L'ARCHETYPE DU SAINT FOU OU DU FOU SACRE - BELDEN C. LANE

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L’ARCHÉTYPE DU SAINT FOU
OU DU FOU SACRÉ
BELDEN C. LANE
Extrait de Backpacking with the saints : wilderness hiking as spiritual
practice
Belden C. Lane est un ancien
professeur de théologie de
l'Université de Saint Louis
(Missouri), et c’est également un
pèlerin et un randonneur chevronné.
Voilà le rôle du saint fou ou du fou sacré. Il vous invite à rire de vous-
même et des prétentions ridicules qui encombrent votre vie. Le don de la
dérision est peut-être le plus significatif de tous les bienfaits qui résultent
de la randonnée pédestre dans sa dimension de pratique spirituelle. Il n'y
a pas de fin aux histoires que vous pouvez raconter sur les erreurs
stupides que vous avez commises sur le sentier. Même les randonneurs
les plus expérimentés et aguerris n'ont pas de mal à faire profil bas.
La tradition chrétienne du fou sacré s'étend de l'exhortation de l'apôtre
Paul à être "fous pour l'amour du Christ" à l'Éloge de la folie d'Érasme, de
la Fête des Fous médiévale aux saints hauts en couleur, tels qu’Isaac
Zatvornik dans la Russie du 11ème siècle et Philippe Neri dans l'Italie du
16ème siècle. On la retrouve dans le Don Quichotte de Cervantès et dans
L'Idiot de Dostoïevski. Le fou sacré rit de ce que les autres prennent au
sérieux et il prend au sérieux ce dont les autres rient. C'est un modèle de
résistance culturelle, qui défie les structures dominantes du pouvoir
religieux, politique et intellectuel. Ce fou n’ignore pas que le chemin de
toute vie significative ou sensée est inévitablement pavé de surprises.
Fra Mariano Fetti était un frère dominicain qui assuma le rôle du bouffon
malicieux à la cour du pape Léon X au début du 16ème siècle. Son titre était
capo di mati, chef des fous. Il bondissait sur les tables du dîner,
souffletait les cardinaux et les évêques, organisait des batailles de
nourriture et pourchassait des poulets sauvages dans la cour papale. Ses
bouffonneries avaient un but. Il avait compris qu'aux plus hauts niveaux
de l'autorité ecclésiastique, le risque était grand que les gens se prennent
trop au sérieux. Les ordres mendiants appelaient sans relâche les ouailles
à une simplicité radicale. Un franciscain du 13ème siècle, Jacopone da Todi,
prenait part à quatre pattes aux réunions du chapitre, avec la selle d'un
âne sur le dos, la bride et le mors dans la bouche. Comme G. K.
Chesterton, il savait que "le sérieux n'était pas une vertu."
1
Il y a des fous notoires dans toutes les traditions culturelles des "sages"
du village de Gotham dans le Nottinghamshire au "premier Schlemiel" de
la ville de Chelm en Pologne, des joyeux fous de Schilda en Allemagne à
Mulla Nasruddin dans le folklore musulman. Le yurodivy russe
déambulait dans les rues en guenilles. Dans les contes du nord-ouest du
Pacifique, le corbeau était un fou farceur. C’est l'image du clown zen qui
attira Thomas Merton vers le bouddhisme. Il se délectait des fous des
monastères comme Han-shan en étant secoué par des fous rires
incontrôlables, ou comme Pu-tai, dansant et bedonnant et souvent
représenté avec une grenouille sur la tête.
Les maîtres zen les plus vénérés hurlaient de rire à l'idée que les gens les
considéraient comme des saints. Ils se donnaient des titres, comme
"Grand sac de riz" ou comme "Flocon de neige au four". Ils se dessinaient
avec de grosses bedaines et des visages renfrognés, vêtus de vêtements en
lambeaux et jouant dans la poussière avec les enfants. Merton lui-même
sesclaffait devant l'image de Tan-hsia, un maître du 9ème siècle
généralement représenté en train de se réchauffer avec son arrière-train
nu devant un feu qu'il avait fait à partir d'une image en bois du
Bouddha. Le moine préféré des Américains, retiré dans les collines du
Kentucky, découvrit dans la fonction du fou zen une arme mortelle contre
les pieuses illusions.
La vocation du fou sacré est d'ébranler la confiance des gens dans les
mots et leurs efforts pour contrôler la réalité et leur restriction du sacré à
des catégories prédéterminées. Il démasque les fausses personnalités que
nous projetons en voulant nous forger une réputation. Au 16ème siècle en
1
Chesterton, Orthodoxy, 224. Voir Enid Welsford, The Fool: His Social and Literary
History (Gloucester, MA: Peter Smith, 1966); John Saward, Perfect Fools: Folly for
Christ’s Sake in Catholic and Orthodox Spirituality (New York: Oxford University Press,
1980); et Belden C. Lane, “The Spirituality and Politics of Holy Folly,” Christian Century
99:40 (December 15, 1982), 12811286.
