UNIVERSITE D’AIX-MARSEILLE ED 356 – Cognition, Langage, Éducation Laboratoire Apprentissage Didactique Éducation et Formation Thèse présentée pour obtenir le grade universitaire de docteur de l’Université d’Aix-Marseille Discipline : Sciences humaines et sociales Spécialité : Sciences de l’éducation Julien Garric Une pratique punitive routinisée : L’exclusion ponctuelle de cours comme questionnement de la norme scolaire dans les collèges de la très grande pauvreté Thèse dirigée par Nicolas Sembel professeur à Aix-Marseille Université Membres du jury : Véronique Barthélémy, Maître de conférences HDR en sciences de l’éducation à l’Université de Lorraine, rapporteure. Stéphane Beaud, Professeur de sociologie à l’Université de Poitiers, rapporteur. Étienne Douat, Maître de conférences en sociologie à l’Université de Poitiers, examinateur. Laurent Mucchielli, Directeur de recherche au CNRS, Aix-Marseille Université, président du jury. Jean-Paul Payet, Professeur de sociologie à l’Université de Genève, examinateur. Nicolas Sembel, Professeur de sciences de l’éducation à Aix-Marseille Université, directeur. Résumé Une pratique punitive routinisée : L’exclusion ponctuelle de cours comme questionnement de la norme scolaire dans les collèges de la très grande pauvreté L’enquête que nous avons menée dans trois collèges de l’éducation prioritaire renforcée s’inscrit dans un des territoires les plus pauvres de France et d’Europe. L’exclusion ponctuelle de cours y constitue une pratique qui s’est banalisée : la punition d’urgence qui devrait rester exceptionnelle y est devenue la règle. Dans un contexte ségrégué socialement et ethniquement à l’extrême, l’écart social exceptionnel entre les enseignant·es et leurs élèves bouleverse les relations pédagogiques et semble devoir à la longue transformer en profondeur l’institution scolaire elle-même. Cette thèse propose d’utiliser par analogie le cadre théorique et méthodologique de la sociologie de la déviance appliqué à l’école de la très grande pauvreté afin de remettre au cœur de l’analyse les processus de domination sociale et de violence symbolique. L’analyse repose sur une observation participante menée auprès des personnels de ces établissements, dans les classes et dans les espaces de vie scolaire pour analyser l’activité pédagogique et éducative qui se développe autour de cette pratique de l’exclusion. Dans ce contexte social et scolaire fortement dégradé, l’usage dans des proportions importantes et de façon parfois systématisée de l’exclusion ponctuelle de cours, punition officiellement stigmatisée par la hiérarchie de l’Éducation Nationale, exacerbe les conflits entre les personnels de direction, les personnels de vie scolaire, les enseignants et les élèves. Son application quotidienne se situe dans les faits aux antipodes des prescriptions, la mise à l’écart d’élèves catégorisés comme « inéducables » devenant une routine punitive. La diversité des pratiques nous renseigne sur les représentations qu’ont les personnels de leurs élèves, sur leurs croyances et sur la grande diversité des approches normatives qu’ils mobilisent ou qu’elles mobilisent. L’expérience de l’exclusion risque alors de transformer en profondeur l’institution scolaire. En confrontant ses personnels à l’altérité sociale dans une situation extrêmement précaire elle les pousseà devenir, à leur corps défendant, des agents de la désignation sociale. En naturalisant les comportements déviants elle participe à la construction des parcours de rupture de ses élèves les plus exposés. Contrainte à cette logique de sélection sociale et scolaire qui l’oblige à mettre à l’écart certains élèves, dans les collèges de la très grande pauvreté, l’école de la république pourrait ainsi proposer malgré elle une éducation à la citoyenneté « sacrificielle » en contradiction avec ses valeurs, dans laquelle la réussite des uns est fondée sur l’exclusion de la minorité déviante ainsi sacrifiée. 2 Abstract A routinised punitive practice: Punctual classroom exclusion as a questioning of the academic norm in very poor secondary schools. The survey that one conducted in three reinforced prioritised education secondary schools takes place in one of the poorest territories in France and Europe. Punctual classroom exclusion there is a banalized practice: this emergency punishment which should be exceptional has become the rule. In an extremely socially and ethnically segregated context, the huge social gap between teachers and their students upsets pedagogical relations and seems to have the potential to profoundly transform the scholar institution itself in the long run. This thesis proposes to use by analogy the theoretical and methodological framework of sociology of deviance applied to the school of extreme poverty in order to place the processes of social domination and symbolic violence at the heart of the analysis. This analysis is based on a participant observation carried out among the staff of these schools, in the classrooms and in the dean’s office to analyse the pedagogical and educational activity that develops around this practice of exclusion. In this highly deteriorated social and educational context, the use of punctual classroom exclusions in significant proportions and sometimes in a systematic manner, a punishment officially stigmatized by the National Education hierarchy, worsens the conflicts between management staff, education assistants, teachers and students. Its daily application is in fact the opposite of what is prescribed, with the exclusion of students categorized as "uneducable" becoming a punitive routine. The diversity of practices informs us about the representations that staff have of their students, about their beliefs and about the great diversity of normative approaches that they mobilize. The experience of exclusion then risks to profoundly transform the school institution. By confronting its staff with social otherness in an extremely precarious situation, it pushes them to become, in their own defence, agents of social designation. By naturalizing the deviant behaviours, it participates in the construction of the paths of rupture of its most exposed students. Constrained by this logic of social and academic selection which obliges it to side-line some students in very poor middle schools, the republican school could thus propose, in spite of itself, a "sacrificial" citizenship education in contradiction with its values, in which the success of some is based on the exclusion of the deviant minority thus sacrificed. 3 A mon père, emporté par le cancer durant la rédaction de cette thèse qu’il n’aura pas pu lire A mes voisins et voisines, disparu·es sous les effondrements des immeubles de la rue d’Aubagne 4 « La plupart des groupes sociaux doivent l’essentiel de leur cohésion à leur pouvoir d’exclusion, c’est-à-dire au sentiment de différence attaché à ceux qui ne sont pas nous. » (Richard Hoggart, La culture du pauvre, les Éditions de minuit, 1970, p. 117) 5 Remerciements Merci à tou·tes les élèves exclu·es des trois collèges. Je tiens à remercier tous les personnels des collèges pour leur accueil, pour l’intérêt qu’ils ont témoigné pour ma recherche, pour leur bienveillance et leur confiance au cours de ces trois années durant lesquelles j’ai partagé leur quotidien. Les conseillers principaux et les conseillères principales d’éducation qui ont facilité mon immersion sur le terrain, m’ont permis de recueillir les données de leurs vies scolaires, m’ont éclairé sur les contextes locaux des politiques de leurs établissements et m’ont ouvert leurs bureaux même dans les moments les plus difficiles. Un grand merci pour leur confiance et leur amitié. Aux principales et au principal qui m’ont laissé entrer dans leurs établissements, se sont montré·es attentif et attentives à ma démarche et à mes interrogations et m’ont laissé une liberté totale dans mes investigations. A tous les enseignant·es qui m’ont accueilli sans réserve dans leurs classes, même dans les situations les plus conflictuelles et ont témoigné avec sincérité de leurs pratiques. Merci aussi de m’avoir permis de participer aux barbecues de fin d’année, aux apéros, aux repas et à tous les moments de convivialité dans les salles des professeur·es. Aux assistant·es d’éducation pour avoir accepté ma présence dans leurs lieux de vie et de travail, pour leur sincérité et la richesse de nos échanges, pour les cafés et les gâteaux d’anniversaire. Un grand merci à Nicolas Sembel, directeur de cette thèse, pour avoir compris dès nos premières rencontres la nature de mes interrogations et avoir su m’accompagner en me proposant des pistes de réflexion toujours pertinentes. Un grand merci aussi pour son investissement sans faille, pour ses encouragements répétés et stimulants et pour les horizons qu’il a su m’ouvrir. A Pascale Brandt-Pomarès pour avoir favorisé cette rencontre et m’avoir accompagné et conseillé au tout départ de ce projet. L’intérêt bienveillant qu’elle a su accorder à mon travail a constitué un réel soutien durant ces trois années. Je remercie également Véronique Barthélémy, Stéphane Beaud, Étienne Douat, Laurent Mucchielli et Jean-Paul Payet d’avoir accepté de faire partie de mon jury de soutenance, de lire et discuter cette thèse qui doit beaucoup à leurs propres travaux. Ce travail n’aurait pu exister si je n’avais croisé sur ma route, Thierry Odeyn, enseignant à l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle de Bruxelles et Anne-Marie Boukri, formatrice à l’IUFM. Thierry, en me confrontant aux grandes œuvres du cinéma documentaire et ethnographique m’a projeté dans des champs sociaux qui m’était alors inconnus. Il m’a ouvert pour la première fois aux questions sociales et politiques qui accompagnent ma vie depuis lors. Anne-Marie m’a accueilli dans le corps des CPE, et m’a permis de partager les valeurs éducatives qui ont été constitutives de mon action auprès des élèves, des étudiant·es et aujourd’hui de mon travail de recherche. Je les remercie sincèrement pour m’avoir aidé à devenir celui que je suis devenu. 6 Je remercie chaleureusement mes ami·es de l’INSPE, mes collègues du parcours CPE, JeanFrançois, Nathalie, Serge et Christel, les membres de la meilleure équipe de tronc commun du monde, Perrine, Marie-Emmanuelle, Carole et Bernard, et aussi Jean-Yves, Fabrice, Sophie, Ariane, Véronique, Elodie, Brigitte, Fabienne, Mariagrazia. A toute l’équipe du symposium de Bordeaux et des journées scientifiques de Saint-Jérôme pour tout ce que m’a apporté leur travail : Gwenaëlle Audren, Françoise Lorcerie, Valérie Orange, Rachid Zerrouki, Irène Pereira, Fabrice Dhume pour ses messages de soutien à la suite du déferlement de messages sur twitter et pour les longues discussions devant les verres de bière, Hanane Karimi, Geneviève Zoïa, Abdou Bayou, Julie Berger, Jonas Chevet. A tout·es l’équipe CLAEF, pour vos conseils et vos retours sur mon travail Marie-Christine, Pierre-Alain, Daniel, Nicole, Carole, Françoise et Fred. Merci aussi à Eric Tortochot pour ses encouragements lors des journées doctorales. Merci à Rodrigue Coutouly et à Olivier Vincent de m’avoir accueilli dans le groupe de réflexion esprit critique. Merci aussi à Philippe Méirieu d’avoir parlé de mon travail sur twitter… si cette vulgarisation numérique de mon travail m’a valu une polémique inattendue, elle a aussi contribué à le faire connaître et à le diffuser au-delà des cercles universitaires. A Marie et Mario pour leur accueil dans ce qui est devenu mon bureau pendant les semaines du confinement. A toute l’équipe de l’IRT pour l’accueil dans leurs locaux et pour le café réconfortant. A Stéphanie pour ses multiples encouragements et pour sa lecture bienveillante de mes premières communications pour le colloque TEDS. Un grand merci aux collègues assistant·es d’éducation, Sophie, Jeremy, Claire, Noé, Amina, Diane, Julien, et tous les autres pour les années exceptionnelles passées ensemble à recevoir les exclus dans la vie scolaire du lycée C. Ces années n’auraient pas été les mêmes sans les échanges, en réel ou à distance, les rires, avec mes sœurs de thèse, Alice, Emily et Laura. Merci à toutes les trois pour le travail, pour les soirées arrosées, pour les échanges de lectures, pour les messages sur messenger. Je suis le premier à arriver au bout de cette aventure, mais je reste avec vous, impatient de vous lire et d’assister à vos soutenances. Un grand merci aussi aux anciens exclus touchés par la lecture de mes premiers écrits. C’est votre émotion qui m’a réconfortée dans les moments de doute et qui justifie in fine mon travail. A Cyril pour nos discussions essoufflées lors de nos joggings face à la mer méditerranée. Merci à mes enfants qui m’ont soutenu et supporté, dans tous les sens du terme, durant ces années de travail. Raphaël pour son énergie et sa bonne humeur, Silène pour nos échanges sur la lecture de mon travail, son aide pour la traduction. Votre présence et votre amour m’ont soutenu chacun des journées de ces trois années. Merci enfin à Céline, pour son soutien sans faille, ses encouragements, son amour. Merci d’avoir eu la patience de relire et de corriger mon manuscrit. Merci de m’avoir trouvé des retraites pour écrire : à Cadenet, à Airole, en Ariège, en Lozère et dans tous les refuges dans lesquels je me suis confiné par anticipation pour écrire cette thèse. 7 INTRODUCTION GENERALE : COMMENT UNE EXCEPTION DEVIENT LA REGLE ? LA CONSTRUCTION SOCIALE ET SCOLAIRE DE L’EXCLUSION EN PUNITION. ...................................................................................................... 14 ENQUETER SUR L’EXCLUSION DE COURS DANS DES COLLEGES FRAPPES PAR LA SEGREGATION SCOLAIRE .................................... 14 LES OBSTACLES A UNE SOCIOLOGIE DE LA DEVIANCE DANS LE DOMAINE DE L’EDUCATION ...................................................... 18 L’ORGANISATION GENERALE DE L’ETUDE ..................................................................................................................... 28 PREMIERE PARTIE : LA PLACE DE LA GESTION DES DESORDRES DANS LA PRODUCTION DE LA DEVIANCE SCOLAIRE ....................................................................................................................................................... 31 INTRODUCTION DE LA PREMIERE PARTIE...................................................................................................................... 31 CHAPITRE 1 : LA THEORISATION SOCIOLOGIQUE DE LA DEVIANCE SCOLAIRE ........................................................................ 33 1. La salle de classe, théâtre de l’interaction conflictuelle ........................................................................... 34 2. La naturalisation de la déviance des élèves .............................................................................................. 38 3. La déviance scolaire, un phénomène normal : retournement des perspectives ....................................... 41 4. La théorie de l’étiquetage à l’école........................................................................................................... 42 5. Dévier scolairement .................................................................................................................................. 57 CHAPITRE 2 : LA PLACE DE L’EXCLUSION PONCTUELLE DE COURS DANS LE PROCESSUS DE STIGMATISATION SOCIALE .................... 66 1. Une punition au cœur des enjeux de sélection du système éducatif français .......................................... 66 2. L’exclusion ponctuelle de cours : l’exercice du « sale boulot » ................................................................. 75 3. L’exclusion ponctuelle de cours entre sanction et punition ...................................................................... 80 CHAPITRE 3 : LA CONSTRUCTION DES DESORDRES SCOLAIRES DANS LES COLLEGES DE LA TRES GRANDE PAUVRETE ...................... 94 1. La violence des jeunes pauvres : construction d’un problème social ........................................................ 95 2. l’invention de la violence scolaire : la création de l’élève dangereux. ...................................................... 99 3. La nature des désordres scolaires. .......................................................................................................... 110 CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE ...................................................................................................................... 122 DEUXIEME PARTIE : PROTOCOLE METHODOLOGIQUE ET TERRAIN DE RECHERCHE ...................................... 127 INTRODUCTION DE LA DEUXIEME PARTIE ................................................................................................................... 127 CHAPITRE 4 : QUESTION DE METHODE ..................................................................................................................... 129 1. De l’observation participante à l’objectivation participante .................................................................. 129 2. La nature des données collectées ........................................................................................................... 137 3. Le protocole d’analyse des données ....................................................................................................... 152 4. Enquêter sur son propre milieu professionnel : une nécessaire réflexivité ............................................. 154 5. Mon entrée dans des territoires scolaires sous tension .......................................................................... 159 CHAPITRE 5 : TROIS COLLEGES DE LA TRES GRANDE PAUVRETE ....................................................................................... 161 1. Le territoire de l’enquête, le quartier le plus pauvre d’Europe ............................................................... 163 2. Le collège n°1 : une vitrine de l’éducation prioritaire ............................................................................. 167 3. Le collège n°2 : « les parias de l’éducation » .......................................................................................... 192 4. Collège n°3 : un collège « 3ème république » ........................................................................................... 210 CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE ....................................................................................................................... 220 TROISIEME PARTIE : LA BANALISATION DE L’EXCLUSION PONCTUELLE DE COURS DANS LES COLLEGES DE LA TRES GRANDE PAUVRETE ............................................................................................................................. 222 INTRODUCTION DE LA TROISIEME PARTIE................................................................................................................... 222 CHAPITRE 6 : LA PRATIQUE ROUTINISEE DE L’EXCLUSION PONCTUELLE DE COURS DANS LES TROIS COLLEGES DE LA TRES GRANDE PAUVRETE .......................................................................................................................................................... 223 1. Une application de la règle aux antipodes des prescriptions officielles ................................................. 223 2. La place des logiciels dans l’interprétation de la déviance scolaire ........................................................ 237 3. La nature des exclusions ......................................................................................................................... 240 4. Vers une première catégorisation des pratiques d’exclusion ................................................................. 248 CHAPITRE 7 : LES CROYANCES MOBILISEES PAR LES ENSEIGNANT·ES POUR EXCLURE LEURS ELEVES......................................... 257 1. « L’exclusion est un toujours un échec » ................................................................................................. 257 2. L’exclusion est toujours prononcée en « dernier recours » ..................................................................... 261 3. L’exclusion doit rester une « pratique exceptionnelle ».......................................................................... 263 8 4. L’exclusion n’est « pas une punition » .................................................................................................... 268 5. L’exclusion est là pour « sauver la majorité » ......................................................................................... 281 CHAPITRE 8 : TYPOLOGIE DES ENSEIGNANT·ES EN FONCTION DE LEUR PRATIQUE DE L’EXCLUSION ......................................... 296 1. Les débutant·es....................................................................................................................................... 298 2. Divergence des points de vue normatifs ................................................................................................. 314 3. les provocateurs et provocatrices d’exclusion ........................................................................................ 320 4. les isolateurs et les isolatrices confirmé·es ............................................................................................. 339 CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE : ................................................................................................................... 359 QUATRIEME PARTIE : L’EXPERIENCE DE L’EXCLUSION OU COMMENT SE CONSTRUIT UNE AUTRE INSTITUTION SCOLAIRE. .................................................................................................................................................... 363 INTRODUCTION DE LA QUATRIEME PARTIE ................................................................................................................. 363 CHAPITRE 9 : DU COTE DES ENSEIGNANT·ES, LA VULNERABILITE, EXPRESSION DU FOSSE SOCIAL ............................................ 365 1. Entrer sur le territoire de la très grande pauvreté : la peur de l’altérité ................................................ 365 2. « Quand tout peut basculer… » .............................................................................................................. 374 3. « Aller à la guerre » : la mise en œuvre d’interactions violentes ............................................................ 391 CHAPITRE 10 : DU COTE DES ELEVES, QUAND L’EXCLUSION NATURALISE LES COMPORTEMENTS ............................................ 404 1. Un champ social parcouru par des normes scolaires divergentes .......................................................... 404 2. L’adaptation des élèves au pire : des « stratégies » pour se faire exclure .............................................. 408 3. La vie scolaire, refuge ou piège pour les élèves exclus ........................................................................... 420 CHAPITRE 11 : DU COTE DE L’INSTITUTION, UNE RELATION EDUCATIVE DEVIANTE QUI CONSTRUIT LES PARCOURS DE RUPTURE ... 427 1. La participation de l’exclusion au processus de décrochage .................................................................. 428 2. La dégradation du statut social de l’élève en vie scolaire ...................................................................... 441 3. Quand l’exclusion participe à la construction des comportements ........................................................ 458 4. Retour réflexif sur la place de l’exclusion ponctuelle de cours dans la distinction des « bons élèves » .. 479 Conclusion de la quatrième partie .............................................................................................................. 482 CONCLUSION GENERALE .............................................................................................................................. 488 Limites de l’étude et perspectives ............................................................................................................... 489 Des élèves déviants aux enseignant·es déviant·es ..................................................................................... 491 L’impact paradoxal de pratiques minoritaires bénéficiant à la majorité ................................................... 492 Des enseignant·es qui contribuent à produire les désordres et la déviance scolaires ................................ 493 L’exclusion ponctuelle de cours une réponse pratique pour contrer les prescriptions inclusives de l’institution scolaire .................................................................................................................................... 495 L’expérience de l’exclusion et l’engagement dans les activités délinquantes. ........................................... 496 L’exclusion ponctuelle de cours pratique fondatrice d’une éducation à la citoyenneté sacrificielle .......... 497 BIBLIOGRAPHIE : .......................................................................................................................................... 499 Annexes………………………………………………………………………………………………………………………………………….518 9 Table des figures Figure 1 : population mère des personnels des trois collèges _______________________________________ 138 Figure 2 : répartition des enseignant·es enquêté·es en fonction de leur genre __________________________ 138 Figure 3 : répartition des enseignant·es enquêté·es en fonction de l’âge ______________________________ 139 Figure 4 : répartition des enseignant·es enquêté·es comparée à la population mère en fonction de leur ancienneté dans les collèges _________________________________________________________________ 139 Figure 5 : répartition des enseignant·es enquêté·es comparée à la répartition de la population mère en fonction de leur pratique de l’exclusion ________________________________________________________________ 140 Figure 6 : critères de catégorisation des enquêté·es en fonction de leur ancienneté dans le métier _________ 142 Figure 7 : tableau synthétique des entretiens réalisés (N=69) _______________________________________ 142 Figure 8 : guide d’entretien à destination des enseignant·es. _______________________________________ 146 Figure 9 : exemple de rapport d’exclusion ______________________________________________________ 150 Figure 10 : comparaison des populations scolaires des trois collèges enquêtés _________________________ 161 Figure 11 : comparaison de l’ancienneté relative des personnels dans les trois collèges __________________ 162 Figure 12 : comparaison des performances scolaires des élèves des trois collèges enquêté·es _____________ 162 Figure 13 : schéma de la situation géographique des trois collèges __________________________________ 166 Figure 14 : croquis de l’entrée du collège n°1 ____________________________________________________ 168 Figure 15 : schématisation de la répartition des espaces du collège n°1 ______________________________ 169 Figure 16 : configuration de la salle des professeurs du collège n°1 __________________________________ 172 Figure 17 : schématisation des espaces vie scolaire du collège n°1 ___________________________________ 173 Figure 18 : croquis du collège n°2 vu depuis la passerelle de l’autoroute ______________________________ 194 Figure 19 : schématisation de la répartition des locaux du collège n°2 ________________________________ 196 Figure 20 : Configuration des locaux de la vie scolaire du collège n°2 _________________________________ 197 Figure 21 : configuration de la salle des professeurs du collège n°2 __________________________________ 198 Figure 22 : configuration des espaces du collège n°3 ______________________________________________ 211 Figure 23 : exclusions officielles par classes et par niveau enregistrées dans le collège n°1 _______________ 240 Figure 24 : exclusions officielles par classes et par niveau enregistrées dans le collège n°2 : ______________ 241 Figure 25 : exclusions officielles par classe et par niveau enregistrées dans le collège n°3 ________________ 242 Figure 26 : exclusion par motif dans chacun des trois collèges ______________________________________ 245 Figure 27 : exclusions par motifs dans le collège n°2 ______________________________________________ 246 Figure 28 : exclusions par motifs dans le collège n°3 ______________________________________________ 247 Figure 29 : total des exclusions ponctuelles de cours dans chacun des collèges enquêté·es _______________ 248 Figure 30 : catégories d’enseignant·es en fonction de leur pratique de l’exclusion ______________________ 249 Figure 31 : part de chacune des catégories de pratique d’exclusion sur le total des enquêté·es (N1=51) comparée à la part de ces catégories sur le total des enseignant·es des trois collèges (N2=167) ___________ 249 Figure 32 : part des catégories de pratique de l’exclusion sur le total enquêté·es dans chaque collège, comparé à la part ces catégories sur le total des enseignant·es de chaque collège _______________________________ 250 Figure 33 : histogramme empilé de catégories d’enseignant·es par collèges ___________________________ 251 Figure 34 : proportion des enseignant·es en fonction de leur pratique de l’exclusion sur l’ensemble des trois collèges__________________________________________________________________________________ 252 Figure 35 : part des exclusions prononcées les enseignant·es qui excluent le plus _______________________ 253 Figure 36 : Quantité et part des exclusions prononcées pour les élèves les plus exclus ___________________ 254 Figure 37 : catégories en fonction de l’ancienneté dans l’éducation nationale du total des enseignant·es des trois collèges (N=167) __________________________________________________________________________ 255 Figure 38 : positionnement des enseignant·es par rapport à l’exclusion conçue comme un échec __________ 260 Figure 39 : positionnement des enquêté·es par rapport aux effets supposés de l’exclusion _______________ 269 Figure 40 : les différents indicateurs déterminants le positionnement des enseignant·es par rapport à l’exclusion ________________________________________________________________________________________ 315 10 Figure 41 : typologie des enseignant·es en fonction de leur pratique de l’exclusion _____________________ 316 Figure 42 : les différents types de carrières des enseignant·es par rapport à l’exclusion __________________ 357 Figure 43 : tableau synthétique des différentes catégories d’enseignant·es enquêté·es __________________ 358 Figure 44 : rapport d’exclusion n°32 collège n°1 _________________________________________________ 372 Figure 45 : rapport d’exclusion n°34, collège n°1 _________________________________________________ 378 Figure 46 : répartition des éléments de parcours qui ont influencé le rapport à l’exclusion des différent·es enseignant·es _____________________________________________________________________________ 397 Figure 47 : schématisation du processus de l’exclusion selon la conception de sens commun______________ 425 Figure 48 : schématisation du processus d’exclusion déterminé par l’affiliation à la déviance scolaire ______ 425 Figure 49 : schématisation du processus d’exclusion selon les représentation de sens commun ____________ 485 Figure 50 : schématisation du processus d’exclusion déterminé par l’affiliation à la déviance scolaire ______ 485 Figure 51 : schématisation de processus de confirmation de la carrière déviante dans les bureaux de la vie scolaire __________________________________________________________________________________ 486 Table des portraits Dans cette thèse, nous illustrerons nos propos par des portraits d’enseigant·es, distingués dans des encadrés. Portrait n°1 : Sylvie (E29) Portrait n°2 : Myriam (E4) Portrait n°3 : Portrait Robert (E32) Portrait n°4 : Loïc (E12) Portrait n°5 : Philippe (E18) 305 329 334 348 352 11 Table des sigles AED : Assistant d’Éducation et Assistante d’Éducation ATI : Accompagnateur Technique et Informatique BOEN : Bulletin Officiel de l’Éducation Nationale CA : Conseil d’Administration CAPES : Certificat d’Aptitude au Professorat de l’Enseignement du Second Degré CDI : Centre de Documentation et d’Information CNESCO : Centre National d’Étude des Systèmes Scolaires CPE : Conseiller Principal d’Éducation et Conseillère Principale d’Éducation CPPN : Classe Pré Professionnelle de Niveau CVC : Conseil de la Vie Collégienne DASEN : Directeur Académique des Service de l’Éducation Nationale DEPP : Direction de l’Évaluation, de la Prospective et de la Performance ESPE : École Supérieure du Professorat et de l’Éducation FLE : Français Langue Étrangère FRAC : Fond Régional d’Art Contemporain GPDS : Groupe de Prévention du Décrochage Scolaire IA-IPR : Inspecteur ou Inspectrice Académique – Inspecteur ou Inspectrice Pédagogique Régional IGEN : Inspection Générale de l’Éducation Nationale INSPE : Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation ITEP : Instituts Thérapeutiques Éducatifs et Pédagogiques IUFM : Instituts Universitaires de Formation des Maîtres MEN : Ministère de l’Éducation Nationale MLDS : Mission de Lutte contre le Décrochage Scolaire OCDE : Organisation de Coopération et de Développement Économique PFA : Professeur Formateur ou Professeure Formatrice Académique PJJ : Protection Judiciaire de la Jeunesse PP : Professeur·e Principal·e PISA : Programme International pour le Suivi des Acquis des Élèves 12 REP+ : Réseau d’Éducation Prioritaire Renforcé SEGPA : Section d’Enseignement Générale et Professionnelle Adaptée TZR : Titulaire sur Zone de Remplacement ULIS : Unité Locale d’Inclusion Scolaire UNESCO : United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization UPE2A : Unité Pédagogique pour Élèves Allophones Arrivants ZEP : Zone d’Éducation Prioritaire Renforcée 13 Introduction générale : comment une exception devient la règle ? La construction sociale et scolaire de l’exclusion en punition. Cette thèse se propose de décrire et d’analyser l’exclusion ponctuelle de cours qui est une des punitions dont disposent les enseignant·es1 pour répondre aux difficultés qu’ils ou elles rencontrent dans leurs classes avec certain·es de leurs élèves. Pour étudier les raisons pour lesquelles ces enseignant·es en viennent à contraindre des élèves à sortir de leurs classes, la manière dont ils ou elles s’y prennent et ce qu’il advient par la suite de ces élèves exclu·es, nous présentons ici une étude ethnographique réalisée dans trois collèges voisins de l’éducation prioritaire renforcée, situés à quelques kilomètres l’un de l’autre, dans un secteur géographique extrêmement paupérisé. Il s’agit plus précisément d’étudier la façon dont les enseignant·es de ces collèges sont amené·es à mettre les élèves à la porte de leurs classes, puis la manière dont les élèves qui sont exclu·es de ces classes vont être pris en charge par les services de vie scolaire. Nous analysons la pratique de l’exclusion à travers le prisme de la sociologie de la déviance appliquée à l’éducation, dans une perspective qualitative, compréhensive et comparative. Enquêter sur l’exclusion de cours dans des collèges frappés par la ségrégation scolaire Nombre d’établissements scolaires rapprochent des gens que tout sépare, les obligeant à cohabiter soit dans l'ignorance, soit dans l'incompréhension mutuelle, soit dans le conflit, latent ou déclaré, avec toutes les souffrances qui en résultent » (Bourdieu, 2015, p.9). Ces « gens que tout sépare » évoqués par Pierre Bourdieu dans l’introduction de son ouvrage « La misère du monde » (1993), sont les élèves et leurs enseignant·es qui vivent, dans les établissements scolaires les plus dégradés socialement, une confrontation « forcée » par le système éducatif, génératrice de « souffrances » d’un côté comme de l’autre du fossé social constitutif de cette « cohabitation ». Le contexte des trois établissements dans lesquels nous avons choisi de mener notre recherche sur l’exclusion ponctuelle de cours est proprement exceptionnel et pour tout dire incroyable par bien des aspects. Ces collèges se situent dans l’un des quartiers les plus pauvres d’Europe, dans une grande ville du sud de la France 1 Cette thèse est rédigée en écriture inclusive, afin de permettre une égalité de représentation des genres masculins et féminins. En pratique, il s’agit de renoncer à l’usage du masculin générique (« des enseignants ») ou à la primauté du masculin sur le féminin dans les accords en genre (« les enseignantes et les enseignant·es sont caractérisés »). Le genre générique (« les enseignants ») laissera ainsi la place soit aux deux termes (« les enseignants et les enseignantes ») soit à l’usage du point médiant (« les enseignant·es »). J’ai privilégié la règle de l’accord de proximité, les adjectifs étant accordés en genre et en nombre avec le plus proche des noms qualifiés. Les choix réalisés pour l’adoption de cette écriture inclusive s’appuient sur le rapport du Haut Conseil à l’Égalité des Hommes et des Femmes (2016). 14 marquée par des contrastes spectaculaires entre certains de ses secteurs géographiques en plein essor économique et culturel, et ces quartiers laissés à l’abandon par les pouvoirs publics depuis des décennies, inscrits sur le long terme dans un processus de paupérisation. Si un quart des habitants de la ville vit sous le seuil de pauvreté, c’est le cas pour 55% des habitants du territoire dans lequel nous avons mené notre enquête. 34 % possèdent pour seules ressources des prestations sociales, 36% bénéficient des minimas sociaux, 40 % des 15-64 ans sont sans activité et 23% de ceux qui sont en activité occupent un emploi précaire. Dans chacun des trois collèges, prêt de 90% des élèves sont boursiers, la situation précaire des 10% qui ne le sont pas ne leur permettant pas d’accéder à ces aides. De ce fait, les termes utilisés couramment pour désigner ces établissements scolaires - école de la périphérie, établissements d’éducation prioritaire renforcée, collèges des quartiers populaires - se situent à ce point en deçà de la réalité, qu’il nous a semblé plus juste de parler de « collèges de la très grande pauvreté », leur caractéristique principale étant de scolariser des adolescent·es majoritairement sinon exclusivement en situation de très grande pauvreté. Ce territoire et ses établissements scolaires se retrouvent frappés de fait par une image extrêmement négative dans l’espace de notre ville d’enquête : collèges stigmatisés parmi les plus stigmatisés, les familles qui le peuvent s’en détournent en demandant des dérogations pour scolariser leurs enfants dans d’autres collèges d’éducation prioritaire renforcée situés dans des zones géographiques considérées comme plus fréquentables, bien que fortement dégradées socialement elles aussi. Les trois collèges qui servent de terrain à notre étude présentent, à l’extrême, les caractéristiques des autres collèges scolarisant la grande pauvreté sur le territoire français. Ils sont frappés par une très forte ségrégation sociale et ethnique. On y observe cette « répartition inégale d’une population particulière (..) [qui] implique des conséquences négatives pour les individus qui sont “cantonnés” à un espace particulier ou en l’occurrence dans un ou des établissements particuliers » (Felouzis et al., 2007, p. 23) que Georges Felouzis, Françoise Liot et Joëlle Favre-Perroton décrivent comme un « apartheid scolaire » (2007) ou que d’autres qualifient de « ghettos scolaires » (Garnier, 2017, p. 79). En utilisant, dans l’académie de Bordeaux, les prénoms des élèves, Felouzis et ces co-auteures ont fait apparaître la force du critère ethnique dans la répartition des populations scolaires. Si JeanPaul Payet a pu observer, dans les années quatre-vingt-dix, des rassemblements internes aux collèges de banlieue avec des classes ségrégués ethniquement (Payet, 1997a), d’autres travaux ont depuis confirmé l’accentuation irréversible du phénomène (Dhume-Sonzogni, 2011; Lorcerie, 2003; Merle, 2012a). Les collèges dans lesquels nous avons mené notre recherche accueillent aujourd’hui exclusivement des élèves racisé·es, originaires des anciennes colonies françaises, principalement du Maghreb, de l’Afrique Subsaharienne, de Proche et du Moyen-Orient et de l’archipel des Comores. Cette évolution est le reflet de la répartition géographique des populations pauvres et racisées en France et dans la ville de l’enquête : comme le rappelle Didier Fassin, « une concentration des populations les plus précaires et souvent immigrées s’est opérée dans un contexte de tensions fortes sur le marché du travail et de disparités croissantes dans l’immobilier » (2015, p. 78). Mais cette ségrégation 15 résulte aussi des logiques du marché scolaire (Felouzis et al., 2013), d’ « un ensemble de processus sociaux diffus conduisant à une ségrégation ethnique forte » (Felouzis et al., 2007, p. 16), en lien avec les stratégies des familles des classes populaires et moyennes. « On peut considérer », comme l’affirme Stéphane Béaud, « que le principal enjeu – difficilement dicible mais ô combien opérant – des choix scolaires des parents appartenant au haut des classes populaires (…) ou des petites classes moyennes semble bien consister dorénavant dans l’évitement, dans la scolarité de leurs enfants, des fractions déshéritées des classes populaires » (2011, p. 78). Cette ségrégation dévoile l’échec des politiques publiques éducatives en matière de mixité : « la répartition différentielle des élèves suivant leur niveau scolaire et leur appartenance sociale ou ethnique entre les établissements scolaires des banlieues populaires et ceux de la ville-centre et, à un moindre degré, à l’intérieur même des villes de banlieue, entre les quartiers concentrant les populations les plus démunies et les autres » remarque Agnès Van Zanten, « témoigne en effet de l’incapacité de l’école à promouvoir actuellement l’égalité de chances et la mixité sociale et ethnique dans la périphérie. » (2012, p. 90). La libéralisation de l’école, qui s’est accélérée dans les années 2000, a accentué cet « enfermement des élèves des familles socialement les plus démunies dans des établissements au recrutement social de plus en plus homogène et défavorisé » et contribué à « une logique de cercle vicieux dont les classes populaires les plus fragilisées socialement (et en tout premier lieu, les familles monoparentales et/ou les familles issues des dernières vagues de l’immigration), déjà aux prises avec un environnement économique et social qui leur est plus que jamais défavorable, ont toutes les chances d’être les victimes » (Beaud, 2011, p. 78). Cette réalité affecte la France davantage que les autres pays de l’OCDE, comme le révèle une note d’information de France Stratégie : « l’organisation du système éducatif français pèse également sur le parcours de ces enfants : la répartition des élèves issus de l’immigration dans les différents établissements en France est une des plus concentrée des pays de l’OCDE » (Cusset et al., 2015). Elle touche plus encore la ville de notre enquête dans laquelle « la carte scolaire est (…) contournée par la moitié des collégiens, par des mécanismes d’évitement vers le privé, d’obtention de dérogations, ou d’affectation en fonction d’options spécifiques » (Audren & Baby-Collin, 2017, p. 12). Sur les 86 collèges de la ville, 10 scolarisent le tiers des élèves d’origine étrangère pour 13 % de l’ensemble des collégiens (Audren & BabyCollin, 2017, p. 7). Être un élève très pauvre dans la France d’aujourd’hui, c’est éprouver des difficultés pour manger à sa faim, pour s’habiller décemment, pour se soigner, pour se laver, pour dormir. C’est faire l’expérience quotidienne de l’insalubrité et de l’exigüité de l’habitat comme le montre Bernard Lahire dans l’introduction de son ouvrage « Enfances de classe » (2019). C’est, de ce fait, ne pas disposer d’un espace intime adéquat au travail scolaire et devoir contribuer, très tôt, aux ressources financières de la famille, « se procurer de l’argent de poche par des petits boulots, pour “survivre“ » (Beaud, 2020, p.174). Comme le souligne Etienne Douat, ces conditions sociales dans lesquelles vivent les familles des élèves pauvres, « instabilité professionnelle, expérience du chômage et du déclassement, problème de logement, incertitude et inquiétude quant à l’avenir, situation de relégation et dévalorisation 16 collective (…) rendent difficiles, sinon obèrent, un accrochage aux exercices scolaires d’apprentissage » (Douat, 2011, p.49). Jean-Paul Delahaye, Inspecteur Général de l’Éducation Nationale évalue l’impact de ces réalités sur les apprentissage des élèves pauvres dans son rapport « Grande pauvreté et réussite scolaire » (Delahaye, 2015). Il évoque cette situation « d’apartheid scolaire » en conclusion du rapport : Dans certaines parties de notre territoire, sous l’effet de la ghettoïsation et d’une véritable partition sociale, il s’est produit ces dernières années un formidable retour en arrière en matière d’organisation scolaire avec la quasi-reconstitution d’un système éducatif d’avant la démocratisation de l’accès aux études secondaires, fonctionnant en réseaux d’établissements juxtaposés selon les catégories sociales ou en filières différenciées au sein même des établissements. En somme, un système éducatif qui s’organise et qui fonctionne par « Ordre », au sens que cela avait sous l’ancien régime, sous l’effet du creusement des écarts sociaux et culturels. (Delahaye, 2015, p. 162) Face à cette réalité d’une école divisée entre différents « Ordres » qui contredit frontalement la volonté affichée de démocratisation scolaire, les débats habituels sur la question de l’égalité, de la réussite et du mérite scolaire sont dépassés et confèrent à l’hypocrisie (Dubet & Duru-Bellat, 2000) : « à ce niveau atteint par les inégalités dans notre pays, il devient absurde et cynique de parler d’égalité des chances. C’est à une égalité des droits qu’il faut travailler » (Delahaye, 2015, p. 12). Ce contexte ségrégué doit ainsi être conçu comme « le résultat d’une politique de non-mixité sociale, de “renoncement“ plus ou moins implicite selon les périodes à la démocratisation scolaire, d’externalisation hors de l’école des enjeux d’apprentissage et de remédiation » (Bonnéry & Douat, 2020, p. 16). Le choix de ces terrains scolaires, dans lesquels la grande pauvreté ne permet pas aux élèves d’accéder dans les mêmes conditions que les autres enfants et adolescent·es du territoire français au droit fondamental à l’éducation, nous fournit un véritable révélateur des difficultés de l’institution scolaire. C’est à ce titre que ce contexte est unique, qu’il nous offre un point d’observation exceptionnel sur le système éducatif français. Bien qu’informé·es de la réalité factuelle de cette pauvreté, nous y sommes bien souvent confronté·es tout en en ignorant les conséquences très concrètes : « notre société est ainsi divisée et notre territoire ainsi ségrégué qu’il est possible d’en ignorer des pans entiers tout en côtoyant celles et ceux qui se trouvent le plus souvent condamnés à y demeurer » (Fassin, 2015, p. 27). Paradoxalement, dans ces collèges où la pauvreté des élèves et de leurs familles est une réalité criante, les préoccupations principales des enseignant·es semblent ne pas se focaliser sur cette violente précarité économique et sur ses conséquences, mais sur la gestion du comportement des élèves dans les classes. Cette préoccupation désocialisée y provoque une véritable inflation punitive (Debarbieux, 2018) comme réponse principale aux conséquences supposées de l’apartheid scolaire, en parallèle de la pénalisation de plus en plus importante qui frappe aujourd’hui les habitants jeunes de ces secteurs géographiques ségrégués (Fassin, 2017; Wacquant, 2009). 17 Notre étude se situe autour de cette confrontation qu’Erving Goffman qualifie de « contacts mixtes » (1975) entre deux populations socialement étrangères et qui ne seraient jamais amenées à se rencontrer en dehors du contexte scolaire : des enfants et des adolescent·es extrêmement pauvres et racisé·es confronté·es quotidiennement à des enseignant·es recruté·es au niveau bac+5, issu·es majoritairement des classes socioprofessionnelles moyennes et favorisées (Duru-Bellat et al., 2018) et appartenant presqu’exclusivement au groupe ethnique majoritaire. Elle s’attachera à enquêter au cœur de cette « tension confrontationnelle » (Collins, 2008, p. 41) et à dépasser les « termes d’un débat public manichéen qui, d’un côté euphémise les processus d’ethnicisation, croyant ainsi éviter les effets de stigmatisation, et de l’autre, focalise sur les conduites transgressives des jeunes d’origine étrangère. » (Payet & Giuliani, 2010, p. 177‑178). Une telle confrontation est nécessairement conflictuelle, comme le notait déjà le sociologue Willard Waller dans les années 1930 : Le conflit est une dimension centrale de la vie scolaire. Conflit plus universel entre la culture scolaire mobilisée par les enseignants et la culture indigène dans laquelle baignent les élèves. Conflit plus universel entre les enseignants adultes en position de domination et les élèves qui ne le sont pas en position de subordination. (Waller, 1932, p.118).2 La réalité de ce face-à-face entre des populations issues de classes sociales que tout oppose nous invite à replacer notre objet de recherche au cœur des processus de discrimination systémique et des rapports de domination qui les produisent dans le système éducatif français. Dans ce contexte exceptionnel, nous ne chercherons cependant ni le sensationnel, ni l’exhaustif, mais seulement à saisir une des faces du fonctionnement de ce système, autour d’un de ses symptômes, l’exclusion ponctuelle de cours. Les obstacles à une sociologie de la déviance dans le domaine de l’éducation La majeure partie des recherches sur les jeunes est clairement conçue pour comprendre pourquoi les jeunes sont si problématiques pour les adultes, plutôt que de poser la question, tout aussi intéressante sur le plan sociologique, de savoir pourquoi les adultes créent tant de problèmes aux jeunes. (Becker, 2013, p. 481-482) Proposer de s’intéresser aux punitions scolaires 3 , ou plus précisément à une punition scolaire en particulier, l’exclusion ponctuelle de cours, nous confronte d’emblée à un objet 2 Traduit par nos soins. Une précision lexicale, sur laquelle nous reviendrons plus longuement dans le chapitre 2, s’impose dès à présent pour éviter toute confusion. Contrairement à l’usage institutionnel qui établit une distinction légale entre les « punitions » et les « sanctions », ou à l’usage de certain·es chercheur·es ou professionnel·les qui parlent, quelle que soit la pratique évoquée, de « sanctions », nous privilégierons volontairement dans l’ensemble de cette thèse l’usage du terme de « punition » dont la connotation nous semble plus en adéquation avec les réalités 3 18 d’étude difficile à appréhender. D’abord parce que l’étude des dispositifs punitifs reste une thématique dévaluée dans le champ académique qui, comme le rappelle Erick Prairat, « a été frappée, ces dernières années, d’indignité intellectuelle dans les pays européens et nordaméricains. Question taboue, pratique honteuse. » (Prairat, 2019b, p. 29). De fait, les travaux de la recherche qui abordent les pratiques punitives sont rares, ce qui contribue à renforcer la place centrale occupée par les prénotions lorsqu’il s’agit de penser les problèmes d’indiscipline, les atteintes à la norme scolaire ou leur traitement par les personnels de l’Éducation Nationale. La pauvreté du corpus scientifique explique sans doute cette persistance des interprétations de sens commun formulées à ce propos par les professionnel·les, mais aussi par une part importante des chercheur·es en éducation. Les désordres scolaires continuent ainsi d’être considérés très largement comme un phénomène dont l’école « hérite », déterminé par des facteurs qui lui sont étrangers. Le manque d’intérêt pour ces problématiques constitue d’ailleurs sans doute une spécificité du système éducatif français, que relève Anne Barrère lorsqu’elle affirme que « la conception française de l’enseignement, particulièrement dans le second degré, a du mal à faire une place à des savoirs autres que purement disciplinaires » (2017, p. 14). Etudier les manières de punir à l’école, c’est au mieux s’intéresser à un problème annexe, qui passera toujours après les recherches plus nobles focalisées sur les processus de transmission des savoirs, c’est au pire se pencher sur une part obscure de l’activité éducative, avec le risque de faire nécessairement d’une sociologie critique, une sociologie du blâme. Produire des recherches sur l’usage de la punition et sur ce que cet usage peut révéler de pratiques indignes conduirait à mettre l’accent sur des faits scientifiques qui placent les enseignant·es, « peu ou prou, sur le banc des accusés » (Barrère, 2017, p. 15). Il faut donc affronter ce double écueil qui nous amènerait d’une part à nous intéresser à un sujet déprécié et d’autre part à produire nécessairement un jugement moral sur les enseignant·es ou dans des termes plus familiers, à participer à cette activité sociale largement partagée qui consiste à « taper » sur les enseignant·es et ainsi à « porter un coup supplémentaire à une institution déjà critiquée de toutes parts » (Garnier, 2017, p.22). Ce risque se situe dans un contexte où le « mal être » du monde enseignant ne peut être détaché « des conditions dégradées, désormais structurelles, du système d’enseignement en France » (Bonnéry & Douat, 2020, p. 16). Comme le décrivent Stéphane Bonnery et Etienne Douat, « ce système se caractérise par un fort taux de personnels enseignants et administratif précaire et de plus en plus sous pression, par des titulaires tendanciellement malmené·es et usé·es ou parfois insuffisamment formée·es, et par un empilement de réformes, de dispositifs pédagogiques ou de remédiation mis en place au cours de la seconde vague de massification des années 1980-1990, qui ont pu contribuer à accroître les inégalités d’apprentissage, et à accompagner ou à précipiter les processus de ruptures scolaires » (2020, p. 16). Le métier d’enseignant·e serait ainsi aujourd’hui plus complexe, plus exigeant émotionnellement, les professionnel·les seraient confronté·es dans leur quotidien à une inflation des charges administratives. Cette évolution professionnelle témoignerait d’un déclassement social et empiriques dont nous parlons. Il nous arrivera donc, comme ici, de parler de punition, alors que nous citons un·e auteur·e ou un·e enquêté·e qui parle de sanction. 19 d’une absence de reconnaissance pour un métier jusqu’alors au cœur des institutions de la République française. Une étude de la Direction de l’Evaluation, de la Prospective et de la Performance (DEPP) (Jégo & Guillo, 2016) relève entre autre que les salarié·es de l’֤Éducation Nationale sont plus fortement exposé·es aux risques psycho-sociaux que dans les autres secteurs d’activité professionnelle. En mettant en œuvre notre recherche dans les quartiers les plus pauvres du territoire français, nous nous plaçons volontairement dans un contexte qui interroge la construction des inégalités sociales et les replace au centre des enjeux de l’école française. Notre travail s’inscrit ainsi dans une perspective scientifique plus globale qui cherche à réintroduire cette approche des rapports de domination dans le domaine de l’éducation, pour prendre le contrepied d’un mouvement scientifique et social qui, comme le rappelle Bernard Lahire « a, depuis la fin des années 1980, assez largement délaissé l’étude des inégalités et des rapports de domination » (2019, p. 43). De son côté, la sociologie de l’éducation en s’instituant comme une discipline spécialisée de la sociologie a pu revendiquer « un dépassement des théories de la reproduction » (Roiné, 2015, p. 37). Il s’agirait, dans cette perspective, de proposer le « déplacement d'une posture de critique, voire de dénonciation globale de l'institution scolaire, de sa fonction et de ses modes de fonctionnement, à une préoccupation d'amélioration (…) et une volonté de mise en évidence de marges d'action chez ses agents » (Kherroubi & Rochex, 2002, p. 113). Cette posture épistémologique court cependant le risque de rendre invisibles les processus de domination à l’œuvre à tous les niveaux dans le système éducatif : « les faits d’inégalité ou de domination sont têtus » souligne en effet Bernard Lahire « ils se mesurent, ils s’objectivent et se constatent dans tous les domaines de pratiques, et ce n’est pas être idéologue que de les mettre au jour ; l’idéologie étant plutôt du côté de celles et ceux qui ne veulent pas voir ces réalités » (2019, p. 43). A l’instar des travaux de Christophe Delay (2015), la sociologie du stigmate revisitée nous invite à dépasser ce discours majoritaire d’euphémisation des classes sociales pour réintroduire dans l’analyse des processus punitifs les rapports de domination évacués par une logique libérale qui fait porter sur l’individu la responsabilité de son exclusion (Tyler, 2018). Se pencher sur le régime punitif en vigueur dans l’enseignement secondaire français nécessite d’autre part de s’interroger plus largement sur la norme scolaire et donc sur les finalités déclarées de l’école française en refusant la posture des « sociologues, philosophes et autres historiens français [qui] auraient quelque peine à s’avouer et à dévoiler que l’école est un vaste dispositif de gouvernement des enfants, nonobstant le mythe de l’école libératrice et émancipatrice » et de se donner la possibilité de dépasser la représentation idéalisée d’une « institution charismatique de la modernité républicaine, [qui] resterait pour la critique universitaire – et souvent pour la critique syndicale elle-même – un « intouchable » ou un tabou, dont on ne dénoncerait que la porosité aux inégalités sociales et aux désordres socioéconomiques sans jamais en remettre en question la structure fondamentale. » (Dupeyron, 2014, p. 100). 