#1 Muthos et logos
Le cynisme : de Diogène à Nietzsche
« Antisthène affirmait qu’il vaudrait mieux tomber en proie aux corbeaux que sous les griffes des flatteurs :
ceux-ci s’attaquent aux cadavres, ceux-là dévorent les vivants. »
Diogène Laërce
Le mouvement cynique est, dans l’histoire de la philosophie, probablement le
courant le moins bien connu et le plus intéressant. Évidemment, pour quelqu’un qui
s’intéresse à la critique intempestive, qui refuse le compromis, à qui répugne la rectitude
politique et l’euphémisation du langage, cette tradition représente un joyau de l’histoire de
la pensée. En effet, le cynisme antique se caractérise d’abord par son virulent rejet des
mœurs de son époque, en particulier le mode de vie urbain et la quête du confort, mais
surtout, l’attitude conviviale de façade du citoyen (nous dirions aujourd’hui la bien-
pensance) et le faste de son langage sophistiqué. Ainsi, le cynique recherche une forme
d’authenticité dans ses relations sociales, use d’un dialecte cru et laconique, tout en
poursuivant une quête irrésistible vers ce qui renforce, le corps et l’esprit, bref, l’autarcie.
L’autarcie
« Aristippe lui demandait quel profit il avait tiré de la philosophie. Diogène lui répondit : “Pouvoir être
riche sans avoir une seule obole. »
« On demandait à Diogène qui est riche parmi les hommes : “Celui qui se suffit à lui-me”. »
L’autarcie, autarkeia en grec ancien (αὐτάκεια), vient de deux mots : auto (soi-
même) et archê (commandement). L’autarcie est donc le « commandement de soi ». Les
modernes traduisent souvent par autonomie, choisissant ainsi, étrangement, de tronquer la
racine archê pour rabouter au préfixe auto le terme nomos (loi). Il va sans dire que c’est
une très mauvaise traduction (surtout que le mot autonomos (αὐτόνομος) existe déjà en
grec). Or, le « commandement de soi » ne se limite pas seulement à la sphère politique (en
fait, ce n’est même pas son sens premier).
D’abord, le cynisme est un courant à cheval entre la période classique (Ve et VIe
siècle av. J-C) et l’époque hellénistique (d’Alexandre le Grand à l’Empire romain). C’est
d’abord une « école » socratique. En effet, l’autarcie est centrale chez Socrate (que ce soit
le Socrate de Platon ou celui de Xénophon). D’ailleurs, le nom même du grand philosophe
athénien veut dire « celui qui est fort » (So kratès).
L’autarcie, le commandement de soi, est justement ce qui permet de rendre l’adepte
fort ou puissant. Cette force n’est pas dirigée contre les autres, comme une forme de
tyrannie, mais sur soi-même, c’est-à-dire une domination de soi. Toutefois, cette
« domination de soi » n’est pas une simple répression des passions, des désirs ou de sa
nature. En fait, c’est souvent l’inverse, c’est-à-dire un certain retour à sa « nature », par
exemple en rejetant des pratiques ou mœurs « civilisées » affaiblissant l’individu et
l’alourdissant de dépendances superflues.
Cette autarcie touche autant le corps que l’esprit et cherche à renforcer ces deux
sphères chez l’homme. Un mode de vie austère permet de limiter la dépendance au confort
et, du coup, l’affaiblissement du corps par sa dépendance aux artifices des grands centres
urbains. Par exemple, une image forte de Diogène est celle on le voit dormir dans un
tonneau, boire avec ses mains directement dans la fontaine, s’habiller avec un seul manteau
été comme hiver, etc. Or, l’autarcie intellectuelle est aussi au centre de la démarche
philosophie. Ainsi, le cynisme pousse jusqu’au bout le principe du gnôthi seauton (γνθι
σεαυτόν), la fameuse maxime : « Connais-toi toi-même ». Cela implique de se positionner
en critique radical des modes idéologiques, des coutumes traditionnelles et de toute
pratique « allant de soi », bref, d’être intempestif.