Europe, Érasme se moquait de ses collègues "fool-ô-sophes". Il se gaussait
des conférenciers à la langue bien pendue, des cardinaux moralisateurs et
de professeurs de théologie, comme lui, qui s'auto-congratulaient. Ces
derniers, souligna-t-il, ajoutent des formules grecques à leurs péroraisons
latines, alors qu'elles ne sont même pas nécessaires "pour que ceux qui
comprennent bien ces termes soient d'autant plus satisfaits d'eux-mêmes,
et que ceux qui ne les comprennent pas les admirent d'autant plus, dans
la mesure de leur ignorance."
2
Pour le fou, l'autodérision est la voie de la liberté. Rire de soi-même peut
être le signe le plus sûr de la progression dans la vie spirituelle. À
l'inverse, avertit C. S. Lewis, la solennité autocomplaisante est l'un des
plus subtils pièges de Screwtape.
3
Les Pères du Désert étaient d’excellents
exemples de cette liberté, minimisant constamment leur réputation de
guides spirituels. Ils riaient du spectacle d'Abba Moïse, ce vénérable
ascète, assis dans une barque avec des anges et se régalant de gâteaux au
miel. Ils louaient Abba Macaire qui, accusé à tort d'être le père d'un
enfant, ne protesta pas, se contentant de glousser : "Macaire, tu t'es
trouvé une femme. Tu dois juste travailler plus dur pour la nourrir
maintenant !" Ils tenaient en très haute estime abba Jean le Nain, ce fou
qui planta un bâton mort en terre et qui l'arrosait quotidiennement. Ils
détestaient la notoriété spirituelle. "Ne vivez pas dans un lieu réputé ou à
proximité d'un homme au nom ronflant !’’, avertit abba Zeno. Mieux vaut
être un fou que nul ne remarque jamais.
4
Notez-le comme un principe : dans la tradition de la sainte folie, le
progrès dans la vie spirituelle est rarement ce que l'on attend. Il apporte
un surcroît de folie, et non de sainteté ; il implique de rire face à ses
échecs, et non de la gravité face à notre importance personnelle. Dérouté,
on finit par découvrir la sainteté au dernier endroit où l'on s'y attendait.
5
MERTON JOUE LES CLOWNS ZEN
Thomas Merton (1915-1968) était un moine particulièrement improbable.
Son histoire mouvementée de pianiste de bar débauché aurait dû indiquer
aux Trappistes que ce gaillard- était d'une trempe qui n'était pas
2
Desiderius Erasmus, The Praise of Folly, trans. Clarence H. Miller (New Haven: Yale
University Press, 2003), 1314.
3
Voir C. S. Lewis, The Screwtape Letters (New York: Macmillan, 1943), Letter XIV.
Traduit en français par Tactique du diable : Lettres d’un vétéran de la tentation à un
novice.
4
Sayings of the Desert Fathers, trans. Ward, Arsenius, 38, p. 18; Macarius, 1, p. 125; John
the Dwarf, 1, p. 85; Zeno, 1, p. 65.
5
A ce propos, le lecteur ou la lectrice pourra consulter cet excellent article collectif sur
Partage-pdf.webnode.fr ou bien encore ici : https://www.fichier-pdf.fr/2017/07/09/ma-
tres-es-folle-sagesse-collectif/preview/page/1/ , NDT.
représentative du milieu monastique. Né en France de parents artistes
errants, il engrossa une fille dans une école préparatoire anglaise, buvait
comme un trou au cours de ses activités d'étudiant activiste à Columbia et
affichait davantage de promesses comme rédacteur pour The New Yorker
que comme moine cloîtré. Il reconnut que sa première expérience sexuelle
se passa avec une prostituée viennoise ramassée à Hyde Park.
Pourtant, à l'âge de vingt-six ans, le nouveau converti rejoignit un
monastère cistercien dans un trou perdu du Kentucky, en y apportant la
truculence, la créativité et la recherche incessante de la vérité qui lui
étaient naturelles. Tous ces éléments trouvèrent à s'épanouir dans sa vie
à l'abbaye de Notre-Dame de Gethsémani. Il aimait le silence, la
répétition des psaumes, la simplicité de la vie rurale, et même les signes
de la main utilisés pour communiquer dans le cloître. C'est là qu'il apprit
à se perdre dans l'adoration d'un mystère qu'il ne pouvait nommer. Dans
le cadre de ses fonctions de forestier de l'abbaye et de guetteur
d'incendies, il passait le plus clair de son temps parmi les pins
broussailleux qui recouvrent les collines du centre du Kentucky. A
l’extérieur, les bois le poussaient tout autant à la prière que l'office
quotidien à l’intérieur du cloître.
