φ TG Séance : La liberté La liberté, faire ce que je veux? Le mot liberté, du lat. liber « celui qui n’est pas esclave », semble d’abord se définir par opposition à l’idée de contrainte et de servitude : Serait libre l’homme capable de faire tout ce qu’il désire sans que rien ne vienne l’en empêcher, comme Dean Moriarty dans Sur la route, le roman de Kerouac, personnage qui s’en va « dansant dans les rues comme des clochedingues » parce que les seuls gens qui seraient libre seraient « les déments, ceux qui ont la démence de vivre […] qui veulent jouir de tout dans un seul instant ». Bref, ceux qui s’approprient la liberté comme un objet personnel. Toutefois, un peu d’observation suffit à faire remarquer que « faire ce que l’on veut » reste presque impossible, on est toujours obligé par quelque chose, sinon assujetti : si je fais tout ce que je veux il semble que je perds le contrôle de moi, ce que donne comme impression le personnage de Jack Kerouac lui-même après un peu de lecture. On se souvient aussi des « beatniks » déambulant dans les rues de Bombay ou de San Francisco parce qu’ils ne voulaient dépendre d’aucune règle mais qui finalement semblaient comme à l‘abandon. Alors qu’est-ce que la liberté? Peut-on être libre? Comment l’être ? De quel ordre est la liberté? Tout d’abord, notre réflexion peut déjà faire ce premier constat que l’opinion commune fait souvent de la liberté une absence totale de contrainte et la définit comme le pouvoir de faire tout ce que l’on désire, en confondant naturellement la définition avec le mot « licence » dans son imprégnation latine de licet, « il est permis de ». Serait alors libre tout homme qui aurait à la fois la possibilité et la capacité de réaliser ses moindres désirs sans rencontrer d’obstacles, ou dont le moindre obstacle serait aussitôt levé, comme en montre l’exemple des Rolling Stones des années 70 lorsqu’ils jetaient par les fenêtres de leur Quatre-étoiles, téléviseurs et meubles. Ainsi, serait entièrement libre celui que rien ne frêne, et le plus libre des hommes celui définit par Calliclès dans le Gorgias de Platon qui, possédant le plus grand nombre de désirs a aussitôt les moyens de les satisfaire. Du coup, la liberté s’exprimerait par la somme des désirs additionnés à leur réalisation. Ne plus avoir de désirs serait comme mourir autant que de ne pouvoir les réaliser serait manquer de liberté. Par conséquent on le voit assez bien, l’obéissance aux lois ou à autrui aliène. La contrainte emprisonne dans la règle comme l’esclave l’est dans l’autorité. Calliclès fait du tyran le modèle de l’homme libre puisque la nature a fait de lui un homme fort, capable de soumettre autrui à son pouvoir, il peut accomplir la totalité de ses désirs sans rencontrer d’obstacles. Pour lui, la liberté doit pouvoir s’inscrire dans l’instinct de puissance où le plus fort impose aux autres les lois, et les règles ne deviennent alors que le moyen de restreindre l’un afin que le premier puisse agir pleinement par lui-même ; c’est Staline par exemple qui impose au peuple de partager son intimité ou d’aller travailler au champ alors que lui fait ©hkhouani l’inverse, ou Mao Tse Toung qui impose la vertu mais lui vit en pur libertaire, sans « Dieu ni maître ». Ceci parce que selon Calliclès certains hommes sont doués suffisamment pour réaliser leurs désirs tandis que d’autres naissent faibles et incapables de les réaliser. Les lois ne sont pour lui que des moyens artificiels et injustes, inventées par les hommes faibles pour empêcher les hommes forts de réaliser leurs désirs et les ramener à leur propre niveau de faiblesse. -« Comment serait-on heureux quand on est esclave de quoi que ce soit ? Mais ce qui selon la nature est beau et juste, c’est ce que j’ai la franchise de te dire à présent : que celui qui veut vivre droitement sa vie doit, d’une part, laisser les passions qui sont les siennes être les plus grandes possibles et point les mutiler; être capable, d’autre part, de mettre au service de ces passions, qui sont aussi grandes que possible, les forces de son énergie et de son intelligence; bref, donner à chaque désir qui pourra lui venir