Peur et pratique spirituelle à Canyonlands

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DANS LE DÉDALE DE LA PEUR DE CANYONLANDS
AVEC JEAN DE LA CROIX
BELDEN C. LANE
Belden C. Lane est un ancien professeur de théologie de l'Université de Saint Louis
(Missouri), en plus d’être un pèlerin et un randonneur chevronné.
Chapitre extrait de son livre Backpacking with the saints : wilderness hiking as
spiritual practice
Du road trip et de la randonnée à la nuit obscure de l’âme,
il n’y a parfois qu’un pas…ou presque !
Toujours dans les grands espaces, quand on quitte un terrain familier et quand on
pénètre dans un nouvel endroit, il y a toujours ce petit sentiment d'appréhension qui
se fait sentir. C'est la peur ancestrale de l'inconnu, et c'est le premier rapport avec le
milieu sauvage au sein duquel on s’engage. Ce que l’on fait, c'est explorer. On fait la
première expérience, non pas du lieu, mais de soi-même dans ce lieu.
- Wendell Berry
1
La peur est la pièce la moins bien lotie de la maison. J'aimerais vous voir vivre dans
de meilleures conditions.
- Hafiz
2
1
Wendell Berry, The Wilderness Unforeseen (Emeryville, CA: Shoemaker Hoard, 2006), 42–43.
2
Hāfez, “Your Mother and My Mother,The Gi: Poems by Haz, the Great Su Master, trans. Daniel Ladinsky,
39.
C'est une chose de se réveiller au milieu de la nuit en raison d'une terreur imaginaire.
Mais c'en est une autre d'être bien réveillé et de sentir l'emprise de la peur sur votre
échine. Alors que je campais seul, une nuit d'hiver au-dessus de Ghost Ranch, au
Nouveau-Mexique, j'entendis (ou bien ai-je rêvé que j'entendais ?) gratter sur la paroi de
la tente et la respiration oppressante d'un animal à l’extérieur dans la neige. J'avais
tellement les chocottes que je ne pus même pas pousser le cri qui s’étouffa dans ma
gorge. Ou alors était-ce oniriquement que je ne fus pas en mesure d'émettre le moindre
son ? À mon réveil, je n'étais plus sûr de ce qui s'était passé ou pas - ou si tout cela ne
s'était produit que dans mon esprit.
Une expérience encore plus troublante survint au cours d'une autre nuit, au clair de lune,
dans les profondeurs du dédale du Parc national de Canyonlands, dans le sud-est de
l'Utah. Avec un ami, nous avions parcouru plus d'un kilomètre et demi dans le canyon
depuis notre campement, à l'ombre des parois imposantes de ce vaste labyrinthe
sinueux. En marchant à la lumière de la pleine lune, sans lampes de poche, nous
ressentions un sentiment sauvage et animal de liberté. Faisant preuve d’une exubérance
insouciante, nous hurlions à la lune, tels des loups, mais nous nous retrouvâmes alors face
à la paroi d'un canyon tapissée d'anciennes figures peintes par des artistes archaïques, il
y a environ deux mille ans.
C’était là des êtres spirituels qui veillaient - de grandes ombres éthérées qui planaient à
la surface de la roche. Qu'il s'agisse de gardiens, de témoins ou de protecteurs, je
l'ignorais. Mais dans le monde sculpté d'ombres et de clairs obscurs du labyrinthe, je
sentis la présence de quelque chose, sans pouvoir le nommer. C'est un lieu aussi éloigné
d'autres personnes qu'il est possible de l'être dans les quarante-huit États (hors Alaska),
et pourtant, pendant un instant, je sentis vaguement comme un doigt qui m'effleurait la
nuque. J'avais été envahi par une sensation de peur radicalement plus profonde.
Trois jours plus tôt, nous avions roulé durant sept heures depuis la marina de Hite, sur le
lac Powell, en suivant une route en terre tortueuse, qui faisait partie de l'ancienne Flint
Trail. Le parcours était particulièrement accidenté et éreintant, avec des virages en
épingle à cheveux autour d'énormes rochers et d'étroites corniches rocheuses. Nous
avancions à une moyenne de 10 km/h avec nos quatre roues motrices. George Hayduke,
dans Le gang de la clé à molette d'Ed Abbey, emprunta un jour cette route pour échapper
à une escouade qui le poursuivait, après qu’il ait commis un écosabotage le long du
Colorado. Elle est considérée comme "la route la plus cahotique/chaotique de l'Utah",
mais elle nous permit d'atteindre Chimney Rock et le point de départ de la piste
conduisant au Labyrinthe.
Le Labyrinthe est une zone de grès sculpté de 50 km², découpée en cinq canyons
principaux et des dizaines de canyons secondaires plus petits — le résultat de dix
millions d'années de crues subites se frayant un chemin jusqu’au Colorado. "Imaginez
cinq nids de serpents relâchés précipitamment au même moment et vous commencerez à
visualiser les circonvolutions tortueuses du lieu’’, déclare un randonneur aguerri.
3
Les
parois étroites de 100 à 150 mètres de hauteur qui
3
Golden Webb, “Exploring the Flint Trail,” in Utah Outdoors internet magazine, November 1999, at
www.utahoutdoors.com/pages/flinttrail.htm.
séparent ces canyons encaissés sont couronnées par une curieuse collection de roches
en forme de champignons, de pépites de chocolat et de protubérances bombées. En
contrebas, les méandres du fond du canyon suggèrent la musique presque audible de
l’eau tourbillonnante. Le service des parcs ne délivre qu’onze permis d'accès au site à la
fois, ce qui garantit la solitude de l'endroit.
Le lendemain matin, depuis Chimney Rock, nous descendîmes des rochers glissants, tout
en suivant les petits cairns qui marquent une voie sinueuse jusqu'au fond, les orteils calés
dans nos bottines. À certains endroits, il nous fallut descendre nos sacs à dos à l'aide
d'une corde et manœuvrer avec précaution pour franchir des parties couvertes de glace.
"Il y a juste suffisamment de difficultés pour que cela soit amusant !", soulignait une
publication sur le Labyrinthe. C'est ce que j'ai pensé : La description du Labyrinthe, du
magazine Backpacker, comme étant "la piste la plus difficile/dangereuse d'Amérique" me
parut plus indiquée sur le moment.
4
Ce soir-là, tandis que les ombres s'allongeaient rapidement dans les profondeurs du
canyon, nous campâmes tout près d'un vieux genévrier rabougri en dégustant du
fromage de chèvre sur des crackers au sésame, avec des fruits secs et des barres
chocolatées. À la lueur des bougies, nous nous relayâmes pour lire à voix haute des
passages de Montagnes et rivières sans fin, de Gary Snyder. Son style lapidaire et
percutant était comme une assertion bouddhiste dépouillée et sobre du monde dans
lequel nous venions de pénétrer. Nous étendîmes nos sacs de couchage sur le grès de
Cedar Mesa vieux de 250 millions d'années, à partir duquel le Labyrinthe avait été
sculpté. Carl Jung aurait sûrement dit de notre première journée dans le Labyrinthe que
celle-ci relevait du domaine du rêve, numineuse et étrangement troublante.
LA PEUR SUR LE CHEMIN
La peur est un animal plus redoutable que toute autre créature que l'on trouve dans la
nature. "Pour qui a peur, tout frémit", remarqua Sophocle.
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"La panique est le pire
danger auquel on peut faire face sur le chemin ou n'importe où, d'ailleurs. "La peur est
une tueuse d'esprit...une petite mort qui s'accompagne d'un anéantissement total",
déclare Paul Atréides dans Dune, de Frank Herbert.
6
Savoir distinguer l'imaginaire de la
réalité devient aussi important qu’ardu dans un milieu sauvage. Les terreurs véritables et
imaginaires d'un paysage sinistre provoquent des cauchemars. L'esprit s'emballe dans
des scénarios hypothétiques et enchaîne les éventualités les plus terribles. La nuit tombe
bien plus vite que prévu, avec le risque que le dieu bouc Pan s'en prenne à vous.
La peur est un grand capteur d'attention, la voix insistante du cerveau reptilien qui vise
avant tout la survie. Vous devez la respecter. Ne pas tenir compte de ses avertissements
peut conduire à votre perte. Mais les Américains vivent dans une culture dominée par la
peur et où les risques potentiels se multiplient à l'infini. Nous carburons à l'adrénaline de
la peur, sans plus être capables de discerner ce qui convient vraiment d'être craint. Nous
nous armons contre toutes les menaces imaginaires, en considérant que notre réaction
est normale et non paranoïaque. En 2011, l'assemblée législative de l'Utah adopta une
"arme d'État" (le pistolet semi-automatique Browning de calibre 45), comme marque de
sa réactivité face à la terreur. L’arme d’Etat de l'Utah s’ajoute désormais au lys ségo, en
tant que fleur de l'État et à l'épicéa bleu, en tant qu’arbre de l'État. Nos symboles nous
définissent, malheureusement. La peur nous renferme en nous-mêmes, verrouillant des
portes contre les menaces que nous imaginons tapies dans l'ombre.
La peur d'un milieu sauvage féroce et terrifiant conduit aussi les gens à exagérer les
dangers physiques de la randonnée. Je ne sais plus combien de fois on m'a averti de la
présence de serpents venimeux prêts à attaquer et à tuer les randonneurs innocents.
Pourtant, sur les sept mille morsures de serpent signalées chaque année, deux tiers sont
dues au fait que les victimes ont intentionnellement provoqué les reptiles et seuls six cas
ont entraîné la mort. Ces histoires de violence de la nature fascinent les gens. Des médias
populaires décrivent des grizzlis fracassant des crânes, avec des griffes de 10 cm et qui
agressent sauvagement des campeurs endormis. (La plupart des attaques sont dues à la
4
David Day, Canyonlands Naonal Park: Favorite Jeep Roads and Hiking Trails (Orem, UT: Rincon Publishing
Company, 2004); et “America’s Ten Most Dangerous Hikes,Backpacker 36:8 (October 2008), 23.
5
Sophocles, Acrisius, in Hugh Lloyd-Jones, trans. Sophocles: Fragments, Loeb Classical Library, no. 483
(Cambridge, MA: Harvard University Press, 1996), 29.
6
Frank Herbert, Dune (New York: Berkley Books, 1965), 230.
négligence des humains en matière de nourriture ou à d'autres comportements
inappropriés). Nous lisons que des amibes suceuses de cerveau se dissimulent dans les
sources d'eau chaude et dans les lacs tièdes du Sud-Ouest et se glissent dans les narines
des nageurs insouciants.
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L'horreur est un thème récurrent dans le mythe des espaces
sauvages américains.
Forcément, il y a des dangers. Mais les pires sont ceux que nous portons en nous.
Imaginez un scénario typique : après vous être lancé dans votre première aventure en
pleine nature, vous avez hâte d'arriver au camping pittoresque et isolé décrit dans le
guide. En vous enfonçant dans les bois, vous constatez que le sentier devient plus difficile
à suivre. Vous ne faisiez pas attention où vous marchiez. Cela fait un bout de temps que
vous n'avez pas vu de balise en forme de losange sur les arbres, et la forêt semble plus
touffue qu'auparavant. Vous décidez de faire demi-tour sur une centaine de mètres, rien
ne semble correspondre. Vous secouez votre boussole, en vous demandant si elle n'est
pas cassée. Vous supposez que la carte que vous avez en main est trop ancienne. Et
brusquement survient l’instant proverbial du "Oh merde !" L'amygdale du cerveau paléo-
mammalien alerte l'hypothalamus en mettant le système nerveux autonome en mode
d'urgence. À son tour, la glande pituitaire envoie un signal aux glandes surrénales. En un
instant, le rythme cardiaque s'accélère, la respiration devient superficielle et vos paumes
deviennent moites. "Cours, ne cogite plus !", crie le cerveau. "Nom de Dieu, tu ne veux
pas te perdre par ici !"
Les équipes de recherche et de secours nous disent que la peur est de loin la cause de
mortalité la plus fréquente dans la nature. Les randonneurs inexpérimentés s'obstinent à
nier l'évidence, se poussant jusqu'à l'épuisement sans réfléchir et cédant à la panique.
Les statistiques montrent que des machos en bonne condition physique réagissent
encore plus mal que les femmes et les enfants. La force brute ne compte pas, lorsque la
peur domine l'esprit. C'est pourquoi les secouristes de la National Outdoor Leadership
School disent : "La première chose à faire en cas d'urgence, c'est d'ouvrir tranquillement
votre fiole de calme et d'en appliquer généreusement sur tout." "La panique, c'est comme
se perdre dans son mental", note le psychologue Reid Wilson. "Il faut d'abord retrouver
ses esprits avant de pouvoir sortir du bois". Sinon, la paralysie liée à la peur conduit au
désastre.
8
La terreur d'être désespérément perdu en errant dans des cercles de plus en plus
étendus est une peur archétypique qui plonge dans les racines de la conscience
humaine. On la retrouve dans l'ancien symbole du labyrinthe. On trouve des labyrinthes
dans les chambres intérieures des pyramides égyptiennes, sur les gravures rupestres et
sur les mosaïques romaines, ainsi que dans le mythe de Thésée qui s’aventure dans les
profondeurs du palais de Cnossos, et dans les labyrinthes de haies complexes de
l’époque victorienne de la Grande-Bretagne du 19ème siècle. L'esprit humain est hanté
par l'horreur et par le mystère captivant de pouvoir se perdre.
Ce que je ressentis dans l'émerveillement du clair de lune dans le Labyrinthe de
Canyonlands, c’était plus qu'une peur des ombres ou de la présence persistante d'un
peuple mort depuis longtemps. C'était plus proche de ce que Kierkegaard décrivit
comme un sentiment d'effroi, comme "un désir pour ce que l'on appréhende".
9
L'âme se
languit d'un mystère qui s'engouffre dans le vide occasionné par la perte de contrôle de
7
Backpacker 36:8 (octobre 2008), 34-37. Les dangers réalistes (bien que relativement rares) associés aux
créatures sauvages sont souvent décrits avec des détails choquants par Gordon Grice dans son livre Deadly
Kingdom (New York : Dial Press, 2010).
8
Article de Mark Jenkins sur la panique en milieu sauvage dans Backpacker 35:9 (décembre 2007), 114.
9
Journals of Kierkegaard, ed. Dru, 79.
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