Cynisme moderne
Il importe de distinguer la tradition cynique de l’Antiquité de ce que l’on nomme
de nos jours le cynisme. Le cynisme contemporain est nettement péjoratif et n’a conservé
que l’attitude houleuse et acerbe de l’adepte. Malgré un important réductionnisme dans la
conception moderne de la notion, il n’en demeure pas moins qu’un aspect central demeure :
le rejet des illusions idéalistes vis-à-vis l’homme, ses mœurs et la politique en général. En
somme, le cynique est un pessimiste. Or, ce pessimisme n’est pourtant pas synonyme de
défaitisme, au contraire. En effet, ce qui est principalement rejeté consiste en les illusions
posant l’homme ou la société meilleurs qu’ils ne le sont. Le cynique regarde de manière
crue et virile le monde et rejette tout adjuvant permettant de mieux le supporter, ainsi que
les masques voilant sa vraie nature. En somme, le cynique contemple la vie telle qu’elle
est et l’accepte ainsi, dans la splendeur de sa tragédie immanente.
Nietzsche, le dernier grand cynique
« Il est bien étrange, disait Diogène, que l’on verse de l’huile dans la lampe pour y voir plus clair sur la
table, tandis qu’on ne veut en rien dépenser ses forces à devenir plus sage d’esprit de manière à bien
discerner ce qu’il y a de meilleur pour l’existence. »
L’anecdote la plus connue de Diogène concerne sa visite sur les marchés d’Athènes
avec une lanterne. Nous aurions en effet vu, au IVe siècle avant notre ère, un étrange
personnage sur la place publique à Athènes, se promenant, en plein jour, avec une lanterne.
Lorsque les citoyens lui demandaient se qu’il faisait, il répondait simplement : « Je cherche
un homme ! » Alors, stupéfaits, les gens lui faisaient remarquer qu’il était entouré d’une
panoplie de gens. Or, Diogène, tout en continuant à chercher, rétorquait : « Je cherche un
vrai homme. » Que voulait dire exactement le cynique ? Probablement que sa définition
d’homme impliquait un certain idéal à accomplir, et non un fait conféré par la seule
naissance. Cet idéal devait consister à vivre de manière authentique, tout en se dominant
soi-même. Ainsi, il n’est pas surprenant que Diogène n’ait jamais trouvé ce qu’il
cherchait...
Cette belle image est reprise par le plus important philosophe du XIXe siècle :
Nietzsche. Dans l’aphorisme 125 de l’ouvrage Gaya scienza, intitulé « Der tolle Mensch »
(L’homme fou), Nietzsche parle d’un dément qui va sur les marchés avec une lanterne tout
en s’écriant : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! », créant ainsi l’hilarité générale dans
la foule. Puis le fou accuse les hommes d’être les assassins de Dieu : « Gott ist tot ! Gott
bleibt tot ! Und wir haben ihn getötet ! » (Dieu est mort, dieu demeure mort et nous l’avons
tué). Il s’agit là probablement de l’aphorisme le plus connu de Nietzsche, et certainement
le moins bien compris.
Quel est le lien entre l’aphorisme de Nietzsche et l’anecdote de Diogène. Pour les
deux philosophes, ce qui était recherc (un homme et dieu), ironiquement bien entendu,
représentait un idéal. Cet idéal est considéré perdu. Toutefois, c’est la différence entre
Diogène et Nietzsche qui, comme c’est souvent le cas, importe ici. En effet, pour Diogène,
le fait qu’il soit impossible, dans la noble cité d’Athènes (et du coup, dans toutes les cités
du monde), de trouver un homme véritablement authentique est une immense catastrophe.
L’affaiblissement général de l’humanité, l’idéal de confort conféré par la vie urbaine et la
multiplication des dépendances de toutes sortes réduisent les individus à vivre comme des
sous-hommes, des limaces se vautrant dans la lie du faste civilisateur et mensonger, bref,
l’avènement de l’homo cupidus (antithèse de l’homme autarcique).
Pour Nietzsche, au contraire, la mort de Dieu n’est pas totalement une catastrophe.
Elle représente bien une tragédie, l’aboutissement du nihilisme accompli, mais elle est
aussi synonyme d’émancipation, une échappatoire à l’illusion que « le meilleur vient après
la mort », donc à la fois un poison et un remède. Et c’est bien que nous retrouvons
l’essence du cynisme authentique : ce n’est pas le monde qui est rejeté et jugé futile, mais
le voile des illusions qui permet aux sous-hommes d’accepter sa réalité dure et tragique.
Saurez-vous, à l’instar des cyniques, soulever ce voile et contempler votre vraie nature ?
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