la plénitude des satisfactions. Mais c’est, je pense, ce qui n’est pas possible à la plupart des hommes. Voilà pourquoi ils blâment les gens de cette trempe; la honte les pousse à dissimuler leur propre impuissance […] ils vantent la sage modération et la justice : effet de leur manque de virilité ! Oui, en effet, pour ceux qui ont eu dès le principe l’avantage ou d’être fils de roi ou d’avoir été capables par les ressources de leur propre naturel de se procurer une autorité quelconque, soit tyrannie, soit souveraineté, pour ces hommes qui aurait-il véritablement de plus laid et de plus mal qu’une sage modération ? […] Et comment cela ne ferait-il pas malheur d’être soumis à cette beauté qui est celle de la justice et de la sage modération, de ne pas faire à leurs propres amis la part la plus belle qu’à leurs ennemis, et cela alors que l’autorité leur appartient dans la cité qui est la leur ? Eh bien ! Voici ce qu’il en est selon cette vérité : […] sensualité, licence, liberté sans réserve. »Calliclès ; Platon, Gorgias, 491 e492c. Pour autant, une telle liberté fondée sur la satisfaction de tous les désirs peut être réinterroger. Un manque de réappropriation du désir pousse l’homme à devenir esclave de lui-même au lieu de le rende libre. Des désirs les plus ignobles aux plus mesquins, « à ce porc qui roule sous la table », pour citer Cicéron, de l’amateur des banquets, « l’ignoble débauché » dira Socrate (ibidem 442 e), à la réjouissances des munus, des duels sanguins et morbides des gladiateurs destinés à réjouir les spectateurs des amphithéâtres, pour faire référence au passé. Exemples que l’on pourrait prolonger avec ceux de l’addiction aux drogues de toutes sortes. Si les degrés changent, ce qui reste le même c’est la perte de la maîtrise de soi. Socrate rétorque à Calliclès que l’homme décrit comme soi-disant libre du fait qu’il accomplit tous ses désirs, possèderait une âme semblable à un tonneau percé qui n’arriverait pas à conserver son eau, incapable de retenir ses désirs, il s’en laisserait « déborder ». Son intempérance l’empêcherait de se maîtriser. Dans Phèdre, (Platon) Socrate tente d’expliquer par une image la composition de l’âme humaine : un attelage tiré par deux chevaux, un ailé beau et bon et un sombre et laid, l’ensemble conduit par un cocher. Le cocher représente la partie rationnelle, chargée de conduire l’homme selon les valeurs de la raison : modération, vertu, connaissance. Le cheval bon et beau, discipliné, symbolise la partie irascible, la colère et la réaction, capable de se mettre au service de la raison pour lutter avec force contre le désir, soit le cheval sombre, indiscipliné, partie désirante de l’âme ; il est celui qui entraîne parfois les deux autres sur la voie de la concupiscence. La liberté consiste d’abord à harmoniser les deux parties de l’âme en les mettant au service de la raison. S’il y a désir –et il doit y en avoir– ce sera toujours en fonction d’une fin posée par la raison, une réappropriation par le sens et la finalité. Partant, l’homme capable par sa raison de mesurer ses désirs et de les modérer serait plus libre. Le tyran apparaît ainsi bien plutôt comme le modèle de l’esclave que de l’homme véritablement libre, contrairement à ce que Calliclès croit. En vérité la liberté se dessine comme le fruit d’une connaissance, celle des causes ©hkhouani premières qui permettent son émergence en même temps qu’une connaissance claire de sa substance. Qu’est-ce que d’être libre? Une première définition consiste à reconnaître le pouvoir du choix, celui de choisir entre différentes possibilités, entre différentes attitudes ou manières d’être au monde, et finalement entre le bien et le mal. Justement, l’être naturel chez Aristote est celui qui possède en lui le principe de son mouvement, et ce mouvement est libre en ce qu’il se manifeste comme un déploiement spontané de l’être qui le produit. Par spontané il faut entendre ce que veut l’individu par rapport à sa volonté de faire ou ne pas faire selon ce qu’il est en mesure de disposer, en opposition à ce qu’il ne peut pas ontologiquement, par exemple l’homme ne peut pas être un oiseau