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raison-publique.fr-Care capabilités catastrophe

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Care, capabilités, catastrophe
raison-publique.fr/373/
Solange Chavel et Sandra Laugier
23 septembre 2015
Table des matières
Sandra Laugier, “Anthropologie du désastre, care, formes de vie“
Laura Centemeri, “L’apport d’une sociologie des attachements pour penser la catastrophe
environnementale“
Anne Lovell, “Le triage social et les limites du care : penser la catastrophe, le care et les
capabilités à travers l’exemple de Katrina“
Anne Gonon, “Quelles vies pour les corps irradiés ? Désorientation et résistance après
l’accident nucléaire de Fukushima“
Cécile Asunama-Brice, “De la vulnérabilité à la résilience, réflexions sur la protection en
cas de désastre extrême – Le cas de la gestion des conséquences de l’explosion d’une
centrale nucléaire à Fukushima“
Vincent Bourseul, “Prendre soin de soi, envers et contre tout : version du care“
Solange Chavel, “Le paradigme des capabilités face aux situations de désastre“
Le but des contributions rassemblées dans le présent dossier n’est pas d’ajouter un
chapitre à la litanie du catastrophisme qui a désormais trouvé sa place dans les
discussions éthiques et philosophiques. La prise de conscience des enjeux climatiques et
environnementaux, l’approche de la grande conférence de Paris sur le changement
climatique (COP21), suscitent en effet, au-delà des préoccupations déjà anciennes sur
les effets des gaz à effet de serre, une forme de concernement global sur la catastrophe
climatique à venir. Sans nier la pertinence de ces inquiétudes, on peut aussi se
préoccuper des désastres présents, passés, ou en cours.
Le thème omniprésent de la catastrophe semble, étrangement, remplacer celui du risque
dans l’euphémisation de la réalité des situations qu’affrontent aujourd’hui les humains. Là
où le risque présentait comme calculable et évitable le désastre humain, tout en niant au
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fond la réalité des menaces, la catastrophe le présente comme massif et incalculable,
mais dans un avenir théorique que nous devrions affronter collectivement : en niant les
inégalités face à la catastrophe, donc les catastrophes en cours. L’imaginaire
métaphysique de la catastrophe nous présente une vie (occidentale) illusoirement
préservée jusqu’ici, et menacée par sa propre action destructrice.
Une vision plus réaliste de la catastrophe, que nous voulons présenter ici, suppose une
attention aux catastrophes réelles et non hypothétiques, sans exclure la réflexion
prospective ; non, comme dans un mauvais scénario, pour y voir des préparatifs ou
signes annonciateurs de LA catastrophe, mais plutôt pour y analyser les effets et causes
des négligences envers les humains et leur environnement, autrement dit, de la
vulnérabilité. C’est dans ce but que plutôt que le concept de catastrophe, nous proposons
de mobiliser, à la suite de Joan Tronto et d’Amartya Sen, des concepts tels que le care ou
les capabilités comme alternative aux concepts de risque ou de catastrophe.
Les grands désastres collectifs récents et en cours (catastrophes dites naturelles,
environnementales et technico-industrielles, qui surviennent parfois de façon dramatique,
mais se révèlent aussi au long cours comme les pollutions de site ou les désastres
décrits dans les plusieurs contributions ici) semblent signifier que nos outils conceptuels
habituels sont insuffisants devant la perte totale de la forme de vie tissée par le care
quotidien. Comment comprendre ce qui arrive aux êtres humains dans semblables
situations de vulnérabilité parfois extrême ? Comment appréhender ces situations qui
conduisent à la perte de formes de vie ?
Le care et les capabilités nous ramènent à la réalité ordinaire et vulnérable du travail de
maintien de la vie, ou des conditions minimales d’une vie humaine. Pensons à la
définition du care par Joan Tronto et Berenice Fischer comme « activité caractéristique
de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer
ou de réparer notre “monde” de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que
possible1Joan Tronto, « Care démocratique et démocratie du care », dans Pascale
Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman (dir.), Qu’est-ce que le care ?, Paris, Petite
Bibliothèque Payot, 2009, p. 37. ». Ce n’est pas seulement un rappel de l’extension du
« monde » à l’environnement, assez évidente. La définition souligne l’importance du
travail de réparation et de maintenance constamment en cours.
