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première partie : la lumière s’éteint
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chapitre premier : les ombres d’antan
chapitre 1
les ombres
d’antan
Les religions et les mythologies de l’Occi-
dent et du Proche-Orient, aussi loin que
nous remontions dans l’histoire des menta-
lités, ont partagé la conviction que des dieux
immortels ont créé des hommes éphémères,
condamnés à mourir. Ils ont eu la cruauté ou
la sagesse d’asservir leurs créatures, d’exiger
d’elles de se conformer à leur loi, de les bri-
der, parfois de les brimer, pour éviter qu’elles
tentassent de s’affranchir de leur tutelle. Les
dieux connaissent la lumière d’en haut, le
regard des hommes est couvert par le voile
noir de la mort à leur dernière heure. Les
dieux sont incorruptibles.
Fuseli, John, Satan over the fiery sea, 1802. (Milton, Paradise Lost I,221 ff). Oil on canvas, 91 x 71cm.
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chapitre premier : les ombres d’antan
Les hommes sont sujets à la corruption et, retournés à la
terre dont ils ont été façonnés, ils se disjoignent et se délitent.
Les Enfers, ou l’Enfer, désignent strictement ce qui est en
bas, dessous, au fond, alors que la vie s’épanouit au-dessus et
surabonde dans les cieux. Mourir, c’est d’abord, en deçà de
tous les échafaudages théologiques sur le jugement des âmes
et les lieux elles seraient orientées par les juges suprêmes,
rejoindre sous terre un séjour crépusculaire où rien n’a plus de
consistance.
Aucun des grands textes fondateurs ne crit le diable et
n’en raconte les diableries dans les Enfers ou l’Enfer. C’est au
fil des siècles que les théologiens, les poètes, les peintres, les
sculpteurs, les prédicateurs talentueux soucieux de donner le
frisson à leurs ouailles pour les dissuader de trop s’écarter du
droit chemin, se sont complu à meubler les séjours infernaux de
repoussants reptiles, à y répandre une odeur fétide, à y entretenir
des feux où les récalcitrants sont, disaient-ils, mis à la torture.
En revanche, ne serait-ce pas l’enfer vide, l’enfer nu, l’en-
fer total qu’ils décrivent, lorsqu’ils disent ce qu’était le monde
lorsque le monde n’était pas ?
Avant de descendre aux Enfers, nous pouvons relire ces pré-
ludes, en mettant quelques instants entre parenthèses tous les
décors dont la tradition a adorné le premier matin du monde.
Au viiie siècle avant notre ère, siode, le paysan-poète,
nous donna dans la Théogonie à rêver de l’organisation du monde
sorti du Chaos et de la naissance des dieux (Théogonie, 116-129) :
Donc avant tout, fut Chaos, puis Terre au large sein, ré-
sidence à jamais inébranlable de tous les êtres, et Amour,
le plus beau des dieux immortels, qui alanguit les membres
et dompte, dans la poitrine de tous les dieux et de tous les
hommes, l’esprit et la prudente volonté.
De Chaos naquirent Érèbe et Nuit sombre. De Nuit,
ensuite, naquirent Éther et Jour. Terre, elle aussi, mit au
monde, d’abord, un enfant aussi grand qu’elle, Ciel étoilé,
afin qu’il la couvrît tout entière et qu’il fût, pour les dieux
bienheureux, une résidence à jamais inébranlable.
Avant que fût quoi que ce soit était donc le vide et avant l’être
était le non-être, si tant est qu’on puisse dire du non-être qu’il
est puisque, précisément, il désigne ce qui n’est pas. LAmour
que cite Hésiode est moins un dieu que cette capaci d’élection,
d’attraction et de répulsion des éments du cosmos, des esprits
comme des corps, qui s’oppose à la froide indifférence et grâce à
laquelle le désordre est progressivement aboli.
La vie s’oppose ainsi à la mort comme l’être s’oppose au
non-être, l’amour à l’indifférence, la lumière aux ténèbres
et le vaste espace dans lequel se meuvent les hommes et les
dieux à l’enfer des trépassés. Si naître est émerger à la lumière,
mourir est glisser dans les profondeurs crépusculaires pour y
connaître un état d’éternelle déréliction. La théologie a retrouvé
ces oppositions pour dire de la mort des élus qu’elle est dies
natalis, jour de naissance, et de celle des damnés, coupables de
péchés dits « mortels », qu’elle est une mort définitive.
Ce ne sont là, pensera-t-on, que saugrenues extrapolations, mais
à relire les premiers versets de la Genèse, texte tardif de la Bible, fonda-
teur du mythe des origines dans le judaïsme, le christianisme et lis-
lam, nous retrouvons peu ou prou les mêmes images (Genèse, 1, 1-5) :
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre
était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme et un
souffle de Dieu agitait la surface des eaux.
Dieu dit : « Que la lumière soit » et la lumière fut. Dieu
vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière et
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les ténèbres. Dieu appela la lumière « jour » et les ténèbres
« nuit ». Il y eut un soir et il y eut un matin : premier jour.