20 Cette mise à jour du rôle joué par l’école dans la reproduction de l’exploitation des plus défavorisé·es ne se limite pas à un constat désespérant et il convient de reprendre à notre compte la conviction de Pierre Bourdieu quand il affirme que « ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire » (Bourdieu, 1993, p. 994). Nous ne devons pas redouter ce que l’étude des impacts de l’usage de la punition sur la construction des inégalités de réussite scolaire peut nous apprendre, dans un domaine où la connaissance scientifique des processus sociaux en jeu est encore largement lacunaire, mais au contraire postuler que cette connaissance peut nous aider à en déconstruire les mécanismes. On le sait, « l'égalité formelle qui règle la pratique pédagogique sert en fait de masque et de justification à l'indifférence à l'égard des inégalités réelles devant l'enseignement » (Bourdieu, 1966, p. 336). L’école française qui se conçoit volontiers comme « indifférente aux différences » et dont le projet déclaré consiste en l’émancipation des futur·es citoyen·nes par le savoir, fonctionne en fait comme un système de sélection continu et précoce (Baudelot & Establet, 1971), un mécanisme de distillation continue selon François Dubet (1992, 2002), qui masque, derrière le mythe du mérite, un élitisme social aristocratique (Baudelot & Establet, 2009; Duru-Bellat, 2019), une véritable « communautarisme de classe moyenne (Dubet, 1997) qui vise à la conservation de structures inégalitaires existantes de notre société (Bourdieu & Passeron, 1970). Ces traits les plus critiquables de notre école « la font ressembler à une immense gare de triage scolaire et social (…) dont le tamis, de plus en plus fin, exclut méthodiquement les enfants de la crise les moins dotés culturellement. » (Beaud, 2011, p. 78). Ce constat largement partagé aujourd’hui de la reproduction des inégalités sociales doit être complété : « il ne suffit pas d'énoncer le fait de l'inégalité devant l'école, il faut décrire les mécanismes objectifs qui déterminent l'élimination continue des enfants des classes les plus défavorisées. » (Bourdieu, 1966, p. 325). On peut ainsi formuler l’hypothèse que l’imposition de normes comportementales scolaires joue elle aussi un rôle dans ce système de sélection sociale hiérarchisé. L’école « contribue à la (re)production des rapports sociaux, et la manière dont elle le fait n’est pas sans effet sur les normes scolaires et leur légitimité ; l’organisation des inégalités scolaires vient informer l’activité normative et discursive des acteurs. » (Verhoeven, 2012, p. 104). En effet, si « l’école, loin de rétablir l’égalité des chances est une école dont les contenus culturels sont ceux des classes moyennes et supérieures » (Payet, 2016b, p. 60) et qui ainsi « en imposant un arbitraire culturel dominant, (…) reproduit les rapports de force qui fondent son pouvoir d’imposition arbitraire » (Delay, 2015, p. 40), il faut prendre au sérieux l’idée selon laquelle la soumission aux normes scolaires comportementales participerait elle aussi à l’imposition de la violence symbolique qui « s’inscrit durablement dans les corps des dominés, sous la forme de schèmes de perception et de dispositions » (Bourdieu, 1997, p. 245) et pour cela étudier la place occupée par l’arsenal punitif mobilisé par notre système éducatif dans la mise en œuvre d’un ordre symbolique marqué par la domination culturelle et par les processus de tris sociaux. Le quotidien des professionnel·les de l’éducation comporte bien une activité disciplinaire exercée en même temps que les tâches de transmission des connaissances, qui nécessite la 21 mise en œuvre de sanctions. Cette réalité qui constitue un fait social caractéristique du rapport entre les élèves et les adultes, en particulier dans les collèges, mérite d’être étudiée en tant que telle, dans une perspective critique. Il convient, vis-à-vis de cet objet de recherche particulier, justement parce qu’il est fortement chargé de représentations du sens commun, de le traiter comme une chose, sans jugement et sans présumer a priori du risque de révéler des données sensibles et délicates, mais aussi sans formuler de jugement ni sur l’activité punitive des adultes, ni sur l’indiscipline des élèves. La chercheure ou le chercheur, rappelle Émile Durkheim, « ne se préoccupe pas de savoir si les vérités qu'il découvre seront agréables ou déconcertantes, s'il est bon que les rapports qu'il établit restent ce qu'ils sont, ou s'il vaudrait mieux qu'ils fussent autrement. Son rôle est d'exprimer le réel non de juger. » (1922, éd. 2006, p. 71). Remettre en question les liens de causalité établis à partir des représentations les plus largement partagées par le sens commun nécessite de changer notre appréhension des actes d’indisciplines commis par les enfants et les adolescent·es dans nos écoles. Cela suppose de s’écarter d’un point de vue normatif qui viendrait troubler notre approche scientifique du phénomène. Considérer les faits sociaux comme des choses, selon la formule programmatique d’Émile Durkheim, nous permettra de reconstituer un regard neutre identifiant les déterminants sociaux qui produiraient ces phénomènes. De ce point de vue encore, il ne s’agit pas d’établir la responsabilité individuelle des personnels dans l’imposition de cette domination. Les agents sociaux, imbriqués dans l’institution, agissent sur elle en même temps qu’ils la subissent : « les agents ne sont pas de simples automates, ils peuvent participer à la construction des politiques à partir de leurs pratiques, tout en mobilisant les ressources du système auxquelles ils sont soumis. » (Euvrard, 2020, p. 51). Les personnels des établissements scolaires, dans la manière dont ils produisent des verdicts scolaires légitimes, mais en particulier dans l’exercice de leur pouvoir punitif, sont les agents de la violence symbolique, mais ils en sont en même temps les victimes. « Mystificateurs mystifiés, ils sont les premières victimes des opérations qu’ils effectuent » (Bourdieu, 1989, p. 80). Pierre Bourdieu répondant à Loïc Wacquant définit ainsi la violence symbolique comme « cette forme de violence qui s’exerce sur un agent social avec sa complicité » (1992, p. 142). La construction d’un rapport de domination passe nécessairement par une part de consentement des dominés : « tout véritable rapport de domination », affirme ainsi Max Weber, « comporte un minimum de volonté d’obéir, par conséquent un intérêt, extérieur et intérieur à obéir » (1995, p. 286). Dans le cadre éducatif, ce consentement est construit par l’autorité légitime des fonctionnaires d’état dont le rôle consiste, entre autres, à permettre aux élèves d’incorporer les normes scolaires comportementales, mais le processus de violence symbolique ne peut se produire qu’à condition que les personnels scolaires « dominants dominés par de leur propre domination » (Bourdieu, 1989, p.12) consentent aussi à jouer ce rôle, sans en avoir pleinement conscience. « Ils ne font bien ce qu’ils ont à faire (objectivement) que parce qu’ils croient faire autre chose que ce qu’ils font, parce qu’ils font autre chose que ce qu’ils croient faire ; et parce qu’ils croient en ce qu’ils croient faire » (Bourdieu, 1989, p. 80). Cette activité s’inscrit dans un rapport complexe au champ dans lequel se situent les agents sociaux. Il s’agira en particulier de percevoir comment « les différents 22 agents investissent, en fonction de leur histoire propre, donc de leurs dispositions, les significations proposées par l’institution, parmi lesquelles ils en privilégient certaines » mais aussi comment l’institution « offre un espace de possibilités préconisées », comment le champ social « régule les dispositions, c’est-à-dire qu’il les contraints et les censure en même temps qu’il ouvre des voies » (Bourdieu & Maître, 1994, p. 6). Il sera ainsi nécessaire d’interroger la production de la violence symbolique par les agents sociaux et sur les agents sociaux, dans le contexte de l’institution qui participe à cette production. Ainsi, « loin de stigmatiser des pratiques professionnelles (…), il s’agit de montrer que ces dérives ou ces difficultés à penser/agir en milieu disqualifié s’inscrivent dans un contexte de dégradation des conditions de travail, d’écart entre l’idéal professionnel et la réalité quotidienne, dus principalement aux logiques ségrégatives d’un marché résidentiel et scolaire aboutissant à concentrer les élèves des familles socialement les plus précarisées dans une minorité d’établissements scolaires » (Payet & Giuliani, 2010, p. 176). Nous serons particulièrement attentifs à cet aspect de la violence symbolique imposée par les agents sociaux dominants en même temps qu’elle s’impose à eux, dans le contexte de notre terrain d’étude où la grande pauvreté exacerbe les rapports de domination. Le traitement réservé aux désordres scolaires par les sciences de l’éducation semble encore marqué par les prénotions, le sens commun et par le discours de l’institution : l’usage de la punition reste décrit comme une réaction presque automatique à des comportements qui portent atteinte aux règles scolaires. De la même manière que pour l’appréhension de l’absentéisme, comme l’affirme Étienne Douat, « cette approche essentialiste, déficitaire et largement décontextualisée, relève plus du jugement moral que de l’explication et soulève finalement plus de question qu’il n’en résout » (2011, p.33). Nous nous demanderons ainsi si la sociologie de l’éducation nous offre toutes les ressources nécessaires pour étudier l’exclusion de cours dans un contexte « d’apartheid scolaire » (Felouzis et al., 2007). Les infractions à la norme scolaire doivent ainsi être interrogées en situation. Il ne s’agit pas, en expliquant la production de la déviance scolaire, de l’excuser. Là encore, la démarche scientifique nous amène à nous extraire de toute forme de jugement moral en envisageant clairement deux plans qui doivent rester distincts : Le premier plan, non normatif, qui est propre à la connaissance scientifique d'une part, et le second, normatif qui est propre à la justice, à la police, au droit etc., d'autre part. De son côté, le savant étudie “ce qui est“ et n'a pas à apprécier si ce qui est “bien“ ou “mal“. (Lahire, 2016, p. 35) Pour échapper à une approche fortement marquée par une adhésion de fait à la normativité de l’institution scolaire, nous envisageront le paradigme épistémologique de la sociologie de la déviance qui, comme le rappelle Albert Ogien, retourne les perspectives communes par rapport à la question de la norme. La question à laquelle la sociologie de la déviance a cherché à répondre n'est pas : “pourquoi y a-t‑il des délinquants, pourquoi font-ils ce qu'ils font et qui sont-ils ? “, mais 23 bien : “qu'est-ce que la normalité et comment les individus font-ils usage de cette notion dans leurs activités quotidiennes ? “. C'est dans ce déplacement de l'interrogation qu'elle a montré comment la sociologie pouvait porter un regard plus réaliste sur la société et la pluralité des ordres normatifs qui la composent ; et sur l'individu et la manière dont il s'accommode de ses multiples identités. La sociologie de la déviance ne figure donc pas seulement l'un des domaines spécialisés de la sociologie. Elle en est la face cachée, révélatrice et critique à la fois. (2017, p. 13‑14) Dans le même mouvement, nous pouvons considérer qu’appliquer la sociologie de la déviance au champ scolaire ne spécialise pas davantage la sociologie de l’éducation mais permet de la ramener à sa dimension critique. L’école est une institution qui produit énormément de normes et dans le même mouvement énormément de déviances. En ce sens, une sociologie critique de l’éducation se doit de porter un regard critique sur ce processus normatif et en particulier sur les déterminants sociaux et culturels qui produisent les normes de l’école. La sociologie de la déviance adopte une posture de déconstruction du conformisme normatif en retournant les perspectives vis-à-vis de la production de la norme. De ce point de vue, nous pouvons « émettre l’hypothèse que la sociologie de la déviance soit aujourd’hui indispensable à la sociologie de l’éducation pour rapprocher cette dernière de la sociologie générale » (Sembel, 2015, p. 75). Cette nécessité ne doit pas masquer cependant la difficulté d’adapter cette posture théorique au champ des sciences de l’éducation. Les sociologues de la seconde école de Chicago, qui ont contribué à développer le cadre théorique de la sociologie de la déviance, semblent en difficulté lorsqu’il s’agit d’appliquer leur raisonnement et leurs concepts clés au champ de l’éducation. Howard Becker (1963) ou David Matza (1969) adoptent ainsi plus facilement la notion de « déviant·es » lorsqu’il s’agit de parler des fumeurs ou des fumeuses de cannabis ou de musiciens de jazz, ou celle « d’entrepreneur·es de morale » pour décrire l’activité des forces de police que lorsqu’ils souhaitent traiter des élèves ou des enseignant·es. Becker devenu sociologue de l’éducation (2006), « n’est plus sociologue de la déviance, posture qu’il semble oublier mais sociologue du travail » (Sembel, 2015, p. 76), et s’attache plutôt à décrire le trajet des carrières professionnelles des enseignant·es que leur action sur la stigmatisation des élèves. Plus généralement, il semble que « les sociologues interactionnistes et ethno-méthodologistes de l’éducation éprouvent des difficultés à construire l’analogie entre éducation et déviance » et « ne sont pas exemptes, elles aussi, d’une certaine normativité » (Sembel, 2015). La sociologie de la déviance devrait questionner la normativité et à ce titre, proposer un renversement nécessaire des points de vue. « La majeure partie des recherches sur les jeunes » constate d’ailleurs Becker, « est clairement conçue pour comprendre pourquoi les jeunes sont si problématiques pour les adultes, plutôt que de poser la question, tout aussi intéressante sur le plan sociologique, de savoir pourquoi les adultes créent tant de problèmes aux jeunes. » (2013, p. 482). Les rapports dissymétriques de domination concernent aussi les enseignant·es et leurs élèves, et ce rapport de domination se reproduit dans le discours officiel que tient la recherche sur les dominé·es : « à l’intérieur de tout système hiérarchisé de groupe, les participants tiennent pour acquis que les membres du rang le plus élevé détiennent le droit de définir la situation. » (Becker, 2013, p. 481). Cette 24 « hiérarchie de la crédibilité », si elle n’a pas de fondement scientifique, détermine moralement le point de vue de la recherche en accordant a priori une valeur supérieure au point de vue des dominant·es sur celui des dominé·es. Alors que dans son ouvrage « Outsiders », Howard Becker se place du côté des siens (puisqu’il est lui-même fumeur de cannabis et musicien de jazz), lorsqu’il s’intéresse à l’éducation il se place du côté des enseignant·es, oubliant la manière dont ces dernier·es, en produisant la labellisation entre les « bon·nes » et les « mauvais·es » élèves, deviennent aussi des « entrepreneur·es de morale ». Cette position de chercheur et d’enseignant l’empêche d’appliquer à l’éducation sa typologie des comportements déviants développée dans Outsiders et en particulier de distinguer des élèves « accusés à tort » ou « secrètement déviants » (Becker, 1963, p. 43). Ces cas atypiques trouvent leur origine dans la définition « relativiste » du crime proposée par Émile Durkheim. Celui-ci refuse de définir le « crime » dans son essence et considère qu’il se caractérise toujours dans une relation. Il est en cela un précurseur de l’interactionnisme et la sociologie de la déviance. Pour Durkheim, un criminel n’est pas un criminel « en soi » mais toujours « en relation à ». Cela nécessite un retournement paradigmatique en considérant que : Il ne faut pas dire qu'un acte froisse la conscience commune parce qu'il est criminel, mais qu'il est criminel parce qu'il froisse la conscience commune. Nous ne le réprouvons pas parce qu'il est un crime, mais il est un crime parce que nous le réprouvons. (Durkheim, 1893, éd. 2007, p. 82) Dans le cadre scolaire, cela nous incite à interroger le rôle des agents sociaux scolaires dans la définition de l’élève perturbateur ou perturbatrice : si l’élève est un·e « criminel·le » vis-àvis de la loi scolaire, dans la classe et dans l’établissement, c’est toujours à partir de la définition de la situation pédagogique et éducative. L’élève ne perturbe pas les cours « en soi », mais toujours dans une interaction : l’étude des actes d’indiscipline nécessite donc d’interroger aussi le rôle des personnels, placés dans un contexte social, territorial et institutionnel, dans ce face-à-face par lequel se produisent les perturbations scolaires. De la même manière, quand Bourdieu adopte une attitude compréhensive vis-à-vis des enseignant·es dans son ouvrage « La misère du monde » (2015), il renvoie dos-à-dos élèves et enseignant·es lorsqu’il constate la logique de la conflictualité dans les établissements de l’enseignement secondaire français où les points de vue irréconciliables « sans compromis possibles » sont « également fondés en raison sociale » (Bourdieu, 1993, p. 10), effaçant ainsi la dissymétrie factuelle des rapports de domination présents dans cette confrontation. La difficulté de cette application du concept de déviance au domaine de l’éducation réside sans doute dans la relation biographique particulière qu’entretiennent les enseignant·es et les chercheur·es avec l’école. Produits de la réussite scolaire, ils en ont assimilé inconsciemment les normes dans la constitution même de leurs schèmes de perception du social. Ils engagent dans leur travail, comme l’affirme Bourdieu, un « inconscient historique » constitué de « l’ensemble des structures cognitives qui est imputable aux expériences proprement scolaires, et qui est donc en grande partie commun à l’ensemble des produits d’un même système scolaire » (Bourdieu, 2003, p. 47). Ce cadre commun d’analyse produit nécessairement sur la 25 norme scolaire une forme d’auto-censure inconsciente qu’il est nécessaire de dépasser si l’on souhaite contribuer à une production scientifique des savoirs sur les actes qualifiés par l’école d’actes d’indiscipline. Bourdieu analyse cette censure, dans son avant-propos dialogué avec Jacques Maître quand il affirme : Il y a des sujets que l’on n’aborde pas, ou seulement avec une grande prudence. Il y a des manières d’aborder des sujets qui sont un peu dangereuses et, finalement, on accepte les mutilations que la science a dû accepter pour se constituer. (1994, p. 14) Il faudrait pour dépasser cette censure inconsciente qui restreint les perspectives des sciences de l’éducation, prendre conscience de « toutes les mutilations (…) héritées d’une tradition laïque, renforcée par les présupposés implicites de [la] science » (Bourdieu & Maître, 1994, p. 14). Introduire le paradigme de la déviance dans le champ des sciences de l’éducation nécessitera ainsi de prendre en compte notre propre rapport à la norme scolaire. S’engager dans cette relation réflexive à notre objet de recherche, c’est rappeler avec Bourdieu que « la science sociale ne doit pas seulement, comme le veut l'objectivisme, rompre avec l'expérience indigène de cette expérience » (1980, p. 46), ce qui constitue un premier pas dans la démarche scientifique critique, mais qu’ « il lui faut encore, par une seconde rupture, mettre en question les présupposés inhérents à la position d'observateur “objectif“ qui, attaché à interpréter des pratiques, tend à importer dans l'objet les principes de sa relation à l'objet » (1980, p. 46). C’est en prenant conscience, dans une forme de socio-analyse, « des biais que lui imposent les conditions épistémologiques et sociales de sa production » (1980, p. 47) que le chercheur ou la chercheure pourra fonder une production des savoirs critique. Il nous faudra nous engager dans une telle réflexivité si nous voulons mener une étude des atteintes à la norme scolaire à l’école, en cherchant à s’affranchir des schèmes d’analyse issus eux-mêmes de cette norme scolaire, en admettant que notre position est fortement déterminée par notre propre rapport à la norme scolaire. « Seule une véritable socioanalyse de ce rapport, profondément obscur à lui-même, peut permettre d’accéder à cette sorte de réconciliation du chercheur avec luimême, et avec ses propriétés sociales, que produit une anamnèse libératrice » (Bourdieu, 2003, p. 56). En d’autres termes, l’analyse critique de l’institution scolaire est complexe pour le ou la sociologue de l’éducation à trois niveaux : D’abord parce que tout sociologue est un ancien élève – dont il y a fort à parier qu’il a été un élève en réussite scolaire. Ensuite parce que le sociologue est souvent en même temps chercheur et enseignant. Enfin, parce qu’il tire vers lui le pouvoir de dire sur la chose politique, son savoir étant aussi une composante de toute stratégie de pouvoir. (Mabilon-Bonfils, 2007, p. 184) Cette approche critique est d’autant plus complexe qu’elle concerne une pratique déjà a priori conflictuelle et stigmatisée, une pratique dont la seule évocation peut facilement exacerber les antagonismes autour de conceptions opposées des missions de l’éducation, une pratique placée à la fois au centre des rapports de pouvoir et des rapports de domination dans l’institution scolaire. 26 Dans cette étude menée sur l’exclusion ponctuelle de cours dans ces trois collèges et dans ce territoire urbain exceptionnellement pauvre, nous nous proposons donc d’observer et d’analyser la manière dont les acteurs et les actrices du « drame social » qui se joue dans les espaces scolaires (Hughes, 1996, p. 94) s’accommodent de la pluralité des ordres normatifs et comment cette accommodation va jusqu’à transformer l’institution elle-même. Pour entamer notre recherche, nous commencerons par nous demander quels sont les facteurs, les modalités et les effets de l’exclusion ponctuelle de cours dans les collèges de la très grande pauvreté en France. Cette interrogation nous confronte d’abord à des questions concrètes d’accès aux données : est-il possible de mener une enquête empirique sur l’exclusion de cours et en particulier dans ces terrains exceptionnels ? Les agents sociaux ne risquent-ils par de chercher à dissimuler, à mentir ou à atténuer la réalité de leurs pratiques punitives ? Les responsables de l’institution nous laisseront-t-ils accéder librement à l’observation de ces exclusions ponctuelles de cours dans ces collèges de la très grande pauvreté ? Dans la continuité de ces interrogations, l’exclusion ponctuelle de cours est-elle une pratique honteuse que l’on chercherait à cacher ou au contraire une pratique assumée, revendiquée par les enseignant·es dans ces trois collèges ? Mais ces mesures ne concernent pas que les enseignant·es dans les établissements scolaires : les personnels de direction doivent avoir un eux aussi positionnement spécifique par rapport à l’exclusion. Assument-ils ou assument-elles l’existence de cette punition dans leurs collèges ou au contraire cherchent-ils ou cherchentelles à la dissimuler ? Si l’exclusion de cours occupe une place dans l’activité éducative, les professionnel·les construisent nécessairement un discours sur cette pratique. Comment celles ou ceux qui excluent des élèves se justifient-ils ou se justifient-elles ? Une fois les élèves mis à l’écart de leurs camarades, qu’en advient-il, quelle est la prise en charge qui leur est proposée et que se passe-t-il à cette occasion ? Enfin, quel est le sens donné par les professionnel·les de ces établissements à l’exclusion ponctuelle de cours, en fonction de leurs positions distinctes dans l’institution ? Pour quels motifs les élèves sont-ils ou sont-elles exclu·es ? Certains de ces motifs sont-ils plus récurrents que d’autres et sont-ils les mêmes dans les trois collèges ? Les élèves peuventils ou peuvent-elles faire exprès de se faire exclure ? Et si c’est le cas, dans quelles circonstances et pour quelles raisons ? Qu’éprouvent-ils ou qu’éprouvent-elles lorsqu’ils ou elles sont exclu·es ? Si la science sociale a du mal à accorder toute la place nécessaire à l’étude empirique des pratiques punitives en France, et en particulier dans les établissements les plus frappés par « l’apartheid scolaire », ne prend-elle pas le risque de produire des résultats biaisés, d’édulcorer la réalité des relations éducatives dans ces terrains exceptionnels ? Cette question nécessite de se demander précisément quelles sont les limites de la sociologie de l’éducation et d’observer les apports de la sociologie de la déviance comme sociologie du rapport à la norme pour traiter de la pratique de l’exclusion. 27 Une des caractéristiques les plus visibles de notre terrain est sans doute le fossé social « statistique » que nous avons identifié entre les élèves et les personnels des collèges de notre enquête. Cette réalité, source de tension, a-t-elle un impact sur la nature des relations entre les adultes et les élèves ? Dans quelle mesure la pratique de l’exclusion est-elle déterminée par la nature de ces relations ? Peut-on, par exemple, identifier des facteurs de classe, de genre, d’âge, de niveau ou d’ethnie qui détermineraient la mise en œuvre de l’exclusion ponctuelle de cours ? Il doit exister un cadre légal et la pratique de l’exclusion doit être règlementée par les autorités de l’Éducation Nationale. Dans les trois collèges de notre enquête, les enseignant·es suivent-ils ou suivent-elles ces prescriptions nationales lorsqu’ils ou elles excluent des élèves ? Si ce n’est pas le cas, qu’est-ce qui les amène à composer avec ces règles, voire à les redéfinir ? La manière d’exclure des élèves est-elle la même dans toutes les classes ? Dans tous les collèges ? Si les enseignant·es n’excluent pas tout·es de la même manière les élèves de leurs classes, ces différences sont-elles déterminées par des cultures d’établissements ou par des modes de management propre aux personnels de direction ? Peut-on identifier des caractéristiques propres à chaque enseignant·e qui les amèneraient à exclure différemment les uns par rapport aux autres ? Un·e même enseignant·e exclut-il ou exclut-elle de la même manière selon les moments de la semaine, de l’année, de sa carrière ? Si l’on peut effectivement observer des critères influençant cette pratique de l’exclusion, il est probable que les représentations sociales, dans ce contexte de fossé social, jouent un rôle dans ces perspectives différenciées. Les orientations prises par les politiques pénales ou judiciaires entretiennent-elles un lien avec la pratique de la punition dans les établissements de notre enquête ? Dans quelle mesure les représentations autour de faits sociaux tels que la délinquance juvénile, le sentiment d’insécurité, la montée des incivilités ou de la violence dans la société en général et dans l’école en particulier influencent-elles l’activité punitive dans les trois collèges de notre enquête ? Et si l’on envisage de replacer cette mesure dans à un niveau plus large, existe-t-il un lien entre l’exclusion ponctuelle de cours et d’autres problèmes éducatifs tels que les difficultés d’apprentissage, l’absentéisme, ou encore le décrochage scolaire ? En partant d’une pratique extrêmement spécifique dans trois collèges scolarisant des élèves en situation de très grande pauvreté, cette thèse se propose ainsi de se pencher sur toute une série de difficultés propres à notre système éducatif, considérant notre terrain et notre objet de recherche comme des révélateurs au sens chimique de difficultés endémiques à notre système éducatif. L’organisation générale de l’étude Cette thèse est organisée en quatre grandes parties. La première est consacrée au champ théorique dans lequel s’inscrit notre étude, la deuxième présente dans la continuité de ce cadre conceptuel notre méthodologie de recherche et contextualise notre terrain. La 28 troisième partie et la quatrième sont toutes deux consacrées à la présentation des résultats de notre recherche. La sociologie de la déviance offre des perspectives stimulantes à l’analyse des actes d’indiscipline scolaire et de leur traitement. Ce choix épistémologique permet de dépasser les appréhensions essentialisantes de l’ordre scolaire et de mettre à jour les mécanismes de stigmatisation dans lesquels l’exclusion ponctuelle de cours semble s’inscrire (chapitre 1). Il est nécessaire de replacer cette punition dans son cadre prescriptif si l’on souhaite mieux appréhender les termes du conflit qui se cristallise autour d’elle entre les représentant·es de la hiérarchie de l’éducation nationale et les enseignant·es. Quand les premier·es peuvent adopter un discours stigmatisant et culpabilisant à propos de l’usage « abusif » de l’exclusion, les second·es peuvent s’engager dans une entreprise morale pour demander plus de liberté pour exclure les élèves de leurs classes. En se replaçant dans le contexte des connaissances empiriques sur l’exercice de la punition dans les collèges de la ségrégation scolaire, nous interrogerons l’écart entre une réalité inflationniste et banalisée et les spéculations philosophiques entreprises sur l’usage de la sanction en éducation (chapitre 2). Préciser le contexte exceptionnel dans lequel nous étudions les exclusions ponctuelles de cours, nécessite une analyse minimale des processus médiatiques, politiques et scientifiques qui ont construit les représentations de sens commun sur les territoires stigmatisés de la très grande pauvreté scolaire. La question des violences scolaires, centrale dans les discours portés sur ces établissements, ne participe-t-elle pas dans ce sens à l’usage banalisé de la punition en général et de l’exclusion ponctuelle de cours ? De même, dans quelle mesure l’injonction à l’inclusion ne justifie-t-elle pas une utilisation paradoxale des mesures d’exclusion (chapitre 3) ? Ayant ainsi articulé notre objet de recherche au cadre conceptuel de la sociologie de la déviance, aux travaux réalisés sur la punition et sur l’exclusion et aux mécanismes de stigmatisation de notre terrain, nous pourrons alors proposer une problématique construite dans le contexte de ces collèges de la très grande pauvreté. Nous nous attacherons par la suite à décrire et à analyser la manière dont nous sommes entrés dans ces collèges et comment nous y avons recueilli les données de notre étude. La deuxième partie nous permettra de pénétrer au cœur de notre terrain. En explicitant la méthodologie de l’observation participante qui découle logiquement du choix conceptuel de la sociologie de la déviance, nous détaillerons notre pratique de chercheur dans le chapitre 4 tout en discutant des enjeux de cette entrée dans ces terrains fragiles. La position du chercheur dans la production de données dans ces espaces scolaires disqualifiés est une difficulté en soit, qui nécessite la prise en compte de sa dimension réflexive autour de l’objectivation participante (Bourdieu, 2003). Entrer dans ce territoire urbain disqualifié et dans ces espaces scolaires sous tension, c’est faire l’expérience d’un véritable numéro d’équilibriste. Cet exercice est cependant nécessaire à la production de données et à l’appréhension des différentes cultures d’établissement et des ambiances qui actualisent dans chacun de ces collèges l’exclusion ponctuelle de cours. Tout en décrivant dans le chapitre 5 ces atmosphères urbaines et scolaires pour restituer au plus près ces contextes 29 d’établissement, sur le fil, nous commencerons à décrire, à analyser et à comparer, les modalités d’application spécifiques de l’exclusion ponctuelle de cours dans chacun des trois collèges. La troisième partie s’attachera à décrire la pratique de l’exclusion qui se décline sur le terrain avec une réelle inventivité. Cette description ethnographique de l’actualisation de l’exclusion dans toute sa complexité nous permettra de nous rapprocher de la mise en œuvre effective de l’exclusion, par les personnels, dans les trois collèges et d’appréhender la nature empirique de cette routine punitive (chapitre 6). Dans le chapitre 7, la description et l’analyse des croyances que mobilisent les enseignant·es lorsqu’ils ou elles excluent des élèves de leur classe nous amènera à catégoriser les différents types de pratique et à tracer les contours d’une typologie enseignante de l’exclusion ponctuelle, en s’appuyant régulièrement sur des portraits d’enseignant·es venant illustrer notre typologie (chapitre 8). La quatrième partie se concentrera sur l’expérience de l’exclusion et sur ce qu’elle produit sur les enseignant·es, sur les élèves, et finalement sur l’institution. Dans le chapitre 9, nous évoquerons la peur ressentie par les enseignant·es qui pénètrent dans ces territoires de la grande pauvreté, territoires étrangers et construits comme potentiellement dangereux. Cette peur joue-t-elle un rôle déterminant dans la nature de la relation avec leurs élèves ? Cette expérience de la vulnérabilité justifie-t-elle un recours plus systématique à l’exclusion ? Cette expérience ne modifie-t-elle pas le rôle même de ces enseignant·es ? Dans le chapitre 10, nous envisagerons quelle mesure vivre sous la menace de l’exclusion a un impact sur les comportements des élèves de ces collèges ? La très grande diversité des attentes normatives des enseignant·es ne provoque-t-elle en réponse une très grande diversité de déviances chez les élèves ? Ces élèves ne trouvent-ils ou ne trouvent-elles pas dans ces possibilités d’exclusion des opportunités pour s’extraire de la contrainte scolaire ? Largement illustrés par des narrations ethnographiques reconstruites à partir des matériaux hétérogènes de notre enquête, le chapitre 11 présentera quelques parcours d’élèves déviant·es que nous avons croisé·es sur le terrain. Nous interrogerons ainsi la place qu’occupe l’exclusion ponctuelle de cours dans ces parcours. La banalisation de ces mises à l’écart des enseignements a-t-elle aussi des effets sur les enseignant·es et sur l’institution elle-même ? Ne pose-t-elle pas la question du décrochage scolaire et de sa production et au-delà, de l’obligation scolaire ? Ces expériences de l’exclusion ont-elles un impact sur les individus, au-delà de leur parcours scolaire ? Sans chercher à formuler des réponses concrètes aux problèmes que nous avons rencontrés, notre conclusion évoquera les perspectives qu’offre notre étude pour la recherche en éducation et pour l’action pédagogique. 30 Première partie : la place de la gestion des désordres dans la production de la déviance scolaire Introduction de la première partie Le contexte social et scolaire de notre étude nécessite de laisser de côté la sociologie de l’éducation et d’adopter le cadre théorique de la sociologie de la déviance : les écarts à la norme scolaire y sont trop forts, l’écart social entre les enseignant·es et leurs élèves y sont trop spectaculaires, les réponses et solutions classiques apportées par l’institution scolaire trop décalées. Pour mener à bien cette réflexion sur le rôle joué par l’exclusion ponctuelle de cours dans le processus de sélection sociale, nous commencerons par relier notre objet de recherche à la sociologie de la déviance et aux différents concepts de la théorie de l’étiquetage. Après avoir, défini les axes conceptuels qui sous-tendent l’interactionnisme symbolique, nous développerons les différentes approches sociologiques de la délinquance en prenant en compte plus particulièrement la valeur du renversement opéré par Emile Durkheim pour appréhender les comportements des élèves dits « perturbateurs ». Puis nous chercherons à envisager les conséquences pour l’étude de la punition scolaire, de l’adoption du cadre théorique de la sociologie de la déviance. Nous nous interrogerons sur le processus de construction des carrières déviantes des élèves et sur le rôle qu’occupent les agents de l’institution dans l’étiquetage, la stigmatisation et la définition des élèves déviants. Nous aborderons ensuite la place singulière occupée par l’exclusion ponctuelle de cours dans le système éducatif français, à la fois d’un point de vue règlementaire, mais aussi par son appréhension différenciée par les différents acteurs éducatifs. Cela nous amènera à considérer la position centrale occupée par cette punition dans une division morale et sociale du travail éducatif spécifiquement française (Floch, 2008; Masson, 2000). Nous verrons ensuite comment les approches empiriques de la punition dans notre système éducatif contredisent les approches normatives de la philosophie, du droit et des sciences de l’éducation qui définissent ce que la sanction éducative devrait être. Nous étayerons enfin notre propos par un état de l’art sur l’exclusion ponctuelle de cours et en particulier sur les liens de causalité établis par les travaux de la recherche entre exclusion ponctuelle de cours et décrochage scolaire. Cette réflexion nous conduira, pour achever notre première partie, à envisager le contexte général dans lequel s’inscrit notre étude. Nous rappellerons en particulier comment les territoires de la très grande pauvreté dans lesquels se déroulent notre enquête ont été stigmatisés comme des territoires dangereux et disqualifiés. Nous chercherons ainsi à décrire l’impact sur le quotidien scolaire de « la panique morale qui a fait rage dans toute l'Europe ces dernières années à propos de la “violence de la rue“ et des “jeunes délinquants“ (Wacquant, 2009, p. 8)4 et la manière dont ce paradigme de la violence a poussé à privilégier un traitement répressif de la fragilité scolaire. Nous décrirons enfin le processus qui a permis à cette problématique constitutive des « quartiers d’exil » de se diffuser dans le 4 Traduction de l’anglais par nos soins. 31 champ de l’éducation, autour des établissements ségrégués qui scolarisent les élèves les plus pauvres et comment ce cadre interprétatif s’est substitué à celui de l’échec scolaire. 32 Chapitre 1 : la théorisation sociologique de la déviance scolaire Le « spectacle » de la délinquance nous confronte nécessairement à une réaction morale négative a priori. La transgression des normes qui fondent la cohésion sociale suscite notre réprobation, tout simplement parce que cette transgression rompt avec la régularité nécessaire à la bonne conduite des activités humaines, à laquelle nous adhérons, que nous avons intériorisée et que nous suivons quotidiennement. Cette indignation est d’autant plus forte lorsque ces actes se déroulent dans l’enceinte de l’école : ne s’agit-il pas en effet ici du lieu même de l’apprentissage des normes sociales, institué par la nation pour préserver la cohésion de notre société (Durkheim, 1903, éd. 2006) ? Un lieu conçu comme nécessairement à l’abri des agressions du monde extérieur, un « espace protégé et matriciel (…) où la personnalité intellectuelle de l’élève est mise comme en gestation, en formation, et pour cela soustraite aux influences extérieures qui voudraient la conditionner a priori, c’est-à-dire aux doctrines (visions du monde, croyances, idéologies, courants d’opinion, etc.) ayant libre cours dans le reste de la société. » (Bidar, 2012, p. 26) ? Cependant, cette indignation spontanée en réaction aux atteintes à la loi de l’école trouble notre appréhension des faits sociaux. Il est en effet difficile d’adopter une attitude compréhensive vis-à-vis de comportements qui bousculent nos habitudes, perturbent la sérénité de notre quotidien, dépassent en fait l’entendement parce qu’ils violent la régularité des interactions courantes de la civilité. On pourrait dire que par définition, ces comportements ne sont pas compréhensibles. Le risque est alors de tomber dans une perspective corrective, de privilégier une visée utilitariste de l’étude du phénomène, et ainsi de nous couper de la réalité des faits. David Matza montre à ce sujet que « jusqu’à récemment, et dans une large mesure encore aujourd’hui, l’étude des phénomènes déviants a été dominée par des vues correctionnelles » et que « le point de vue correctionnel interfère avec la prise en compte des phénomènes déviants parce qu’il est guidé et motivé par le but de s’en débarrasser » (1969, p.16)5. Choisir une position corrective sur les phénomènes de déviance menace de faire perdre de vue les faits singuliers que nous voulons étudier, pour nous concentrer sur les remèdes : les analyses ainsi orientées par une vision moralisatrice répugnent à décrire une réalité considérée comme corrompue. Cette dérive représente un risque d’autant plus fort dans le cadre des sciences de l’éducation où les chercheure·s sont majoritairement d’ancien·nes bon·nes élèves, ayant peut-être souffert euxmêmes des perturbations scolaires, ayant adhéré et intériorisé plus que d’autres les normes scolaires. Ces chercheure·s peuvent être des enseignant·es dans le supérieur et parfois d’ancien·nes enseignant·es du secondaire, chargé·es de représenter l’institution scolaire et d’en faire respecter les règles. Il ne s’agira pas pour nous à travers cette étude de l’exclusion de cours de chercher une solution aux comportements déviants des élèves, ni à résoudre le problème de l’exclusion de cours, mais d’en proposer l’étude scientifique. Pour contourner ce biais inhérent à la position surplombante du chercheur ou de la chercheure sur la déviance scolaire, il est nécessaire de s’armer théoriquement. Nous nous attacherons donc dans la suite 5 Traduit de l’anglais par nos soins. 33 de ce chapitre à montrer comment la sociologie critique s’est confrontée à la problématique de la déviance, et comment les différents concepts définis dans ce cadre constituent une approche épistémologique pertinente pour l’analyse de la pratique de l’exclusion ponctuelle de cours. 1. La salle de classe, théâtre de l’interaction conflictuelle L’approche interactionniste, adoptée par un ensemble de chercheure·s issu·es de la tradition sociologique de Chicago fait la part belle à l’étude de la déviance et des populations qui y sont engagées. Elle s’attache pour cela à une description de leur vie quotidienne la plus banale et à ses routines, à comprendre le social « par le bas », dans les interactions (Beldame & Perera, 2020, p. 18; Payet, 2016a, p. 62). Les notions de carrière, d’affiliation, de rituel, de rôle que nous allons aborder maintenant nous permettrons d’étayer conceptuellement notre approche des phénomènes de déviance dans l’enseignement secondaire. L’interactionnisme symbolique, est défini par Herbert Blumer à partir de trois propositions : « Les êtres humains agissent envers les choses sur la base du sens qu’elles ont pour eux (…). La signification de ces choses dérive et émerge de l’interaction avec autrui (…). Le sens est traité et modifié par un processus d’interprétation auquel a recours la personne qui a affaire à cellesci » (Blumer, [1969], 1986, p.2). L’interactionnisme symbolique postule ainsi que se sont les interactions quotidiennes qui construisent la société dans un processus constant de négociation et d’interprétation. L’agent social n’est pas soumis passivement aux structures qui déterminent ses agissements : dans un contexte donné, il interprète et définit les situations en se confrontant à autrui. Cette interprétation est conditionnée par la dimension symbolique de notre rapport au monde. Chaque individu, au sein du groupe social de référence auquel il appartient, a acquis les capacités de donner du sens au monde réel, d’interpréter des situations inédites, à partir de connaissances qui nourrissent sans cesse les relations sociales. Les individus, dans l’interaction, définissent conjointement un « ordre social négocié », qui permet à la situation de tenir, et à l’interaction de se réaliser. Pour que l’interaction se déroule, il faut être en capacité d’interpréter la manière dont l’autre agit, afin d’ajuster notre propre action. C’est dans ce sens que Strauss (1992) parle de négociation : les partenaires de l’interaction trouvent ensemble un compromis acceptable qui redéfinit provisoirement la situation et leur permet d’échanger. Bien sûr, cette interaction ne se limite pas aux échanges verbaux, elle est aussi constituée de toute une série d’éléments corporels. Mais l’interaction n’est pas un processus simple qui implique uniquement les individus présents en face à face. Une interaction peut voir intervenir d’autres individus, absents physiquement, mais qui participent tout de même à la définition de la situation en influençant le rapport au monde des présents. L’interaction comporte donc à la fois une dimension de confrontation concrète à autrui, mais aussi une dimension imaginaire. Si l’on considère ainsi l’enseignant·e dans sa classe en situation d’interaction avec le groupe et avec chacun des élèves, il faut s’interroger sur la manière dont chacun des participants à ces interactions en classe cherche à définir et à faire tenir une situation qui lui soit favorable. Nous pouvons supposer que l’exclusion 34 ponctuelle de cours constitue un de ces rituels permettant aux enseignant·es et aux élèves de faire tenir la situation d’interaction en classe. Pour les interactionnistes, les règles ne préexistent pas à l’action, elles sont mises en œuvre par les acteurs et les actrices à travers leur définition de la situation. La perspective interactionniste nous invite à envisager le fonctionnement dynamique de la règle. C’est à partir de l’interprétation de la situation que l’individu décide d’appliquer ou non une règle et qu’il décide de l’appliquer de telle ou telle manière. Suivre une règle, c’est être à la fois capable de savoir dans quel contexte elle peut être appliquée favorablement, mais aussi être en mesure de jouer avec la règle, de se jouer de la règle, de prendre ses distances avec elle. Ainsi, un jeu comporte un ensemble de règles, mais il ne peut être joué que dans le fil de l’action, dans la pratique du jeu où s’actualisent les règles. Alain Coulon définit la « praticabilité » de la règle : « la praticabilité de la règle ce sont ses potentialités de mise en application, ce sont les éléments invisibles de sa mise en œuvre concrète, ce sont ses propriétés qui n’apparaissent qu’au cours du travail qui consiste à suivre la règle » (1993, p. 220). Nous serons amenés ainsi à envisager la norme dans cette perspective dynamique et interprétative : c’est parce que les normes entrent dans ce processus de réinterprétation permanente, à partir du savoir pratique des participants aux interactions, que les situations peuvent tenir. Cette perspective pourrait renverser la présentation traditionnelle de l’application de la loi scolaire, impartiale et immanente. Les agents de l’institution scolaire ne seraient-ils pas au contraire amenés à interpréter les règles scolaires en pratique au quotidien, dans leurs interactions en face à face, et à actualiser ces règles en situation ? L’ethnométhodologie définit la maîtrise de l’ensemble de ces règles comme un processus « d’affiliation ». Selon Garfinkel et Sacks, « les faits sociaux sont des accomplissements des membres » (1970, p. 353). Garfinkel utilise le concept de « membre » pour désigner une personne qui parle un langage naturel commun. Le langage en question représente l’ensemble des procédures, linguistiques ou corporelles, qui lui permettent d’entretenir une familiarité avec le réel. « Un membre (…) c’est une personne dotée d’un ensemble de procédures, de méthodes, d’activités, de savoir-faire, qui la rendent capable d’inventer des dispositifs d’adaptation pour donner sens au monde qui l’entoure » (Coulon, 1993, p. 183). Pour devenir membre, il faut s’affilier à un groupe et apprendre à en maîtriser l’ensemble des savoirs pratiques qui permettront l’interprétation des situations et la production d’interactions cohérentes dans ces situations. Les membres sont en capacité d’agir sous la forme de routines qu’ils n’interrogent plus mais qui leur permettent d’inventer des solutions pratiques aux situations attendues ou inédites qu’ils sont amenés à rencontrer : « seuls ceux qui sont devenus membres sont capables de considérer les normes, les règles comme des questions pratiques » (Coulon, 1993, p. 221). Les différentes phases de ces affiliations successives constituent la « carrière » de l’individu, entendue dans le sens subjectif défini par Everett Hughes : « une carrière est faite des changements dans la perspective selon laquelle la personne perçoit son existence comme une totalité et intègre la signification de ses 35 diverses caractéristiques et actions, ainsi que tout ce qui lui arrive. » (1937, p 409-410) 6 . L’ensemble de ces connaissances acquises définit des éléments qui ne posent plus problème au membre affilié et peuvent ainsi être mobilisés sans redéfinition nécessaire : il s’agit « d’allants de soi », qui permettent aux membres de naturaliser toute une série d’éléments « évidents » à accepter et à mettre en pratique. L’observation de l’activité des membres permet de mettre à jour « les procédures par lesquelles les acteurs interprètent constamment la réalité sociale, inventent la vie dans un bricolage permanent (…) en bref, comment ils fabriquent un monde « raisonnable » afin de pouvoir y vivre. » (Coulon, 2014, p. 27). Nous serons ainsi amenés à décrypter le rôle que pourrait jouer l’exclusion de cours dans ces processus « d’affiliation » des élèves au cours de leurs « carrières » scolaires. Pour rendre compte des rites de l’interaction, Erving Goffman utilise la métaphore théâtrale (1973), qui nous semble particulièrement adaptée au cadre de la salle de classe. L’acteur ou l’actrice de l’interaction agit dans le but de permettre à l’interaction de suivre son cours sans accident. Pour produire une certaine stabilité de la situation au cours de l’interaction, l’acteur, en représentation, ne part pas d’une page blanche, il dispose d’un appareillage symbolique que Erving Goffman nomme la « façade » (E. Goffman, 1973, p. 29‑36) constitué à la fois d’éléments de décors, et d’éléments personnels. Muni de cet appareillage, l’acteur va chercher à contrôler l’impression qu’il provoque sur ses spectateurs, en particulier en essayant de maîtriser l’ensemble de ses expressions physiques. Nous l’avons vu, l’interaction nécessite une interprétation continuelle des intentions d’autrui, dans le cadre d’un système symbolique cohérent maîtrisé par les membres affiliés. Bien sûr, la métaphore de la scène théâtrale qui diviserait les participants à l’interaction entre un acteur ou une actrice et son public est une simplification : au cours de l’interaction, chacun·e va occuper successivement et simultanément les positions d’acteur ou d’actrice et de spectateur ou de spectatrice. C’est parce que l’ensemble des acteurs et des actrices engagées dans l’échange adhère aux éléments de façade mis en œuvre dans l’interaction qu’ils ou elles pourront suivre son cours sans heurts, sans « fausse note ». C’est cette adéquation qui participe dans la représentation à la production d’un sentiment de réalité : les acteurs et actrices réinvestissant successivement dans leur interprétation des éléments de façade adéquats. Ils ou elles jouent un rôle qui comporte une dimension normative (il existe pour chaque rôle un ensemble de règles de conduites attendues) une dimension stéréotypée (à chaque rôle est attribué a priori un ensemble de caractéristiques) et une dimension interprétative (l’acteur ou l’actrice actualise son rôle dans la situation). Le souci constant de l’acteur ou de l’actrice sera, dans son interprétation, de maîtriser les impressions qu’il ou elle produira sur son public, de façon à ne pas choquer ses attentes, à ne pas sortir de façon trop brutale d’une définition stabilisée et réciproquement acceptée de la situation. Pour cela, il n’est pas nécessaire que l’individu adhère entièrement au rôle qu’il joue. Au contraire, le contrôle de ce qu’il produit sur autrui va impliquer la capacité de l’acteur ou de l’actrice à prendre de la distance par rapport à son rôle et à ainsi d’adhérer successivement dans le cours de l’interaction, à plusieurs rôles 6 Traduit par mes soins. 36 différents (E. Goffman, 2002). L’individu est donc capable de recourir à différents registres d’interprétation qui constituent le cadre de son action. Si Erving Goffman n’évoque pas explicitement la salle de classe dans l’analyse de ces situations de face à face, la métaphore théâtrale semble pouvoir décrire parfaitement ce qui s’y joue entre les élèves et leurs enseignant·es. Erving Goffman définit d’autre part, dans l’ordre stabilisé de l’interaction, la notion essentielle de « face » : « On peut définir le terme de face comme étant la valeur sociale positive qu'une personne revendique effectivement à travers la ligne d'action que les autres supposent qu'elle a adoptée au cours d'un contact particulier » (E. Goffman, 1974, p. 9). Le maintien de cette valeur positive pour l’individu est essentiel et engage les efforts réciproques de tous les participante·s à l’interaction. C’est pour conserver cette ligne de conduite que les individus s’appuient sur les rites verbaux et corporels réciproquement acceptés de la conversation (rites de politesse, d’excuse, d’évitement). Bien sûr, la pratique stabilisée de ces différents rôles adoptés successivement n’est pas sans danger. Il est possible de se retrouver face à des ruptures dans l’ordre de l’interaction : l’acteur ou l’actrice peut mal jouer son rôle, le public se tromper dans l’interprétation de la scène à laquelle il assiste. C’est dans cette mesure que l’on sort de l’ordre de l’interaction courant. Le risque est toujours présent de « perdre la face » ou de « faire perdre la face » à son interlocuteur ou interlocutrice, c’est-àdire de se retrouver dans une situation d’embarras, dans une situation où la stabilité du rôle que l’on adopte est mise en danger. Confronté à ce risque de perdre la face, l’individu peut décider de se retirer de l’interaction ou d’y mettre fin. « Dans tous les cas, alors même que la face sociale d'une personne est souvent son bien le plus précieux et son refuge le plus plaisant, » écrit Erving Goffman, « ce n'est qu'un prêt que lui consent la société : si elle ne s'en montre pas digne, elle lui sera retirée. » (1974, p. 13). En d’autres termes, si le maintien réciproque de la face dans l’interaction permet à la situation de tenir, le risque de commettre une offense qui peut faire voler en éclat la situation reste une potentialité toujours présente à l’esprit des individus en conversation. Le risque de voir l’interaction exploser est cependant considéré par Erving Goffman comme exceptionnel, les acteurs chercheront à éviter autant que possible ces situations très coûteuses socialement. S’il n’est plus possible de tenir sa ligne d’action tout en sauvant la face, le statut d’interactant peut être dénié à celui qui se retire de l’échange par un coup d’éclat ou à celui qui, « victime de représailles brutales » (E. Goffman, 1974, p. 24) est « détruit » par son interlocuteur. Ces deux « méthodes constituent deux moyens de sauver la face, mais à un prix généralement élevé pour toutes les parties concernées » (E. Goffman, 1974, p. 24). Si Erving Goffman s’intéresse plus particulièrement aux rites de l’interaction qui permettent aux situations de tenir, et aux interlocuteurs de « garder la face », l’exclusion ponctuelle de cours semble bien constituer une de ces limites dangereuses au cours desquelles la face des interlocuteurs et des interlocutrices est mise en danger. A l’issue de ces premiers éclairages sur l’approche interactionniste, nous pourrons donc nous demander dans quelle mesure l’exclusion ponctuelle de cours permet aux enseignant·es de faire tenir une définition qu’ils jugent acceptable de la situation de leur classe ? Nous nous 37 demanderons d’autre part comment ces situations d’interaction se négocient entre les enseignant·es et leurs élèves ? Comment ensuite les enseignant·es dans ces interactions actualisent-ils concrètement les potentialités des règles scolaires et en particulier celles qui concernent l’exclusion ? Enfin nous nous demanderons si l’exclusion de cours ne permettrait pas aux enseignant·es de « garder la face » ou encore si le fait de se faire exclure n’est pas une solution pour les élèves pour ne « pas perdre la face » en se retirant de l’interaction ? 