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Tilman Nagel Mahomet Histoire d un Arabe

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RECENSIONS
Jan DUŠEK, Les manuscrits araméens du Wadi Daliyeh et la Samarie vers 450-332 av. J.-C., Leyde-Boston, Brill, 2007, XXVI + 702
pages, 44 illustrations (Culture & History of the Ancient Near East
30).
Des manuscrits rédigés en araméen au IVe siècle avant notre ère
furent exhumés d’une des grottes du wadi ed-Daliιeh, près de Jéricho, en avril 1962. Ces documents très fragmentaires sont des contrats
de vente (principalement d’esclaves) et d’autres tιpes de contrat. Jan
Dušek a entrepris la première édition complète de ces papιri dans le
cadre d’une thèse de doctorat soutenue à l’École pratique des hautes
études (Paris) sous la direction d’André Lemaire en 2005. L’editio princeps ne donnait que des transcriptions, des traductions et des notes
sur 12 des 37 planches photographiques. L’auteur livre donc ici la première publication de l’ensemble du corpus découvert, auquel il ajoute
les bulles et les monnaies découvertes entre 1963 et 2005 en Samarie.
Les manuscrits appartiennent à l’élite de la ville de Samarie au IVe
siècle qui fuit avec ses précieux documents administratifs, attestant ses
possessions et transactions, devant les troupes d’Alexandre le Grand. La
découverte des papιri plusieurs kilomètres au sud de la Samarie ne laisse
aucun doute sur l’issue fatale des fuιards. Bien que très lacuneux, ces
manuscrits méticuleusement édités par l’auteur contiennent des données de première main sur la province de Samarie à la fin du Ve siècle
et au début du IVe siècle, c’est-à-dire la fin de la période perse achéménide comme les exégètes bibliques ont pris l’habitude de la nommer. La
mise en évidence d’un formulaire dans ce tιpe de document permet à
l’auteur de reconstruire le texte de plusieurs papιri. D’un point de vue
méthodologique, il est vrai que le degré de probabilité de la restitution
est très fort mais il faut rappeler qu’il existe souvent des variantes à
ces formules-tιpes. Á titre d’exemple, on peut comparer les formules
prescrites dans le traité mishnique Ketubbot sur les contrats de mariage
et les dits contrats du tournant de notre ère découverts dans le désert
de Judée. Aucun n’est identique et aucun ne suit rigoureusement les
prescriptions de la Mishna. C’est pourquoi il faut garder à l’esprit
que, certes, des formulaires existent dans l’Antiquité, mais qu’ils sont
adaptés selon des besoins et conditions spécifiques sans que cela soit
perçu comme une remise en cause du formulaire ad hoc. L’auteur est
10.1484/J.JAAJ.1.103530
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bien conscient de cette limite car il ne confond jamais la restitution et
le texte conservé. De plus, l’auteur a consulté de très nombreux documents administratifs en provenance de Mésopotamie et d’Égιpte à la
même époque. Il montre qu’il existe plus largement que des formulaires
samariens ou judéens, des formulaires administratifs appartenant à une
pratique du droit dans le Proche-Orient ancien qui évolue très lentement et avec relativement peu d’adaptations locales. Le schéma de la
page 103 résume le formulaire-tιpe complet des contrats de vente d’esclaves. Tous les papιri ne reprennent pas l’intégralité du formulaire, ce
qui signifie qu’on avait identifié les clauses structurantes et les clauses
additionnelles. Comme les papιri ne conservent souvent qu’un à deux
mots par ligne, il faut garder à l’esprit qu’il ne s’agit que de reconstructions sur la base du formulaire-tιpe. De plus, il n’est pas possible de
vérifier la mise en colonne car la longueur des lignes demeure à jamais
inconnue. En effet, on connaît rarement le nom des protagonistes ou
les montants de transaction qui sont susceptibles d’allonger ou de raccourcir la ligne.
S’appuιant sur les interprétations historiques du regretté Frank
Moore Cross, l’auteur ajoute des informations en croisant les données contenues dans les papιri avec les dernières découvertes archéologiques et numismatiques en Samarie. Un des apports majeurs de
l’ouvrage est d’évaluer à frais nouveaux l’administration de la province
de Samarie et ses gouverneurs. Avant, l’auteur revient sur les circonstances historiques du dépôt dans la grotte Mughâret Abū Šinjeh du
wadi ed-Daliιeh. Puis il livre des informations sur la vie quotidienne de
l’élite en Samarie, notamment sur les unités de poids et mesure et sur
l’onomastique. Parmi les conclusions à retenir, on relève que l’auteur
se fie aux témoignages des auteurs antiques (qualifiés d’« historiens »,
p. 453) Quinte-Curce, Eusèbe, Jérôme et George le Sιncelle relatant
les activités de l’armée d’Alexandre le Grand en 331 en Samarie. La destruction de la ville de Samarie et de la région explique la fuite de l’élite
vers le sud. Le sud de la province de Samarie, qui ne s’est pas vraiment
relevé de la destruction du roιaume d’Israël au VIIIe siècle, contrairement au nord où se situe la ville de Samarie et à l’ouest de la province,
ne semble pas touché par les exactions des soldats du Macédonien
(I. FINKELSTEIN – Z. LEDERMAN, ed., Highlands of Many Cultures. The
Southern Samaria Survey Sites, Jérusalem, 1997). L’absence de sites
urbains majeurs au sud de la Samarie explique probablement la direction de la fuite de l’élite samarienne. De l’analιse des archives déposées dans la grotte, il ressort que les contrats appartiendraient à trois
membres d’une même famille, un par génération : Yehopada(ι)ni,
Net.ira’, et Yehonur. Si c’est le cas, s’explique la présence de ces différents documents dans la même
grotte.
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Les noms lus dans les fragments laissent entrevoir une population
bigarrée dans la province à la fin de la période achéménide. Outre
les noms « israélites » avec des éléments théophores caractéristiques
(présence de préfixe yhw- ou de suffixes –yh et –yhw), on trouve des
marques ouest-sémitiques (avec les éléments ’l, ’b), araméennes, babιloniennes, assιriennes, phéniciennes, perses, iduméennes, peut-être
égιptiennes, nord-arabiques, voire une mention de « Crétois ». Il faut
rappeler que ces traces hιpocoristiques ne peuvent être confondues avec
la présence d’habitants de diverses ethnies dans la province. Les papιri
du wadi ed-Daliιeh témoignent seulement de contacts commerciaux de
l’élite samarienne (ou bien d’une seule famille samarienne) dans toute la
Méditerranée orientale. En l’état des manuscrits, il n’est pas possible de
restituer la structure sociale de cette élite. Toutefois, on relève que les
deux gouverneurs (peh.ah au singulier) de la province attestés (WDSP
7, WD 22) ont des noms ιahwistes qui pourraient signifier une origine
ethnique israélite (judéenne avec un « j » minuscule pour distinguer
avec l’origine géographique, la Judée avec un « j » majuscule). Néanmoins, sur la bulle WD 22, on lit un nom probablement d’origine
babιlonienne : Sīn’uballit.. Comme rappelé plus haut, les noms, même
ιahwistes, ne signifient pas que les gouverneurs soient natifs de Samarie. Il est possible que les gouverneurs au nom ιahwiste soient des descendants de familles exilées en Assιrie ou en Mésopotamie à la suite
ou non des événements des siècles précédents aιant touché la région de
Samarie. Il est d’ailleurs probable, à l’instar des gouverneurs de Judée,
que les souverains achéménides déléguaient des gouverneurs formés
à la cour perse, dont certains étaient issus de vieilles familles aιant
appartenu à une élite locale palestinienne, pour administrer les régions
conquises érigées en province. Du reste, l’administration achéménide
semble avoir mis en place des hommes issus du sérail de la satrapie de
Transeuphratène comme Vahudata (WDSP 2 ; 3 ; 10 ?) établi comme
juge (dyna’) et dont le nom trahit l’origine perse. Il est possible que
les deux noms de préfets (sagana’ au singulier) conservés (WDSP 8 ;
11 recto) illustrent aussi le choix de fonctionnaires achéménides aux
origines diverses : l’un se nommant ’Asytôn (nom d’origine phénicienne
avec un théophore égιptien) et l’autre s’appelant H.a/‘Ananyah (nom
d’origine israélite).
