Quels sont les vecteurs du virus West Nile dans le sud de la France ? Thomas Balenghien1, Florence Fouque2 et Dominique J. Bicout1 1 Équipe Environnement et prévision de la santé des populations (EPSP), TIMC-IMAG et ENVL (École nationale vétérinaire de Lyon) ; [email protected] ; [email protected] 2 Cellule d’intervention biologique d’urgence (CIBU), Institut Pasteur, Antenne terrain, Salon-de-Provence ; [email protected] « Moustique tueur. Il arrive en France ! » (Le point, 22/09/2000). « L’étrange virus du Nil tue les chevaux de Camargue » (Le Midi Libre, 11/09/2000). En septembre 2000, un vent de panique souffle sur la Camargue : les mouvements de chevaux sont limités par arrêté préfectoral dans l’Hérault, le Gard et les Bouches du Rhône provoquant l’annulation de nombreuses manifestations équestres en pleine période touristique ; les sorties scolaires et les centres aérés sont interdits ; le 11 octobre, 200 personnes se réunissent en Arles pour réclamer la démoustication de la Camargue... Que s’est-il passé pour en arriver là ? Entre l’été et l’automne 2000, le virus du Nil Occidental ou virus West Nile a provoqué 58 cas équins, dont 17 fatals aux portes de la Camargue. La crainte d’une infection possible de l’homme par ce virus explique la panique. Cet épisode sera suivi en 2004 d’une autre épizootie équine (environ 40 cas) en Petite Camargue et de cas sporadiques humains et/ou équins en 2003 dans le Var et en 2006 dans les Pyrénées Orientales, heureusement sans provoquer de nouvelle panique. D’où vient cet « étrange virus du Nil » ? Il a été découvert en 1937 en Ouganda dans le « West Nile district » et son écologie a été décrite dans les années 1950. Ce virus est transmis par des moustiques au sein de populations d’oiseaux, qui sont ses hôtes naturels (Figure 1). Ces derniers n’expriment en général pas de symptômes. Un moustique s’infecte en piquant un oiseau infecté dont le sang contient du virus. Après le temps nécessaire à la multiplication et à la dissémination virale, le moustique devient infectant. Il peut alors transmettre le virus à un oiseau naïf lors d’un nouveau repas sanguin. Le moustique infectant peut aussi piquer des mammifères et leur transmettre le virus. Les hommes et les chevaux sont les principaux hôtes sensibles, c'est-à-dire déclarant une maladie (d’une fièvre bénigne à une encéphalite potentiellement fatale). Balenghien et al. Quels sont les vecteurs du virus West Nile dans le sud de la France ? 1 Pendant longtemps ce virus connu à travers tout l’Ancien Monde a été considéré comme peu pathogène pour l’homme. Néanmoins il montre depuis une dizaine d’années un regain d’activité dans le bassin méditerranéen, provoquant des épidémies humaines importantes (en Algérie en 1994, Roumanie en 1996, Tunisie en 1997, Russie en 1999 ou Israël en 2000) et de larges épizooties équines dans l’ouest méditerranéen. De plus, introduit en 1999 à New York, il s’est rapidement répandu du Canada à l’Argentine et provoque chaque année des milliers de cas essentiellement aux États-Unis. Ce nouveau visage du virus West Nile apparaît dans un contexte général de résurgence des maladies vectorielles et préoccupe actuellement les communautés scientifiques, sanitaires et médiatiques. Cette maladie n’est pas nouvelle en France. Si certains textes du XIXe siècle retraçant l’histoire pathologique et culturelle de la Camargue laisse supposer la présence de longue date de ce virus en France, c’est entre 1962 et 1965 que ce virus provoque les premiers cas humains et épizooties équines rigoureusement décrits en Camargue. Les études entomologiques réalisées à cette époque isolent le virus chez un moustique, Culex modestus, dont les larves aquatiques colonisent les roselières et les rizières. Cette espèce est alors considérée comme le principal vecteur. À partir de 1965, la maladie semble disparaître ; les études lui étant consacrées aussi. Certains des épisodes de transmission des années 2000, recensés dans des zones peu favorables au développement de Cx. modestus, suggèrent l’existence d’autres vecteurs. Dans ce contexte de résurgence du virus West Nile dans le Balenghien et al. Quels sont les vecteurs du virus West Nile dans le sud de la France ? 