2. La naturalisation de la déviance des élèves La médiatisation des faits divers et en particulier des crimes les plus effrayants pousse l’opinion publique à s’interroger : comment un être humain peut-il en arriver à commettre des actes aussi « barbares » ? Face aux infractions qui transgressent les règles fondamentales du vivre ensemble et en particulier face aux atteintes les plus « monstrueuses » à l’intégrité de la personne humaine, nous sommes saisis par des réflexes d’indignation. Le même type de mouvement nous amène, dans les établissements scolaires, à une incompréhension vis-à-vis de comportements qui remettent en cause la bienséance dans les relations usuelles. Comment certains élèves en arrivent-ils à porter atteinte à ce point aux codes les plus élémentaires du savoir-vivre ? Comment des enfants et de jeunes adolescents peuvent-ils adopter des comportements qui semblent à ce point éloignés de ce que l’on attend d’un être humain ? Cette sidération peut concerner les faits les plus extrêmes et les plus médiatisés de violence scolaire. A ces interrogations générales, le sens commun peut répondre que ces actes sont le fait d’individus dotés d’imperfections qui leur sont propres et qui les poussent à tenir cette ligne de conduite « inhumaine ». L’analyse de ces écarts à la norme admise se conçoit alors en termes de penchants constitutifs de la nature de certains individus qui les pousseraient plus que d’autres vers des comportements inadmissibles. Il est par exemple courant de considérer que les prédateurs ou les prédatrices sexuel·les ou les pédophiles sont porteurs de pathologies, probablement génétiques, qui les inclinent, peut-être même de façon irrépressible à commettre les délits les plus répréhensibles. Cette conception invite à traiter ces criminel·les par la détection précoce, la mise à l’écart ou les thérapies pharmaceutiques. La conception de sens commun est présente par exemple dans les propos tenus par Nicolas Sarkozy alors candidat à l’élection présidentielle pour la revue mensuelle « Philosophie magazine », : « J'inclinerais, pour ma part, à penser qu'on naît pédophile, et c'est d'ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie »7. Cette approche du déterminisme biologique, sans doute assez largement partagée encore, a connu de beaux jours au XIX e siècle, avec les théories de l’anthropologie criminelle. Les études de Cesare Lombroso sont restées célèbres : ce dernier voit dans le criminel ou la criminelle une espèce à part, dotée de caractéristiques physiques identifiables dont il dresse une liste exhaustive à partir d’une typologie établie en croisant données statistiques et morphologiques : 7 Nicholas Sarkozy, Michel Onfray. Confidences entre ennemis, propos recueillis par Alexandre Lacroix, Nicolas Truong. Philosophie Magazine 8, Avril 2007. 38 Le peu de développement du système pilaire, la faible capacité crânieuse, le front fuyant, les sinus frontaux très développés, la plus grande fréquence des os Wormiens, les synostoses précoces, la saillie de la ligne arquée du temporal, la simplicité des sutures, la plus grande épaisseur des os crâniens, le développement énorme des mâchoires et des zygomes, le prognathisme, l’obliquité des orbites, la peau plus pigmentée, la chevelure plus touffue et crépue, les oreilles volumineuses. (Lombroso, 1899, p. 443). Cette approche incite à détecter les criminel·les à la naissance pour en protéger la société, soit en les éradiquant, soit en les confinant à des positions professionnelles dans lesquelles leur nature s’exprimerait sans danger pour autrui (par exemple dans l’armée ou la police). On aurait tendance à sourire à la lecture de ces propos datés qui nous semblent aujourd’hui caricaturaux. Ils restent malgré d’actualité dans les recherches de criminologie clinique menées dans le cadre des travaux des neurosciences ou de la génétique. Certaines études cherchent à prouver scientifiquement que le dysfonctionnement des neurotransmetteurs (faible niveau de production de sérotonine et de dopamine), le faible volume du lobe frontal ou encore la taille des amygdales peuvent influencer les comportements des délinquants (Carbonneau, 2008, p. 53-58). Ces approches mènent à un traitement médical de la délinquance et au développement par les compagnies pharmaceutiques de traitements curatifs (Carbonneau, 2008, p. 66). Les approches biologiques ou biosociales, peinent cependant à imposer des résultats fermement établis et exempts d’arrière-pensées idéologiques. L’alibi des preuves constitué par des sciences dures n’évite pas la construction rétrospective des trajets criminels des individus. De plus, à l’image des théories de Lombroso qu’on ne peut s’empêcher aujourd’hui de juger caricaturales, ces approches n’arrivent pas à se stabiliser dans le temps, les découvertes fortement médiatisées promettant d’identifier des causes biologiques expliquant les comportements individuels sont ainsi régulièrement reléguées au rang de mythe scientifique. Comme le souligne Julien Larregue, « l’on ne dispose aujourd’hui d’aucun exemple de théorie biocriminologique qui aurait fait l’objet d’un consensus et qui aurait été intégrée au savoir criminologique commun » (2017, p. 194). Cependant, ces approches se diffusent et influencent régulièrement les approches de bon sens développées autour de la question de la déviance. Cette idée de « mauvaise graine » reste une explication commode pour justifier de l’existence de conduites qui nous échappent. On peut se demander ainsi si cette perspective essentialisante ne reste pas dominante pour les personnels des établissements scolaires comme pour l’ensemble de la population. En établissant le caractère irréductible et nuisible du délinquant ou de la délinquante, elles ouvrent la voie à la répression systématique et à l’eugénisme. La logique de la recherche sur la déviance a ainsi longtemps été d’enregistrer des régularités dans des contextes sociaux où se multipliaient les faits criminels. En mettant à jour par l’approche statistique les causes de la déviance, la science sociale postule la possibilité d’affiner notre appréhension des mécanismes qui mènent au crime. Il s’agit alors d’estimer dans quelle mesure la loi est enfreinte, et les causes qui amènent les individus à ne pas 39 respecter les règles. Les interprétations causales de la déviance vont rechercher les facteurs pertinents qui détermineraient la déviance. Elles peuvent expliquer la délinquance par des prédispositions individuelles psychologiques, dues à des carences dans l’éducation (Glueck & Glueck, 1966), par le milieu dans lequel évolue l’individu, comme le font les travaux de l’écologie urbaine (Shaw & Mckay, 1940) ou par des inégalités sociales trop importantes (Blau & Blau, 1982). Ces lectures « factorielles » occupent certainement aujourd’hui encore une place centrale dans l’appréhension des phénomènes de déviance scolaire. Clifford Shaw et Henry McKay (1940) identifient les causes de la déviance au milieu dans lequel évolue l’individu. Pour ces deux auteurs, dans les zones urbaines les plus défavorisées, la diversité ethnique, les difficultés économiques et l’instabilité de l’habitat ne permettent pas un contrôle social efficace : la rareté des sanctions formelles et diffuses ne fournit pas le cadre nécessaire au respect de la loi. La déviance s’apprend ainsi dans un milieu culturellement criminel. La théorie de l’activité routinière (L.E. Cohen & Felson, 1979) affirme que la déviance dépend d’un contexte social dans lequel se présentent des opportunités de commettre une infraction : pour qu’un individu en vienne à concevoir un délit, il faut la concordance de trois éléments : « un contrevenant motivé, une cible désirable et l’absence de surveillance efficace » 8 (L.E. Cohen & Felson, 1979, p. 605). Cette approche conceptuelle lie ainsi le développement de l’activité criminelle à celui de la prospérité sociale qui produit en abondance des biens désirables. L’inégalité sociale peut aussi être appréhendée comme un facteur explicatif de la déviance. Peter et Judith Blau (1982) observent que certaines populations vivent dans des conditions de grande pauvreté et que ces conditions se reproduisent de façon immuable génération après génération. Ils en concluent que le sentiment d’injustice engendré par une assignation à la pauvreté et l’expérience héréditaire de la pauvreté, vont pousser les populations à des pratiques leur permettant de contourner cette reproduction et de participer à une forme de redistribution des richesses. L’activité délinquante serait alors une activité sociale corrective des trop fortes inégalités dans lesquelles certaines populations se trouvent enfermées. Les inégalités socio-économiques associées à une position assignée, parce qu’elles renforcent et consolident les différences d’ethnie et de classe, engendrent un conflit endémique dans les démocraties. Les inégalités économiques importantes provoquent violence et conflit, mais celles qui vous sont assignées le font plus encore.9 (Blau & Blau, 1982, p. 118-119). Les théories causales de la déviance attirent ainsi l’attention sur des indicateurs susceptibles d’engendrer la déviance : des anomalies propres à l’individu, une contagion dans la fréquentation de pairs déviants, le laxisme des autorités légitimes, l’injustice sociale. Ces cadres interprétatifs ne s’écartent finalement pas des lectures du sens commun, elles restent attachées à une vision de la déviance pensée en termes de pathologie sociale. Elles peuvent être mobilisées par les autorités publiques dans une perspective de prévention des 8 9 Traduit de l’anglais par nos soins. Idem 40 comportements déviants chez les enfants, c’est le cas par exemple de Jean-Marie Bockel, secrétaire d’Etat à la justice, lorsqu’il affirme dans son rapport au Président de la République : Les études démontrent en effet que 15 % des enfants sont vulnérables, c’est-à-dire incapables de répondre, de manière adaptée, à l’agressivité interne ou externe à laquelle ils sont exposés […] Cette vulnérabilité pourrait pourtant être repérée chez les petits entre deux et trois ans. C’est à ce stade que doit être posé sur l’enfant un regard pluridisciplinaire visant à rechercher s’il existe à ces troubles une cause médicale ou familiale. (Bockel, 2010, p. 45) Ainsi, les élèves « ne répondant pas aux attendus de la norme scolaire » « relèvent, dans l’esprit des législateurs, de ce que nous appelons un pseudo-handicap » selon Christophe Roiné « d’un tableau clinique plus ou moins élaboré et reposant, au choix, sur des caractérisations mettant en avant l’indigence de ses aptitudes, les troubles de sa conduite, ses carences affectives, ou encore le dysfonctionnement de certaines de ses fonctions psychiques » (2014, p. 23). Ces interprétations de sens commun qui conçoivent la déviance des enfants et des adolescent·es comme des pathologies conservent toute leur actualité auprès des personnels des établissements scolaires. 3. La déviance scolaire, un phénomène normal : retournement des perspectives Emile Durkheim propose un retournement complet de notre appréhension de la délinquance et ouvre ainsi la voie à une sociologie de la déviance. Il part du constat que le crime existe dans toutes les formes connues de société. Alors, s’il n’existe pas de groupe humain dans lequel on pourrait constater l’absence de crime, il faut conclure que l’existence de la criminalité est une constante sociale : « le crime est normal parce qu’une société qui en serait exempte est tout à fait impossible » (Durkheim, 1893, éd. 2007, p. 67). Durkheim considère de plus que le degré relatif de civilisation des sociétés qu’il étudie n’a pas de lien avec la présence ou l’absence de crimes : on retrouve l’existence des criminel·les dans les sociétés primitives autant que dans les sociétés industrielles. Cette affirmation a des conséquences épistémologiques fondamentales qui nous amènent à reconsidérer notre approche de la déviance. En effet, si les actes déviants constituent des faits sociaux réguliers, ils doivent être considérés comme normaux et indispensables au bon fonctionnement de la société : Classer le crime parmi les phénomènes de sociologie normale, ce n’est pas seulement dire qu’il est un phénomène inévitable quoique regrettable, dû à l’incorrigible méchanceté des hommes ; c’est affirmer qu’il est un facteur de santé publique, une partie intégrante de toute société saine. (Durkheim, 1893, éd. 2007, p. 66) Il s’agira alors pour la sociologie d’étudier, comme pour tout autre objet social, la fonction du crime dans l’organisation de la vie sociale. Pour Durkheim, la morale, le crime et la sanction sont intimement liés. C’est la sanction, diffuse ou légale, qui permet de définir le domaine de 41 la morale, en s’affranchissant de la religion, de la philosophie ou du droit. C’est l’existence de la sanction qui permet de définir les règles morales qui raffermissent le lien social. Cette conception de la déviance permet de sortir d’une appréhension pathologique du crime et de son traitement curatif : « Contrairement aux idées courantes, le criminel n'apparaît plus comme un être radicalement insociable, comme une sorte d'élément parasitaire, de corps étranger et inassimilable, introduit au sein de la société ; c'est un agent régulier de la vie sociale. » (Durkheim, 1893, éd. 2007, p. 72). Mais ces règles morales sur lesquelles reposent le lien social ne relèvent pas de l’immanence : elles diffèrent selon les sociétés, évoluent en fonction des époques. Et comme, « il ne peut pas y avoir de société où les individus ne divergent plus ou moins du type collectif » (Durkheim, 1893, éd. 2007, p. 70), la déviance possède un rôle fondamental dans le processus vital, celui de produire de l’adaptation. Le criminel ou la criminelle conteste les dogmes établis et oblige ainsi la société à se modifier, à faire évoluer le cadre de son organisation. Ce changement de paradigme dans l’étude de la déviance permet de sortir d’une conception curative de la peine. « Si, en effet, le crime est une maladie, la peine en est le remède et ne peut être conçue autrement ». Mais, affirme Durkheim, « si le crime n’a rien de morbide, la peine ne saurait avoir pour objet de guérir et sa vraie fonction doit être cherchée ailleurs (1893, éd. 2007, p. 72). Il induit ainsi un retournement de perspective par rapport au traitement de la déviance. Il ne s’agit plus de punir, en fonction de lois immuables, des comportements qui s’écarteraient d’une norme définie a priori, mais de voir comment la sanction nous permet d’accéder à cette norme. Durkheim prend ainsi l’exemple fictif d’une société de saints, coupés du monde et vivant une vie exemplaire et parfaite. Les crimes tels qu’on les rencontre dans notre société lui seraient inconnus, mais le moindre écart aux comportements réguliers serait alors l’objet d’une réprobation. Des comportements qui s’écarteraient de la norme, jugés comme insignifiants dans notre société, seraient ici sanctionnés et considérés comme des crimes. Cette approche fonctionnaliste de la déviance étudie le rôle que joue le crime dans la constitution et le maintien de la cohésion sociale. Durkheim s’écarte ainsi d’une appréhension curative de la déviance pour ouvrir le champ à une approche réellement compréhensive. Le trouble introduit ainsi par Durkheim ouvre la voie à une sociologie de la déviance et retourne les perspectives dans l’appréhension des atteintes à la norme sociale. Il amène à considérer différemment les perturbations et la punition scolaires. Nous devrons nous interroger à la suite du père de la sociologie française sur le rôle de la déviance dans la dynamique des rapports sociaux à l’école et nous demander par exemple de quelle manière les comportements qui portent atteinte à la norme scolaire permettraient d’interroger le conformisme scolaire, et dans quelle mesure ces comportements participent à la vitalité de la redéfinition des normes scolaires. 4. La théorie de l’étiquetage à l’école La déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un “transgresseur“. (Howard Saul Becker, 1963, p. 32) 42 L’approche de Durkheim ouvre donc la voie aux théories de la désignation, dites « théories de l’étiquetage » (labelling theory) qui relèvent de l’interactionnisme symbolique. Ces approches ont été développées par les sociologues de la seconde école de Chicago, en particulier par des auteurs comme Howard Becker, Erving Goffman, David Matza ou Aaron Cicourel qui vont s’intéresser au rôle joué par la réaction sociale dans la constitution de la déviance. Ces sociologues, en privilégiant une analyse relationnelle de la construction de la déviance, nous permettent de sortir définitivement d’une conception « substantialiste », corrective et moralisatrice de la déviance : Les analyses interactionnistes adoptent une position relativiste à l’égard des accusations et des définitions de la déviance construites par les gens respectables et les pouvoirs établis, et elles traitent celles-ci non comme l’expression de vérités morales incontestées, mais comme le matériel brut des sciences sociales (Becker, 1963, p. 232) Cette approche nous pousse à refuser l’interprétation des perturbations scolaires à partir du regard de l’institution ou en adoptant un point de vue moral sur les faits étudiés, mais à les traiter comme un matériau brut comme un autre. a. Qu’est-ce que la déviance scolaire ? On conçoit aisément ce que peuvent être des actes déviants : tricher à un examen, tuer sa femme ou son mari, frauder le fisc, commettre un viol, prendre de l’argent dans le portemonnaie de ses parents, dépasser les autres clients dans une file d’attente, avoir des relations sexuelles avec un animal, consommer des drogues dures, frapper son enseignant·e, conduire en dépassant les limites de vitesse imposées, tromper sa ou son partenaire, voler une bouteille de vin dans un supermarché, faire l’école buissonnière… La liste de ces faits considérés comme déviants par le sens commun invite pourtant à se poser quelques questions. D’abord, il semble évident que ces actes qui enfreignent les règles ne sont pas tous du même ordre : sur quels critères s’établit une hiérarchie entre le fait de commettre un homicide ou de prononcer des paroles grossières dans le bureau d’un proviseur ou d’une proviseure ? Ensuite, il semble que certains actes puissent être considérés comme un crime dans certains contextes, mais pas dans d’autres. Le fait de consommer ou de faire commerce du cannabis sera réprimé dans certains pays, pouvant même entrainer des incarcérations, mais sera tout à fait toléré dans d’autres pays, le commerce en étant même réglementé, faisant l’objet de taxes et de cotations en bourse. Mettre fin à la vie d’autrui en lui tirant une balle dans la tête est considéré comme un acte criminel dans la plupart des contextes, mais pourra faire l’objet de récompenses dans le cadre de cérémonies publiques si cet homicide est commis dans le contexte particulier d’un champ de bataille. Certaines de ces normes se rapportent au code pénal, d’autres aux structures hiérarchiques du groupe social étudié, à ses règles de politesses, à ses habitudes. Durkheim (1975, p.257-288) identifie ainsi des règles formelles, sanctionnées par la loi et des règles informelles, qui font l’objet de sanctions diffuses (sarcasmes, rires, mépris). D’autre part, l’ensemble de ces actes semble revêtir l’évidence de la déviance, mais qu’en est-il si ces actes ne sont pas appréhendés par autrui, s’ils sont commis en secret ? Un sportif ou une sportive de haut niveau qui fréquente des prostitué·ees mineur·es peut rester un exemple 43 pour la jeunesse tant que son attitude répréhensible n’est pas révélée. Un·e maire qui détourne des sommes d’argent importantes sur les fonds de sa commune pour se faire construire une villa de luxe continuera d’être considéré comme un fonctionnaire d’état consacrant sans compter son temps et son énergie à la communauté si personne n’a dénoncé la fraude. Un·e enseignant·e membre d’une secte sataniste peut être considéré comme un éducateur ou une éducatrice exemplaire, apprécié de ses élèves, de leurs parents et de sa hiérarchie s’il ou elle effectue ses activités dans la clandestinité. Un bon élève suffisamment ingénieux pour tricher sans être vu lors de ses évaluations sera finalement récompensé par une bonne note. Nous devons constater que tous les actes qui portent atteinte aux normes sociales n’entrainent pas nécessairement de conséquences négatives pour ceux qui les commettent. Il faut, pour qu’une personne soit considérée comme déviante, qu’une opération sociale adéquate de désignation soit enclenchée. A partir de ces questionnements, Howard Becker va considérer que ce qui est pertinent dans l’étude de la déviance, ce n’est pas la nature de l’acte accompli, la manière dont est commise l’infraction, les caractéristiques individuelles de la personne responsable de la transgression, ou le contexte dans lequel elle est réalisée, mais le processus qui est mis en œuvre pour sanctionner, de façon formelle ou informelle, les agissements de certaines personnes. De ce point de vue, la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un “transgresseur“. Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette étiquette. (Becker, 1963, p32-33) Ce retournement de paradigme a des conséquences très concrètes sur l’étude des phénomènes sociaux déviants. Dans le cadre de notre étude, cela oblige à abandonner l’idée selon laquelle l’activité punitive scolaire viendrait simplement réagir à des comportements a priori répréhensibles pour se concentrer sur la nature des normes et des punitions adressées aux élèves « transgresseurs ». Nous refuserons ainsi de concevoir l’exclusion ponctuelle de cours comme une simple réponse logique à des actes commis par des élèves, mais au contraire comme une pratique d’étiquetage productrice de déviance. Certains individus vont commettre des actes répréhensibles sans jamais être inquiétés par aucune sorte de sanction. De ce fait, ils resteront invisibles pour les statistiques criminelles. De la même manière, des individus vont être accusés à tort, sans qu’aucune infraction n’ait été commise. Il doit en être de même pour les élèves et pour l’exclusion de cours : certains étant sans doute exclus à tort quand d’autres ne seront pas exclus malgré les infractions qu’ils auront commises secrètement. On peut très bien envisager que la décision de sanctionner ou non un acte soit prise en fonction d’un certain nombre de déterminants (l’appartenance à une catégorie sociale, le fait d’être domicilié à telle adresse, de présenter des caractéristiques physiques particulières, d’être un homme ou une femme, d’appartenir ou non à une catégorie racisée de la population) et que la personne ou le groupe qui prennent cette décision vont être plus ou moins influencés par des représentations et des considérations qui leur sont propres. Le 44 cas de la « criminalité en col blanc » est de ce point de vue significatif. Howard Becker relève ainsi l’interrogation de Edwin Suntherland : Comment peut-il être vrai qu’il existe des crimes commis par des gens très aisés n’affichant aucun des signes extérieurs de pathologie sociale, et par des entreprises comptant parmi les plus grandes et les plus respectées du pays, qui, elles non plus, n’étaient pas issues de familles éclatées (2002, p. 190) Contrairement aux prénotions de sens commun et aux études statistiques qui associent certaines populaires déclassées à la déviance, Suntherland remarque que : « les personnes des classes socio-économiques supérieures sont impliquées dans beaucoup de comportements criminels » et que « ces comportements criminels se distinguent de ceux de la classe socioéconomique inférieure principalement par les procédures administratives utilisées pour traiter avec les délinquants » (Sutherland, 1949, p. 9) 10. Par exemple, certains médecins dans les hôpitaux, sans jamais être condamnés vont consommer ou trafiquer des drogues, racketter leurs patients en demandant des versements en sous-main pour pratiquer certaines opérations, voler de l’argent en facturant à l’état des actes médicaux qui n’ont pas été exécutés, falsifier des comptes rendus d’opérations. Des délits du même ordre seraient poursuivis et punis sévèrement quand la justice s’adresse à des individus issus des classes populaires. L’action des juges pourrait être ici déterminée par la connivence sociale qu’ils entretiennent avec ces « criminels en col blanc ». La connivence ou au contraire le fossé existant entre les enseignant·es et leurs élèves doit, de la même manière, jouer un rôle dans la pratique de l’exclusion en classe. Ce n’est donc pas le caractère propre des faits commis par des individus qui diffère, mais le traitement qui en est fait et ce traitement est déterminé par des indicateurs de genre, d’ethnie ou de classe. On peut considérer que « le coût financier de la criminalité en col blanc est probablement d’une ampleur plusieurs fois supérieure au coût financier de tous les crimes ordinairement considérés comme le “problème criminel“ » (Sutherland, 1949, p.12)11. L’idée que la criminalité puisse être produite par des causes socioéconomiques est ainsi largement remise en cause : « si l’on peut montrer que les crimes en col blanc sont fréquents, la théorie générale du crime selon laquelle la criminalité est due à la pauvreté et à ses pathologies qui lui sont liées s’avère alors invalide » (Sutherland, 1949, p. 10) 12 . Les études qui envisagent la déviance en termes de causalité et s’attachent à la description des éléments qui pourraient être prédictifs, en tenant compte des statistiques de la police et de la justice se contenteraient ainsi de traduire la manière dont ces déterminants sociologiquement construits modifient la réaction sociale à la déviance de façon différenciée. Pour arriver à une appréhension plus juste de la déviance, il faut combattre l’explication essentialisante selon laquelle, « “Y a des fruits pourris dans les tonneaux de pommes.” Cette explication vise à contrer tout argument fondé sur l’acceptation de l’hypothèse plus sociologique selon laquelle c’est le tonneau qui fait pourrir les pommes ». (Becker, 2002, p. 10 Traduit par nos soins. Idem. 12 Idem. 11 45 192). Howard Becker conteste la représentation portée par ces perspectives sur la déviance qui voudraient que « les causes de la déviance se trouveraient dans la situation sociale du déviant ou dans les “facteurs sociaux“ qui sont à l’origine de son action » (Becker, 1963, p. 32). Si l’on veut prendre en compte la dimension relationnelle qui provoque la déviance, il faut alors partir d’une définition inverse : « les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme déviants » (Becker, 1963, p. 32-33). Le raisonnement qui voudrait que des faits délictueux, déterminés par un contexte social, soient sanctionnés indifféremment par la justice parce que des lois ont été transgressées, et que ces sanctions nous permettraient d’identifier et de recenser une population déviante et ses pratiques est alors retourné. La sanction désigne une population et des pratiques qui deviendront alors une population et des pratiques déviantes. Ce qu’il conviendra alors d’étudier, ce n’est pas tant la nature des actes commis, ni la nature des personnes qui commettent ces actes, mais l’activité au cours de laquelle est produit l’étiquetage, les différentes étapes du processus, les personnes qui en sont responsables et leurs motivations. Nous nous demanderons ainsi si l’exclusion ponctuelle de cours ne constitue pas un de ces moments de la désignation sociale. L’application de ce retournement de perspective, qui concerne la déviance en général, à la déviance scolaire conduit à remettre en cause la prénotion de sens commun selon laquelle les populations scolaires les plus défavorisées socialement seraient naturellement les plus enclines à enfreindre les règles scolaires. En adoptant le cadre théorique de la sociologie de la déviance, nous nous demanderons si les punitions scolaires, et en particulier l’exclusion de cours, en défendant des normes socialement déterminées, ne désignent pas aussi comme déviantes certaines populations scolaires socialement déterminées, ou encore dans quelle mesure certains actes d’indiscipline ne restent-ils pas invisibles dans certains contextes sociaux alors qu’ils sont au contraire portés au grand jour dans d’autres ? De la même manière, certains enseignant·es pourraient, dans le huis-clos de leurs classes, punir leurs élèves en leur faisant copier des lignes, imposer des punitions humiliantes, donner des « zéros de conduite » ou exclure selon des prétextes abusifs certains de leurs élèves. Ces pratiques qui dévient des règles explicitées par les règles du droit scolaire peuvent être considérées comme une déviance de « criminels en col blanc », rarement ou jamais sanctionnée par l’autorité administrative. Nous pourrions ainsi nous demander dans quelle mesure l’exclusion ponctuelle de cours peut être considérée comme une pratique déviante et si les enseignant·es qui la pratiquent peuvent se retrouver dans la catégorisation proposée par Howard Becker d’individus « secrètement déviants » (1963, p. 43). b. Carrière déviante, carrière scolaire La construction de la déviance mettant en jeu une interaction entre celui ou celle qui transgresse une norme et ceux ou celles qui vont réagir à cette transgression, on doit prendre en compte la déviance comme un processus, qui nécessite de passer par plusieurs stades. La séquence mise en œuvre nécessite une série d’opérations qui provoquent chacune des réactions chez celui ou celle qui est étiqueté comme déviant·e. C’est en participant à ces 46 différentes étapes que l’élève va entrer dans une « carrière » déviante. Les différentes opérations d’étiquetage vont constituer des événements pertinents qui modifient les directions de la carrière individuelle des déviant·es. Becker distingue ainsi les différentes étapes d’une carrière déviante : la transgression d’une norme, l’apprentissage des usages de la sous-culture déviante, l’étiquetage, le changement de rôle social, l’entrée dans un groupe déviant organisé. Pour être considéré comme déviant·e, Il faut d’abord bien entendu transgresser une norme. Cette transgression peut correspondre à une méconnaissance des normes en vigueur, mais dans la plupart des cas, elle est intentionnelle. Certaines théories (L. E. Cohen & Felson, 1979b) considèrent que les délinquant·es sont celles ou ceux qui sont tentés dans certaines situations par la déviance. Au contraire, Becker affirme que, dans la plupart des cas, lorsqu’une occasion se présente de transgresser une norme, l’individu va choisir de résister à la tentation. Il décrit alors l’implication d’une personne « normale » dans la vie conventionnelle comme une série d’engagements. Une fois engagé, « rester normal représente un enjeu trop important pour qu’il se laisse influencer par des tentations déviantes » (Becker, 1963, p. 50). Ici aussi, il nous semble particulièrement stimulant de retourner les représentations de sens commun qui considèrent que les élèves ont un penchant naturel à « faire des bêtises », et de considérer qu’au contraire, ils fournissent un effort considérable pour résister à la tentation de transgresser les normes scolaires. De la même manière que les « bons élèves », les élèves déviants doivent éprouver de fortes tentations pour respecter la loi. David Matza et Greshem M. Sykes (1957, 1961) considèrent ainsi que les jeunes impliqués dans des activités délinquantes doivent se débrouiller avec ce déchirement entre le système de valeur dominant, celui de leurs parents, qu’ils maîtrisent et auquel ils adhèrent, et un système de valeurs concurrent, celui du groupe de pairs, impliqué dans la délinquance juvénile. Pour dépasser cette tension ils recourent à des techniques de « neutralisation ». Le déviant ou la déviante est en accord avec la loi, mais pour la transgresser, il ou elle met entre parenthèses son application, dans certaines situations. Il ou elle négocie ainsi avec les normes, pour en abandonner l’application tout en y revenant une fois le forfait accompli. Pour cela il ou elle utilise des techniques de neutralisation. Matza et Sykes énumèrent ainsi les différentes techniques employées en commençant par la neutralisation de la responsabilité. Le jeune délinquant ou la jeune délinquante met en œuvre des raisonnements qui lui permettent de se dédouaner : « en apprenant à se considérer comme une personne sur laquelle on agit plus qu'elle n'agit, le délinquant se prépare la voie à dévier du système normatif dominant sans qu'il lui soit nécessaire de s'attaquer de front aux normes elles-mêmes » (Matza & Sykes, 1957, p. 667)13. Ce peut être un coup de folie passager, une erreur de jugement ou une injustice : « son sens de l’injustice se développe à l’intérieur de l’influence de la justice juvénile contemporaine. Ce contexte ne provoque pas le sens de l’injustice, mais il aide à la soutenir » (Matza, 1964 p. 149) 14 . Le déni de la souffrance 13 14 Traduit par nos soins. Traduit par nos soins. 47 provoquée permet aussi d’effacer les effets potentiellement négatifs de la déviance : les conséquences de l’acte sont relativisées, un vol de voiture peut être par exemple considéré comme un simple « emprunt ». Pour neutraliser leur participation dans une infraction, les jeunes délinquant·es peuvent aussi être amenés à disqualifier la victime : le crime est présenté comme une forme de châtiment à l’égard d’une personne reconnue coupable pour d’autres raisons : « Les homosexuels ou les pervers sexuels, les ivrognes, les escrocs, les membres de minorités méprisées, ou ceux de groupes politiques discrédités, à cause de leurs imperfections, sont passibles d’enclencher un processus criminel à leur encontre » (Matza, 1964 p. 175)15. Le jeune délinquant ou la jeune délinquante peut enfin accuser son accusateur ou son accusatrice, pointer les incohérences, les défaillances de ce dernier ou de cette dernière. Il va s’engouffrer dans les failles qui lui sont proposées pour le ou pour la discréditer : « Il peut prétendre que ceux qui le condamnent sont des hypocrites, des déviants déguisés ou des personnes animées d'un sentiment de méchanceté » (Matza & Sykes, 1957, p. 668) 16 . Le registre de justification utilisé par les jeunes délinquant·es, analysé par le sens commun comme une forme de défense rétrospective aux infractions commises, serait selon Matza et Sykes, un processus de rationalisation mis en œuvre préalablement à la transgression, constitutif de la possibilité d’aller à l’encontre d’une norme : Ces justifications sont communément décrites comme des rationalisations. Elles sont considérées comme une part du comportement déviant et comme protégeant l'individu contre le blâme de soi et celui d’autrui un fois l'acte commis. Mais il y a aussi des raisons de croire qu'elles précèdent les comportements déviants et rendent possible les comportements déviants (1957, p. 666).17 Nous devrons nous interroger sur les processus de disqualification de certain·es enseignant·es par les élèves qui s’engouffrent dans les failles de l’institution. Les verdicts scolaires pourraient ainsi être perçus comme injustes et participeraient pour les élèves déviants de leurs stratégies de neutralisation. Il s’agit ensuite de s’installer dans des pratiques déviantes et pour cela, il faut faire l’apprentissage, auprès de pairs déviants, de la participation régulière à une sous-culture engagée dans une activité déviante. Matza propose là aussi de sortir d’une perception de la déviance en termes de pathologie et de substituer la notion d’affiliation à celle d’affinité (1969, p. 101-103) : on ne devient pas déviant·e par attraction, par contagion, mais par affiliation. La contagion est associée à la maladie alors que l’affiliation renvoie à un processus social au cours duquel l’individu va faire l’apprentissage d’un savoir et de compétences pratiques communes au groupe de déviant·es. L’ensemble de ces éléments doit être maîtrisé pour entrer dans une carrière de déviant·e. 15 Idem. Idem. 17 Idem. 16 48 L’affiliation consiste en un processus au cours duquel le sujet est “converti“ à une conduite nouvelle pour lui mais déjà établie pour d’autres. En apportant de nouvelles significations de comportement, considérées d’abord comme étranges ou inappropriées, l’affiliation construit le contexte et la procédure par lesquels le néophyte peut être « mis en route » et « retourné » (turned on and out) (Matza, 1969, p. 101102)18. Le ou la futur·e déviant·e se plonge dans un univers symbolique qui possède sa propre cohérence. Le ou la déviant·e apprend les modalités pratiques qui lui permettront de jouer parfaitement son nouveau rôle. Il ou elle assimile auprès d’autres déviant·es les techniques propres à la sous-culture déviante. Il ou elle apprend en particulier à se familiariser, à prendre goût aux pratiques déviantes et à en tirer du bénéfice : « cette redéfinition s'opère par l'interaction avec des utilisateurs plus expérimentés qui, de diverses manières, apprennent au novice à prendre plaisir à ces impressions qui lui font si peur au début. » (Becker, 1963, p. 77) Une étape essentielle dans la carrière est le moment où le déviant ou la déviante va être présenté publiquement comme déviant·e. Cette étape peut d’ailleurs être franchie intentionnellement par le ou la déviant·e qui va porter au grand jour un stigmate qui était jusqu’alors tenu secret, en agissant de façon à ce que son activité soit révélée et puisse ainsi être réprimée. Si cette étape est essentielle dans la carrière de déviant·e, c’est qu’elle va amener le déviant ou la déviante à changer de rôle dans les interactions sociales. Ce changement de statut est important parce qu’il efface l’ensemble des caractéristiques qui définissaient jusqu’alors l’individu : L’identification de l’individu comme déviant précède les autres identifications. A la question : “quelle sorte de personne transgresserait une norme aussi importante“, on répond : “C’est quelqu’un de différent de nous, qui ne peut ou ne veut pas agir comme un être normal et qui pourrait donc transgresser d’autres normes importantes“ (Becker, 1963, p. 57) Cette stigmatisation va amener le ou la déviant·e à s’accorder au fur et à mesure à l’ensemble des attentes de ceux ou de celles qui l’ont étiqueté et à agir en conséquence. Mais au-delà de la prophétie auto-réalisatrice, c’est le traitement qui va être appliqué au déviant ou à la déviante qui va modifier en profondeur ses comportements. Celui-ci ou celle-ci va, affecté de ce nouveau statut, se voir refuser toute une série d’activités qui structuraient jusqu’alors sa vie quotidienne. Il ou elle ne va plus trouver dans des activités qu’il ou elle effectuait régulièrement dans le groupe social conventionnel auquel il ou elle appartenait, le même type de valorisations. Certaines activités vont tout simplement lui être interdites. Il ou elle sera ainsi amené·e à participer plus encore aux pratiques du groupe de déviant dans lesquelles il ou elle trouvera de nouvelles formes de reconnaissance, compensant la perte subie. L’avancée dans sa carrière va rendre au fur et à mesure de plus en plus difficile les possibilités de s’extraire de son nouveau statut. Ses efforts pour suivre à nouveau les normes 18 Traduit par nos soins. 49 admises ne seront pas reconnus et chaque nouvelle infraction le ramènera au rôle qui lui est assigné. Shlomo Shoham parlera ainsi de « corridor de la déviance » (1991, p. 242), l’individu enfermé dans une représentation figée, frappé du stigmate de la déviance étant alors incapable de rebrousser chemin : « dès lors qu’une personne est étiquetée, il semble qu’elle soit enfermée en un cercle infernal ne connaissant aucune issue » (Shoham, 1991, p. 239). De la même manière, nous tenterons d’appréhender le parcours scolaire en termes de carrière et d’identifier les différentes étapes des carrières déviantes des élèves. Nous essaierons ainsi de comprendre dans quelle mesure l’école participe à cette construction et si l’exclusion ponctuelle de cours peut constituer, dans certains cas, un des éléments déterminants de ces carrières. c. La déviance secondaire des élèves Afin de lever les ambiguïtés liées au statut du déviant ou de la déviante (entre celui ou celle qui est accusé·e à tort, celui ou celle dont la déviance reste secrète, celui ou celle qui est réellement étiqueté·e comme déviant·e), Edwin Lemert va proposer une distinction entre la déviance primaire et la déviance secondaire (1951). Un individu peut enfreindre une norme sans que cette transgression n’ait de conséquence pour lui : la déviance est alors primaire, elle n’est connue que du déviant ou de la déviante et ne l’affecte pas socialement. Celui-ci a bien conscience de la transgression réalisée, mais celle-ci n’a pas encore d’effet sur la définition qu’il ou elle se fait de lui-même ou d’elle-même, ni sur la définition qu’en fait la société. Un élève qui tricherait à une évaluation et obtiendrait ainsi une note falsifiée est bien conscient de sa déviance, mais cette déviance ne l’affecte pas. Le déviant ou la déviante peut même être sanctionné ponctuellement pour sa déviance, sans qu’un nouveau rôle social ne lui soit attribué. C’est certainement le cas pour une majorité des infractions portées à la norme scolaire, elles peuvent être réalisées sans conséquence pour l’élève si celui-ci n’est pas appréhendé par les personnels scolaires, une première punition peut sans doute s’arrêter là, et ne pas faire peser de conséquences sur la carrière de l’élève. Au contraire, « la déviance secondaire est constituée par des actions dont les référents sont ces rôles et ces attitudes. Le déviant secondaire (…) est une personne dont la vie et l’identité s’organisent autour des faits de déviance » (Lemert, 1967, p. 62) 19 . Par la reconnaissance officielle de la déviance secondaire, le statut de l’individu est modifié au sein de la société, mais surtout il est modifié pour lui-même. Edwin Lemert décrit ainsi les différentes étapes du processus d’étiquetage qui conforte le déviant secondaire : L’interaction qui induit la déviance secondaire suit la séquence suivante : 1. déviance primaire. 2. Châtiments ordonnés par la société. 3. Nouvelle déviance primaire. 4. Châtiments plus forts et rejet. 5. Nouvelle déviance, possiblement accompagnée de malveillance et de rancœur à l’égard des auteurs des châtiments. 6. Une baisse de la tolérance qui se concrétise dans des procédures officielles de la communauté qui stigmatisent le déviant. 7. Poursuite et accroissement de la conduite déviante en 19 Traduit par nos soins. 50 réaction à la stigmatisation et aux châtiments. 8. Acceptation finale du statut social de déviant et adaptation en fonction du rôle associé à ce nouveau statut. (1951, p. 77). 20 Ce processus doit comme on le voit pouvoir être adapté aux carrières scolaires, les élèves punis pouvant réagir avec malveillance et rancœur à l’égard de leurs enseignant·es, qui à leur tour, peuvent sans doute être amené·es à être moins tolérant·es. L’adoption du statut de déviant·e secondaire pour les élèves serait ainsi la dernière étape qui signerait l’entrée définitive dans leur carrière de déviant·es. A ce stade de leur carrière, les déviant·es vont être entièrement assimilé·es à leur identité déviante. Le déviant ou la déviante accepte alors définitivement le rôle que le groupe social souhaite lui assigner. Ce consentement à adopter un nouveau rôle social dégradé s’obtient par la répétition de « cérémonies de dégradations » (Garfinkel, 1956) qui signifient la mise à l’écart de l’individu déviant par le groupe social auquel il appartenait jusqu’alors. Le fait d’accepter de jouer ce rôle implique en retour un comportement qui corresponde aux attentes du groupe qui a étiqueté le déviant ou la déviante, ainsi, il ou elle confirme par son attitude l’étiquetage : « la personne qui a été catégorisée prend ainsi conscience de la redéfinition que les membres de son groupe ont fait d’elle. Elle prend aussi en compte cette redéfinition dans ses relations avec eux (…) quand cela se produit, un type social a été formellement identifié et une personne a subi une reconstruction sociale. » (Rubington & Weinberg, 2015, p. 7). Le déviant ou la déviante secondaire va incorporer cette nouvelle définition de son moi social. Il ou elle est assimilé·e à son comportement déviant : La proposition de base est simplement que l'acte social consistant à étiqueter ou à qualifier une personne de déviante tend à modifier la conception que la personne étiquetée a d'elle-même afin d'intégrer cette identification. L'étiquetage des événements, tant publics que privés, précipitera une transformation de l'identification de “la personne qui a fait X“ en une auto-identification comme “moi, le genre de personne qui fait X“ (Wells, 1978, p. 200).21 On sera ainsi assez naturellement amené à parler d’un élève violent plutôt qu’un élève qui a commis un acte violent. Bruce Link détaille les implications de la stigmatisation des individus déviants : l’assimilation de la personne à son stigmate (qui va effacer le processus social qui a produit l’étiquetage), la stéréotypisation (au cours de laquelle le stigmatisé hérite de l’ensemble des attributs rattachés à son stigmate), la mise à l’écart (la séparation entre « eux » et « nous ») et la discrimination. « A l'extrême, on pense que la personne stigmatisée est si différente de “nous“ qu'elle n'est pas vraiment humaine. Et encore une fois, à l'extrême, toutes sortes de traitements horribles contre “eux“ deviennent possibles » (Link & Phelan, 2001, p. 370)22. Dans cette distinction entre « eux et nous », il faudra s’interroger sur le rôle que la mise à l’écart physique et symbolique des élèves par l’exclusion peut jouer. 20 Idem. Traduit par nos soins. 22 Idem. 21 51 Bien sûr, cette dégradation forcée du statut social ne se fait pas sans heurts. L’individu ainsi mis à l’écart pour rejoindre la sous-culture déviante peut se rebeller, refuser son assignation. Il faut alors s’occuper du récalcitrant. Erving Goffman décrit ainsi les stratégies mises en œuvre par ces agents sociaux qui sont chargés de « calmer le jobard » (E. Goffman, 1989) autrement dit, de prendre en charge le processus de consolation qui permet d’accompagner le déviant dans l’acceptation d’un changement de rôle dégradé. Dans le processus de l’exclusion de cours, sans doute existe-t-il aussi, dans les établissements scolaires, des personnes qui sont chargées de faire accepter leur sort aux élèves engagés dans une carrière déviante qui les éloigne d’une sociabilisation régulière. On a considéré jusqu’à maintenant le processus d’étiquetage du déviant ou de la déviante comme une opération menée par une personne sur une autre. Or, le phénomène peut intégrer d’autres dimensions, les interactions se déroulant aussi dans le fort intérieur des personnes elles-mêmes. La théorie de l’étiquetage modifiée par Link (Lacaze, 2008; Link, 1987; Link & Phelan, 2001a) prend en compte la dimension de l’auto-étiquetage. Les stéréotypes rattachés aux personnes déviantes sont largement partagés : ils sont diffusés par les fictions, les médias. Ces représentations sont incorporées par tous les membres de la société qui se forgent une image particulière du déviant ou de la déviante. Les individus stigmatisés ou qui peuvent le devenir vont s’approprier ces stigmates de la déviance et agir selon ce que l’on attend d’un·e déviant·e (d’un·e malade mental, d’un·e criminel·le, d’un élève perturbateur). Le potentiel déviant ou la potentielle déviante aurait ainsi appris a priori les attributs et les comportements visibles de la déviance. Dans le processus d’étiquetage, il sera alors d’autant plus facile de valider le stigmate. Les attentes intériorisées de l’exclusion affectent les personnes étiquetées de bien des manières. Typiquement, bien avant que les personnes ne deviennent des patients psychiatriques, ils ont formé des conceptions de ce que signifie être un malade mental. Scheff (1966) a souligné que les plaisanteries, les dessins animés et les reportages sur l’état des malades psychiatriques dans les médias peuvent influencer les conceptions de la maladie mentale. (Link, 1987, p. 97)23 De la même manière que pour les patients des hôpitaux psychiatriques il existe aujourd’hui une représentation largement partagée de l’élève perturbateur et l’on peut envisager que certains élèves ont assimilé cette représentation dans un processus d’auto-stigmatisation qui facilitera leur affiliation. Enfin, une dimension qui semble évidente, mais qui a souvent été négligée, est celle du rôle des rapports de domination dans les processus d’étiquetage : « la stigmatisation est entièrement dépendante du pouvoir social, économique et politique – il faut du pouvoir pour stigmatiser ». (Link & Phelan, 2001, p. 375)24. Si l’étiquetage peut être produit par un groupe social sur un individu de ce groupe social, il est bien souvent le fait de personnes occupant une 23 24 Traduit par nos soins. Idem. 52 place importante dans la structure sociale : éducateurs ou éducatrices, assistants sociaux ou assistantes sociales, enseignant·es, médecins ou juges ont le pouvoir de mettre des mots sur les activités des déviant·es, définissant ainsi le stigmate dont ils ou elles sont porteurs ou porteuses et auquel ils ou elles vont devoir se conformer : « l’étiquetage est souvent essentiellement une relation de pouvoir, dans laquelle le dominé se soumet en acceptant le jugement du dominant et la définition que ce dernier donne de sa personne. » (Lacaze, 2008, p. 192). Dans le contexte des collèges de la très grande pauvreté, l’écart social est tel entre les élèves et leurs enseignant·es, que les processus de domination sont incontournables dans l’analyse de l’activité punitive et des phénomènes de stigmatisation. Nous nous demanderons ainsi par quel processus certain·es élèves sont amené·es à reconstruire leur identité sociale jusqu’à devenir des déviant·es secondaires ? A quel moment de leur scolarité se révèle cette stigmatisation ? Comment cette stigmatisation redéfinit l’ensemble de leurs attributs sociaux ? Nous interrogerons aussi les rapports de pouvoirs qui sont à l’œuvre dans l’exclusion ponctuelle de cours et comment l’étiquetage ainsi produit participe à une stigmatisation qui produit une distinction entre un « nous et eux » (Link & Phelan, 2001b, p. 370). d. Les enseignant·es agents de la désignation ? La distribution relative des rapports de pouvoir dans notre société induit que nous nous intéressions plus à celles et ceux qui transgressent la norme qu’à celles et ceux qui sont chargés de la créer ou de la faire respecter. Pourtant, si l’on considère la déviance comme le produit d’une interaction, il devient nécessaire de se pencher aussi sur l’activité et les motivations de celles et ceux qui sont à l’initiative de la promotion des normes : « nous pouvons considérer ceux qui prennent de telles initiatives comme des entrepreneurs de morale. Deux type d’entrepreneurs retiendront notre attention : ceux qui créent les normes et ceux qui les font appliquer » (Becker, 1963, p. 171). Les personnels scolaires et en particulier les enseignant·es se retrouvent dans une position qui les amènent à produire quotidiennement des verdicts scolaires. Ils et elles sont ainsi nécessairement dans une position d’agents de la désignation. Leur rôle dans les phénomènes de la déviance scolaire doit nécessairement être envisagé comme tel. Pour qu’une norme soit érigée, promue et défendue, il est nécessaire qu’une démarche soit entreprise pour que l’attention soit portée sur cette norme et la nécessité de son application. Nous verrons dans le troisième chapitre comment l’inquiétude relative aux comportements anomiques mis à jour dans certaines zones urbaines a pu entrainer, à la suite d’une campagne d’opinion soutenue, une modification du code pénal et des campagnes de criminalisation et judiciarisation de la délinquance juvénile en France autour des années 1990 caractérisées par le souci de « tolérance zéro ». Nous verrons de la même manière comment une campagne parallèle a été menée dans les établissements scolaires pour répondre aux inquiétudes par rapport à la multiplication des « violences scolaires ». Dans ce processus, il est nécessaire de distinguer parmi « les entrepreneur·es de morale » (de l’anglais moral entrepreneur), les agents qui vont, à partir de valeurs et d’intérêts qui leur sont propres, 53 définir et imposer les normes à appliquer, les « créateurs et créatrices de normes » (Becker, 1963, p. 171) et « les défenseurs et défenseuses de normes » (de l’anglais rule enforcers) celles et ceux qui vont être chargé·es de l’application de ces normes, celles et ceux qui vont défendre la norme (Becker, 1963, p. 180). La distinction est importante, entre les créateurs et créatrices de normes et les défenseurs et défenseuses de normes, et il existe une distance essentielle : les premiers et premières sont motivé·es par une forme de militantisme qui les incite à promouvoir une cause, à constituer des faits sociaux en problème social, les second·es ne sont motivé·es que par la défense du statut propre à un emploi. La prise en compte de ces motivations va jouer un rôle déterminant dans la constitution de la déviance. En effet, si le but des créateurs et créatrices de norme peut être la disparition de certains comportements, les défenseurs et défenseuses de norme dépendent de l’existence de la déviance qui est en quelque sorte leur mode de subsistance. « Les agents de ces organisations peuvent ainsi soutenir, avec plus de véhémence que quiconque, que le problème qu’ils sont censés traiter est toujours présent, et en fait plus présent que jamais » (Becker, 1963, p. 181). Pour qu’une personne soit qualifiée de déviante, il faut donc qu’une norme ait été instaurée : à partir d’une pratique qui pose problème, il faut que cette pratique soit constatée et portée à la connaissance du public. La création de norme est une entreprise morale. Il faut d’autre part qu’un groupe ait été désigné pour faire appliquer cette norme. Cette application nécessite une série d’activités : détecter une infraction, trouver les responsables de cette infraction, rassembler des preuves de la culpabilité. C’est à travers ces multiples opérations que va se réaliser l’étiquetage. Analyser l’activité éducative comme une entreprise de morale et ainsi constituer les enseignant·es et les autres personnels des établissements scolaires en entrepreneur·es de morale pose toute une série de question. D’une part il s’agit d’assimiler une profession valorisée dans le champ académique par sa place centrale dans la transmission des savoirs, à d’autres professions telles que les policiers. « Faire le flic » est ainsi une expression repoussoir, considéré comme un véritable dévoiement de l’activité enseignante comme le font bien remarquer Pierre Périer (2010, p. 152) ou Anne Barrère : « à bien des moments de l’enquête, les enseignants ont réaffirmé qu’ils “ne sont pas des flics“ » (2003, p. 73). Concevoir les adultes dans les établissements scolaires comme des entrepreneur·es de morale constitue de ce fait un risque de stigmatisation. D’autre part, il nous faudra déterminer la part des personnels des collèges dans la constitution de la norme ou la défense de la norme. En tant que groupe social organisé, les enseignant·es ne participent-ils pas à la construction des normes ? Comme nous le verrons dans le chapitre 2, le mouvement #pasdevague, qui milite pour le renforcement du régime disciplinaire dans les établissements scolaires, constitue une véritable campagne morale à l’initiative d’un groupe professionnel organisé pour promouvoir la norme scolaire et demander de durcir le régime punitif en vigueur dans l’enseignement secondaire. D’autre part, dans sa classe, l’enseignant·e semble être à la fois un créateur de norme, quand il ou elle produit des normes locales et contingentes à son propre cours, et un défenseur ou une défenseuse de norme quand il ou elle punit les élèves qui ont enfreint ces normes. 