donc ne le veut pas. Mais le concept de liberté n’est pas simplement en rapport avec l‘idée de choix. La liberté, en effet, nous apprend René Descartes, ne se résume pas au pouvoir de choisir entre les contraires, accepter ou refuser quelque chose, elle est d‘abord le fait de l‘ample volonté humaine dont l‘entendement éclaire en lui le vrai ou le bien par un mouvement spontané, sans contrainte de la volonté. Se déployer dans son être est l’expression de cette liberté. « Il n’y a […] personne qui, se regardant seulement soi-même, ne ressente et n’expérimente que la volonté et la liberté ne sont qu’une chose, ou plutôt qu’il n’y a point de différence entre ce qui est volontaire et ce qui est libre » dira Descartes dans ses Méditations métaphysiques. La volonté est d‘autant plus libre qu‘elle suit ce que l‘entendement lui représente comme bien ou comme vrai. « Je suis un homme qui veut ou ne veut pas, qui nie aussi » dira notre auteur. Un questionnement sur la liberté pose donc, par extension, le problème de sa finalité. Le propre de celle-ci est de se viser ellemême, de se maintenir dans cet état ontologique d’où elle trouve ses fondements, car c’est là que s’assigne la dignité de l’homme : « Il n’y a que la seule volonté que j’expérimente en moi être si grande que je ne conçois point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu […]. Elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose ou ne la faire pas, ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne » (Ibidem). Ainsi ce qui interdit la liberté n’est pas forcément extrinsèque, comme c’est le cas pour une dictature, mais intrinsèque, intériorisé par l’individu lui-même qui n’a pas cerné le sens vrai de la liberté. C’est alors en lui qu’il y aura à la fois un mouvement spontané et une entrave à ce mouvement dans ce qu’il choisit mais aussi dans la fin visée, la liberté n’y retrouvera pas son compte. Ce qui s’oppose à cette expression spontanée de soi, ce sont les divers conditionnements, les affects, les passions qui agissent à l’instar de la prison étroite qui enferme. L’erreur surgit quand « j’étends (ma volonté) aux choses que je ne comprends pas, auxquelles […] elle s’égare fort aisément et choisit le mal pour le bien ou le faux pour le vrai. Ce qui fait que je me trompe et que je pèche » poursuivra le philosophe français dans ses Méditations. Au contraire, ce qui libère vraiment ce sont la connaissance et le savoir en tant qu’ils nous rendent clairvoyant sur les forces qui opèrent en nous, sur les causes et conséquences que doit viser notre être pour préserver l’état naturel d’homme libre qu’est le sien. Autrement dit, la liberté suppose deux choses : le libre arbitre et l’accès au vrai. Nous venons de voir que la liberté consiste en ce que notre volonté suit une irrésistible propension à s’incliner vers quelque chose de claire, notamment quand la représentation intellectuelle du bien ou du vrai est nettement marquée. Dans ses conditions, la volonté se porte de manière entière, avec le maximum d’élan et de facilité vers la chose ou le parti qu’elle embrasse, c’est-à-dire qu’elle reconnaît bonne pour elle-même. « Nous sommes naturellement si enclins à donner notre consentement aux choses que nous apercevons manifestement que nous n’en serions douter pendant que nous les apercevons de la sorte » (ibidem). D’une grande lumière suit une grande inclination dans la volonté, ex magna luce sequitur ©hkhouani magna propensio in voluntate, dira Descartes dans sa Lettre à Mesland. De même que de l‘obscurité de l‘intention naît l‘erreur ou l‘aliénation, « je vous avoue qu’en tout ce où il y a occasion de pécher, il y a de l’indifférence; et je ne crois point que, pour mal faire, il soit besoin de voir clairement que ce que nous faisons est mauvais, il suffit de le voir confusément » (ibidem). En un mot, le plus bas degré de la liberté consiste en une liberté dite d’indifférence lorsque la conscience laisse comme vaquer sa volonté sans l’orienter à bon escient, comme lorsqu’on se laisse aller aux choses sans s’interroger sur le sens de notre acte et ses conséquences. C’est pourquoi on peut parler, dans