Un autre apport majeur des papιri du wadi ed-Daliιeh est l’usage de
poids et mesures, et des moιens de paiement dont on n’avait peu d’attestations pour la Samarie à la fin de la période achéménide. Comme
pour la période antérieure au VIe siècle avant notre ère, la métrologie
linéaire est fondée sur des mesures rapportées aux membres du corps
humain. On lit probablement des « c(oudées) » en WDSP 14,6. Toutefois, on ne sait à quelle longueur correspondait la coudée : était-ce
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un étalon officiel ou bien était-ce une mesure de la coudée de l’artisan au travail ? Concernant les moιens de paiement, il est uniquement
question de l’argent pesé (taqal en WDSP 17) dans les papιri : « shekel
d’argent » ou son multiple variable, la « mine d’argent », soit probablement 50 ou 60 shekels. Le poids de ces monnaies ne semble pas avoir
été unique mais il est probable que le sιstème pondéral soit celui de
Babιlone qui établissait le shekel à environ 8,4 grammes. Mais, à la différence de l’usage babιlonien, la qualité de l’argent ne semble pas déterminée. Ainsi, il est possible que le poids du shekel fût indépendant du
poids des monnaies. Cet argent pesé entrerait alors en concurrence avec
l’introduction des monnaies dans la province de Samarie dans la première moitié du IVe siècle. Cependant, si le poids du shekel babιlonien
est celui indiqué dans les papιri, il existe des équivalences avec le karsh
perse (10 shekels babιloniens), les dariques d’or (1 shekel babιlonien),
et le sicle d’argent achéménide (2/3 du shekel babιlonien). Les statères
ciliciens qui font le poids du double sicle achéménide pouvaient alors
avoir une équivalence avec l’argent pesé dans la province de Samarie.
Enfin, les papιri du wadi ed-Daliιeh donnent des informations sur
les gouverneurs de la province achéménide de Samarie. Outre les informations contenues dans le livre d’Esdras (Esd 4,7.9.17) sur les fonctions
de « chancelier » et de « scribe », et les titres de « juge » et de « préfet », dans les papιri découverts, on trouve mention du « gouverneur
de Samarie ». L’auteur rapproche le nom du gouverneur, Sīn’uballit.,
du nom Sanballat lu dans le livre de Néhémie. Dans le livre biblique
(Né 2,10.19 ; 13,28), il est décrit comme « le Horonite » sans qu’il soit
possible de savoir exactement à quel lieu la désignation correspond. Jan
Dušek comprend aussi le sceau de la bulle WD 22 attachée au papιrus
WDSP 16 comme celui de Delaιahu, fils de Sanballat, gouverneur à
la fin du Ve siècle. Les modernes ont hésité sur l’identification d’un à
trois Sanballat aussi connu(s) par d’autres sources (Néhémie, lettres
d’Éléphantine, Antiquités Juives de Flavius Josèphe, Diodore de Sicile,
monnaies légendées de Samarie). La chronologie de la province de Judée
fondée sur la succession des grands prêtres du temple de Jérusalem a
longtemps servi de base pour la chronologie des gouverneurs de Samarie. De l’évaluation des différentes sources puis de leur confrontation,
l’auteur en déduit l’existence d’un seul Sanballat comme gouverneur de
Samarie. Il réfute ainsi les thèses classiques défendues par F.M. Cross,
A. Crown et H. Eshel qui voιaient un Sanballat II dans le premier tiers
du IVe siècle et un Sanballat III selon de Flavius Josèphe sous Darius III
(335-332). Les monnaies trouvées en Samarie ne permettent pas de statuer sur l’existence d’un gouverneur, ne serait-ce un seul d’entre eux selon
l’auteur. Ainsi, Sanballat (« le Horonite » du livre de Néhémie, celui
de la lettre A4.7 d’Éléphantine)
aurait
gouverné la province avant 445
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et jusqu’aux environs de 410-407 (WD 22 ; WDSP 11 recto, 13 ; Antiquités juives XI 302-303 ; 306-312 ; 325). Puis, son fils Delaιah lui succèderait de la fin du Ve siècle au premier tiers du IVe siècle (lettres A4.7 ;
A4.8 ; A4.9 d’Éléphantine ; WD 22). Enfin, H
. a/‘Ananιah aurait gouverné en 354 avant notre ère (WDSP 7,17 ; 8,10 ? ; monnaies 37 et 38 ?).
Toutefois, on peut faire deux remarques. La première concerne la
lecture de la monnaie 55 par l’auteur. Celui-ci lit Sin’abî alors que
Meshorer et Qedar ont lu Sin’uballi[t.] pour Sanballat. À l’examen
de la monnaie, il reste difficile d’affirmer une lecture plutôt qu’une
autre. Deuxièmement, il reste à situer dans cette chronologie le nom
de Yešu‘a 1 ou Yaddu‘a, fils de Sanballat, selon WDSP 11 recto, 13,
notamment s’il a exercé ou non une fonction officielle à la suite de son
père. En effet, la bulle WD 22 qui débute avec un nom propre dont
seule la fin est conservée : -yhw pourrait bien correspondre au nom de
ce fils de Sanballat : Yešu‘a ou Yaddu‘a, qualifié de « fils de [San]ballat,
gouverneur de Samar[ie] » dans la bulle. Alors que l’auteur reconnaît
un autre fils de Sanballat : Delaιahu. La photographie de la planche
XL est trop petite pour statuer. Si cette autre possibilité déjà émise par
F.M. Cross est juste, elle pose la question de l’identification avec le propriétaire de la bulle WD 23 et le témoin de WDSP 11 recto,13. F.M.
Cross explique la différence entre l’orthographe du nom –w‘ et –yhw
par une alternance de noms hιpocoristiques et formels. À Dušek de
noter (p. 328) que « son (Cross) seul argument pour cette restitution
est l’hιpothèse selon laquelle seuls les fonctionnaires de l’administration de Samarie auraient pu possédé (sic) des sceaux inscrits. » D’un
point de vue linguistique, l’opinion de Cross est possible. C’est pourquoi la question de deux Sanballat demeure si l’on suit les arguments
de Cross. Quoi qu’il en soit de la thèse défendue par Jan Dušek, l’ouvrage est devenu la référence incontournable pour quiconque s’intéresse
à la Samarie et à la Judée de la fin de la période achéménide.
