POUR AIDER LES RÉFUGIÉS DE GUERRE DU QUÉBEC ET DU CANADA À RÉAPPRIVOISER LA JUSTICE Quelques exemples avec les victimes du conflit armé colombien Me François-David Bernier1 et Nikolas-Samuel Baron Bernier2 Un refuge, un devoir et un droit Avocat Directeur de La Firme avocats, analyste judiciaire à TVA et LCN, chroniqueur judiciaire au Journal de Québec et au Journal de Montréal et animateur à QUB radio, Me François-David Bernier, en plus de sa pratique, se passionne pour le Droit sous toutes ses formes et a pour vocation de le démystifier ainsi que de le rendre accessible pour un large public. Il cherche toujours à poser les bonnes questions, à rallier divers intervenants du système pour résoudre différents enjeux et améliorer les pratiques du Droit. 1 Biologiste de formation, vulgarisateur scientifique et fondateur de Histoire des Sciences-Théâtre interactif de vulgarisation scientifique, Nikolas-Samuel Baron Bernier a également travaillé comme recherchiste judiciaire pour les médias ainsi que chroniqueur en sciences judiciaires à QUB radio. Collaborateur pour ASOVICA, il s’intéresse à la collecte, la synthèse et la diffusion des informations sur la situation des réfugiés victimes du conflit armé colombien au Québec et au Canada ainsi que sur le système de justice transitionnelle/justice réparatrice mis en place lors des Accords de Paix. 2 En secret (oeuvre disparue 2017) Le Canada possède une longue tradition historique de refuge, et on peut dire qu’il est lui-même « une nation d’immigrants, y compris les premiers colons venus d’Europe, qui commencent à arriver d’outre-mer à compter du XVe siècle et qui s’approprient peu à peu les terres autochtones » (Abella et Molnar 2019). Selon le Rapport annuel au Parlement sur l’immigration de 2019, « le Canada est arrivé au premier rang de tous les pays du monde en matière de réinstallation, avec plus de 28 000 réfugiés réinstallés » en 2018. « Régi par la Convention relative au statut des réfugiés de 1951, le statut de réfugié et de demandeur d’asile est une question de droit international et de droit interne » (Abella et Molnar 2019). Les réfugiés quittent leurs pays pour venir s’installer au Canada parce qu’ils sont persécutés, parce qu’ils sont menacés de mort, parce que leur vie et celle de leur famille est en danger. Ils quittent tout pour venir refaire leur vie dans un pays qui leur offre la sécurité et les traite avec dignité. Il ne s’agit pas de charité. Cela fait partie de nos lois essentielles et implique nécessairement des devoirs, des obligations et des droits, tant de la part des gouvernements -gouvernement du pays expulseur et gouvernement du pays d’accueil- que des réfugiés. Égalité et justice En accédant au statut de réfugié, devenant résidents permanents et futurs citoyens pour beaucoup, on s’attend donc à ce qu’ils retrouvent des chances égales de se développer en tant qu’humains dans la société canadienne et québécoise et ainsi de contribuer comme toutes et tous au bien-être et à l’essor du pays. Et c’est ce qui se produit en général. Nous sommes une société d’accueil chaleureuse et bien organisée, les programmes sociaux sont généreux et l’accès à la justice relativement « facile ». De l’autre côté, les réfugiés sont déterminés à rebâtir leur vie, sont travaillants et nombreuses sont les histoires de résilience et de réussite d’intégration dans la nouvelle société d’accueil. C’est vrai en théorie. Pourtant, dans la pratique, il existe cependant de nombreuses barrières qui entravent cet accès à l’égalité et causent une série de problématiques qui finissent par coûter cher pour tout le monde, que ce soit pour nos citoyens-réfugiés eux-mêmes en page 41 termes de stigmatisation, de douleur psychologique et de stagnation sociale, ou encore pour le système de justice et le système de santé. Pour des gens qui ont été obligés de fuir leur pays justement parce que leur quête de justice a rencontré une cruelle impasse, pour cette population hautement vulnérable, le rôle que la justice et le droit devraient jouer serait de générer des conditions d’égalité et de dignité, mais également, par exemple, de générer des opportunités pour pouvoir poursuivre leurs carrières là où elles ont été brusquement arrêtées. Nous soulevons succinctement ici, à titre d’exemple, trois problèmes reliés à l’accès à la justice des réfugiés qui ont été remarqués parmi les victimes du conflit armé colombien au Canada et tentons d’y proposer, ou plutôt d’y ébaucher brièvement des pistes de solution. Il faut cependant comprendre l’expression « accès à la justice » non pas seulement comme « accès aux services juridiques » tel qu’elle est traditionnellement utilisée, mais l’élargir au sens d’accès à des chances justes ou encore comme « rétablissement de la justice » après une trajectoire de vie brisée violemment et des pertes subies incommensurables. Notons que ces problèmes spécifiques à la condition des réfugiés, et en particulier des victimes de guerre, peuvent être conjuguées avec les problèmes plus généraux d’accès à la justice des personnes vulnérables, notamment à cause des conditions socio-économiques précaires, à leur arrivée au Canada et dans les premières années. Ensuite, ayant accédé à la classe moyenne, certains peuvent se retrouver avec les mêmes problèmes d’accès à la Justice que plusieurs familles québécoises et canadiennes, gagnant un peu trop pour avoir droit à l’Aide Juridique, mais trop peu pour pouvoir se permettre de payer un avocat. En relevant les trois problématiques suivantes, qui ne représentent sans doute pas un portrait exhaustif des problèmes rencontrés par les réfugiés victimes de guerre, nous voulons surtout ouvrir la réflexion et invitons autant juristes, intervenants du système judiciaire, intervenants sociaux et réfugiés à nous communiquer idées et témoignages, dans le but d’améliorer l’efficacité du système. C’est pour cela qu’en termes de solutions, nous posons volontairement davantage de questions que nous n’apportons de réponses.. Me François-David Bernier et Nikolas-Samuel Baron Bernier LES 3 BARRIÈRES : 1. LES BLESSURES DE GUERRE Les atrocités qu’ont subi les réfugiés victimes de la guerre dans leur pays ont causé des dommages psychologiques qui perdurent et peuvent nuire à leur intégration dans la société d’accueil (voir les articles de Ingrid Garcia, de Laura Gallo Tapias, de Amparo Jiménez et de Elizabeth Garcia du Nodo Quebec de la Comision de la Verdad). La justice ayant souvent été une des victimes les plus durement violentées, la méfiance développée par ces réfugiés continue fréquemment de distordre la perception du système judiciaire ici. En effet, comment croire que le système judiciaire puisse en toute intégrité répondre aux besoins de la population, quand pendant toute une vie on n’ a vécu qu’impunité des crimes et des massacres, corruption institutionalisée, quand à chaque fois qu’on a voulu dénoncer l’injustice ou le délit, on en a chèrement payer le prix? De la méfiance au comportement d’évitement entretenant ignorance et incompréhension, il n’y a qu’un pas. Sur un autre plan, les traumatismes de guerre non soignés peuvent causer de la détresse psychologique et déclencher la spirale connue qui conduit de la maladie mentale à des actes répréhensibles, sur sa propre personne ou sur autrui Selon Elizabeth Garcia, avocate spécialisée en droit des minorités en Colombie et aujourd’hui citoyenne canadienne et fondatrice d’ASOVICA, « Le Canada ne peut pas se contenter d’ouvrir les portes de ses frontières et de sa citoyenneté aux réfugiés, il doit aussi à partir de ce moment assumer sa responsabilité et accompagner toutes ces hommes, ces femmes et ces enfants à devenir des citoyens à part entière afin qu’ils accèdent réellement à l’égalité. (…) Par exemple, les victimes de la guerre devraient systématiquement être accompagnées dans un processus de guérison de leurs traumatismes et de leurs blessures, et cela bénéficierait à tout le monde puisqu’ils pourraient enrichir la société canadienne et québécoise en exerçant leur plein potentiel, que ce soit sur le plan humain ou professionnel. (…) Le refuge doit cesser de n’être qu’un droit et devenir un foyer. » Investir davantage pour que cette période de transition soit garante d’un meilleur épanouissement page 42 en tant que citoyen sain, éclairé et participant à la démocratie, rapporterait à toute la société. 2. LE LANGAGE ET LES MALENTENDUS CULTURELS La barrière linguistique peut avoir des conséquences importantes non seulement sur le degré d’intégration des réfugiés à la société d’accueil dans toutes les sphères de la vie (travail, éducation, vie communautaire, réseau social, etc.) mais également sur la compréhension au quotidien des règles de fonctionnement, des avis et directives émis par le gouvernement (par exemple en Santé publique), des lois et règlements et du fonctionnement du système judiciaire. Dans le cas du Québec, malgré le fait qu’une période de plusieurs mois soit octroyée à la francisation, dans les faits on constate que cette période n’est souvent pas suffisante à l’acquisition du niveau requis de maîtrise de la langue pour qu’on puisse considérer que la personne réfugiée (ou immigrante en général) possède des chances égales d’accès à l’emploi, à l’éducation et à la justice, ainsi qu’à une multitude de services et de droits dont ils peuvent bien souvent tout simplement ignorer l’existence. Bien sûr on peut arguer notamment qu’il existe une panoplie de services de proximité (exemple les