certains cas, d’attitude « insensée ». Attitude où la finalité n’est pas posée d’emblée ou saisie, parce que nous n’en voulions donner aucun sens transcendant, contrairement au cas où le sujet se perçoit dans sa dimension universelle et supérieure en se projetant dans le même de l’avenir. Par contre, la liberté gagne en qualité lorsque les motifs de l’acte éclairent le choix, quand l’objet est posé selon une connaissance et afin d’en produire l’effet, par exemple quand je choisis telle chose en fonction d’un résultat pour ma santé ou mon avenir. La liberté selon toute connaissance augmente la puissance d’exister du sujet, l’autodétermine, sinon impulse à l’homme l’idée de perdurer ad indefinimum; le manque de connaissance l’amoindrit, tandis que l’absence de liberté obscurcie toute projection dans le future. Tout acte devient immédiat et se fige dans cette immédiateté pour se dissoudre dans le néant, le moindre exemple d’absence de liberté physique ou moral suffit à justifier cela. Cependant, d’où vient cette liberté dont l’homme dispose? Nous venons de voir dans le moment précédent que la liberté prend forme selon au moins trois conditions. La première, donnée par Platon, nous a permis de comprendre que la liberté suppose un engagement moral qui dépasse l’immédiateté des désirs, que l’homme doit pouvoir réorienter d’après une fin posée par la raison. S’engager dans une dimension métaphysique c’est aller au-delà du physique humain pour trouver le bien propre de l‘homme, le monde des idées. La seconde, cette fois a clairement exposée le fait qu’être libre c’est pouvoir choisir une chose, sans contrainte, par rapport à une autre, et là l’homme agit selon sa nature ; l’expérience immédiate démontre ce point avec évidence. Enfin, et c’est là le dernier rappel, être libre est le fait de la pure volition qui, pour être imparfaite est sujette à l’indifférence, c’est-à-dire l’ignorance du meilleur, ce qui bien que manifestant une insuffisance de la clarté de l’entendement n’en empêche pas moins le sujet d’agir ; et qui pour être parfaite, réagit cette fois sous l’autorité du savoir, le vrai, le bien. Pouvoir être libre suppose une volonté qui permette, dès l’origine, son émergence. Dans ces conditions, seul l’homme est véritablement libre, car sa volonté est presque infinie, rien ne la limite. En un mot, la liberté est possible car l’homme serait doué de libre arbitre. A présent il s’agit de s’interroger sur la réalité de celui-ci. La liberté, qui est le propre d’un fait, pourrait-elle être détachée de tout lien causal antérieur ? La notion de liberté que nous avons précédemment définie comme étant liberté de choix du sujet, en corrélation avec la présence de l’élément volitif de l’âme, se heurte malgré tout au déterminisme. Le déterminisme est cette idée que tout ce qui existe est le résultat ou l’effet nécessaire de causes antérieures, de conditions qui une fois posées et réalisées ne peuvent conduire qu’à tel évènement. Ainsi, si le déterminisme semble se développer sur un fil conducteur, ce fil se partage néanmoins en deux séquences. La première a trait à l’immédiateté formelle de la chose, exemple : telle cause produit tel effet, de sorte que l’un et l’autre sont liés. De même que telle cause est elle-même le résultat d’autres causes et effets qui la précèdent. Voilà pour la première séquence, la seconde est moins liée à la cause formelle qu’à la possibilité de son émergence, que telle forme de cause ©hkhouani advienne ou n’advienne pas ne retire rien au fait que tout ce qui adviendra de telle chose ne représente qu’une qualité de compossibles (l’action de monades dans un monde donné) qui ne peuvent être en même temps que d’autres, tandis que ceuxlà sont autant possibles que ceux-ci. Une unité n’est jamais que le possible d’un agencement lui-même donné. Telle monade, pour parler avec Leibniz, contient en elle un possible que n’a pas une autre et, plus encore, tout mouvement de monades ne peut se faire que d’après certains possibles, de sorte que cet ensemble de mouvements n’en représente qu’un seul, qualitativement déjà déterminé par luimême. Développons afin de voir