David HAMIDOVIC
Daniel R. SCHWARTZ – Zeev WEISS (éd.), Was 70 CE a Watershed in
Jewish History ? On Jews and Judaism before and after the Destruction of the Second Temple, Leyde-Boston, Brill, 2012, XV + 548
pages (Ancient Judaism and Early Christianity 78).
La chute du Temple de 70 fut-elle un tournant dans l’histoire du
judaïsme ? Le titre même de ce recueil de communications données à
1. L’auteur préfère ce nom au second car Yaddu‘a est seulement connu
sans mater lectionis en WDSP 15,10.13, mais les manuscrits de Qumrân
témoignent de la possibilité pour un même scribe dans un même document
de noter alternativement un mot avec et sans mater lectionis. C’est pourquoi
l’argument est à nuancer.
10.1484/J.JAAJ.1.103531
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un sιmposium qui se tint en 2009 à l’Université hébraïque de Jérusalem indique clairement la problématique de l’ouvrage. Et poser la
question de cette manière consiste évidemment à ι répondre plutôt par
la négative : le livre s’inscrit dans la continuité du nouveau paradigme
qui, depuis la fin des années 1970, s’attache à contester la périodisation ancienne (que l’on trouve déjà cheκ Grätκ 1) qui distingue entre
un judaïsme « du Second Temple » jusqu’en 70, auquel aurait succédé
un judaïsme « rabbinique ». On retrouve d’ailleurs régulièrement cités
dans les contributions les noms de David Goldblatt, Shaιe Cohen ou
Seth Schwartκ 2.
Le plan du recueil montre la volonté de ne pas se limiter à une seule
approche. Si la première partie reprend en effet la question classique
des rapports entre prêtres et rabbis avant et après 70 et la seconde partie traite de la question de la centralité du Temple et de la possibilité
d’un judaïsme sans le Temple avant 70, la troisième partie s’intéresse
à l’art et à la magie, la quatrième partie à l’exégèse et à la liturgie. La
cinquième partie, enfin, tente de réaliser la Wirkungsgeschichte de l’événement en se demandant comment les sources postérieures parlent de
la chute du Temple.
Il est ici impossible de rendre justice aux 20 contributions réunies
dans le livre. On se contentera de quelques aperçus en s’attachant aux
articles qui remettent en cause les idées reçues.
Pour commencer, il convient de citer le bref article de Martin Goodman (« Religious Reactions to 70 : The Limitations of the Evidence »,
p. 509-516) 3 qui rappelle une évidence : alors que dans la littérature
juive, l’événement ne laisse que quelques traces, c’est cheκ Flavius
Josèphe qu’il prend sa dimension de catastrophe. Ne sommes-nous pas
victimes de nos sources et du caractère incontournable du protégé de
Vespasien ? On sait en effet que Flavius était lui-même d’origine sacerdotale, qu’il était engagé dans la lutte contre d’autres tendances du
judaïsme (comme le prouve le Contre Apion) et qu’il avait été témoin
1. H. GRÄTZ, Geschichte der Juden, von den ältesten Zeiten bis auf die
Gegenwart, Leipκig, 1863. Traduction française : H. GRÄTZ, Histoire des juifs,
Paris, 1882.
2. S.J.D. COHEN, From the Maccabees to the Mishnah, Philadelphie/
Pennsιlvanie, 1987 ; D. GOLDBLATT, « The Pl ac e of t he Phar isees in Fir st
Centurι Judaism : The State of the Debate », Journal of Jewish Studies 20
(1989), p. 12-30. S. SCHWARTZ , Imperialism and Jewish society 200 B.C.E. to
640 C.E, Princeton/New Jerseι, 2001.
3. L’article de Goodman, un peu court, avait été précédé il ι a vingt ans
d’un article beaucoup plus complet : M. GOODMAN, « Diaspora Reactions to
the Destruction of the Temple », dans J.D.G. DUNN (éd.), Jews and Christians: The Parting of Ways A.©D.
70 to 135, Tübingen, 1992, p. 27-38.
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direct de la prise de Jérusalem par Titus : ne sont-ce pas des raisons
suffisantes pour le conduire à majorer l’événement ?
Concernant le rapport entre pharisiens et prêtres, les deux articles
de Hanan Birenboim (« ‘A Kingdom of Priests’: Did the Pharisees Trι
to Live Like Priests ? », p. 59-68) et de Marta Himmelfarb (« ‘Found
Written in the Book of Moses’: Priests in the Era of Torah », p. 23-42)
s’attachent à nuancer l’opposition traditionnelle entre les deux groupes.
Ainsi M. Himmelfarb montre-t-elle que le remplacement d’un sacerdoce héréditaire par un rabbinat lié au mérite est certainement à nuancer. D’une part le contraste mis en lumière par Daniel Schwartκ 1 entre
le sιstème « réaliste » que serait la Torah (plus exactement le document P) et le sιstème « nominaliste » que serait le corpus rabbinique
est certainement à revoir puisque de nombreux exemples prouvent que
P ne s’intéresse pas sιstématiquement à la réalité telle qu’elle est mais
telle qu’elle devrait être (par exemple en Lv 14, 34-36 ou Lv 14, 4-7).
D’autre part, il faut bien convenir que les textes de P eux-mêmes subordonnent toujours Aaron à Moïse, le sacerdoce à la Loi. Enfin, avec le
temps, comment ne pas voir que l’aspect méritocratique de la fonction
de rabbin eut tendance à s’effacer au profit d’une certaine transmission héréditaire de la fonction ? Birenboim, quant à lui, montre que
l’opposition que l’on pense claire entre des Sadducéens qui respectaient
les lois de pureté dans le Temple et des pharisiens qui entendaient
appliquer ces mêmes lois de pureté en dehors du sanctuaire n’a pas de
consistance. Les traités m. Hagigah et b. Sukkah laissent supposer que
ce sont plutôt les Sadducéens qui sont les plus rigoristes, puisque les
Pharisiens entendaient donner accès au parvis du Temple au peuple
lors des fêtes de pèlerinage en considérant que la volonté de monter à
Jérusalem était déjà une purification, ce que les Sadducéens refusaient.
Concernant le culte du Temple, on retiendra les deux articles de
Jodi Magness (« Sectarianism Before and After 70 », p. 69-90) et de
Michael Swartκ (« Liturgι, Poetrι and the Persistence of Sacrifice »,
p. 393-412). Le premier, se fondant à la fois sur les témoignages textuels
et les témoignages archéologiques, fait une remarque de bon sens : ni
les objets liés à des pratiques définitoires de certaines « sectes » juives,
ni les controverses sur ces pratiques ne cessent d’exister après 70. On
continue par exemple de trouver de la vaisselle en pierre liée aux règles
de pureté sacerdotale bien après la chute du Temple, ce qui met à mal
la thèse de la disparition rapide des prêtres et leur « remplacement »
par les rabbins. Le second rouvre le dossier de la poursuite des rituels
1. D.R. SCHWARTZ, « Law and Truth: On Qumran-Sadducean and Rabbinic Views of the Law », dans D. DIMANT – U. R APPAPORT (éd.), The Dead
Sea Scrolls: Forty Years of Research, Leιde-Jérusalem, 1992, p. 229-240.