54 Etiqueté par une opération de désignation sociale, l’individu déviant se voit ainsi doté d’un label, d’un stigmate qui contribue à redéfinir son rôle social. L’étiquetage est une opération de dégradation sociale qui oblige l’individu stigmatisé à se concentrer continuellement pour gérer son stigmate lorsqu’il est dans l’obligation de soutenir une interaction avec des populations « normales ». « L’individu affligé d’un stigmate a tendance à se sentir “en représentation“, obligé de surveiller et de contrôler l’impression qu’il produit, avec une intensité et une étendue qui, suppose-t-il, ne s’imposent pas aux autres » (E. Goffman, 1975, p. 26). La gestion du stigmate devient alors une opération coûteuse pour le déviant ou la déviante qui se doit de mobiliser une énergie considérable pour continuer à entretenir ces « contacts mixtes ». Les individus stigmatisés ayant assimilé la dimension négative dont ils sont porteurs « peuvent s'inquiéter de la manière dont les autres vont réagir à leur égard et donc s'engager dans des défenses qui conduisent à une interaction tendue, à l'isolement et à d'autres conséquences négatives » (Link, 1987, p. 97)25. En ce qui concerne les établissements scolaires « le stigmate du “jeune de banlieue“ ne quitte pas les jeunes lorsqu’ils rentrent au collège, puisque c’est d’abord par ce prisme que les équipes éducatives envisagent les élèves. » (Garnier, 2017, p. 401). Les élèves qui se savent porteurs de ce stigmate social, culturel et ethnique sont conscient de la potentialité de voir émerger dans leurs relations sociales « le doigt de la société » (E. Goffman, 1975, p. 70) qui viendrait les remettre à leur place et doivent procéder dans le quotidien de leur scolarité à un travail de « normification » que Erving Goffman définit comme : « l'effort qu'accomplit le stigmatisé pour se présenter comme quelqu'un d'ordinaire, sans pour autant dissimuler sa déficience » (E. Goffman, 1975, p. 44). Cet effort est extrêmement coûteux pour l’élève stigmatisable, parce qu’il représente toute une série de contraintes quotidiennes pour fonctionner à l’école : « à chaque moment de sa vie en milieu ordinaire, il doit être attentif aux problèmes pratiques qui se posent pour paraître compétent devant les autres et pour les convaincre qu'il l'est réellement » (Calvez, 1994, p. 69), mais aussi pour maintenir, coûte que coûte, une représentation de soi-même et pour soi-même qui lui permette de tenir. Pour éviter de révéler le stigmate, « confronté au dévoilement de son incompétence », il doit se résoudre à « adopter des tactiques qu’il utilise pour masquer en vain son incompétence, mais qui lui permettent de maintenir une estime de soi. » (Gruson, 2012, p. 42). On peut même supposer que c’est en grande partie à l’institution scolaire que revient la responsabilité d’exposer publiquement, mais d’abord pour les élèves, l’existence d’une différence stigmatisante. Howard Becker relève ainsi, à la suite du travail de Jane Mercer sur la déficience mentale (1973), que « l’arriération mentale limite (…) est une maladie que les enfants mexicains et noirs attrapent en entrant à l’école et dont ils sont guéris en sortant » (Becker, 2002, p. 216). Protégé par le cadre familial, l’enfant peut continuer « dans son cocon à se voir comme un humain ordinaire, pleinement qualifié et doté d’une identité normale » (E. Goffman, 1975, p. 47). Les enfants qui vivent ainsi une socialisation primaire dans leur famille doivent, en rentrant à l’école, apprendre une seconde manière d’être : c’est à l’école « que cette inscription sociale se marque, de façon sans doute décisive 25 Traduction libre. 55 pour beaucoup d’enfants. C’est là, en effet, que se joue pour la première fois leur destin personnel et qu’ils en prennent progressivement conscience. » (Mucchielli, 2006, p.43). La révélation du stigmate advient la plupart du temps à l’école et « représente toujours une épreuve morale » (E. Goffman, 1975, p. 47). Ces élèves acquièrent dans l’institution scolaire le statut nouveau d’ « étranges élèves » (Payet, 1984), obligés de maîtriser constamment les impressions qu’ils produisent sur les adultes au prix d’un effort considérable et de tactiques de neutralisation du stigmate qui peuvent à chaque instant se retourner contre eux. e. Comment l’étiquetage est produit scolairement L’étiquetage du déviant ou de la déviante secondaire articule une succession de procédures. L’interprétation des règles et de l’application de l’étiquetage à chacune de ces étapes qui constituent la carrière des déviant·es en influence considérablement la construction. En réalisant, dans son travail sur la justice des mineurs, une analyse comparative des taux de criminalité entre deux villes californiennes, Aaron Cicourel (2018) constate que les différences reposent essentiellement sur des différences d’organisation dans l’application de la loi. Il va alors enquêter finement sur l’ensemble des processus mis en œuvre dans la répression de la délinquance juvénile. Il observe ainsi, « comment les décisions d’arrêter quelqu’un se prennent, comment les conditions d’une arrestation sont relatées par la police, comment la police décide de poursuivre la personne arrêtée, comment le juge des enfants décide une incrimination, comment il négocie une relation de confiance avec le jeune. » (Cicourel, 2018, p. 20). Les étapes du processus qui mènent à la condamnation sont multiples et à chacune de ces étapes, le membre impliqué dans la désignation s’appuie sur un savoir pratique qui lui permet d’interpréter la situation et de prendre des décisions. Le contenu de ces savoirs et leur interprétation dépend de l’expérience sociale relative du membre qui produit cette interprétation. Par exemple, l’aspect physique, l’attitude, la manière de parler, l’accent, constituent des connaissances qui vont servir dans l’interprétation de la situation et déterminer la prise de décision. Chacune des multiples opérations qui constituent la possibilité que le mineur soit condamné fait l’objet d’une interprétation pratique. La superposition de ces différentes opérations interprétatives menées par les membres impliqués à leur niveau dans le processus constitue l’opération d’étiquetage. L’interpellation, l’arrestation, la rédaction d’un procèsverbal, la décision de poursuivre ou non le mineur à la lecture de ce procès-verbal : chacune de ces situations est déterminée par des circonstances pratiques et l’interprétation qui en est faite dans l’interaction : Toutes les activités socialement organisées nommées “complexes“ ou “bureaucratiques“ sont contraintes de la même façon : des règles générales de procédures sont imposées pour les membres, et ceux-ci développent et utilisent leurs propres théories, recettes et raccourcis pour remplir les exigences générales tacitement 56 ou explicitement acceptables pour les autres membres agissant comme “superviseurs“ ou toute forme de contrôle extérieur. (Cicourel, 2018, p. 1). Les différentes interprétations de ces règles procédurales vont produire, en se superposant, des distinctions très fortes dans la constitution ou non de la déviance. Et ainsi, « la différenciation sociale significative des déviants par rapport à la population non déviante dépend de plus en plus des circonstances de la situation, du lieu, de la biographie sociale et personnelle, et des activités bureaucratiques des agences de contrôle. ». (Kitsuse, 1961, p. 256)26. Etudier la déviance nécessite donc de prendre en compte l’activité située de l’ensemble des agents qui participent au processus d’étiquetage et la superposition de ces activités par lesquelles se construit le processus de stigmatisation. « Ce qu’on définit comme déviance et comme déviant résulte d’une variété de contingences sociales influencées par ceux qui ont le pouvoir de faire appliquer ces définitions » (Ray Rist, 1997, p. 294). Comme dans le cas de la justice des mineurs, l’activité punitive dans les établissements scolaires fonctionne sur la base d’une division sociale du travail qui implique ainsi toute une série d’acteurs et d’actrices qui doivent, à chaque étape du processus punitif, mettre en œuvre une interprétation pratique de la règle scolaire, produire des écrits qui sont des interprétations, choisir ou non de mobiliser un niveau punitif supérieur en fonction de ces interprétations. L’exclusion ponctuelle de cours doit elle-même s’inscrire dans un protocole institué dans les établissements scolaires, au cœur d’une division du travail éducatif. Nous interrogerons ainsi le rôle joué dans la construction de la déviance scolaire par l’articulation des phases successives qui constituent ce protocole et par les interprétations menées par les personnels pour chacune de ces opérations. Les approches interactionnistes de la déviance nous permettent ainsi d’envisager l’importance de la désignation sociale, menée par les personnels scolaires entrepreneur·es de déviance, dans la constitution de la carrière des élèves déviants, et en particulier dans la constitution de leur déviance secondaire. Une fois étiqueté, l’élève déviant devrait adopter un comportement en adéquation avec le statut qui lui a été imposé. Nous allons voir maintenant comment ces processus ont été pris en compte par la sociologie de l’école, en particulier par les sociologues anglo-saxons, mais aussi plus récemment par la sociologie de l’éducation en France. 5. Dévier scolairement Pour appliquer les théories de la sociologie de la déviance à l’école, il nous faut repartir du renversement exercé par Durkheim à propos de la déviance. Ce dernier indique, comme nous l’avons vu plus haut, que la déviance est un phénomène normal, qui à ce titre, joue un rôle dans la société, celui de favoriser l’adaptation. Ce postulat, pris à la lettre, semble scandaleux en ce qui concerne l’école. Cela impliquerait que les phénomènes décrits très largement par les sciences de l’éducation comme des phénomènes de violence, seraient des phénomènes 26 Traduit de l’anglais par nos soins. 57 acceptables et qu’ils joueraient même un rôle fondamental dans la vitalité propre à la petite société que constitue l’école. Nous chercherons à montrer comment ce renversement appliqué à l’école peut cependant représenter une perspective stimulante dans l’étude des actes d’indiscipline à l’école. La sociologie de la déviance a été envisagée comme un cadre théorique et méthodologique pertinent pour analyser l’école, principalement en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Elle n’est en revanche mobilisée en tant que telle par les sciences de l’éducation en France que récemment, et semble toujours faire l’objet d’une forme de méfiance. A titre d’exemple, la question de la déviance n’est pas du tout évoquée dans le dictionnaire, les « 100 mots de l’éducation » de Patrick Rayou et Agnès Van Zanten ( 2018), elle n’est évoquée qu’une fois dans l’ouvrage référence de Marie Duru-Bella et Agnès Van Zanten « Sociologie de l’école » (2018), pour désigner des pratiques d’élèves, sans envisager un processus d’étiquetage. On peut postuler que l’école républicaine française, attachée à un modèle universaliste et encyclopédique a des difficultés à envisager la place positive de la déviance dans l’école. Patrick Boumard affirme à ce propos que « le système français produit du jacobinisme républicain ne laisse aucune place à la déviance, qui reste son impensé radical » (Boumard, 1999, p. 15). Nous montrerons dans un premier temps quels ont été les apports de la sociologie anglo-saxonne dans l’étude de la déviance en milieu scolaire, puis comment des études se développent en France pour s’approprier le paradigme des théories de l’étiquetage. a. L’ordre négocié dans la classe L’étiquetage tel qu’il se construit dans l’école française passe par l’application de punitions explicites. Il passe aussi par des sanctions diffuses (Ogien, 1990) qui régulent dans les interactions courantes, les relations entre les adultes des établissements scolaires et les élèves. L’ensemble de ces outils punitifs est à prendre dans sa continuité, depuis la remarque cinglante qui remet l’élève à sa place, jusqu’à l’exclusion définitive officiellement prononcée par le conseil de discipline. Envisager ce continuum nous permet de mettre à distance une représentation qui affecte fortement l’école française, selon laquelle les normes scolaires correspondraient à des lois immuables, lois de l’école républicaine, inscrites dans les règlements intérieurs, devant lesquelles l’ensemble des élèves seraient égaux. On a vu que les règles appliquées dans les établissements scolaires étaient rarement en adéquation avec ces règlements et que l’école française restait en grande partie un espace de non-droit : Pierre Merle montre ainsi la difficulté locale pour appliquer les règles du droit scolaire général dans les règlements intérieurs des établissements scolaires, puis à contraindre les agents du monde scolaire à appliquer ces mêmes règlements intérieurs (2012). D’autre part, Les processus punitifs reposent sur toute une série de règles plus ou moins explicites appliquées à l’initiative des enseignant·es dans leurs classes, auxquelles correspondent toute une série de punitions « bricolées » pour répondre à l’urgence, de manière à ce que « les choses se fassent » (Strauss, 1992, p. 252). L’observation du fonctionnement des classes montre bien l’absence de règles explicites et communes, définies clairement (Hargreaves et al., 1975, p. 63). 58 Si l’on peut douter qu’une application du droit scolaire n’ait jamais existé, il est aujourd’hui certain qu’elle ne correspond pas à la réalité de nos écoles. Contrairement à cette représentation légaliste, les études contemporaines sur les comportements des élèves en classe montrent une constante redéfinition des normes, dans lesquelles l’enseignant·e doit imposer sa définition de la situation, un ordre sans cesse négocié avec les élèves : « dans la classe, l’ordre scolaire s’apparente à un ordre négocié sous certaines conditions et limites temporelles, contraignant les acteurs à un travail de réévaluation et de renégociation des termes du “contrat“ dans les relations comme dans les apprentissages. » (Périer, 2010, p. 51). Si l’on prend au sérieux le paradigme durkheimien de la déviance, l’inventivité des actes déviants, en réponse à ces punitions formelles ou informelles fabriquées en situation, devrait être nécessaire à la vitalité de la petite société que représente l’école. Cette négociation n’est pas strictement définie par les interactions menées dans la classe, puisque la définition de la situation dépend aussi du contexte structurel plus global dans lequel se déroule la négociation (Strauss, 1992, p. 260). On peut cependant envisager que les normes telles qu’elles sont appliquées par les enseignant·es dépendent du contexte de l’établissement entendu au sens large, ce qui implique à la fois le contexte social, territorial et scolaire, mais aussi de la définition des normes propres à l’établissement, telles qu’elles ont été définies par les négociations entre les différents groupes professionnels présents et par les rapports de force respectifs entre ces groupes. Pour produire du savoir sur ces négociations au cours desquelles se définissent les relations dans les établissements scolaires, il faut s’éloigner d’une perspective normative (David Matza (1969) dirait « corrective ») qui fait écran à la description de ces situations, pour au contraire envisager la richesse et la diversité des relations entre normes et déviance : « les normes sont diverses, elles changent d’une classe à l’autre, d’un groupe à l’autre, d’un enseignant à l’autre, d’un moment à l’autre. » (Boumard, 1999, p. 20). Il s’agit alors de concevoir l’ordre scolaire dans sa dimension dynamique, comme un allerretour entre les perspectives de l’institution scolaire, incarnée par les enseignant·es, et les perspectives des élèves. La situation scolaire doit être ainsi considérée comme nécessairement conflictuelle, les différents membres des interactions qui s’y déroulent cherchant à imposer leur définition. Willard Waller observait déjà cette réalité des relations entre les enseignant·es et leurs élèves : « le problème fondamental de la discipline scolaire peut être considéré comme une lutte entre les élèves et les enseignants pour établir leurs propres définitions dans la vie de l'école » (1932, p.297)27. C’est le caractère implicite de cet ordre négocié qui rend les situations scolaires aussi instables, mais la négation institutionnelle de ce va-et-vient qui constitue l’ordre scolaire en accentue plus encore la fragilité. Malgré la division du travail éducatif que l’on l’observe en France, l’application des punitions dans le cadre scolaire place les enseignant·es sont à la fois, selon les termes retenus par Becker (1963), en position de créateurs ou de créatrices de normes et mais aussi de défenseurs ou défenseuses de normes. « Le domaine de l’école donne un éclairage particulier à l’articulation norme/déviance, dans la mesure où il s’agit d’un secteur social dont la 27 Traduit par nos soins. 59 spécificité est que ceux-là même qui définissent la norme sont chargés de la faire respecter » (Boumard, 1999, p. 21). Cette particularité du système normatif scolaire a des implications fortes dans la manière dont est appliqué le système punitif dans l’établissement scolaire. Audelà du déclin de l’institution (Dubet, 2002) et de la perte de l’autorité (Prairat, 2012), cette ambivalence des attributs est à la base de l’instabilité et de la très grande diversité des règles dans les classes. Le conflit étant consubstantiel à la relation entre les élèves et les adultes dans les établissements scolaires, une part de négociation est inévitable. Peter Woods (1990) considère que les interactions entre les enseignant·es et leurs élèves reposent systématiquement sur des formes de négociation. L’enseignant·e et ses élèves se mettent d’accord sur une définition de la situation dans laquelle ils sont amenés à interagir : le compromis qui s’en suit repose sur une forme de contrat implicite. Les élèves acceptent de jouer le rôle de l’élève attentif, tout en continuant de mener discrètement leurs activités, les enseignant·es acceptent ces activités sans les remettre en cause. Toute entorse au contrat par l’enseignant·e, par exemple par trop de sévérité, ou par des remarques inappropriées sur le comportement des élèves produirait une rupture dans l’équilibre réciproquement accepté. Toute punition inadaptée entrainerait une surenchère dans les comportements déviants des élèves. A partir du constat simple et largement partagé que certain·es d’enseignant·es vont provoquer plus que d’autres des actes d’indiscipline chez les mêmes élèves, Hargreaves va établir une distinction entre ceux qu’il nomme des « provocateurs de déviance » et des « isolateurs de déviance » (Hargreaves et al., 1975). Cette distinction repose sur des perspectives différenciées des enseignant·es par rapport à leurs élèves. Peter Woods résume ces perspectives : les provocateurs et provocatrices de déviance adoptent un point de vue négatif sur les adolescents et considèrent la déviance comme une pathologie, « la tendance à perturber est une pente naturelle qui doit être contenue par des règles et des fortes réprimandes » (Woods, 1990, p. 53). Au contraire les « isolateurs et isolatrices de déviance » pensent que les atteintes à la norme sont provoquées par les contextes d’enseignement et que leur rôle est d’intervenir contre ce contexte. A partir de ces perspectives différenciées, les enseignant·es vont construire des « attentes » particulières vis-à-vis de leurs élèves (Ray Rist, 1997, p. 299) attentes qui reposent sur des dimensions multiples : des traits distinctifs hérités (genre, ethnie, classe sociale), des diagnostics scolaires antérieurs, des éléments issus de leurs interactions quotidiennes avec ces élèves. Ces attentes participent à une forme de prédiction causative, telle qu’elle peut être définie par Merton : « la prédiction causative est au départ une définition erronée d’une situation, causant un comportement nouveau qui rend vraie la fausse définition initiale » (1968, p. 477)28. Ces prédictions causatives ont nécessairement une influence dans la production de la déviance chez les élèves : « les perspectives de l’enseignant en tant qu’elles sont soutenues à la fois par des individualités et par des groupes, sont 28 Traduit par nos soins. 60 triplement importantes dans la façon de définir la perturbation ou la déviance, dans la façon dont elle est produite et enfin dans son mode de traitement » (Woods, 1990, p. 58). Bien sûr, cette distinction est une simplification d’une réalité plus complexe et la ligne n’est certainement pas aussi nette entre ces deux types d’enseignant·es. L’explication de la déviance comme une pathologie, sociale ou familiale, selon les jugements de sens commun sur la déviance, repose aussi sur un processus de défense individuelle : en naturalisant les comportements des élèves, les enseignant·es peuvent neutraliser tout procès en responsabilité dans la construction du comportement des élèves. On voit ainsi que, contrairement à ce que semblent affirmer Testanière dans son célèbre article sur lequel nous reviendrons plus loin (1967), les comportements des élèves dans ces interactions répondent à un ensemble de règles précis et ne participent pas d’un état d’anomie. « La recherche sur les perspectives propres aux élèves », nous dit Peter Woods, « dévoile un fondement rationnel à de tels comportements » (1990, p. 60). Cette grille de lecture nous permet de voir les comportements déviants des élèves comme un système de réactions, dans l’interaction, à l’activité des enseignant·es, et en particulier à leur activité punitive. Ce processus d’étiquetage s’exerce à partir d’une position de pouvoir. Les enseignant·es possèdent ce pouvoir de classer, certifier, hiérarchiser et construire l’avenir des élèves. Dans ces interactions visant à imposer la définition de la situation, les élèves et les adultes ne se retrouvent pas dans un rapport d’égalité : La vulnérabilité des enfants aux ordres des adultes qui ont le pouvoir sur eux laisse le plus souvent dans les mains des puissants les négociations en vue de savoir quelle définition évaluatrice s’appliquera aux élèves (…) quand les enfants manifestent cette résistance à l’école et que les maîtres et les administrateurs la qualifient d’absentéisme, de désobéissance, de dissipation et d’hostilité (…) le processus est prêt à se reproduire et les possibilités d’échapper à de nouvelles définitions de la part du maître s’estompent de plus en plus » (Ray Rist, 1997, p. 302). b. Dévier scolairement dans les collèges de la très grande pauvreté Dans son étude sur « L’école de la périphérie » Agnès Van Zanten (2012) va prendre le contrepied des approches culturalistes qui considèrent que la déviance des élèves est une importation de la culture ouvrière, culture anti-scolaire qui se développe en opposition à la culture scolaire et à son système normatif comme le fait Paul Wills (2011) dans son étude sur les élèves déviants des collèges anglais. Elle montre au contraire comment l’école structure des relations entre élèves qui sont à l’origine de la constitution des bandes dans les quartiers. En constituant des classes qui rassemblent les élèves étiquetés par l’école comme « perturbateurs », le collège de la périphérie qu’elle étudie va poser les bases d’une sousculture délinquante. Cette construction hiérarchisée des classes dans les collèges de banlieue 61 a été aussi décrite par Jean-Paul Payet (1997a), qui relevait déjà les processus de désignation racialisants à l’œuvre dans le rassemblement des élèves considérés comme « difficiles » dans certaines classes. Van Zanten affirme ainsi que : Si les adolescents de banlieue en France, français ou issus de l'immigration, entrent au collège avec des dispositions vis-à-vis de la culture scolaire ou de la culture de la rue déjà partiellement structurées dans d'autres milieux de vie, c'est très souvent à l'intérieur même des établissements d'enseignement que se développent, en interaction avec des processus proprement scolaires, des conduites déviantes et potentiellement délinquantes chez certains d'entre eux. » (Van Zanten, 2012, p. 378). Son analyse introduit les concepts issus de la théorie de l’étiquetage dans la sociologie de l’éducation et montre en particulier comment la présence d’un système punitif développé participe à la construction de comportements fortement ancrés dans les pratiques des élèves. Toutes les conditions qui favorisent cette construction des carrières déviantes y semblent d'ailleurs réunies, à savoir : la fréquence des désignations, le fait que les élèves de milieu populaire et notamment d'origine immigrée perçoivent généralement les enseignant·es comme des “autruis significatifs“ dont le jugement est pris au sérieux, le caractère public de ces désignations, dont certaines peuvent être assimilées à de véritables “cérémonies de dégradation“, le consensus entre enseignants et parfois entre enseignants et élèves pour désigner des “bêtes noires“ dans chaque classe. (Van Zanten, 2012, p. 391). De la même manière, Benjamin Moignard (2008) va montrer comment, contrairement aux représentations de sens commun, et en particulier de celles des acteurs et des actrices scolaires, qui attribuent à « la rue » la violence des élèves, les pratiques punitives des adultes de l’institution scolaire vont avoir des répercussions sur les pratiques déviantes et délinquantes des adolescent·es qui y sont scolarisés. « On peut même se demander si, finalement, l’école ne devient pas dans ces conditions une sorte de fabrique délinquante. » (Moignard, 2008, p. 129). Le collège de l’éducation prioritaire qu’il étudie dans la banlieue parisienne, se ferme physiquement et symboliquement à un environnement géographique perçu comme une menace pour l’école. Ce repli, la logique sécuritaire, les interprétations culturalistes et racialisantes des comportements des élèves produisent une forte pression, une violence symbolique qui participe à l’apprentissage de la déviance chez les élèves. Paradoxalement, l’enceinte scolaire, parce qu’elle se cloitre, peut devenir le lieu de la production de la violence redoutée. Pour Benjamin Moignard, il faut sortir des projections d’une école encerclée par des quartiers violents qui participeraient à la production de la réalité redoutée. Il affirme que « l’école ne fait pas que subir la pression de son environnement, elle participe aussi à la construction des réalités sociales qu’elle redoute. Les modalités d’organisation de la répression et leurs conséquences au collège des Poètes en sont une autre illustration » (2008, p. 166). Cette construction se déroule en particulier dans les classes de 62 relégation. On pense à l’ensemble des dispositifs chargés de prendre en charge la déviance. En externalisant le traitement des difficultés scolaires et en particulier celles liées au comportement, ces dispositifs participent d’une stigmatisation ségrégative qui désigne quelques élèves pour leur attribuer une place nouvelle dans un espace scolaire reconfiguré. Juliette Garnier montre ainsi comment l’exclusion dans les dispositifs externalisés constitue une opération d’étiquetage fortement symbolique, une labellisation qui modifie le comportement des adultes à l’égard des élèves stigmatisés, mais qui pousse aussi les élèves mis « en quarantaine » (Garnier, 2017, p. 423), à accepter leur identité déviante. Cette nouvelle identité est valorisée dans le groupe de pairs déviants, dans un processus de « retournement du stigmate » (E. Goffman, 1975). C’est finalement dans cet espace en dehors du droit scolaire qu’ils vont se réapproprier le stigmate de la déviance pour en faire une identité scolaire valorisante et promouvoir entre pairs le sous-métier d’élève perturbateur, en mettant en avant les traits comportementaux en raison desquels ils ont été sanctionnés : la radicalisation face à la stigmatisation semble être le seul moyen pour eux de sauver la face. » (Garnier, 2016, p. 61). Face aux dispositifs de protection mis en place par des collèges de la périphérie qui se barricadent, « les métaphores liées à la “prison“ font aussi florès » (Moignard, 2008, p. 120). Les élèves assimilent certains dispositifs ségrégatifs à l’univers carcéral : là aussi, l’école se retrouve à mettre en œuvre des processus de désignation qui vont participer à la construction de carrières délinquances en construisant des socialisations autour du regroupement d’élèves étiquetés puisque « les sociabilités électives des jeunes [y] sont remplacées par la seule autorisée, à savoir une sociabilité entre élèves étiquetés comme perturbateurs de l’ordre scolaire » (Garnier, 2017, p. 427). Le phénomène de réappropriation de la punition à des fins de valorisation de l’identité des élèves a bien été éclairé par le travail de Sylvie Ayral (2009) sur la fabrication de l’identité masculine. L’auteure montre ainsi comment les punitions dans les collèges se focalisent sur les garçons de façon très majoritaire et valorisent paradoxalement ces garçons punis. L’étiquetage produit plus particulièrement par les enseignantes va mettre favorablement en avant des attentes virilistes qui naturalisent les comportements déviants des garçons. Ainsi, selon Sylvie Ayral, « la sanction consacre ce qu’elle prétend combattre : une identité masculine caricaturale qui s’exprime par le défi, la transgression, les conduites sexistes, homophobes et violentes » (2011, p. 180). Là aussi, l’auteur produit un retournement des perspectives de sens commun en montrant comment les perspectives des enseignant·es vis-à-vis de leurs élèves, traduites en particulier dans le dispositif disciplinaire qu’ils mettent en place, vont construire des comportements déviants redoutés. La construction de la déviance se concrétise dans les opérations de traitement des incidents scolaires, dans ces « moments seconds » (Depoilly, 63 2013, p. 208), où les élèves reçus par les CPE 29 (Conseillers Principaux et Conseillères Principales d’Education) les chef·fes d’établissement vont, en fonction des interprétations différenciées des agents scolaires, être étiquetés ou non et que vont se constituer leurs casiers scolaires. Jean-Paul Payet analyse les conséquences de la stigmatisation des élèves racisés. Il pose l’hypothèse, en observant les similitudes dans les attitudes des adultes et des adolescent·es dans les établissements scolaires, que les comportements perçus comme insolents sont générés par la gestion que les élèves font du malaise induit par leurs interactions avec leurs enseignant·es : « les élèves adoptent des stratégies de communication dans l’espace scolaire qui répondent à une situation de stigmatisation ». (Payet, 1985, p. 54). La situation de « contact mixte » que décrit Erving Goffman à propos de la gestion du stigmate (1975) oblige les élèves stigmatisés à toute une série d’opérations de contrôle des informations, la « normification » qui provoque une communication perçue comme « insolente » par les adultes. Philippe Vienne (2008) évoque ainsi les trois formes de stigmatisation que l’on observe à l’école par rapport aux élèves : une stigmatisation ethnique, une stigmatisation par rapport au travail scolaire et une stigmatisation par rapport au comportement. Ces stigmatisations vont construire « l’identité réelle » des élèves qui seront jugés en fonction de ce prisme par les enseignant·es. A cette stigmatisation qui va construire la carrière des déviant·es, vient s’ajouter celle des établissements de relégation dans lesquels sont scolarisés ces élèves : « la dégradation de ces identités se fait graduellement, au fil de l’itinéraire moral des stigmatisations, mais également à la mesure de chaque carrière morale accumulée dans ces établissements cloisonnés » (Vienne, 2008, p. 186). Philippe Vienne considère la violence scolaire comme le résultat des processus d’adaptation secondaire (E. Goffman, 1968) mis en œuvre au quotidien au fil des conflits répétés avec les adultes. L’application des punitions se déroule dans une définition réciproque de la situation scolaire par les membres impliqués dans l’interaction. L’interprétation pratique des règles scolaires par les agents de l’institution est elle aussi déterminée par les perspectives particulières qu’ils développent par rapport à leurs élèves. Dans son ouvrage « Ethnométhodologie et éducation », Alain Coulon (1993, p. 222) s’intéresse à la manière dont sont appliquées les règles au collège. Il prend l’exemple d’un surveillant qui se demande comment se définit le retard. En fonction d’éléments qui le guident dans son interprétation, le surveillant va construire la règle à travers une interprétation permanente. Il « documente » la situation à partir de connaissances préalables qu’il possède sur la situation et sur les élèves, ce qui lui permet d’actualiser en pratique le règlement. Suivre la règle se réalise en pratique « en faisant sans cesse des opérations d’“étiquetage“, de classement social, qui vont distinguer les élèves récidivistes, les agités-par-ailleurs, des élèves discrets et polis qui courent et donnent une excuse à leur retard » (Coulon, 1993, p. 223). 29 Voir le tableau des sigles. 64 L’étude menée par Étienne Douat (2005) sur l’absentéisme scolaire confirme le paradigme dans lequel s’est engagé Agnès Van Zanten. Contrairement à une approche culturaliste, Étienne Douat considère que les élèves absentéistes entretiennent une relation ambivalente avec la scolarité, adoptant une attitude de retrait, mais continuant d’entretenir un lieu qui témoigne de leur attachement à l’école. L’absentéisme est un véritable processus d’affiliation à la culture déviante : « les élèves apprennent progressivement la pratique absentéiste au cours d’une “carrière“ » (Douat, 2005, p. 83). Au cours de cet apprentissage, les élèves peuvent « se familiariser avec la pratique et y “prendre goût“ » (Douat, 2005, p. 145). L’école en mettant à l’écart des élèves auxquels a été apposée « l’étiquette d’indésirable » (Douat, 2005, p. 101), accompagne la construction de ces parcours, par toute une série d’opérations. C’est le cas pour les conflits interpersonnels avec certains enseignant·es qui poussent les élèves à s’absenter de certains cours, l’application d’une surveillance plus souple à l’égard des élèves possédant un « casier » qui leur permet de s’absenter sans conséquence, l’usage d’exclusions qui constituent des premières expériences au cours desquels les élèves peuvent goûter à l’absentéisme. On le voit, ces travaux s’articulent avec la question de l’exclusion ponctuelle de cours : qu’ils étudient la suite logique de l’exclusion (Douat, 2005; Garnier, 2017; Millet & Thin, 2005) ou éclairent le contexte des établissements et des classes dans lesquelles se produisent ces exclusions (Moignard, 2008; Payet, 1997a; Van Zanten, 2012). L’ensemble des travaux menés sur la place de la déviance dans l’école française met clairement en avant le rôle de l’institution scolaire et de ses agents dans l’apprentissage de comportements déviants chez les élèves. A leur suite, il faut bien convenir qu’il ne s’agit pas uniquement de réactions circonscrites à l’école, mais que « ces perspectives, (…) participent aussi, plus profondément, à la construction identitaire des adolescents de banlieue au-delà même de l’espace scolaire » (Van Zanten, 2012, p. 267). Ces recherches qui adoptent le cadre théorique de la sociologie de la déviance pour traiter des désordres scolaires insistent évidemment sur l’usage des punitions dans les établissements scolaires et sur le rôle que joue le dispositif disciplinaire, entendu comme un vaste système d’étiquetage. Cette perspective, loin d’enfermer l’école dans une critique désespérante et de mettre ses agents en position d’accusés producteurs de la déviance, permet au contraire de redéfinir des marges de manœuvres et d’action en sortant du constat qui voudrait que « l’école ne peut pas tout » mais au contraire que l’institution peut agir sur cette production. Nous avons pu constater dans ce premier chapitre que la sociologie de la déviance offrait de nouvelles perspectives par rapport à la lecture des comportements des élèves dans les collèges. Nous allons maintenant envisager l’exclusion ponctuelle de cours et sa place dans la participation plus générale de la punition à la production de la déviance scolaire. 65 Chapitre 2 : la place de l’exclusion ponctuelle de cours dans le processus de stigmatisation sociale Nous avons pu voir, dans le premier chapitre, que la sociologie de la déviance nous amenait à considérer l’activité punitive comme un acte de désignation central dans le processus de stigmatisation qui produit la déviance. Nous allons à présent, dans ce deuxième chapitre, commencer à envisager la place qu’occupe l’exclusion ponctuelle de cours dans ce système punitif. Nous nous interrogerons tout d’abord sur le caractère ambigu des prescriptions et sur le discours stigmatisant de l’institution à propos de cette punition. Nous considèrerons ensuite comment les enseignant·es, entrepreneur·es de morale, revendiquent au contraire la pratique de l’exclusion ponctuelle de cours dans le cadre de leur liberté pédagogique. Nous montrerons alors la place qu’occupe cette pratique d’étiquetage dans l’organisation de la division morale et sociale du travail éducatif spécifique à l’enseignement secondaire français. Nous montrerons ainsi l’écart important qui persiste entre la réalité empirique de l’exercice punitif en France et la richesse des réflexions menées par Eirick Prairat lorsqu’il cherche à définir ce que devrait être une sanction réellement éducative. Nous verrons enfin comment la question de l’exclusion ponctuelle de cours, dans ce registre punitif a été traitée par les travaux récents de la recherche comme une question intrinsèquement liée aux problématiques de décrochage scolaire. 1. Une punition au cœur des enjeux de sélection du système éducatif français L’exclusion ponctuelle de cours occupe une place centrale dans la vie des établissements scolaires du secondaire comme en témoignent les vifs conflits suscités par son application. Nous allons voir comment la hiérarchie de l’éducation nationale peut stigmatiser l’application de cette pratique punitive à partir d’un cadre prescriptif flou, et comment cette stigmatisation engendre en réaction une revendication collective des enseignant·es engagé·es dans une « croisade morale » pour de plus amples marges de manœuvres et de liberté dans leur possibilité d’exclure des élèves de leur classe. a. L’application ambiguë d’une punition aux contours flous L’exclusion ponctuelle de cours est cette punition qui permet en France, à l’enseignant·e, dans le cas où un élève empêcherait par son comportement le bon déroulement de son cours, de le faire sortir de sa classe, pour qu’il soit pris en charge le reste de l’heure par le service de la vie scolaire de l’établissement. Il faut dès à présent la distinguer de l’exclusion temporaire de l’établissement, qui consiste à interdire à un élève l’accès à son établissement scolaire pour un ou plusieurs jours ou de l’exclusion définitive de l’établissement, sanction ultime prononcée par le conseil de discipline. L’exclusion ponctuelle de cours relève de la liberté pédagogique des enseignant·es, principe fondamental du système d’éducation français : les enseignant·es sont seuls maîtres à bord lorsqu’il s’agit de ce qui se passe dans leur classe. Le code de l’éducation (Code de l’éducation, 2017) définit ainsi cette notion de liberté 66 pédagogique : « les enseignant·es sont responsables de l’ensemble des activités scolaires des élèves » (article L912-1). Cette liberté pédagogique concerne aussi bien les dimensions pédagogiques et didactiques que la gestion de la discipline et du respect des normes scolaires : « de façon générale, le respect des règles applicables dans la classe est de la responsabilité de l'enseignant ». Dans ce sens, la liberté pédagogique engage aussi l’enseignant·e, puisqu’il ou elle se doit de « maintenir un climat serein par toutes mesures éducatives appropriées » (Ministère de l'Éducation Nationale [MEN], 2014). « A ce titre, une décision d’exclusion de cours peut être prise, en fonction de l’intérêt général et pour assurer la continuité des activités de la classe » précise le site de l’Éducation Nationale « Eduscol »30. L’exclusion ponctuelle de cours relève du régime des punitions scolaires. Dans les textes règlementaires, à partir de la circulaire n°2000-105 du 11 juillet 2000, une distinction est faite entre les sanctions et les punitions : « par commodité de langage, les punitions scolaires sont distinguées des sanctions disciplinaires » (MEN, 2000). Les sanctions sont de la responsabilité du chef d’établissement qui est le seul habilité à les prononcer avec le conseil de discipline, les punitions « sont décidées en réponse immédiate par des personnels de l’établissement » (MEN, 2000). Les punitions scolaires peuvent donc être prononcées par l’ensemble des personnels pédagogiques et éducatifs des établissements scolaires, des enseignant·es aux chef·fes d’établissement, aux CPE en passant par les AED (assistant·es d’éducation). Ces punitions scolaires « concernent essentiellement certains manquements mineurs aux obligations des élèves, et les perturbations de la classe » (MEN, 2000). Elles « constituent de simples mesures d’ordre intérieur » (MEN, 2014). Les punitions scolaires applicables dans un collège ou dans un lycée doivent être inscrites dans le règlement intérieur de l’établissement. Une liste indicative est proposée par les textes règlementaires, dans laquelle est mentionnée l’exclusion ponctuelle du cours. L’usage de l’exclusion semble être une pratique ancienne et, à ce titre, fortement ancrée dans la tradition punitive de l’enseignement français. Dans les établissements du secondaire au XIXe siècle, le « renvoi de la classe » participe des mesures de « bannissement de la collectivité ». C’est une punition associée aux arrêts et à la prison dans le règlement des lycées du 19 septembre 1809 (Savoie, 2000). A la fin du XIXe siècle, deux textes importants, toujours d’actualité, publiés en 1884 et en 1890 définissent précisément l’exclusion de cours : « l’exclusion de cours ne peut ainsi être motivée qu’en cas de mise en danger d’autrui ou de l’élève mis en cause lui-même» (Savoie, 2000). La volonté affichée par ce texte de contraindre les enseignant·es, montre que dès la fin du XIXe siècle, le renvoi de la classe était une punition dont on cherchait à limiter l’usage. Ces deux textes sont toujours en vigueur, même s’ils tombent dans une certaine forme d’obsolescence juridique comme le précise Pierre Merle (2001) : « l’arrêté et la circulaire de 1890 sont devenus anachroniques et il faut leur appliquer la position de principe des juristes : “la désuétude tue les lois, mais il est préférable de ne pas le dire“. » . Cependant, cette phrase qui met en avant la notion de « mise en danger d’autrui ou de l’élève mis en cause lui-même » est importante : elle est reprise par de 30 https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Sanctions_disciplinaires/84/6/03-l-exclusion_197846.pdf 67 nombreux règlements intérieurs d’établissements scolaires, par des documents internes et par les personnels eux-mêmes. Le cadre prescriptif est devenu plus souple et plus flou en même temps, les trois circulaires importantes réformant l’application des punitions reprennent les éléments suivants : le caractère nécessairement grave de l’incident visé par l’exclusion, le caractère exceptionnel de la mesure et la nécessaire prise en charge dans le cadre d’un protocole clairement établi : Si, dans des cas très exceptionnels, l'enseignant décide d'exclure un élève de cours, cette punition s'accompagne nécessairement d'une prise en charge de l'élève dans le cadre d'un dispositif prévu à cet effet et connu de tous les enseignants et personnels d'éducation. L'enseignant demandera notamment à l'élève de lui remettre un travail en lien avec la matière enseignée. MEN, 2014) Ce préambule juridique met en avant des dimensions qui seront centrales dans le cadre de notre étude. D’abord, l’exclusion ponctuelle de cours s’inscrit dans un cadre prescriptif flou et soumis à interprétation puisque les textes ne se contentent d’évoquer que le caractère nécessairement « exceptionnel » des cas concernés par la mesure. Or, l’appréciation de ce qui est considéré comme exceptionnel est tout à fait subjective. Le cadre juridique précis est peu connu des acteurs des établissements scolaires. Certains textes très anciens continuent, malgré l’absence de valeur juridique réelle, à influencer de manière forte les représentations des différents acteurs des établissements. D’un côté l’idée de manquements graves, de danger et de caractère exceptionnel, de l’autre celle de liberté qui laisse aux enseignant·es le soin de mener leur classe comme ils l’entendent. L’exclusion ponctuelle de cours est une mesure d’ordre intérieur, de ce fait, elle s’inscrit dans le cadre d’une politique éducative propre à chaque établissement. Double autonomie donc, celle de l’enseignant·e qui, dans sa classe, peut procéder en fonction de son appréciation personnelle à l’exclusion de l’élève, celle de l’établissement qui doit gérer cette punition en interne, dans le cadre de sa politique éducative. De ce fait, l’application de cette punition constitue dans les établissements scolaires une « zone d’incertitude » (Crozier & Friedberg, 1977), autour de laquelle vont se jouer des conflits entre les groupes sociaux, cherchant à imposer leur interprétation des situations éducatives dans une perspective de prise de pouvoir. La limite juridique à cette punition est celle qui distingue le régime des punitions de celui des sanctions. En devenant systématiques, les exclusions ponctuelles de cours pourraient devenir de fait des exclusions temporaires de l’élève et ainsi se transformer insidieusement en sanction, dont la responsabilité incomberait alors au chef d’établissement ou au conseil de discipline. Ainsi, sur le site de l’Éducation Nationale « Eduscol »31, il est précisé : « l’exclusion d’un ou plusieurs cours d’un élève prise, à titre de punition, par les personnels enseignants ou de direction, trop systématiquement répétée ou pour plusieurs jours consécutifs, s'apparenterait à une sanction, et ne relèverait plus des mesures d'ordre intérieur. » C’est cette réserve qui entoure l’exclusion ponctuelle de cours d’une défiance importante de la part de la hiérarchie de l’Éducation 31 https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Sanctions_disciplinaires/84/6/03-l-exclusion_197846.pdf 68 Nationale. L’exclusion ponctuelle de cours étant une mesure d’ordre intérieur, elle ne fait l’objet d’aucune évaluation externe aux établissements. L’existence d’un recours massif ou systématique est renvoyée à des intuitions, des témoignages, de supposées « études empiriques ». Contrairement aux exclusions définitives des établissements, qui font l’objet d’une comptabilisation par les établissements transmise régulièrement aux autorités académiques, ou aux exclusions temporaires qui doivent apparaitre dans les registres des sanctions de chaque établissement, l’évaluation de l’exclusion ponctuelle de cours est opaque. « Des situations aberrantes » selon les corps d’inspection (Bargas, 2014 p. 46) sont révélées ponctuellement lorsque des établissements font l’objet d’audits, dans le cas de dysfonctionnements graves. Le voile se lève alors sur les pratiques d’ordre intérieur et l’ampleur du phénomène pousse à certains inspecteurs à affirmer le caractère scandaleux de la pratique, dissimulée et dont la mise à jour aux yeux du grand public devrait provoquer « un tollé national » (Bargas, 2014 p. 47). Le caractère préoccupant de la multiplication est relevé à plusieurs reprises dans des rapports officiels de l’Inspection Générale de l’Education Nationale (IGEN) : « l’augmentation des exclusions de cours prend une dimension préoccupante selon les observations en établissements scolaires. » (Armand, Bisson-Vaivre, & Lhermet, 2013, p. 13), sans pour autant que l’on ne sache sur quel type d’observation repose ces présupposés. b. L’hypocrisie d’une pratique stigmatisante stigmatisée sans succès par la hiérarchie Le flou entretenu par le cadre prescriptif induirait ainsi des pratiques très diverses, des décisions d’exclusion prises pour « des motifs incongrus qui relèvent de l’arbitraire » (Bargas, 2014 p.46). On sent poindre dans les réflexions menées par les cadres de l’Education Nationale des reproches adressés au professionnalisme des enseignant·es qui excluent des élèves : « le fait de ne pas avoir “ses affaires“ en cours justifie-t-il à lui seul une exclusion de cours ? » (Armand et al., 2013 p. 20) se demandent par exemple les auteurs du rapport « Agir contre le décrochage scolaire ». Le discours institutionnel devient alors accusateur pour des enseignant·es renvoyé·es à leur responsabilité professionnelle lorsqu’il affirme que « l’usage abusif de l’exclusion est un manquement à une obligation légale. » (Armand et al., 2013 p. 54) et considère que « Les pratiques éducatives divergentes au sein d’un même établissement, s’agissant par exemple des exclusions de cours, ne sont plus tolérables » (Armand et al., 2013, p.60). On peut noter à ce propos que la jurisprudence a bien décrété la responsabilité d’enseignant·es face à leur pratique abusive de l’exclusion de cours. Dans des cas où l’exclusion devient systématique, elle est assimilable à une exclusion de l’établissement : les enseignant·es ont ainsi été condamnés pour avoir outrepassé leurs droits en s’arrogeant celui de prononcer une sanction de fait à l’égard d’un élève. L’exclusion ponctuelle de cours occupe ainsi une place ambiguë : « tant qu’elle conserve un caractère isolé, la décision s’analyse en une mesure d’ordre intérieur » (Buttner & Maurin, 2007 p. 178), et de ce fait, elle reste à la seule appréciation de l’enseignant·e, mais la répétition de la mesure, une généralisation qui la rendrait systématique, porterait préjudice à l’élève et de ce fait rendrait « recevable le 69 recours au juge administratif susceptible de requalifier la punition en véritable décision faisant grief » (Buttner & Maurin, 2007 p.178). L’exclusion ponctuelle de cours est associée dans ce discours institutionnel au décrochage scolaire : elle amènerait les élèves à entrer dans un processus de désaffiliation : les « exclusions pratiquées par les établissements, (…) peuvent être de premières expériences de sortie du système scolaire » (Mons, 2016 p. 57). La massification de la pratique, dans des établissements défavorisés socialement, réduirait les temps d’apprentissage et constituerait une « incitation à l’absence » (Armand et al., 2013). Enfin, cette pratique concentrée dans des établissement défavorisés socialement participerait à diminuer le temps de cours offert aux élèves de l’éducation prioritaire et ainsi à accentuer la reproduction des inégalités scolaires (Mons, 2016, p.25). Le rapport du CNESCO (Centre National d’Étude des Systèmes Scolaires) de 2016 « Comment l’école amplifie-t-elle les inégalités sociales et migratoires » (Mons, 2016), affirme ainsi clairement le rôle joué par l’exclusion ponctuelle de cours dans l’accentuation des processus ségrégatifs au sein du système scolaire français. Cette punition oscille donc entre une mesure banale, que l’on pourrait assimiler aux autres punitions utilisées dans les établissements scolaires de l’enseignement secondaire comme par exemple la mise en retenue et des pratiques plus contestables, contraires à la bonne application du droit de la vie scolaire. Face à une pratique quotidienne qu’elle considère comme participant à la reproduction des inégalités dans les collèges qui scolarisent les élèves les plus pauvres, l’institution responsabilise les enseignant·es pour leurs pratiques, ce qui, dans une logique libérale, culpabilise l’individu plutôt que de s’interroger sur les conditions sociales de production de cette pratique punitive. c. L’exclusion de cours, une arme revendiquée par les enseignant·es pour imposer leur définition des situations éducatives En réponse à cette forte stigmatisation des pratiques de l’exclusion ponctuelle de cours par la hiérarchie de l’éducation nationale, les enseignant·es se mobilisent pour revendiquer la liberté d’exclure comme constitutive de leur liberté pédagogique. Ce mouvement se situe autour de la multiplication, sous le mot dièse « pas de vague » sur les réseaux sociaux, des témoignages sur la difficulté d’exercer le métier d’enseignant·e, en particulier dans les contextes éducatifs de très grande pauvreté, sur la multiplication insoutenable des actes d’indiscipline et de violence à l’école et sur le refus de la hiérarchie de l’Éducation Nationale de prendre en compte cette réalité du terrain. On retrouve ces positions par exemple dans les fils de discussions qui traitent de l’exclusion ponctuelle de cours sur le forum Neoprof.org, site qui se présente comme « le 1er réseau social enseignant ». Les lignes suivantes prendront 70 comme exemple les extraits de fil de discussion recueillis en décembre 2016 32 , novembre 201733 et juin 201934. Ces fils de discussion sont présentés dans l’annexe n°9. Ces fils de discussion fustigent pêle-mêle, à propos des exclusions de cours, le laxisme des équipes de direction et des CPE (« cette réaction pourrie de la direction » fil 11/12-2, « le CPE refuse de faire son boulot » 11-17-2 « la direction a l'air drôlement molle et laxiste, ça me rappelle de mauvais souvenirs... » fil 11/12-2, « ils sont en effet très laxistes » fil 11/12-2, « ce document calmera certains chefs qui veulent une mer d'huile » fil 12/2016 ) et plus généralement l’abandon des enseignant·es par l’institution (« rire d'enseignants qui se sentent lâchés par l'institution » 11-17-1), la démission parentale, la multiplication d’élèves ingérables, la fausse bienveillance (« on pardonne tout à nos petits anges... » fil 11/12-2 « bienveillance unilatérale » « J'en ai ras-le-bol de la bienveillance » fil 11/17-2 « bienveillance etc... qu'ils confondent avec jemenfoutisme » fil 11/17-2). Ils et elles identifient clairement le problème de l’indiscipline comme un problème importé du quartier « une formatrice avait dit un jour que les exclure c'était leur ouvrir la rue et ses dangers, un collègue avait très justement répondu que ça faisait longtemps que les dangers de la rue ils étaient en plein dedans et les amenaient au collège » fil 11/12-2. Face à ces difficultés, le choix d’exclure devrait rester de la responsabilité des enseignant·es « mais tu restes maître dans ta classe » (…) « Le comportement de l'AED et surtout celui du CPE ne sont pas acceptables, c'est à toi de voir si tu gardes l'élève ou pas » fil 12/2016 et qu’aucune autorité ne devrait pouvoir remettre en cause, l’inconcevable étant que l’élève exclu soit ramené en classe par un·e CPE ou un·e chef·fe d’établissement : « on m’a un jour ramené un élève que j’avais exclu : je suis rentré chez moi ! » fil 11/17-1 « dans ce cas j'aurais rangé mes affaires et dit que la CPE n'avait qu'à venir faire cours à ma place pendant que je rédigeais ce rapport » fil 12/2016. « Une telle mise en cause de tes compétences devant autrui est inadmissible, de même que la désinvolture dont sa chef de service a fait preuve. » fil 12/2016. Face à ces élèves perturbateurs, à la démission et au laxisme des responsables, la solution préconisée est d’exclure les élèves en question systématiquement : « tu peux toujours l'exclure de cours à chaque séance » 11/17-2 « il y a aussi la "solution" de l'exclure à la première peccadille » 11/17-2. Dans ces fils de discussion, l’exclusion ponctuelle de cours est revendiquée, non pas comme une punition, mais comme une mesure de préservation du groupe classe et de l’enseignant·e lui-même. Contre cette demande, restreindre les marges de manœuvre de l’exclusion comme le fond les directions des établissements, c’est chercher à étouffer le problème, éviter de lui donner de la visibilité en contraignant les enseignant·es à garder les perturbations dans la classe. Face à l’ampleur du phénomène #pasdevague (150 555 tweets échangés dans le mois qui suit l’apparition du mot dièse), une commission d’information sénatoriale s’est tenue le 18 décembre 2018, pour auditionner des syndicats de chef·fes d’établissement, un universitaire 32 http://www.neoprofs.org/t107544-exclusion-de-cours-rapport-immediat-obligatoire#3914116 http://www.neoprofs.org/t114559-que-faire-quand-des-eleves-refusent-l-exclusion-de-cours#4256627 34 https://www.neoprofs.org/t123978-demander-l-exclusion-permanente-du-cours-de-certainseleves#4705339 33 71 (Benjamin Moignard) et des enseignant·es du secondaire (Morin-Desailly, 2018). Les témoignages y mobilisent les mêmes thématiques que les fils de discussion évoqués sur Neoprof et résument bien les échanges recueillis sur tweeter sous le mot dièse « pas de vague ». Le laxisme des chefs d’établissements, sous couvert d’une fausse bienveillance est à nouveau évoqué : « son remplaçant est dans une bienveillance extrême et le misérabilisme, trouvant sans cesse des excuses aux élèves. Mais à ce stade, c’est de la maltraitance envers les professeurs, laissés dans leur détresse et leur désarroi ». (Morin-Desailly, 2018, p. 45). La question de la bienveillance est ici associée explicitement à une « culture de l’excuse » (Lahire, 2016) qui sous prétexte de compréhension des contextes sociaux dans lesquels vivraient les élèves, en viendrait à expliquer et à accepter tous les actes d’indiscipline. Les déclarations de la commission sénatoriale citent aussi la responsabilité des parents démissionnaires comme cause de leurs difficultés : « certains parents ne peuvent plus suivre leurs enfants. » (MorinDesailly, 2018, p. 19) « Vous avez évoqué la violence de parents vis-à-vis de professeurs. Les enfants ont sous les yeux ces mauvais exemples et l’absence de respect. » (Morin-Desailly, 2018, p. 20). L’exclusion ponctuelle de cours est évoquée régulièrement dans le rapport, par des enseignant·es qui témoignent des contraintes mises en œuvre par les chefs d’établissement et les CPE, lorsqu’ils ou elles demandent de ne prononcer d’exclusion qu’en cas de « danger pour lui-même ou pour autrui ». L’indulgence néfaste de la hiérarchie des établissements scolaire est évoquée régulièrement dans ces injonctions à ne pas exclure. Pourquoi la gestion est-elle aussi laxiste ? Les CPE et les chefs d’établissement s’appuient sur un texte officiel, stipulant qu’on ne peut pas exclure un élève de cours sauf en cas de “danger pour lui-même ou pour autrui“. S’il hurle ou vous insulte, on vous répond “pédagogie“. Comment un professeur peut-il avoir de l’autorité lorsqu’après une exclusion du cours, le CPE ramène, pendant la même heure, l’élève dans sa classe ? Selon les inspecteurs, il n’y a pas de mauvais élèves, seulement de mauvais professeurs... Admettons que cela soit le cas, on ne peut pas recruter 800 000 génies de la pédagogie dans des conditions pareilles ; l’administration doit soutenir ses professeurs. (Morin-Desailly, 2018, p. 38) Face à des comportements inhumains (« s’il hurle ou vous insulte ») la seule réponse de l’institution serait l’invocation de solutions « pédagogiques ». Les enseignant·es qui témoignent ainsi mettent en avant une véritable incompréhension de la part de leurs chef·fes d’établissement et des CPE. Ces injonctions stigmatisantes à ne pas exclure d’élève, relèvent d’un processus de culpabilisation, puisqu’en répondant « pédagogie » lorsque l’on demande une exclusion, c’est la compétence professionnelle individuelle qui est remise en cause (« selon les inspecteurs, il n’y a pas de mauvais élèves, seulement de mauvais professeurs »). Encore une fois, les enseignant·es qui témoignent ici en appellent au soutien de la hiérarchie et donc demandent à ce qu’on leur laisse toute la souplesse nécessaire dans l’application des mesures d’exclusion. 