ce qu’il en est pour la manifestation de la liberté humaine proprement dite. Par liberté nous entendons la possibilité qu’à un être de s’autodéterminer, c’est-à-dire de se déterminer autrement que par ce qui lui est donné ou encore de se déterminer en fonction de ce que lui décide d’être ou devenir : je suis homme et de là je deviens le produit de ma volonté à partir de décisions libres. D’un point de vue physique il est assez aisé de voir qu’une poule n’est pas un coq ou qu’une femelle n’est pas un mâle, et d’un point de vue social et historique qu’un indien caduveo du Brésil n’est pas un habitant de Paris ou de New-York, nous comprenons aussitôt que les réactions naturelles ou culturelles des uns ne seront pas identiques à celles des autres. Autrement dit, la naissance ou la situation sociale d’un individu agit sur ses croyances, ses attentes, ses approches du monde. Lévi-Strauss parlera de structuralisme pour montrer que les formes de communication entre les individus, ou même les relations père fils, fils mère peuvent être interprétées à partir de leur infrastructure inconsciente, leurs acquis culturels (sociaux). Discours et pratiques sociales ont pour assise une structure latente, matériau depuis lequel le sujet réagit. Par conséquent, ici, un paramètre coexiste dans l’idée de déterminisme : le psychisme. Vouloir c’est vouloir en chair et en os, ce qui embraye aussitôt sur le problème suivant qui est que si je suis défini psychologiquement cela supposerait que je ne peux m’autodéterminer. Je ne pourrais décider librement entre une chose plutôt qu’une autre, ma volonté étant elle-même, à son tour, déterminée par des data (donnés) psychiques qui la poussent à agir en tant qu’homme ou femme. Puisque les affects et d’autres indices (culture, sexe, etc.) seraient ce qui nous détermine en priorité, il faudrait, pour rendre notre liberté bien sensible trouver le moyen de les annihiler ou de les rendre inopérants. Indifférence obtenue soit par une absence d’affect soit par la concurrence de deux affects contradictoires de même puissance. « Pour sentir évidemment notre liberté, il faut en faire l’épreuve dans les deux choses où il n’y a aucune raison qui nous penche d’un côté plutôt que d’un autre » dira Bossuet au XVIIe siècle. Autrement dit, quand nous avons le choix entre les 350 sortes de Yaourt vendus dans les grandes surfaces de France, que toutes nous conviennent et que nous en choisissons indifféremment une, nous montrons le plein pouvoir de notre liberté, nous nous autodéterminons d’autant mieux que nous ne sommes déterminés par rien de significatif. Il y a dans ce cas indifférence des affects ; mon choix n’est déterminé ni par l’affect de « fraise » ni par l’affect « abricot », mais par ma pure liberté. Un moine du XIVe siècle imagine une seconde situation pour annuler les effets du déterminisme sur les créatures, c’est-à-dire annuler ce lien tel qu’une cause étant donnée un effet particulier s’en suit nécessairement, comme en donne, par exemple, la cause de la mort qu’est la vie, c’est parce qu’il y a de la vie qu’il y a de la mort. L’acte de liberté humaine est-il déterminé par des causes qui l’affectent à tel point que s’en suit des effets nécessaires ? Jean Buridan (1300-1358) suggère que pour montrer que la liberté est bien déterminée par aucune cause « extérieure » (ou intra-extérieure) nécessaire, il suffit de placer le sujet entre deux affects contraires de même puissance. Chacun des affects opposerait sa force à l’autre et laisserait ainsi la volonté, si elle existe, libre de toute influence ; sinon le sujet serait laissé dans l’incapacité de réagir. C’est l’exemple que donnerait l’âne qui aurait faim et soif, situé entre le seau d‘eau et la botte de foin, incapable de ©hkhouani choisir entre l’un et l’autre l’animal mourrait d’inanition. L’homme, au contraire, peut choisir entre ses affects par l’acte de la volonté transcendante. Plus encore, pris entre deux affects de même puissance, l’homme sentirait en lui d’autant plus clairement son aptitude à dépasser l’influence des affects. C’est ce que montre Corneille notamment lorsque le Cid, dans l’œuvre