La question environnementale est celle de notre dépendance, mais cette dépendance est
réciproque. Ce qu’on appelle « changement global » est bien la codépendance de
l’humain et de son environnement. Le changement climatique qui est au cœur des
discussions aujourd’hui résulte de l’augmentation d’origine anthropique de la
concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Diverses catastrophes des
dernières décennies ont également mis en évidence la vulnérabilité des sociétés
humaines aux dégradations de l’environnement.
La notion de risque, développée dans les dernières décennies de façon incontrôlée, n’est
clairement plus appropriée à des situations où il n’est ni calculable, ni maîtrisable et où
l’idée de prévention ou de protection est déjà dénuée de sens puisque la réalité est déjà
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catastrophique (voir Fukushima). Il n’est pas surprenant que ce soit Tronto qui ait mis en
évidence l’obsolescence de l’idée de risque dans Le risque et le care2Paris, Payot, 2012..
Depuis l’ouvrage d’Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre
modernité3(1986), Paris, Aubier, 2001. la notion de risque, malgré son intégration à
l’ensemble des politiques publiques contemporaines, a révélé ses limites : euphémisation
de dommages déjà subis ou de menaces bien réelles, moyen commode de gérer les
externalités du progrès et de ne pas prendre la mesure des défis environnementaux,
sanitaires, économiques et humains, réduction de la vulnérabilité humaine au calcul, à la
modélisation et au management.
Le souci de l’environnement et du climat montre la force du paradigme du care contre
celui du risque ; mais aussi le nouveau sens que doit prendre le care lorsqu’il faut
affronter une perte totale de la protection de la vie humaine : quand apparaissent l’inutilité
et la vacuité de mots d’ordre généraux, et l’intérêt d’autres ressources pour penser et
prendre en compte les besoins des humains en tant que victimes et vulnérables.
Le cas emblématique depuis 2011 de la situation de Fukushima, traité ici par Anne
Gonon et Cécile Asanuma Brice, allie durablement désastre « naturel » (tsunami et
séisme) à une catastrophe industrielle (accident de la centrale nucléaire de Fukushima
Daiichi), environnementale (contamination des terres environnantes), sanitaire
(exposition des populations locales à des radiations à un taux inacceptable pour d’autres
catégories), alimentaire (contamination des cultures et animaux), humaine, qui a son
origine comme ses effets dans le peu de cas fait de cette région et de ses habitants…
C’est un exemple emblématique, au-delà de la déplorable fascination pour la
catastrophe, des inégalités environnementales qui structurent la planète.
On sait à quel point désormais le monde social et humain est inscrit dans un
environnement, dans un ensemble de contraintes, ressources et données naturelles, et
en dépend. Réciproquement l’humain, femme ou homme, fait partie de la chaine causale
de la nature, par les transformations qu’il/elle suscite dans le monde qu’il/elle habite. Ce
qu’on appelle « changement global » ne doit cependant pas cacher que les
interdépendances entre humains et environnement se jouent à toutes les échelles, du
global au local, suscitant une spatialisation des inégalités qui est sans doute une donnée
première de la réflexion sur le genre. Le « nous » qui transforme ou dégrade
l’environnement n’est pas le même que le « nous » qui en subit les conséquences.
Combien d’humains sont victimes de conditions environnementales qu’ils n’ont pas
créées ? L’affichage d’un « nous » abstrait et collectif relève, par un dispositif que
plusieurs formes de critique sociale, ainsi que les études de genre et les éthiques du
care, ont très classiquement mis en évidence, de la protection d’une catégorie d’humains
bien spécifiques. Les débats de la COP21 qui s’annoncent risquent ainsi de se focaliser
sur la préservation d’un « avenir commun » ou des « générations futures », qui se révèle
être l’argumentation mise en place pour la préservation des intérêts de « nos » sociétés
libérales et de « nos » générations futures. Au contraire, comme le montre ici Laura
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Centemeri en prenant l’exemple de Seveso, la catastrophe met au centre de l’attention le
rapport singulier qu’un individu particulier développe avec ce qui l’environne, et qui ne
saurait être simplement dilué dans le discours du « nous ».
La pensée du care a récemment cherché à intégrer cette dimension : en réfléchissant à
la dimension globale et politique du care4Voir l’essai de J. Tronto, « L’indifférence des
privilégiés », dans P. Paperman et P. Molinier (dir.), Contre l’indifférence des privilégiés,
Paris, Payot & Rivages, 2013., en affrontant directement la question de la catastrophe5A.
