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Cahiers Sens Public [no 10]
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veulent nous faire comprendre que tout se vaut : comme si la servitude valait la
traite négrière. Ce qui est important, c’est que la France doit arrêter de soutenir
les dictateurs africains, cela fait partie de cette réparation.
Édouard Glissant : Le métissage n’est pas un désir mais une réalité. Les jeunes
gens de Dakar, d’Abidjan et de Bamako, m’écrivent des lettres, que je ne publierai
pas, pour me dire que la vieille négritude, on en a fini avec ça. Nous sommes
mélangés, nous venons de Manille, nous sommes à Dakar, nous nous réunissons
dans des chambres, nous nous entassons à vingt pour discuter de ces questions.
L’Afrique peut être métisse, cela ne veut pas dire qu’elle perd de son identité,
qu’elle se délite, cela veut dire que le jeune de Bamako qui rencontre le jeune de
Dakar partage avec lui quelque chose de nouveau, qui fait qu’ils sont tous les deux
nouveaux dans le monde. Le métissage ne correspond donc pas à une question
identitaire mais à une question de participation au monde et une question
d’entrée dans le monde, peut-être pour pouvoir y survivre véritablement. Ce n’est
pas moi qui décide du métissage. J’évoque un autre problème : les Antillais, qui
sont métissés, ont eu longtemps deux craintes : d’une part qu’on les prenne pour
des nègres et d’autre part qu’on les prenne pour des métis !
Quand j’étais enfant, on s’injuriait en se traitant de nègre, « nègre Guinée »,
« nègre Congo ». Quand j’étais adolescent, mon père m’a dit au moment de mon
départ pour la France : « Souvenez-vous, monsieur, que j’aime le café mais que
je n’aime pas le café au lait. ». Il avait peur du métissage : pourquoi ? Il n’était
pas sûr d’être un vrai nègre. S’il en avait été sûr, il ne m’aurait pas dit cela. Il y a
cinq mois, lors d’une discussion, le directeur du Centre cinématographique de
l’Université de New York, qui est malien, Jane Cortese, une grande poétesse noire
américaine, et Mel Edwards, un grand sculpteur noir américain soutenaient que
Barack Obama n’était pas noir. Aujourd’hui, ils m’envoient des e-mails et me
disent que ce sera un grand geste symbolique si Obama est élu… Mon fils a
aujourd’hui dix neuf ans. Quand sa mère était enceinte de six mois, nous sommes
allés à la Martinique pour qu’il y naisse. On est revenu alors qu’il avait deux mois,
et il a depuis vécu aux États-Unis. À cinq ans, il nous disait : « Ah je n’aime pas
les nègres, j’ai peur des nègres ». On lui répondait : « Mais, écoute, ton père est
nègre », et il nous répondait « non, non, ce n’est pas la même chose, c’est mon
père, mais je n’aime pas les nègres ». Nous n’avons plus rien dit. À l’âge de neuf
ans, un jour, à la Martinique, à huit heures du matin, alors que nous prenions le
petit déjeuner, il s’est levé et il nous a dit : « J’ai quelque chose à vous dire : je suis
nègre ». C’est un métis, sa mère est blanche, son père est noir. Le fils de Patrick
disait à sa mère : « Pourquoi as-tu choisi papa comme nègre ? »
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© Association Sens-Public | Téléchargé le 06/05/2023 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 202.119.45.127)
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