72 Lorsque j’ai vingt-quatre élèves, dans certaines classes, je suis en mode « commando », avec des fiches d’exclusion toutes prêtes ; je n’accepte pas un élève exclu, sinon ce ne serait pas tenable. La réponse à ces violences intra-scolaires est inadéquate. C’est de la violence institutionnelle ! Mes collègues n’ont pas été étonnés que certains élèves soient mis à genoux et tenus en joue par la police. Nous attendons que les élèves soient sanctionnés. Comment en est-on arrivé là ? (Morin-Desailly, 2018, p. 45) La rhétorique « guerrière » est mobilisée (« en mode commando »), l’exclusion de cours étant alors évoquée comme une pratique de masse qui devient systématique pour répondre au coup par coup aux comportements des élèves. Le manque de considération de l’institution qui contraint les enseignant·es à ne pas exclure d’élèves est considéré comme une « violence institutionnelle ». Ces témoignages, outre la violence et le mal-être professionnel qu’ils mobilisent mettent bien en avant l’état de défiance réciproque entre les différents groupes sociaux de l’éducation nationale, autour de la pratique de l’exclusion de cours et de l’exclusion temporaire de l’établissement. D’un côté la hiérarchie de l’éducation nationale qui refuse d’être taxée de laxiste et considère que « toute exclusion définitive d’un établissement est un constat d’échec. Cela signifie que l’école n’a pas réussi à travailler avec l’élève et sa famille. » (Morin-Desailly, 2018, p. 18) d’un autre côté une demande de confiance et de soutien lorsqu’il s’agit de prendre la décision d’exclure un élève (« l’administration doit soutenir ses professeurs ») et un renforcement des mesures disciplinaires (« nous attendons que les élèves soient sanctionnés »). En réponse à cette mobilisation sur les réseaux sociaux, un nouveau plan de lutte contre les violences scolaires a été mis en place par le Ministère de l’Education Nationale le 3 septembre 2019 (Circulaire n° 2019-122 du 3-9-2019 Prévention et prise en charge des violences en milieu scolaire) qui durcit encore le cadre disciplinaire, facilitant la convocation des conseils de discipline et permettant par exemple le placement sans accord de la famille des élèves exclus en atelier relais. Cette réponse s’inscrit dans un contexte de renforcement « des dispositions préexistantes liées au contrôle des flux et des espaces scolaires » (Lorcerie & Moignard, 2017, p. 439), dans une logique de sanctuarisation des établissements, avec sur l’ensemble du territoire un grand plan d’investissement dans des dispositifs de vidéo surveillance (Le Goff, 2010) (appelé dispositifs de vidéo protection) et des portiques de sécurité protégeant les établissements scolaires de leur environnement direct et une tendance à la pénalisation des conduites en milieu scolaire (Esterle-Hedibel, 2006, p. 61). Comme nous l’avons évoqué dans le chapitre précédent, les enseignant·es organisé·es en groupe de pression se sont clairement constitué·es, à travers la campagne d’opinion portée dans le cadre d mot-dièse « #pasdevagues » comme des « entrepreneur·es de morale », « créateurs et créatrices de norme », menant une croisade morale pour l’institution de normes plus strictes dans le traitement de la déviance scolaire. Dans le contexte des établissements de la très grande pauvreté, cette demande de pouvoir exercer un pouvoir punitif accru, témoigne aussi de la violence symbolique dont sont victimes les personnels. 73 On le voit, le malaise au cœur du système éducatif autour de la question de l’application des punitions n’a pas été résolu depuis la réforme du régime disciplinaire instauré avec les textes de juillet 2000. Il convient de rappeler que cette réforme venait actualiser un régime disciplinaire datant de la fin du XIXe devenu obsolète et qu’elle introduisait les grands principes du droit dans l’école. Les rédacteurs de ces textes postulaient que l’introduction des principes du droit dans le domaine scolaire permettrait de « rationaliser l’exercice de la sanction en clarifiant les principes de sa décision et les modalités de son exécution suivant un modèle fortement inspiré du droit pénal » (Prairat, 2009, p. 107), et d’ainsi ne plus considérer la sanction comme un mal nécessaire mais comme un véritable levier éducatif. Au contraire, les réactions à cette révolution du fonctionnement des établissements ont été négatives, les enseignant·es en particulier y voyant une remise en cause de leur autorité. Les détracteurs de la réforme ont vu dans ce nouveau texte une atteinte à l’autorité déjà vacillante des personnels éducatifs, une sorte d’enterrement de première classe de l’autorité des adultes au sein des établissements scolaires. Ces personnels auraient préféré qu’on leur témoigne plus de confiance, qu’on leur délègue à titre personnel un supplément de pouvoir et non qu’on introduise un ensemble de mesures procéduralisées dans le jeu disciplinaire de l’école. (Prairat, 2009, p. 111). Vingt années plus tard, la critique adressée à l’exercice du droit scolaire n’a pas bougé d’un iota : les critiques adressées à l’institution scolaire que nous avons pu identifier autour du #PasDeVague restent celles décrites par Eirick Prairat. Les enseignant·es, forcés d’exercer dans des établissements de plus en plus victimes de « l’apartheid scolaire », se sentent abandonnés dans des contextes scolaires disqualifiés, dépossédés de leur pouvoir disciplinaire et par làmême de leur autorité. Les contraintes légales qui viendraient limiter leurs marges de manœuvre dans la classe sont vécues comme un manque de confiance et une remise en cause de leur professionnalisme. Ces revendications s’inscrivent dans le processus de violence symbolique imposée aux élèves des collèges de la grande pauvreté par l’institution, dont les enseignant·es sont à la fois les agents inconscients et les victimes objectives. La stigmatisation individuelle produite par l’institution ne fait alors qu’accentuer cette violence symbolique. Nous avons ainsi pu voir dans quel contexte les conflits autour de l’exclusion ponctuelle de cours se développent. Ils placent dos-à-dos les cadres de l’éducation nationale et les personnels enseignants, les premiers fustigeant une mesure opaque qui participerait au décrochage scolaire et en appelant à la responsabilité professionnelle des enseignant·es, les second·es revendiquant leur liberté d’agir, dans des classes où le climat dégradé met à mal l’accomplissement de leurs missions. Nous allons maintenant voir que cette tension autour de l’exclusion ponctuelle de cours se situe dans un contexte de division du travail éducatif propre au système éducatif français, marqué historiquement, culturellement et philosophiquement. 74 2. L’exclusion ponctuelle de cours : l’exercice du « sale boulot » Les exclusions ponctuelles de cours nécessitent la mise en œuvre d’une série d’opérations successives par de multiples personnels dans les établissements scolaires de l’enseignement secondaire français : l’analyse de l’intervention des différents agents sociaux dans le processus de mise en œuvre de la déviance scolaire est ainsi nécessaire. Il s’agit d’identifier la succession des différentes actions d’étiquetage résultant des interprétations successives de chacun des personnels impliqués. La circulaire du 27-5-2014, « Application de la règle, mesures de prévention et sanctions » (MEN, 2014) demande à ce que cette pratique mobilise un protocole bien établi et connu de tous les membres de la communauté éducative. Ce dispositif s’inscrit ainsi au cœur de la division morale et sociale du travail éducatif telle qu’elle se décline dans le système éducatif français (Masson, 2000). Le concept du « sale boulot », développé par le sociologue Everett Hughes (1996), peut ainsi s’appliquer aussi bien à l’exercice du métier dans des établissements disqualifiés qu’à la répartition des tâches éducatives dans ces établissements. a. Le « sale boulot » dans les collèges de la très grande pauvreté Cette division du travail, qui permet de déléguer la gestion des difficultés éducative vers un service annexe, témoigne de la pratique du « sale boulot » décrite par Everett C. Hughes (1996). Chaque professionnel identifie une part de son activité professionnelle qu’il se représente comme valorisante, qui regroupe des activités nobles qu’il souhaite mettre en avant, pour lui et pour les autres. Cette représentation nous éclaire sur les valeurs guidant son action : « elle peut aider à documenter la dimension la plus intime du travail en incitant à porter le regard sur ce qui vaut pour le travailleur dans son activité la plus concrète, telle qu'il l'accomplit ou souhaiterait l'accomplir » (Bidet & Vatin, 2016, p. 21). Elle repose sur des jugements de valeur, des débats de normes déterminés par l’expérience sociale spécifique de chacun·e. Tout corps de métier possède une part centrale traditionnellement mise en avant, valorisée, la part noble de son identité professionnelle. Pour les enseignant·es, cette distinction passe traditionnellement et encore majoritairement, par la mise en avant de l’érudition, la défense du modèle du magistère (Hirschhorn, 1993). Le professionnel est cependant dans l’obligation de prendre en charge d’autres activités, beaucoup moins valorisantes, qui constituent la part inavouable de son métier, « le sale boulot ». Hughes affirme ainsi : Tous les métiers comportent du sale boulot. Il est difficile d’imaginer un métier dont les membres ne sont pas, de manière récurrente, pratiquement obligés d’apparaître dans un rôle dont ils pensent qu’ils devraient avoir un peu honte. Dans la mesure où un métier implique une conception du moi, une notion de dignité personnelle, ses membres devront probablement, à certains moments, faire quelque chose qu’ils considèrent comme infra dignitate » (Hughes, 1996, p. 81). 75 Le sale boulot, c’est ce qui est physiquement dégoutant : le rapport à la saleté, aux fluides corporels, aux déchets, aux mauvaises odeurs, mais aussi ce qui est moralement dégradant. Une première manière courante de faire avec ce sale boulot est de le dissimuler, de se débrouiller pour que cette part indigne soit effectuée dans l’ombre, à l’abri des regards. Une autre solution consiste à déléguer ces activités à d’autres professionnel·les occupant un rang subalterne dans le schéma hiérarchique de l’institution. Ainsi, l’activité des professions inférieures peut se définir, dans la division sociale et morale du travail, par le « sale boulot » qu’elles prennent en charge à la place des professions qui leur sont supérieures. Le partage de ce « sale boulot » peut induire une relation ambiguë : celui qui prend en charge la part indigne que son supérieur rejette, va parfois en tirer une forme de pouvoir dans la mesure où cette délégation lui révèle la part taboue de l’activité de son supérieur. Hughes montre ainsi comment, en s’occupant des poubelles des habitants d’une copropriété, les concierges lèvent le voile sur l’intimité la plus secrète de ceux qu’ils doivent servir (Hughes, 1996, p. 81‑82). Ce pouvoir donné à ceux qui occupent les positions plus basses dans la hiérarchie constitue alors une forme de revanche des plus faibles (Payet, 1997b, p. 22), le moyen de retourner la logique de la division du travail qu’ils subissent. Cependant, dans certaines professions, le rapport au tabou ne peut être délégué : il faut bien par exemple que le chirurgien, malgré la valorisation sociale de son statut professionnel, plonge les mains dans le corps ouvert de ses patients. Pour certaines professions, la prise en charge du « sale boulot » peut alors être survalorisée, devenir une fonction sociale sacrée. b. Enseigner aux plus pauvres Dans le domaine de l’éducation, cette division sociale et morale du travail éducatif est à entendre de deux manières. Elle concerne d’abord le type d’établissement dans lesquels exercent les professionnels. Les débutant·es, affecté·es selon la logique propre à la gestion des ressources humaines de l’Education Nationale, dans les établissements les plus frappés par la ségrégation scolaire, peuvent ainsi avoir le sentiment que la société leur délègue le « sale boulot » en leur demandant de s’occuper des élèves pauvres qui ne leur permettront pas de valoriser leurs savoirs universitaires et qui contrarient leurs représentations morales et physiques de l’élève idéal. Dans la logique évoquée par Hughes à propos des concierges, il s’agit de prendre en charge les rebuts de la société. Le discours des enseignant·es issu·es des classes moyennes sur ces élèves de milieu populaire révèle le dégoût moral et physique qu’implique cette prise en charge du « sale boulot » : Ce sont les enfants des classes populaires (slum child) qui offensent le plus profondément la sensibilité morale des enseignantes ; (…) ils arrivent à donner aux enseignantes le sentiment d’être immoraux et peu respectables. En termes de condition et d’apparence physique, ils dépriment et dégoutent les enseignantes des classes moyennes » ces représentations concernent « la santé et la propreté, la 76 violence et le sexe, la motivation et le travail, les relations entre pairs » (Becker, 1952, p. 461-462)35. L’affectation dans les collèges de la très grande pauvreté confronte sans ménagement les personnels à la violence symbolique imposée par l’institution qui les oblige à se charger de ce « sale boulot ». Anne Barrère parle à ce titre de « choc d’entrée dans le métier » : « venu avec le désir de transmettre, d’émanciper, de contribuer à la société future, le jeune enseignant·e se retrouve parfois face à la nécessité de punir, de “faire le flic“ ou de se protéger des élèves » (Barrère, 2017, p. 98). Cette hiérarchisation territoriale de la valorisation de l’activité enseignante apparait dans les stratégies de mobilité mises en œuvre par les enseignant·es à l’occasion des phases de mutation administratives, « la plupart d'entre eux cherche à quitter, dès qu'ils le peuvent, les quartiers populaires où ils ont été affectés en début de carrière ». (Monin & Cogérino, 2002, p. 107). Mais cette division morale et sociale du travail éducatif dans les collèges français correspond aussi à une répartition structurelle et hiérarchique des tâches éducatives. c. Déléguer la prise en charge de la déviance scolaire Tardif et Levasseur montrent comment, dans les systèmes éducatifs massifiés, l’adoption d’un modèle inclusif, prescrivant la scolarisation de tous les élèves quels que soient leurs besoins éducatifs particuliers dans le tronc commun, a provoqué le développement de postes de « techniciens » chargés de prendre en charge les élèves les plus éloignés des codes de la scolarité (Tardif & Levasseur, 2010). En effet, si les structures éducatives ont, partout dans le monde, considérablement évolué, l’organisation pédagogique, fondée sur la persistance de la forme de scolaire traditionnelle (Vincent, 1994) tournée autour de la classe, reste stable. L’augmentation de la part des personnels non-enseignants, à partir des années cinquante va induire une reconfiguration du travail éducatif et une réorganisation relative des personnels qui sont en charge des élèves (Tardif & Levasseur, 2010, p. 20). Ce phénomène se décline dans le cadre particulier du système éducatif français, avec l’existence historique d’une division très formelle entre les missions éducatives et pédagogiques (Barthélémy, 2005) dans les établissements scolaires du secondaire. Il s’observe plus précisément dans la part relative de plus en plus importante occupée par les personnels non enseignants dans les établissements scolaires, ce qui marque un déplacement notable du centre de gravité du travail éducatif : Tardif et Levasseur évaluent par exemple en France cette part à un tiers des personnels (2010, p. 46). L’enseignement secondaire français s’est structuré administrativement et philosophiquement à partir de l’organisation mise en œuvre dans le lycée napoléonien au XIXe siècle : le statut des surveillants généraux, responsables de l’organisation administrative et disciplinaire dans les lycées (Condette, 2014), évolue au début des années 1970 vers celui de CPE (Tschirhart, 2013), personnel responsable de l’organisation de la « vie scolaire », service 35 Traduit de l’anglais par nos soins. 77 annexe des établissements, chargé de prendre en charge les élèves dans toutes les occurrences qui concernent ce qui ne se passe pas dans la salle de classe. L’existence originale de ce service perpétue dans les établissements du secondaire français, « la césure entre un pôle pédagogique qui souhaiterait privilégier l’acquisition des savoirs, et un pôle éducatif qui viendrait en support de l’enseignement » (Condette, 2013, p. 111). La division du travail éducatif en France est ainsi symptomatique d’un déséquilibre entre les missions pédagogiques d’une part, fortement valorisées et les missions éducatives accessoires et utilitaristes. Dans les faits, « l’école méprise toujours quelque peu l’éducation » qui reste confinée « à l’accessoire, à la périphérie, en lui confiant des missions “correctrices ou subalternes“, d’ordre domestique, du type de la propreté, de la politesse et, à la limite, du “civisme“, ou des loisirs. » (Ardoino & Berger, 2010, p. 123). Ce dédain pour la dimension éducative d’une école toujours fortement mobilisée autour de la transmission de savoirs abstraits, dans une perspective pédagogique formelle (Durkheim, 1938, éd. 2014), l’amène à négliger les savoirs de l’expérience qui pourraient être déclinés par une pédagogie réaliste : « ce sont en même temps des sources de savoirs, de connaissances et d’expériences qui se trouvent de la sorte ignorées, refoulées ou simplement minimisées. (Ardoino & Berger, 2010, p. 123). Le service de « vie scolaire », regroupe des assistant·es d’éducation (AED), personnels précaires, souvent jeunes, non titulaires, aux parcours disparates mais sans formation ni certification nationale correspondant à l’exercice de leur fonction (Caristan, 2017). Il occupe une place centrale dans la mise en œuvre de l’exclusion ponctuelle de cours puisque les dispositifs évoqués par les textes règlementaires le désignent comme le lieu d’accueil et de prise en charge des exclus. L’exclusion ponctuelle de cours est donc une punition qui permet aux enseignant·es de faire sortir un ou plusieurs élèves de leurs classes, ces élèves devant alors passer le reste de l’heure de cours pris en charge par les CPE et les AED, dans des espaces prévus à cet effet. Les enseignant·es peuvent se débarrasser de certains élèves, imposer certaines tâches nécessaires en particulier au maintien de l’ordre en classe, en se déchargeant de cette part jugée indigne de leur métier, vers les services de vie scolaire (Condette, 2013, p. 111). Dans cette répartition, la classe est considérée comme un espace noble, en opposition aux espaces disqualifiés des locaux de la vie scolaire et des salles de permanence. « Dans cette perspective, l’espace scolaire en général, et la classe en particulier, sont investis par la société d’une dimension sacrée, susceptible d’être souillée (à plus ou moins fort degré) par des pratiques profanes. » (Payet, 1997b, p. 24). Certains élèves pourraient, par l’usage de leur corps, par leurs paroles, par leurs interactions, salir cet espace noble (Millet & Thin, 2007). L’exclusion ponctuelle de cours permet ainsi de préserver l’espace de la classe et la personne de l’enseignant·e tous deux associés à la sacralité du savoir, « des corps perçus comme indociles » (Millet & Thin, 2007, p. 4) de ces élèves inadaptés à la forme scolaire qui pourraient en souiller la pureté. La question morale est ainsi centrale dans la délégation des tâches telles qu’elles se répartissent dans les collèges de la grande pauvreté et « le “sale boulot“ renvoie donc à des situations d’interaction, dans des cadres disciplinaires, avec des élèves et des parents dont la 78 moralité est jugée défaillante, parfois inacceptable » (Payet, 1997b, p. 25). Les rôles sont alors répartis dans l’établissement scolaire : aux enseignant·es est dévolu le rôle valorisé de la transmission des savoirs, aux CPE et aux AED la prise en charge des élèves qui empêchent cette transmission, la prise en charge de la perturbation. Comme l’affirme Everett Hughes (1996), cette délégation peut passer pour les personnels de vie scolaire pour une forme de valorisation paradoxale du sale boulot : Cette dimension sacerdotale du métier renvoie à la nécessité expiatoire de l’inacceptabilité morale de la déviance scolaire. Cette expiation ne peut se faire qu’en dehors du templum de la classe, la vie scolaire faisant office d’instance sacrificielle. Il faut toute l’allégeance du CPE à l’institution pour tenir cette position scatophile qui tout en empiétant largement sur les autres dimensions du métier garantit le nouvel ordre scolaire. » (Monin, 2007, p. 7). Cette division du travail est par essence source de conflit entre les enseignant·es et les vies scolaires (Grimault-Leprince, 2014, p. 59) les personnels chargés de faire le « sale boulot » risquant de souffrir dans cette délégation d’une forme de « contagion du stigmate » (E. Goffman, 1975, p. 44), et ainsi d’être à leur tour l’objet d’une stigmatisation sociale (Molinier et al., 2010, p. 10). La réalisation des tâches éducatives et en particulier de celles qui concernent la gestion de l’indiscipline s’inscrit ainsi dans le cadre d’une division du travail éducative hiérarchisée moralement et socialement dans les établissements scolaires. L’attribution plus ou moins forcée ou négociée, des tâches punitives, peu valorisées dans l’ordre symbolique de l’activité éducative, par une catégorie de personnels (les enseignant·es) vers une autre catégorie de personnels (les CPE et les AED), implique une coopération professionnelle difficile à réaliser dans une institution où la culture de la collaboration reste faible (Barrère, 2002b). Au-delà, du refus des enseignant·es de faire la police d’un côté et des CPE d’être confinés au rôle ingrat du surveillant général de l’autre (Barthélémy, 2014, p. 6), cette tension dans la division du travail éducatif révèle « des conflits de visées, de positionnement et de valeurs [qui] s’opposent trop fréquemment à la mise en place de coopérations enseignants-CPE » (Grimault-Leprince, 2014, p. 10). La délégation du sale boulot à travers l’exclusion ponctuelle de cours est ainsi une situation potentiellement conflictuelle entre les enseignant·es et les CPE (GrimaultLeprince, 2014, p. 8). Cette difficulté pour les personnels des établissements à assumer leurs fonctions punitives correspond sans doute à une difficulté résiduelle plus large de notre système à penser la place de l’activité punitive. Nous nous situons ainsi dans une double perspective par rapport à la question du « sale boulot », notion centrale dans l’organisation de la division sociale et morale du travail éducatif. Travailler dans les collèges scolarisant les élèves en situation de très grande pauvreté, c’est faire le sale boulot de l’institution, et être confronté au risque de la contagion du stigmate. Ces collèges assurent ainsi structurellement à l’échelle du système éducatif 79 français, une part dévalorisante de l’activité d’enseignement. Dans les établissements, la prise en charge des comportements déviants est elle-même une activité dévalorisée, « le sale boulot » dont chacun des groupes sociaux cherche à se débarrasser pour se consacrer à des activités plus nobles. Cette double division comporte enfin une réalité économique. Ce sont les personnels les plus fragiles économiquement qui exercent dans les secteurs géographiques les plus pauvres : comme le souligne Georges Felouzis, « on nomme plus souvent dans ces collèges des débutants ou des enseignants peu expérimentés. Cela revient à donner moins à ceux qui ont déjà le moins, et cela enfonce encore plus les élèves les plus défavorisés au départ. » (2014b). Ce sont aussi, dans ces établissements, les personnels les plus précaires économiquement qui sont chargés de s’occuper des élèves les plus éloignés des normes scolaires (Tardif & Levasseur, 2010). Par ce double système de division du travail éducatif, ce sont les personnels qui coûtent le moins à l’institution qui sont chargés de s’occuper des élèves les plus pauvres et les plus en difficulté. 3. L’exclusion ponctuelle de cours entre sanction et punition Si le châtiment n’est pas ce que l’on dit qu’il est, s’il n’est pas justifié par les raisons que l’on croit, s’il favorise la réitération des infractions, s’il punit en excès l’acte commis, s’il punit en fonction du statut des coupables plus que de la gravité de l’infraction, s’il contribue à produire et à reproduire des disparités, alors ne devient-il pas plutôt ce qui menace l’ordre social ? – et ne faut-il pas dans ce cas le repenser, non plus seulement dans le langage idéal de la philosophie et du droit, mais aussi et surtout dans la réalité inconfortable de l’inégalité sociale et de la violence politique ? (Fassin, 2017, p. 95) Nous allons maintenant chercher à entrer plus dans le détail de la place ambiguë qu’occupe la punition dans l’enseignement secondaire français. Nous nous appuierons pour cela dans un premier temps sur les études empiriques réalisées sur l’activité punitive dans les établissements scolaires que nous chercherons à confronter ensuite aux travaux réflexifs menés sur la sanction en éducation en particulier par Eirick Prairait. Nous mettrons ainsi en lumière l’écart considérable qui subsiste entre la définition subtile du concept de « sanction éducative » et sa déclinaison concrète sur le terrain. Nous montrerons enfin comment les travaux menés sur l’exclusion ponctuelle de cours nous permettent d’envisager le rôle de cette punition banalisée dans les processus de stigmatisation à l’œuvre dans les carrières de rupture scolaire. a. Punition ou sanction scolaire, tentative de définition « Dans la littérature, il existe si peu de travaux empiriques récents sur la punition à l’école qu’on peut s’en étonner » (Debarbieux et al. 1999, p. 95). L’étude de la pratique des punitions dans les établissements scolaires de l’enseignement secondaire français nous confronte ainsi à un véritable paradoxe : notre système éducatif semble être parmi ceux qui éprouvent le plus de difficultés avec la discipline, et pourtant la recherche en éducation française ne s’intéresse peu ou pas à la question. En effet, les enseignant·es français·es, en particulier les plus jeunes, affirment, plus que leurs collègues des autres pays de l’OCDE, éprouver des difficultés à 80 maintenir un climat serein dans leurs classes et être mal formé·es à cette problématique, là davantage que dans les autres pays de l’OCDE (Direction de l'Évaluation, de la Prospective et de la Performance [DEPP], 2019). La France serait ainsi, selon l’étude PISA 2015, le pays de l’OCDE, mais aussi de l’ensemble des 72 pays PISA (Programme International pour le Suivi des Acquis des Élèves) (à l’exception unique de la Tunisie) celui dans lequel le climat scolaire est le plus dégradé, mais aussi le pays de l’OCDE dans lequel « l’écart de discipline entre écoles favorisées et défavorisées (..) est un des plus élevés des pays de l’OCDE » (Meuret, 2017). Face à ces difficultés, l’école française répond par une multiplication des punitions, en particulier des mises en retenue et des mesures d’exclusion (Debarbieux 2018, p 18-20). Malgré cette réalité, « la punition est un fait scolaire peu étudié : peu de chercheurs se sont intéressés aux sanctions, pourtant principal recours des professeurs dont l’autorité est mise à mal. » (Grimault-Leprince 2007, p. 2). Durkheim proposait, déjà en 1922, de procéder à une étude empirique systématique des phénomènes d’indiscipline scolaire : Il y a dans chaque école une discipline, un système de peines et de récompenses. Combien il serait intéressant de savoir, non pas seulement sur la foi d'impressions empiriques, mais par des observations méthodiques, de quelle façon ce système fonctionne dans les différentes écoles d'une même localité, dans les différentes régions, aux différents moments de l'année, aux différents moments de la journée (Durkheim 1922, éd. 2006, p. 76). Ce projet est toujours en friche et mériterait d’être entrepris. Il semble que la division morale et sociale du travail éducatif qui structure l’organisation des établissements scolaires du secondaire français produise en miroir une forte influence sur les travaux de la recherche en éducation qui restent majoritairement focalisés sur les pratiques enseignantes de transmission du savoir : S’intéresser aux sanctions revient à s’interroger sur les relations de pouvoir à l’intérieur de l’institution éducative, à étudier les pratiques des enseignants ; non pas les pratiques valorisées des apprentissages, mais celles, plus obscures, qui concourent au maintien de l’ordre dans l’enceinte de la classe. (Grimault-Leprince & Merle, 2008, p. 232) Si les travaux d’Eirick Prairat (2009, 2019a, 2020) témoignent d’une longue tradition philosophique, pédagogique et morale à propos de l’usage de la sanction dans le champ éducatif, et fournissent ainsi une approche réflexive incontournable, ils restent purement spéculatifs et ne s’appuient sur aucune donnée empirique. On ne peut que constater l’écart entre la valeur intellectuelle de ces réflexions et la persistance des pratiques sur le terrain. L’étude de la sanction reste encore bien souvent une approche philosophique ou juridique, coupée des faits sociaux que l’on pourrait observer dans les établissements scolaires. Le langage commun a tendance à faire des termes punition et sanction des synonymes. Nous avons vu que dans le système éducatif français, une distinction juridique existe entre les « sanctions disciplinaires », qui sont des mesures administratives officielles prononcées par les chefs d’établissements et les conseils de discipline, inscrites dans les dossiers des élèves et 81 pouvant faire l’objet de recours auprès du tribunal administratif, et les « punitions scolaires » qui sont des mesures d’ordre intérieur. Nous pensons cependant qu’une distinction doit être faite entre la sanction, que l’on peut considérer comme une mesure éducative, et la punition qui garde une connotation négative, purement répressive. Éric Debarbieux revendique ainsi l’usage du terme de « punition » pour cesser de positiver le travail répressif en en « déplaçant le sens vers la “sanction“ jugée moins infamante. » (2018, p. 12). Cette distinction se retrouve étymologiquement : la sanction découle à l’origine du latin sancire « rendre sacré ». La sanction est un acte symbolique fort et irrévocable qui consacre (une loi, une décision). Punir provient du latin punire « châtier » « venger » avec l’idée d’imposer une peine, une souffrance. On le voit, le terme de punition « est, dans notre tradition, fortement contaminé, pour ne pas dire purement et simplement identifié à une conception expiatrice du punir. Cet héritage disqualifie, de manière quasi rédhibitoire, le concept de punition » (Prairat, 2009, p.10). Dans la suite de notre étude, afin de refuser cette euphémisation, nous nous écarterons de la distinction institutionnelle entre sanction et punition, et préférerons désigner l’ensemble des mesures disciplinaires de l’arsenal punitif scolaire sous le terme de « punition ». b. L’activité punitive dans les collèges, quelle réalité empirique ? Les travaux menés sur le terrain à propos de l’application des punitions restent rares. Ils témoignent cependant tous de l’omniprésence massive des punitions dans le quotidien des établissements et d’une banalisation de ces pratiques (Ayral, 2009; Debarbieux, 2018; Debarbieux et al., 1999; Douet, 1987; Grimault-Leprince & Merle, 2008; Moignard, 2015b; Prum, 1991). Contrairement à l’idée du laxisme supposé de l’institution, il semblerait que l’école française se caractérise plutôt par une inflation de l’usage de punitions (Debarbieux, 2018, p. 15‑18), alors que cet usage répété et routinier semble non seulement inefficace, mais aussi contreproductif. De la même manière, ces travaux concourent tous à montrer que cette inflation est d’autant plus importante que les établissements en question scolarisent des élèves pauvres. Ils établissent ainsi le portrait-robot de l’élève puni qui est très majoritairement un garçon racisé appartenant aux classes sociales les plus défavorisées. De larges études quantitatives menées aux Etats-Unis, montrent plus précisément comment les pratiques héritées des philosophies répressives de « tolérance zéro » n’ont pas réussi à réduire les problèmes de violence mais au contraire ont participé à l’inflation de cette violence, tout en discriminant les élèves les plus fragiles socialement (Gregory et al., 2010; Perry & Morris, 2014; R. J. Skiba & Losen, 2016; R. Skiba & Rausch, 2006; Thompson, 2016). La littérature de langue anglaise à ce sujet est unanime et indique clairement que « la discipline punitive est inefficiente et peut même avoir un impact préjudiciable »36 (Jean-Pierre & Parris, 2019). En effet, « les données accumulées depuis la mise en œuvre de ces politiques [de tolérance zéro] ont montré de manière très cohérente qu'une telle approche n'a tout simplement pas réussi à améliorer le comportement des élèves ou la sécurité dans les écoles » (Skiba, 2014, p. 31)37. Contrairement aux objectifs affichés de ces politiques qui cherchaient à 36 37 Traduit de l’anglais par nos soins. Idem. 82 rendre les écoles plus sûres, les punitions en se multipliant, se concentrent sur les minorités visibles (Kelly & Pohl, 2018, p. 20). Elles participent ainsi à des phénomènes de discrimination à l’égard des populations racisées et LGBT. Elles favorisent le décrochage scolaire et contribuent à la dérive des élèves punis vers la délinquance (Gregory et al., 2010). L’étude de Perry et Morris (2014) montre que non seulement, cet usage massif de punitions les plus sévères ne réussit pas à diminuer les perturbations scolaires, mais qu’il provoque en plus, des effets négatives sur l’ensemble de la communauté scolaire. Il y impacte à la baisse les résultats scolaires des élèves punis, mais aussi de ceux qui ne le sont pas. La réalité des États-Unis peut nous sembler bien éloignée de celle de notre système éducatif. On retrouve cependant en France la même politique de sécurisation des établissements scolaires, avec la mise en place de portiques de sécurité et de systèmes de vidéosurveillance, la multiplication des mesures d’exclusion de la classe et des établissements, la prise en charge des élèves exclus dans des dispositifs externalisés, la volonté affichée de renforcer les partenariats entre l’école et la police. L’étude ethnographique de Kathleen Nolan (Nolan, 2007), réalisée dans une école publique secondaire du Bronx, montre ainsi de nombreuses similitudes avec la réalité des collèges de de la très grande pauvreté, avec sa « salle de détention » remplie par les exclus pour des motifs mineurs, la peur des jeunes enseignant·es qui y sont affecté·es à l’égard de leurs élèves, et le bureau des doyens, enseignant·es déchargé·es de leurs cours pour s’occuper de traiter des problèmes de discipline. Nola insiste ainsi sur le rôle du régime disciplinaire des écoles des ghettos noirs dans la criminalisation des élèves. Selon une expression devenue célèbre, « les politiques de tolérance zéro ont créé un pipeline de l'école à la prison » (Thompson, 2016, p. 325) 38 . En participant à la discrimination des populations les plus fragilisées, la multiplication des pratiques punitives et en particulier des pratiques d’exclusion participerait ainsi de cette « passion contemporaine » (Fassin, 2017) qui consiste à « punir les pauvres » (Wacquant, 2009). Il apparait clairement que les punitions continuent d’être perçues par les élèves comme des pratiques injustes (Grimault-Leprince, 2012, p. 47). Cette injustice ressentie participe de la crispation quotidienne des rapports entre les adultes et les adolescents dans les établissements scolaires : « des sanctions perçues comme injustes par les élèves au regard de la signification donnée à leurs gestes ou à leurs paroles ne font, en effet, qu’aviver les risques de tensions et la spirale de l’incompréhension mutuelle jusqu’à atteindre parfois un point de non-retour. » (Périer, 2010, p. 113). Elle émerge aussi de l’existence de classes de niveau, qui regroupent les élèves les plus perturbateurs des établissements scolaires (Payet, 1997a). En concentrant l’ensemble des infractions à la norme scolaire dans ces classes, l’institution fabrique des situations qui génèrent de l’injustice « le climat des “mauvaises“ classes fournit un contexte propice à des attitudes peu équitables de la part des enseignants. » (Van Zanten, 2012, p. 305). Enfin, ce sont majoritairement les enseignant·es qui punissent, la plupart du temps dans l’espace de la classe. L’entrée du droit dans les règlements intérieurs est alors ressentie comme une contrainte extérieure limitant leurs marges d’actions face à un quotidien 38 Traduit de l’anglais par nos soins. 83 difficile (Buttner & Maurin, 2007). Les réformes semblent ainsi avoir du mal à faire évoluer les pratiques (Merle, 2012b) et l’application de punitions illégales (lignes à copier, mise au piquet, punitions collectives) reste massive, ce qui fait dire à Éric Debarbieux de la punition que « cette pratique “honteuse“ est devenue une pratique floue, sans précisions “juridiques“, avec le risque d’être plus un “fait du prince“ qu’une manière juste de dire et faire la justice » (Debarbieux et al., 1999, p. 99). Parmi l’ensemble des punitions, c’est l’exclusion temporaire de l’établissement qui a fait l’objet des études plus précises (Moignard, 2015a). Ces travaux témoignent d’une pratique devenue massive dans certains établissements où l’« on observe un flot constant d’élèves exclus (…). C’est ainsi que l’exclusion devient une routine punitive » (Debarbieux, 2018, p. 20), à tel point que Benjamin Moignard a pu parler de « collège fantôme » (2015a) en montrant que dans certains départements, le nombre d’élèves exclus tous les jours correspondait à l’équivalent de l’effectif entier d’un collège. Cette mesure devrait pourtant rester exceptionnelle, selon le texte de 2011 sur l’application des mesures disciplinaires (MEN, 2011). L’analyse fait apparaître que les exclusions temporaires de l’établissement sont prononcées d’abord à titre préventif, en direction des élèves de sixième, de manière à « faire pression » sur les plus jeunes, à les acclimater au régime punitif plus strict auquel ils vont être soumis maintenant qu’ils rejoignent l’enseignement secondaire. Les exclusions temporaires « visent d’abord à affirmer les règles et les termes contraints d’un cadre scolaire s’imposant aux collégiens les plus jeunes au travers de l’expérience de l’exclusion temporaire. » (Moignard, 2015a, p. 131). Il ne s’agit donc pas là d’une réaction à la multiplication de transgressions trop importantes constatées, mais une pratique a priori qui anticipe des comportements possibles. L’exclusion temporaire est, d’autre part, une mesure radicale et simple pour mettre à l’écart provisoirement des élèves gêneurs. Le caractère massif de cette punition peut dans certaines circonstances concrétiser le rêve d’une école sans élève évoqué par Peter Woods (1997). Elle constitue aussi un levier efficace dans des établissements sous tension pour réguler les conflits d’équipe. Cependant, on peut s’interroger avec Éric Debarbieux : « peut-on se satisfaire d’une forme de déscolarisation instituée, à une époque où la demande d’école ne se dément pas ? » (2018). c. Réflexion sur l’usage éducatif de la sanction éducative Eirick Prairat définit la sanction comme, « la réaction prévisible d’une personne juridiquement responsable, ou d’une instance légitime, à un comportement qui porte atteinte aux normes, aux valeurs ou aux personnes d’un groupe constitué. » (Prairat 2009, p. 9). Les « réactions » à des comportements qui portent atteinte aux normes, interrogent directement la notion d’autorité, puisque ce sont ces sanctions qui vont donner de la valeur aux règles et de la légitimité à leur application. Dans un contexte marqué par la mutation de l’autorité traditionnelle (Blais, Gauchet, & Ottavi, 2010 ; Prairat, 2012) et le déclin du pouvoir normatif des institutions (Dubet, 2002) l’application des normes et son acceptation collective semblent ne plus faire consensus (De Munck & Verhoeven, 1997). L’exercice nécessaire de l’autorité relève encore largement d’une conception autoritariste qui se heurte à l’impossibilité de 84 soumettre les adolescents au pouvoir des adultes (Robbes, 2016, p. 15‑20). L’application des punitions dans les établissements scolaires est marquée par un conflit qui renvoie dos à dos enseignant·es et élèves : entre des élèves qui jugent les punitions injustes et trop nombreuses et les enseignant·es qui jugent le régime disciplinaire de l’école trop laxiste et permissif (Debarbieux et al., 1999, p. 99-101). Cette opposition irréductible découle de l’évacuation de la punition comme objet de savoir : « nous ne savons pas sanctionner, car nous n’avons pas assez réfléchi à ce problème. » (Prairat, 2009, p. 1). Ce refus de penser la punition en éducation s’accompagne aussi d’un refus de former les professionnels de l’éducation à sanctionner : Agnès Grimault-Leprince et Pierre Merle notent ainsi qu’une « manifestation de cette indignité intellectuelle de la sanction dans l’univers de l’école tient à l’absence de référence à celle-ci dans le cahier des charges de la formation des maîtres » (2008, p. 232), la question est toujours absente du référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l'éducation du 1er juillet 2013 ou du référentiel de formation « former aux métiers du professorat et de l’éducation au XXIe siècle ». La punition reste à ce titre un véritable « impensé » de l’institution scolaire. L’évolution des pratiques disciplinaires dans notre système éducatif s’inscrit dans un long mouvement de rationalisation historique qui nous éloigne progressivement de la punitionexpiation et nous amène à abandonner progressivement les différentes pratiques de châtiments corporels (Prairat, 1994). Cette logique s’articule à une rationalisation similaire de la forme scolaire gouvernée afin de contrôler et disciplinariser des élèves (Vincent, 1994). Les mises à l’écart dans des espaces conçus à cet emploi deviennent alors, dans un espace surveillé sous forme panoptique (Foucault, 1993), l’usage le plus actuel de la punition (Prairat, 1994, p.77). Selon Prairat, (2009, p. 77), la sanction devrait répondre à trois finalités : une finalité éthique, une finalité politique et une finalité individuelle. La première repose sur le postulat de responsabilisation : bien que l’enfant ne soit pas encore responsable, le fait de lui imputer les conséquences de ses erreurs lui offre l’occasion de construire sa liberté. La sanction devrait être une reconnaissance des actes commis par l’enfant (Prairat, 2012, p. 16), et permettre du même coup de lui en attribuer la responsabilité. La sanction devrait amener l’élève à identifier ses erreurs et à en assumer la responsabilité. La sanction serait alors « un moyen de promouvoir l’émergence de la liberté en imputant à un sujet les conséquences de ses actes. » (Prairat 2003, p. 123). Elle permettrait d’autre part de promouvoir la permanence de la loi : elle représente ainsi une finalité politique. C’est par la sanction que se structure la société, parce qu’elle affirme l’immanence du droit, « sa vraie fonction est de maintenir intacte la cohésion sociale en maintenant toute la vitalité de la conscience commune » (Durkheim, 1893, éd. 2007, p. 76). Pour cela, la sanction devrait marquer symboliquement le dépassement de la loi : « Il importe de réaffirmer avec énergie le caractère intangible et supérieur de la loi et de réconforter les consciences bouleversées par l’acte sacrilège. » (Prairat, 2009, p. 63). Enfin, la sanction a une visée psychologique, une visée qui s’adresse au sujet et à sa constitution. Il s’agit, en marquant l’interdit, de réprimer les pulsions. « Les règles morales sont de véritables 85 forces auxquelles viennent se heurter nos désirs, nos besoins, nos appétits de toute sorte, quand ils tendent à devenir immodérés. » (Durkheim, 1903, éd. 2006, p. 37). De ce point de vue, la sanction est là pour limiter les désirs enfantins : « l’éducation est donc un processus qui s’oppose à la libre expansion et expression des pulsions, elle tend à limiter l’activité du moi par des interdits et des sanctions afin de favoriser un refoulement “normal“ » (Prairat 2009 p. 66). Cependant, dans les faits, les représentations dissuasives ou expiatrices attachées à l’activité punitive sont encore largement partagées dans les établissements scolaires. Ces conceptions ne peuvent cependant pas réellement répondre à l’exigence éducative de la sanction. En effet, la peur de la punition, si elle peut être un outil efficace de prévention, ne favorise pas à l’adhésion des élèves aux normes sociales : « parce que la peine agit du dehors et sur le dehors, elle ne saurait atteindre la vie morale à sa source. » et se contente de « dresser machinalement l'enfant à éviter certains actes. » (Durkheim, 1903, éd. 2006). La punition dissuasive participerait ainsi de l’autorité autoritariste dans la mesure où elle se charge de soumettre l’enfant au pouvoir de l’adulte (Robbes, 2016, p. 15). Certains enseignant·es pourraient cependant se contenter de cette forme dissuasive quand leur but n’est pas d’éduquer mais simplement de contenir à l’écart les responsables des désordres scolaires. Selon la conception expiatrice, la punition « est une sorte de contre délit qui annule le délit, et qui remet les choses en l'état » (Durkheim, 1903, éd. 2006, p. 118). La faute est alors conçue comme une maladie, et la punition comme un remède. En attachant des vertus curatives à la punition, on prend le risque de sacraliser la douleur ou encore de rentrer dans une logique d’inflation punitive. Mais surtout, on se tourne vers le passé quand la question dont se préoccupe l’éducation est celle de l’avenir. Enfin, le risque de ces conceptions de la sanction comme punition est d’entrainer l’éducateur dans une relation circulaire de masochisme et de sadisme, l’élève ne pouvant plus construire sa relation avec l’adulte en dehors de ce lien douloureux. Eirick Prairat définit enfin positivement ce qu’il entend par « sanction éducative » (Prairat 2009, p. 85) : la sanction éducative doit être individuelle, faire l’objet d’explications, porter sur des faits incriminés et pas sur l’individu responsable de ces faits, le priver le sujet de droits afin de lui permettre à terme de réintégrer la communauté. Le fait que la sanction s’adresse à un individu implique nécessairement que la sanction ne doit pas être collective. Cela implique aussi que cette sanction n’est pas là pour servir d’exemple mais s’adresse bien à l’élève qui a commis la faute. La sanction doit faire l’objet d’une explication : elle doit être comprise et acceptée pour jouer pleinement son rôle de mise à distance symbolique de la transgression (Prairat 2009, p. 87). D’autre part, ce qui est sanctionné, ce sont les actes commis par un individu et pas cet individu lui-même : on ne punit pas un élève violent mais les violences commises par une élève. La sanction n’est pas une épreuve de force, elle est là pour rappeler la loi et à ce titre, elle doit consister en une privation de droits, ce qui nécessite aussi que les élèves possèdent préalablement des droits clairement identifiés dont ils pourraient être privés. « Privation d’usage, interdiction d’activité, mise à l’écart temporaire… Il s’agit plus largement de priver le contrevenant des avantages de la communauté. » (Prairat 86 2019, p. 106). Enfin, la sanction est tournée vers l’avenir, elle a pour visée de socialiser à nouveau l’élève qui s’est mis à l’écart du groupe. La sanction éducative est dont « là pour donner les moyens de renouer avec une victime ou un groupe » (Prairat 2019, p. 121). Idéalement, la sanction éducative devrait être réparation, et permettre de dépasser le conflit, de renouer les liens avec autrui. Ces réflexions ont inspiré la réforme du droit scolaire instituée par les textes de juillet 2000 (Procédures disciplinaires, 2000) qui s’appuyaient sur ces principes pour promouvoir un régime disciplinaire éducatif dans les établissements scolaires. Le travail d’Eirick Prairat a le mérite d’interroger la question de la sanction d’un point de vue historique, philosophique, psychologique, pédagogique et juridique. Il offre ainsi une réflexion de fond sur les finalités des sanctions, les conditions de leur valeur éducative, les dérives possibles de leur application. Cette réflexion devrait constituer le fondement de l’application réfléchie des punitions et sanctions dans les établissements scolaires, d’autant plus qu’elle s’accorde avec l’arsenal législatif disponible. Cependant, ces travaux restent éloignés de la réalité empirique de la punition dans les établissements scolaires. Comme le note Didier Fassin, la philosophie morale cherche à définir « ce qui est bon » pour en faire un cadre de référence. Dans le mouvement inverse, les sciences sociales cherchent à définir ce qui est. Ce travail de conceptualisation envisagé comme un va-et-vient entre le terrain et la théorie permet de reconstruire une définition stabilisée de ce que punir signifie dans le réel des établissements scolaires : « plutôt que de chercher à vérifier que les faits valident la définition, on doit au contraire s’efforcer d’adapter celle-ci à ceux-là : le sens que les agents donnent à leur geste et l’analyse que l’on peut faire de ce qui le sous-tend conduisent même en l’occurrence à contester les critères proposés » (Fassin, 2017, p. 46). La démarche d’Eirick Prairat qui consiste à réfléchir à ce que devrait être la sanction ne doit pas nous empêcher d’observer la manière dont on punit sur le terrain, ce que l’on entend par punition se définissant alors par le sens que les acteurs donnent à ces punitions et l’analyse que peut en faire le chercheur ou la chercheure. Nous avons vu que les grands principes rationnels de la philosophie morale et du droit ne résistent pas aux réalités empiriques. Ainsi, près de vingt ans après la publication des circulaires qui introduisent des principes de droit à l’école, la situation n’a pas évolué positivement. On peut penser qu’au contraire, cette conception idéalisée est tellement éloignée de la réalité inflationniste de l’activité punitive dans les territoires les plus pauvres de l’éducation prioritaire, qu’elle ne peut pas constituer un outil conceptuel ou pratique permettant d’affronter les réalités empiriques rencontrées sur le terrain. L’exclusion ponctuelle de cours s’inscrit dans cette inflation punitive banalisée dans les établissements scolaires. Nous allons voir maintenant dans quelle mesure cette punition constitue une pratique particulière, quotidienne et banalisée dans les collèges, qui participe à la construction du décrochage scolaire. 