« Requins : au-delà du malentendu » Grand format, l’interview Robert Calcagno, Directeur général de l’Institut océanographique, Fondation Albert Ier, Prince de Monaco Après les grands fonds marins en 2012, pourquoi vous engager cette année en faveur des requins ? Les grandes espèces marines ont été clairement identifiées par la Monaco Blue Initiative1 comme l’un des enjeux phares de la préservation des océans. Leur rôle essentiel à l’équilibre des écosystèmes marins a été très récemment mis à jour et nécessite aujourd’hui des recherches complémentaires pour fonder une véritable approche écosystémique, c’est-à-dire qui dépasse la question de pérennité d’une espèce donnée pour apprécier l’impact de son exploitation, de sa surexploitation voire de sa disparition sur tout l’écosystème. Les grands fonds sont loin des yeux et les requins sont assurément loin du cœur du grand public. Ils ne sont pas considérés comme un sujet environnemental, ce qui est une erreur. Pour les grands fonds marins, situés au-delà des juridictions nationales, un cadre de gestion et de protection international est à renforcer, voire à inventer. Il en va de même pour les requins. Leur disparition rapide montre aujourd’hui l’urgence d’envisager une gestion durable des océans et de concevoir un ensemble de dispositifs complémentaires de la pêche à la consommation- pour arrêter ce massacre pendant qu’il est encore temps. Le film « Les dents de la mer » n’a pas vraiment contribué à sensibiliser le grand public à la protection de cette espèce… Les requins ont une image très forte dans l’imaginaire collectif, mais cette vision est à la fois réductrice et erronée. Trop souvent, elle est alimentée par les médias qui se focalisent sur les attaques, en oubliant que seules 5 espèces présentent un danger pour l’homme : le grand requin blanc, le requin-tigre, le requinbouledogue, et plus loin de nos côtes le requin mako et le requin longimane. Les autres sont bien inoffensives pour nous. Or la famille des requins compte près de 500 espèces différentes, tant par leur taille (de 23 cm pour le requin-pygmée à 20 m pour le requin-baleine), que par leur mode de vie et leur régime alimentaire. Le requin-baleine et le requin-pèlerin sont par exemple planctonophages. Ils filtrent l’eau de mer pour en extraire le plancton. Certaines espèces évoluent en pleine eau, quand d’autres vivent sur le fond. Cette diversité, qui a permis aux requins de s’adapter quasiment à toutes les mers du globe, des tropiques au Groenland, est souvent mal connue. Document réalisé par l’Institut océanographique – www.institut-ocean.org 1 Notre peur est-elle injustifiée ? Il faut bien sûr rester prudent au contact de ces animaux sauvages et garder en tête que les espèces dépassant deux mètres sont capables, par leur force exceptionnelle, de nous infliger des blessures importantes. Les requins ne sauraient toutefois être les bouc-émissaires des dangers de la mer. D’après les statistiques, ils causent moins d’une dizaine de décès par an, quand les méduses tuent plusieurs dizaines de personnes dans le même laps de temps. Sans parler des accidents liés aux loisirs nautiques et des noyades en général : chaque année, 500 personnes en moyenne se noient en France, dont plus de 50 en piscine. Avec les accidents domestiques, les accidents de la route ou les décès par arme à feu, les ordres de grandeur sont encore plus stupéfiants. Où que l’on se trouve dans le monde, les risques sont bien plus grands sur la route de la plage qu’en mer… Rappelons nous enfin que ce n’est pas le requin qui vient à notre rencontre, mais nous qui envahissons son territoire. Notre vision défensive nous fait aujourd’hui considérer l’augmentation des attaques sous l’angle d’une agressivité accrue des requins. Mais le facteur principal est notre propre usage du milieu marin, qui a explosé ces dernières décennies, entraîné par notre attirance pour le littoral et l’accroissement associé du tourisme et des loisirs. Ces super-prédateurs sont-ils vraiment en danger ? Les premiers requins sont apparus voici près de 400 millions d’années. Ils ont évolué très lentement et résisté à toutes les grandes crises d’extinction, y compris celle qui a vu la fin des dinosaures. Aujourd’hui pourtant, l’intensification de la pêche les met en grand danger. Suivant les espèces et les endroits, de 80 à 99% des requins ont disparu depuis les débuts de la pêche industrielle et de nombreuses espèces sont aujourd’hui au bord de l’extinction générale ou d’une disparition locale. Par exemple, les « Anges de mer », qui avaient donné son nom à la Baie des Anges, y ont été exterminés dès le XVIIIe siècle. La liste rouge de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, qui fait référence dans le recensement d’espèces menacées, montre que 17% en moyenne des espèces de requins sont menacées. Ce chiffre grimpe jusqu’à 33% pour certains ensembles tels que les requins d’Europe ou les requins