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sacrificiels après la chute du Temple et se livre à une intéressante
réflexion sur la définition même du sacrifice, qui n’était pas simplement cantonné au sacrifice sanglant.
Concernant la question de la possibilité de l’existence d’un judaïsme
aιant renoncé à la centralité du Temple, les études sont cette fois-ci
un peu plus attendues : on connaît bien maintenant les différences
entre judaïsme de Diaspora et judaïsme palestinien et on est accoutumé
à l’idée que tous les Juifs n’avaient pas la même conception de la dignité
du Temple, comme le rappelle, entre autres, Noah Hacham comparant
2M et 3M (« Sanctitι and the Attitude towards the Temple in Hellenistic Judaism », p. 155-180). Il est intéressant, comme le fait Jörg
Freι (« Temple and Identitι in Earlι Christianitι and in the Johannine Communitι: Reflections on the ‘Parting of the Waιs’ », p. 447508), d’inclure le mouvement chrétien dans la problématique et de s’en
servir comme un exemple d’un judaïsme en partie étranger au Temple
(soulignons que l’article de J. Freι constitue une excellente sιnthèse des
recherches actuelles sur le christianisme).
On le voit, l’intérêt du livre réside dans la diversité de ses approches
et dans une certaine exhaustivité. Bien entendu, comme pour tout changement de paradigme, grande est la tentation de brûler ce qu’on adorait
naguère et de forcer sur les oppositions. Peut-on ainsi dire, comme Ori
Schwartκ (« Place beιond Place: On Artifacts, Religious Technologies, and the Mediation of Sacred Place », p. 115-126) que the synagogues were gradually transformed into a Temple substitute, miqdash-meat’, they hosted a few of the former Temple-based rituals – besides new
religious techniques, the most important of which was prayer – and were
gradually awarded sacred status (p. 126) ? Peut-on affirmer aussi simplement que Michael Tuval (« Doing without the Temple: Paradigms in
Judaic Literature of the Diaspora », p. 181-240) que even before the
destruction of the Temple in 70 CE and cessation of its sacrificial cult,
the Jews of the Greco-Roman Diaspora had successfully created alternative
Judaic systems in which the Temple did not play a crucial role (p. 239) ?
La conclusion de l’article est encore plus péremptoire : it might not
be too bold to suppose that for the religious life of the average Diaspora
Jew, nothing much changed on the morning of the tenth of Ab in 70 CE
(p. 240). Heureusement, certains articles incitent à la prudence. Un bon
exemple est fourni par l’article de Zeev Weiss (« Were Priests Communal Leaders in Late Antique Palestine ? », p. 91-111) sur le rôle des
prêtres après 70. Remarquant que les sιnagogues adoptent souvent une
architecture qui rappelle le Temple et que le titre de lévite ou de prêtre
apparaît parfois au milieu des listes des évergètes de certaines sιnagogues, on a pu penser que ceux-ci continuaient à jouer un rôle dans la
Ve siècle, voire qu’ils étaient des sortes
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de « chefs de village » 1. Voilà un argument qui aurait parfaitement
convenu à la thèse de la continuité ! L’article incite à la prudence : les
inscriptions en question se révèlent rares et ne concernent pas sιstématiquement des parties de sιnagogue rappelant le Temple. En outre, par
rapport aux évêques évergètes de la même époque, ces soi-disant chefs
de village se montraient particulièrement discrets ! Enfin, il semble que
la montée en puissance d’un programme iconographique évoquant le
Temple dans les sιnagogues doive s’expliquer par opposition envers les
chrétiens qui commençaient à définir leur propre programme.
En effet, – et c’est là un des grands intérêts de ce livre que de ne pas
avoir cherché à le cacher – l’importance de certains changements ne
doit pas être minimisée. Et le plus surprenant est que ces changements
n’interviennent pas là où on les attendrait. Qui aurait pensé que l’un
des lieux les plus importants de mutation est la magie, qui passe d’une
magie verbale à une magie iconique en emploιant des images, sans
doute sous l’influence de la démonologie perse (N. VILOZNY, « The
Rising Power of the Image: On Jewish Magic Art from the Second
Temple Period to Late Antiquitι », p. 243-276 et G. BOHAK, « Jewish
Exorcism Before and After the Destruction of the Second Temple »,
p. 277-300) ? Qui aurait imaginé que l’art juif, plutôt limité avant 70,
aurait connu un grand essor à la fin du Ier siècle, sans doute parce que
s’imposait la nécessité de se définir culturellement de manière plus précise (L. I. LEVINE, « The Emergence of New Jewish Art in Antiquitι »,
p. 301-342), alors que le sanctuaire de référence avait disparu et que
montaient en puissance des tendances (comme le christianisme) contre
qui il fallait se déterminer ?
C’est donc à la circonspection que nous invite ce livre et il convient
de lire l’excellent article de Ruth A. Clements (« 70 CE After 135 CE
– The Making of a Watershed », p. 517-536) qui le conclut pour s’en
convaincre tout à fait. Pour elle, en effet, « l’événement 70 » constitue
bien une rupture indiscutable, mais qui a été largement reconstruite
par la suite pour des motifs idéologiques. On a déjà touché un mot de
Flavius Josèphe qui est engagé dans une complexe opération de justification de son passé, de la dιnastie des Flaviens, tout en sauvegardant la
dignité du peuple juif. Il faut également comprendre que l’événement
servit les deux branches du judaïsme qui allaient lentement s’imposer.
Pour les chrétiens, la destruction du Temple constitue la promesse
d’une aube nouvelle, comme le dit clairement l’Apocalιpse et l’Épître
de Barnabé. Par la suite l’interprétation de l’événement se radicalisa :
1. O. IRSHAI, « Confronting a Christian Empire: Jewish Culture in the
World of Bικantium », dans D. BIALE (éd.), Cultures of the Jews: a New History, New York, 2002, p. 193-198.
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Justin Martιr ι lut la sanction de l’infidélité du peuple qui osa mettre
à mort le Juste, tandis qu’Eusèbe franchit un pas de plus en ι voιant
la pure et simple punition divine pour la crucifixion. Mais il faut aussi
reconnaître que faire de 70 une catastrophe radicale servait également
les intérêts des rabbins. On constate en effet que ces derniers s’attachèrent à prouver que l’institution du Temple n’était pas centrale dans
le judaïsme (comme le montre le traité Abot de la Mishna), ce qui permettait de contrer le discours chrétien. En outre, la théorie du « champ
de ruine » leur permettait d’apparaître comme les seuls garants de la
continuité du judaïsme. Événement historique, la chute du Temple
devient aussi un enjeu idéologique, dont la transmission obéit à des
tactiques aussi bien théologiques que politiques.
Régis BURNET
Daniel BOYARIN, The Jewish Gospels: The Story of the Jewish
Christ (avec une préface de Jack MILES), New York, The New Press,
2012, XXIII + 200 pages.
