de l’environnement et
du développement durable :
état des lieux et perspectives
Bruno BOIDIN et Bertrand ZUINDEAU1
arler de socio-économie renvoie à la mise en rapport de deux instances, la
"société" et "l'économie", et conduit à postuler que pour un objet donné,
l'économie de cet objet n'est pas indépendante de rapports sociaux plus larges,
prenant une forme particulière, dans un contexte historique donné. D'un point
de vue épistémologique, il en résulte que l'analyse économique de l'objet doit se
compléter, ou mieux, s'inscrire, dans une analyse sociologique de l'objet. À la
manière de la sociologie économique, les deux approches sur ce point sont
difficilement distinguables, la socio-économie aborde l'objet économique
comme une construction sociale, prononçant ainsi une rupture avec la théorie
économique standard ; celle-ci passant généralement sous silence les éléments
de construit social pour privilégier des fondements universalistes a-historiques
(en particulier une rationalité universelle, calculante et optimisatrice).
Cependant, parler de socio-économie de l'environnement élargit le jeu entre les
deux instances à une troisième, "l'environnement". À la différence des autres
objets économiques, dont on peut volontiers reconnaître la dimension sociale et
uniquement sociale, l'environnement ne peut, à l'évidence, se dissoudre
analytiquement dans le social. Non qu'il n'ait pas de lien avec le social. Mais
l'environnement renvoie aussi et même principalement à des déterminations
relevant d'autres champs : biologie, géologie, chimie… Une première image
peut être risquée, pour illustrer cette idée : l'économique s'inscrit dans le social,
qui s'inscrit dans la nature. En mobilisant le concept polanyien d'
"enchâssement", nous pourrions dire également que, dédiée aux questions
environnementales, l'économie est porteuse des conséquences d'un "double
enchâssement" : par rapport à la société, conformément à l'idée polanyienne
traditionnelle, mais aussi par rapport à la nature elle-même. Toutefois, la
1 CLERSE (IFRESI-CNRS), Université Lille 1 bruno.boidin@univ-lille1.fr
Nous remercions les deux rapporteurs pour leurs remarques et suggestions qui ont permis de
clarifier un certain nombre de points. Les éventuelles erreurs et limites demeurent, toutefois,
de notre seule responsabilité.
P
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référence à l’enchâssement ne doit pas mener à une position déterministe
laissant supposer une dépendance stricte, successivement des lois de
l'économique par rapport au social et du social par rapport aux lois de la nature.
L’enchâssement s’appuie sur des interrelations reliant les trois champs
envisagés. Le rapport économique à l'environnement est par conséquent à
rapprocher de causes proprement économiques, par exemple un prix relatif de
ressources naturelles, des éléments de construits socio-historiques - par
exemple la prégnance des formes réglementaires dans un cadre
interventionniste donné -, et enfin des déterminations propres au système
naturel lui-même - situation particulière d'une ressource, chacun de ces
éléments n'étant pas lui-même exempt de rapports avec les deux autres
instances. Étendre la problématique de l'environnement à celle du
développement durable rend certainement plus propice encore une telle vision.
En effet, suivant sa définition même, en tout cas celle qui recueille le consensus
le plus large, le développement durable se présente comme une approche - ou
un "projet" (Zaccaï, 2002) si l'on met plutôt l'accent sur sa dimension de
transformation du réel, articulant les trois composantes que sont l'économique,
le social et l'environnemental.
Dès lors, une stricte sociologie économique de l'environnement ne paraît pas
pouvoir répondre à l'enjeu d'une prise en compte de l'environnement par les
sciences sociales. Mais il est possible que la socio-économie y parvienne
davantage, si l'on accepte de reconnaître, à l'instar de Richard Swedberg, qu'elle
"diffère de la nouvelle sociologie économique par ses ambitions qui sont, non
pas sociologiques, mais interdisciplinaires" (Swedberg, 1997, 238).
L'interdisciplinarité semble en effet requise s'il s'agit d'intégrer dans l'analyse des
éléments d'explication ayant trait aux "lois" animant le référentiel
environnemental. Des disciplines telles que la biologie, la chimie, l'écologie, etc.,
sont à mobiliser avec profit pour appréhender la question du rapport
économique à l'environnement, dans toute son étendue et dans toute sa
complexité.