Lovell, S. Pandolfo, V. Das et S. Laugier (dir.), Face aux désastres. Une conversation à
quatre voix sur la folie, le care et les grandes détresses collectives, Paris, Editions
Ithaque, 2013., ou en envisageant l’extension du care à l’environnement au sens
large6Sandra Laugier (dir.), Tous vulnérables, Paris, Payot, 2012.. Actuellement, un
certain nombre de recherches collectives ont repris à leur compte l’ambition de proposer
un questionnement sur le nouveau sens pris par le care lorsqu’il faut affronter une perte
radicale de toute protection de la vie humaine.
Les situations de désastre qui ont marqué la dernière décennie ont bien montré les
limites de ce concept de risque et ont mis en évidence l’intérêt d’autres ressources pour
penser et prendre en compte les besoins de l’humain vulnérable : l’idée de care (Gilligan,
Tronto) et celle des capacités (Sen, Nussbaum), concepts que Raison Publique a
largement contribué à faire découvrir et problématiser, et qui ont transformé les
approches de la vulnérabilité, de l’éthique et de la politique.
Une anthropologie de la vulnérabilité extrême est en train de naître (voir ici Lovell,
Laugier), qui n’a plus pour centre de gravité les relations sociales entre caregiver/receiver
mais la fragilité que chacun ressent quand il s’efforce, au quotidien, d’incarner sa
subjectivité et d’explorer les manières d’être humain, fragilité radicale qui émerge d’autant
plus quand c’est le monde ordinaire et l’ensemble du monde social et naturel qui est
menacé pour les personnes concernées par une catastrophe ou engagée dans un conflit.
Ces situations invitent aussi à se demander s’il n’y a pas lieu de reconnaître des atteintes
irréversibles, devant lesquelles le care se trouve mis en échec, du moins en demeure
d’inventer de nouvelles formes de relations caring (voir ici Centemeri). De façon
concomitante, ces situations nous invitent à reconsidérer ce que nous concevons comme
des formes humaines de vie. C’est ce sentiment aigu de la fragilité et de la vulnérabilité
de la vie humaine qui est également au cœur de l’approche des capabilités, et qui en fait
une ressource au moment de chercher à définir une pensée de la justice dans des
circonstances qu’il est tentant de rejeter dans l’exceptionalisme de l’extraordinaire.
Rien ne révèle mieux cette tragédie de l’ordinaire que les désastres collectifs
extraordinaires où la vulnérabilité foncière des êtres humains est mise à nu. La NouvelleOrléans ravagée par Katrina, la région de Fukushima par le séisme puis l’accident
nucléaire, et d’autres circonstances… sont les théâtres paradoxaux où, dans la détresse
et le dénuement, s’inventent de nouvelles manières d’exister et de s’exprimer, et des
formes inédites d’attention à l’autre. Face à la catastrophe, à la contingence et à
l’inattendu, dans l’urgence et devant l’incertitude, comment dessiner les limites du care,
du « périmètre » de ce dont il doit y avoir « care » ? Comment retrouver un sens politique
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de ce que tout être humain doit pouvoir être en droit d’attendre de son environnement
social, une défense de ses capabilités, c’est-à-dire de sa capacité concrète et pratique à
faire et à être ?
Si le care est le souci quotidien du proche, et on peut se demander comment l’appliquer à
des situations lointaines et exceptionnelles. Par ailleurs, le care est aussi maintien en
toutes circonstances du fil de la vie ordinaire, au prix de mobilisations extradordinaires.
Le care doit alors être conçu comme soutien à la vie et à la précarité humaine, comme
créativité ambivalente face à cette fragilité du monde et à la précarité des formes vitales,
mais parallèlement comme attention à ce qui dans la forme de vie humaine résiste au
désastre. Les catastrophes fournissent un contexte particulier, rappelant et dévoilant
cette précarité mais aussi mettant en évidence les ressources humaines qui permettent
de la surmonter, ou d’en prendre soin au mieux, compte tenu d’atteintes irréversibles.
Le concept de résilience, souvent repris pour rendre compte de la capacité de survie des
individus dans des circonstances difficiles, ne peut rendre compte de cette capacité, et
s’avère insuffisant pour penser le devenir de certains patients et la visée de diverses
formes du soin médical (voir ici la contribution de Vincent Bourseul). Il est sans doute une
facilité qui ne remplace pas une véritable réflexion sur les capacités et l’agentivité
humaines. Mais aussi sur le caractère irrémédiable de la vulnérabilité, qui ne saurait être
toujours l’objet de compensation, de remédiation ou de prévention. L’éthique du care met
en évidence, dans les façons même que nous avons d’en ignorer le travail, une
incomplétude et un aveuglement de la conception libérale de la morale et de la justice,
condamnée à poser une hétérogénéité problématique entre la société dans sa dimension
morale et ce qui la perpétue (voir ici Laugier).
