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L'ARCHETYPE DU SAINT FOU OU DU FOU SACRE - BELDEN C. LANE

L’ARCHÉTYPE DU SAINT FOU
OU DU FOU SACRÉ
BELDEN C. LANE
Extrait de Backpacking with the saints : wilderness hiking as spiritual
practice
Belden C. Lane est un ancien
professeur de théologie de
l'Université de Saint Louis
(Missouri), et c’est également un
pèlerin et un randonneur chevronné.
Voilà le rôle du saint fou ou du fou sacré. Il vous invite à rire de vousmême et des prétentions ridicules qui encombrent votre vie. Le don de la
dérision est peut-être le plus significatif de tous les bienfaits qui résultent
de la randonnée pédestre dans sa dimension de pratique spirituelle. Il n'y
a pas de fin aux histoires que vous pouvez raconter sur les erreurs
stupides que vous avez commises sur le sentier. Même les randonneurs
les plus expérimentés et aguerris n'ont pas de mal à faire profil bas.
La tradition chrétienne du fou sacré s'étend de l'exhortation de l'apôtre
Paul à être "fous pour l'amour du Christ" à l'Éloge de la folie d'Érasme, de
la Fête des Fous médiévale aux saints hauts en couleur, tels qu’Isaac
Zatvornik dans la Russie du 11ème siècle et Philippe Neri dans l'Italie du
16ème siècle. On la retrouve dans le Don Quichotte de Cervantès et dans
L'Idiot de Dostoïevski. Le fou sacré rit de ce que les autres prennent au
sérieux et il prend au sérieux ce dont les autres rient. C'est un modèle de
résistance culturelle, qui défie les structures dominantes du pouvoir
religieux, politique et intellectuel. Ce fou n’ignore pas que le chemin de
toute vie significative ou sensée est inévitablement pavé de surprises.
Fra Mariano Fetti était un frère dominicain qui assuma le rôle du bouffon
malicieux à la cour du pape Léon X au début du 16ème siècle. Son titre était
capo di mati, chef des fous. Il bondissait sur les tables du dîner,
souffletait les cardinaux et les évêques, organisait des batailles de
nourriture et pourchassait des poulets sauvages dans la cour papale. Ses
bouffonneries avaient un but. Il avait compris qu'aux plus hauts niveaux
de l'autorité ecclésiastique, le risque était grand que les gens se prennent
trop au sérieux. Les ordres mendiants appelaient sans relâche les ouailles
à une simplicité radicale. Un franciscain du 13ème siècle, Jacopone da Todi,
prenait part à quatre pattes aux réunions du chapitre, avec la selle d'un
âne sur le dos, la bride et le mors dans la bouche. Comme G. K.
Chesterton, il savait que "le sérieux n'était pas une vertu."1
Il y a des fous notoires dans toutes les traditions culturelles — des "sages"
du village de Gotham dans le Nottinghamshire au "premier Schlemiel" de
la ville de Chelm en Pologne, des joyeux fous de Schilda en Allemagne à
Mulla Nasruddin dans le folklore musulman. Le yurodivy russe
déambulait dans les rues en guenilles. Dans les contes du nord-ouest du
Pacifique, le corbeau était un fou farceur. C’est l'image du clown zen qui
attira Thomas Merton vers le bouddhisme. Il se délectait des fous des
monastères comme Han-shan en étant secoué par des fous rires
incontrôlables, ou comme Pu-tai, dansant et bedonnant et souvent
représenté avec une grenouille sur la tête.
Les maîtres zen les plus vénérés hurlaient de rire à l'idée que les gens les
considéraient comme des saints. Ils se donnaient des titres, comme
"Grand sac de riz" ou comme "Flocon de neige au four". Ils se dessinaient
avec de grosses bedaines et des visages renfrognés, vêtus de vêtements en
lambeaux et jouant dans la poussière avec les enfants. Merton lui-même
s’esclaffait devant l'image de Tan-hsia, un maître du 9ème siècle
généralement représenté en train de se réchauffer avec son arrière-train
dénudé devant un feu qu'il avait fait à partir d'une image en bois du
Bouddha. Le moine préféré des Américains, retiré dans les collines du
Kentucky, découvrit dans la fonction du fou zen une arme mortelle contre
les pieuses illusions.