La socio-économie de l'environnement et du développement durable ne fait pas
figure de corps théorique constitué et reconnu. Les auteurs qui s'en réclament
explicitement sont en définitive peu nombreux2. C'est plutôt à titre de
démarche générale que nous souhaitons l'appréhender ; une démarche qui
minimalement reconnaîtrait l'emboîtement des trois instances que sont
l'économique, le social et l'environnemental, le "double enchâssement" évoqué
auparavant, et privilégierait une approche interdisciplinaire de l'objet étudié. La
démarche socio-économique de l'environnement ainsi définie, la question se
pose de savoir comment se positionnent à son égard les diverses constructions
théoriques de l'économie de l'environnement. Des interrogations plus précises
2 Une exception notable est fournie par Beat Bürgenmeier, auteur de plusieurs ouvrages et
articles en économie de l'environnement (2000a, 2000b) et du développement durable
(2005) et qui est l’un des promoteurs de la socio-économie en général, de langue française
(Bürgenmeier, 1994).
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émergent alors : quelle est la place conférée aux processus de construction
sociale ? Comment sont approchées les interrelations unissant économie,
société et environnement, à supposer qu'elles soient reconnues comme objet
d'analyse pertinent ? Quels modes d'appréhension du rapport économique
particulier à l'environnement en résulte-t-il ? Quelles leçons en déduisent les
économistes concernés, en termes de gestion de l'environnement ?
Face à ces différentes questions, un axe de clivage fort distingue les
constructions ressortissant à la théorie néoclassique3 de conceptions
hétérodoxes, aussi variées que soient ces dernières. C'est vis-à-vis des deux
caractéristiques du "double enchâssement" et de la valeur de l'interdisciplinarité
que se séparent les deux ensembles. Pour l'essentiel, et quand bien même n'en
nierait-elle pas l'existence, l'approche standard ne reconnaît pas la pertinence
heuristique du "double enchâssement". Elle prétend, en quelque sorte, ne pas
en avoir besoin pour expliquer les comportements économiques face à
l'environnement. Partant, l'interdisciplinarité ne revêt pas d'intérêt particulier
pour la démarche de connaissance. L'environnement est ici considéré comme
un "monde extérieur", entrant en rapport avec l'économique, et l'explicitation
de ce rapport, si singulier puisse-t-il apparaître, se résout en réalité par la
mobilisation d'une axiomatique tout à fait "traditionnelle", laissant une place
exclusive aux arguments généraux de la rationalité individuelle, substantielle et
a-historique. Avec des traitements certes différenciés, cette approche est, en
fait, commune aux deux corps que sont l'économie des externalités
environnementales et l'économie des ressources naturelles. On la retrouve
également dans l'approche dynamisée de l'environnement qu'est celle de la
"croissance soutenable". L'ensemble de cette première lecture, appliquée aux
trois composantes que sont l'analyse des externalités environnementales, la
gestion des ressources naturelles et la problématique de la croissance
soutenable, sera traitée dans une première partie qui intégrera aussi la critique
de cette position ; une critique notamment conduite à partir de l'approche
écologique, mais s'appuyant de même sur l'idée que le rapport économique à
l'environnement relève d'un construit social.
Cette critique servira de transition à la présentation du deuxième ensemble de
constructions (partie 2), dont on peut dire qu'elles souscrivent à l'idée du
"double enchâssement" et qu'elles se montrent plutôt, voire très favorables à
l'interdisciplinarité. Un certain nombre de conceptions seront de cette façon
passées en revue et examinées à l'aune de ce double critère. Nous nous
attacherons à des conceptions bien installées dans le champ de l'économie de
l'environnement : approche institutionnaliste de l'environnement, économie
écologique, mais également à des développements théoriques plus récents,
ayant donné lieu à une littérature beaucoup moins abondante, et offrant, en
3 Les termes "néoclassique" et "standard" sont considérés comme des synonymes. En
revanche, cette approche pouvant conduire à des modes de régulation interventionnistes, il
n’y a pas équivalence avec le qualificatif "libéral", dont l’emploi éventuel se limitera à la
préconisation de modes d’actions offrant une place essentielle au marché.
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définitive, des conceptualisations non encore véritablement stabilisées. Nous
mettrons l'accent sur l'approche conventionnaliste de l'environnement, et sur
les prémisses d'une approche régulationniste de l'environnement.
Une troisième partie dessinera les limites de la démarche socio-économique de
l'environnement et du développement durable et esquissera quelques
perspectives.
1. LA THÉORIE STANDARD COMME CONSTRUCTION
"DÉ-SOCIALISÉE" ET "DÉ-NATURALISÉE"
La socio-économie est critique d’une approche standard "bâtissant sa théorie
sur l’individu représentatif qui n’a que des attributs rationnels" et "réussit à faire
(…) abstraction de [l’]interdépendance [des individus] avec les structures
sociales" (Bürgenmeier, 1994, 11). La théorie standard est une construction "dé-
socialisée". Et c’est un trait fondateur de la socio-économie que de critiquer
cette posture épistémologique. Nous n’y reviendrons pas dans le
développement. Plus original est d’essayer de montrer que cette dé-socialisation
se double d’une véritable dé-naturalisation, lorsque l’approche s’emploie à
traiter de l’environnement. Nous parlons de dé-naturalisation pour signifier que,
dans un tel cadre, la logique économique est foncièrement hermétique à la
logique de la nature, autrement dit que l’approche ne prend pas la réelle mesure
des interactions existant entre les activités économiques et l’environnement.