Les termes « vide » et « vague » traduisent ici les mots hé-
breux tohû et bohû, littéralement « le désert et le vide ». L’être,
une fois encore, s’oppose au non-être comme le plein au vide et
l’ordre au désordre. La langue française ne s’y trompe pas, qui
appelle tohu-bohu le désordre total.
On remarquera que Dieu ne créa pas les ténèbres puis la
lumière mais la seule lumière ; les ténèbres en sont la négation.
Lorsque les Anciens, avant toute théologie du jugement,
évoquent le lieu se retrouvent tous les morts, sans rémis-
sion, ils usent des mêmes oppositions du non-être et de l’être,
de la transparence des ombres et de l’épaisseur des corps, des
ténèbres et de la lumière. L’amour et la haine, le désir et la
répulsion ne sont plus de mise dans les profondeurs crépuscu-
laires où chacun est livré au plus total abandon.
Il semblerait que les dieux, multiples ou unique, aient créé
l’homme mortel pour les servir et les glorifier en évitant qu’il
veuille les égaler, les défier, se mesurer à eux. Ils le surveillent,
le punissent, le récompensent parfois mais le délaissent lorsque
la mort fait son œuvre, corrompt son enveloppe corporelle et
laisse son âme s’évanouir dans les profondeurs de la terre.
Les hommes, qui se savaient mortels, étaient confrontés à
l’évidence d’être à terme ombres parmi les ombres.
Mourir aux rives de l’Euphrate
Les textes les plus anciens qui nous soient parvenus furent dis
3000 ans avant notre ère, soit dix-sept siècles avant Mse. LÉpo-
e de Gilgamesh, qui remonte aux confins de l’an 2000, comme le
Poème du Supersage ou La descente d’Ishtar aux Enfers,moignent
de ce constat d’échec des hommes soumis à des dieux immortels
qui les ont cés à leur image mais les ont condamnés à mort.
Les dieux ont commis les hommes pour que ceux-ci les
glorifient, pour qu’ils habillent, nourrissent, abreuvent, parfu-
ment leurs statues dans les temples, afin d’en faire des ser-
viteurs dociles qu’ils peuvent châtier sans scrupule s’ils ne se
plient pas à leurs exigences. Il n’était pas question pour autant
d’en faire des semblables et de leur accorder l’éternité.
Une cosmogonie simple laissait imaginer un univers en
deux parties hémisphériques. En haut, le Ciel, en bas lAnti-
Ciel, c’est-à-dire l’Enfer. Au centre du plan diamétral qui sépa-
rait le Ciel de l’Enfer, la terre des hommes, qui était centrée sur
la Mésopotamie, reposait sur une nappe d’eau douce à laquelle
on accédait par les puits et les sources naturelles et était entou-
rée des eaux salées de la mer.
Chacune des trois parties de l’Univers était soumise à l’au-
torité suprême d’un dieu. Jean Bottéro (Mésopotamie, l’écriture, la
raison et les dieux) cite le prologue de Gilgamesh, Enkidu et l’Enfer :
En ces jours-là, ces jours archaïques,
En ces nuits-là, ces nuits archaïques,
En ces années, ces années archaïques…
Lorsque l’En-Haut eut été séparé de l’En-Bas,
Et que l’En-Bas eut été séparé de l’En-Haut…
Lorsque An eut pris pour lui l’En-Haut,
Qu’Enlil eut pris pour lui l’En-Bas,
Et que, de sa Partie inférieure, il eut doté
Erekigal…
C’est dans la partie inférieure, cet Enfer régi par la déesse
Erekigal, que descendait letemmu du mort, c’est-à-dire son
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spectre, son âme, son esprit, lorsque son corps enseveli était
voué à la décomposition.
On trouve une évocation de ce séjour des morts dans Ishtar
aux Enfers (J. Bottéro, ouvrage cité). Ishtar est à la fois déesse
de l’amour libre et esse des combats, ce qui n’est pas contra-
dictoire, tant on peut s’éprendre et se déprendre, désirer puis
rejeter. Sa vie est liée au cycle de la végétation et on peut la rap-
procher de lAdonis syro-phénicien. Sa descente aux Enfers met
en évidence le dépérissement de toute vie lorsqu’elle s’absente.
Ishtar, donc, celle que les Sumériens appelaient Inanna, avait
voulu se rendre au Royaume infernal. Il lui avait fallu franchir
sept portes. Devant chacune d’elles, lui était retirée une partie de
son vêtement et c’est nue qu’elle avait pu entrer chez Ereskigal.
Elle y avait été retenue prisonnière et il s’en était fallu de peu
qu’elle y restât indéfiniment. Elle n’avait retrouvé sa liberté qu’au
prix de la vie de Tammuz, appelé Dumuzi par les Sumériens,
souverain archaïque qui avait été son premier amant.