La vocation du fou sacré est d'ébranler la confiance des gens dans les
mots et leurs efforts pour contrôler la réalité et leur restriction du sacré à
des catégories prédéterminées. Il démasque les fausses personnalités que
nous projetons en voulant nous forger une réputation. Au 16ème siècle en
1
Chesterton, Orthodoxy, 224. Voir Enid Welsford, The Fool: His Social and Literary
History (Gloucester, MA: Peter Smith, 1966); John Saward, Perfect Fools: Folly for
Christ’s Sake in Catholic and Orthodox Spirituality (New York: Oxford University Press,
1980); et Belden C. Lane, “The Spirituality and Politics of Holy Folly,” Christian Century
99:40 (December 15, 1982), 1281–1286.
Europe, Érasme se moquait de ses collègues "fool-ô-sophes". Il se gaussait
des conférenciers à la langue bien pendue, des cardinaux moralisateurs et
de professeurs de théologie, comme lui, qui s'auto-congratulaient. Ces
derniers, souligna-t-il, ajoutent des formules grecques à leurs péroraisons
latines, alors qu'elles ne sont même pas nécessaires "pour que ceux qui
comprennent bien ces termes soient d'autant plus satisfaits d'eux-mêmes,
et que ceux qui ne les comprennent pas les admirent d'autant plus, dans
la mesure de leur ignorance."2
Pour le fou, l'autodérision est la voie de la liberté. Rire de soi-même peut
être le signe le plus sûr de la progression dans la vie spirituelle. À
l'inverse, avertit C. S. Lewis, la solennité autocomplaisante est l'un des
plus subtils pièges de Screwtape.3 Les Pères du Désert étaient d’excellents
exemples de cette liberté, minimisant constamment leur réputation de
guides spirituels. Ils riaient du spectacle d'Abba Moïse, ce vénérable
ascète, assis dans une barque avec des anges et se régalant de gâteaux au
miel. Ils louaient Abba Macaire qui, accusé à tort d'être le père d'un
enfant, ne protesta pas, se contentant de glousser : "Macaire, tu t'es
trouvé une femme. Tu dois juste travailler plus dur pour la nourrir
maintenant !" Ils tenaient en très haute estime abba Jean le Nain, ce fou
qui planta un bâton mort en terre et qui l'arrosait quotidiennement. Ils
détestaient la notoriété spirituelle. "Ne vivez pas dans un lieu réputé ou à
proximité d'un homme au nom ronflant !’’, avertit abba Zeno. Mieux vaut
être un fou que nul ne remarque jamais.4
Notez-le comme un principe : dans la tradition de la sainte folie, le
progrès dans la vie spirituelle est rarement ce que l'on attend. Il apporte
un surcroît de folie, et non de sainteté ; il implique de rire face à ses
échecs, et non de la gravité face à notre importance personnelle. Dérouté,
on finit par découvrir la sainteté au dernier endroit où l'on s'y attendait.5
MERTON JOUE LES CLOWNS ZEN
Thomas Merton (1915-1968) était un moine particulièrement improbable.
Son histoire mouvementée de pianiste de bar débauché aurait dû indiquer
aux Trappistes que ce gaillard-là était d'une trempe qui n'était pas
2
Desiderius Erasmus, The Praise of Folly, trans. Clarence H. Miller (New Haven: Yale
University Press, 2003), 13–14.
3
Voir C. S. Lewis, The Screwtape Letters (New York: Macmillan, 1943), Letter XIV.
Traduit en français par Tactique du diable : Lettres d’un vétéran de la tentation à un
novice.