87 d. Le rôle de l’exclusion ponctuelle de cours dans les parcours de rupture scolaire L’exclusion ponctuelle de cours fait partie du quotidien des établissements scolaires. Si la situation semble varier de façon importante en fonction des contextes et des politiques d’établissements, les rares études qui se sont penchées sur le phénomène permettent toutes de considérer qu’il s’agit d’une pratique massive et banalisée, en particulier dans les collèges de la grande pauvreté. L’enquête réalisée par Éric Debarbieux et Benjamin Moignard auprès de 8921 élèves de collèges dans les académies d’Aix-Marseille, Bordeaux, Créteil, Lyon, Nice, Paris, montre qu’un élève sur cinq affirme avoir déjà été exclu de sa classe et un sur dix l’avoir été au moins trois fois au cours de l’année scolaire (Debarbieux 2018, p. 18). Agnès GrimaultLeprince parle d’une « banalisation de l’exclusion de cours (…) loin de relever de l’exception prônée par les textes » (2014, p. 4). On peut dresser le portrait des élèves exclus, qui correspond à ce que l’on sait déjà des punis (Grimault-Leprince et Merle 2008) : ce sont là aussi principalement des garçons racisés, issus des classes sociales les plus défavorisées, scolarisés en classe de quatrième (Grimault-Leprince 2007). On dénombre plus d’exclusions de cours dans les collèges les plus ségrégués socialement que dans les autres, mais la pratique est très variable en fonction des établissements. Les élèves exclus témoignent tous d’un fort sentiment d’injustice. Cette banalisation se concentrerait sur un « noyau dur » d’élèves (Debarbieux et al. 1999, p. 107-112), exclus par un « noyau dur » d’enseignant·es, puisqu’une minorité punit et exclut des élèves régulièrement (A. Garcia 2013, p. 174). Si les exclusions sont au cœur de conflits entre les enseignant·es et leur hiérarchie, c’est principalement en termes de gestion de flux, les chefs d’établissements et les CPE se préoccupant plus de la manière de prendre en charge la masse des élèves exclus que du sens éducatif à donner à cette punition : « la réalité punitive n’est interrogée que de façon indirecte quand, faute de places suffisantes pour accueillir les punis, chefs d’établissement, adjoints ou CPE demandent à l’ensemble des enseignant·es de bien vouloir réduire les retenues et/ou les exclusions de classe » (A. Garcia 2013, p. 174). L’exclusion ponctuelle de cours suppose un dispositif codifié : « Elle s'accompagne nécessairement d'une prise en charge de l'élève dans le cadre d'un dispositif prévu à cet effet et connu de tous les enseignant·es et personnels d'éducation » (MEN, 2011) et doit en particulier « faire l'objet d'une information écrite du conseiller principal d'éducation et du chef d'établissement » (MEN, 2011). Cette information écrite constitue un document ambigu pour les enseignant·es. La perte de temps que constitue, dans des situations d’urgence, la rédaction de ces informations et le risque de se voir stigmatiser pour la gestion défaillante de sa classe dont elles témoignent, explique le fait que les enseignant·es refusent parfois de se plier à cette contrainte et excluent les élèves de leur classe sans produire de rapport écrit : « c’est probablement l’ambiguïté du statut de ces rapports qui explique pour une part la persistance de pratiques d’exclusion sans trace écrite » (Douat 2016, p. 36). Ces rapports peuvent cependant permettre, par leur cumul, de constituer un dossier à charge contre les élèves les 88 plus perturbateurs dont les enseignant·es souhaiteraient se débarrasser par la mise en œuvre de procédures disciplinaires plus radicales. Cette pratique s’inscrit dans une perspective plus large de protection de l’école française qui « s’est d’autant plus repliée sur elle-même qu’elle s’est sentie de plus en plus menacée par la dégradation, la dureté et l’étrangeté de son environnement immédiat » (Oberti 2006, p. 153). Face à la stigmatisation d’établissements scolaires de plus en plus ségrégués (Felouzis et al., 2007), et donc plus particulièrement dans les contextes « d’apartheid scolaire », les professionnels conçoivent leur rapport à l’école en termes de frontières : « de plus en plus d’enseignants redéfinissent les problèmes comme relevant d’un rapport plus générique à l’école et justifiant la prédominance de la frontière entre l’établissement et l’extérieur sur la frontière entre la classe et l’établissement » (Payet, 1997b, p. 24). Cette distance souhaitée par les enseignant·es vis-à-vis de leurs élèves peut prendre des proportions extrêmes dans certains établissements dans lesquels « les barrières qui se dressaient traditionnellement entre les professeurs et les élèves semblent ainsi prendre des allures de barricades (…) pour ces derniers [les professeurs], le collège est assiégé de l’extérieur. » (Moignard 2008, p. 123). L’exclusion de cours devient alors un des moyens de gestion, à l’intérieur de l’école, des « exclus de l’intérieur », ces élèves qui restent scolarisés, mais dont la présence au sein des collèges n’a plus de sens : Bourdieu et Champagne notent à leur propos, la vacuité de leur assignation à l’obligation scolaire dans une école qui ne sait plus qu’en faire : « l’institution est habitée par des exclus en puissance, qui y importent les contradictions et les conflits associés à une scolarité sans autre fin qu'elle-même. » (Bourdieu et Champagne 1992, p. 75). Cette assignation rappelle celle des classes sans examens décrites par Peter Woods dans son étude sur les collèges anglais (Woods 1990). L’exclusion de cours peut alors participer de « tactiques d’évitement des collégiens » (Millet & Thin, 2005, p. 215) qui ne trouvent plus de sens à leur présence à l’école. En redistribuant les élèves dans l’espace des établissements scolaires selon une logique de mise à l’écart d’élèves considérés comme « inéducables » (Douat 2016, p. 33), les exclusions ponctuelles de cours participent à la reconfiguration contemporaine des géographies scolaires (Rayou 2015, p. 9). Les bureaux des vies scolaires, les salles de permanence mais parfois aussi les couloirs, peuvent devenir des sortes d’annexes des salles de classe, avant de devenir des portes de sortie vers les dispositifs qui institutionnalisent le décrochage scolaire (Barrère, 2013; Millet & Thin, 2003a; Moignard & Ouafki, 2015; Moignard & Rubi, 2013). En privant certains enfants de temps de classe, les exclusions de cours contribueraient à les éloigner des apprentissages scolaires, et à creuser encore le décrochage cognitif à l’œuvre chez ces élèves (Bautier et Rayou 2013). L’exclusion ponctuelle de cours entre ainsi dans toute une série de punitions qui se focalisent sur des élèves en particulier et témoignent de la circularité du conflit entre certains enseignant·es et certains élèves. Ces exclusions systématiques « placent ainsi les enseignants et les collégiens dans un processus d’enfermement réciproque et d’hostilité circulaire qui, une fois enclenché, est difficile à arrêter 89 et peut hâter un processus de ruptures scolaires » (Millet & Thin, 2005, p. 196). Ces exclusions vont étoffer le « casier scolaire » de certains élèves, dont l’existence est déterminante dans les jugements produits par les agents scolaires : « les crispations réciproques conduisent l’institution à instruire puis à « charger » ce qui forme de véritables casiers scolaires de ces collégiens » (Millet & Thin, 2005, p. 239). Elles peuvent être à l’origine de nouveaux incidents, et ainsi creuser encore la relation conflictuelle entre les élèves et les adultes : « bien des incidents à la porte ont un rapport avec l’acte d’autorité qui consiste à mettre un élève à la porte. » (Barrère, 2002a, p. 11). Loin de résoudre les antagonismes, les exclusions feraient ainsi rentrer les adultes et les élèves dans une spirale conflictuelle qui creuserait l’écart dans la relation éducative. Elles fonctionneraient donc comme un cercle vicieux qui éloignerait progressivement l’élève des apprentissages, d’autant plus qu’elles ne s’accompagnent que très rarement d’un accompagnement pédagogique. Elles peuvent devenir systématiques et marquer ainsi l’opposition des enseignant·es à la scolarisation de certains élèves : « ces exclusions internes à l’espace scolaire peuvent aller jusqu’à des évictions systématiques de certains cours lorsque des enseignants refusent de les accepter, définitivement en arguant de l’impossibilité de maintenir une activité pédagogique en leur présence » (Millet & Thin, 2005, p. 229). Elles débouchent ainsi logiquement vers des conseils de discipline qui entérinent la mise à l’écart, ou vers une orientation vers les dispositifs relais, chargés du traitement externalisation des comportements inadaptés (Millet & Thin, 2003a). On attend des élèves que leurs attitudes corporelles correspondent à une « hexis » telle que la définit Bourdieu : « l’hexis corporelle est la mythologie politique réalisée, incorporée, devenue disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher, et, parlà, de sentir et de penser » (Bourdieu 1980, p. 117). Le corps de l’élève doit être immobile, silencieux, obéissant et concentré : « position d’écoute, immobilité relative, déplacements réglés, mesure et concentration comptent ainsi au nombre des vertus cardinales traditionnelles de l’élève. » (Millet et Thin 2007, p. 3). L’exclusion ponctuelle de cours serait alors un moyen de mettre à l’écart des élèves dont l’hexis, l’expression corporelle, ne correspondrait pas à ce qui est acceptable physiquement et moralement dans le cadre protégé de la salle de classe. La prise de décision d’exclure serait, face à cet hexis inacceptable, l’expression d’affects qui « ne peuvent être pensables » et « semble en grande partie motivée par des ressorts irrationnels et incontrôlables » (Dubois & Hans, 2018, p. 90). Dans ce sens, il ne s’agit pas dans l’esprit des enseignant·es d’une mesure éducative, mais d’une mesure d’urgence quand ils ou elles éprouvent le risque d’exploser. L’exclusion « apparaît comme une simple mesure de sûreté. Le groupe isole et met à l’écart un individu dangereux ou dérangeant, plus pour se protéger et se réaffirmer en tant que groupe que dans un souci de réinsertion du sujet coupable » (Prairat, 2009, p. 96). L’exclusion de cours participe ainsi d’un fatalisme général quant à l’efficacité éducative des punitions « tous les acteurs nous disent leur peu d’illusion sur le fait qu’elles [les punitions] ne permettent au mieux que de circonscrire les conduites indésirables ou d’éliminer provisoirement les problèmes rencontrés (en cas 90 d’exclusion) » (Rochex 2004, p. 185). Si la pratique de la punition est une part fortement dévalorisée de la pratique enseignante, l’exclusion est plus encore frappée d’indignité, « l’exclusion est une sanction peu valorisée car elle est bien souvent vue comme une faiblesse (…) les enseignants en parlent eux-mêmes comme d’une solution de facilité » (Barrère, 2002a, p. 11) qui témoigne « d’une impasse dans la rencontre, d’une impossibilité momentanée à soutenir la présence d’un·e autre dans la situation d’enseignement » (Dubois & Hans, 2018, p. 85) . De façon plus générale, stigmatisée par le hiérarchie (Bargas, 2014), jugée comme un échec par les enseignant·es, l’exclusion de cours est un « non-dit des établissements scolaires » (Barrère, 2002a, p. 11), ce qui justifie son caractère invisible pour l’institution. Si l’exclusion ponctuelle de cours pourrait constituer un levier de coopération entre les enseignant·es et les personnels de vie scolaire en proposant « une régulation collective du conflit, en présence de l’élève, avec reprise de l’incident », elle n’est la plupart du temps « qu’un transfert temporaire de responsabilité concernant l’élève exclu, décidé unilatéralement par l’enseignant » (Grimault-Leprince, 2014, p. 60). Les conflits qui résultent de ce processus d’externalisation forcée amènent certains CPE à refuser les élèves exclus ou à les ramener en classe. Au cœur des tensions entre les différents groupes professionnels et en particulier entre les CPE et les enseignant·es, dans une lutte pour la défense de leurs identités professionnel·les respectives (Chevit, 2012; Monin, 2007), l’exclusion de cours peut se constituer en pratique occulte, par des échanges d’élèves en sous-main entre les enseignant·es afin d’en opacifier la récurrence, dans un esprit de solidarité intra-catégoriel (Chevit, 2012, p. 65). L’exclusion ponctuelle de cours participe ainsi des formes d’adaptation, d’accommodation mises en œuvre par les enseignants pour durer dans le métier, ce que Peter Woods va qualifier de « stratégie de survie » (Woods, 1997, p. 275). L’exclusion apparait cependant pour de nombreux pédagogues, comme l’essence même de la sanction éducative : Durkheim affirmait ainsi déjà que : « la forme principale de la punition a-t-elle constitué de tout temps à mettre le coupable à l'index, à le tenir à distance, à l'isoler, à faire le vide autour de lui, à le séparer des honnêtes gens. » (Durkheim, 1903, éd. 2006, p.226). La mise à l’écart du groupe possèderait une force symbolique qui permettrait de signifier en acte la réprobation de l’adulte pour l’acte répréhensible commis par l’élève. C’est dans cette mesure que l’exclusion/sanction pourrait exercer sa fonction légitime de renforcement de la cohésion sociale en symbolisant fortement l’existence d’une communauté dont le fautif serait mis à l’écart : « la seule sanction qui se révèle efficace, lorsque le groupe est devenu réalité est le rejet et même l’exclusion du groupe. » (Vasquez & Oury, 1967, p. 88). L’efficacité de cette mise à l’écart nécessiterait cependant l’existence d’un groupe constitué, partageant des valeurs et adhérant à une trajectoire commune. L’exclusion/sanction nécessiterait de se reposer sur la solidité des liens sociaux existant avant qu’elle ne soit prononcée. Durkheim défend ainsi, contre une pénalisation qui chercherait à intimider l’élève, une pénalisation moralisatrice qui en réaffirmant l’autorité de la contrainte morale, permettrait de ramener l’élève dans le groupe et ainsi consolider le lien social (Durkheim, 1903, éd. 2006). C’est à condition que quelque chose relie l’élève à sa classe, à son 91 établissement et plus largement à la société, que l’exclusion pourrait devenir une mesure éducative. Dans la continuité de cet usage de l’exclusion à titre éducatif, il convient de concevoir le retour de l’élève vers le groupe. Il s’agit encore ici du nécessaire passage au symbolique dans la sanction : « exclure un individu n’enseigne pas obligatoirement la sociabilité, il est donc nécessaire de prévoir des dispositions qui favorisent la réintégration d’un enfant provisoirement exclu. » (Vasquez & Oury, 1967, p. 88‑89). Au contraire, un élève déjà contraint à une situation de désaffiliation, risque d’être définitivement perdu par une mise à l’écart : Exclure un élève en rupture de famille, de quartier ou d’école, c’est prendre le risque d’amplifier le procès de désocialisation en redoublant le processus de déliaison. L’exclusion devient violence lorsque l’école n’a plus de dehors ; on ne peut plus exclure lorsqu’il n’y a plus d’ailleurs » (Prairat, 2009, p. 104). Enfin, l’exclusion de cours, dans la gestion de groupes d’élèves exclus, dans des espaces de relégation de l’établissement, va construire des sous-groupes de déviants dans l’établissement. Emile Durkheim décrit de façon précise ce phénomène dans son ouvrage « l’éducation morale » ce qui témoigne de l’ancienneté de la pratique, dont le sociologue avait bien identifié les aspects pervers : Il arrive que l'on réunisse ensemble tous les élèves d'une ou de plusieurs classes qui ont été ainsi punis, afin de leur faire exécuter, sous les yeux du maître, la tâche extraordinaire qui leur a été imposée. Je vois mal l'utilité de cette pratique qui, quoique réglementaire et usitée dans les établissements scolaires de presque tous les pays, n'est pourtant pas sans présenter de sérieux inconvénients, Il est toujours mauvais de rapprocher étroitement, de mettre intimement en contact des sujets de médiocre valeur morale ; ils ne peuvent que se gâter mutuellement. La promiscuité de ces classes artificielles, composées tout entières de petits délinquants, n'est pas moins dangereuse que la promiscuité des prisons. Il y règne toujours un esprit sourd de désordre et de rébellion. (Durkheim, 1903, éd. 2006, p. 140-141). Les salles de permanence deviendraient ainsi « l’agrégat de ceux contraints d’endurer les mêmes privations à cause du même stigmate » (E. Goffman, 1975, p. 134). En offrant aux élèves les plus éloignés des exigences scolaires, des espaces particuliers pour se réunir et pour interagir, l’exclusion ponctuelle de cours participerait à la constitution par l’école de groupes de pairs promis à une carrière délinquante décrits par Jean-Paul Payet (1997a), Agnès Van Zanten (2012) ou Benjamin Moignard (2008). Nous avons dans ce deuxième chapitre, envisagé la place spécifique de l’exclusion ponctuelle de cours dans une réflexion plus globale menée sur l’activité punitive en éducation. Nous avons pu voir toute l’importance de cette punition particulière qui permet aux enseignant·es de mettre à l’écart de leurs classes des élèves qui en perturberaient le bon fonctionnement, mais aussi l’ambiguïté du cadre législatif d’application de l’exclusion ponctuelle de cours. Nous avons pu constater que cette mesure est associée à une image 92 négative par la hiérarchie de l’éducation nationale qui souhaiterait en contrôler et limiter un usage banalisé considéré comme abusif. Nous avons pu en parallèle observer la revendication des enseignant·es qui, en mettant en avant la violence symbolique dont ils et elles sont victimes, demandent à bénéficier de marges de manœuvre moins contraignantes afin de pouvoir exclure plus librement les élèves perturbateurs sans subir un contrôle hiérarchique culpabilisant. Nous avons ensuite pu observer le fossé qui existe entre les réflexions rationnelles menées sur la sanction éducative et la réalité de l’inflation punitive qui frappe le système éducatif français. Enfin, les différents travaux menés spécifiquement sur l’exclusion ponctuelle de cours confirment cette banalisation des mesures punitives de mise à l’écart et son rôle dans la construction du décrochage scolaire. Nous allons maintenant, dans le dernier chapitre de notre première partie, décrire plus précisément le contexte sociopolitique spécifique des territoires urbains et des établissements ségrégués dans lequel se développe notre étude. Nous allons pour cela rappeler comment ces territoires et ces établissements de la très grande pauvreté ont été construits comme des zones spécifiques, marginalisées, assimilées à la délinquance et à la violence. Nous montrerons comment l’importance centrale accordée au concept de violence scolaire a participé à la construction de l’image de l’élève dangereux. Nous verrons enfin comment cette stigmatisation se construit aussi dans le développement du paradigme de l’inclusion scolaire, constitutive des systèmes éducatifs contemporains. 93 Chapitre 3 : la construction des désordres scolaires dans les collèges de la très grande pauvreté De l’expression “violence à l’école“ on soulignera d’emblée la force mobilisatrice, l’inscription dans un registre émotionnel et moral. A coup sûr, si les recherches sur la violence à l’école se sont fortement développées dans la période récente, c’est bien parce que la commande publique s’est emparée du thème, et que ce thème a trouvé une large audience auprès de l’opinion. De ce fait, il existe un risque incontestable que la question de la violence devienne le prétexte d’une “entreprise morale“ (Becker, 1985), dans laquelle les chercheurs seraient enrôlés. (Payet, 1998, p. 21) Le secteur géographique des collèges qui constituent le terrain de cette étude est un secteur qui, au-delà de l’extrême pauvreté qui le caractérise, souffre d’une image extrêmement dégradée à l’échelle de la ville. Si cette stigmatisation est propre au contexte de l’enquête, elle s’inscrit aussi dans un processus plus large qui a touché, à l’échelle du pays, l’ensemble des zones géographiques qui regroupent les populations les plus pauvres. Cette stigmatisation impacte très fortement les politiques et les pratiques éducatives dans ces établissements de la très grande pauvreté. La compréhension de cette construction est donc essentielle à l’analyse de l’activité punitive et plus particulièrement de celle de l’exclusion de cours dans ces collèges scolarisant les élèves les plus pauvres de notre pays. Au tournant des années quatre-vingt, la préoccupation centrale concernant la scolarité des élèves vivant dans un contexte de grande pauvreté est passée de la question de l’échec scolaire à celle de la violence scolaire. Dans ce troisième chapitre, nous revenons sur les mécanismes qui ont mené à la constitution de ces « problèmes sociaux » (Blumer, 2004) ou de ces « nouvelles questions éducatives » (Moignard, 2018). Nous arborerons d’abord l’abandon, à la fin des années 1980, d’une lecture en termes d’exploitation qui constituait jusqu’alors la grille d’analyse majoritairement adoptée pour aborder ces territoires urbains frappés par les inégalités sociales au profit de celui d’exclusion. Nous verrons que ce changement de modèle a renforcé la stigmatisation de ces territoires que l’on qualifiera alors de « quartiers sensibles » dans lesquels la problématique de la délinquance et de la violence juvénile est devenue un véritable phénomène de « panique morale » (S. Cohen, 2011). Nous exposerons ensuite les logiques qui ont accompagné l’émergence des politiques éducatives de discrimination positive en France et la manière dont la lutte contre la violence est devenue un axe central de ces politiques au début des années 1990. Dans cette logique, nous verrons que le thème de la violence scolaire s’est imposé comme la grille de lecture centrale, dans le champ de l’éducation et en particulier dans les territoires scolaires les plus pauvres, pour qualifier, interpréter et analyser les actes d’indiscipline des élèves. Nous verrons que cette grille de lecture se replace dans un contexte plus large dans lequel les réponses punitives face à la précarité sociale sont devenues une réalité mondialisée. Nous chercherons alors à enrichir notre appréhension des désordres scolaires par les apports des travaux empiriques qui les décrivent comme la multiplication d’incidents imprévisibles déstabilisant au quotidien l’ordre scolaire. Nous examinerons l’importance jouée par la diffusion du concept d’anomie pour qualifier les comportements 94 déviants des adolescent·es et les raisons pour lesquelles ce concept sociologique tombé en désuétude a été réactualisé dans le cadre des sciences de l’éducation pour disqualifier et stigmatiser les comportements des enfants des classes populaires. Nous verrons enfin comment cette stigmatisation s’articule avec l’injonction d’étendre l’inclusion scolaire et d’en faire la norme des politiques éducatives contemporaines. 1. La violence des jeunes pauvres : construction d’un problème social « Progressivement, au cours du dernier quart du XXe siècle, la question de la délinquance est devenue centrale dans le débat politico-médiatique français. Cette crispation sécuritaire est indissociable de la construction de deux “problème“. Le premier consiste à désigner des parts très limitées du territoire national comme lieux de production massive de cette délinquance : c’est ce que l’on a appelé la “question des banlieues“, puis des “cités“, parfois des “ghettos“. Le second consiste à désigner une partie très limitée de la population française comme responsable de cette délinquance, de ces “violences urbaines“ et finalement de cette “insécurité“ : ce fut la “question de l’immigration“, puis de la “violence des jeunes des cités“ et, plus récemment, l’“échec de l’intégration“. » (Mucchielli, 2006, p.39). a. La stigmatisation des « quartiers d’exils » Qualifier les zones géographiques urbaines regroupant les plus grandes difficultés sociales sous la dénomination de « quartiers » est devenu un allant-de-soi dans le discours politique, médiatique et scientifique en France. On parle de « quartiers sensibles », de « quartiers prioritaires » « quartiers politiques de la ville », de « quartiers populaires », de « crise des quartiers » le terme ayant progressivement remplacé celui de « grands ensembles » plus utilisé dans les années soixante-dix, et pris le pas sur ceux de « cités » ou de « banlieues ». Cette appellation contribue à euphémiser et à transformer la réalité de zones géographiques dans lesquelles habitent les individus les plus pauvres de notre société. Ce processus de nomination donne une consistance aux espaces urbains et à leur stigmatisation (Topalov, 2017). Il participe, en figeant le vocabulaire adopté collectivement pour désigner les zones urbaines dans lesquelles se situent les collèges de la très grande pauvreté, à la promotion d’un ensemble de représentations négatives très largement partagées, objet d’un vaste consensus social. On considère ainsi que certaines politiques publiques sont impulsées en réponse à des difficultés croissantes rencontrées suite au processus de ségrégation à l’œuvre dans ces territoires. Les problématiques de pauvreté et de chômage, encore dominantes dans les analyses de la spécificité de la banlieue dans les années quatre-vingt, ont été progressivement remplacées par celles des violences urbaines, de la délinquance, des trafics de stupéfiants, de la jeunesse dangereuse, de la radicalisation religieuse. La place centrale prise par ces préoccupations de sens commun dans la sphère médiatique, sociale, politique et scientifique, correspond à une naturalisation du phénomène : si le discours et l’action se sont focalisés sur ces quartiers, c’est qu’il y existerait une explosion factuelle de ces troubles. On doit au contraire considérer que « les problèmes sociaux n'existent pas, en eux-mêmes, comme un 95 ensemble de conditions sociales objectives, mais qu'ils sont fondamentalement les produits d'un processus de définition collective. » (Blumer, 2004, p. 189). Pour qu’un fait social se constitue en problème social, il est nécessaire qu’un processus de légitimation soit mis en œuvre qui permette sa reconnaissance collective. Cela implique en particulier que s’articulent, autour de la définition du problème, un intérêt porté par les différentes chambres d’écho que constituent la presse, les assemblées législatives, les publications scientifiques (Blumer, 2004, p. 195). Ainsi, les travaux de Bernard Lahire sur l’illettrisme (2005), de Christian Topalov sur le chômage (1994) ou de Michèle Becquemin sur la protection de l’enfance (2003) montrent entre autres exemples, comment émergent des questions sociales, dans un long processus d’interactions entre les journalistes, les hauts fonctionnaires, les hommes politiques et le monde académique. Ils nous invitent à considérer qu’ « un problème social existe d'abord par la manière dont il est défini et conçu dans une société, plutôt que comme une condition objective et définitive de cette société » (Blumer, 2004, p. 192). Cette grille de lecture se forme dans les espaces légitimes de la parole publique « lesquels permettent de donner l’illusion sociale (ou la certitude comme on voudra) de l’existence “objective“ du problème, puisque des personnalités légitimes viennent en parler » (Lahire, 2005, p. 36). En ce sens, les émeutes de Vaulx-en-Velin en octobre 1990 constituent, en France, un événement déclencheur à partir duquel s’engage la campagne de promotion de la crise des quartiers, mise en œuvre dans les médias. Philippe Champagne montre ainsi comment la presse provoque à partir de ces événements, un cercle vicieux médiatique, des violences marginales mais spectaculaires venant oblitérer la réalité de difficultés plus quotidiennes vécues par les habitants de ces territoires pauvres (2015). Cette construction des « quartiers » en problème social se poursuit dans le cadre des débats de l’assemblée nationale et du Sénat autour de la loi d’orientation pour la ville, de mai à juillet 1991. On y retrouve, le même usage de cette catégorie générique de « quartiers ». La catégorie territoriale qui s’impose alors fait ici référence à des populations, dont la description, qui n’est pas neutre elle non plus, repose sur une représentation ethnicisée des habitants, perçus comme des populations “à problèmes“ (Tissot, 2007, p. 29). Ces éléments vont contribuer à qualifier la jeunesse de ces « quartiers sensibles ». Apparaissent alors dans ces débats les catégories langagières qui seront reprises pour décrire les comportements et les causes des comportements des élèves des collèges de notre enquête. Ils désignent le délitement des liens sociaux, l’anomie généralisée, les difficultés du vivre ensemble et brandissent le risque du « communautarisme », concept importé artificiellement de l’Amérique du Nord, qui joue le rôle d’épouvantail en assimilant la situation de ces « quartiers en crise » à celle des « ghettos » d’Amérique du nord. Nous suivrons sur ce point Loïc Wacquant qui considère que « le ghetto français est un contre-sens sociologique » (2006, p. 170) et Fabrice Dhume qui démontre que le terme de communautarisme est une construction française artificielle et qu’il n’est pas utilisé dans le monde anglo-saxon (DhumeSonzogni, 2016). Les images convoquées par ces concepts participent à une représentation stigmatisante, la référence aux États-Unis mobilisant les images inquiétantes de zones de nondroit, regroupant des populations racisées, organisées en gangs obéissant à un système de loi et de règles qui leur sont propres. 96 Parallèlement à cette campagne médiatique, des chercheure·s vont « forger un modèle de description des questions d’habitat social qui érige ces territoires en symptômes d’une nouvelle ère historique marquée par l’effacement des conflits sociaux, puis, progressivement, en catégorie générique d’appréhension des problèmes sociaux (Tissot, 2007, p. 68). Il s’agit de d’affirmer que « le problème d’aujourd’hui n’est pas l’exploitation mais l’exclusion » (Touraine, 1991), ce n’est plus la pauvreté qui est la cause des difficultés de ces populations, mais l’exclusion : Il est clair que les jeunes appartiennent aux catégories les moins privilégiées et les plus dépendantes, il est clair qu’ils sont « en bas » mais cela ne signifie pas par autant que la pauvreté, comme telle, puisse être le principe d’explication de leur conduite. La mauvaise réputation des cités exclut bien plus que la misère. (Dubet, 2008, p. 12-14). L’exclusion devient en quelques années le paradigme central pour penser les questions de pauvreté et d’inégalités sociales : « les phénomènes actuels d'exclusion ne renvoient pas aux catégories anciennes de l'exploitation. Une nouvelle question sociale a ainsi fait son apparition. » (Rosanvallon, 1998, p. 7). Serge Paugam parle de l’émergence d’un nouveau paradigme : « si l’exclusion est devenue un paradigme sociétal, les chercheures en sont aussi, indirectement, responsables. » (2001, p. 77). Cette définition contraint à penser les rapports sociaux, dans la même logique que celle employée pour les « ghettos » et le « communautarisme », à partir d’une frontière, d’une séparation, d’une fracture sociale entre certaines populations qui ont toute leur place dans la société et d’autres autour desquelles se mobilisent les politiques de la ville qu’il faut « intégrer ». « Cette représentation mène à remodeler l'imaginaire social collectif, théâtralisant une grande coupure entre deux mondes implicitement considérés comme homogènes » (Rosanvallon, 1998, p. 87). Cette logique contribue à une définition figée des rapports sociaux, proposant une opposition entre ceux du dedans et ceux du dehors. Robert Castel (2013) se positionne contre cet usage du concept d’exclusion qu’il considère comme un piège conceptuel. Ce qui est entendu ordinairement par « population exclue » regroupe en fait des situations extrêmement hétérogènes. Ce qui caractérise plus précisément les « exclus » correspond au « processus de désaffiliation » (Castel, 2013, p. 63) dans lesquels ils sont engagés. Le paradigme de la désaffiliation insiste ainsi sur la diversité des trajectoires (Castel, 2013, p. 342), et refuse le partage en termes d’inclusion/exclusion ou in/out imposé par Alain Touraine (1991). Il permet de réintroduire, contre la vision de l’exclusion comme un état figé, la part des processus, d’exploitation et de domination, en jeu dans les trajectoires de désaffiliation. Cette construction du problème social qui frappe le territoire de notre enquête replace la question de l’exclusion au centre des enjeux en refusant comme nous l’avons vu dans le cadre scolaire, de penser ce phénomène en termes de rapports de domination. Ces quartiers, séparés de la société intégrée par une frontière, sont pensés comme des zones d’exclusion, ethnicisées et anomiques, en référence aux ghettos nord-américains. Parallèlement à cette construction des « quartiers sensibles », un mouvement social et médiatique équivalent va 97 promouvoir la question de la violence endémique de ces quartiers dans un véritable mouvement de « panique morale » (S. Cohen, 2011). b. Le problème de la « jeunesse violente » Les populations habitant dans ces zones urbaines frappées par la grande pauvreté, et en particulier les plus jeunes, vont être présentées comme des menaces, dont il faut protéger l’ensemble de la société. Le consensus se cristallise à la fois autour « de la brutalité dont font preuve, à l’égard de la plupart des autorités, des enfants et des adolescents mal ou pas socialisés aux normes de la vie en société » et de « l’urgence qu’il y a à en arrêter le cours, à empêcher la contamination de la violence » (Collovald, 2000 p. 43). Cette violence est largement conçue comme anomique, vide de sens : « non pas la violence instrumentale, contrôlée et dissimulée de la délinquance, mais une violence “gratuite“, expressive et sans objet » (Dubet, 2008, p. 14). La délinquance juvénile constitue alors un objet central dans l’explication des « violences urbaines » et du développement du « sentiment d’insécurité » (Mucchielli, 2002 p. 21). Cette préoccupation qui contamine les discours politiques et médiatiques, repose sur la conviction commune d’une augmentation massive de la violence et de la délinquance juvénile, de la démission des parents (Mucchielli, 2000) et sur de la nécessité de restaurer l’autorité des adultes. « Pour ces familles a priori coupables d’avoir baissé les bras dans leur travail éducatif, c’est la restauration d’une discipline ou d’une “autorité“ qui est souhaitée » (Douat, 2007, p. 8). Cependant, « La panique morale qui a fait rage dans toute l'Europe ces dernières années à propos de la “violence de rue“ et de la “jeunesse délinquante“, qui menaceraient l'intégrité des sociétés avancées et exigeraient des réponses pénales sévères » (Wacquant, 2009, p. 243) 39 ne correspond pas à une réalité statistique d’augmentation massive des phénomènes de violence et des actes de délinquance, mais à une politique de « pénalisation de la précarité comme production de la réalité » (Wacquant, 2009, p. 29)40. Cette supposée inflation de la délinquance juvénile induit pour les jeunes habitants de ces quartiers pauvres d’être exposé à un harcèlement permanent de la part des forces de police (Wacquant, 2005, p. 137), qui les constitue comme des coupables a priori « dans une logique de surpuissance policière et d’agressivité, une situation de guérilla jeunes/police qui aggrave les choses » (Beaud, 2007, p. 39). Les élèves des collèges de la très grande pauvreté sont ainsi dès leur plus jeune âge, les victimes quotidiennes de pratiques vexatoires, racistes et humiliantes de la part des forces de police, qu’ils subissent « parce qu’ils vivent là où ils vivent et qu’ils sont ce qu’ils sont » (Fassin, 2015, p. 17), comme le rapport Didier Fassin dans son enquête ethnographique auprès des brigades de la BAC : « les scènes d’humiliation étaient en revanche tout à fait communes. Elles se produisaient quotidiennement dans la rue à l’occasion des contrôles d’identité et des fouilles à corps ou des interpellations avec menottage non justifié (…). Les procédés étaient nombreux, des remarques désobligeantes aux insultes raciste, des signes ostensibles de mépris » (2015, p. 214). 39 40 Traduit de l’anglais par nos soins. Idem. 98 L’ augmentation des affaires juridiques concernant les mineurs entre 1994 et 2005 est en fait la conséquence de l’alourdissement du cadre légal qui judiciarise les comportements de la jeunesse pauvre et de la multiplication des circonstances aggravantes frappant les jeunes auteurs : le fait d’être un mineur de plus de quinze ans, le fait que l’infraction soit commise sur un dépositaire de l’autorité publique, le fait que l’infraction soit commise en groupe deviennent des circonstances aggravantes (Mucchielli, 2014). En d’autres termes, « dans une société qui ne cesse de durcir la justice des mineurs, de créer de nouvelles infractions et d’alourdir les qualifications pénales, la délinquance ne peut qu’augmenter par définition » (Mucchielli, 2017, p.92). On assiste à une concentration de cette délinquance juvénile dans les « quartiers sensibles ». La population des « jeunes des quartiers », constituée comme une population dangereuse et violente, fait l’objet d’un triple processus de criminalisation (des actes sont requalifiés en infractions pénales), de judiciarisation (les actes « criminels » sont plus systématiquement poursuivis) et de territorialisation (les faits sont concentrés dans certains quartiers) qui produit mathématiquement une augmentation des actes enregistrés par la police de « délinquance ». Cette évolution s’accompagne d’un changement de paradigme dans la prise en charge de la délinquance des jeunes : « les lois Perben (2002 et 2004), puis la loi de prévention de la délinquance du 5 mars 2007 (…) marquent résolument la césure entre l’enfance en danger et l’enfance délinquante » (Becquemin & Chauvière, 2013, p. 25). Cette évolution a ainsi participé à la constitution d’une nouvelle classe dangereuse représentée par les adolescents habitant les « quartiers sensibles », en occultant le contexte social dans lequel évoluent les populations jeunes de ces quartiers. « L’expression “violences urbaines“ », rappellent ainsi Stéphane Beaud et Michel Pialoux, « peut être trompeuse : en l’employant, les médias voudraient faire croire à l’unicité des causes, et surtout masquent le fait qu’il s’agit d’une violence sociale inhérente à une situation de chômage de masse et de précarité structurelle » (Beaud & Pialoux, 2013, p.380). Cette « invention de la violence » (Mucchielli, 2011) va impacter très fortement les représentations stigmatisantes affectant les « jeunes des quartiers ». Elle se retrouve dans les catégories de l’action publique éducative mise en place dans les établissements qui scolarisent les élèves les plus pauvres. 2. l’invention de la violence scolaire : la création de l’élève dangereux. La notion de violence scolaire a été popularisée par la presse, puis par la télévision, tout comme la notion de violences urbaines, certes plus facilement mises en spectacles télévisuels. C’est pour cela qu’il est possible de parler d’objet socio-médiatique. D’une certaine façon, ce récit médiatique tisse une manière de construire le social, structurant l’imaginaire collectif. (Mabilon-Bonfils, 2005, p. 21). Nous allons maintenant montrer comment s’est développée cette politique de discrimination positive en France et quelle a été l’influence de l’étiquetage social des adolescent·es qui y sont scolarisé·es, puis comment les politiques de traitement de la violence y ont remplacé celle de la résolution de l’échec scolaire. Ces politiques déterminent, au niveau 99 national, le contexte des établissements REP+ dans lequel s’inscrivent les collèges de notre terrain. Bien qu’un retour historique nous inciterait plutôt à considérer la violence scolaire comme une réalité endémique de la relation éducative, l’idée d’une explosion des violences scolaires parallèlement à la réalisation de la démocratisation scolaire est aujourd’hui largement partagée. Nous verrons comment cette question de la violence scolaire a émergé dans le discours éducatif et l’impact de la constitution de cette « nouvelle question éducative » sur les politiques et les pratiques sur notre terrain. a. le contexte de l’éducation prioritaire La circulaire n° 81-238 du 1er juillet 1981 donne naissance aux zones d’éducation prioritaire (BOEN 27 du 09/07/1981). Dans un contexte d’alternance politique, il s’agit selon le texte de « corriger l’inégalité [sociale] par le renforcement sélectif de l’action éducative dans les zones et dans les milieux sociaux où le taux d’échec scolaire est le plus élevé ». Au cours des années 1960 et 1970, de vastes réformes se succèdent et mettent en œuvre la première vague de massification scolaire avec la loi Berthoin qui étend l’obligation scolaire à 16 ans en 1959 et la loi Haby qui crée le collège unique en 1975 (Prost, 2013). Cette démocratisation quantitative, dans un contexte de montée du chômage de masse, est un phénomène que l’on observe dans tous les autres système éducatifs de l’OCDE (Merle, 2017). Parallèlement à cette démocratisation, les travaux de la sociologie de l’éducation soulignent l’écart existant entre un accès de tous les élèves à l’enseignement secondaire et la persistance des inégalités de réussite scolaire (Bourdieu & Passeron, 1970). L’égalité d’accès à l’enseignement ne constituerait ainsi qu’une égalité de droit et non une égalité de fait. Les auteurs mettent en avant le concept de capital culturel : la culture scolaire est celle que les élites ont intériorisée, ce qui place les élèves issus des catégories sociales populaires en situation de désavantage. Derrière une façade égalitariste, l’école française resterait une école de la sélection, fortement hiérarchisée, produisant des gagnants, principalement issus des classes sociales les plus favorisées et des perdants, issus des classes sociales les plus pauvres (Baudelot & Establet, 1971). Ce constat partagé par d’autres systèmes éducatifs dans les années soixante, comme par exemple par l’étude dirigée par James Coleman aux États-Unis (1968), amène les gouvernements à se poser la question de l’équité sociale non plus en termes d’accès mais en termes de résultats. Les politiques éducatives se tournent alors vers une logique de justice corrective, cherchant à répondre aux inégalités sociales de réussite scolaire pour obtenir une égalité de résultats et donc parvenir à un système qui tend à avantager du point de vue des ressources éducatives, les élèves les plus défavorisés socialement. Ainsi, la politique éducative menée dans les zones d’éducation prioritaire au cours des années quatre-vingt est principalement axée autour des apprentissages fondamentaux, avec une forte présence d’actions de soutien scolaire (Meuret, 1994, p.45). La politique compensatoire se focalise sur la problématique de l’échec scolaire, avec une attention particulière pour les élèves en difficulté. De nombreuses études et rapports ont montré les résultats mitigés de ces politiques sur la réduction des inégalités (Mons, 2016). Les moyens accordés à l’éducation prioritaire se focalisent sur une diminution du nombre d’élèves par classe qui reste insuffisante pour donner des résultats significatifs (Felouzis, 2014a, p. 106), et sur des avantages financiers accordés 100 aux personnels qui peinent à stabiliser réellement les équipes. Les enseignant·es sont, dans ces établissements, plus souvent des débutant·es et y restent moins longtemps que dans les autres collèges. Ils ou elles estiment consacrer plus de temps que dans d’autres types d’établissements à la gestion de la discipline. D’autre part, dans les collèges de l’éducation prioritaire renforcée, il est fait plus qu’ailleurs usage d’enseignant·es non titulaires et les enseignant·es y sont plus souvent absent·es (Mons, 2016, p. 26-28). « Les enseignants dans les ZEP sont les moins expérimentés. Il s'agit souvent d'enseignants débutants dont la professionnalisation est encore en devenir, ce qui pose la question de leur efficacité pédagogique dans des contextes d'enseignement moins favorables que dans d'autres établissements » (Felouzis, 2014, p. 105). Si les enquêtes de victimation ne révèlent pas une exposition à la violence supérieure dans ces collèges, le sentiment d’insécurité y est cependant plus élevé. Les relations avec les adultes sont moins souvent qualifiées de bonnes par les élèves, leur sentiment d’injustice par rapport aux punitions y est plus important que dans d’autres contextes éducatifs (DEPP, 2017). Enfin, il semble que la dénomination de l’éducation prioritaire renforcée contribue à stigmatiser les établissements et les élèves qui y sont scolarisés (Merle, 2012a) : « nombre de travaux estiment que la labellisation en “éducation prioritaire“ est ici contre-productive, fonctionnant comme un indicateur négatif, incitant à la fuite, pour les catégories les mieux disposées à le percevoir et à en tirer les conséquences » (Rochex & Bongrand, 2016). Dans le contexte d’un marché scolaire sous tension où les familles mettent en œuvre des stratégies de contournement de la carte scolaire (Van Zanten, 2009), la labellisation de l’éducation prioritaire participe à aggraver les phénomènes de ségrégation sociale et ethnique (Felouzis et al., 2007). Les politiques de l’éducation prioritaire, malgré les nombreuses relances effectuées depuis la création des ZEP en 1981, ne sont pas arrivées à réduire significativement les inégalités de réussite scolaire : la dénomination des établissements aujourd’hui en « REP+ » constitue sans doute une forme de stigmatisation qui se superpose aux stigmatisations territoriales. b. L’étiquetage « violence » des zones d’éducation prioritaire La première relance de l’éducation prioritaire, en 1990, marque l’apparition de de la notion de lutte contre la violence scolaire. Un paragraphe y est explicitement consacré dans le texte officiel (circulaire n° 92-360 du 07/12/1992). On entre ainsi dans un cycle qui va redéfinir l’élève « en difficulté » de l’éducation prioritaire en élève « difficile », puis en élève « dangereux ». Durkheim critique la construction par la pédagogie formaliste d’un élève « idéal », promu par chaque époque du système éducatif (Durkheim, 1938, éd. 2014). En parallèle de ces représentations, de l’élève silencieux, attentif, immobile, obéissant (Millet & Thin, 2007, p. 3), se développe en creux l’image de l’élève non-conforme à l’institution scolaire. A la figure sympathique du cancre assis auprès du poêle, mobilisée par la littérature, va succéder une figure médiatique largement partagée de l’élève perturbateur. Au tournant des années 1990, le discours général sur la décadence, associé à l’école et à l’intrusion d’une violence endémique en son sein, réintroduit la figure de l’enfant sauvage : 101 Le “retour de l'enfant- sauvage“ est retour d'un archaïsme anthropologique qui situe l'enfance comme âge de sauvagerie et de déraison, exposant l'humanité au risque de la décadence. L'enfant serait “à risques“, situé entre sauvagerie et dressage, nature et culture, progrès et régression. C'est la culture qui serait menacée à travers l'agression contre l'École, et la refondation des valeurs serait la seule manière de préserver en même temps l'enfance innocente et la démocratie républicaine » (Debarbieux, 1998a, p. 8). Le colloque de Villepinte, organisé en octobre 1997 par le ministre de l’intérieur, JeanPierre Chevènement, marque une étape décisive dans la définition de cette jeunesse des quartiers populaires et la manière dont l’absence de repères éducatifs incline à la violence, seul moyen d’expression auquel les « jeunes des quartiers » pourraient avoir recours : Peu ou pas socialisés, sans structure mentale et affective, ces jeunes adolescents n’ont souvent pour seul réflexe que la violence. N’ayant plus de repères et de normes, ils ne savent pas ce que signifie le passage à l’acte, qu’entre le désir et le passage à l’acte, il doit y avoir une barrière » (Aubry, 1997). Ces adolescents sont alors qualifiés de « jeunes barbares » puis de « sauvageons » par le ministre de l’intérieur. Le quartier tel qu’il a déjà été défini va s’introduire dans l’école : les comportements de ces élèves « inadaptés », sont fortement associés dans les discours à l’idée que ces enfants auraient été socialisés dans la rue. Les jugements formulés par l’école et ses agents sur ces élèves les assimilent à cette culture de la rue : « les mauvais élèves ne sont pas désignés ici dans ce qu’ils font à l’école, mais bel et bien dans ce qu’ils sont hors de l’école » (Houssaye, 2008, p. 236). La question de la difficulté scolaire a été ainsi largement reléguée au second plan des préoccupations qui se concentrent à présent sur les difficultés comportementales d’élèves « déviants », (Moignard & Rubi, 2018, p. 56). Ce processus qui pousse l’ensemble des acteurs à attribuer les difficultés de l’école à des causes extérieures, à une influence néfaste « du quartier », mènera à une logique d’externalisation et de territorialisation du traitement de ces problèmes (Barrère, 2013). Dans le prolongement de cette catégorisation des jeunes des « quartiers sensibles », associés nécessairement à la figure de la délinquance juvénile, présentés comme une population ontologiquement dangereuse, la violence va devenir un objet central du discours sur l’école, et en particulier dans les établissements de l’éducation prioritaire. Comme pour les « quartiers sensibles », la promotion de la thématique de la « violence scolaire » a fait l’objet d’un travail conjoint de la part de la sphère politique, de la part des médias et de celle de chercheurs. Laurent Mucchielli note que : « le thème de la “violence à l’école“ a pris, au cours des années quatre-vingt-dix une ampleur syndicale, politique et médiatique inédite » (Mucchielli, 2002, p. 73), à tel point qu’au tournant des années 2000, « on assiste ainsi à une transformation du discours commun sur l’école plaquant, sur toute une série d’événements 102 scolaires qui auraient relevé, il y a peu encore, de la question de l’“échec scolaire“, une nouvelle grille de lecture axée sur la “violence“ ou les “incivilités“. » (Millet & Thin, 2003a, p. 32). c. l’évolution des phénomènes de violence à l’école : quelle réalité historique ? La réalité de l’évolution des phénomènes de violence sur un temps long est difficile à évaluer scientifiquement. Les chercheurs qui souhaitent relativiser l’accroissement supposé massif au tournant des années 1990, font régulièrement référence aux émeutes dont les lycées napoléoniens ont été le théâtre au XIXe siècle, aux surveillants généraux pendus dans les dortoirs, à la troupe obligée de tirer sur les élèves (J.F. Condette, 2004). Or, ces références sont suffisamment lointaines dans le temps pour constituer un objet exotique et ne pas faire réellement écho dans le contexte de notre recherche. La réalité des violences dans les écoles du primaire et du secondaire dans la première partie du vingtaine siècle est peu documentée. Des exemples montrent cependant que dans certains de ces contextes scolaires, on retrouve des faits d’atteinte à la norme très proches de ceux considérés aujourd’hui comme des « violences scolaires » et témoignent d’une forme de continuité dans les rapports conflictuels entre les élèves et les adultes à l’école, validant l’hypothèse selon laquelle « l’institution scolaire (…) apparaît comme un milieu “violentogène“ » (Caron, 1999, p. 9). Jean Anglade, instituteur dans l’entre-deux guerres, témoigne ainsi de la violence des rapports entre les enseignant·es et leurs élèves : « je dus employer la force. A l’égard notamment d’un certain Vial, foncièrement rebelle à toute discipline, toujours la bave aux lèvres, le poing levé vers moi et contre les autres. (…) je sentais qu’il m’aurait tué avec le plus grand plaisir s’il avait pu » (Anglade, 1993, p. 205). Claude Lelievre et Francis Lec (2007) rapportent des faits similaires à ceux colportés par les médias aujourd’hui : on retrouve dans leurs descriptions l’idée d’une école perméable à la violence urbaine : « il y avait de la violence dans la cour, à l’extérieur et à l’intérieur de l’école. Il ne fallait pas trop laisser sa voiture à l’extérieur », la pénibilité du métier d’enseignant·e : « c’étaient des classes qui démolissaient. J’ai vu des maîtres qui coulaient au bout de quinze jours : il fallait les retirer. Moi-même cette classe me faisait peur », l’existence d’un absentéisme massif : « j’ai eu un élève qui fuguait. Il y avait beaucoup d’absentéisme, une scolarité partielle », le caractère sexiste des violences adressées aux enseignantes : « ils envoyaient un mot aux copains : “Melle Untel, on la baise ce soir“ », la stigmatisation de certaines zones géographiques : « les communes comme Bondy, Bobigny, Montreuil n’étaient pas demandées à cause du public qu’on y rencontrait. Ces banlieues ont toujours été perçues comme des terrains difficiles », la démission parentale : « les enfants de 11 à 14 ans dans ces banlieues-là, étaient très durs parce que souvent ils échappaient à l’autorité des parents. Je me rappelle le cas d’enfants traînés devant les tribunaux. » (2007, p.60). Sylvain Laurent et Julian Mischi relèvent dans la préface de « L’école des ouvriers » (Willis, 2011), la présence des phénomènes de violence quotidienne dans les collèges de l’Angleterre des années 1970, « une série d’actes dignes des faits divers contemporains : incendies volontaires, violences entre élèves, vandalisme, rapports sexuels et alcoolisations précoces, insubordination généralisée face aux enseignants, absentéisme scolaire et vols » 103 (Willis, 2011 p. 8-9). Peter Woods observe des élèves qui tournent « le professeur en ridicule en l’affublant de sobriquets ou en le discréditant par des graffitis sur les tables ou les murs des toilettes, ou en manigançant des attrape nigauds et en lançant des projectiles » (Woods, 1990 p. 62). Ces « indices » sur le climat de certaines classes dans les années 1950 à 1970 permettent de contredire l’image de l’âge d’or d’une discipline efficace que l’école aurait connu au cours d’une période d’apaisement des conflits scolaires (Carra & Faggianelli, 2011, p. 13) selon laquelle « le XXe siècle voit se calmer le monde scolaire » (Debarbieux, 1996, p. 27). Claude Lelièvre considère ainsi que la violence n’a pas fait son apparition dans les établissements d’enseignement secondaire dans les années 1990, mais représente au contraire une permanence historique du système scolaire et endémique à la relation éducative (Lelièvre, 2002). Selon Nicole Vettedburg, les études menées sur les comportements juvéniles nous permettent d’ « affirmer que le comportement délinquant chez les jeunes évolue très peu avec le temps et que, à cet âge, la violence est une composante pour ainsi dire immuable du comportement. » et ainsi de « supposer que l'inquiétude existant dans la société à propos de la violence juvénile s'appuie plutôt sur une image intuitive que sur une connaissance avérée des faits. » (2000, p. 36). La question des violences scolaires a été en fait l’objet d’une véritable construction et la peinture nostalgique et fantasmée d’un temps scolaire apaisé qui aurait précédé la massification scolaire, participe de cette construction. Cette rhétorique repose sur l’entrée dans l’école de « nouveaux publics » qui viendraient en perturber le bon fonctionnement. « Toute possibilité de penser la violente symbolique est ainsi évacuée au profit d’une sorte de modèle de l’école innocente, confrontée à l’inaptitude scolaire de certains de ses élèves et à leurs “violences réactionnelles“ quand ils se retournent contre l’école » (Vienne, 2009, p. 166) d. L’émergence de la question des violences scolaires L’impact de la médiatisation de faits divers relatant l’agression d’enseignant·es par leurs élèves dans des établissements scolaires a marqué durablement la société française et participé à associer l’école « des quartiers sensibles » à l’image de zones de non-droit où se multiplient des violences spectaculaires. Parallèlement à cette construction médiatique, la sphère politique va se saisir de la question en multipliant depuis 1992 les « plans violence » : plan Lang en 1992, plan Bayrou en 1995, plan Allègre en 1997, second plan Allègre en 2000, plan Ferry et plan Darcos en 2002 plan Darcos plan Robien en 2006, plan Chatel en 2009 et 2010, plan Blanquer en 2019. Chacun de ces plans légifèrent dans l’urgence en réponse à des événements ayant fait l’objet d’une couverture médiatique massive. La circulaire interministérielle (ministère de l’éducation nationale et de l’intérieur) n° 92-166 du 27 mai 1992 sur les « Conditions de sécurité dans les établissements scolaires » (Ministère de l'Education Nationale & Ministère de l'Intérieur, 1992) pointe concrètement un certain type de territoires puisqu’elle concerne « des établissements qui connaissent plus particulièrement des difficultés au plan de la sécurité et sont confrontés au quotidien au problème de la violence : dans les zones d'éducation prioritaire urbaines ». Dans le début des années 1990, alors qu’émerge cette préoccupation sociale, elle 104 est associée dans les textes officiels aux quartiers précédemment définis comme « sensibles ». La circulaire dit répondre une « forte demande de sécurité qui émane désormais des enseignants et de l'ensemble de la communauté éducative ». Elle institutionnalise les relations entre les forces de l’ordre et l’école. Ces plans successifs occasionnent la création de « labels » qui viennent définir certains établissements scolaires comme des lieux à risque : « établissements sensibles » en 1992, « zone de prévention violence » en 1997. La loi du 17 juin 1998 aggrave les sanctions pénales encourues pour des faits de violence commis dans l’enceinte de l’école française ce qui contribuera à la judiciarisation des rapports sociaux dans les établissements scolaires. e. La violence scolaire, construction d’un objet scientifique Comme pour la problématique des « quartiers », la reconversion de la violence scolaire en problème social commence par un processus de nomination. En 1994, un programme interministériel de recherche sur les violences est lancé qui donnera lieu aux premières publications d’Éric Debarbieux sur la violence scolaire (1996). Ces recherches (Debarbieux, 1996; Debarbieux, Debarbieux Blaya, Hancock, & Hutton, 2001; Debarbieux, Garnier, Montoya, & Tichit, 1999) cherchent à combattre le fantasme, porté par les médias, d’une augmentation exponentielle de la violence : « l’école ne brûle pas. On ne s’étripe pas dans toutes les cours de récréation (…) ce n’est pas en termes de crimes et délits qu’il faut penser la violence scolaire. » (Debarbieux, 1996, p. 75). En documentant pour la première fois sérieusement sur des bases scientifiques un phénomène fortement chargé d’affect et d’idéologie, les auteurs combattent le recours à les explications essentialisantes de sens commun selon lesquelles : « la violence est aujourd’hui largement expliquée par les acteurs de bien des établissements scolaires par des facteurs “ethniques“ » (Debarbieux & Tichit, 1997, p. 167). Ces études déconstruisent l’idée d’une violence endémique frappant les établissements des territoires urbains pauvres : « il est impossible d’accoler aux élèves de milieux “défavorisés“ une sauvagerie native ou intrinsèque » (Debarbieux, 1997). En construisant des études scientifiques sur les violences scolaires, ces études remettent en question l’existence d’une école de la périphérie assiégée par une violence spectaculaire pour mettre en lumière les microviolences quotidiennes subies par les élèves les plus fragiles. Ces travaux vont cependant procéder à un choix sémantique qui poussera par la suite à assimiler l’ensemble des actes d’indiscipline à des faits de violence. Le discours commun sur la violence endémique aux zones d’éducation prioritaire a depuis largement gagné la bataille. Si les chercheure·s qui se penchent sur ce problème reconnaissent volontiers que l’expression de « violence scolaire » « renvoie à des phénomènes hétérogènes, difficiles à délimiter et à ordonner, et étroitement liés à la position et aux représentations de celui qui l’utilise » (Charlot & Émin, 1997, p.2), ils vont utiliser volontairement une définition englobante de la violence, qui intègre dans un même champ conceptuel les violences physiques, verbales et morales, les incivilités, et le sentiment d’insécurité. Ils importent pour cela dans le champ de l’éducation les travaux de Sébastien Roché sur les incivilités urbaines (1993, 1994) qui refuse une définition « dure », qui ne serait liée qu’à la violence physique et à des faits délictueux. Le 105 reproche adressé à cette définition trop stricte, c’est précisément qu’elle exclut les violences qui selon Roché « se développent massivement : la délinquance et les désordres » (1994, p.83). Pour prendre en compte « la montée continue de la petite délinquance, la dégradation des relations sociales [qui] sont réelles, déterminantes » (Debarbieux, 1997), il faut faire entrer dans la définition de la violence scolaire, les crimes et délits mais aussi les incivilités et le sentiment d’insécurité (Debarbieux, 1996, p. 42). On voit comment la définition de la violence a été conçue de manière circulaire pour pouvoir prendre en compte des phénomènes considérés a priori comme en augmentation et comment cette assimilation contestable des faits quotidiens d’indiscipline à de la violence contribue à promouvoir la « violence scolaire » comme un concept social approprié pour analyser la réalité du monde scolaire. Sébastien Roché définit ainsi l’incivilité à travers des exemples d’une très grande diversité, avec un regard teinté de moralisme : « de la grossièreté des enfants au vandalisme en passant par la présence de clochards, de groupes de jeunes dans les montées d’immeubles » (1993, p. 109). La « notion » d’incivilité, importée de la rhétorique sécuritaire nord-américaine, contribue à une extension exponentielle des actes pénalisables sans limite et « constitue une catégorie tellement ouverte qu’elle perd toute pertinence » (Vienne, 2009, p. 140). Cependant, en posant un jugement moral sur l’hexis de certaines catégories de population (essentiellement les jeunes pauvres racialisés) elle tend à fournir un argument à l’inflation punitive portée par les politiques de tolérance zéro, dans la rue et dans les établissements scolarisant des élèves les plus pauvres. Comme le souligne Guy Vincent : En prétendant établir une relation causale entre incivilités et délinquance, en voyant dans les incivilités un “catalyseur“ “d’autres violences“, autrement dit en confondant différents phénomènes sociaux dont la signification n’est pas recherchée, sous des étiquettes génériques de désordres et de violences, elles [ces théories] croient justifier et en tout cas légitiment des politiques de lutte (contre l’insécurité, contre les délits, contre la déviance…), des politiques d’exclusion, d’enfermement, etc. (Vincent, 2004, p. 108-109) De la même manière, prendre en compte le « sentiment d’insécurité », fortement mobilisé par la sphère médiatique et politique pour promouvoir le spectre de la violence, contribue à troubler cette définition en y introduisant la subjectivité relative des agents sociaux. Il ne s’agit plus là de faits de violence, mais de peur de la violence. « Les enquêtes montrent que le sentiment d’insécurité exprime autre chose que la seule expérience de la victimation » (Mucchielli, 2010). Le fait d’associer ce sentiment, lié à des déterminants de vulnérabilité (l’âge, le genre, la classe sociale) affaiblit l’objet « violence » pour en faire un concept vague, soumis aux différentes appréciations individuelles. Enfin, ce raccourci épistémologique repose sur le postulat de l’augmentation des faits de petite délinquance, et en particulier de la délinquance juvénile. Or, la quantification de ces infractions fait débat. Les chiffres sur lesquels s’appuie Éric Debarbieux pour faire de l’augmentation massive de la délinquance dans les années 1990 un réalité factuelle (1996, p. 31) sont ceux des ministères de l’intérieur et de la justice. On sait pourtant que ces chiffres ne sont pas fiables puisque « ces administrations 106 présentent non pas les fruits de leurs enquêtes systématiques, anonymes et désintéressées, mais les résultats de leur activité, partielle et directement intéressée » (Mucchielli, 2002, p. 56). La définition de la violence scolaire adoptée unanimement par la recherche en éducation a été conçue pour inclure la multiplication de la délinquance juvénile, considérée comme une réalité a priori, et cette définition va permettre de constater dans les établissements scolaires, cette montée irrésistible des actes délictueux, justement en les requalifiant d’actes violents : on voit la fonction circulaire et auto réalisatrice du processus. Un autre argument avancé pour assimiler tout acte d’indiscipline à de la violence et reposant sur le sens commun, est celui d’un lien de causalité supposé entre les faits mineurs d’incivilité et les véritables délits : « chaque éducateur, d’expérience, sait bien ce qui a été vérifié expérimentalement, à savoir que l’injure était le déclencheur type de la violence plus brutale » (Debarbieux, 1997, p.20). Ici aussi, l’analyse se fonde sur un postulat de sens commun. La multiplication des incivilités dans les établissements scolaires, si on ne peut pas l’assimiler à de réelles violences, serait « annonciatrice d’infractions plus graves » (Debarbieux, 1997, p. 20). Les auteurs font explicitement référence à la théorie de la « vitre cassée » : « c’est la fameuse métaphore de la “ vitre cassée “ : lorsqu’un carreau est cassé dans une fenêtre et qu’il n’est pas réparé, peu à peu les autres seront cassés » (Debarbieux, 1997, p. 20). Cette théorie, issue d’un article de James Wilson et Georges Kelling (1982) met en avant le risque de déliquescence qui dériverait des petites incivilités. Les deux auteurs décrivent, avec une forte dramatisation, les risques d’escalade engendrés par de petits délits : Un quartier paisible de familles qui s’occupent bien de leurs foyers, surveillent ensemble leurs enfants, et se font réciproquement confiance pour lutter contre toutes intrusions étrangères peut se transformer en quelques années et même en quelques mois, en une jungle effrayante et inhospitalière. Des propriétés sont abandonnées, le trafic d’herbe se multiplie, une vitre est cassée » (Wilson & Kelling, 1982, p. 33)41. Cette théorie à l’origine des politiques de « tolérance zéro » à New York, puis dans l’ensemble des écoles des Etats-Unis a été largement diffusée au cours des trente dernières années pour devenir une figure centrale des politiques de répression de la délinquance dans la plupart des pays occidentaux (Wacquant, 1999). On voit ici comment elle est aussi entrée dans les jugements de sens commun des acteurs scolaires, et comment elle a pu influencer les recherches en éducation. Elle détermine une position, à la fois dans la production de savoir sur les actes d’indiscipline mais aussi sur les perspectives de leur traitement. Robert Ballion, fait aussi référence à cette “théorie“, et revendique la nécessité de traiter l’ensemble des « symptômes à bas bruits » comme les premiers pas vers la violence délictueuse : Comme il est dit dans le célèbre article “Broken windows“ (Wilson, Kelling, 1982) : “la délinquance grave prospère sur l’impuissance à maîtriser les comportements 41 Traduit de l’anglais par nos soins. 