empreinte d'une physionomie particulière, une religion, une histoire, une civilisation », et plus
loin : « les races sont des moules d'éducation morale plus qu'une affaire de sang
», et
encore : « l'histoire humaine diffère essentiellement de la zoologie
». Ainsi déclare-t-il dans
Qu’est-ce qu’une nation ? : « Les plus nobles pays, l’Angleterre, la France, l’Italie, sont ceux
où le sang est le plus mêlé. » La race est en outre pour lui une notion évolutive au cours de
l’histoire : « la race, pour nous autres historiens, est quelque chose qui se fait et qui se défait
[…] Le fait de race est immense à l’origine […] il arrive à s’effacer complètement […] je
conçois pour l’avenir une humanité homogène, où tous les ruisseaux originaires se fondront en
un grand fleuve
. » Si « la race » indo-européenne est porteuse de la raison, elle est aussi
légataire de l'universalisme et de la miséricorde développés, eux, par les sémites
. Shlomo
Sand explique
comment Renan, dans sa conférence « Judaïsme comme race et comme
religion
» cherche à démontrer que les Juifs ne constituent pas un groupe humain issu d'une
origine commune, ce qui lui permet de réfuter l'idée d’une conception biologique. Aryens et
Sémites, ces « deux grandes races nobles venues de l'Imaüs
», ces « deux voix indissociables
de l'humanité, l'appel à Dieu, l'appel à l'Homme, l'expression du croire et celle du savoir
»,
sont ensemble, dit-il, « destinées à conquérir le monde et à ramener l’espèce humaine à
l’unité
», autrement dit à absorber les autres races, qu’il qualifie d’« inférieures ». « Non
seulement les Juifs ont apporté la révélation du Dieu unique, le plus grand progrès spirituel de
l'humanité selon Renan, mais encore, en sauvegardant le texte hébreu de la Bible, les rabbins
tout au long du Moyen Âge ont façonné pour la pensée critique le puissant levier qui, au-delà
même de la Réforme, devait susciter l'exégèse des temps modernes
. »
D’autre part, il ne faut pas confondre ce sentiment de supériorité, réel on l’a dit chez Renan
comme dans toute la société occidentale de son époque, et l’antisémitisme, c’est-à-dire une
animosité contre les juifs, même si l’un est évidemment de nature à nourrir l’autre.
L’antisémitisme était d’ailleurs virulent dans l’Europe du XIXe siècle ; il était véhiculé en
particulier par la revue des Jésuites La Civiltà Cattolica, qui « publia des centaines d’articles
contre les juifs entre 1881 et 1903 et de nombreux comptes rendus de livres antijudaïques et
antisémites jusqu’en 1914, [… accusant] les juifs [d’être] à l’origine de tous les maux, […] la
Renan, Œuvres complètes en 10 vol., éd. Psichari, 1947-61, p. 553-571.
Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? discours a prononcé, le 11 mars 1882, à la Sorbonne
Renan, Essais de morale et de critique, in Œuvres complètes, vol. X, p. 203.
Si la spécificité de la primauté grecque donnée à la raison est peu contestable, l’universalisme est quant à lui plus facilement
attribuable à la philosophie grecque, au droit romain et au catholicisme qu’au judaïsme (cf. par exemple François Jullien, De
l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Paris, Fayard, 2008). En ce qui concerne en revanche
la miséricorde, « la Grèce n'eut [selon Renan] qu'une lacune mais cette lacune fut considérable. Elle méprisa les humbles et
n'éprouva pas le besoin d'un Dieu juste. » (Renan, Histoire Du Peuple d’Israël, t. 1, Préface). Laudyce Rétat évoque en revanche
« l’enthousiasme de Renan pour le prophétisme hébreu, fondateur de la conscience morale, sa consonance avec l'énergie
spirituelle du Juif, moteur de l'histoire, héros de justice. » De fait, si « Homère et le théâtre grec célèbrent la miséricorde et la
compassion […,] Platon, Aristote et les stoïciens ont cependant estimé que c’était là non des vertus, mais des faiblesses,
pardonnables seulement chez les vieillards et les enfants. Ces philosophes encouragent la pitié envers tout être humain, mais
ils méprisent les sentiments de compassion, parce que plus l’émotion est forte, plus l’âme est troublée et moins l’intelligence
et la volonté gouvernent le comportement. » (Roch A. Kereszty, « La miséricorde », Communio n°243 Janvier - Février 2016
- Page n° 75). Si les Grecs avaient bien une déesse de la pitié, de la compassion et de la miséricorde, Eléos, elle était célébrée
seulement à Athènes.
Shlomo Sand, De la nation et du peuple juif chez Renan, Ed. Les liens qui libèrent, 2010.
Conférence de Renan à la Société historique, le 27 janvier 1883.
Renan, Histoire générale des langues sémitiques, op. cit.
Laudyce Rétat, « À propos du prétendu “racisme” de Renan », op. cit.
Renan, L’origine du langage [1848], Paris, Michel Lévy, 1858, p. 232-233. Ces deux ouvrages, L’origine du langage et
Histoire générale des langues sémitiques, ont préparé Renan à construire « le monument qui devait occuper toute sa vie »,
L’Histoire des origines du christianisme, (1863-1883) et « son nécessaire complément, L’Histoire du peuple d’Israël (1887-
1893), d’après Jean Gaulmier, article « Ernest Renan », Encyclopaedia Universalis, 1985.
Laudyce Rétat, « Quand Renan dénonçait les crimes contre l'humanité », op. cit. L’auteur ajoute : « Renan définit une double
dette [de l’Occident] : envers nos pères spirituels, les Juifs, envers nos “ancêtres naturels”, les peuples de l'Inde, relayés par la
Grèce et par Rome. »