4
Sayings of the Desert Fathers, trans. Ward, Arsenius, 38, p. 18; Macarius, 1, p. 125; John
the Dwarf, 1, p. 85; Zeno, 1, p. 65.
5
A ce propos, le lecteur ou la lectrice pourra consulter cet excellent article collectif sur
Partage-pdf.webnode.fr ou bien encore ici : https://www.fichier-pdf.fr/2017/07/09/matres-es-folle-sagesse-collectif/preview/page/1/ , NDT.
représentative du milieu monastique. Né en France de parents artistes
errants, il engrossa une fille dans une école préparatoire anglaise, buvait
comme un trou au cours de ses activités d'étudiant activiste à Columbia et
affichait davantage de promesses comme rédacteur pour The New Yorker
que comme moine cloîtré. Il reconnut que sa première expérience sexuelle
se passa avec une prostituée viennoise ramassée à Hyde Park.
Pourtant, à l'âge de vingt-six ans, le nouveau converti rejoignit un
monastère cistercien dans un trou perdu du Kentucky, en y apportant la
truculence, la créativité et la recherche incessante de la vérité qui lui
étaient naturelles. Tous ces éléments trouvèrent à s'épanouir dans sa vie
à l'abbaye de Notre-Dame de Gethsémani. Il aimait le silence, la
répétition des psaumes, la simplicité de la vie rurale, et même les signes
de la main utilisés pour communiquer dans le cloître. C'est là qu'il apprit
à se perdre dans l'adoration d'un mystère qu'il ne pouvait nommer. Dans
le cadre de ses fonctions de forestier de l'abbaye et de guetteur
d'incendies, il passait le plus clair de son temps parmi les pins
broussailleux qui recouvrent les collines du centre du Kentucky. A
l’extérieur, les bois le poussaient tout autant à la prière que l'office
quotidien à l’intérieur du cloître.
L'autobiographie de Merton, écrite peu de temps après son entrée au
monastère, fit vite de lui un personnage culte6, et il devint un héros
monastique idéalisé. Dans les années qui suivirent, il s'efforça de casser
cette image. "À cause d'un livre que j'ai écrit, il y a trente ans, dans les
années 1960’’, ressassa-t-il, "je suis moi-même devenu une espèce de
stéréotype du contemplatif qui renie le monde — l'homme qui a dédaigné
New York, craché sur Chicago et foulé aux pieds Louisville pour filer dans
les bois, avec Thoreau dans une poche, saint Jean de la Croix dans une
autre et la Bible ouverte sur l'Apocalypse."7
Merton confondait les gens. Quand Jim Forest, du mouvement Catholic
Worker, se rendit en auto-stop à Gethsémani pour le rencontrer au début
des années 1960, on lui demanda d'attendre dans le silence de la chapelle
de l'abbaye. Bientôt, il entendit des rires tonitruants non loin de là. Après
investigation, il trouva Merton en train de discuter avec un ami dans une
guest room, riant aux éclats, allongé par terre, donnant des coups de
pieds dans le vide, sa robe noire et blanche soulevée, et se tenant le bide à
la manière d'un gros frère Tuck. Forest était venu rencontrer le moine le
plus admiré d'Amérique et il avait trouvé en lieu et place un fou furieux.8
6
Voir Thomas Merton, The Seven Storey Mountain (New York: Harcourt, Brace,1948), et
Edward Rice, The Man in the Sycamore Tree: The Good Times and Hard Life of Thomas
Merton (Garden City, NY: Doubleday, 1970).
7
Merton, “Is the World a Problem?” Commonweal 84:11 (June 3, 1966), 305.
8
Michael Mott, The Seven Mountains of Thomas Merton (Boston: Houghton Mifflin Co., 1984), 381.
J’ignore s’il s’agit d’une séquelle, mais beaucoup plus tard, Jim Forest a donné cette excellente conférence :
https://www.fichier-pdf.fr/2016/07/24/la-voie-de-la-sainte-folie-jim-forest/, NDT.