centres de justice de proximité) ou de services communautaires qui possèdent des interprètes, mais ce n’est pas le cas partout. Et ce ne peut qu’être une solution temporaire et transitoire, tôt ou tard il faut miser sur l’autonomisation de la personne et sa capacité à développer les outils nécessaires non seulement pour communiquer et se débrouiller au jour le jour, mais également pour comprendre les systèmes, les enjeux et le mode de vie propre à son nouveau foyer. Plus spécifiquement, en ce qui concerne certains enjeux judiciaires, le simple fait de ne pas maîtriser suffisamment une des 2 langues officielles peut occasionner un désintéressement et un détachement plus ou moins prononcé de l’actualité, des médias, et plus gravement, des lois et règlements. Ce phénomène, s’il est conjugué avec l’isolement ou la ghettoïsation, risque d’entretenir l’ignorance en ce qui a trait à certaines coutumes, mœurs ou façons d’agir qui seraient tolérées dans le pays d’origine Me François-David Bernier et Nikolas-Samuel Baron Bernier mais répréhensibles dans la société d’accueil. Ainsi, par exemple, il arrive que des personnes subissent une arrestation pour une infraction et s’étonnent d’avoir enfreint la loi, s’exprimant sur le fait que ce comportement était accepté dans leur pays. On parle même parfois de fossés séparant deux « cultures juridiques » différentes. Évidemment, « Nul n’est sensé ignoré la loi » et il va de soi que c’est un devoir pour le nouvel arrivant d’apprendre les us et coutumes ainsi que la Loi du pays, tout le monde sera d’accord. Mais encore une fois, nous voulons simplement nous donner des outils pour mieux comprendre, rester pragmatiques et nous demandons s’il n’y a pas lieu de faire mieux pour les aider à accomplir ce devoir, pour le bien de tous? Les solutions peuvent aller d’une prolongation du temps de francisation à la formation de plus d’intervenants du système judiciaire sur ces différences culturelles. 3. LA DISCRIMINATION La discrimination, quelle que soit sa nature, peut constituer un frein au développement social des immigrants et des réfugiés, et entrave le chemin de la justice. Que l’on parle de racisme, de xénophobie, d’antisémitisme, d’islamophobie, de généralisations pénalisant en bloc l’ensemble des individus d’un groupe ethnique ou religieux, ce comportement dommageable est fréquemment rapporté dans des situations de travail, d’accès au logement, ou encore au quotidien dans l’espace public ou de co-voisinage, sous forme d’injure, d’insulte, de menaces, ou même de voies de fait. Dans le cas spécifique des réfugiés colombiens, il peut s’agir par exemple d’une stigmatisation due à l’amalgame naïf que beaucoup de gens font avec l’image des narcotrafiquants véhiculée par la télévision et le cinéma. Plusieurs colombiens ont rapporté souffrir de cette association outrancière qui ne correspond pas à leur réalité, ni bien sûr à la grande diversité de la population colombienne, qui ne saurait être réduite à un seul stéréotype. D’autres expériences de discrimination « indirecte » ont été vécues en lien avec le logement que ce soit au stade de la recherche, où l’intolérance de plusieurs page 43 propriétaires à la présence d’enfants pénalise nécessairement les familles colombiennes souvent nombreuses, ou encore sur le plan de la cohabitation, où l’intolérance manifestée de certains locataires face aux arômes de la nourriture cuisinée auxquelles ils ne sont pas habitués a été perçue par les nouveaux arrivant comme un rejet de leur culture. Évidemment ces cas figurent ici simplement comme exemples pour faire comprendre combien il peut être difficile pour un réfugié aux blessures multiples, devant déjà affronter le défi de l’exil, de l’autoreconstruction et l’adaptation à la nouvelle société d’accueil, d’avoir à subir en plus des comportements hostiles et injustes qui peuvent aller jusqu’à compromettre sa confiance dans l’intégration sociale Encore une fois, la justice doit jouer son rôle de modérateur des inégalités qui sculpterait de façon difforme le portrait de la société si on laissait la nature de l’ignorance suivre son cours…. Cela tombe bien puisque le Droit est partout, régie et harmonise tout, même si les gens ne s’en rendent pas compte : à l’école, au travail, dans les rapports entre propriétaires et locataires, etc. Les solutions dans ces différentes sphères vont ici de l’application plus strictes des principes de mesures d’action positive (ou encore de « discrimination positive ») conjuguées à une vigile accrue (Régie du logement, Travail, Éducation, etc.) jusqu’à des campagnes de sensibilisation et des rencontres interculturelles. À un autre niveau, la prévention du racisme, de la xénophobie, de l’antisémitisme, de l’islamophobie, de la