2 bassin méditerranéen français, une étude de mise à jour des connaissances sur les moustiques responsables de la transmission était essentielle. L’équipe EPSP du laboratoire TIMC-IMAG et de l’ENVL (École nationale vétérinaire de Lyon) a donc mené l’enquête pour démasquer les responsables de la transmission du virus West Nile au sein des populations d’oiseaux et aux hôtes sensibles (homme et cheval). Les moustiques appartiennent à la famille des Culicidae qui comporte environ 3500 espèces dans le monde. On en recense une cinquantaine en France métropolitaine et une vingtaine dans la zone camarguaise. Les espèces se distinguent entre elles par des différences morphologiques, mais surtout comportementales. Par exemple, leur période d’activité, dans la saison ou la journée, est différente. De même, les femelles hématophages piquent, selon les espèces, préférentiellement les mammifères, les oiseaux ou encore les batraciens et reptiles. Enfin, les larves, toujours aquatiques, se développent dans des gîtes présentant des variations spécifiques importantes : trous d’arbre, récipients abandonnés, marais, rizières… Identifier l’espèce vectrice, c’est se donner des moyens de lutte, car seule une lutte anti-larvaire est réellement efficace. Comment mène-t-on l’enquête ? Comme dans n’importe quelle enquête, l’identification d’une espèce de moustique en tant que vecteur d’un virus repose sur la réunion d’un certain nombre d’indices. En effet, pour être vecteur, cette espèce doit a) piquer les hôtes impliqués dans les cycles de transmission, b) entrer en contact avec le virus en conditions naturelles, c'est-à-dire qu’on doit trouver des moustiques capturés sur le terrain porteurs du virus, et c) être capable d’amplifier et de transmettre le virus en conditions de laboratoire. Faisant appel à des études sur le terrain et des expérimentations en laboratoire, des protocoles permettant de récolter une à une les preuves nécessaires ont été mis en place. Le principal foyer du virus West Nile dans le sud de la France est celui de Camargue, qui est inscrit dans un arc de cercle passant par Montpellier, Beaucaire et Fos-sur-Mer et qui comprend deux zones écologiquement très différentes : la zone humide sous influence du delta rhodanien et la zone agricole sèche de la Costière dominée par la vigne (Figure 2). Puisque les cycles de transmission dans chaque zone peuvent être différents, deux sites d’études, témoins d’épisodes passés de fièvre West Nile, ont été choisis : la station biologique de la Tour du Valat en Camargue humide et le centre équestre de Lunel-Viel en zone sèche. Balenghien et al. Quels sont les vecteurs du virus West Nile dans le sud de la France ? 3 La première étape a consisté à dresser la liste des suspects pour chaque site, c'est-à-dire recenser les espèces piquant les hôtes du cycle de transmission (oiseau, homme et cheval). En effet, si une espèce pique principalement les oiseaux c’est un vecteur potentiel du virus dans les populations d’oiseaux ; si une espèce pique les oiseaux et les mammifères c’est un vecteur potentiel du virus des oiseaux vers l’homme et le cheval. Pour cela, des captures de moustiques sur appât ont été réalisées de mai à octobre 2004. Chaque semaine et sur chaque site, un cheval et deux canards ont été maintenus dans des pièges appâts (tente ou cages moustiquaires) pendant 24 heures consécutives. Sur ces pièges, des dispositifs permettaient l’entrée des moustiques, mais pas leur sortie. Toutes les 4 heures, les moustiques retenus dans les pièges ont été récoltés. Avec la même fréquence, des captures sur appât humain ont été réalisées : pendant 15 minutes deux personnes capturaient les moustiques se posant sur leurs mollets exposés1. Les moustiques ainsi capturés ont été identifiés, triés par espèce et comptés (Figure 3). Ce protocole a permis d’identifier quatre espèces potentiellement impliquées dans la transmission en zone humide : Culex pipiens et Cx. modestus, capturés principalement sur 1 Cette technique est préconisée pour la surveillance du virus West Nile en France : Guide de procédures de lutte contre la circulation du virus West Nile en France métropolitaine, Ministère de la Santé et des Solidarités (http://www.sante.gouv.fr/htm/pointsur/zoonose/guide_WestNil_0507.pdf). Balenghien et al. Quels sont les vecteurs du virus West Nile dans le sud de la France ? 4 oiseaux, mais aussi sur homme (5 Cx. pipiens et 75 Cx. modestus) et cheval (170 Cx. pipiens et 396 Cx. modestus), et Aedes caspius et Aedes vexans, espèces dominantes sur homme et cheval, mais aussi capables de se gorger sur oiseau (34 Ae. caspius et 31 Ae. vexans). Au contraire, en zone sèche seul Cx. pipiens pique à la fois les oiseaux et les mammifères. Au cours de ces captures, une épizootie équine a éclaté au nord-ouest des Saintes-Mariesde-la-Mer. Sans faire de victime, le virus circulait aussi à la Tour du Valat : l’infection d’un des oiseaux appât a été détectée par l’apparition d’anticorps. L’occasion était belle de trouver Balenghien et al. Quels sont les vecteurs du virus West Nile dans le sud de la France ? 