L'auteur si acclamé de La nuit privée d’étoiles n’avait pas vraiment
endossé le rôle du personnage secondaire d'un ascète bohème en roue
libre. Il considérait simplement que la vie monastique reposait
nécessairement sur l’humilité profonde et l'ordinaire. À l'ermitage, il
portait une salopette et un chapeau de paille, ne se voyant guère que
comme une "vieille chouette" vivant dans les profondeurs du Kentucky.
"Je mets des pantalons. Je vis. Ma manière de prier, c'est respirer.''9
En tant que maître des novices du monastère, il pensait qu'il était
important de donner l'exemple de cette liberté par rapport à toute
prétention monastique. L'un de ses pupilles racontera plus tard : "La
première fois que je l'ai vu, il déboulait dans le cloître en faisant tous les
signes que nous n'étions pas censés faire et qu'il nous reprochait de faire.
Nous entrions tous dans l'église et lui allait dans la direction opposée, ce
qui, je suppose, faisait partie de la plaisanterie. Il ne voulait jamais qu'on
le prenne trop au sérieux."10
Ironiquement, c'est en pratiquant sa vocation avec moins d’empressement
que Merton en vint à la réaliser plus pleinement. C'est la légèreté qu'il
apportait à son expérience monastique qui révéla à autrui son plus grand
attrait. Il invitait les gens à considérer le moine comme la seule personne
de la société américaine, qui était libre de ‘’ne rien faire’’ sans se sentir
coupable. Le moine est une sorte de "hors-la-loi", affirmait-il, un
véritable prophète dans la course de dératés de la vie américaine.11 Il
invite les personnes extérieures au cloître à un genre d’excentricité
similaire.
Merton avait trouvé dans le bouddhisme zen non seulement une
confirmation de l'importance du saint fou ou du fou sacré, mais encore
une critique de l'état d'esprit trop intellectualisé et frénétique/effréné de
la culture occidentale. Il trouvait le zen libérateur dans sa "quête de
l'expérience directe et pure", libérée des "formules verbales et des
préconceptions linguistiques."12 Il appelait les gens à s'éloigner des
descriptions de la vie pour se tourner vers la vie elle-même, des
étiquettes et des titres pour faire l'expérience immédiate du moment
donné, et des distractions pressantes au profit d’une pleine conscience
réfléchie.
Merton rencontra un jour un novice zen qui venait juste de terminer sa
première année au monastère. Il lui demanda ce qu'il avait appris, en
s'attendant vaguement à entendre parler d'entrevues de l'Illumination, de
découvertes stimulantes ou fascinantes de I'Esprit, et même d'états de
9
Merton, “Day of a Stranger,” in Thomas Merton: Spiritual Master, 217.
Monica Furlong, Merton: A Biography (San Francisco: Harper & Row, 1980), 219.
11
Thomas Merton, “Rain and the Rhinoceros,” in Thomas Merton: Spiritual Master, 392.
12
Merton, Zen and the Birds of Appetite (New York: New Directions, 1968), 44.
10
conscience modifiés. Mais le novice répondit que la chose la plus
importante qu'il avait apprise au cours de sa première année de vie
religieuse, c’était comment ouvrir et fermer les portes. Il s'était concentré
sur la présence à ce qu'il faisait à chaque instant, sans se précipiter d'un
endroit à l'autre, en claquant les portes derrière lui. C'est par-là qu'il
devait commencer, et peut-être aussi finir, dans sa pratique monastique.
Merton fut enchanté par la réponse.
Son intérêt pour le zen se manifestera dans nombre de ses écrits,
notamment Zen, Tao et Nirvana, Mystique et zen, et quelques références
éparses dans Réflexions d'un spectateur coupable et Journal d'Asie. En
1964, au cours de l'un de ses rares déplacements en dehors du monastère,
Merton se rendit à l’Université de Columbia pour rencontrer D.T. Suzuki,
le célèbre interprète japonais du zen en Occident. Ils avaient déjà
correspondu, mais il s’agissait là de leur première rencontre.