éponyme, doit trancher entre son devoir filial et son amour pour Chimène, il tranche librement entre ses deux affects puissants et choisit de faire son devoir. Au dessus des affects, de toute cause apparemment incontournable, il y a chez l’homme la volonté, une puissance qui lui donne une aptitude à s’autodéterminer. Mais comment être sûr que cette volonté n’est pas au départ conditionnée, déterminée par des motivations inconscientes comme le montrera Freud, c’est-à-dire des motivations qui échappent à mon savoir ? « Les souvenirs oubliés ne sont pas perdus […] ils restent en la possession du malade, prêts à surgir, associés à ce qu’il sait encore […]. L’existence de cette force peut être considérée comme certaine » dit-il dans Cinq leçons de psychanalyse. Cependant, si de façon particulière on peut accepter l’idée que ce qui me motive dans le choix apparemment indifférent de tel yaourt est bien plutôt la traduction d’une quelconque influence publicitaire ou autre, qu’il reste « une part obscure » pour le dire avec Alain, il faut bien reconnaître qu’à l’absence de toute motivation répondrait l’absence de toute volonté, ou du moins les reliquats de la liberté, ce qu’elle a de plus bas. Pourquoi agir si rien ne nous motive ? Il est clair que la liberté n’est pas synonyme d’absurdité ni de caprice, il faut donc faire le départ entre motivation et conditionnement. Son fort est de reposer sur la recherche d’un bien. Elle n’est pas le désir de se manifester sans raison : quand j’agis c’est bien moi qui agit, selon ma volonté propre, pourrions-nous dire en pastichant une nouvelle fois Alain. L’acte psychologique est ramené à celui de la conscience qui fait que l’être humain s’engage dans le monde en l’interprétant. Je subis bien des « déterminations », celles de mes affects qui se transforment en désirs, celle de l’obligation sociale intériorisée et donc des mœurs et de la morale apprise dés mon enfance. On pourrait croire que ces déterminations pèsent sur ma volonté et la produisent, ce qui ferait qu’elle ne serait pas tant la mienne que le produit et l’effet d’un milieu, d’un inconscient, d’une génétique. Quelles que soient les déterminations qui pèsent sur moi, celles-ci ne m’empêchent pas de faire un choix qui transcende toute détermination de départ. La réponse que je fais est avant tout la mienne, en rapport à ma propre volonté : les choix que je fais, les expériences singulières que j’en tire sont ce que mon moi signe de moi-même dans le monde, en dehors de quoi les sociétés humaines seraient semblables à celles des ours ou des singes, les mêmes, figées. Ce que l’histoire déjà contredit aussitôt. Pourquoi Federico Garcia Lorca choisit de rester dans l’Espagne révolutionnaire, pourquoi Charles Péguy choisit de s’engager dans la grande guerre? Pourquoi sinon par pure liberté et transcendance. C’est parce que l’homme est un être conscient qu’il est, en quelque sorte par nature, libre selon Jean-Paul Sartre. Mon choix vient bien transcender le sens de mon existence au point où il peut me faire perdre la vie, me faire mourir pour l’abstrait de l’idée de justice pour Garcia Lorca, pour celle de patrie pour Péguy. Choix qui dépasse toute nécessité. La conscience est arrachement à l’être qui est, « elle plane au-dessus » pour se mettre aussitôt dans la position de celle qui voit, elle met ce qui est, en situation. L’homme a cette aptitude à donner du sens à ce qui est et ce sens transforme ce donné. L’ensemble du donné qui représente l’être-en-soi, c’est-à-dire l’enveloppé de l’être qui est ce qui est, pour Sartre, n’est jamais en soi pour l’homme, interprété, joué par la conscience, qui est choix permanent de sa relation au monde. « L’argument décisif utilisé par le bon sens contre la liberté consiste à nous rappeler notre impuissance. Loin que nous puissions modifier notre situation à notre gré, il semble que nous ne puissions pas nous changer nous-mêmes. Je ne suis libre ni d’échapper au sort de ma classe, de ma nation, de ma famille, ni même d’édifier ma puissance ou ma fortune, ni de vaincre mes appétits les plus insignifiants ou mes habitudes. […] Le coefficient d’adversité