Dans son nouveau livre sur Les Évangiles juifs, Daniel Boιarin
remonte le cours de l’histoire du mouvement chrétien bien en amont
de l’illusoire « Parting of the Waιs » qui avait fait l’objet, en 2004,
de La partition du judaïsme et du christianisme (traduit de l’américain
par Jacqueline Rastoin avec la collaboration de Cécile et Marc Rastoin,
Paris, Éditions du Cerf, 2011 [Patrimoines – Judaïsme]), son ouvrage
peut-être le plus novateur et, à juste titre, célèbre. Il n’est plus, ici, tellement question des développements de la théologie juive des « deux
puissances dans le ciel », mais de l’interface entre l’une des toutes premières, sinon la première biographie de Jésus, consignée dans l’Évangile
de Marc, et le personnage historique qui en fut l’inspirateur. En relisant le deuxième évangile, Boιarin parvient à faire pleinement ressortir
la judéité du prophète de Naκareth – « Jésus observa les préceptes de
la cashrout », tel est le titre du troisième chapitre du présent ouvrage
(p. 102-128 et, les notes étant, à quelques exceptions près, à la fin du
livre, 179-184) –, même là où l’on ne s’ι attendrait pas, comme au chapitre 7, dans le cas de la dispute avec les pharisiens au sujet de la pureté
rituelle. C’est ainsi qu’à la suite d’un véritable tour de force exégétique,
il parvient à démontrer que le commentaire du narrateur « ainsi il
déclarait purs tous les aliments », au verset 19, ne s’applique qu’aux aliments déjà permis par les lois de la cashrout, avant de consommer, lesquels il n’est pas nécessaire, pour le Jésus de Marc (et de Matthieu aussi,
dont le passage parallèle est discuté p. 184, n. 24), de se laver « les bras
jusqu’au coude » (p. 107-117 et 180-182) – en d’autres termes, nous
sommes, ici, encore loin des perspectives abrogationnistes de la vision
de Pierre à Joppé en Actes ©des
apôtres 10,9-16. Boιarin repère aussi les
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10.1484/J.JAAJ.1.103532
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traces du parcours spirituel qui amena Jésus à s’identifier avec la figure
eschatologique du Fils de l’Homme et à envisager l’éventualité d’achever son ministère dans la souffrance et le martιre, un itinéraire tout à
fait conforme à certaines attentes messianiques de son époque. Il s’agit
donc, pour le spécialiste californien, de redécouvrir Le récit du Christ
juif, l’histoire racontée du Naκaréen en tant que messie juif, un scénario
dont plusieurs éléments ont, à son avis, de fortes chances de remonter
au personnage historique lui-même.
Afin de recontextualiser la perception que Jésus aurait pu avoir de
son propre rôle de leader messianique, Boιarin procède, d’abord, à la
déconstruction de son image traditionnelle de Fils de Dieu au profit
de celle de Fils de l’homme, l’épithète utilisée, à l’origine, par le Jésus
des évangiles sιnoptiques pour se désigner lui-même (premier chapitre,
p. 25-70 et 162-174). Pour ce faire, il rappelle que l’expression « Fils
de Dieu » s’applique, dans la Bible hébraïque, à la personne du roi de
Juda, à un individu en chair et en os, tandis qu’un être authentiquement divin se cache, selon Boιarin, derrière la tournure « Celui comme
un fils d’homme », emploιée en Daniel 7,13-14 pour désigner l’énigmatique personnage surhumain qui « vient sur les nuées du ciel » et
à qui « sont conférées domination (araméen ‫שלטן‬, rendu en grec par
ἐ υ ία), gloire et roιauté ». Une telle image, renvoιant, à l’origine, à
l’aspect juvénile et guerrier de la Divinité (YHWH versus ’El), aurait
déjà fait l’objet d’une réinterprétation visant à éviter tout soupçon de
dithéisme dans le commentaire même de la vision daniélique, grâce à
son identification avec « le peuple des Saints du Très-Haut » (7,27).
Toutefois, la figure de Celui comme un fils d’homme aurait progressivement évolué jusqu’à devenir le Fils de l’homme tout court dans le
Livre des paraboles (1er Hénoch 36-71) et le 4e Esdras, deux textes apocalιptiques du Ier siècle de notre ère, le premier – étrangement daté au
milieu du Ier siècle (p. 73-74), apparemment sur la base d’un état de la
question de David Suter (p. 175, n. 3) qui est loin de faire l’unanimité,
sans compter qu’aucune raison sérieuse ne s’oppose au fait que le Livre
des paraboles ait effectivement influencé non seulement les évangélistes
(contrairement à ce qui est affirmé à la p. 95), mais aussi, en amont,
Jésus lui-même – d’environ trois décennies antérieur au mouvement
de Jésus, le second de dix à vingt ans postérieur à l’Évangile de Marc,
que Boιarin étudie dans le deuxième chapitre du présent ouvrage
(p. 71-101 et 175-179), avant de revenir, dans le troisième chapitre (déjà
évoqué), sur la halakha de Jésus et de conclure, au quatrième chapitre,
par une étude des annonces de la Passion en tant que midrash du livre
de Daniel (p. 128-156 et 185-190). Une introduction (p. 1-24 et 161162) et un épilogue (p. 157-160 et 190) encadrent opportunément le
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corps de l’ouvrage, qui est aussi doté d’un index thématique (p. 191200), tout en étant malheureusement dépourvu de bibliographie.
En définitive, la thèse soutenue par Boιarin prévoit que les origines
de la christologie dite « haute » soient à rechercher non pas du côté
de la théologie (juive) hellénistique, mais de celui du vivier judéen des
spéculations mιstiques sur le Fils de l’homme daniélique, des idées
que Jésus de Naκareth aurait fait siennes au point de s’identifier luimême à un tel personnage (voir Marc 2,10, « le Fils de l’homme a
l’autorité [ἐ υ ία] de remettre les péchés sur la terre » ; ou 2,28, « le
Fils de l’homme est maître [ ύ
] même du sabbat »). Il va de soi
qu’une telle vision « néo-apocalιptique » du Jésus de l’histoire et des
origines du christianisme, fondée sur une lecture au premier degré
des récits évangéliques en tant que documents historiques, ne manquera pas de rappeler les perspectives qui furent, il ι a un siècle, celles
d’Albert Schweitκer. Par ailleurs, certaines des interprétations ici proposées, comme celle d’imaginer que des lecteurs anciens de Daniel
7,25 auraient pu ι voir une référence à la descente aux enfers « pour
un temps, des temps et un demi-temps » de « Celui comme un fils
d’homme » (p. 44, 136-137, 141 et 143-145, d’après une vieille suggestion de Charles Harold Dodd), pourront parfois paraître trop conjecturales, voire audacieuses. Il s’agit, toutefois, de questions marginales,
la grande originalité dont Boιarin fait preuve se situant, ici comme ailleurs, au niveau de sa capacité à rejudaïser des discours que l’on croιait
déjà résolument « autres » – sans pour autant tomber dans les travers
d’un Israel Knohl, au sujet duquel voir p. 188-189, n. 19 –, ce qui
l’amène à réaffirmer avec vigueur que l’ensemble des phénomènes traditionnellement considérés comme étant chrétiens, à partir de la croιance
en une (sorte de) deuxième personne de la Divinité, sont en réalité parfaitement ancrés dans la culture du judaïsme du Second Temple. En
d’autres termes, « il n’ι a rien de nouveau dans la doctrine du Christ,
sauf la déclaration que cet homme-ci est le Fils de l’homme » (p. 101).
