Sante mentale au travail des soignants de psychiatrie

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RFAS - 2022 - N° 4 193
Santé mentale au travail des soignants de psychiatrie:
un détour réflexif sur les enjeux épistémologiques
etinstitutionnels de la recherche RPSY1
Isabelle Maillard, Marie Costa, Jean-Luc Roelandt et Mathilde Labey2
1. « Risques psychosociaux en psychiatrie ».
2. L’ordre d’apparition des auteurs respecte l’implication de chacun dans ce travail.
Isabelle Maillard, Marie Costa, Jean-Luc Roelandt et Mathilde Labey
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RÉSUMÉ
La recherche RPSY vise à explorer les liens entre pratiques de soins, notam-
ment l’usage de la contrainte (isolement, contention), risques psychosociaux (RPS)
et santé mentale au travail des soignant·e·s de psychiatrie adulte dans huit établis-
sements publics de santé mentale (EPSM). Les critiques dont la démarche parti-
cipative et le protocole de recherche proposés ont été l’objet sont révélatrices des
débats et controverses entourant la production de connaissances sur lasanté men-
tale au travail, entre approches compréhensives versus objectivistes. Une manière
d’en tenir compte a été d’engager une étude préliminaire an de questionner le
sens de l’engagement des établissements dans cette recherche, leurs motivations
et les attentes. C’est l’objet de cet article qui se propose d’analyser les enjeux ins-
titutionnels soulevés par cette recherche. L’analyse des entretiens réalisés permet
de mettre en lumière les difcultés, les limites et les enjeux d’une politique de
prévention des RPS, particulièrement sensible au sein des établissements, source
de tensions et divisions entre les partenaires sociaux et les directions, témoignant
d’une difcile coopération susceptible d’en affaiblir la portée.
ABSTRACT
Mental Health at Work for Psychiatric Nursing Staff : a Reflective Review of the
Epistemological and Institutional Challenges of RPSY Research
RPSY research aims to explore the links between practices in providing care,
particularly the practice of constraint (isolation, restraints), psychosocial risks
(PSR) and mental health at work for nursing staff in adult psychiatry in eight public
mental health institutes (EPSM). Criticisms, which have included the participative
approach and the proposed research protocol, reveal the debates and controver-
sies surrounding the development of knowledge on mental health at work and
between comprehensive vs objectivist approaches. One option for considering this
subject was to carry out a preliminary study in order to question the engagement
of the institutes in this research, their motivations and expectations. This is the
focus of this article, which will analyse the institutional challenges raised by this
research. Analysing the interviews carried out makes it possible to highlight the
difculties, limitations and challenges of a PSR prevention policy, which are parti-
cularly sensitive topics within institutes, sources of tension and division between
social partners and management, underlining a difcult cooperation that is likely
to weaken its impact.
Santé mentale au travail des soignants de psychiatrie: un détour réflexif…
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Introduction3
Les années de réformes et d’économies budgétaires du système hospitalier
français ont progressivement fragilisé l’hôpital public, notamment la psychiatrie,
rendue plus vulnérable à une crise comme celle du Covid-19. Si la «souffrance»
au travail a gagné l’ensemble des soignant·e·s (Holcman, 2018), plus particulière-
ment exposé·e·s aux facteurs de risques psychosociaux (RPS) dénis dans le rap-
port Gollac (2011), le phénomène semble plus marqué en psychiatrie publique où
les acteur·rice·s sont soumis·e·s à une forte adversité professionnelle et une forte
pression liées à différents facteurs, certains communs aux métiers de la santé,
d’autres plus spéciques à la discipline. Décrite comme une institution en «crise»
(Vincent, 2020), avec une pénurie de moyens, la psychiatrie publique apparaît
comme un pan du système sanitaire laissé à l’abandon questionnant le sens de la
mission des personnels.
