CSP 010 0025

Telechargé par Claire CHEN
La créolisation et la persistance de l'esprit colonial
Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau
Dans Cahiers Sens publicCahiers Sens public 2009/2 (n° 10)2009/2 (n° 10), pages 25 à 33
Éditions Association Sens-PublicAssociation Sens-Public
ISSN 1767-9397
ISBN 9782952494724
DOI 10.3917/csp.010.0025
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La créolisation et la persistance
de l’esprit colonial1
Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau
Édouard Glissant : J’appelle créolisation un phénomène de mélange,
non seulement des individus, mais de cultures dont les conséquences sont
imprévisibles, imprédictibles. Il n’était ni prédictible ni prévisible qu’une
bande de nègres absolument réduits à l’animalité par le système esclavagiste,
premièrement aient créé de véritables langues que sont les langues créoles, à
partir du « petit nègre » qu’on leur enseignait pour les besoins du leur travail.
Deuxièmement, dans le sud des États Unis, ils ont créé des formes artistiques,
comme le jazz, qui sont valables pour le monde entier. La créolisation n’est pas
un trou « bouillon-sac » dans lequel tout se mélange ; la créolisation garantit
et conserve les éléments distincts qui la composent mais n’établit pas de
hiérarchie entre ces éléments. Autrement dit, le tissu élémentaire du vivant n’est
pas le semblable, c’est le différent. Une humanité clonée à l’infini mourrait à
l’infini. Ce qui fait le tissu des humanités c’est le mélange des différents qui, dans
le mélange, sont gardés comme différents.
Président de l’AECAL : Martiniquais, je suis le président de l’Association des
étudiants de culture africaine de Lyon. Je voudrais souligner la réalité sociologique
des descendants d’esclaves. Il ne faut pas parler de l’homme noir en mettant de
côté la réalité politico-sociale des descendants : je prends l’exemple d’Haïti et de
l’Afrique. Haïti parce qu’Haïti est aujourd’hui une résultante directe de la férocité
blanche. L’Afrique est, Patrick Chamoiseau l’a dit, le résultat de toute la politique
sauvage de l’Occident. Pour la jeunesse africaine dont je me revendique, le retour
à l’Afrique est essentiel car l’Afrique est le ciment de notre humanité. Si nous
nous distancions de l’Afrique, nous ne serons jamais les égaux des blancs ni des
humains. La vraie réponse au racisme n’est pas le métissage, c’est uniquement
le respect des êtres humains tels qu’ils sont, qu’ils soient métissés ou non. Je
veux dire à Patrick Chamoiseau, qui a bien éclairci la question des rois nègres,
qu’il ne faut plus parler d’esclavage en Afrique, mais de servitude. Les politiques
1. Ce texte est issu d’une rencontre entre Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau organisée par le
Rize – centre Mémoire et Société, à Villeurbanne le 28 mai 2008.
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Cahiers Sens Public [no 10]
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veulent nous faire comprendre que tout se vaut : comme si la servitude valait la
traite négrière. Ce qui est important, c’est que la France doit arrêter de soutenir
les dictateurs africains, cela fait partie de cette réparation.
Édouard Glissant : Le métissage n’est pas un désir mais une réalité. Les jeunes
gens de Dakar, d’Abidjan et de Bamako, m’écrivent des lettres, que je ne publierai
pas, pour me dire que la vieille négritude, on en a fini avec ça. Nous sommes
mélangés, nous venons de Manille, nous sommes à Dakar, nous nous réunissons
dans des chambres, nous nous entassons à vingt pour discuter de ces questions.
L’Afrique peut être métisse, cela ne veut pas dire qu’elle perd de son identité,
qu’elle se délite, cela veut dire que le jeune de Bamako qui rencontre le jeune de
Dakar partage avec lui quelque chose de nouveau, qui fait qu’ils sont tous les deux
nouveaux dans le monde. Le métissage ne correspond donc pas à une question
identitaire mais à une question de participation au monde et une question
d’entrée dans le monde, peut-être pour pouvoir y survivre véritablement. Ce n’est
pas moi qui décide du métissage. J’évoque un autre problème : les Antillais, qui
sont métissés, ont eu longtemps deux craintes : d’une part qu’on les prenne pour
des nègres et d’autre part qu’on les prenne pour des métis !