La revue Raison Publique a déjà consacré trois volumes à ce qu’on pourrait appeler un
nouveau paradigme de la vulnérabilité de l’ordinaire : « Martha Nussbaum – émotions
privées, espace public » (n° 13, octobre 2010) ; « Grammaires de la vulnérabilité » (n°14,
avril 2011) ; « Le retour à la vie ordinaire » (2013). Nous souhaitons conclure cette série
par ce dossier consacré au care et aux capabilités en situation de catastrophe, de façon
à mettre en évidence la nouveauté mais aussi l’efficacité de ces outils pour penser la
vulnérabilité de notre monde ordinaire, mais aussi pour agir, aujourd’hui, sans se
complaire dans un catastrophisme finalement narcissique : en développant un sentiment
de responsabilité non à partir de droits abstraits ou de « générations futures », mais à
partir des relations concrètes de care, avec des proches ou des inconnus.
Ce dossier vise ainsi à lancer la réflexion sur ce qu’apportent ces situations extrêmes aux
éthiques et politiques du care, sur les limites de ce qui constitue le care et ses approches
particularistes dans l’ordinaire des situations exceptionnelles, et sur l’apport que constitue
l’articulation du care à la notion de capabilités, afin de mettre en évidence des voies
alternatives à la construction de la résilience et du risque, en se fondant sur : (a)
l’agentivité du care et sa capacité de subversion et de résistance comme d’attention à
toutes les vulnérabilités ; (b) la puissance critique des capabilités, et la prise de
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conscience qu’elles supposent – des inégalités globales et de la nécessité de définir le
contenu concret de ce qui est dû à tout être humain pour qu’il puisse vivre une vie digne
d’être vécue, ou digne tout court.
Amartya Sen a eu récemment l’occasion de rappeler qu’avant de s’inquiéter du
changement climatique, il fallait se préoccuper de justice climatique
aujourd’hui7http://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/downloads/events/201207-AmartySenLecture.pdf. Le discours présent sur les catastrophes prévisibles liées au changement
climatique est traversé par un non-dit, que nous appellerions volontiers l’hypocrisie du
NOUS. Le « nous » de « notre avenir commun face au changement climatique » n’existe
pas, ou c’est une projection à partir des privilégiés. Le contexte du climat et de la
globalisation entraîne illusoirement à considérer les humains comme une entité
théoriquement solidaire et engagée dans une perspective commune. Or, ce « nous »
constamment mis en avant dans la réflexion présente, masque de nombreuses divisions,
des réalités sociales et politiques hétérogènes, et des exigences de solidarité
asymétriques. C’est bien à réinventer et construire un NOUS non hypocrite, solidaire et
inclusif, que doit travailler toute réflexion sur les catastrophes présentes et futures.
Solange Chavel
Maîtresse de conférences à Université de Poitiers | Site Web
Solange Chavel est maîtresse de conférences en philosophie à l'Université de Poitiers.
Ses travaux portent notamment sur la philosophie morale et politique contemporaine
anglophone.
Sandra Laugier
Professeure des universités | Site Web
Sandra Laugier est Professeure des universités en philosophie à l'Université PanthéonSorbonne (Paris I, ISJPS) où elle travaille entre autres sur la philosophie du langage et
de la connaissance, la philosophie américaine et morale contemporaines ainsi que sur
les études de genre.
Notes
↑1
Joan Tronto, « Care démocratique et démocratie du care », dans Pascale Molinier,
Sandra Laugier, Patricia Paperman (dir.), Qu’est-ce que le care ?, Paris, Petite
Bibliothèque Payot, 2009, p. 37.
↑2
Paris, Payot, 2012.
↑3
(1986), Paris, Aubier, 2001.
↑4
Voir l’essai de J. Tronto, « L’indifférence des privilégiés », dans P. Paperman et P.
Molinier (dir.), Contre l’indifférence des privilégiés, Paris, Payot & Rivages, 2013.
↑5
A. Lovell, S. Pandolfo, V. Das et S. Laugier (dir.), Face aux désastres. Une
conversation à quatre voix sur la folie, le care et les grandes détresses collectives,
Paris, Editions Ithaque, 2013.
6/7
↑6
Sandra Laugier (dir.), Tous vulnérables, Paris, Payot, 2012.
↑7
http://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/downloads/events/201207-AmartySenLecture.pdf
Notes
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