En effet, elle doit faire face à une demande croissante de soins, accrue par la
crise psychosociale générée par la pandémie de Covid-19, déjà difcile à absorber
dans un contexte de tension des effectifs sous l’effet conjugué d’un problème de
démographie médicale et soignante, de désaffection de la discipline et de désertion
de l’hôpital. Elle doit aussi répondre à des exigences contradictoires, en termes
sécuritaireset de respect des droits des patient·e·s. En témoigne un récent décret
relatif à l’isolement et à la contention dans les pratiques de soins sous contrainte
en psychiatrie4. Légalement autorisées, ces mesures coercitives en hausse sont
de plus en plus réglementées an d’en limiter l’usage à des circonstances excep-
tionnelles dans le respect des droits des patient·e·s, avec des procédures jugées
inapplicables par beaucoup de psychiatres, non sans interroger leur engagement
à l’hôpital (Catinchi, 2021).
Ces évolutions mettent fortement à l’épreuve la psychiatrie publique dont les
services sont identiés parmi les services de santé les plus touchés par les atteintes
aux personnes et aux biens (Terrenoir et Barat, 2019), et les soignant·e·s, plus
exposé·e·s au mal-être (Caudron, 2016) et à l’épuisement professionnel (Estryn-
Behar et al., 2011). Sans compter que les pratiques d’isolement et de contention
les soumettent potentiellement à de fortes exigences émotionnelles, des traumas
(Bigwood et Crowe, 2008; Bonner et al., 2002) et des blessures physiques dans
le cas de la contention mécanique (Corneau et al., 2017). Pourtant l’impact des
pratiques de soins sur la santé mentale au travail des soignant·e·s de psychiatrie
reste peu étudié, notamment en France.
C’est tout l’enjeu de la recherche RPSY qui est d’explorer les liens et les méca-
nismes en jeu entre pratiques de soins/usage de la contrainte (isolement, conten-
tion), RPS et santé mentale au travail des soignant·e·s de psychiatrie adulte de sec-
teur. Portée par le groupement de coopération sanitaire et le Centre collaborateur
3. Les auteurs remercient Françoise Askevis-Leherpeux pour sa relecture attentive de cet article et ses conseils
avisés.
4. Décret2021-537 du 30 avril 2021 relatif à la procédure applicable devant le juge des libertés et de la
détention en matière d'isolement et de contentionmis en œuvre dans le cadre de soins psychiatriques sans
consentement.
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de l’Organisation mondiale de la santé pour la recherche et la formation en santé
mentale (GCS-CCOMS), et nancée par la DREES, cette recherche est conduite
dans huit établissements publics de santé mentale (EPSM) qui ont répondu posi-
tivement aux appels à participation lancés en2019 et2020 dans les instances de
gouvernance du GCS-CCOMS.
Au lancement de l’étude en janvier2020, deux raisons nous ont conduits à
ajouter au protocole de recherche une étude préliminaire prenant la forme d’une
investigation sociologique visant à éclairer le sens de l’engagement des direc-
tions des EPSM dans la recherche et les enjeux entourant la question des RPS en
leur sein. D’une part, le contexte de la crise sanitaire rendait les soignant·e·s peu
mobilisables pour la phase quantitative préalable à la phase qualitative de cette
recherche (cf. le protocole ci-dessous). D’autre part, le protocole de recherche ini-
tial, soumis à la discussion des chercheur·euse·s à deux reprises5, a fait émerger
des débats révélateurs des controverses entourant la production de connaissances
sur le lien entre santé mentale et travail. Cet article se propose d’en donner un
aperçu avant de présenter les résultats de l’étude préliminaire sur les enjeux ins-
titutionnels de cette recherche.
Enjeux scientifiques – clarifications
Des débats autour du protocole de recherche RPSY…
RPSY repose sur une méthodologie mixte. D’une part une étude quantitative
comportant deux volets: une enquête individuelle auprès des professionnel·le·s
des EPSM menée à partir d’un outil standardisé, le questionnaire «SATIN», qui
permet d’établir un diagnostic sur les conditions de travail et la santé (dont les
RPS) susceptible d’aider les EPSM à ajuster leur politique de prévention des RPS
et de promotion de la qualité de vie au travail (QVT), et dont la particularité est
de privilégier une approche subjective pour saisir le ressenti des salariés (santé
perçue et évaluation de l’environnement de travail comme source de bien-être ou
de mal-être), à l’opposé d’une approche normative des relations entre les carac-
téristiques de l’environnement de travail et la santé6; et un recueil d’indicateurs
indirects sur la QVT (taux d’accidents du travail, de maladies professionnelles,
5. D’abord lors d’une rencontre rassemblant les équipes de recherche dont le projet a été nancé dans le
cadre de l’appel à projets 2019 de la DREES, puis au sein du comité scientique mis en place autour de ce
projet. Celui-ci associedes chercheur·euse·s reconnu·e·s pour leur expertise sur le lien entre santé et travail et/
ou dans leur discipline respective, à savoir Christophe Dejours (psychodynamique du travail), Danièle Linhart
(sociologie du travail), Pierre Roche (clinique sociologique), Frédérique Quidu (statistiques), Jean-Baptiste Hazo
(santé publique), et l’équipe en charge de cette recherche composée des auteur·rice·s de cet article ainsi que
d’Eva Arnoult (médecin de santé publique), Aminata Sy (chargée d’études statistiques) et Françoise Askevis-
Leherpeux (psychologue sociale).