Quand j’étais enfant, on s’injuriait en se traitant de nègre, « nègre Guinée »,
« nègre Congo ». Quand j’étais adolescent, mon père m’a dit au moment de mon
départ pour la France : « Souvenez-vous, monsieur, que j’aime le café mais que
je n’aime pas le café au lait. ». Il avait peur du métissage : pourquoi ? Il n’était
pas sûr d’être un vrai nègre. S’il en avait été sûr, il ne m’aurait pas dit cela. Il y a
cinq mois, lors d’une discussion, le directeur du Centre cinématographique de
l’Université de New York, qui est malien, Jane Cortese, une grande poétesse noire
américaine, et Mel Edwards, un grand sculpteur noir américain soutenaient que
Barack Obama n’était pas noir. Aujourd’hui, ils m’envoient des e-mails et me
disent que ce sera un grand geste symbolique si Obama est élu… Mon fils a
aujourd’hui dix neuf ans. Quand sa mère était enceinte de six mois, nous sommes
allés à la Martinique pour qu’il y naisse. On est revenu alors qu’il avait deux mois,
et il a depuis vécu aux États-Unis. À cinq ans, il nous disait : « Ah je n’aime pas
les nègres, j’ai peur des nègres ». On lui répondait : « Mais, écoute, ton père est
nègre », et il nous répondait « non, non, ce n’est pas la même chose, c’est mon
père, mais je n’aime pas les nègres ». Nous n’avons plus rien dit. À l’âge de neuf
ans, un jour, à la Martinique, à huit heures du matin, alors que nous prenions le
petit déjeuner, il s’est levé et il nous a dit : « J’ai quelque chose à vous dire : je suis
nègre ». C’est un métis, sa mère est blanche, son père est noir. Le fils de Patrick
disait à sa mère : « Pourquoi as-tu choisi papa comme nègre ? »
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La créolisation et la persistance de l’esprit colonial
Patrick Chamoiseau : Les enfants captent les systèmes de valeurs de
notre société, mais il faut distinguer le métissage sauvage et la créolisation
naturelle. Toutes les cultures ont toujours été métisses, mais le métissage et la
créolisation se sont toujours produits dans des situations de hiérarchisation des
races et de dévalorisation de certaines composantes. Dans l’idée de créolisation,
il y a la reconnaissance d’un fait mais aussi une poétique de la créolisation. La
poétique consiste à faire en sorte que, dans ces sociétés multi ou transculturelles
qui sont les nôtres, par les rituels, par le système mémoriel, toutes les composantes
soient présentes dans une société, sans pour autant imposer un diktat de
métissage (autant nous avons été opposés à un ministère de l’identité nationale,
autant nous sommes opposés à un ministère du métissage national !). L’idée du
métissage signifie que je n’ai pas à me cantonner dans les seuls éléments de ma
culture mais que toutes les richesses des humanités sont à ma portée. Aujourd’hui,
l’épanouissement d’un individu ou d’une nation passe par une culture des
cultures, une civilisation d’incivilisations. Une civilisation ou une culture, qui
essaierait de se construire ou de se maintenir dans des modalités qui seraient des
modalités étanches, s’asphyxie. À la hiérarchisation des races, des brutalités, nous
opposons une politique de la créolisation qui n’est pas un ordre de métissage
mais qui tient simplement au fait de dire : ces richesses-là vous appartiennent,
toutes les langues vous appartiennent. On peut choisir sa langue natale, on peut
choisir sa terre natale. Qu’est ce qui se passe aujourd’hui dans la littérature ?