107 déviants“ (…) les symptômes à bas bruit tels que l’agitation, l’absentéisme, l’incivilité, autant de conséquences de l’affaiblissement de la capacité de l’institution scolaire à imposer la norme, créent le contexte favorable à l’émergence des actes délictueux » (Ballion, 1997, p. 44). De la théorie de la vitre brisée, découle on le voit, l’assimilation de l’ensemble des atteintes à la norme scolaire, depuis l’absentéisme jusqu’à l’agitation, à des actes délinquants, ce qui nécessite de les traiter comme tels. Cependant, les études critiques menées depuis, en Amérique du nord, sur cette pseudo théorie montrent le peu de rigueur scientifique de ces démonstrations : « il n’y a pas de preuve tangible que la théorie de la vitre cassée fonctionne. En fait, les données scientifiques sociales existantes suggèrent que la théorie n’est probablement pas juste » (Harcourt, 2009, p. 8)42 . Loïc Wacquant constate, à partir d’une analyse comparative des phénomènes de délinquance dans les districts de Chicago qu’ « il n'existe aucune relation statistique entre les indicateurs visibles de “désordre“ dans une zone donnée et ses taux de criminalité » (2009, p. 289). Ces supposées théories ont principalement conduit à criminaliser la pauvreté et les désordres urbains, multipliant ainsi les peines de prison, sans pour autant avoir le moindre effet sur la diminution de la délinquance (Wacquant, 1999). Si le terme d’incivilité a par la suite été critiqué par ses propres promoteurs dans le champ de l’éducation, Éric Debarbieux relevant par exemple que « l’usage excessif de la notion d’incivilité entraine une surqualification des désordres ou des indisciplines, tout en s’accentuant vers un culturalisme xénophobe » (2006, p. 114) les concepts adoptés par la suite pour qualifier les désordres scolaires (microviolence, harcèlement, victimation) vont tous dans le sens d’une responsabilisation individuelle des élèves et influencent considérablement les représentations et l’action des professionnels sur le terrain. L’étude des violences scolaires relève ainsi d’un véritable « impensé normatif » (Vienne, 2009). Dans ce regard exclusivement porté sur les élèves considérés comme responsables de ces « violences », la recherche a omis de prendre en compte la part de production de l’institution et de ses agents. Envisager les violences scolaires du seul point de vue des victimes et en stigmatisant un type d’élèves méconnait l’importance de l’institution dans leurs manifestations, intègre un cadre normatif de plus en plus sévère, exigeant une conformité absolue des élèves à la « norme », psychologise un fait social. (De Saint Martin, 2012, p. 125) Pour sortir de cette logique qui évacue la part active de l’institution, Béatrice MabilonBonfils propose de réintroduire le concept bourdieusien de violence symbolique (2007). De la même manière que l’état possède, dans nos sociétés occidentales contemporaines, le monopole de la violence légitime (Fassin, 2017, p. 21), c’est l’école qui est y chargée de l’exercice de la violence symbolique par l’usage de verdicts scolaires et en dissimulant les rapports de domination sociale qui fondent son autorité. Il existe cependant des formes de résistance à l’imposition de la violence symbolique. Dans le contexte de forte ségrégation 42 Traduit de l’anglais par nos soins. 108 ethnique que subissent les établissements des zones urbaines pauvres, la violence doit être pensée comme « produite par la violence symbolique de l’Institution dans sa gestion du pluriel » et par « les tensions entre la société multiethnique et multiconfessionnelle qu’est devenue la France, (…) et les principes unitaires, supposés transcender les particularismes communautaires » (Mabilon-Bonfils, 2007, p. 174). Nous devons considérer la contrainte rigide d’un ordre normatif incapable de penser la diversité des cultures juvéniles comme une violence symbolique subie par les élèves et affirmer que « la violence à l’école serait alors une manifestation symptomatique des procédures d’étiquetage et de disqualification à l’œuvre à l’École » (Mabilon-Bonfils, 2007, p. 174), ou encore que la violence des élèves pourrait être considérée comme une des multiples formes de résistance à la contrainte de la norme scolaire (Palheta, 2015). La constitution de la violence scolaire en question éducative vive, sur la base de cette supposée croissance de la délinquance juvénile et sur un étayage théorique contestable, participe à diffuser largement ces grilles de lecture jusque dans les établissements scolaires. Eirick Prairat résume bien comment cette façon d’assimiler l’ensemble des comportements des élèves à la question de la violence pose problème : En quelques années, les interrogations sur la violence, l’insécurité et les incivilités vont mettre dans l’ombre les questions psychologiques et didactiques qui avaient jusque-là suscité l’essentiel des discours et des recherches en éducation. Il est cependant inquiétant de voir le concept de violence coloniser le discours éducatif au point d’éclipser le concept classique d’indiscipline. Nous inclinons à penser contre cette mode que le concept d’indiscipline doit être maintenu et qu’il faut récuser pour des raisons épistémologique, politique et éducative les définitions trop extensives de la violence. (2001, p.6) La polysémie du terme ne facilite pas l’appréhension de cet objet, ni la distinction que l’on pourrait faire entre les atteintes banales à la norme, quotidiennes, et les formes plus extrêmes d’agressions physiques et fait la part belle à la perception subjective du phénomène par les adultes : « chacun parle de violence pour désigner des conduites extrêmement différentes, et considère que les mêmes conduites relèvent ou pas de la violence. » (Dubet, 1998, p. 36) avec le risque de faire dépendre cette perception de la position de domination des adultes sur les adolescent·es pauvres et racisé·es. Tous ces éléments nous ont permis de préciser le contexte général dans lequel se situe notre travail. Les zones urbaines qui regroupent les populations les plus défavorisées socialement ont été, au tournant des années 1990, constituées en « quartiers sensibles », stigmatisées par des représentations de la violence, de la délinquance, du délitement du lien social, du « communautarisme », de la radicalisation religieuse, bref, par une « ghettoïsation » de ces espaces urbains. Cette stigmatisation a touché particulièrement les habitants les plus jeunes, dont les comportements ont fait l’objet d’une forte criminalisation et judiciarisation. 109 Cette construction s’est étendue jusqu’à l’école, et en particulier celle des « quartiers d’exil », zones urbaines de la très grande pauvreté dans lesquelles se situent nos terrains d’étude. En nous appuyant sur les travaux empiriques qui se sont penché sur la question des désordres scolaires, nous allons maintenant tenter de décrire la nature des actes d’indisciplines que l’on rencontre aujourd’hui dans les établissements scolaires. 3. La nature des désordres scolaires. a. Les incidents constitutifs de l’indiscipline scolaire La spécificité des établissements scolaires qui constituent notre terrain est de confronter deux groupes sociaux qui ne seraient jamais amenés à se rencontrer dans d’autres situations d’interaction. D’un côté, les enseignant·es, issu·es des classes moyennes et supérieures de la société, dépositaires d’une culture scolaire légitime et dominante, de l’autre, les élèves issus des milieux populaires. Erving Goffman parle de « contacts mixtes », pour qualifier ces situations sociales où les normaux et les stigmatisés se retrouvent confrontés physiquement : C'est lorsque les normaux et stigmatisés viennent à se trouver matériellement en présence les uns des autres, et surtout s'ils s'efforcent de soutenir conjointement une conversation, qu'à lieu l'une des scène primitives de la sociologie ; car c'est bien souvent à ce moment-là que les deux parties se voient contraintes d'affronter directement les causes et les effets du stigmate » (1975, p. 25). Les établissements de l’éducation prioritaire, et plus particulièrement les collèges, sont représentés très largement, dans la sphère médiatique, mais aussi dans de nombreux travaux de la recherche, comme soumis à des troubles quotidiens, des zones de non-droit où règnent la loi des banlieues. L’éducation prioritaire a ainsi été constituée comme une zone d’éducation à part, dangereuse, une école fantasmée incapable de remplir ses missions éducatives et pédagogiques. Cette représentation se situe dans un contexte global qui stigmatise certaines villes de banlieue, certains quartiers et certaines zones urbaines, comme terrain du radicalisme religieux, de la délinquance, des trafics, de l’économie parallèle. Exercer le métier d’enseignant·e dans ces quartiers relèverait de la souffrance : les représentations négatives très majoritaires associées à l’éducation prioritaire s’articulent avec une dévalorisation de l’exercice du métier des enseignant·es perdu·es dans ces zones de non-droit. Ces établissements se retrouvent au croisement de préoccupations largement partagées par l’opinion publique : la radicalisation religieuse et les tensions vécues suite aux attentats de 2015 (Lorcerie & Moignard, 2017), la violence et la délinquance, les trafics de stupéfiants (Mucchielli, 2013). L’ambiance des classes dans les collèges de l’éducation prioritaire est perçue, de façon très majoritaire, comme problématique. L’évolution de l’indiscipline dans les classes de l’enseignement secondaire est associée à la massification de l’enseignement qui a amené, du début des années soixante aux années quatre-vingt-dix, l’ensemble des élèves à être 110 scolarisés dans un tronc commun, le collège unique, jusqu’à l’entrée au lycée (à l’exception des élèves scolarisés dans des dispositifs adaptés : classe et ateliers relais, UPE2A, SEGPA, ULIS). Cette massification aurait permis à des élèves des classes populaires d’accéder à l’enseignement secondaire, mais y aurait aussi fait entrer des difficultés jusqu’alors inconnues par les enseignant·es : une forte hétérogénéité, un absentéisme massif, un climat de classe parfois chaotique rendant la mise en œuvre de la transmission des savoirs plus difficiles et dans certains cas, impossible. L’entrée des élèves des classes populaires dans les établissements d’enseignement du secondaire est ainsi perçue par les agents sociaux de l’éducation « comme une invasion de “barbares“ qui font voler ses principes en éclats » (Meirieu, 2008, p. 24). Dans cette remise en cause de l’école par l’intégration d’une population socialement inadaptée, l’impossibilité de continuer à défendre les normes scolaires comportementales semble constituer un point central : Les règlements établis et normes prescrites ne suffisent plus ou de moins en moins pour prévenir et encadrer les comportements et situations plus imprévisibles, parfois inédits. Les épreuves du métier vécues par les professeurs débutants se nichent dans ces zones d’instabilité pédagogique qui ne peuvent être atténuées au moyen de principes ou de règles explicites – pour ne rien dire des sanctions – et acceptés par les différents acteurs. Il en résulte des effets de désordre et d’impossibilité à enseigner. (Périer, 2012, p. 86). Face au déclin du programme institutionnel (Dubet, 2002), la définition de la situation d’enseignement ne fait plus consensus : « on est passé de situations où, d’emblée, enseignants et élèves savaient ce qu’il fallait faire sans que cela soit dit, à des situations floues, incertaines où l’enseignant, mais aussi les élèves (…) doivent construire de nouveaux rôles » (Ballion, 1997, p. 47). La prise en charge des désordres scolaires devient dans ce contexte une préoccupation centrale des enseignant·es : « dorénavant la fragilité des situations des classes est un horizon d’expérience professionnelle en voie de généralisation » (Barrère, 2002 p.7) et en particulier pour les enseignant·es débutant·es (Rochex, 2004). Cette thématique appartient à ces questions vives d’éducation que Benjamin Moignard qualifie de « nouvelles questions éducatives » (2018a). Le contexte général sociopolitique induit un regard particulier sur des problématiques scolaires. Ainsi, un certain nombre de questions récurrentes deviennent prépondérantes dans les discours politiques, médiatiques et sociaux : c’est le cas dans les années 1990 pour la supposée montée des « violences scolaires », dans les années 2000 pour la focalisation autour des questions d’absentéisme et de décrochage scolaire, dans les années 2010 pour le phénomène du harcèlement. « La logique d’action qui sous-tend la prise en charge des perturbateurs s’inscrit dans l’esprit des procédures mobilisées pour endiguer la montée de nouvelles questions éducatives qui attirent l’attention des pouvoirs publics sur des objets comme la violence, le harcèlement ou le décrochage scolaire » (Moignard & Rubi, 2018, p. 48). Le discours sur la baisse du niveau des élèves a ainsi été remplacé par celui sur la multiplication des incidents, à tel point que la capacité de l’enseignant·e à maintenir l’ordre 111 dans sa classe devient un indicateur central dans l’appréciation de sa professionnalité et un élément indispensable de la construction de son estime de soi. Les « nouveaux » désordres scolaires, apparaissent sous la forme d’incidents. L’incident est un événement qui survient sans que l’on ait pu l’anticiper, il oblige à interrompre le cours pour y répondre (Barrère, 2002, p. 4). Ces incidents sont le fait de quelques individus, qu’il s’agirait neutraliser, de façon à éviter le surgissement inopiné d’actes devant être nécessairement réprimés. Ainsi, les études menées par Pierre Périer auprès des enseignant·es débutant·es montrent que « leur perception des désordres scolaires relève avant tout de comportements perturbateurs, individuels » (2010, p. 152). Dans les collèges scolarisant les élèves pauvres, l’activité d’enseignement deviendrait progressivement une « épreuve », l’institution des normes scolaires n’étant jamais une évidence, mais un travail à reprendre à chaque début de cours. [Enseigner] dans des établissements recrutant majoritairement, voire quasi exclusivement leurs élèves dans les catégories sociales qui naguère n’accédaient pas ou accédaient peu à l’enseignement secondaire, à plus forte raison y débuter, c’est être confronté à la nécessité de travailler explicitement et sans relâche à constituer ce qui, dans un état antérieur du système éducatif, (..) pouvait (…) être considéré comme un acquis » (Rochex, p. 181). Ces comportements témoignent d’une résistance aux contraintes que l’école exerce sur les corps (Millet & Thin, 2007) : les élèves se déplacent dans la classe, mènent des activités parasitaires étrangères à l’activité pédagogique, s’interpellent, se chamaillent. Les incidents, s’ils ne sont pas a priori dirigés vers la personne du professeur, peuvent devenir des conflits, parfois violents, qui remettent en cause la position de l’enseignant·e dans sa classe. « Bruits et chahuts, écarts de langage (ou perçus comme tels) au travers d’interpellations et de « vannes », rapports de force physique plus simulés qu’effectifs, sont quelques-uns des motifs qui, le plus souvent, exposent à la réprobation, à la sanction et parfois à l’exclusion des élèves. » (Périer, 2010, p. 114). Ces incidents se focalisent autour de négociations et de remises en cause de l’évaluation, de l’exercice de l’autorité (à l’occasion de l’application d’une punition), mais aussi par l’importation d’incidents entre élèves extérieurs à la classe (Barrère, 2002, p. 8-10). Les difficultés rencontrées par les enseignant·es relèvent donc majoritairement de ces incidents, de la crainte de leur irruption dans le cadre de la classe, plutôt que de violences qui restent extrêmement rares : S’il arrive que l’affrontement prenne la forme d’une violence, essentiellement verbale (insultes, injures, offenses), que les modes de regroupement des élèves dans les classes et filières contribuent sinon à produire du moins à amplifier, elle a le plus souvent un caractère ténu, à « bas bruit », se jouant des limites du langage et de la civilité requises dans le cadre scolaire. (Périer, 2010, p. 117) 112 Ces atteintes à la norme scolaire seraient une réaction à une forme de « violence symbolique » imposée par l’institution. Ces élèves issus des classes populaires, perdants de la démocratisation scolaire, réagiraient aux verdicts scolaires qui les constituent en perdants de la compétition scolaire par des actes de violence qu’ils jugeraient légitimes, (Dubet, 1998, p. 41). Dans cette situation où l’ordre scolaire n’est plus institué a priori, mais fait l’objet de négociations constantes, l’effacement de l’ordre institutionnel laisse la place à une forte responsabilisation (Lahire, 2007), les échecs et les réussites, celles des enseignant·es dans la gestion de leurs classes, celles des élèves dans leur réussite scolaire, sont imputés aux individus. Les élèves qui échouent, dans la logique du mythe de l’égalité des chances et de la méritocratie (Baudelot & Establet, 2009), ne devraient leur échec qu’à eux-mêmes (Dubet, 2004). La violence symbolique ainsi subie, avec une accumulation de jugements dépréciateurs qui se rajoutent à une situation de déclassement social, provoque des réactions de résistances. L’atteinte à l’ordre scolaire légitime en serait la forme la plus répandue : « l’une des manifestations les plus visibles du refus d’abdiquer face au jugement ou verdict scolaire consiste en des formes variées de perturbation de l’ordre scolaire. » (Périer, 2010, p. 114) Il faut cependant se garder du risque que constitue la focalisation trop importante sur des événements exceptionnels qui viendraient détourner l’attention de la réalité du quotidien. Jean-Yves Rochex souligne le risque de se focaliser sur des situations extrêmes, des cas-limites, qui ne sont pas la majorité ni le quotidien de l’exercice du métier d’enseignant·e (2004, p. 82). Les travaux qui traitent de l’activité déviante des élèves dans les classes de l’enseignement secondaire français sont rares, cependant, ils semblent tous mettre en avant la nature banale des incidents qui constituent les désordres scolaires. L’apparition de faits de violence reste ainsi tout à fait exceptionnelle, même si ces éléments pourraient constituer un « écran » par rapport à la réalité quotidienne des classes. b. Des comportements anomiques ? Les travaux qui portent sur l’apparition de ce qu’il est convenu d’appeler « le nouvel âge des désordres scolaires » (Barrère, 2002a), commencent systématiquement par citer l’article de Jacques Testanière (1967), publié à la fin des années soixante dans la Revue Française de Sociologie. Cet article, sans doute parce qu’il s’attache à un objet de recherche qui n’est alors pas du tout évoqué par les sciences de l’éducation et par les sciences sociales, est devenu le passage obligé, l’ouverture nécessaire de toute étude touchant à la gestion de la discipline dans les classes (Barrère, 2002a, 2003, 2012; Moignard, 2008; Monin, 2007; Périer, 2010; Prairat, 2005), à la violence scolaire (Debarbieux, 1997; Debarbieux et al., 2006) à la construction des inégalités d’apprentissage (Bautier & Rayou, 2013). Les articles et ouvrages cités ici ne sont qu’une part infime du corpus qui se réfère à cet article tant l’usage en est systématique. Les discours produits à la suite de la lecture de Jacques Testanière vont tous dans le même sens : autour des années 1960, une nouvelle forme de chahuts dits « anomiques » apparait, qui remplace les chahuts traditionnels connus jusqu’alors dans l’enseignement secondaire français. Le chahut traditionnel, caractéristique des lycées 113 bourgeois, constituait une forme de reconnaissance ritualisée de l’institution scolaire. A certaines dates (le début et la fin de l’année scolaire ou à des moments marquants du calendrier) à l’adresse de certain·es enseignant·es (exerçant dans des disciplines secondaires, particulièrement malhabiles à tenir leurs classes ou affublés d’un défaut physique) les élèves chahutaient collectivement leurs enseignant·es. Ces chahuts, s’ils pouvaient mettre en difficulté l’enseignant·e concerné, ne remettaient pas en cause le système scolaire et ses finalités. Au contraire, en portant atteinte dans un cadre attendu aux normes scolaires, ils en renforçaient la solidité. Ces chahuts étaient prémédités et construits, parfois même avec un certain raffinement. Les chahuts qualifiés « d’anomiques », apparaitraient dans les années 1960, au moment où l’article est rédigé : ils seraient la conséquence de l’ouverture de l’enseignement secondaire à des élèves issus de milieux populaires. Contrairement aux chahuts traditionnels, les chahuts anomiques seraient vides de sens, sans but. Ils ne viseraient pas d’enseignant·e en particulier. Ces chahuts, là encore à l’opposé des chahuts traditionnels, seraient une remise en cause de l’ordre scolaire, une contestation « sourde » de l’institution. L’importance prise par cette grille de lecture, à partir de cet article repris systématiquement comme passage obligé de l’étude de l’école et de son évolution rend nécessaire une lecture plus précise de ce travail. L’article « Chahut traditionnel et chahut anomique dans l’enseignement secondaire » a le mérite d’étudier la déviance scolaire (l’auteur emploie explicitement ce terme) sur laquelle on possède jusqu’alors peu de données en France et qui restera un objet de recherche marginal par la suite. Il esquisse par exemple une description des actes déviants dans un lycée technique que l’auteur qualifie de « cas limite » qui rappelle les observations réalisées par Paul Willis au Royaume-Uni à la même époque (2011) : « les manifestations de déviance observées sont très graves : insultes envers les éducateurs, déprédations très nombreuses, vols, absences illégales, fraudes nombreuses aux compositions, et même parfois actes de délinquance commis en groupe au retour de l'école. » (Testanière, 1967, p. 27). Cependant, à l’opposé du travail de Paul Willis qui s’inscrit dans une réelle immersion compréhensive du côté de ces élèves issus du monde ouvrier, Jacques Testanière porte sur ces actes délictueux un regard moralisateur du point de vue de l’institution. L’ensemble de l’article est parcouru par des remarques de sens commun par exemple sur la baisse du niveau scolaire « l'impression de jamais vu que ressentent beaucoup de professeurs et qu'ils traduisent dans le langage de la baisse de niveau (d'ailleurs réelle) » (Testanière, 1967, p. 31), ou laisse apparaître une croyance sans faille à propos de la neutralité des fonctionnaires de l’état : On pourrait objecter que le chahut est ainsi défini par sa cause formelle, et que le taux de chahut dépend de la plus ou moins grande sévérité de la discipline générale propre à chaque établissement. Ce serait oublier que la répression du chahut peut être tenue pour uniforme par suite du mode administratif de répartition du personnel de surveillance. » (Testanière, 1967, p. 19) 114 Cette affirmation situe l’adhésion de l’auteur au point de vue normatif de l’institution. Il semble que l’étude des chahuts anomiques dont l’auteur fait état soit fondée en grande partie sur l’étude des registres de sanction, considérés comme offrant des données absolument fiables sur la nature des actes délictueux commis dans les lycées enquêtés : « la lecture du cahier des retenues de chaque établissement, en indiquant la nature et le nombre des punitions sanctionnant les diverses infractions à la discipline générale, livre l'aptitude de l'établissement au chahut » (Testanière, 1967, p. 19). Il établit sur ces bases une catégorisation entre les établissements enclins à l’anomie et ceux qui ne le sont pas. On peut, là encore s’interroger sur la fiabilité de ces données qui enregistrent l’activité punitive déclarée des agents scolaires et non pas sur une observation empirique de ces désordres. Mais au-delà de ces réserves méthodologiques, ce qui frappe le plus à la lecture, c’est le sort qu’il réserve aux élèves issus des classes populaires. Ecartant un peu rapidement l’idée que les comportements qu’il enregistre aient pu se retrouver dans les structures scolaires qui accueillaient ces élèves avant qu’ils n’accèdent à l’enseignement secondaire (Testanière, 1967, p. 31), l’auteur n’évoque à aucun moment l’augmentation de l’âge obligatoire de scolarisation qui a pourtant dû jouer un rôle dans la constitution des comportements de ce public vis-à-vis de l’institution scolaire. En revanche, son verdict est sans appel : « I‘anomie a pour cause essentielle l'introduction dans le système pédagogique traditionnel d'enfants appartenant à des couches sociales qui étaient restées jusque-là en marge de l'enseignement du second degré. » (Testanière, 1967, p.30). On pourrait ainsi dans un premier temps penser qu’il s’agit là d’une critique de la démocratisation quantitative telle qu’elle a été produite en France, signant l’entrée dans l’enseignement secondaire de populations socialement inadaptées. C’est d’ailleurs en partie le sens donné à cette référence dans les travaux de recherche ultérieurs qui le citent. Cependant, l’article de Jacques Testanière ne peut être détaché de la lecture d’un article rédigé deux années plus tard, à la suite d’une enquête menée l’année scolaire suivant les mouvements étudiants et lycéens de mai 1968 (Testanière, 1972) qui atteste de la disparition des désordres observés dans les établissements qualifiés d’anomiques. Alors que dans les établissements où régnait l’anomie aiguë les élèves remettaient jadis complètement en cause les règlements disciplinaires, s’insurgeaient contre les occasions de la punition et allaient jusqu’à en refuser le principe, on constate désormais chez eux une volonté expressément déclarée de se soumettre aux règlements, qui va de pair avec l’acceptation du principe de la punition quand ils les enfreignent (…). On remarque même que c’est dans le cas où sont réunies les conditions de l’anomie aiguë que les élèves sont les plus nombreux (76 %) à accepter l’ordre scolaire » (Testanière, 1972, p. 6). L’auteur interprète cette disparition soudaine et totale du chahut anomique comme un retour à la raison : les élèves, témoins des conséquences néfastes de l’anomie (la révolte de mai 1968) seraient désormais amenés à « se conduire en adultes, soucieux de voir régner à nouveau un ordre propice au succès scolaire » (Testanière, 1972, p.6). Ainsi, les chahuts anomiques, auxquels l’ensemble des travaux sur les désordres scolaires fait référence, 115 auraient disparu deux années après avoir été observés, les élèves issus des milieux populaires voyant d’un mauvais œil le chaos engendré par les révoltes de la jeunesse bourgeoise. Au-delà des approximations et des revirements de l’auteur sur l’émergence d’une désorganisation généralisée dans les établissements d’enseignement secondaire en France acceptée par la suite unanimement par l’ensemble des chercheur·es en sociologie de l’éducation soucieux de s’attaquer au problème des désordres scolaires, on peut s’interroger sur ce concept d’anomie et sa relation avec les classes populaires. Cette association a en effet une longue histoire dans la tradition sociologique, qui est ici complètement ignorée. Jacques Testanière semble s’inspirer directement de la notion d’anomie telle qu’elle est développée par Durkheim, sans chercher à la mettre en perspective. Ce raccourci théorique a là aussi des conséquences centrales dans notre appréhension des désordres scolaires dans les collèges de la très grande pauvreté. En effet, cette notion est devenue la grille de lecture ordinaire des comportements des élèves pauvres. On peut cependant considérer comme le fait Agnès Van Zanten, que « contrairement à la présentation du “chahut anomique“ dans les travaux menés par J. Testanière dans les lycées des années 1960, qui faisait état d’un désordre indifférencié, les élèves font très souvent le lien entre leur indiscipline et les attitudes et les pratiques pédagogiques de certains enseignants » (2012, p. 301). Ces objections rappellent le constat formulé par Passeron : « la sociologie comme l’ethnologie nous obligent à constater que tous les groupes sociaux ont une culture » (2006, p. 325) ou par Erving Goffman lors de son enquête au sein de l’hôpital psychiatrique Sainte Elisabeth de Chicago : « il n’y a pas de groupe – qu’il s’agisse de prisonniers, primitifs, d’équipage de navire ou de malades – où ne se développe une vie propre, qui devient signifiante, sensée et normale dès lors qu’on la connait de l’intérieur » (1968, p. 37). Refuser toute organisation aux désordres produits par les élèves, c’est leur interdire le « droit imprescriptible au symbolisme qu’accorde à tout groupe social la thèse wébérienne » (Grignon & Passeron, 1989, p.22). On retrouve là ce que Claude Levi-Strauss qualifie de « déni d’humanité » ou Bourdieu de « racisme de classe ». Le déclassement que constitue la qualification d’anomie des comportements qui portent atteinte aux normes scolaires par les élèves issus des milieux populaire montre bien « l’horreur de l’ “inculture“ des masses ressenties par les bureaucraties lettrées des Etats traditionnels ou du tranquille mépris pour l’“irrationalité“ des conduites populaires pratiqué par les couches technocratiques qui servent les états modernes » (Grignon & Passeron, 1989, p. 36). Ce rejet que Claude LevisStrauss considère comme lié à la confrontation avec l’étrange, l’inattendu, « consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. “Habitudes de sauvages“, “cela n’est pas de chez nous“, “on ne devrait pas permettre cela“ etc., autant de réactions grossières, qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manière de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. » (Levi-Strauss, 1982, p. 19). On retrouve la même aversion dans le texte de Jacques Testanière, qui témoigne de l’impossibilité d’observer et analyser les formes de la culture populaire qui se heurtent alors aux normes de l’enseignement secondaire. Ainsi, expliquer les comportements des élèves des 116 établissements de l’éducation prioritaire en y accolant le qualificatif d’anomie relève d’une position de pouvoir, détenue par les enseignant·es et les chercheure·s, dépositaires de la culture légitime scolaire et universitaire, disqualifiant ainsi la culture populaire dominée à laquelle on enlève son autonomie symbolique. Dans ce sens, l’école étant un des lieux de l’exercice du pouvoir, faire l’analyse sociologique des phénomènes de gestion des désordres scolaires nécessite l’analyse de ce lien de pouvoir : « La sociologie de l’éducation » nous rappelle Bourdieu, « est un chapitre, et non des moindres, de la sociologie de la connaissance et aussi de la sociologie du pouvoir. » (Bourdieu, 1989, p. 13). L’école joue un rôle central dans le processus de classement entre les différentes cultures et leur légitimité respective : l’assimilation des comportements des élèves des classes populaires participe de cette manière dont « l’école joue un rôle déterminant dans le processus de hiérarchisation des cultures de classe en fonction de leur inégale distance et affinité à la culture scolaire (et au mode de socialisation/éducation qui lui va de pair) » (Delay, 2015, p. 37). Cette réalité qui disqualifie a priori la valeur de la culture des classes populaires est nécessaire à l’analyse des rapports entre enseignant·es et élèves dans le contexte de notre étude. c. Minoriser les adolescents pauvres : l’usage ambigu du concept d’anomie. La notion d’anomie renvoie à une société dans laquelle les règles n’existeraient plus. Une telle société serait gagnée par le chaos, par le risque d’implosion. Elle est associée généralement aux espaces sociaux que nous avons identifiés comme déclassés par les discours publics dominants : les quartiers d’exil, les bidonvilles, les marges de la société, les groupes de sans-abris. Accoler à ces groupes sociaux l’étiquette d’anomie est une manière de les mettre à part d’une société humaine organisée selon les règles de la civilisation. En postulant l’absence de règle, d’organisation, bref, l’existence de comportements sociaux dominés par la pulsion, on postule du même coup l’existence de groupes humains se rapprochant de l’animal. Ce concept d’anomie a disparu de la littérature sociologique française après son introduction dans la théorie explicative du suicide chez Durkheim. « En cela l'anomie constitue un assez bel exemple de l'autonomie de la production et de l'usage des concepts sociologiques par rapport aux phénomènes sociaux dont ils sont supposés rendre compte. » (Besnard, 1983, p. 605). En revanche, il est repris largement par la sociologie américaine, et en particulier dans le cadre de l’étude de la délinquance. C’est la notion de désorganisation qui est utilisée dans un premier temps par les sociologues de l’école de Chicago. C’est la crise économique et la misère mais aussi l’immigration de populations pauvres qui donnent ici naissance à cette désorganisation. « Les nouvelles valeurs introduites de l’extérieur dans la vie de la communauté ouvrent la voie à beaucoup de nouvelles situations que les règles traditionnelles de comportement n’avaient pas prévues » (Thomas & Znaniecki, 1998). WilliamThomas et Florian Znaniecki étudient les communautés d’immigrés issus de la société polonaise rurale traditionnelle. Ces populations immigrées ont perdu les repères sociaux de leur culture d’origine qui constituaient leur cadre de référence normatif. Elles sont tiraillées entre cette référence abandonnée et la culture majoritaire dans laquelle elles évoluent. La 117 désorganisation est alors une étape, un état transitoire vécu par des populations amenées à faire l’apprentissage des normes sociales dominantes. A la suite de ces travaux, les études d’écologie urbaine de l’école de Chicago sur la délinquance en bande, attestent de l’état de désorganisation dans lequel évoluent les jeunes des quartiers populaires, et le lien fort entre cette désorganisation et leur entrée dans des gangs de délinquants. Au contraire, William Whyte, dans son étude des bandes d’immigrés italiens dans les quartiers pauvres de Boston à la fin des années trente (Whyte, 1996), considère la notion de « désorganisation sociale » comme un concept ethnocentré : les groupes sociaux qu’il étudie ne souffrent pas d’une absence d’organisation, mais adoptent une autre organisation qu’il convient de décrire et d’analyser minutieusement. Il affirme que « les nombreuses formes de cohésion qui caractérisaient le North End en font une réalité fortement organisée » (Whyte, 1996, p. 372). Loin d’ignorer les normes sociales dominantes, les délinquants observés par William Whyte effectuent des allers et retours entre la société conventionnelle et la société déviante. Le fait de considérer a priori les jeunes délinquants comme vivant dans une marge anomique, étrangère à toute forme de norme, pousse à ignorer les logiques rationnelles qui régissent leur vie quotidienne « La plupart des écrits sociologiques disponibles présentaient les communautés en termes de problèmes sociaux, de telle sorte que la communauté comme système social organisé n’existait tout simplement pas » (Whyte, 1996, p. 314). On pourrait ainsi considérer avec Howard Becker que l’état de notre connaissance de la déviance est insuffisant Nous n’avons pas suffisamment d’études sur les comportements déviants et nous n’avons pas d’études sur un assez grand nombre de types de comportements déviants. Surtout, nous n’avons pas suffisamment d’études réalisées par des chercheure·s qui ont réussi à nouer avec ceux qu’ils étudient un contact assez étroit pour prendre conscience du caractère complexe et divers de l’activité déviante. (Becker, 1985, p. 191). Le regard porté sur la supposée anomie des désordres scolaires n’est en fait que le témoignage de l’état lacunaire de notre connaissance sur ces phénomènes. En partant d’un point de vue normatif pour mener l’étude des désordres scolaires, on refuse de considérer la logique propre des populations étudiées. Le processus qui mène à la qualification des chahuts anomiques est à envisager comme une posture épistémologique qui déforme notre compréhension de la déviance scolaire. Toujours envisagés du point de vue de l’enseignant·e, les comportements déviants des élèves restent ainsi à décrire finement afin que nous puissions en saisir les logiques propres. Nous avons jusqu’à présent envisagé le contexte particulier des établissements qui constituent notre terrain et la manière dont ils ont été stigmatisés par un étiquetage systématique qui influence les représentations de sens commun qui leur sont associées. Nous devons enfin envisager le cadre institutionnel de l’inclusion scolaire qui complète le contexte dans lequel se déroule notre étude. 118 d. Prendre au mot la notion d’inclusion scolaire Depuis le début des années 1990, la notion d’inclusion, ou d’école inclusive, est devenu le paradigme éducatif dominant concernant la scolarisation des élèves souffrant de handicap, de trouble, de déficiences, de difficultés passagères ou chroniques de santé. Nous sommes ainsi passés de la logique de l’intégration, centrée sur « la représentation d’une différence radicale entre le normal et l’anormal » (Plaisance, 2010, p. 3) qui repose sur la « centration, sur la catégorisation, la prépondérance de l’approche médicopsychologique qui reconduit l’idée que le problème réside dans l’individu » (Bélanger & Duchesne, 2010, p. 3) à celle d’une école inclusive qui se concentre sur les obstacles environnementaux qui empêchent les élèves d’apprendre dans de bonnes conditions (Rousseau et al., 2013, 2017). En s’appuyant sur la conviction que tous les élèves, quelles que soient leurs différences, doivent apprendre ensemble, la perspective inclusive se propose, plutôt que d’adapter les élèves à l’école, d’adapter l’école à la diversité des élèves (Bergeron & Prud’homme, 2018; Peters & Florian, 2007). C’est la publication de la déclaration de Salamanque (1994) qui met la notion d’inclusion au centre des politiques éducatives internationales. La France devra quant à elle attendre la loi n°2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, pour que la norme de l’inclusion s’impose à son système éducatif et pour qu’une réflexion y soit menée sur un changement de paradigme dans la prise en charge de la différence. La scolarisation de tous les élèves dans les classes et les établissements ordinaires devient un droit, quelle que soit la spécificité de l’élève et les besoins éducatifs particuliers que cette différence implique « l'action poursuivie vise à assurer l'accès de l'enfant, de l'adolescent ou de l'adulte handicapé aux institutions ouvertes à l'ensemble de la population et son maintien dans un cadre ordinaire de scolarité » (2005, art. 114-2) . La loi n°2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la république rappelle ce principe d’inclusion et l’élargit plus clairement au-delà du champ du handicap à la diversité des élèves « le système éducatif français reconnaît que tous les enfants partagent la capacité d'apprendre et de progresser. Il veille à l'inclusion scolaire de tous les enfants, sans aucune distinction. » (2013, art. L111-1). Mais au-delà de ces principes adoptés par la loi, la volonté d’une école inclusive a impacté fortement la vie des établissements en y scolarisant ces dernières années, de nombreux élèves identifiés comme relevant de besoins éducatifs particuliers, pris en charge dans des plans de scolarisation répondant individuellement à leurs difficultés. Par cette individualisation de l’inclusion, le système éducatif français continue ainsi d’envisager le concept de diversité selon une vision restrictive (Gardou, 2005), quand les instances internationales comme l’UNESCO (United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization) ou encore le conseil de l’Europe envisagent l’inclusion dans la perspective d’une école pour la réussite de tous, prenant en compte, dans un dialogue interculturel, la diversité des élèves, quel que soit leur handicap, trouble, déficience, ou plus largement différence afin de « mettre à l’aise à la fois les enseignant·es et les élèves dans leur diversité et à la voir comme un défi et un enrichissement de l’environnement d’apprentissage plutôt que comme un problème » (UNESCO, 2015, p.14). Les prescriptions qui incitent les établissements scolaires à prendre en 119 charge tous les élèves, quel qu’ils soient, sont alors perçues comme inapplicables dans le contexte des classes ordinaires, source de souffrances, à la fois pour ces élèves, mais aussi pour le groupe qui les accueille. L’idée d’une éducation ouverte à l’altérité, où les différences seraient considérées comme une richesse et non comme une difficulté pour les élèves et pour les enseignant·es soucieux de maintenir « tout le monde à bord » (Zay, 2012, p. 73) reste encore une perspective lointaine. Dans ce contexte d’une injonction inclusive mal perçue, les enseignant·es participeraient à une stigmatisation de certains élèves quand « il s’agit de recourir à un diagnostic médico-psychologique pour accélérer la prise en charge d’élèves perçus comme « ingérables » par les enseignants » (Morel, 2018, p. 55). L’accent mis sur certains verdicts à teneur « médicalisante » (enfant problème ayant des « troubles orthographiques », souffrant de « dyslexie » ou encore de « dysphasie du langage ») renforce encore les catégories de pensée enseignante à teneur psychologisante et médicalisante, faisant de l’échec un problème quasi médical et contribuant par là même à dépolitiser et à « occulter » la question sociale (Pinel, Zafi ropoulos, 1983) et les enjeux de classes qui sont sous-jacents à l’échec scolaire, celle de l’inégale acquisition de la culture légitime, véritable arbitraire culturel dont les classes dominantes ont le monopole. (Delay, 2015, p. 82). Comme on le voit, cette médicalisation des difficultés scolaires correspond à une évacuation des dimensions sociales, politiques et pédagogiques. Certains élèves, « tenus pour “inenseignables“ parce qu’ils ne sont pas dotés des “prérequis“ comportementaux exigés par l’organisation et le travail pédagogique au collège » (Millet & Thin, 2003 ; p.35) nécessiteraient l’intervention de « la médecine ou du paramédical dans leur dimension psychiatrique ou psychologique » (Millet & Thin, 2003, p.33). Le processus de médicalisation de l’échec scolaire et des troubles du comportement (S. Garcia, 2013; Morel, 2014) actualise la naturalisation des comportements déviants. C’est le cas en particulier dans la multiplication des diagnostics d’élèves « hyperactifs » comme une interprétation médicalisante précoce de l’atteinte aux normes scolaires (Ronchewski Degorre, 2019) qui « impose aux pédiatres, aux enseignants et aux parents le recours à la Ritaline censée – mais à quel prix ? – ramener la paix dans les classes » (Diet, 2013, p. 83). Ces diagnostics donnent au sens commun un supplément scientiste qui refuse d’interroger la contribution de la norme scolaire et de son application à la construction de ces comportements déviants. Cette médicalisation de la difficulté scolaire s’accompagne à présent de la médicalisation de la violence scolaire, perçu comme une pathologie. Le dernier plan violence publié par le Ministère de l’Education Nationale propose ainsi la prise en charge des élèves poly-exclus par des équipes « pluridisciplinaires » gérées par les ARS (Agences Régionales de Santé). Le repérage de ces élèves devant être pris en charge par des psychologues et des pédopsychiatres, réalisé par des IA-IPR responsables des « pôles violence » au sein des académies, s’appuie sur le nombre de comparution en conseil de discipline. Ainsi tous les élèves ayant été exclus au moins deux fois définitivement de leur établissement sont susceptibles d’être pris en charge par ces équipes dans la logique d’un traitement médicalisé de leur déviance. 120 Le paradigme de l’inclusion scolaire complète le contexte global de la prise en charge de l’échec scolaire dans l’école française en général, et dans l’éducation prioritaire renforcée en accentuant la place des dispositifs (Barrère, 2013; Moignard & Rubi, 2013) dans la prise en charge externalisée des difficultés scolaires. Paradoxalement, la diffusion politique de l’exigence d’inclusion et sa déclinaison en situation dans les établissements scolaires, participeraient à l’étiquetage, selon de nouvelles modalités, des élèves déviants de la norme scolaire. L’identification de l’inclusion scolaire comme une difficulté supplémentaire constitutive du champ éducatif complète ainsi le contexte dans lequel se placent les collèges de notre enquête, confrontés à la gestion d’élèves identifiés comme différents, à partir de diagnostics psychologisants et médicalisants de leurs difficultés. 