6. Ces éléments nous ont conduits à choisir cet outil créé par l’Institut national de recherche et de sécurité
(INRS) pour la santé et la sécurité au travail et le laboratoire de psychologie de l’Université Nancy 2/Université
de Lorraine.
Santé mentale au travail des soignants de psychiatrie: un détour réflexif…
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d’arrêts maladie…) et de données sur l’activité des secteurs de psychiatrie adulte
(taux de soins sans consentement, de mesures d’isolement et de contention…).
Ceux-ci devraient permettre d’établir des congurations-types en fonction des
pratiques de soins (usage de la contrainte versus rétablissement). D’autre part
une étude qualitative, centrée sur deux sites présentant des congurations-types,
relève d’une approche sociologique compréhensive (Weber, 1971). Elle repose sur
des entretiens semi-directifs approfondis et des focus groups avec des soignant·e·s
an d’explorer l’expérience subjective des pratiques de soins, dont le recours à la
contrainte, et leurs effets sur la santé au travail, d’identier les facteurs et proces-
sus en cause, de faire dialoguer les différentes conceptions du soin et de coélabo-
rer des pistes-solutions pour améliorer le bien-être au travail par les pratiques de
soins et réciproquement.
La mise en œuvre du volet quantitatif impliquait une phase préalable de concer-
tation et de négociation avec les directions des ressources humaines (DRH) et de
l’information médicale (DIM) des EPSM. Le fait de passer par ces interlocuteurs
pour convenir des modalités d’organisation de l’enquête par questionnaire et des
indicateurs (indirects, d’activité) les plus pertinents à retenir, et de proposer un
outil quantitatif à visée diagnostique susceptible d’éclairer l’action en matière de
RPS et de QVT a soulevé des interrogations.
Quels étaient le sens et les intentions des directions des EPSM pour s’inscrire
dans cette démarche? Leur engagement ne dissimulait-il pas des motivations dif-
cilement avouables ? La démarche participative et l’approche quantitative ne
présentaient-elles pas un risque d’instrumentalisation des chercheur·euse·s, de la
recherche et de ses résultats susceptibles d’être détournés vers d’autres ns que
celles visées, et in fine de renforcer l’asymétrie sociale des forces en présence?
…aux controverses scientifiques
Appréhender le lien entre santé et travail: enjeux d’approches
La catégorie RPS est, en elle-même, l’objet de critiques et de controverses.
Si elle a l’avantage de pointer un phénomène prenant une ampleur inquiétante,
dans un contexte de mutations sociales, normatives et des conditions de travail,
sa promotion comme un phénomène «nouveau» tend à occulter l’histoire du
traitement de la problématique du rapport entre santé et travail, qui n’est pas nou-
velle mais se trouve à cette occasion renouvelée (Loriol, 2000; Lhuilier et Litim,
2009). Son appellation même et son corollaire, l’essor de la prévention, ont pour
effet de brouiller la perception des liens entre santé et travail, réduite au modèle
de l’altération et de la réparation, à la protection de la santé au travail, d’accroître
le processus d’occultation des conditions du travail réel (Dejours, 2001; Lhuilier,
2010 et 2017; Clot, 2015) et, in fine, de neutraliser les enjeux politiques et sociaux
du rapport au travail qui place le·la salarié·e dans un lien de subordination à son
employeur (Gaulejac, 2011).
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