des choses est tel qu’il ©hkhouani faut des années de patience pour obtenir le plus infime résultat. […] (Cependant) le monde, par des coefficients d’adversité, me révèle la façon dont je tiens aux fins que je m’assigne […] il n’y a de liberté qu’en situation […]. La liberté humaine rencontre partout des résistances et des obstacles qu’elle n’a pas créés; mais ces résistances et ces obstacles n’ont de sens que dans et par le libre choix ». Autrement dit, le déterminisme, loin de s’opposer à la liberté n’est rien d’autre que le matériau sur lequel toute liberté peut se poser et s’exercer, toute conscience se projeter et se manifester. Toutefois, finalement, ce qu’évoque Sartre n’est rien d’autre que ce que l’on appelle couramment le moi de chacun. Il dessine les contours de toute faisabilité de la liberté égotique, dont le moi est le sens de la mesure des choses, où le moi s’autodétermine en fonction de ce qu’il juge bon ou mauvais pour lui-même, « une façon de peindre le cœur humain » dira Stendhal: connaître le monde c’est se connaître soi-même, connaître les hommes. Agir librement selon une éthique. C’est une réponse sur l’interprétation du possible immanent, bien que transcender mais toujours dans la limite d’un donné-monde. Dans l’usage pratique de la raison, pour parler avec Kant (Critique de la raison pratique), on ne peut que faire le pari de la liberté car sinon la morale ne pourrait être envisagée. C’est en étant moral que l’homme s’élève au-dessus du monde naturel. En fait, toute liberté dira Leibniz tient en trois mots: contingence, spontanéité, choix; ensemble que sursume cependant une réalité métaphysique. Qu’est-ce à dire? Toute existence avant d’être individuelle est métaphysique, contenant en ça, pliée en elle-même, l’ensemble de ses attributs passés, présents et futures. Tout choix ou toute action d’un individu sur un autre ne peut se faire que par le possible premier, de même que tout mouvement qu’il produit est déjà contenu en lui. Tout ce que fait Jules César par exemple est le propre de sa substance, ce n’est que d’elle-même qu’il tire tout ce qu’il est. Est-ce pour autant que chaque monade est isolée, allant dans un sens qui, seulement définit par le sien, n‘agit que pour lui? Leibniz, contemporain de Descartes, répond que non, chaque monade se fait d’abord l’écho de l’ensemble de toutes les monades: lorsqu’une se meut, les autres se meuvent à leur tour, tandis que l’ensemble de tout mouvement est déjà connu et réglé par Dieu. Cependant, tout calcul possible est contenu dans chaque unité, et l’agencement de toutes les unités est contenu dans l’infinité de leurs compossibles (c’est-à-dire du rapport qu’entretient leur ensemble). Relation de monades qui élaborent un possible par leur unité de groupe et par eux-mêmes. L’univers, le temps, l’esprit et la matière sont comme « enfermés » dans une harmonie préétablie, un peu à la manière d’un billard ou chaque bille ne peut se mouvoir, dans un sens ou dans un autre, que selon une série de possibilités déjà contenues en elle, dans le jeu et la règle du jeu. Ainsi la rouge n’a pas le point de vue de la jaune, et vice versa mais elles s’accordent et se rencontrent dans un espace, un temps, une particularité donnée d’emblée. Si elles se déploient dans « leur coin », le tout n’en reste pas moins harmoniser, à l’instar de chaque instrument d’un orchestre qui, jouant seul de son côté, n’en manque pas moins de produire l’harmonie de l’ensemble. Pourquoi telle chose existe plutôt que rien? Leibniz répondra par l’idée de raison suffisante, c’est-à-dire qu’il y a une raison qui fait qu’elle est, et cette raison s’inscrit dans l’ordre préétabli par Dieu sur les choses, toute substance, c’est en cela que le monde est celui du meilleur possible car tout ce qui s’y déploie suit une finalité déjà connu et intégrée dans l’ensemble du système universel. Pour conclure, notre questionnement sur la liberté nous a permis d’apprendre qu’elle ne pouvait surgir abruptement, sans en poser en amont la ©hkhouani finalité. On ne peut être libre si on se laisse aller à n’importe quel de nos désirs, sans en saisir le sens et en