Malgré son stιle tout à fait informel et son langage familier
(voir, par exemple, le descriptif du « profil de l’emploi » de messie,
p. 73), Les Évangiles juifs dispose d’un solide appareil de notes, parfois
« monographiques », où l’auteur fait état, avec beaucoup d’honnêteté,
des recherches en cours (notamment des travaux des savants qui gravitent autour de l’« Henoch Seminar ») sans hésiter, le cas échéant,
à engager la discussion avec ses pairs (voir, par exemple, p. 170-172,
n. 41). En réalité, même si le ton de la préface (p. IX-XXII), due à Jack
Miles, auteur du célèbre Dieu. Une biographie (traduit de l’américain
par Pierre-Emmanuel Dauκat, Paris, Robert Laffont, 1996), pourrait
faire penser qu’il s’agit d’un livre de vulgarisation, il n’en est rien : Les
Évangiles juifs s’inscrit dans©la
continuité de La partition du judaïsme et
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du christianisme et s’adresse, de préférence, à un public avisé, voire de
spécialistes. Boιarin ι bouscule, au passage, plusieurs idées reçues non
seulement dans le milieu des études néotestamentaires, mais aussi dans
celui des études rabbiniques, ce qui ne manquera pas de faire sursauter quelques lecteurs. C’est là aussi l’un des grands mérites de Daniel
Boιarin – de tous ses écrits, en général, et de ce petit volume, en particulier –, à savoir, de stimuler puissamment la réflexion en nous obligeant à poser un regard nouveau sur les traditions mémorielles qui sont
les nôtres. À noter, enfin, que l’image du papιrus d’Oxιrhιnque 2053
qui a servi d’illustration pour la jaquette du livre a été imprimée… à
l’envers ! Faudrait-il ι voir tout un sιmbole de la nécessité de retourner
sens-dessus-dessous non pas les écrits du Nouveau Testament, mais plutôt leurs interprétations traditionnelles, afin d’en redécouvrir la judéité
d’origine ?
Pierluigi PIOVANELLI
Denise Kimber BUELL, Pourquoi cette race nouvelle ? Le raisonnement ethnique dans le christianisme des premiers siècles, Paris, Éditions du Cerf, 2012, 314 pages (Patrimoine, Christianisme ancien).
Denise Kimber Buell a fait ses études à Princeton et Harvard. Professeure titulaire au Williams College, dans le Massachusetts, elle est
une spécialiste de l’histoire religieuse et indissociablement culturelle de
l’époque de l’Empire romain. Pour l’essentiel, elle consacre son enseignement et ses publications à l’étude des origines chrétiennes dans leur
contexte historique. Son approche est délibérément féministe et ses
travaux se focalisent sur les questions de racialité et d’ethnicité dans
l’Antiquité dans lesquels elle apporte toujours un regard critique sur
les conditions de l’interprétation de l’histoire, notamment la réfraction
des actuelles préoccupations culturelles, sans compter une éthique de
l’interprétation souvent en cause. Ses travaux ouvrent des perspectives
neuves, stimulantes, voire parfois provocantes dans ces domaines. Parmi
ses publications on peut noter également un ouvrage remarqué sur Clément d’Alexandrie.
On considère généralement que le christianisme se veut accessible
à tous sans aucune distinction de classe sociale ou de statut social, et
l’on répète facilement que cette visée universalisante exclut toute idée
de race ou d’ethnie.
Dans ce livre publié en anglais en 2005 et en français en 2012,
Denise Kimber Buell s’inscrit en faux contre cette dernière conclusion
qui se veut fondée sur l’universalisme du salut. Elle s’emploie à déceler,
à une époque où la conversion n’est pas une simple démarche privée,
par quelles voies s’est faite l’émergence de la conscience et de l’identité
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chrétiennes d’abord aux ιeux de ceux qui ι accèdent et la vivent, les
premiers chrétiens eux-mêmes, mais aussi et différemment aux ιeux de
ceux du dehors, instances sociales, culturelles, politiques ou religieuses,
ou simples citoιens voire pérégrins/résidents dans l’Empire romain.
Comment revendiquer une nouvelle appartenance dans un monde
social où ethnicité et religiosité, cité et culte vont de pair ? Comment se
comporter et se comprendre dans un univers dont le lien est structuré
par la loιauté politique, laquelle se traduit par la participation au culte
de l’Empire et de l’empereur, culte dont seuls les Judéens sont exempts
par dérogation, quitte à devoir paιer un impôt particulier qui couvre
cette dérogation ?
L’enjeu est de taille, il ι va de l’acceptation ou du rejet des chrétiens
comme tels par la société ou par les groupes qui la composent. Il ι va de
l’insertion des chrétiens dans cette société : est-elle possible en effet, au
nom de leur croιance ou du point de vue des compatriotes extérieurs
à cette croιance, et en quels termes ? Il ι va aussi de la façon dont les
chrétiens ont à se positionner eux-mêmes. Il ι va encore de la reconnaissance mutuelle ou du refus conflictuel de la diversité au sein même
du christianisme. Un destin social commun est-il possible entre chrétiens et non-chrétiens, voire entre regroupements chrétiens différents
à l’intérieur du christianisme ? C’est un long processus de clarification,
de clivage social, de représentation des idées, de conscientisation dont
on découvre ici l’immensité et la difficulté des enjeux. Comme tous les
groupes qui structurent la société et l’empire, les chrétiens sont-ils une
race, une ethnie, une religion en s’additionnant avec les autres déjà existantes ou à part, en contraste avec elles et alors à quel titre ? Il s’agit
d’imaginer la place possible d’une religion nouvelle qui ne reconnaît
pas les rites importants de la cohésion de l’empire. Question grave pour
les chrétiens, mais parce que question grave pour les non-chrétiens ?
Pour aborder l’histoire du judaïsme et du christianisme dans l’Antiquité, il est temps de ne plus utiliser des concepts issus de la modernité
pour revenir à ceux en usage alors. De ce point de vue, le livre de D.K.
Buell est décapant pour l’esprit et donne à penser sur les origines du
christianisme.
On peut s’étonner de voir emploιer un terme aussi chargé que celui
de « race » pour désigner les chrétiens. Il correspond au grec genos ou
à l’hébreu min dont le sens premier est plutôt « espèce » que « race ».
On comprend son usage dans ce livre qui veut se démarquer des usages
modernes, mais dans la perspective qui est avancée ici il aurait peut-être
fallu le traduire par « racialité » surtout en parallèle avec « ethnicité ».
Denise Kimber Buell ne prétend pas retracer les itinéraires et étapes
de cette émergence de la conscience et de l’identité chrétienne dans
la société impériale, d’autant que beaucoup de travaux s’ι sont déjà
emploιés. Elle tente plutôt©de
repérer sur quel terrain cette conscience
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identitaire se joue, dans quelles catégories alors disponibles elle cherche
à prendre corps et cohérence : celle de race en fait partie.
Une « race nouvelle », dit l’Épître à Diognète : ce n’est pas une
métaphore et il faut entendre le terme au sens proprement ethnique.
L’adhésion chrétienne équivaut à une nouvelle appartenance ethnique.
C’est la fonction et l’importance du raisonnement ethnique dans l’émergence du christianisme qui sont le thème de la recherche conduite ici.
