L'interjection : entre deixis et anaphore
Marcela Świątkowska
Dans LangagesLangages 2006/1 (n° 161)2006/1 (n° 161), pages 47 à 56
Éditions Armand ColinArmand Colin
ISSN 0458-726X
ISBN 9782200921712
DOI 10.3917/lang.161.0047
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Langages 161
Marcela ´
Swiatkowska
Université Jagellonne, Cracovie
L’interjectionþ: entre deixis et anaphore
La fréquence de l’interjection tant dans le discours parlé que dans les textes
écrits est en contradiction avec la place qui lui a été réservée dans la littérature
linguistique. Les dernières années ont apporté quelques travaux intéressants consa-
crés à ce groupe de mots (
cf
.þla bibliographie dans
Â
wi
à
tkowska, 2000), mais
encore en 1992 dans l’introduction du numéro du
Journal of Pragmatics
traitant de
l’interjection, Ameka parle de «þuniversal yet neglected part of speechþ» (Ameka
1992).
Aujourd’hui, personne ne soutient plus la thèse que les interjections n’appar-
tiennent pas à la langue. On observe que, avec les noms et les verbes, elles se
rencontrent dans toutes les langues. Les questions que l’on se pose actuellement
portent plutôt sur le caractère polyfonctionnel de ces mots et surtout sur leurs
valeurs sémantico-pragmatiques. À côté des études ponctuelles qui apportent une
description détaillée des formes particulières (citons à titre d’exemple les études
de Sirdar-Iskandar sur
Allonsþ!, Voyonsþ!
, celle de C.þOlivier sur
Ahþ!
ou de
Dostie et Léard sur
Tiensþ!
), on cherche des moyens qui permettraient de créer un
modèle cohérent d’interprétation des interjections. La position méthodologique
dépend de la définition que l’on donne de l’interjection et des objectifs visés. D’un
côté, on n’y voit que l’expression de l’émotion du sujet parlant et la description
s’appuie sur des formules du typeþ: exprime la surprise, l’admiration, la souf-
france, etc. De lautre, en sappuyant sur la particularité quest le statut de ce mot
dans le discours – autonomie syntaxique – on essaie d’examiner les sources de
telle ou telle autre valeur de l’interjectionþ: contexte linguistique, situationnel,
comportement stéréotypé, opérations mentales, etc.
Dans la perspective de la linguistique générale, la recherche sur le sémantisme
de l’interjection s’inscrit dans le chapitre concernant les universaux. Ce sont surtout
les interjections primaires qui se prêtent à ce type d’approche. Les études portant
sur les interjections dites «þsecondairesþ» soulignent des particularités liées à la
langue et à la culture d’un pays. Pourtant, les travaux de Wierzbicka sur l’interjec-
tion (1991, 1992) ont mis en doute lhypothèse de leur caractère universel. Elle a sou-
ligné aussi bien leur trait individuel – l’expression de l’émotion du sujet parlant –
que «þconventionnelþ», faisant partie du bagage linguistique et culturel donné. Ses
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L’interjection : jeux et enjeux
études contrastives en polonais, russe et anglais ont montré que l’interjection,
malgré des similitudes évidentes dans des langues apparentées, p.þex.
Psstþ!
en
polonais et en russe, véhiculait des nuances propres à la culture, à la civilisation
d’un milieu culturel donné.
Le paramètre formel – isolement syntaxique par rapport à l’entourage contex-
tuel semble plus concret dans la mesure où lobservation de lapparition de
l’interjection dans le discours permet de constater que chaque fois elle interrompt
sa continuité.
Dans les deux cas, il reste néanmoins à préciser ce qui est codé (et ce qui peut
être décodé) dans l’interjection employée dans un contexte donné. Il faut répondre
à la question fondamentaleþ: avons-nous chaque fois affaire à un morphème dont
le contenu sémantique est entrement construit par le contexte, ce qui signifie
qu’il résiste à toute spécification lexicaleþ? Si nous mettons en doute cette hypo-
thèse, il faut répondre à une autre questionþ: est-il possible de prouver que l’inter-
jection véhicule un certain nombre d’éléments sémantiques qui, sans recours au
contexte situationnel, décident qu’un locuteur dit/faitþ:
Aïeþ!
ou
Heinþ? Bahþ!
ou
Pssstþ!, Merdeþ!
ou
Bravoþ!