Immédiatement, chacun découvrit chez l'autre la simplicité qu'ils
chérissaient le plus dans leurs propres traditions. Merton déclara qu'il
avait le sentiment d'avoir rencontré en cet homme de 94 ans "l’homme
sans titre authentique", dont parlent les maîtres zen. Suzuki déclara qu'il
n'avait trouvé personne en Occident qui comprenait mieux le zen que
Merton.
Ils célébrèrent une cérémonie du thé dans le Butler Hall avant de repartir.
Merton fut impressionné par l'aisance naturelle et par la conscience libre
d'un moi de Suzuki dans l'accomplissement de ce rituel. "C'était à la fois
comme si rien ne s'était passé et comme si le toit s'était envolé du
bâtiment. Mais en réalité, rien ne s'était passé. Un très vieil homme zen,
sourd et aux sourcils broussailleux avait bu une tasse de thé, avec un
esprit tout aussi alerte que celui d'un enfant, et pourtant, comme en
déclarant simultanément et sans détour : 'Ceci n'a aucune importance !"13
C'est ce que Merton appréciait le plus dans le zen - le fait qu'il ne s'en
tienne jamais à la cérémonie, tout en discernant le cœur de la réalité dans
chaque action simple.
La critique zen du verbiage lui permettait aussi de rire de la quantité de
mots qu'il produisait en tant que l'un des écrivains les plus prolifiques de
l'histoire de la vie monastique. Le zen utilise le langage contre lui-même,
en sapant le cadre conceptuel auquel l'ego s'accroche désespérément.
Dans notre tradition occidentale et cartésienne, nous parlons (ou nous
écrivons) sans cesse sur la réalité, pour éviter (semble-t-il) d'y être
présents. Nous accumulons des quantités infinies d'informations, à la
recherche d'autorités extérieures à citer afin de paraître
remarquablement informés. Mais nous fuyons l'intériorité de notre
13
Merton, “Learning to Live,” in Thomas Merton: Spiritual Master, 366–367.
propre expérience et nous devenons de plus en plus déconnectés de la
Terre qui vit et qui respire.
Merton était fasciné par les parallèles entre la méditation zen et la
pratique chrétienne de la contemplation.14 Pour lui, cette dernière était
quelque chose de tout à fait ordinaire - ce qu'il expérimentait sous le
porche de son ermitage.
Écoutant par moments les bruits de la forêt, il les entendait s'unir en une
seule note consonante et harmonieuse, où "la chaleur, le pin odorant, la
brise tranquille et le chant des oiseaux" se fondaient en une "note
harmonique essentielle ni entendue, ni émise". Il décrivit ce type de
contemplation comme la "vision directe de la nature des choses, telles
qu'elles sont", et qui reconnaît que "tout ce qui est est sacré."15
Il insista sur le fait que la contemplation du monde naturel devrait
conduire à une rencontre plus immédiate avec Dieu au moyen de la prière
contemplative. Sa "préférence pour le désert, pour le vide", pour une
pauvreté de mots et d'images, vous fait sortir de vous-même - au-delà de
toute pensée, dans le silence de l'âme. C'est là que le contemplatif
commence à réaliser que "sa Présence est présente dans ma propre
Présence."16 Ce que vous aviez entrevu par la connaissance dans le
macrocosme du monde est reflété par une inconnaissance plus profonde
dans le microcosme de l'âme. À votre grand étonnement, vous retrouvez
le Dieu de la nature grandiose, le Dieu des saints affamés d'amour, juste
là, dans le mystère de votre Être propre.