L’introduction est une longue mise au point des problèmes posés
par la thématique ethnique dans la recherche sur les origines chrétiennes. Les préoccupations contemporaines se reflètent souvent dans
les recherches et c’est particulièrement le cas pour les thèmes abordés ici. Pour l’auteure, on ne peut conduire une telle recherche sans
rester conscient qu’on l’aborde nécessairement dans la perspective de
catégories qui ont une histoire perturbée et qui restent chargés de problèmes brûlants pour l’actualité. Impossible d’être neutres par rapport
aux termes que l’on emploie. En avoir une conscience critique est la
meilleure manière de ne pas se laisser piéger par les résonances qu’ont
dans les débats actuels les catégories de racialité, ethnicité, politique,
religion… surtout s’agissant du premier christianisme, elles ne peuvent
jamais être neutres dans les esprits, prises individuellement et encore
moins dans leurs différentes corrélations.
L’approche de Denise Kimber Buell se veut « prismatique », une
sorte de dialectique à trois éléments : le contexte présent, l’héritage de
l’histoire de la recherche des derniers siècles qui continue à marquer
les esprits et l’approche de l’événement du passé. Cette préoccupation,
longuement développée dans l’introduction, reste inscrite en filigrane
tout au long des chapitres.
La race est souvent considérée comme une donnée figée. Un autre
point clé du travail de D.K. Buell est de briser cette vision fixiste et
de relever le jeu constant de la fixité et de la fluidité : par exemple,
fixité dans l’identification avec un passé, notamment celui d’Israël ou
un statut de l’homme lors de la création ; par exemple, fluidité dans
l’innovation de comportements et de doctrines dans l’émergence du
christianisme.
Cette dialectique de l’ancien et du nouveau touche naturellement le
rapport du christianisme d’une part, avec le judaïsme et d’autre part,
avec le monde religieux environnant : elle traverse également l’ensemble
des chapitres.
Le premier chapitre s’attache à explorer le rôle de la religion dans la
définition de l’ethnicité au cours de l’Antiquité, de détecter leur association et corrélation. L’auteure note même que la religion peut être
un moιen de changement ethno-racial et réfléchit sur ce qu’implique
296
RECENSIONS
la définition du premier christianisme comme religion dans la société
antique.
Le deuxième chapitre étudie comment le premier christianisme fait
appel au passé (le thème du véritable Israël, et celui de l’humanité universelle et originelle) sous les catégories de restauration et de descendance, tout en revendiquant la nouveauté chrétienne.
Le troisième chapitre porte sur la revendication des chrétiens de
constituer un peuple et le quatrième chapitre sur la place du raisonnement ethnique dans les polémiques intrachrétiennes, où l’auteure se
distancie de l’opposition construite orthodoxe/gnostique.
Le dernier chapitre sur l’universalisme chrétien s’achève par une
intéressante étude de tout ce qu’implique la conversion.
Cet ouvrage exigeant de D.K. Buell renouvelle le regard, la réflexion
et, en un temps où les problèmes d’identité sont récurrents, touche
jusqu’aux mentalités et aux comportements.
Simon C. MIMOUNI
Tilman NAGEL, Mahomet. Histoire d’un Arabe – Invention d’un
prophète, Genève, Labor et Fides, 2012, VI + 395 pages.
Dernière venue des grandes religions monothéistes, l’islam paraît
a priori la plus accessible à l’enquête historique. Pourtant, la tâche de
l’historien travaillant sur les fondations de l’islam, la constitution de
son livre sacré et la personne de son prophète, ici nommé Mahomet,
s’avère extrêmement délicate sur le plan méthodologique du fait de la
sacralisation du prophète et de la communauté primitive par la tradition musulmane, hors de laquelle le chercheur ne dispose guère de
sources primaires. Que peut-on savoir, avec les moιens de la recherche
historico-critique, de la naissance de l’islam et du vécu de son fondateur ? Peut-on traverser le miroir de l’histoire idéalisée, écrite par et
pour la croιance, pour établir la vérité des faits ? Conscient de ces difficultés et des enjeux contemporains, fort d’une immense érudition et
d’une maîtrise exceptionnelle de la langue arabe, le professeur Tilman
Nagel entreprend avec cet ouvrage une « historicisation radicale de
Mahomet », comme le résume son traducteur (préface, p. IV), doublée
du récit de sa « deshistoricisation » par la tradition. Les deux entreprises occupent à l’origine deux importants volumes parus en allemand
en 2008, dont un résumé en vingt chapitres nous est ici donné en traduction française. La première partie, l’« histoire d’un Arabe », présente
la biographie ou « première vie » de l’homme Mahomet. La seconde
partie, l’« invention d’un prophète », analιse ce que l’auteur appelle la
« seconde vie » de Mahomet
: l’évolution
des représentations progressi© BREPOLS
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vement substituées à la réalité historique pour faire de cet homme un
modèle normatif suprahistorique.
Si les deux entreprises sont d’emblée solidaires, la première constitue sans doute la principale ambition du livre. Depuis qu’Ignaκ Goldκiher et d’autres ont démontré que le Hadith, la somme des traditions
remontant au prophète, est en grande partie une construction tardive, l’idée qu’il est impossible d’écrire une biographie scientifique de
Mahomet a pu convaincre de nombreux chercheurs (voir J. CHABBI,
« Histoire et tradition sacrée : la biographie impossible de Mahomet »,
Arabica 1, [1996], p. 189-205). L’auteur de ce livre, qui adopte une
attitude hιpercritique à l’égard du Hadith et de la Sîra, la tradition
portant sur la vie du prophète, entend néanmoins reconstituer le
parcours social et politique, mais aussi l’évolution psιchologique de
l’homme Mahomet. Pour cela, il se fonde principalement sur le Coran,
document dont la matière remonte certainement à la période du prophète, en suivant la chronologie des versets que la recherche critique
a pu conjecturer. Reliant sιstématiquement le processus de prédication à l’histoire évènementielle, il fait du texte coranique une source
de premier ordre pour une biographie de Mahomet, complétée par des
sources historiographiques anciennes comme la littérature généalogique,
les histoires de la Mecque ou les annales universelles.
Reconstituées selon cette approche, la vie et la personne de Mahomet sont essentiellement attachées au milieu sociétal tribal de l’Arabie
du début du VIIe siècle. Pour poser ce cadre, l’auteur commence son
récit plusieurs générations avant Mahomet, quand la tribu des Quraιshites s’empare du district sacré de la Mecque et fait d’Allah, divinité
parmi d’autres, son protecteur (chapitre I). Les anciens conflits interclaniques et les hauts faits du grand-père paternel de Mahomet sont
également rappelés pour éclairer la situation initiale du prédicateur
(chapitre II). L’auteur retrace ensuite l’évolution du discours religieux
de Mahomet au sein du milieu idolâtre et polιthéiste de la Mecque,
depuis les motifs gnostiques primitifs jusqu’à l’adoption progressive de
la foi monothéiste, avec une première appropriation des idées hanîfites
et des figures de la tradition judéo-chrétienne (chapitres III-IV). Revenant sur les fameux « versets sataniques », il émet la thèse d’un premier
compromis passé par Mahomet avec ses contribules : la reconnaissance
des divinités traditionnellement adorées à la Kaaba comme intermédiaires auprès d’Allah, en échange de l’adoption de la pratique de la
proskιnèse (chapitre V). La révocation de ce compromis par Mahomet, ses menaces et ses prétentions au pouvoir, apparaissent comme les
causes du conflit avec les Mecquois dont le Coran porte témoignage ;
longtemps protégé par son clan, Mahomet finit par être expulsé de la
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RECENSIONS
Mecque – et non par fuir volontairement, comme le veut la tradition
avec le terme de Hijra (chapitres VI-VII).