Au Pays-sans-retour, le domaine d’Ereskigal,
Ishtar, la fille de Sîn, décida de se rendre :
Elle décida de se rendre, la fille de Sîn,
En la Demeure obscure, la Résidence d’Irkalla ;
En la Demeure d’où ne ressortent plus ceux qui y sont entrés ;
Par le Chemin à l’aller sans retour ;
En la Demeure où les arrivants sont déprivés de lumière,
Ne subsistent que d’humus et alimentés de poussière,
Affalés dans les ténèbres, sans jamais voir le jour,
Revêtus, comme des oiseaux, d’un accoutrement de plumage,
Tandis que sur vantaux et verrous s’entasse la poussière…
Punis par des dieux sans anité et jaloux de leurs privilèges,
du seul fait d’avoir été des hommes, les morts sont à jamais comme
Statue of
Gilgamesh(?)
from Chorsabad.
Neo-Assyrian,
Time of Sargon
II (722-705
BC). Colossal
statue of a hero
mastering a lion
(Gilgamesh?).
Stone relief,
Height 445 cm.
From the palace
of Sargon II in
Chorsa-bad, Iraq.
Entrance to the
Throne Room.
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tuer Gilgamesh. La esse mena la bête à la longe jusquau ur
d’Uruk. Mais Gilgamesh et Enkidu, déchaînés, trent le taureau
céleste et, insulte impardonnable, en jetèrent une patte au visage
d’Ishtar. Cette dernre t faire une ploration devant la patte de
l’animal par toutes les prostites et courtisanes de la ville.
Enkidu assista alors en songe à une délibération des dieux
qui le condamnèrent à mourir pour avoir participé au meurtre
de Humbaba, le gardien de la forêt des Cèdres, et à celui du
Taureau céleste. C’était condamner aussi Gilgamesh qui allait
perdre avec son ami la moitié de lui-même. Gilgamesh et En-
kidu allèrent demander la levée de la sanction à Enlil, le dieu
souverain qui préside aux destinées de la terre, dans le temple
de Nippur dont ils avaient construit les portes avec les cèdres
du Liban. Rien n’y fit, les dieux sont souverains.
Les fragments de tablettes qui nous sont parvenus res-
tituent l’essentiel de la longue lamentation de Gilgamesh
lorsque meurt Enkidu. Le roi d’Uruk est alors révolté contre le
sort cruel et les dieux sans cœur qui jettent dans la nuit ceux
que l’on aime (J. Bottero, L’Épopée de Gilgamesh).
Écoutez-moi, Anciens de la cité,
Écoutez-moi
Déplorer, en personne,
Enkidu, mon ami !
Éclater, comme une pleureuse,
En amères lamentations !
Enkidu, hachette à mon côté,
Et confort de mes bras !
Épée de mon fourreau,
Bouclier devant moi. […]
À présent quel est ce sommeil
Qui s’est emparé de toi ?
ces oiseaux nocturnes reclus dans les trous des roches et les replis
des cavernes, qui errent dans l’obscurité et glissent dans la fange.
Enkidu ou l’ami qui s’éteint
Notre sentiment d’impuissance est à son comble lorsque le
cœur d’un ami cesse de battre, que son teint devient cireux, que
la corruption fait son œuvre. LÉpopée de Gilgamesh, le premier
texte dramatique de l’histoire de l’humanité, recèle des trésors
de lyrisme pour évoquer les passions qui animent les hommes.
La mort d’Enkidu chante l’amitié indéfectible de deux hommes
et le désespoir du survivant lorsque s’éteint son compagnon.
Gilgamesh était le vigoureux et despotique souverain de la
cité-État d’Uruk, au nord d’Ur et au sud de Babylone. Les dieux,
pour freiner son arrogance, résolurent de le confronter en com-
bat singulier à un géant aussi puissant que lui. Ils façonnèrent
dans la steppe Enkidu, homme velu de forte taille et de mœurs
frustes, qui vécut en compagnie des animaux sauvages.
Mais les deux géants tombèrent vite dans les bras l’un de l’autre
et se vorent une amit inaltérable. Ils se rendirent ensemble, en
six étapes de trois jours de marche et de bivouac, au Liban couper
des cèdres pour orner la fade du temple d’Enlil à Nippur. Mais
les dieux avaient posté leant Humbaba à l’entrée de la forêt des
Cèdres pour en interdire l’acs à tout étranger. Gilgamesh et En-
kidu tuèrent Humbaba et s’en revinrent avec les dres qu’ils rent
otter sur lEuphrate. Cette insolence à légard des dieux méritait le-
çon. Ishtar, perverse, proposa une divine mais chaude étreinte à Gil-
gamesh revenu au pays. Il se récusa. On ne dit pas non à la déesse
de lAmour. Ishtar donc se plaignit à Anu, dieu du ciel et re de la
dynastie divine régnante, et lui demanda de transformer la constel-
lation du taureau en taureau vivant, monstre gigantesque char de
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