"Dans la prière, nous découvrons ce que nous avons déjà", expliquait
Merton. "Vous commencez là où vous en êtes, vous approfondissez ce que
vous avez déjà et vous réalisez que vous y êtes déjà. Nous avons déjà tout,
mais nous l’ignorons et nous n'en faisons pas l'expérience. Tout nous a
été donné en Christ. Il n’y a plus qu'à faire l'expérience de ce que nous
avons déjà."17
14
Voir par exemple ce texte de Merton que j’avais traduit, il y a belle lurette, sur la
contemplation : https://www.fichier-pdf.fr/2016/07/25/qu-est-ce-que-la-contemplationpere-thomas-merton/ , NDT.
15
Kathleen Deignan, ed. When the Trees Say Nothing: Thomas Merton’s Writings on
Nature (Notre Dame, IN: Sorin Books, 2003), 173–174; Merton, “The Inner Experience,”
in Thomas Merton: Spiritual Master, 354; and Merton, New Seeds of Contemplation (New
York: New Directions, 1961), 21.
16
Merton, "The Inner Experience", in Thomas Merton : Spiritual Master, 302, 353-354. Il
observe que les premiers Pères du désert, comme Évagre, avaient distingué ces deux
formes de pratique contemplative comme physike et theologia, la contemplation
naturelle (de la création) et la contemplation pure (ou théologie mystique).
17
Merton, cité dans David Steindl-Rast, “Man of Prayer,” in Thomas Merton, Monk, ed.
Patrick Hart (Garden City, NY: Doubleday, 1976), 82.
Certains jours, il regardait la brume matinale glisser à travers les pins
autour de sa cabane, son mystère l'emportant au-delà de lui-même, et
d'autres jours, il reconnaissait que cette même brume ne faisait qu'un
avec sa propre respiration. Il comprenait comment les paysages intérieurs
et extérieurs se reflétaient mutuellement. Les contacts mystiques
comprennent à la fois une étrangeté radicale et une profonde familiarité.
Dieu ne ressemble à rien de ce que nous avons connu, tout en étant plus
proche que la prochaine respiration que nous prendrons. Il y a un abime
métaphysique infini entre l'identité du Tout-Puissant et notre propre
''moi'' intime, nota Merton. Néanmoins et paradoxalement, notre "moi"
intime existe en Dieu et Dieu l'habite.18 Le fourré rempli de ronces
derrière son ermitage confortable et familier l'aidait à apprécier la
tension entre ces deux réalités.
La vérité la plus importante que l'on apprend au contact de la nature
sauvage, c'est que le sacré est "simultanément totalement à l'intérieur de
soi et totalement au-delà."19 L'arrière-pays, de par son "altérité" sauvage
et incontrôlable, vous fait sortir de vous-même et rentrer au plus profond
de vous-même, pour y découvrir un espace sauvage encore plus
contraignant. Un terrain menaçant est déstabilisant. Vous vous rendez
compte que ce qui vous fait peur à l'extérieur ne fait que refléter une
crainte encore plus grande de l'intérieur. "Tout ange est redoutable", dit
Rilke, et notamment celui que vous entrevoyez dans le mystère de votre
Être propre.20 Quelque chose de redoutablement saint murmure à
l'intérieur de vous et vous rappelle à une vérité que vous vous êtes
abstenu de faire valoir.
Dans un passé lointain, l'histoire raconte qu'un juif du nom d'Isaac, fils
de Yekel, vivait dans la ville de Cracovie, en Pologne. Il avait une femme
et plusieurs enfants, mais jamais assez de nourriture à mettre sur la
table. Une nuit, il fit un rêve et dans son rêve, il vit la ville lointaine de
Prague, traversée par la Moldau. Il remarqua un pont surplombant la
rivière et un trésor enterré sous l'extrémité du pont.
En se réveillant, Isaac raconta à sa femme le rêve extravagant qu'il avait
fait. Elle partagea son point de vue. "Mais c'était si réel", insista-t-il.