On s’aperçoit que les écrivains, Milan Kundera en est un exemple, se déplacent
aujourd’hui dans les langues. Est-il un écrivain français ? Écrire en français suffit-il
à déterminer qu’on appartient à la littérature française ? On s’aperçoit aujourd’hui
que les familles humaines ou les familles d’écrivains sont déterminées par des
structures d’imaginaire. C’est pourquoi, dans la Caraïbe, si nous sommes plus
proches de n’importe quel blanc de la Caraïbe que d’un écrivain africain même si
nous avons des solidarités évidentes avec l’Afrique, c’est parce que nous avons des
structures d’imaginaire communes. Si nous sommes plus proches de n’importe
quel écrivain anglo-hispanophone que d’un écrivain français, c’est parce que nous
avons des structures d’imaginaire communes. Les sociétés qui vont se constituer
sur des imaginaires et ces structures d’imaginaire, informées d’une politique de
créolisation, vont participer à la créolisation. On ne renonce absolument à rien, on
valorise tout, dans une disponibilité à toutes les richesses produites par l’espèce.
Président de l’AECAL : Parce qu’on a vu que la plupart des pays colonisés se
sont vus assigner des noms plus ou moins folkloriques, ou des noms inventés par
le colonisateur, la plupart de ces pays cherchent à se retrouver, à se recréer une
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Cahiers Sens Public [no 10]
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authenticité, à travers leur nom. Vous avez dit que pour considérer un véritable
oubli il faudrait mettre les mémoires en dialogue, en symbiose. Je me demande
si vous n’avez pas une vision trop idyllique des rapports entre les mémoires. Les
mémoires ne sont-elles pas en quelque sorte potentiellement conflictuelles ?
Les débats qui se sont déroulés en France dans le cadre des lois mémorielles
font apparaître l’accusation rapide de concurrence des victimes et aussi, bien
évidemment, l’accusation d’antisémitisme. Si les noirs, en général, réclament
que l’épisode de la traite négrière de la colonisation soit rappelé, on les accuse
tout de suite de faire de la concurrence de victimes. La mémoire du bourreau et
celle de la victime sont-elles forcément opposées ? Peut-on les réconcilier ?
Édouard Glissant : Les noms ne sont pas importants. Ce sont les cultures
occidentales qui nous ont enseigné l’importance des noms. Dans aucune autre
culture, ni chinoise, ni africaine, ni indienne, ni aztèque ni inca, on ne trouve une
fixité des noms. On trouve des noms de villes qui changent, des noms de famille qui
changent, des noms de fleurs qui changent, etc. Il y a des langues, par exemple,
il y a cent manières de dire l’eau : il y a l’eau chaude, l’eau sale, l’eau de la rosée, l’eau
qui frissonne, bref, il y a des noms différents. C’est dans les cultures occidentales que,
en liaison avec les principes de généalogie, de filiation, on a introduit l’importance
des noms. Il y a le nom légitime et si, on n’a pas de nom légitime, on ne participe
pas de la vie. C’est pour cela qu’en Occident les rois avaient des fils qui portaient
leur nom alors que, dans d’autres cultures, les successeurs des princes n’étaient
pas forcément ceux qui portaient le nom du roi. Je crois qu’il faut démultiplier
la question des noms. Il est vrai que le colonisateur a imposé des noms souvent
farfelus. Il faut prendre ce nom et le retourner contre lui, en évidence poétique. Le
créole, c’est quoi ? Ça vient de quoi ? Ça vient du petit nègre : toi travail, moi battre.
C’est la langue créole que les populations esclaves de la Caraïbe ont retournée
pour créer une chose nouvelle, une « créolisation », en prenant des éléments de
partout et en en faisant un mélange au résultat imprévisible.
S’agissant des mémoires, il faut distinguer deux cas. Dans le cas des mémoires
où, automatiquement, les éléments mis en présence se considèrent comme
égaux, par exemple les Français et les Allemands, les Français et les Anglais, la
mémoire peut être progressivement rassemblée. Aujourd’hui par exemple, on
voit des anciens combattants allemands venir s’incliner devant le tombeau du
soldat inconnu français et inversement. Si la même chose n’est pas possible en
ce qui concerne l’esclavage, c’est parce qu’on a considéré que, d’un côté, il y avait
une épaisseur d’existence réelle qui était celle du blanc ; et que, de l’autre côté, il y
avait une minceur d’existence réelle qui était celle du noir. Par conséquent il était
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