définir l’objet par l’intervention de la raison. Cependant que presque aussitôt on peut faire le constat que la liberté est comme soumise à condition. Condition posée par un élément de départ, le corps, l’existence, l’être; un indice: la volition. Être libre s’est pouvoir décider spontanément d’une chose ou d’une autre, ce que je peux car, à l’inverse de l’âne de Buridan, face à deux affects d’égal ampleur ma volonté est à même de me faire décider au-delà d’eux, « selon mon bon vouloir, mon bon plaisir » dira un Louis XIV. Mais plus encore, la liberté est bien plus libre lorsqu’elle vise un bien, le juste, le vrai car là elle pose sa propre finalité, non celle qui peut aboutir au faux, à l’erreur, à l’insensé mais au vrai et assigner à l’homme sa propre dignité, celle d’influer sur la contingence, le temps et l’autre selon des valeurs qui les transcendent. Être libre c’est donc s’engager selon des principes posés en toute raison, c’est-à-dire prendre pour cause première les seules idées posées rationnellement. Mais cela est-ce bien possible? Car l’origine mon être sociétal, temporel, génétique repose clairement sur ce qui m’est donné. En effet, on ne vit pas pareillement si on est Perse ou Montesquieu, Amérindien ou Espagnol, ce que je veux je le veux en fonction d’une situation donnée, un déterminé. C’est vrai; mais c’est justement le propre de la liberté de l’existant nous apprend Sartre que d’avoir pour matériau un déterminé mais en être conscient, c’est par là que surgit la liberté: voir intérieurement et agir selon d’autres paramètres que la nécessité. Transcender littéralement le donné comme nous en a donné l’exemple Charles Péguy ou Socrate, je peux être autre chose que ce en quoi telle chose m’appelle à devenir. Et la muse plane encore au-dessus de Verdun. Néanmoins, les réponses qui viennent d’être apportées restent du domaine de l’autodétermination liée à la contingence, ce que le moi peut faire ou pas, vouloir devenir ou non. Ce qui n’est qu’une réponse partielle au déterminisme, qui nous a contraint à nous interroger sur la dimension métaphysique et de la liberté et du déterminé. En interrogeant la liberté de l’existant nous interrogeons son être même, son unité. Réponse qui nous est apportée par Leibniz: tout mouvement d’un être donné est déjà contenu en lui, de sorte qu’il ne fait que développer en acte ce qui est en puissance déjà contenu en lui. Il ne fait que déplier l’envelopper de son être. L’univers est agencé selon un ordre harmonieux préétabli, de façon que tout ce que fait une monade est aussitôt interprétée par l’ensemble des autres. Toute dissonance comme le mal est réintégré dans la finalité supérieure. Ainsi le monde qui se déploie est « le meilleur des mondes possibles », c’est-à-dire que le calcul qui s’opère en permanence poursuit la finalité du seul Bien. Ainsi, à la question: la liberté est-ce faire ce que je veux? Nous pouvons répondre que oui dés l’instant où c’est la Je qui se pose à travers sa volonté libre, et, pour le dire avec Kant « tout ce que Je fais c’est un homme qui le fait ». Entendons par là que la liberté humaine n’est ni absolu ni absente mais elle engage d’abord le sujet humain dans son immédiateté, elle est ontologie d’un être-là. Bibliographie in « Philosophie Terminale, ES/S », Belin 2012: *René Descartes, p.386 *Rousseau, p. 389 *Hegel, p. 393 Autres lectures (Philosophie, terminale ES, S, Paris Hatier 2006) : René Descartes, Méditations Métaphysique; Ibidem p 400 ; Spinoza, Ethique; ibidem p 401 ; Sartre, L’existentialisme …; ibidem p 404 ; Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique; ©hkhouani ibidem p 405 ; Hannah Arendt, La crise de la culture; p 407 ; Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social; p 408 Filmographie possible : *Alexandre le bienheureux (1968 ; Yves Robert avec Philippe Noiret) *L’armée des ombres (1969 ; Jean-Pierre Melville) *Lucien Lacombe, de Louis Malle (1974 ; Louis Malle) *Le juge Fayard (1977 ; Patrick Dewaere) *Youtube : Un combat singulier, portrait du général de Bollardière (2016) L’occupation sans relâche, les artistes pendant la guerre (doc. FR3) ©hkhouani