. Le choix qu’il fait témoigne que ces mots ne sont pas
de simples cris-réflexesþ: ils ne donnent pas uniquement une information sur
l’état émotionnel du sujet parlant, mais ils transmettent par le biais de cette forme
économique d’expression un message sur l’état de chose qui est à l’origine de cette
parole, sur l’événement qui a déclenché l’articulation de l’interjection. En d’autres
termes, celle-ci aurait un sens comme d’autres mots, avec cette condition près que
ce sens dépendrait dans une grande mesure des conditions d’emploi. Pourtant, il
est évident que la notion de sens descriptif, adéquate pour caractériser des
lexèmes à contenu référentiel, ne suffit pas pour décrire le sens des interjections.
C’est justement le problème de ce «þsensþ» que nous nous proposons
d’examiner dans ce qui suit. En partant de la définition provisoire de l’interjection
et de ses propriétés, nous allons réfléchir en premier lieu à ce qui peut être consi-
déré comme partie intégrante du sens de toute interjection, indépendamment du
contexte dans lequel elle est employée. Nous allons donc discuter la possibilité
d’appliquer à l’étude de l’interjection la notion de «þvaleur déictiqueþ».
Sans nous engager dans une discussion sur les conceptions de la deixis et du
phénomène de l’indexicalité, nous pouvons dire que, pour les besoins de notre
étude, la deixis se définit au sens large,
i.þe.
elle comprend non seulement les
embrayeurs mais aussi le recours global au contexte situationnel. Dans un second
temps, nous allons examiner d’autres éléments sémantiques que l’interjection
nous «þdonneþ» ou seulement «þsuggèreþ». Cela nous mènera vers la discussion
sur le rôle du contexte dans la construction du sens de l’interjection. La recherche
des outils qui facilitent ou même rendent possible l’interprétation d’une interjec-
tion, dans l’entourage au sens large, justifie, nous semble-t-il, une questionþ: est-ce
que l’interjection peut être analysée comme une expression anaphoriqueþ? Ainsi,
notre contribution ne vise pas l’analyse détaillée d’une forme particulière, mais en
soulevant des problèmes de nature générale, s’inscrit plutôt dans la discussion sur
des questions telles queþ: sens et signification, rôle du contexte, polymie, deixis,
anaphore, rôle de la paraphrase, etc.
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Langages 161
L’interjectionþ: entre deixis et anaphore
1.0.
Les mots qui nous intéressent ont plusieurs étiquettes dans la littérature
linguistiqueþ: onomatopées, exclamations, cris, particules énonciatives, formules,
jurons, mots-phrases, phrasillons, modalisateurs, marqueurs métadiscursifs. Le
flou terminologique a évidemment des conséquences théoriques et pratiques.
Nous les avons discutées dans
Â
wi
à
tkowska (2000). Nous avons opté pour une
étiquette traditionnelle que la grammaire a attribuée à ce type de mots, c’est-à-dire
interjection
, «þmot jeté entreþ». Wilmet (1997þ: 501) dit
expressis verbis
þ: «þmot
jeté entre deuxþ». Nous croyons que ce
deux
est crucial pour l’interprétation de
ses occurrencesþ: entre deux parties de la phrase, entre deux parties du dialogue,
entre deux parties du texte et même entre ce qui est dit et ce qui est reconstruit.
L’interprétation étymologique de ce que les Latins qualifiaient de
particula inte-
riecta
permet, nous semble-t-il, de prendre en considération aussi bien la manifes-
tation de l’émotion du locuteur qui le pousse à choisir cette forme économique
d’expression que les valeurs fonctionnelles liées à sa position dans le discours et à
son entourage linguistique, décisif pour son interprétation. En plus, le choix de
cette étiquette souligne aussi l’autonomie et l’indépendance syntaxique de l’inter-
jection par rapport aux autres parties de la phrase. Elle est considérée, faute de
trouver mieux, comme un mot-phrase, acte de prédication non-phrastique, doté
de modalités différentes, complément au sens large projectif ou explicatif, ou unité
indépendante. Ce caractère complexe de l’interjection – mot et mot-phrase en
même temps – rend sa description sémantique très difficile et, pour beaucoup, non
pertinente, car impossible en termes de référentialité. Ce n’est pas par hasard que,
dans les études sur l’interjection, on parle de la
nature
de l’interjection, de la
valeur
de l’interjection, de la
fonction
de l’interjection. L’absence d’appui formel
empêche le recours aux notions sémantiques telles que
signification, sens
. La
non-rérentialité de l’interjection est à l’origine de ses multiples emplois et c’est à
travers ceux-ci que l’on essaie de gager les opérations mentales dont elle est une
trace de surface. Les traits caractéristiques de l’interjection ne peuvent être
détectés qu’à travers ses réalisations où «þla partie individuelleþ» du locuteur est
beaucoup plus forte que dans d’autres cas. Et ce n’est pas par hasard non plus que,
traditionnellement, on a divisé les interjections d’après la nature du sentiment
éprouvé par le locuteur. Leur sens serait déterminé par les indices extralinguisti-
ques tels que le geste, la mimique, et surtout par l’intonation.