pélagiques. Et la tendance est malheureusement à l’aggravation continue. Pour nombre d’autres espèces, les données sont insuffisantes pour apprécier l’état des stocks. Quelles menaces pèsent sur eux ? La principale est celle de la surpêche. Les requins peuvent être pêchés avec d’autres espèces commerciales comme les thons ou ciblés spécifiquement, notamment pour leurs ailerons qui peuvent atteindre 500 € le kilo, soit plusieurs dizaines de fois la valeur de leur chair. La pratique du « finning », qui consiste à découper les ailerons et à rejeter la carcasse à la mer, alors que le requin est souvent agonisant, permet de stocker un grand nombre d’ailerons dans un coin du bateau. Plus de 50 millions de requins sont ainsi pêchés chaque année. Un trafic intense qui menace directement la survie de certaines espèces. La biologie des requins est en effet adaptée à leur place de super-prédateurs, tout en haut de la pyramide alimentaire. En atteignant tardivement la maturité sexuelle et avec des portées limitées à quelques individus, ils se reproduisent très lentement. L’arrivée de l’homme, prédateur insatiable, menace donc la survie même des populations de requins. Document réalisé par l’Institut océanographique – www.institut-ocean.org 2 Les requins subissent par ailleurs les dommages infligés à leurs écosystèmes : dégradation des habitats côtiers, raréfaction de leurs proies du fait de la surpêche, pollution se concentrant à chaque étage de la pyramide alimentaire, etc. Pourquoi s’inquiéter de leur disparition et les défendre ? Pendant longtemps, les requins ont échappé à l’intérêt des scientifiques. Pourquoi s’intéresser à des gêneurs, à des concurrents, si ce n’est pour s’en prémunir lorsqu’ils se font un peu trop présents ? Ces dernières décennies, les progrès de la recherche marine ont finalement mis en lumière le rôle essentiel de ces prédateurs dans le fonctionnement des écosystèmes marins. Du haut de la pyramide alimentaire, les requins contrôlent les populations de poissons qui constituent leurs proies, assurant ainsi l’équilibre global de l’écosystème. Qu’ils viennent à disparaître, comme sur la côte Est des Etats-Unis, et d’autres espèces prolifèrent – en l’occurrence des raies, qui à leur tour se délectent des coquilles Saint-Jacques, mettant un terme à une industrie prospère depuis plus d’un siècle. Les sens très développés et complémentaires des requins leur permettent par ailleurs une grande sélectivité. Loin de se jeter sur la première proie venue, ils contribuent au nettoyage des océans et à la santé des écosystèmes en préférant les poissons affaiblis. Comment expliquer alors leur mauvaise réputation ? Le film « Jaws », que vous évoquiez tout à l’heure, est loin d’en être à l’origine, mais le scénario, basé sur les maigres connaissances scientifiques de l’époque et sur un condensé des mythes existants, a conduit à la libération de nos peurs et à la première médiatisation globale d’un « danger requins ». La défiance s’est alors cristallisée dans les esprits d’un large public, même très éloigné de la mer. A l’instar des loups à terre, les requins font figure de bêtes féroces et de gêneurs, désignés tantôt concurrents des pêcheurs pour la consommation de poissons, tantôt concurrents des baigneurs et des surfeurs pour la jouissance des côtes tropicales. Après la Seconde Guerre mondiale, des études furent même menées pour mettre au point un répulsif anti-requin capable d’éloigner enfin ceux que l’on accusait de dévorer les naufragés de bateaux ou d’avions en perdition. Même si les études prouvent à ce jour que l’homme n’est pas une proie recherchée, les requins s’apparentent d’une façon primitive à des monstres des profondeurs surgissant par surprise pour nous croquer, et nous rabaissent par là au rang de gibier. Symboliquement, ils semblent marquer la frontière entre le monde civilisé -maîtrisé et exploité par l’homme- et la nature hostile. Leur mauvaise réputation s’est forgée à un moment où ils dominaient véritablement les océans, remportant leur rapport de force avec l’homme. Malgré tout l’engagement de la communauté scientifique, d’associations locales ou mondiales, de médiateurs comme l’Institut océanographique, il est aujourd’hui difficile de revenir sur une peur aussi ancrée. Notons tout de même qu’en opposition à nos cultures occidentales, la plupart des cultures insulaires n’attribuent aucune méchanceté aux requins. Elles le considèrent tantôt comme un simple animal sauvage à respecter, tantôt comme un dieu chargé de sonder les âmes… 1 La Monaco Blue Initiative est une plateforme de partage et de propositions qui associe experts scientifiques, économiques et juridiques des océans, représentants de la société civile, acteurs économiques et décideurs politiques pour concevoir une gestion durable des océans conciliant développement et préservation des écosystèmes marins. Document réalisé par l’Institut océanographique – www.institut-ocean.org 3