"Chaque détail était si net !" En fait, la nuit suivante, il refit le même
rêve. Et la nuit suivante aussi. Toutes les nuits, pendant deux semaines
consécutives, il refit le même rêve d'une ville lointaine, Prague, d'une
rivière qui la traversait, d'un pont surplombant la rivière et d'un trésor
enterré sous le pont.
18
Merton, Thoughts in Solitude (New York: Farrar, Straus & Cudahy, 1958), 70.
Richard Rohr, Immortal Diamond: The Search for Our True Self (San Francisco: JosseyBass, 2013), 5.
20
Rainer Maria Rilke, Duino Elegies: A Bilingual Edition, ed. Edward A. Snow (New York:
Farrar, Straus and Giroux, 2001), Second Elegy, line 1.
19
Pour finir, il se résolut à chasser ce dibbouk (démon) de son esprit, et il
décida de marcher jusqu'à Prague pour prouver le bien-fondé ou pas de sa
démarche. Il emporta quelques croûtes de pain et, tout en mendiant en
cours de route, il réussit à parcourir les 400 km qui le séparaient des
faubourgs de la ville. À son grand étonnement, il reconnut tout ce qu'il
avait vu en rêve. Apercevant la Moldau, il suivit la rive jusqu'à ce qu'il
repère le pont au loin. Il se mit alors à courir avant de se baisser sous
l'une des extrémités du pont pour y chercher enfin le trésor. Mais un
soldat l'attrapa brusquement par le cou et le traîna jusqu'à la prison.
Là, un officier l'interrogea et lui demanda ce qu'il fabriquait, à roder sous
ce pont. Ne sachant pas quoi dire d'autre, Isaac bredouilla la vérité et
déclara qu'il était à la recherche d'un trésor qu'il avait vu en rêve.
L'officier éclata d'un rire sarcastique et s'écria : "Mais quelle andouille !
Tu ne comprends pas que tu ne peux pas croire ce que tu vois dans tes
rêves ? Moi-même, depuis deux semaines, je rêve toutes les nuits d'un juif
appelé Isaac, fils de Yekel, qui a un trésor enterré sous le poêle de la
masure dans laquelle il vit dans un bled appelé Cracovie ! Mais ne seraitil pas ridicule que je me rende jusqu'à Cracovie (où diable que cela puisse
être), pour y chercher un juif appelé Isaac, fils de Yekel ? Il se pourrait
qu'il y en ait une centaine qui portent ce nom, ou bien personne. Seul un
fou chercherait un trésor qui n'existe même pas !". Et toujours en
s'esclaffant, l'officier lui donna un coup de pied et le jeta dehors.
Isaac, fils de Yekel, retourna à pied jusqu'à sa petite bicoque, à Cracovie,
et là, il poussa sur le côté le fourneau de sa cuisine, souleva les planches
du plancher et il trouva un grand trésor. Isaac, fils de Yekel, vécut riche et
jusqu'à un âge avancé. Mais ma partie préférée de l'histoire, c'est ce que
l'un des rabbins fit remarquer plus tard :"Voilà qui est intéressant : le
trésor était chez lui depuis toujours, mais la connaissance du trésor, elle,
était à Prague."21
C'est là le comble du délire : réaliser que ce que l'on a cherché partout
ailleurs dans sa vie était chez soi / en soi depuis toujours. Depuis le
départ, le mystère vous appartenait et vous emportait dans son énergie
agitée. Ce que vous avez cherché bien loin - que ce soit sur des sentiers
escarpés dans la nature, dans les vies trépidantes des saints, ou sous un
pont de la lointaine ville de Prague - était plus proche que vous ne l'aviez
jamais imaginé. Après avoir désiré un Dieu d'une beauté sauvage, vous
découvrez que l'A(i)mant était présent depuis le début... au sein de cette
même aspiration.
21
Martin Buber, Tales of the Hasidim: The Later Masters (New York: Shocken Books,
1975), 245–246. (Ce thème est admirablement et très longuement développé dans le livre
de Gangaji intitulé ‘’Le trésor caché’’, que vous pouvez trouver dans la section livres de
Partage-pdf.webnode.fr, NDT.)