1.1 L’environnement comme "monde extérieur" entrant en
rapport avec l’économique
Dans son intention la plus générale, la théorie économique standard s’entend
comme une méthodologie d’optimisation, individuelle et collective, sous
contrainte. L’environnement est, en quelque sorte, l’une de ces contraintes. La
contrainte environnementale, avec laquelle l’exercice d’optimisation doit
composer, dispose de deux modes principaux de manifestation. Ou
l’environnement, à proprement parler ici, la "ressource naturelle", constitue un
facteur de production rare : optimiser requiert alors de prendre en compte la
raréfaction progressive de la ressource naturelle en question. Ou
l’environnement prend la forme d’un support d’externalité entre individus :
optimiser revient dans ce cas à tenir compte de ces externalités et à y remédier.
L’environnement fait figure de "monde extérieur" entrant en rapport avec
l’économique ; rapport en définitive limité et n’affectant pas fondamentalement
la pérennisation de la logique économique comme optimisation.
En tant que ressource naturelle, l’environnement est facteur de production.
Encore faut-il préciser que le statut de ressource rare ne soit pas allé, d’emblée,
de soi. En l’occurrence, l’héritage de l’économie politique classique incorporait,
Socio-économie de l'environnement et du développement durable 11
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dans une certaine mesure, la conception de ressources naturelles illimitées4. Il
faudra attendre Hotelling (1931) et son article séminal sur les ressources
naturelles non renouvelables pour disposer des premières bases de l’économie
des ressources naturelles. Face à la raréfaction de la ressource, et comme pour
tout type de bien en définitive, le mécanisme équilibrant est la variation du prix.
Hotelling montre qu’au fur et à mesure que la ressource s’épuise, l’optimum
économique pourra être maintenu à la condition que la rente de rareté, égale à
la différence entre le prix unitaire et le coût marginal d’extraction, croisse dans
le temps suivant un taux d’augmentation égal au taux d’intérêt. Hartwick (1977)
franchira une étape supplémentaire en définissant la règle éponyme selon
laquelle l’atteinte de l’optimum intergénérationnel est garantie sous réserve que
la rente de rareté s’investisse dans du capital physique compensatoire. À ce
stade de l’analyse, apparaît une caractéristique essentielle de la théorie standard
de l’économie des ressources naturelles : la substituabilité entre facteurs,
notamment entre le capital physique et le capital naturel. Cet axiome de
substituabilité va plus largement s’appliquer aux divers biens, dans le cadre de
l’économie des externalités environnementales.
On doit à Pigou (1920) d’avoir montré qu’une divergence pouvait apparaître
entre le produit social et le produit privé d’une activité. Il en est ainsi lorsque
existe, entre les deux quantités, une externalité qui consiste en un effet non
compensé monétairement de l’activité sur des agents a priori non visés par
l’activité. Un produit social inférieur, respectivement supérieur, au produit privé
révèle un effet externe négatif, respectivement positif. L’environnement peut
être support d’externalités et l’on citera comme exemple la pollution comme
support d’externalité négative et les aménités liées à un paysage comme
externalité positive. Sous hypothèse d’une possible monétarisation, le coût de
l’externalité, plus simplement le "coût externe", vient en déduction du bien-être
collectif. Dès lors, en présence d’externalité, la quantité produite représentative
de l’optimum social est inférieure à celle qui correspond à l’optimum privé.5
Le cadre marchand, "livré à lui-même", ne permet pas d’atteindre l’optimum
collectif : la solution d’équilibre correspond effectivement à l’optimum privé.
4 Est emblématique de cette conception, la citation de Jean-Baptiste Say (Passet, 1979, 34) :
"Les richesses naturelles sont inépuisables car sans cela nous ne les obtiendrions pas
gratuitement. Ne pouvant être multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet de la science
économique". Il est vrai, les travaux de l’économie politique classique sur la question de
"l’état stationnaire", en particulier ceux de Malthus et de Ricardo, théorisent de possibles
limites naturelles à la croissance économique.
5 Cette analyse est généralement formalisée grâce à un schéma que l’on doit à Turvey (1963)
et qui a été repris, parfois avec quelques variantes, dans la majeure partie des manuels en
économie de l’environnement, en particulier Baumol, Oates (1975), Siebert (1987), Pearce,
Turner (1990), Barde (1992), Bonnieux, Desaigues (1998), Bomtens, Rotillon (1998).
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