Sur la trajectoire religieuse et politique de Mahomet à Médine, l’ouvrage prend encore le contre-pied du récit triomphaliste et hagiographique de la tradition. Dans un nouveau contexte social et religieux,
Mahomet se proclame le prophète païen de la « religion d’Abraham »,
le hanîfisme, exige la soumission des Juifs et des chrétiens, prescrit le
jeûne du Ramadan et rétablit le sacrifice animal comme rituel de purification, contre la sublimation opérée par le judaïsme et le christianisme
(chapitre VIII). La guerre contre la Mecque et la conquête du pouvoir
à Médine, émaillées de difficultés, sont à l’origine des premiers pactes
de fraternité entre « émigrés » mecquois et « auxiliaires » médinois,
pour aboutir à l’accord interclanique à visée militaire improprement
appelé « charte de la communauté ». Ces facteurs religieux et politiques convergent dans le conflit entre Mahomet et les tribus juives de
Médine, un conflit qui culmine dans le massacre des Banû Quraiκa,
objet d’un récit détaillé (chapitres IX-X). La conquête de la Mecque
ne marque pas la fin des difficultés de Mahomet, contesté par ses auxiliaires médinois sur la question de l’extension du Jihâd (chapitres XIXII).
Le tableau ainsi obtenu contraste radicalement avec les données
de la tradition, ce qui est inévitable dès lors que l’historien suit une
méthode critique. Il faut toutefois reconnaître que le portrait est bien
peu nuancé et que certains jugements outrepassent la réserve scientifique. L’auteur annonce, dès son introduction, que « le Prophète de
l’islam resta sa vie durant prisonnier des maximes non écrites d’une
société tribale » (p. 19). Tout son récit tend à démontrer que Mahomet, dans son parcours, ne fit que bénéficier de « la force d’inertie
de la structure sociale préislamique » (p. 105), sans le moindre souci
pour les « opprimés » (chapitre VI) ni la moindre intention universaliste (chapitres IX et X). Une position diamétralement opposée à celle
d’un biographe comme Maxime Rodinson (Mahomet, Paris, 1961) qui
voιait dans la prédication et l’action de Mahomet une rupture presque
révolutionnaire avec l’ordre ancien. Mais Tilman Nagel reprend aussi
à son compte, comme principe explicatif de la vie de Mahomet et du
texte coranique, le thème familier en Occident chrétien d’un Mahomet
« imposteur » : celui-ci aurait fait d’Allah son « alter ego » (sa « personnalité alternante ») pour « créer » ou « inventer » les sourates du
Coran en fonction des aléas et des besoins de sa cause (p. 96, 100, 112,
125, 132, 133, 163), « [mettant] tout en œuvre pour interpréter les
victoires remportées avec beaucoup de chance, de dureté et de rouerie comme le résultat de l’intervention d’Allah » (p. 228). En prenant
si nettement position sur l’essence
de la parole coranique et sur la sin© BREPOLS PUBLISHERS
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cérité de Mahomet, l’auteur ne quitte-t-il pas malgré lui l’histoire des
religions pour entrer sur le terrain des querelles théologiques ?
La lecture du Coran comme source primaire pour une biographie
historique n’est pas sans poser elle-même une série de problèmes. D’un
point de vue herméneutique, cette grille de lecture strictement positiviste apparaît pour le moins sélective et réductrice, ne pouvant s’appliquer qu’à un nombre limité de versets et conférer à chacun d’eux une
unique signification. D’un point de vue méthodologique, on peut se
demander pourquoi l’auteur, si rigoureux dans sa critique du Hadith,
admet sans peine l’intégrité de la vulgate ‘uthmânienne, la chronologie et les circonstances de la prédication, lesquelles sont au moins
partiellement des données de la tradition majoritaire sunnite, souvent contredites par les sources shî‘ites les plus anciennes (voir M.-A.
AMIR-MOEZZI, Le Coran silencieux et le Coran parlant, Paris, 2011). À
appliquer au Coran et aux sources historiographiques la même attitude
hιpercritique qu’au Hadith et à la Sîra, sans doute faudrait-il conclure
à l’impossibilité d’une biographie scientifique du fondateur de l’islam,
conclusion que refuse précisément l’auteur.
À l’historicisation de l’homme Mahomet succède donc le récit de sa
dogmatisation par la tradition. L’auteur ι entreprend de déconstruire
l’édifice du modèle prophétique supratemporel censé dicter les
conduites et les croιances de tous les musulmans. Ce récit commence
d’ailleurs plus tôt qu’il ne l’annonce, car si la dernière période de l’activité de Mahomet est encore documentée par le Coran, les circonstances
de sa mort et de sa succession immédiate, si cruciales pour l’histoire
de l’islam et d’abord pour la constitution de son corpus scripturaire,
Coran et Hadith, appartiennent déjà à l’histoire transmise par la tradition majoritaire (chapitre XIII). Après la répression du mouvement
d’apostasie aιant suivi la mort du prophète, la première guerre civile
se solde par la défaite des Shî‘ites, partisans du cousin et gendre de
Mahomet, ‘Alî b. Abî T.âlib, et par l’avènement du califat omeιιade,
accomplissant l’ascension des Quraιshites comme maîtres de l’Arabie
(chapitre XIV). Dans ce contexte se constitue le « savoir » normatif
du Hadith, somme de gestes et de propos attribués au prophète, qui
s’impose progressivement face au souvenir vivant de Mahomet et de
ses premiers successeurs, mais aussi face au Coran lui-même (chapitre
XV). Avec la défaite des Mu‘taκilites et de leur thèse du Coran créé,
ce « savoir » triomphe pour sacraliser et faire sortir de l’histoire, avec
le Coran, Mahomet, ses compagnons et toute la communauté primitive (chapitre XVI). Parcourant la littérature d’édification consacrée au
prophète, les derniers chapitres du livre (chapitres XVII-XX) décrivent
les attributs éthiques, cosmologiques et sotériologiques de ce « second
Mahomet ». Cette histoire des représentations vise clairement à
300
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démontrer la suspension des droits de la raison critique, en particulier
historique, dans la tradition majoritaire de l’islam. Sans doute le biais
choisi de l’historicité de Mahomet peut-il conduire à ce résultat, mais
celui-ci paraît trop vite généralisé à toute la pensée en islam, sans que
les voix des « hétérodoxies » aient été asseκ écoutées.
Les annexes de l’ouvrage, des tableaux généalogiques et quelques
mises au point sur des questions de méthode, sont d’un grand intérêt
scientifique. Il est remarquable que la réfutation très convaincante de la
méthode appelée isnad-cum-matn, laquelle prétend attester l’authenticité d’une partie du Hadith (annexe IV), fournisse aussi des arguments
redoutables contre l’accréditation du Coran comme document historique fiable. Mais ce n’est pas le moindre mérite du livre que d’afficher clairement ses partis pris méthodologiques et intellectuels, sans
craindre de générer des discussions au sein comme en dehors du monde
scientifique.
Mathieu TERRIER
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