discrimination et de la propagande haineuse peut d’ores et déjà être considéré comme un sous-ensemble majeur de la prévention de la criminalité, et requiert un accroissement des investissements et des ressources. En conclusion En Colombie, dans les instances (Commission de la Vérité, Tribunal de Justice transitionnelle) créées dans la mouvance de l’Accord de Paix suite à un conflit armé dévastateur qui dure depuis 60 ans et qui a tué au moins 100 000 personnes et a causé un exode de 1 million de réfugiés dans le monde, on martèle sans cesse, autant qu’en exil, l’importance de faire respecter Me François-David Bernier et Nikolas-Samuel Baron Bernier les droits essentiels à la justice, à la réparation et à la non répétition des violences. Le Canada et le Québec comptant des milliers de réfugiés colombiens s’inscrivent dans ce processus majeur de l’histoire des nations qui va faire la différence entre la barbarie impunie et la civilisation d’un monde meilleur, un monde qui agit de façon responsable en participant à la résilience, la guérison et à l’accès la justice de centaines de milliers d’êtres humains, hommes, femmes, enfants, qui n’auraient jamais dû subir une telle violence. Tel que développé au début de cet article, l’exemple des réfugiés colombiens nous fait connaître les injustices vécues aussi par d’autres réfugiés de guerre au Québec et au Canada. Dans ce souci de justice et d’équité, mais aussi de pragmatisme et d’efficacité du système, nous partageons notre perception à l’effet que, malgré l’excellente organisation du système d’accueil et les mesures mises en place pour favoriser la transition et l’intégration, d’importants enjeux doivent être améliorés pour favoriser la guérison des blessures de guerre, l’intégration linguistique et culturelle, ainsi que pour contrebalancer les comportements discriminatoires qui peuvent entraver l’épanouissement des réfugiés dans la société québécoise et canadienne. Tout le monde y gagnera. Car oui, la Justice n’est pas qu’un idéal éthéré, elle a des effets réels et pratiques. Lorsque l’équité appliquée devient réalité quotidienne, quand on y pense, elle permet au potentiel de toutes et de tous de s’actualiser. Et c’est bon pour le moral, y compris celui de l’économie. Une société saine et prospère dans un corps social juste et équitable. tels que, par exemple, la guérison, la reconnaissance de la responsabilité, l’éclaircissement de la vérité, la construction de la mémoire collective, l’accomplissement d’actes de réparation, la reconstruction du tissu social, etc. » En terminant, nous tenions à ouvrir la réflexion en posant cette question : si la justice doit agir ici maintenant au Québec et au Canada pour réparer via une partie de ses citoyens les conséquences d’une guerre civile qui a provoqué un exode de 1 million de personnes, ne pourrait-elle pas agir en amont, via le droit international et le commerce international, sur les causes ? Pour ouvrir davantage sur le rôle que la justice réparatrice peut jouer, non seulement pour les réfugiés de guerre, mais pour toute personne ou tout groupe ayant subi de la violence ou des conflits, nous recommandons aux intervenants du système judiciaire, aux intervenants communautaires ou simplement tout citoyen curieux de savoir comment optimiser le potentiel de notre population, à se renseigner sur ce qui se passe en ce moment en Colombie et aux Canada avec la Justice transitionnelle des victimes du Conflit armé colombien, ainsi qu’avec la Commission de la vérité. Pour faire comprendre combien inspirant peuvent être ces processus, nous citerons le professeur de l’université Concordia Luis Carlos Sotelo, dont les objectifs de recherche sont « faire progresser les objectifs de transition, en particulier ceux liés à la justice réparatrice, page 44 Bibliographie Abella, Irving et Molnar, Petra, (2019) « Réfugiés” dans L’encyclopédie canadienne Rapport annuel au Parlement canadien sur l’immigration 2018 Gallo Tapias, Laura, (2020). Quelques réflexions sur l’accompagnement psychosocial des Colombiens et des Colombiennes au Québec. García, Elizabeth, (2020). Avec nous, tout est possible ; sans nous, rien ne marchera : l'importance que les victimes à l'étranger et leurs organisations soient également au centre de l'action. García, Ingrid, (2020). La vérité des femmes victimes du conflit armé colombien : migrantes, exilées et réfugées. Jiménez, Amparo, y Garcia, Elizabeth, (2020). L’impact de l’exil dû au conflit armé colombien dans la province de Québec. Riaño Alcalá’ Pilar, (2020) Migration forcée de colombiens au Canada : tendances, caractéristiques et impacts. Sotelo, Luis Carlos, (2020) Des alliances pour une meilleure écoute. Me François-David Bernier et Nikolas-Samuel Baron Bernier