L'autobiographie de Merton, écrite peu de temps après son entrée au
monastère, fit vite de lui un personnage culte
6
, et il devint un héros
monastique idéalisé. Dans les années qui suivirent, il s'efforça de casser
cette image. "À cause d'un livre que j'ai écrit, il y a trente ans, dans les
années 1960’’, ressassa-t-il, "je suis moi-même devenu une espèce de
stéréotype du contemplatif qui renie le monde l'homme qui a dédaigné
New York, craché sur Chicago et foulé aux pieds Louisville pour filer dans
les bois, avec Thoreau dans une poche, saint Jean de la Croix dans une
autre et la Bible ouverte sur l'Apocalypse."
7
Merton confondait les gens. Quand Jim Forest, du mouvement Catholic
Worker, se rendit en auto-stop à Gethsémani pour le rencontrer au début
des années 1960, on lui demanda d'attendre dans le silence de la chapelle
de l'abbaye. Bientôt, il entendit des rires tonitruants non loin de là. Après
investigation, il trouva Merton en train de discuter avec un ami dans une
guest room, riant aux éclats, allongé par terre, donnant des coups de
pieds dans le vide, sa robe noire et blanche soulevée, et se tenant le bide à
la manière d'un gros frère Tuck. Forest était venu rencontrer le moine le
plus admiré d'Amérique et il avait trouvé en lieu et place un fou furieux.
8
6
Voir Thomas Merton, The Seven Storey Mountain (New York: Harcourt, Brace,1948), et
Edward Rice, The Man in the Sycamore Tree: The Good Times and Hard Life of Thomas
Merton (Garden City, NY: Doubleday, 1970).
7
Merton, “Is the World a Problem?” Commonweal 84:11 (June 3, 1966), 305.
8
Michael Mott, The Seven Mountains of Thomas Merton (Boston: Houghton Mifflin Co., 1984), 381.
J’ignore s’il s’agit d’une séquelle, mais beaucoup plus tard, Jim Forest a donné cette excellente conférence :
https://www.fichier-pdf.fr/2016/07/24/la-voie-de-la-sainte-folie-jim-forest/, NDT.
L'auteur si acclamé de La nuit privée d’étoiles n’avait pas vraiment
endossé le rôle du personnage secondaire d'un ascète bohème en roue
libre. Il considérait simplement que la vie monastique reposait
nécessairement sur l’humilité profonde et l'ordinaire. À l'ermitage, il
portait une salopette et un chapeau de paille, ne se voyant guère que
comme une "vieille chouette" vivant dans les profondeurs du Kentucky.
"Je mets des pantalons. Je vis. Ma manière de prier, c'est respirer.''
9
En tant que maître des novices du monastère, il pensait qu'il était
important de donner l'exemple de cette liberté par rapport à toute
prétention monastique. L'un de ses pupilles racontera plus tard : "La
première fois que je l'ai vu, il déboulait dans le cloître en faisant tous les
signes que nous n'étions pas censés faire et qu'il nous reprochait de faire.
Nous entrions tous dans l'église et lui allait dans la direction opposée, ce
qui, je suppose, faisait partie de la plaisanterie. Il ne voulait jamais qu'on
le prenne trop au sérieux."
10
Ironiquement, c'est en pratiquant sa vocation avec moins dempressement
que Merton en vint à la réaliser plus pleinement. C'est la légèreté qu'il
apportait à son expérience monastique qui révéla à autrui son plus grand
attrait. Il invitait les gens à considérer le moine comme la seule personne
de la société américaine, qui était libre de ‘’ne rien faire’’ sans se sentir
coupable. Le moine est une sorte de "hors-la-loi", affirmait-il, un
véritable prophète dans la course de dératés de la vie américaine.
11
Il
invite les personnes extérieures au cloître à un genre d’excentricité
similaire.
Merton avait trouvé dans le bouddhisme zen non seulement une
confirmation de l'importance du saint fou ou du fou sacré, mais encore
une critique de l'état d'esprit trop intellectualisé et frénétique/effréné de
la culture occidentale. Il trouvait le zen libérateur dans sa "quête de
l'expérience directe et pure", libérée des "formules verbales et des
préconceptions linguistiques."
12
Il appelait les gens à s'éloigner des
descriptions de la vie pour se tourner vers la vie elle-même, des
étiquettes et des titres pour faire l'expérience immédiate du moment
donné, et des distractions pressantes au profit d’une pleine conscience
réfléchie.
Merton rencontra un jour un novice zen qui venait juste de terminer sa
première année au monastère. Il lui demanda ce qu'il avait appris, en
s'attendant vaguement à entendre parler d'entrevues de l'Illumination, de
découvertes stimulantes ou fascinantes de I'Esprit, et même d'états de
9
Merton, “Day of a Stranger,” in Thomas Merton: Spiritual Master, 217.
10
Monica Furlong, Merton: A Biography (San Francisco: Harper & Row, 1980), 219.
11
Thomas Merton, “Rain and the Rhinoceros,” in Thomas Merton: Spiritual Master, 392.
12
Merton, Zen and the Birds of Appetite (New York: New Directions, 1968), 44.
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