Les saints parlent de sainte folie et m'invitent hardiment à affirmer que
je suis le saint que je recherchais. Je suis le guide spirituel visé depuis
longtemps, le père et la mère qui n'ont jamais été vraiment là pour moi.
L'amour cherché si désespérément à l'extérieur de moi-même est, depuis
le départ, aussi proche que mon propre souffle.22
Ce "moi" n'est pas l'ego compulsif ou le faux moi. Ce n'est pas l'identité
fragile que j'ai tenté tant bien que mal de sécuriser dans ma propre vie.
C'est mon vrai Soi, passé de la rupture à l'amour, qui découvre le don
dans la blessure, et qui parle au vent. Il évolue au sein de la communauté
rude de ceux qui connaissent la nature sauvage.23
Je ne l'aurais pas compris sans les risques associé à la pratique de la
randonnée dans la nature. C'est là, dans n'importe quelle zone sauvage où
nous nous aventurons, que nous rencontrons un habile contrevenant,
comme Coyote24, coquin qui nous dérobe l'importance personnelle que
nous nous sommes tant efforcés d'acquérir. C'est là que nous embrassons
le fou, que nous nous libérons des fardeaux que nous traînions et que
nous découvrons un nouveau trésor insoupçonné. Comme Jacob, au bout
de sa nuit seule dans le désert25 de Haran, nous nous entendons
finalement dire : "Tu étais là depuis toujours, et je ne l'avais jamais su.
Comme cet endroit est formidable ! Ce n'est rien de moins qu'une maison
de Dieu et la porte du ciel." (Genèse 28, 16-17).
22
Sathya Sai Baba disait ceci : ‘’Après de longues recherches ici et là, dans les temples et
dans les églises, sur la Terre et dans les cieux, vous en retournez enfin à votre propre
âme et vous bouclez la boucle, là où vous avez commencé, et vous découvrez que Celui
que vous aviez cherché partout dans le monde, pour qui vous aviez pleuré dans les
églises et dans les temples, que vous considériez comme le mystère de tous les mystères
enveloppé dans les nuées est plus proche que votre ombre, qu’Il est votre propre Soi, la
réalité de votre vie, de votre corps et de votre âme’’, NDT.
23
Voir par exemple ce que cela signifie dans cette adaptation poétique que j’ai réalisée à
partir d’un poème d’Angela Morgan :
https://www.fichier-pdf.fr/2017/12/02/quand-la-nature-veut-un-homme-angelamorgan/ , NDT
24
Pour les lecteurs qui ne sont pas familiers du folklore américain, il me semble utile
d’apporter quelques précisions sur ce personnage emblématique. Selon Wikipédia :
‘’Le coyote occupe une place de choix, en tant que fripon, dans les contes folkloriques
des peuples autochtones d’Amérique, prenant tantôt la forme d'un vrai coyote, tantôt
d'un homme. Comme pour d'autres figures farceuses, le coyote agit comme un héros
picaresque, qui se rebelle contre les conventions sociales grâce à la ruse et à l’humour.
Le coyote a sans doute reçu ce rôle de fripon rusé à cause de l'intelligence et de
l'adaptabilité de l'animal. Après la colonisation européenne des Amériques, il a été
blâmé dans la culture anglo-américaine comme un animal lâche et indigne de confiance.
Contrairement aux loups, qui ont vu leur image publique s'améliorer, les mentalités visà-vis du coyote restent très négatives. Le coyote joue un rôle dans différentes
mythologies et mythes de la création du folklore amérindien…, NDT.
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Sur cette thématique, voir la très belle anthologie soufie d’Andrew Harvey et Eryk Hanut,
Le parfum du désert : https://www.fichier-pdf.fr/2016/07/20/le-parfum-du-dEsert/ , NDT.
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