Dans nos travaux précédents (1993, 1998, 2000), nous avons refusé l’hypothèse
selon laquelle l’interjection ne serait qu’une expression de l’émotion du locuteur.
Dans ce cas, l’effort du linguiste se manifesterait surtout dans l’élaboration d’un
catalogue des émotions et la construction d’une liste des paramètres contextuels et
cotextuels explicatifs pour l’emploi de telle ou telle interjection. Sans négliger le
bagage affectif attribué à des formes particulières dans des contextes déterminés,
décodé souvent d’une façon intuitive, nous plaidons d’abord pour la recherche de
ce qui est présent dans tous ces mots, indépendamment des conditions de leur
emploi. En d’autres termes, nous proposons d’appliquer à la description du
sémantisme de l’interjection des concepts exploités pour la description d’autres
classes de mots. Quels sont donc ces éléments «þdonnésþ» dans chaque interjec-
tion et comment pouvons-nous lestecterþ?
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L’interjection : jeux et enjeux
1.1.
La première observation concerne la nature indexicale de l’interjection.
Cette remarque n’est pas révolutionnaire. Nous la retrouvons dans la théorie de Bally
(1950þ: 42) qui essaie de grouper les interjections d’après le critère «þréférentielþ», en
se servant de deux notions sémantiques,
dictum
et
modus
, reprises à la philosophie
médiévale. L’application de ces notions lui permet de classer les interjections en
dictales (onomatopées qui décrivent des événements), modales (exclamations qui
expriment des émotions et des volitions) et signaux (qui sont déictiques)
1
. Le carac-
tère indiciel des interjections est aussi discuté par Wilkins (1992, 1995).
Selon nous, nous pouvons déterminer dans le sémantisme de l’interjection des
éléments déictiques comme
moi, toi, maintenant, ici
,
qui acquièrent leur valeur réfé-
rentielle par renvoi obligatoire à l’énonciation. Autrement dit, les interjections
marquent un argument potentiel qui est saturé dans l’énonciation. L’absence de
marqueur formel dans la structure de l’interjection qui serait considéré comme
argument sujet, ne signifie pas qu’il n’existe pas.
Quand je disþ:
Pouahþ!
je m’indique à moi-même que quelque chose ici, main-
tenant, me répugne.
Quand je disþ:
Psstþ!
je m’indique à moi-même, j’indique à mon/mes interlo-
cuteur/s mon intention ici, maintenant, d’attirer leur attention.
Le caractère indiciel des interjections, qu’elles partagent avec d’autres mots tels
que les pronoms, adverbes, formes temporelles, est codé dans les formes mêmes
des interjections. Wilkins (1995þ: 370, 371) cite des exemples anglais commeþ:
Here
goesþ!, Dammitþ!
dans lesquels on peut clairement reconnaître les éléments déicti-
ques incorporés. De plus, les gestes qui accompagnent souvent les interjections
sont une preuve que, dans leur structure sémantique élémentaire, on peut trouver
d’autres concepts déictiquesþ:
Allez, ousteþ!
véhicule une indication spatiale d’éloignement.
Hopþ!
véhicule aussi une indication spatiale du changement de la position d’un
objet (p.þex. d’une balle).
L’examen des interjections du point de vue de l’information de nature déic-
tique qu’elles véhiculent permet de conclure queþ:
1/þtoutes les interjections véhiculent le
je
.
Ahþ!, Oufþ!, Bahþ!, Merdeþ!, Allonsþ!,
Voyonsþ!
identifient le locuteur. Dans certains emplois, elles peuvent perdre cette
propriété, ou du moins, elle semble plus objectivisée. C’est le cas surtout des inter-
jections onomatopéiques qui réalisent une fonction purement descriptive ou
prédicative. Regardons les exemples suivantsþ:
Tous les matins, j’ai mal à la gorge. Contractée, je dirais. Puis, je prends mon café et
pffouitþ!, parti. C’est nerveux à ce qu’il paraît. (Oeufþ: 17)
Et, vli et vlan, les claques pleuvaient. (Quillet)
/…/À l’instant même que le lait va bouillir, je suis victime d’une petite distraction
de rien du tout, et pfouffþ!, mon lait pfouffþ! dans le feu… Je lui disþ: Attends,
attends… Ahþ! bahþ!… Il s’en moque… (exemple de Valéry cité dans Referovskaja,
Vassilieva, 1964þ: 311)
1. Nous avons discu le modèle de Bally en essayant de l’expliquer et de l’adapter au matériau
linguistique (Âwiàtkowskaþ: 1993, 2000).
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