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première partie : la lumière s’éteint…
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chapitre premier : les ombres d’antan
Les hommes sont sujets à la corruption et, retournés à la
terre dont ils ont été façonnés, ils se disjoignent et se délitent.
Les Enfers, ou l’Enfer, désignent strictement ce qui est en
bas, dessous, au fond, alors que la vie s’épanouit au-dessus et
surabonde dans les cieux. Mourir, c’est d’abord, en deçà de
tous les échafaudages théologiques sur le jugement des âmes
et les lieux où elles seraient orientées par les juges suprêmes,
rejoindre sous terre un séjour crépusculaire où rien n’a plus de
consistance.
Aucun des grands textes fondateurs ne décrit le diable et
n’en raconte les diableries dans les Enfers ou l’Enfer. C’est au
fil des siècles que les théologiens, les poètes, les peintres, les
sculpteurs, les prédicateurs talentueux soucieux de donner le
frisson à leurs ouailles pour les dissuader de trop s’écarter du
droit chemin, se sont complu à meubler les séjours infernaux de
repoussants reptiles, à y répandre une odeur fétide, à y entretenir
des feux où les récalcitrants sont, disaient-ils, mis à la torture.
En revanche, ne serait-ce pas l’enfer vide, l’enfer nu, l’en-
fer total qu’ils décrivent, lorsqu’ils disent ce qu’était le monde
lorsque le monde n’était pas ?
Avant de descendre aux Enfers, nous pouvons relire ces pré-
ludes, en mettant quelques instants entre parenthèses tous les
décors dont la tradition a adorné le premier matin du monde.
Au viiie siècle avant notre ère, Hésiode, le paysan-poète,
nous donna dans la Théogonie à rêver de l’organisation du monde
sorti du Chaos et de la naissance des dieux (Théogonie, 116-129) :
Donc avant tout, fut Chaos, puis Terre au large sein, ré-
sidence à jamais inébranlable de tous les êtres, et Amour,
le plus beau des dieux immortels, qui alanguit les membres
et dompte, dans la poitrine de tous les dieux et de tous les
hommes, l’esprit et la prudente volonté.
De Chaos naquirent Érèbe et Nuit sombre. De Nuit,
ensuite, naquirent Éther et Jour. Terre, elle aussi, mit au
monde, d’abord, un enfant aussi grand qu’elle, Ciel étoilé,
afin qu’il la couvrît tout entière et qu’il fût, pour les dieux
bienheureux, une résidence à jamais inébranlable.
Avant que fût quoi que ce soit était donc le vide et avant l’être
était le non-être, si tant est qu’on puisse dire du non-être qu’il
est puisque, précisément, il désigne ce qui n’est pas. L’Amour
que cite Hésiode est moins un dieu que cette capacité d’élection,
d’attraction et de répulsion des éléments du cosmos, des esprits
comme des corps, qui s’oppose à la froide indifférence et grâce à
laquelle le désordre est progressivement aboli.
La vie s’oppose ainsi à la mort comme l’être s’oppose au
non-être, l’amour à l’indifférence, la lumière aux ténèbres
et le vaste espace dans lequel se meuvent les hommes et les
dieux à l’enfer des trépassés. Si naître est émerger à la lumière,
mourir est glisser dans les profondeurs crépusculaires pour y
connaître un état d’éternelle déréliction. La théologie a retrouvé
ces oppositions pour dire de la mort des élus qu’elle est dies
natalis, jour de naissance, et de celle des damnés, coupables de
péchés dits « mortels », qu’elle est une mort définitive.
Ce ne sont là, pensera-t-on, que saugrenues extrapolations, mais
à relire les premiers versets de la Genèse, texte tardif de la Bible, fonda-
teur du mythe des origines dans le judaïsme, le christianisme et l’is-
lam, nous retrouvons peu ou prou les mêmes images (Genèse, 1, 1-5) :
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre
était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme et un
souffle de Dieu agitait la surface des eaux.
Dieu dit : « Que la lumière soit » et la lumière fut. Dieu
vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière et