LE KOAN DE LA TERRE - SUSAN MURPHY

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LE KOAN DE LA TERRE
SUSAN MURPHY
Le Dr Susan Murphy est une enseignante zen australienne, réalisatrice de
films et autrice de plusieurs livres, dont Minding the Earth, mending the world,
duquel est extrait ce chapitre, qui est également repris dans l’excellente
compilation éditée par le Dr Llewellyn Vaughan-Lee, Spiritual ecology : the
cry of the Earth.
On ne peut résoudre un problème avec la pensée qui l'a créé.
- Attribué à Albert Einstein
‘’La Terre est l'endroit où nous vivons tous. La Terre nous soutient. Elle nous
permet d'être ici, provisoirement. Comme un bon invité, nous respectons
notre hôte et toute la beauté et toute sa munificence, que nous avons la
chance de pouvoir apprécier. Nous ne lui causons aucun mal. Puis, nous
prenons congé." Ce commentaire posté dans le cadre d'une discussion sur un
site web est assez difficile à contredire, en fait.
Pour autant, notre monde industrialisé se construit à l'inverse de cette réalité
incontournable. Nous vivons emmurés et isolés de la terre le plus possible,
même si nous sommes prêts à payer le prix fort pour avoir une vue sur l'eau
ou sur les montagnes. Beaucoup d'entre nous trouveraient aujourd'hui
déplacé de s'allonger pour dormir par terre, de cueillir et de préparer la
nourriture là où nous sommes, de boire l'eau d'un ruisseau, ou de déféquer
dans un trou creusé dans le sol. Notre niveau de confort matériel, climatisé et
branché nous isole de la terre et même du sentiment de ce qui est naturel. Et
il nous masque le coût élevé de ce mode de vie résolument égocentrique, le
laissant à la charge des autres peuples, des autres espèces et de la Terre
dans son ensemble. Nous vivons aux antipodes du fait que nous ne sommes
ici que temporairement, que nous allons vieillir et puis mourir. Non seulement
nous ne respectons pas notre hôte, et nous ne reconnaissons pas la
générosité et la beauté produite par la Terre, nous nous en détournons
systématiquement par tous les moyens possibles. Et si on nous contraint à le
remarquer, nous nous persuadons que le tsunami croissant de dommages
que nous laissons dans notre sillage est entièrement involontaire et qu'il n'est
pas sous notre contrôle.
Ne pas nuire à la planète est une préoccupation mineure pour un monde
intensément industrialisé vorace en énergie. Sept milliards d'entre nous sont
aujourd'hui fascinés par la promesse impossible d'obtenir tous les avantages
matériels et à la pointe de la technologie dont bénéficient actuellement les
habitants du monde industrialisé. Les formes denses d'énergie, extraites
d'abord du charbon puis du pétrole ont élevé la vie matérielle d'un nombre
croissant d'entre nous à des niveaux d'aisance physique inimaginables pour
les générations précédentes, et cela s'est produit si rapidement qu'il a été
ardu d'appréhender les graves répercussions, qui sont certainement en train
de nous rattraper.
Si jamais les êtres humains ont eu un jour le "droit" de faire un tel usage à
court terme de la Terre, il s'ensuit que tous ont également droit au rêve
alimenté par le carbone d'une prospérité illimitée, dont seul l'Occident a pu
profiter. Le paradigme de la croissance économique continue insiste sur le
fait que ceci est réalisable et bon, et qu'en fait, tout le bien-être humain
dépend de l'élargissement illimité du marché.
Le problème est que le prix de cet élargissement illimité s'avère être la perte
de conditions climatiques hospitalières pour notre espèce. Et bien sûr, pas
seulement pour notre espèce. Le gros pic d'extinction que nous connaissons
actuellement, et qui pourrait bien nous englober, est en train de ravager les
écologies de la terre, qui sont intimement liées les unes aux autres, et c’est
considéré comme de simples dommages collatéraux par rapport à la
poursuite d'une idée fixe et nombriliste. Dommage qu'il soit en train de
supprimer tout droit à la vie pour des centaines de formes de vie terrestres,
chaque jour, pendant que nous continuons à introduire plus de 220 nouvelles
vies humaines sur la planète à chaque seconde, soit plus de 200 000 par jour.
A partir d'une position de confort habituel, il est difficile de concevoir un mode
de vie qui réclamerait davantage de compétences, d'efforts et de diligence
personnels pour satisfaire les besoins de la vie. Il est apparemment
impossible d'envisager de rompre notre dépendance à l'égard du pétrole, qui
a montré des signes de plafonnement et qui a amorcé un déclin inexorable, au
moment même où il est devenu partie intégrante de chaque détail de notre
mode de vie. Cependant, n'importe quel enfant peut voir clairement la pensée
magique et l'égoïsme qui sous-tendent les impératifs économiques d'une
croissance matérielle illimitée et un gaspillage insen- lesquels
continueront pourtant à façonner leurs vies d'adultes.
Le rêve d'une planète extensible à l'infini entièrement à notre disposition n'a
jamais été que cela, un rêve. Il est en train de devenir un cauchemar. Des
changements tumultueux à grande échelle semblent de plus en plus
probables, chaque jour où le statu quo est de mise. La seule question est de
savoir quelles formes ils prendront, dans quel ordre les chocs climatiques et
les crises politiques commenceront à ébranler notre monde, et comment les
gens réagiront, au moment où le marché s'effondrera et la source
d'abondance se tarira.
LE COURS MAGIQUE DE L’ABONDANCE
Un vieux conte de fées écossais racontait l'histoire d'un village chanceux
auquel les fées avaient donné un tonneau magique en échange d'une bonne
action. Chaque fois qu'il y avait quelque chose à fêter, les villageois n'avaient
qu'à tourner le minuscule robinet et le vin et la bonne volonté commune
coulaient, inépuisables. Tout se passait à merveille jusqu'au jour où une
femme de chambre curieuse décida de voir exactement comment tout cela
fonctionnait. Elle dévissa le petit robinet et jeta un coup d'œil à l'intérieur
Il n'y avait que de la poussière et de vieilles toiles d'araignée. Et à partir de ce
moment-là, le tonneau de vin des fées ne donna plus une seule goutte de vin
magique.
Il y a plusieurs façons de lire cette histoire, à la lumière de notre époque.
L'une d'elles est que nous ne devons jamais regarder de trop près ce qui
permet le cours magique de l'abondance dont nous rêvons pour toujours.
Regardez à l'intérieur de ses obscurs rouages, et le rêve heureux du
"toujours" sera brisé. La pénurie, la poussière et la ruine attendent d'être
découvertes au-dedans.
Une autre est que la Terre soutient notre vie avec sa trame magique de
relations infinies de codépendance entre toutes les formes de vie et les
éléments qui les soutiennent l'eau, l'air, le sol, les minéraux, la lumière
solaire...Certains définissent cette magie extraordinaire comme "l’écologie",
"la nature". D'autres peuvent la voir comme la grâce qui anime la création. Si
nous ne faisons pas confiance à ce don qui se renouvelle sans cesse et si
nous ne le protégeons pas, en tentant au contraire de l'exploiter comme un
bien réservé à notre usage exclusif, nous déchirons la trame de la vie.
Jetons une sorte de rapide coup d'œil, comme la femme de chambre, à
l'intérieur de la version industrialisée du tonneau des fées, et retraçons la
biographie d'une tomate nord-américaine typique, telle que Peter Bahouth
1
l'a
décrite. Une tomate hybride génétiquement brevetée, dérivée d'une souche
mexicaine, est cultivée sur des terres exploitées à l'origine par des
agriculteurs mexicains réunis en coopératives agricoles. La nouvelle souche
tolérant mal les conditions locales, les terres sont fumigées avec un produit
chimique qui appauvrit fortement la couche d'ozone, le bromure de méthyle,
puis arrosées de pesticides. Les déchets toxiques issus de la production de
ces produits chimiques sont expédiés vers l'une des plus grandes décharges
chimiques du monde, en Alabama, dans une banlieue noire pauvre, avec des
effets marqués sur la santé locale. Les ouvriers agricoles mexicains, évincés
de leurs coopératives, mais autorisés à appliquer les pesticides sur les
plantes qui poussent désormais sur ce qui était autrefois leurs terres
agricoles, ne bénéficient d'aucune protection et ne reçoivent aucune
instruction sur l'application correcte de substances aussi dangereuses. Ils
sont payés environ 2,50 dollars par jour et ne bénéficient d'aucune forme de
soins de santé.
Les tomates sont placées sur des plateaux en mousse de plastique et
recouvertes d'un film plastique, puis emballées dans des boîtes en carton. Le
film plastique est fabriqué au Texas, où les habitants sont exposés aux
dioxines, sous-produits de la fabrication du chlore et très dangereux pour la
santé. Les boîtes en carton, qui étaient auparavant des arbres tricentenaires
abattus dans une forêt ancienne de Colombie-Britannique, sont fabriquées à
des milliers de kilomètres de là, dans la région des Grands Lacs, puis
transportées par camion jusqu'aux exploitations agricoles d'Amérique latine,
en utilisant du pétrole extrait et transformé au Mexique.
Les tomates emballées sont mûries artificiellement avec de l'éther. À présent
aqueuses, fatiguées et nutritionnellement compromises, les tomates sont
envoyées par camions réfrigérés sur de vastes réseaux d'autoroutes dans
toute l'Amérique du Nord. Des équipements de refroidissement à base de
1
Photographe et militant écologiste, ancien directeur exécutif de Greenpeace USA et de la Turner Foundation,
NDT.
CFC appauvrissant la couche d'ozone sont utilisés à chaque étape de leur
livraison sur les tables des "consommateurs", qui ne manquent pas de se
demander ce qui a bien pu arriver à ce fruit délectable que l'on appelait
autrefois "tomate".
Bien qu'il n'y ait pas de plan d'ensemble diabolique de destruction écologique
dans cette histoire, ni d'intention consciente de détruire des communautés et
des modes de vie, de défigurer la campagne et de ruiner le climat, il s'agit
néanmoins d'une petite partie d'un système global qui fait efficacement le mal
par le biais d'innombrables défauts répétitifs et cumulatifs de précaution et de
conscience, facilement mis de côté dans le processus de maximisation du
profit.
La nature a toujours été et elle est toujours le véritable tonneau magique. Son
économie de don grâce à une vie en constante évolution a fourni le sol, l'eau,
les graines, les plants d'origine et finalement les petits fruits verts, qui ont pu
être transformés par l'ingéniosité et le travail de l'homme en grosses tomates
juteuses. Le tonneau industriel magicien a pris le relais en transformant cette
succession cyclique de dons en un flux à sens unique de profits entre
quelques mains. Le produit a été fabriqué à partir de la nature à un coût
astronomique pour les systèmes naturels, et ses ingénieurs refusent
catégoriquement d'inscrire dans leurs bilans l'énorme destruction du "capital
naturel" qu'il implique. Il s’agit là d’une "magie" qui disparaît rapidement.
Par ailleurs, l'histoire ne mentionne pas que le village du tonneau des fées ait
jamais partagé sa grande chance avec les villages voisins. Le village se
sentait apparemment en sécurité de par sa fortune supérieure, et un tel
sentiment de privilège a sans doute aidé à couvrir sa propre mesquinerie.
Mais un don féerique peut s’avérer être une arme à double tranchant. En
abusant d'une chance exceptionnelle, vous devenez froid, indifférent et
pauvre d'une manière que vous ne remarquez peut-être même pas. Jusqu'à la
prochaine fois que vous essayerez de tourner le petit robinet magique et que
vous constaterez que la réserve de tout ce qui compte réellement s'est
définitivement tarie.
LE MENTAL ET LES MONDES
Il m'arrive aujourd’hui de me retrouver dans plusieurs mondes - ou du moins
de baigner dans de nombreuses idées sur la nature de ce monde et son destin
même en une seule journée. Toute une série de pensées s'élancent, puis se
rétractent, comme des bancs de poissons qui déferlent dans un sens, puis
dans un autre. On entend parler de la rupture de gigantesques plaques de
glace dans l'Antarctique ; du golfe du Mexique qui devient rapidement un
vaste point mort océanique ; de la Grande Barrière de Corail qui ne devrait
pas survivre au-delà de deux décennies ; du phytoplancton, la base de toute
la chaîne alimentaire marine, qui diminue de 40 % depuis 1950 en raison du
réchauffement de l'eau de mer ; des nations insulaires qui plaident vertement
et inutilement à Copenhague et à Cancun ; de la pauvreté mondiale qui devrait
grimper en flèche avec la dégradation du climat ; du fossé entre les riches et
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