5 le coupable. La présence de virus a donc été recherchée par une technique d’amplification virale chez tous les moustiques capturés sur oiseau à la Tour du Valat. Malheureusement, cette recherche est restée infructueuse : le taux d’infection des moustiques par les virus est toujours faible même en période d’épidémies. Pour trouver les coupables parmi les espèces suspectes, leur compétence vectorielle (aptitude à amplifier et transmettre le virus) a été évaluée en conditions de laboratoire. Des femelles de chaque espèce ont été nourries avec un mélange sang/virus sur un système artificiel de gorgement. Après une période d’incubation de 14 jours à 26 °C (permettant la multiplication et la dissémination virale), la salive de ces femelles a été récoltée. La présence du virus a été recherchée par microscopie dans la tête des femelles, et par amplification virale dans leur salive (Figure 4). L’ensemble de ces investigations a permis d’identifier les responsables de la transmission du virus West Nile dans le sud de la France. En zone humide, c’est sans doute Cx. modestus le principal vecteur. En effet, il pique oiseaux, hommes et chevaux, et présente une grande compétence à amplifier et transmettre le virus West Nile. Les études des années 1960 l’avaient d’ailleurs trouvé porteur de virus. En revanche, en zone sèche où Cx. modestus est rare ou absent, c’est Cx. pipiens qui deviendrait le principal vecteur, présentant une compétence vectorielle modérée en France, comme ailleurs dans le monde. Le rôle d’Ae. caspius et d’Ae. vexans dans la transmission du virus West Nile aux mammifères est probablement Balenghien et al. Quels sont les vecteurs du virus West Nile dans le sud de la France ? 6 mineur à nul ; la compétence vectorielle de ces espèces étant très faible comme cela a été démontré pour Ae. caspius ou comme cela est décrit pour Ae. vexans. Où trouve-t-on ces espèces ? L’identification des espèces vectrices n’est pas une fin, mais plutôt le début d’un travail de plus vaste ampleur. En France, la fièvre West Nile est une maladie qui frappe certaines années, souvent en des points du littoral méditerranéen où on ne l’attendait pas. La répartition des espèces vectrices, Cx. modestus et de Cx. pipiens, n’est pas homogène dans l’espace. Obtenir des cartes de distribution de ces espèces est le premier pas dans la cartographie des zones de transmission du virus West Nile. Un tel travail a été initié en déterminant les milieux écologiques favorables à l’existence de gîtes larvaires et aux déplacements des moustiques. Une classification des milieux écologiques, obtenue à partir d’images satellitaires, a été utilisée pour générer des cartes d’occupation de l’espace par ces espèces (Figure 5). Qu’en est-il du risque d’infection ? La seule présence d’une espèce vectrice n’est pas synonyme de transmission. Les maladies vectorielles sont des systèmes épidémiologiques complexes impliquant au minimum un triptyque vecteur/pathogène/hôte (dans notre cas plusieurs hôtes : oiseaux, hommes, chevaux). La transmission ne se produit que dans des situations écologiques particulières permettant l’interaction des ces acteurs. L’équipe EPSP utilise des outils de modélisation mathématique pour permettre la description et la compréhension de ces systèmes épidémiologiques, préalables obligatoires à toute action de prévention ou de lutte. Des modèles de dynamique de population ont été développés pour estimer la densité des vecteurs au cours du temps en fonction des conditions environnementales. Les indices classiquement utilisés pour quantifier la transmission d’une maladie vectorielle, comme la capacité vectorielle, ont été adaptés à la complexité de l’épidémiologie de la fièvre West Nile et spatialisés permettant une modélisation du risque d’infection dans l’espace et au cours du temps. Cette approche permet l’intégration des connaissances acquises par un réseau de collaboration, impliquant des biologistes et des entomologistes de l’Institut Pasteur, de l’EID-Méditerranée, de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et de l’Institut de médecine tropicale du Service de santé des armées (IMTSSA), des ornithologues et des géographes de notre équipe et de la Station biologique de la Tour du Valat, ou encore des géomaticiens du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), réunis pour une meilleure compréhension de cette maladie dans l’Hexagone. Balenghien et al. Quels sont les vecteurs du virus West Nile dans le sud de la France ? 7 Balenghien et al. Quels sont les vecteurs du virus West Nile dans le sud de la France ? 8