121 Conclusion de la première partie Nous venons de présenter les différents éléments qui constituent le cadre théorique de notre étude et les références conceptuelles sur lesquelles nous nous appuierons pour traiter de l’exclusion ponctuelle de cours dans les collèges de la très grande pauvreté. Nous situons ce travail dans une perspective de sociologie générale, en utilisant de façon analogique les apports conceptuels de la sociologie de la déviance, adaptés à l’analyse critique des ordres normatifs scolaires. Nous avons d’abord posé, dans le chapitre 1, le cadre théorique de la sociologie de la déviance appliqué à l’école et sa pertinence pour produire des connaissances critiques sur l’étude des phénomènes qui portent atteinte à la norme scolaire (Ayral, 2011; Becker, 1985; Cicourel, 2018; Garnier, 2017; E. Goffman, 1975; Matza, 1969; Moignard, 2008; Ray Rist, 1997; Van Zanten, 2012; Woods, 1990). Les concepts d’interaction, de « face » et de « normification » (E. Goffman, 1973, 1974, 1975, 1989), semblent pertinents pour l’analyse des situations éducatives. Face au risque de naturalisation des comportements portant atteinte aux normes scolaires, nous avons pu expliciter le rôle joué par la désignation sociale dans la construction de la déviance et considérer quels étaient les processus d’affiliation mis en œuvre dans ces carrières. Nous avons aussi pu voir comment se réalisait le processus complexe d’étiquetage, à partir des différentes interprétations des situations des entrepreneurs ou des entrepreneuses de morale engagé·es dans la désignation des élèves déviant·es. Dans le deuxième chapitre, nous avons décrit l’exclusion ponctuelle de cours comme une prescription floue, une punition stigmatisée par la hiérarchie de l’Éducation Nationale, mais revendiquée par les enseignant·es comme constitutive de leur liberté pédagogique. Nous avons alors établi une synthèse des travaux empiriques menés sur la punition et montré l’inflation répressive qui frappe les collèges de la très grande pauvreté en France. Cette inflation punitive, critiquée par Émile Durkheim (1903, éd. 2006) ou Didier Fassin (2017), entre en contradiction avec les travaux réflexifs menés sur la sanction éducative (Prairat, 1994, 2009, 2019b, 2020). Nous avons pu décrire la place occupée par l’exclusion ponctuelle de cours, témoignant du « sale boulot » éducatif, dans la division morale et sociale du travail dans les collèges en France (Barthélémy, 2014; Chevit, 2012; S. Condette, 2013; Hughes, 1996; Masson, 2000; Monin, 2007; Payet, 1997b; Tardif & Levasseur, 2010) et dans son système disciplinaire (Debarbieux, 2018; Durkheim, 1903, éd. 2006; Grimault-Leprince, 2012; Moignard, 2015a; Prairat, 2009). Nous avons vu comment les rares études menées sur notre objet de recherche l’associaient à la « nouvelle question éducative » (Moignard, 2018) du décrochage scolaire (Bargas, 2014; Chevit, 2012; Douat, 2016; Dubois & Hans, 2018; Grimault-Leprince, 2007; Millet & Thin, 2005). Nous avons enfin, dans le troisième chapitre, dressé le portrait du contexte social, politique et éducatif dans lequel se situent les établissements scolaires que nous allons étudier en montrant comment les représentations de sens commun des zones géographiques les plus pauvres de notre territoire ont évolué, depuis l’image d’espaces urbains pauvres et victimes de l’exploitation vers celle des quartiers dangereux victimes de l’exclusion sociale (Castel, 2013; Dubet, 2008; Dubet & Lapeyronnie, 1992; Paugam, 2001; Tissot, 2007; Touraine, 1991), et comment, dans le même mouvement, l’hégémonie conceptuelle de la violence scolaire (Debarbieux et al., 2006; Mabilon-Bonfils, 122 2005; Mucchielli, 2002; Roché, 1993; Vienne, 2009) a impacté notre perception des collèges scolarisant la très grande pauvreté et de leurs élèves (Debarbieux, 1998; Felouzis et al., 2007; Geay, 2003; Moignard & Rubi, 2018; Rochex & Bongrand, 2016). Nous avons étudié le concept d’anomie appliqué aux élèves des collèges de la grande pauvreté qui, à la suite de Jacques Testanière, s’est imposé comme la grille d’analyse principale des désordres scolaires. Nous avons réfuté l’usage de ce paradigme, constitutif d’un point de vue culturellement et socialement situé qui disqualifie les populations pauvres (Delay, 2015; E. Goffman, 1968; Grignon & Passeron, 1989; Levi-Strauss, 1982). Nous avons pu enfin constater l’importance de la notion d’inclusion scolaire constitutive des politiques éducatives contemporaines qui peine à s’imposer comme vecteur de changement en profondeur de notre système éducatif et favorise paradoxalement l’exclusion et le traitement médicalisé de la difficulté scolaire (Bergeron & Prud’homme, 2018; Diet, 2013; S. Garcia, 2013; Gardou, 2005; Morel, 2014; Rousseau et al., 2013, 2017; Zay, 2012). Pour étudier le rôle que peut jouer l’exclusion ponctuelle de cours dans le parcours scolaire des élèves, nous nous situerons donc dans une perspective interactionniste, afin d’observer et d’analyser cette pratique au quotidien, au plus près de la réalité scolaire des établissements et des agents sociaux enquêtés. Il s’agit ainsi d’ouvrir la boîte noire que constitue l’école et d’observer les inégalités en train de se faire. Notre approche se veut résolument ancrée et souhaite accorder une place centrale à la spécificité du territoire urbain exceptionnellement pauvre dans lequel se situent les trois collèges de notre enquête. La construction théorique de notre objet de recherche nous amène ainsi à formuler la problématique suivante : dans des établissements qui scolarisent des élèves en situation de très grande pauvreté, établissements ségrégués à l’extrême socialement et ethniquement, les personnels exercent une activité professionnelle contrainte, à la fois agents et victimes de la violence symbolique construite dans ce contexte par l’institution scolaire. Appartenant très majoritaire aux classes moyennes et favorisées, un véritable fossé les sépare de leurs élèves parmi les pauvres de France et même d’Europe. Ils participent alors, à travers une logique souvent inflationniste de l’usage de l’exclusion ponctuelle de cours, au processus d’étiquetage et de stigmatisation de certains élèves, qui participe à son tour d’un phénomène plus général de « tri » social, construisant ainsi, par cette forme de processus sacrificiel, une éducation fondée sur l’exclusion. En répondant à cette problématique, et à la suite des réflexions menées dans notre partie théorique, nous chercherons à répondre aux questionnements suivants. La conformité et les normes qui caractérisent l’école, bien que fortement déterminées socialement, dans notre contexte d’enquête, à partir d’une position de domination dans la confrontation de classes antagonistes (Coulon, 1993 ; Waller, 1932) restent pour l’ensemble de ses acteurs et de ses actrices de l’ordre de l’évidence, de l’implicite. Ainsi, l’exclusion ponctuelle de cours n’est-elle pas une pratique révélatrice de cet impensé des conceptions normatives des personnels de ces établissements scolaires et plus globalement de l’impensé 123 normatif de l’institution elle-même ? Enquêter sur la punition scolaire pourrait devenir un « révélateur » de ce cadre normatif : ces différentes perspectives nous renseignent-elles sur la norme scolaire ? Dans ce sens, les perturbations à l’origine des exclusions pourraient-elles participer à une redéfinition active de cette norme scolaire ? En d’autres termes, étudier l’exclusion ponctuelle de cours pourrait-il nous permettre de déconstruire les évidences cette norme scolaire, de mettre en lumière les mécanismes sociaux qui la déterminent et ainsi d’en faire évoluer le cadre ? La conception d’une loi scolaire immanente ne correspond pas à ce que signifie, dans le concret des établissements, suivre une règle. La règle est en fait générée en contexte par les membres qui mettent en œuvre leurs savoirs pratiques en contexte. Nous nous demanderons ainsi comment les enseignant·es sont amené·es à actualiser, dans l’exclusion ponctuelle de cours, les potentialités des règles scolaires en mobilisant leur sens pratique pédagogique et éducatif dans le cadre contraignant de l’institution. D’autre part, l’externalisation des difficultés scolaires s’inscrit dans un mouvement plus large qui reconfigure l’espace et les territoires scolaires (Millet & Thin, 2003a; Moignard & Ouafki, 2015; Rayou, 2015). A travers les interprétations différenciées des enseignant·es, revendiquant leur liberté pédagogique, l’exclusion ponctuelle de cours ne devient-elle pas alors un outil permettant d’isoler certain·es élèves jugé·es « ingérables » et d’ainsi se défaire d’une hétérogénéité perçue comme trop importante imposée par le collège unique ? En d’autres termes, cette pratique ne contribue-t-elle pas à reconstruire dans le tronc commun du collège unique, une forme de filiarisation en réponse aux injonctions de l’école inclusive ? La naturalisation des comportements déviants des élèves occupe une place centrale dans ce processus. Est-il alors possible d’éclairer des perspectives différenciées chez les enseignant·es vis-à-vis de leurs élèves, et de retrouver parmi elles et eux des « provocateurs ou des provocatrices d’exclusion » ou au contraire des « isolateurs ou des isolatrices d’exclusion » (Wood, 1990) ou en d’autres termes, de retrouver des enseignant·es qui favorisent des pratiques perturbatrices chez leurs élèves quand d’autres parviennent à enrayer ces comportements perturbateurs ? Dans quelle mesure l’exclusion de cours représente-t-elle un outil que les enseignant·es jugent efficace pour « faire tenir » une définition qu’ils estiment acceptable de la situation d’interaction dans leurs classes ? Pour maintenir ces interactions, quels types de négociations sont alors menées entre les élèves et les enseignant·es ? Plus trivialement, l’exclusion ponctuelle de cours constitue-t-elle une forme de « soupape » de sécurité, offre-t-elle aux enseignant·es la possibilité de s’extraire ponctuellement d’une gestion de classe trop éprouvante ? Dans ce sens, cette pratique s’inscrit-elle dans « les stratégies de survie » des enseignant·es (Woods, 1997) et serait-elle une manière d’alléger un quotidien sans cesse dégradé par les conditions d’exercice d’un métier vécu comme toujours plus complexe ? De l’autre côté de l’interaction, pour les élèves, l’exclusion serait-elle une manière de se donner un temps de liberté, un levier pour autoréguler leur comportement et s’extraire d’une forme scolaire jugée trop contraignante ? 124 Le fossé qui existe dans ces collèges entre les enseignant·es et leurs élèves doit avoir un impact sur la qualité de la relation éducative. Cet écart peut-il par exemple participer à la perception par les personnels de ces établissements des élèves et de leurs comportements ? Cette confrontation forcée à une altérité extrême pousse-t-elle les adultes à intégrer le contexte précaire de ces collèges dans leur pratique de gestion de classe et dans leur usage de la punition ? Peut-on alors observer des phénomènes de rejet, de peur ou d’incompréhension réciproque ? Si les enseignant·es confronté·es à la très grande pauvreté et à la ségrégation ethnique se projettent dans des situations de vulnérabilité dans leurs classes, l’exclusion ponctuelle de cours leur permet-elle alors de « garder la face » lorsque l’offense commise ne peut plus être réparée par les rituels communs de l’interaction et de la sanction ? De la même manière, les élèves se retirent-ils et se retirent-elles alors volontairement d’interactions qu’ils et elles pensent ne pas pouvoir tourner à leur avantage, afin de ne pas « perdre la face » ? En d’autres termes, l’exclusion ponctuelle de cours se produit-elle lorsque les enseignant·es et leurs élèves ne sont plus en mesure de « garder la face » sans que l’interaction devienne violente ? Il conviendra d’observer le coût social engagé lorsque les adultes ou les adolescent·es sont amené·es à mettre fin brutalement par l’exclusion à l’ordre courant de l’interaction éducative, touchant aux fondements même de l’institution scolaire. En effet, le processus de l’exclusion ponctuelle de cours excède le cadre de la salle de classe. Faut-il alors inscrire l’exclusion ponctuelle de cours dans un processus de traitement de la déviance plus large et si c’est le cas, nous demander dans quelle mesure les différentes étapes de ce traitement, et les différentes interprétations pratiques mises en œuvre par différents personnels à chacune de ces étapes, interviennent-elles dans l’étiquetage et dans les carrières de rupture des élèves déviant·es ? En prenant le contrepied d’une approche qui viserait à responsabiliser individuellement les élèves inscrit·es dans des parcours de rupture scolaire, et les enseignant·es qui les punissent, nous nous demanderons si la mise à l’écart de certains élèves du système scolaire ne serait pas un processus dans lequel l’école et ses personnels jouent, à leur corps défendant, un rôle actif et en partie l’expression de l’impensé institutionnel et de ses conceptions normatives. Nous nous interrogerons sur la participation de l’exclusion ponctuelle de cours à ce processus : cette punition ne constitue-t-elle pas une des actions quotidiennes par lesquelles l’école et de ses personnels agissent sur ces élèves pour les faire décrocher d’une scolarité régulière ? Pour répondre à ces interrogations, nous nous sommes appuyés sur plusieurs hypothèses. Tout d’abord, nous pensons que l’activité punitive dans ces établissements de la très grande pauvreté s’inscrit dans une logique systémique de tri social qui structure le système éducatif français (Bourdieu & Passeron, 1970 ; Duru-Bellat, 2002 ; Beaud, 2002 ; Lahire, 2019). Notre terrain se situant dans les territoires scolaires de la relégation, il doit nous confronter à la part la plus spectaculaire de ce tri. 125 Les territoires scolaires de la très grande pauvreté sont considérés unanimement comme parcourus a priori par des désordres quotidiens et par une violence endémique. Nous formulons au contraire l’hypothèse que le régime punitif, inscrit comme une potentialité actualisable dans tous les moments les plus banals de la scolarité de ces élèves, ne se contente pas de répondre à des infractions à la norme scolaire, mais s’applique même sans infraction et construit, chez des élèves stigmatisables, les comportements qui seront à l’origine de ces désordres. Nous pensons que l’exclusion ponctuelle de cours occupe une place charnière dans un dispositif punitif global du système scolaire, inscrit lui-même dans une logique globale de traitement punitif de la difficulté sociale. L’école française se présente volontiers comme « indifférente aux différences ». Dans ces collèges de la très grande pauvreté, la totalité des élèves vit dans des conditions sociales extrêmement dégradées, cependant il existe évidemment malgré tout dans ce contexte des différences sociales, et nous formulons l’hypothèse que ces différences sociales peuvent avoir un impact et jouer un rôle déterminant sur les élèves qui vont être exclu·es de cours. Nous pourrions alors postuler que l’exclusion ponctuelle de cours joue un rôle actif dans le décrochage scolaire, non seulement en éloignant au fur et à mesure certain·es élèves des enjeux d’apprentissage et de socialisation du collège, mais aussi en les contraignant à consentir à adopter un nouveau rôle social et en les rendant individuellement responsables de cette dégradation de leur statut. Enfin notre hypothèse centrale est que le fossé social qui existe sur notre terrain entre les élèves les plus pauvres de France et les enseignant·es évoluant dans des classes sociales favorisées joue un rôle fondamental dans ces processus d’exclusion. Confrontés à ce fossé, les personnels des établissements scolaires sont à la fois les agents et les victimes de la violence symbolique que constitue l’exclusion ponctuelle de cours. Nous considérons que c’est cet écart exceptionnel qui pousse les adultes des établissements scolaires à identifier certains élèves comme « inéducables » parce que trop étranger·es aux normes sociales défendues par l’école. 126 Deuxième partie : protocole méthodologique et terrain de recherche Introduction de la deuxième partie Pour tirer plein parti de l’ethnographie, le sociologue de terrain doit s’attacher à exploiter et à thématiser le fait que, comme tout agent social, il en vient à connaître son objet par corps ; et il peut décupler sa compréhension charnelle en approfondissant son insertion sociale et symbolique dans l’univers qu’il étudie. (…) La prescription méthodologique qui en découle est de plonger dans le flot de l’action aussi profondément que possible, plutôt que de le scruter depuis la rive ; mais de plonger et nager de manière méthodique et réfléchie, et pas avec un abandon négligeant qui nous ferait risquer la noyade dans le tourbillon sans fond du subjectivisme. » (Wacquant, 2015, p. 245). Dans les chapitres précédents, nous avons abordé le cadre théorique et le contexte général dans lesquels se développe notre recherche. Pour répondre à nos interrogations sur l’exclusion ponctuelle de cours dans les collèges scolarisant la très grande pauvreté, nous allons maintenant préciser le cadre méthodologie et empirique de l’enquête ethnographique qui découle logiquement de cette approche conceptuelle, déterminée par la manière dont nous avons construit notre objet de recherche. Enquêter dans les espaces scolaires les plus pauvres de France constitue un enjeu en soi. Si notre présence dans ces trois collèges et dans les espaces urbains qui les environnent n’a jamais présenté une mise en danger (Beldame & Perera, 2020), la fragilité du contexte social questionne ainsi notre « encastrement » sur le terrain (Wacquant, 2004), avec le risque constant de voir exploser notre relation à l’institution. La spécificité de l’ethnographie et de l’observation participante permet d’enquêter dans les zones d’ombres des établissements scolaires, sans pour autant porter de jugement moral sur les pratiques individuelles des agents sociaux enquêtés. Le positionnement ancré du chercheur ou de la chercheure implique cependant une dimension réflexive qui objective sa participation. Nous aborderons nos choix méthodologiques en détaillant plus précisément le cadre de l’entretien d’enquête ethnographique. Nous expliciterons alors les choix qui ont guidé la récolte de nos données dans une perspective d’échantillonnage théorique. Notre proximité avec le terrain a déterminé la nature de notre entrée dans les établissements scolaires ce qui nécessite de mener une réflexion sur notre place particulière en tant que chercheur. Enfin, nous présenterons le territoire de notre enquête et les contextes des trois collèges enquêtés. Ces contextualisations décrivent et analysent les arrangements locaux de la pratique de l’exclusion ponctuelle de cours. Pour cette partie qui expose concrètement la manière dont nous avons construit notre observation participante sur le terrain, il nous a semblé approprié, lorsque notre implication personnelle devenait essentielle à la production des données ethnographiques, d’abandonner l’énonciation à la troisième personne du pluriel, le « nous » de distanciation scientifique, pour adopter une écriture à la première personne du 127 singulier qui semble mieux adaptée à la description concrète de notre positionnement et des choix méthodologiques qui y sont liés. 128 Chapitre 4 : question de méthode Dans ce quatrième chapitre, nous expliciterons d’abord le choix méthodologique de l’observation participante dans la continuité du cadre conceptuel de l’interactionnisme symbolique. Nous détaillerons ensuite la manière dont nous avons constitué notre échantillon, la nature des données que nous avons collectées, et la manière dont nous les avons traitées. Nous finirons par un retour réflexif sur notre position de chercheur enquêtant dans un milieu professionnel familier. 1. De l’observation participante à l’objectivation participante L’observation participante, inscrite dans la tradition sociologique des recherches « ancrées », permet par une présence longue sur le terrain, d’enquêter sur les zones d’ombres de l’institution scolaire. Cette posture « ethnographique », contribue à la mise en œuvre d’une « objectivation participante », mise à distance indispensable à la connaissance scientifique de notre objet de recherche. a. L’observation participante La méthode de l’observation participante est constitutive des enquêtes menées par les chercheur·es de « la tradition sociologique de Chicago » (Chapoulie, 2018) fondée sur l’exploitation des fieldworks, dans la continuité desquels nous souhaitons inscrire notre travail. Accéder à des espaces qui nous permettent de sortir de notre champ social familier demande nécessairement une présence longue et continue sur les terrains enquêtés. Seule cette répétition de mon insertion, semaine après semaine, dans les locaux des collèges a pu me permettre progressivement de me faire accepter par les interlocuteurs et les interlocutrices que j’y ai rencontré·es afin d’arriver à ne plus faire « tâche » dans le décor. Comme le souligne Alice Goffman : « il est pratiquement impossible pour les gens de continuer à accorder une importance particulière à quelque chose ou à quelqu’un qu’ils voient tous les jours » (2020). Ainsi, très rapidement, ce fut mon absence dans les murs des collèges qui était relevée comme une anomalie par des personnels qui me saluaient par un « tiens t’étais pas là hier… tu sais ce qui s’est passé ? ». L’observation participante, nécessite « présence longue, établissement de relations de proximité et de confiance avec certains enquêtés , écoute attentive et travail patient de plusieurs mois ou de plusieurs années » (Beaud & Weber, 2012, p. 8). Elle exige de concevoir des stratégies d’entrée sur le terrain, de composer avec les réalités du contexte dans lequel se développent les enquêtes ethnographiques qui « s’inscrivent toutes dans le cadre variable d’une relation (plus ou moins explicite) avec des autorités politiques. » (Naepels, 2012, p. 81). Cette négociation avec les responsables hiérarchiques a été un enjeu fondamental des débuts de mon enquête : ma présence nécessitait un « feu vert » qui ne devait pas néanmoins m’enchaîner aux exigences particulières des « propriétaires » du lieu et qui devait me permettre de garder toute ma liberté d’action. Ce cadre politique est représenté officiellement dans les collèges par les principaux et les principales qu’il a fallu convaincre de m’accepter dans leur institution, mais il y existe aussi d’autres agents sociaux qui exercent un pouvoir local à prendre en compte au 129 niveau des différents groupes sociaux informels qui constituent l’institution. Il ne suffisait pas d’obtenir un laisser passer officiel pour entrer dans les collèges, mais aussi de prouver aux enseignant·es, en particulier aux plus installé·es dans l’institution, que mes intentions à leur égard n’étaient pas malveillantes. Il m’a fallu « séduire » tous les agents sociaux, par exemple les personnels de loge, afin de faciliter mes allers-et-venues, débattant ainsi régulièrement de la santé du vieux chat installé dans l’entrée du collège n°2. Saisir ces différents niveaux de pouvoir implique une analyse précise de la structure institutionnelle formelle ou informelle et des rapports de force qui s’y exercent. Cela réclame des formes de négociation, des contraintes plus ou moins importantes et plus ou moins explicites à décoder, à contourner ou à accepter partiellement pour mieux en expliciter les biais. Ces contraintes structurantes existent, quelle que soit la démarche d’investigation scientifique, la spécificité de l’enquête ethnographique étant de révéler nécessairement par la description du contexte, l’existence de ces rapports de pouvoir contextualisés. Les stratégies d’entrée sur le terrain sont au cœur des recherches ancrées. Que ce soit en se faisant passer pour le patient d’un hôpital psychiatrique (E. Goffman, 1968), en travaillant dans une usine de pièces automobile (Roy, 2006), en jouant du piano dans les clubs de jazz (Becker, 1963), en devenant boxeur dans le ghetto noir de Chicago (Wacquant, 2002), en habitant avec les jeunes délinquants du ghetto noir de Philadelphie (A. Goffman, 2020) ou en pratiquant la magie dans les bidonvilles de Rio de Janeiro (Moignard, 2008), le but est toujours pour le chercheur ou la chercheure d’arriver à se retrouver dans des situations d’interactions exceptionnelles, dans le sens où les données recueillies au cours de ces échanges n’auraient pas pu l’être sans la qualité de cette immersion sur le terrain. Ayant exercé pendant une quinzaine d’années la fonction de CPE dans un lycée professionnel de la ville de l’enquête, j’ai pu utiliser ce passé professionnel comme un levier pour négocier mon entrée sur le terrain. Mon passé dans cet établissement, qui scolarise encore aujourd’hui, certains des élèves des trois collèges de l’enquête à la suite de leur année de 3ème, m’a permis de me présenter aux personnels comme un collègue, même si je n’ai jamais eu à dissimuler les véritables raisons de ma présence sur le terrain. Ce statut particulier a facilité mon installation sur le terrain auprès de mes interlocuteurs et de mes interlocutrices. D’autre part, mon statut d’enseignant à l’Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation (INSPE) de l’académie a servi de « carte de visite » institutionnelle auprès des chef·fes d’établissement. Un temps de présence long est nécessaire pour établir une familiarité réciproque entre le chercheur ou la chercheure et les interlocuteurs ou interlocutrices rencontré·es sur son terrain d’enquête : « la situation se laisse analyser concrètement sur le mode privilégié de la rencontre : le contact avec le social est d’abord et essentiellement contact avec l’autre, avec d’autres sujets situés, dans le cadre de relations intersubjectives » (Karsenti, 2001, p. 251). C’est à cette condition que l’on arrive à s’extraire des présentations de façade, dans lesquelles l’institution se présente toujours sous son jour le plus favorable et ne propose qu’un monologue officiel et bien rodé sur elle-même - avec le risque « de laisser le champ libre aux stratégies indigènes d'embellissement et d'affabulation » (Wacquant, 1994, p. 88) - pour aller en visiter les coulisses, là où l’on a stocké les dossiers les moins reluisants, laissés en attente 130 et cachés aux invités. C’est par exemple dans les coins fumeurs que j’ai pu participer aux moments difficiles où les personnels, enseignant·es, CPE ou même chef·fes d’établissement « craquaient », se confiaient alors à moi dans ces moments de faiblesse, simplement parce que j’étais là. Étant devenu « une petite souris » (A. Goffman, 2020, p. 303), dans les salles des professeur·es, je pouvais assister à toutes les discussions les plus décomplexées sur les élèves. Il faut passer du temps dans l’institution pour ne plus y être une présence exceptionnelle et dérangeante et pour que ceux et celles qui l’habitent ne vous considèrent plus comme un visiteur occasionnel. Les agents de l’institution vous laissent alors mettre vos pas dans les leurs, dans les couloirs les moins éclairés de leur quotidien. Les chercheur·es, issu·es du monde académique, représentent en effet des hôtes de marque pour les établissements scolaires. Comme on peut le faire pour d’autres visiteurs prestigieux, inspecteurs ou inspectrices, représentant·es de la hiérarchie rectorale, on les accueille avec un certain décorum pour faire bonne figure. Howard Becker souligne ainsi que « les institutions se présentent systématiquement sous leur meilleur jour. Comptables de leurs actes et de leur réputation, les personnes qui les gèrent ont toujours tendance à mentir un peu, à arrondir les angles, à cacher leurs problèmes, voire à nier leur existence » (2002, p. 154). Par exemple, certains principaux ou principales ont pu, marginaliser dans leur discours, l’importance de la pratique de l’exclusion dans leur collège, essayant de mettre plutôt en avant le développement d’un pôle numérique pilote d’établissement connecté ou les expériences pédagogiques valorisée par les instances académiques. J’ai ainsi le souvenir de la visite d’un Recteur dans le lycée professionnel où j’exerçais en tant que conseiller principal d’éducation (CPE). Comme dans de nombreux lycées professionnels, l’absentéisme y était un problème récurrent, certains enseignant·es faisant cours devant des classes à moitié vides. D’autre part, un problème singulier de cet établissement était l’état de saleté des locaux : la poussière et les détritus laissés au sol s’accumulaient dans les couloirs offrant ainsi aux enseignant·es et aux élèves un cadre de vie quotidien peu favorable et pour tout dire assez répugnant. Le jour de la visite du Recteur, un circuit avait été prévu pour l’hôte prestigieux. Il devait prendre un ascenseur, parcourir certains couloirs, se rendre dans une classe, puis assister à une réunion et enfin reprendre sa voiture pour poursuivre sa journée de travail. La salle prévue pour la visite avait été préalablement remplie en fusionnant les élèves de deux classes. Les couloirs et les lieux du parcours aménagé avaient été nettoyés de la façon la plus méticuleuse possible et la réunion s’était tenue dans une salle nouvellement repeinte et réaménagée. Le Recteur fit sa visite selon le trajet et le timing prévu par le chef d’établissement, sans ne rien voir des poussières que l’on avait poussées dans les coins ni de l’absence de la plupart des élèves. Il avait certainement la légitimité institutionnelle pour faire un pas de côté, mais pas la familiarité avec le réel de l’institution nécessaire pour sortir du cadre. Si nous ne nous donnons pas les moyens de sortir des sentiers balisés qui ont été préparés pour nous par les responsables des institutions, nous sommes condamné·es à ne jamais voir que ce que l’on veut bien nous montrer. 131 b. Ethnographier les collèges de la très grande pauvreté Choisir la méthodologie d’enquête ethnographique, permet au chercheur ou à la chercheuse « d’être au monde » comme l’affirme Michèle Guigue : « la posture ethnographique » écrit-elle, « se situe toute entière dans le monde, du côté de cette “vie commune“ » (2012, p. 60). Je ne me suis ainsi pas focalisé sur les événements exceptionnels de la vie de ces collèges, mais sur la banalité de cette vie commune et routinière. Cette entrée me permet d’ancrer ma démarche dans le réel complexe de la vie des établissements, en cherchant à faire corps avec le terrain et à relier systématiquement mes observations et les données que j’ai collectées avec la vie quotidienne banale des enseignant·es, des CPE, des AED, des chef·fes d’établissements et des élèves qui peuplent ces trois collèges. Cette approche m’a semblée d’autant plus adaptée à l’étude de l’exclusion de cours dans des territoires scolaires périphériques qu’il s’agissait de faire volontairement un pas de côté, par rapport à des contextes plus connus, « quitter la véranda où étaient interrogés les “indigènes“ – la véranda : le divan de l’ethnologie coloniale – pour se promener dans le village, discuter, questionner, regarder » (Naepels, 2012, p. 86) de « sortir » des laboratoires comme pourrait le dire Harvey Moloch (1994). Le sociologue rappelle avec humour que « les universitaires sont les personnes avec lesquelles personne ne voulait danser au lycée (ou choisir en premier pour former les équipes de baseball pendant les cours de gym, ajouterais-je à son souvenir) » ce qui peut les amener à « ne sortir que sous une protection totale » ou à se cantonner à des lieux protégés comme « la salle de classe et les réunions académiques, où la vulnérabilité à la vie réelle peut être maintenue au minimum » et conclut que « pour les physiciens expérimentaux, cela ne fait probablement aucun mal et protège même du cancer de la peau. Pour les sociologues, ce n'est pas bon » 43 (Molotch, 1994, p. 230). Se cantonner à des terrains sécurisés risque de limiter les résultats de la recherche aux contextes où tout fonctionne correctement. En menant mon étude dans des terrains volontairement « extrêmes », il s’agit au contraire de revendiquer un ancrage fort dans des espaces scolaires particuliers, pour élaborer ma réflexion à partir de l’observation de la réalité la plus triviale et la moins reluisante possible. Considérer l’école comme “un terrain“, c’est adopter un point de vue contextualisé, proche des pratiques quotidiennes des élèves, des parents et des enseignant·es qui se rendent, régulièrement, répétitivement, à pied, en vélo, en autobus, en voiture, dans un lieu précisément situé, leur école. (Guigue, 2002, p. 3) L’enquête ethnographique autorise d’autre part à rompre « avec le discours moralisateur – qui nourrit indifféremment la célébration et le dénigrement – produit par le “regard lointain“ d’un observateur extérieur placé en retrait ou en surplomb de l’univers spécifique » (Wacquant, 2002, p. 10). Mener un travail d’enquête sur la pratique de l’exclusion ponctuelle de cours, objet de multiples tensions dans les établissements, « a pour particularité de saisir des situations dans lesquelles l’action est désajustée » des situations qui « reflètent la pluralité des registres d’action et la réversibilité des significations produites par les acteurs dans le cours 43 Traduit par mes soins. 132 ordinaire de leur activité » (Payet, 2016b, p. 73). Mais, engagé dans la vie quotidienne des agents sociaux, l’ethnographe appréhende personnellement, dans son corps et dans son âme (Wacquant, 2002), les contradictions induites par l’institution et ses injonctions paradoxales. Ainsi, « Les catégories que propose l’interprétation dans un cadre de recherche ethnographique se situent à l’opposée d’une perspective moralisatrice. » (Payet, 2016b, p. 73). Elle accepte, sans formuler de jugement, les incohérences de l’action individuelle, constitutives des injonctions contradictoires dans lesquelles l’institution scolaire plonge ses personnels. Agnès Van Zanten et Kathryn Anderson-Levitt rappellent les grands traits constitutifs de cette approche méthodologique : 1) le séjour prolongé dans la communauté étudiée, qui permet au chercheur de recueillir personnellement la plus grande partie des informations à travers l'observation, la participation à la vie de la communauté et la prise de notes ; 2) l'intérêt pour les activités quotidiennes aussi bien que pour les événements « importants » dans la vie des individus ; 3) l'attention accordée non seulement au comportement des individus mais au sens qu'ils attribuent à leur action ; 4) l'effort pour produire un compte rendu synthétique et contextualisé de la vie dans la communauté, l'organisation ou le groupe étudié ; 5) la tendance à concevoir le cadre interprétatif comme une construction progressive depuis la première déclaration d'intention jusqu'au produit final plutôt que comme la validation-invalidation d'un ensemble d'hypothèses ; 6) une présentation finale qui marie volontairement et de façon créative la description et la narration avec la conceptualisation théorique. (1992, p. 81) La posture ethnographique nous pousse à nous extraire d’une représentation de l’institution scolaire sous la forme d’une boîte noire, dont on analyserait les « imputs » et les « outputs ». Refusant une approche structuraliste qui prendrait en compte les caractéristiques sociologiques économiques et culturelles des populations à l’entrée d’une institution scolaire impersonnelle pour en observer le résultat à la sortie et constater la manière dont cette « machine » reproduirait par exemple les inégalités sociales, l’ethnographie se préoccupe du processus toujours en cours d’institution de l’école. En tant qu’immersion corporelle et sensible au cœur de l’institution, l’ethnographie permet à l’observateur de développer une approche non plus structurelle, mais en mettant l’accent sur les dimensions tout à la fois pratiques et temporelles de l’institution : il est en mesure de décrire l’institution comme une série d’événements qui se font suite, l’institution comme accomplissement, auto-production, auto-institution permanente sur fond d’un institué toujours ouvert. (Laforgue, 2016, p. 27) Le travail de l’ethnographe consiste ainsi en l’identification et la mise en récit des événements non reproductibles, mais caractéristiques de la vie mouvante de l’institution scolaire. Il constitue une approche microsociologique, dans laquelle il faut d’emblée faire le 133 deuil d’une science qui entretiendrait un rapport exhaustif à la description de la réalité : l’ethnographie accepte de se contenter de « ce dont nous disposons » et d’entretenir ainsi « un rapport fragmentaire et lacunaire à la vérité » (Didi-Huberman, 2003, p. 48). J’accepte ainsi a priori de travailler dans une perspective qualitative, à partir de démonstrations qui ne cherchent pas à s’établir en règles généralisables, mais avec l’exigence de produire une réflexion critique systématique sur les déterminants conjoncturels de la production de mes données et d’en expliciter le caractère conjoncturel. L’ethnographie doit « savoir allier conscience critico-méthodologique de ses démarches et tolérance à l’impureté de ses matériaux, donc à la contingence de ses résultats » (Schwartz, 2011, p. 343). Le dispositif caractéristique de l’enquête ethnographique va impliquer que les situations dans lesquelles sont collectées mes données dépendent de contextes extrêmement variables en fonction des circonstances. Ainsi, dans mon enquête, j’ai été amené à me retrouver sur le terrain alors que mes interlocuteurs étaient confrontés à de vives tensions, à des mouvements de grève, à des oppositions frontales entre les différents groupes sociaux constitutifs des institutions enquêtées, obligés à répondre dans l’urgence à des actes de violence, ou au contraire dans des moments plus apaisés, des fêtes de fin d’année, des apéritifs organisés par les amicales des collèges. J’ai pu observer des situations uniques que je n’ai pas eu l’occasion de voir se reproduire, et qui constituent des données qui, pour être fondamentalement conjoncturelles, n’en éclairent pas moins mon objet de recherche. En opposition avec la doxa de la neutralité axiologique, l’ethnographe ne doit pas craindre de s’engager dans son terrain de recherche. C’est « par son caractère d’implication et de proximité » que « l’ethnographie nous met en présence de tels moments où la pensée conventionnelle est bousculée ». Elle possède ainsi « le pouvoir (…) de fournir au chercheur une “interrogation“ qui se déploie sur tout l’empan de l’expérience humaine ». (Payet, 2016b, p. 75). Le chercheur placé « au cœur même de la situation qu’il étudie », mobilisé par « les interactions et les relations intersubjectives » de l’enquête (Naepels, 2012, p. 82), se retrouve dans une situation de production du savoir qui interroge nécessairement sa position. La distance permanente qu’il constate entre ses attentes et celles de ses enquêté·es lui permet de « découvrir, dans un même mouvement, la cohérence du monde social dont il est issu et celle du monde social qu’il étudie » (Beaud & Weber, 2012, p. 237). Le rapport intime qu’il entretient avec ses enquêté·es, l’inscrit dans une « lutte permanente contre ses propres interprétations ethnocentriques, armée par les réactions de ses enquêtés qui sanctionnent parfois sévèrement ses écarts à la norme locale de comportement » (Beaud & Weber, 2012, p. 237). Sur mes terrains d’enquête, cette distance à interroger était à la fois présente vis-à-vis des élèves, vivant dans un contexte de très grande pauvreté, mais aussi avec les personnels exerçant leur activité professionnelle quotidienne au cœur de cette fragilité sociale. c. L’objectivation participante C’est cette lutte permanente qui doit constituer le levier permettant au chercheur ou à la chercheure d’objectiver sa participation puisqu’elle « lui livre la clé des trois univers auxquels il appartient par nécessité professionnelle : l’univers académique, l’univers de l’enquête et son 134 propre univers social, lorsqu’il est distinct de l’univers académique. » (Beaud & Weber, 2012, p. 237). Il s’agit de s’appuyer inlassablement sur une posture de vigilance épistémologique réflexive et de remettre sans cesse en interrogation les déterminants sociaux que le chercheur ou la chercheure mobilise dans sa participation au champ social qu’il enquête. Cette objectivation participante « est une des conditions de l’objectivité scientifique », elle permet d’explorer « les conditions sociales de possibilité (donc les effets et les limites) de cette expérience et, plus précisément, de l’acte d’objectivation » (Bourdieu, 2003, p. 44). Elle est d’autant plus nécessaire dans le champ de l’école, auquel participe qu’il le veuille ou non le chercheur, et plus encore dans la situation où le chercheur ou la chercheure entretient un lien familier avec les établissements scolaires. Il ne s’agit ainsi pas uniquement d’objectiver son rapport historique contextuel à l’école (le fait par exemple d’avoir travaillé en établissement scolaire ou de connaitre certains des enquêté·es), mais d’objectiver « l’inconscient historique » que le chercheur « engage inévitablement dans son travail ». Une observation participante objectivée dans des établissements ayant pour objet le rapport à la norme scolaire se doit de mobiliser nécessairement le chercheur ou la chercheure et « son expérience, c’est-à-dire ce passé, dans tous ses actes de recherche. Mais il n’est en droit de le faire qu’à condition de soumettre tous ces retours du passé à un examen critique rigoureux ». (Bourdieu, 2003, p. 56). C’est à ce titre que l’enquête ethnographie pourra servir le projet d’une approche critique de mon objet de recherche. En tant qu’ancien bon élève ayant traversé le système scolaire avec succès, en tant qu’ancien CPE, en tant que chercheur, j’entretiens nécessairement un rapport construit par ce parcours biographique qui détermine mon point de vue sur la conformité scolaire. Un retour réflexif critique a ainsi été indispensable pour m’extraire d’une position morale surplombante pour analyser les comportements des élèves à l’origine de leur exclusion. d. Vivre dans les collèges de la très grande pauvreté D’un point de vue pratique, selon la typologie proposée par Adler et Adler pour distinguer les différentes postures participantes adoptées par rapport au terrain de recherche (1986) ma présence dans les établissements se situe dans une perspective d’ « observation participante périphérique » qui m’a permis de participer suffisamment « au phénomène étudié pour être considéré comme un membre à part entière, sans incarner un rôle important au sein de celuici » (Cléret, 2013, p. 58), puisqu’à de très rares exceptions, je me suis fondu dans le paysage sans intervenir, en cherchant à neutraliser mon intervention sur le terrain observé. Pour reprendre les termes d’Alice Goffman l’observation participante nécessite d’appliquer la technique du « rétrécissement » (2020, p. 303). Dans ces conditions, « disparaître à l’arrièreplan est devenu une obsession » (A. Goffman, 2020, p. 304), ce qui implique d’adopter une attitude physique de l’effacement : trouver un petit coin dans un bureau, dans une salle de classe, se fondre dans le décor de la salle des professeurs. J’ai recueilli les données de cette étude dans trois collèges de l’éducation d’un des secteurs géographiques les plus pauvres d’Europe, dans une perspective comparative constitutive de l’approche sociologique, dans le sens premier adopté par Émile Durkheim : « la sociologie 135 comparée n’est pas une branche particulière de la sociologie ; c’est la sociologie même, en tant qu’elle cesse d’être purement descriptive et aspire à rendre compte des faits » (1895, éd. 2007, p. 137). J’ai adopté une posture ethnographique qui implique une collecte de données forcément hétérogènes (Naepels, 2012, p. 86). Cette diversité est constitutive du rapport de l’ethnographe et de ses relations polymorphes avec le terrain : « il recueille des données plurielles et hétérogènes sur les mêmes événements, les mêmes situations et les mêmes personnes. Il pourra les entrecroiser et les confronter. » (Guigue, 2012, p. 61). Ainsi, tout au cours de ces journées passées dans les collèges enquêtés, j’ai été amené à recueillir la parole de mes interlocuteurs sous forme d’entretiens semi-directifs enregistrés, mais aussi de façon plus informelle, les échanges en salle des professeurs, dans les espaces de détente, au portail de l’établissement, dans les bureaux de la vie scolaire, étant consignés sous forme de notes de terrain. J’ai d’autre part recueilli des observations dans les classes et dans les bureaux des vies scolaires. Là aussi, certaines de ces observations ont été enregistrées et retranscrites, d’autres simplement consignées sous forme de notes de terrain. J’ai récolté des documents internes aux établissements (principalement des rapports d’exclusion, qui sont les écrits produits par les enseignant·es à destination des CPE et des chef·fes d’établissement consignant lorsqu’ils ou elles excluent un élève, l’heure, la date, le nom de l’élève et sa classe ainsi qu’un petit résumé de la situation qui a mené à l’exclusion, voir annexes 5) et des données chiffrées produites par les établissements concernant les exclusions ponctuelles de cours. Enfin, j’ai complété cette enquête ethnographique, en particulier pour le collège n°2, par une revue de presse écrite, radiophonique et télévisuelle permettant de retracer la couverture médiatique importante dont l’établissement a pu faire l’objet au cours des années de l’enquête. Ma période d’observation a débuté en février 2017 pour s’achever en mai 2018, avec cependant des retours ponctuels dans les collèges n°1 et n°2 au cours de l’année 2019. Pendant cette période, je me suis rendu sur mes terrains d’observation au moins une fois par semaine, mais à certaines périodes presque tous les jours, pour assurer des rendez-vous individuels pour un entretien avec un personnel ou pour une observation de classe particulière, mais parfois aussi pour passer une journée sans contrainte particulière en salle des profs ou dans les bureaux de la vie scolaire. Au cours de cette période, j’ai passé 72 demijournées dans le collège n°1, 43 dans le collège n°2, et 20 dans le collège n°3. Contrairement à l’idée selon laquelle « un projet de recherche doit s’arrêter lorsqu’on n’apprend plus rien de nouveau », je suivrais Alice Goffman lorsqu’elle affirme : « je ne me suis jamais dit que j’en avais assez et qu’il était pour moi temps de partir écrire les résultats de mon enquête » (2020, p. 267). Les raisons qui nous amènent à mettre fin à l’inclusion ethnographique sont avant tout pragmatiques, comme le rappelle Howard Becker : « la science sociale est, après tout, une “activité pratique“, ce qui implique, notamment, qu’il faut un jour ou l’autre achever son travail. » (2002, p. 128). Il m’a fallu ainsi quitter le terrain pour rédiger ma thèse, mais il ne me semble pas que ce départ corresponde à une quelconque « saturation » des données. J’ai gardé des contacts avec les personnels enquêtés dans les collèges et quand à l’occasion, je suis revenu les saluer dans les vies scolaires ou en salle des professeurs, j’ai pu recueillir de 136 nouvelles données très pertinentes et je pense pouvoir affirmer que cela se reproduirait aujourd’hui encore. Mon départ du terrain a ainsi correspondu à des contingences matérielles qui n’ont obligé à m’extraire de ces espaces qui ont fait partie, durant cette année scolaire, de ma vie quotidienne. Ce départ a été un déchirement, il m’a contraint à faire le deuil de relations interpersonnelles qui s’étaient développées dans ces trois collèges. 2. La nature des données collectées Les résultats que je présenterai plus loin sont fondés sur l’analyse de plusieurs types de données : des entretiens semi-directifs réalisés auprès des personnels (N=69), des observations in situ, des documents internes aux établissements. a. L’échantillonnage des entretiens Comme le souligne Howard Becker, « la question de l’échantillonnage constitue toujours un problème fondamental. » Parce qu’il est impossible d’étudier toutes les occurrences d’une pratique, « toute entreprise scientifique s’efforce de découvrir quelque chose qui puisse s’appliquer à toutes les choses d’un certain type en en étudiant quelques exemples, le résultats de cette étude étant, comme on dit, “généralisable“ à tous les membres de cette classe de choses » (2002, p. 118). Dans l’ensemble de la présentation des résultats de mon enquête, les noms de l’ensemble des personnes, des institutions, des établissements, des quartiers et des villes ont été anonymisées. J’ai choisi de désigner les enquêté·es par l’initiale ou l’acronyme de leur fonction (E pour enseignant, CPE pour les conseillers principaux et les conseillères principales d’éducation, AED pour les assistant·es d’éducation, P pour les principaux et les principales) suivie du numéro de leur rang dans le tableau récapitulatif des entretiens que l’on retrouve en annexe 2 (E5, CPE55, P69…). Lorsque les prénoms sont prononcés dans les entretiens ou dans les observations, je l’ai noté entre crochets ([prénom de E8]). Les prénoms des élèves évoqués ont été systématiquement modifiés, sans que je ne le précise par la suite. Lorsque des personnels non enquêtés sont évoqués, ils sont qualifiés en tant que tel dans l’écriture ([enseignant·e non enquêté·e]). Dans la rédaction des portraits spécifiques d’enquêté·es, j’ai attribué à chacun·e des prénoms aléatoires. Le total des différents personnels est équivalent dans ces trois collèges aux dimensions similaires, comme le montre la figure n°1 qui récapitule les « populations mères » de l’enquête. Les données présentées ici ont été recueillies dans les « fiches établissement » produites par le rectorat qui récapitulent les caractéristiques des personnels et de leurs élèves. Elles concernent l’année scolaire 2017-2018. 137 Figure 1 : population mère des personnels des trois collèges Collège n°1 53 3 18 1 Collège n°2 54 2 18 1 Nombre Total d’ enseignant·es Nombre de CPE Nombre d’AED Nombre de chef·fes d’établissement Source : fiches établissements de l’académie, 2017-2018 Collège n°3 51 3 15 1 L’échantillon des personnels interrogés se rapproche de la répartition relative des personnels dans chacun des collèges en termes de genre, d’ancienneté dans l’éducation nationale, d’ancienneté dans le collège. On note, (cf. figure n°2), que les enseignant·es dans les trois collèges sont majoritairement des enseignantes, réalité que j’ai conservée dans mon échantillon. Figure 2 : répartition des enseignant·es enquêté·es en fonction de leur genre Homme Femme Collège n°1 Enseignant·es enquêté·es N=22 Total des enseignant·es du collège 10 (45%) 12 (54.5%) 43,1 % 56,9% Collège n°2 Enseignant· es enquêté·e N=22 5 (31%%) 11 (69%) Collège n°3 Total des Enseignant Total des enseignant·e ·es enseignants s du collège enquêté·es du collège N=13 43 % 6 (47%) 40 % 57 % 7 (53%) 60 % Source : fiches établissements de l’académie, 2017-2018 Il était d’autre part important de respecter la répartition relative des âges dans mon échantillonnage, d’autant plus que comme nous pourrons le constater dans le chapitre 5, ces différences de répartitions, en fonction des collèges, sont significatives dans une perspective comparative. Il me fallait à la fois enquêter des jeunes enseignant·es et d’autres plus âgé·es, pour voir de quelle manière la pratique de l’exclusion pouvait ou non évoluer en fonction de l’âge. La figure n°3 met en lumière ci-dessous les caractéristiques de mon échantillon qui tend à forcer les traits de chacun des trois collèges de ce point de vue, la surreprésentation des enseignant·es de plus de cinquante ans dans le collège n°1 y étant accentué, comme la surreprésentation des enseignant·es de moins de trente-cinq ans dans le collège n°2. 138 Figure 3 : répartition des enseignant·es enquêté·es en fonction de l’âge Plus de 50 ans Entre 35-50 ans Moins de 35 ans Age moyen Ancienneté moyenne Collège n°1 Enseignant·es enquêté·es N=22 15.7 % Collège n°2 Enseignant· es enquêté·e N=22 2 (12.5%) Collège n°3 Total des Enseignant Total des enseignant·e ·es enseignants s du collège enquêté·es du collège N=13 15.7 % 0 17.6% Total des enseignant·es du collège 5 (22%) 13 (60%) 68,6 % 6 (37.5%) 49 % 6 56.9% 4 (18%) 15.7% 8 (50%) 35.3 % 7 25.5% 42 9.8 42 6.9 37 3.9 38 3 43 6 40 5.4 Source : fiches établissements de l’académie, 2017-2018 La figure n°4 montre les parts relatives d’enseignant·es plus ou moins ancien·nes ou plus ou moins nouveaux dans les trois collèges. Je me suis rapproché de cette répartition déterminante pour qualifier les cultures propres à chacun de ces établissements puisque le collège n°1 plus d’enseignant·es chevronné·es et le collège n°2 tendanciellement plus de débutant·es. Ce choix dans l’échantillon m’a aussi permis d’étudier l’ensemble des positions possibles entre les enseignant·es les plus installé·es dans les collèges, et les plus novices. Figure 4 : répartition des enseignant·es enquêté·es comparée à la population mère en fonction de leur ancienneté dans les collèges Ancienneté poste -2 ans Ancienneté poste 2-5 ans Ancienneté poste 5-8 ans Ancienneté poste +8 ans Collège n°1 Enseignant·es enquêté·es N=22 29.4 % Collège n°2 Enseignant· es enquêté·e N=22 7 (43 %) Collège n°3 Total des Enseignant Total des enseignant·e ·es enseignants s du collège enquêté·es du collège N=13 45 % 1 34.6% Total des enseignant·es du collège 7 (31%) 4 (18%) 13.7 % 5 (31 %) 23 % 5 25% 3 (13 %) 21.6 % 2 (12.5 %) 13 % 5 15.4% 8 (36 %) 35.3% 2 (12.5%) 17 % 2 25% 139 Source : fiches établissements de l’académie, 2017-2018 Lecture : dans le collège n°1, 35,5% des enseignant·es sont en poste depuis plus de 8 ans, 36% de nos enquêté·es dans le collège n°1 sont en poste depuis plus de 8 ans Enfin, il était fondamental de recueillir dans l’échantillon toute la diversité des pratiques de l’exclusion, depuis celles et ceux qui comptent à leur actif un nombre très important d’exclusions jusqu’à celles et ceux qui n’excluent jamais d’élèves. Les extrêmes sont là aussi surreprésentés (voir figure n°5 ci-dessous), le but étant de recueillir la plus grande diversité possible de pratiques. Figure 5 : répartition des enseignant·es enquêté·es comparée à la répartition de la population mère en fonction de leur pratique de l’exclusion Collège n°1 Enseignant·es enquêté·es N=22 14 (24 %) Collège n°2 Enseignant· es enquêté·e N=22 4 (25%)) Collège n°3 Total des Enseignant Total des enseignant·e ·es enseignants s du collège enquêté·es du collège N=13 2 (4%) 3 (23%) 3 (5%) Total des enseignant·es du collège 0-2 7 (31%) 3-10 7 (31%) 19 (32 %) 0 (0%) 19 (36%) 3 (23%) 12 (22 %) 11-30 3 (13.5%) 20 (34 %) 6 (37.5%) 20 (38 %) 3 (23%) 25 (45 %) 31-60 2 (11%) 3 (5%) 4 (25%) 5 (9 %) 3 (23%) 10 (18 %) < 60 3 (13.5%) 3 (5%) 2 (12.5%) 7 (13 %) 1 (8%) 5 (9%) Source : logiciels vie scolaire des trois collèges, 2017-2018 Lecture : dans le collège n°1, 24% du total des enseignant·es a exclu de 0 à 2 fois des élèves au cours de l’année scolaire 2017-2018, 31% des enquêté·es a exclu de 0 à 2 fois des élèves Dans le collège n°1, j’ai d’abord choisi mes interlocuteurs sur le principe du volontariat : les enseignant·es rencontré·es se présentaient spontanément pour répondre à mes questions, le thème de la recherche étant exposé sans ambiguïté. Cette part de l’échantillon correspond à 11 enseignant·es [E1 ; E3 ; E4 ; E5 ; E6 ; E7 ; E8 ; E9 ; E10 ; E12 ; E13]. Par la suite, j’ai choisi, pour diversifier l’échantillon, de rencontrer des enseignant·es ayant une pratique plus systématique de l’exclusion. J’ai donc procédé à un choix en fonction des pratiques que j’ai pu identifier grâce aux éléments recueillis dans le logiciel de gestion de la vie scolaire, cherchant à interroger des enseignant·es qui excluaient beaucoup d’élèves : ce fut le cas pour E2, E11 ; E14 ; E21. J’ai aussi choisi des enseignant·es spécifiques en fonction de leur statut particulier. J’ai ainsi choisi d’inclure dans l’échantillon E22 qui est un personnage central du collège n°1 de par ses responsabilités de représentant syndical, mais aussi à cause des conflits qui l’opposent au CPE53. J’ai demandé à E18 de répondre à mes questions parce qu’il est un des « piliers » du collège, chargé de mission auprès de l’inspecteur de sa discipline et parce qu’il 140 pratique une gestion de classe sans aucune exclusion, E16 parce qu’elle possède un lien particulier avec l’équipe de vie scolaire et assure dans le collège la responsabilité de la prévention du décrochage scolaire. J’ai enfin choisi E15, E17, E19 et E20 qui sont chacune à leur manière des débutantes dans le métier et dans le collège et m’ont fourni de ce fait des données spécifiques à ce statut particulier. Tout en cherchant ainsi à constituer un échantillon proche de la répartition relative de la population enseignante dans le collège n°1, je me suis attaché à composer, au fur et à mesure de notre investigation, un échantillon qui représente toute la diversité des pratiques de l’exclusion que j’étais en train de découvrir. Dans les collèges n°2 et n°3 j’ai conçu mon échantillon afin de retrouver une certaine cohérence par rapport à celui constitué dans le collège n°1, tout en prenant en compte les spécificités de la structure de ces établissements en particulier en termes d’ancienneté relative dans l’établissement des enseignant·es enquêté·es et de l’ensemble du collège. J’ai aussi essayé de composer un panel représentatif des différentes pratiques par rapport à l’exclusion, là aussi en cherchant à enquêter les quelques enseignant·es qui excluent le plus d’élèves (E31 pour le collège n°2, E27 et E51 pour le collège n°3) ou au contraire qui n’en excluent jamais (E25 dans le collège n°2, E49 dans le collège n°3). Il s’agit par cette constitution de l’échantillon de « chercher à connaître (…) la gamme complète des variantes d’un phénomène donné » (Becker, 2002, p. 123). Evidemment, le fait d’enquêter ceux que les chefs d’établissements qualifient volontiers de « recordmen » de l’exclusion ou dans d’autres termes d’aller piocher dans le « top trois » dont m’a parlé la principale du collège n°1 lors de notre première rencontre, stigmatise a priori ces enquêté·es ce qu’il m’a fallu prendre en compte dans l’analyse des données. Par rapport au choix des enquêté·es, deux d’entre eux m’ont ont été fortement conseillés par leurs pairs : E32 que E24 et E33 m’ont incité à interroger dans le collège n°2 pour sa capacité à imposer un calme exemplaire dans ses classes et E47 dans le collège n°3 conseillé par E46 par exemple qui le considère comme l’exemple de l’enseignant·e de REP+ impliqué auprès de ses élèves. A noter que ces deux enseignant·es excluent très régulièrement des élèves de leurs classes. J’ai d’autre part complété cet échantillon en prenant en compte le point de vue d’autres professionnels représentant d’autres groupes sociaux au sein des collèges et apportant ainsi des points de vue différents sur l’exclusion ponctuelle de cours de celui des enseignant·es. Comme le souligne Becker, « une manière de s’assurer que l’on fait preuve du scepticisme nécessaire est de chercher à recueillir d’“autres opinions“ – de chercher des gens occupant une place différente dans l’organisation et qui vous donneront un point de vue différent » (2002, p. 155). Afin de recueillir « d’autres opinions » déterminées aussi par d’autres positions sociales dans la division du travail propre aux établissements que celle des enseignant·es, j’ai inclus dans mon échantillon les CPE, les principaux et les principales, et 9 assistant·es d’éducation des trois collèges. « L’ethnographie permet de complexifier une vision schématique, car elle offre un accès à la pluralité des acteurs » (Payet, 2016b, p. 64). Cette pluralité implique donc une diversité de statuts, mais aussi la plus grande diversité de points de vue, en particulier sur l’exclusion de cours, au sein même de ces catégories de personnels. 141 J’avais envisagé en débutant ce travail d’inclure dans mon échantillon des élèves qui seraient devenus des enquêtés pour compléter de leur point de vue pratique cette recherche sur l’exclusion ponctuelle de cours. Cependant, au fur et à mesure que s’accumulaient mes matériaux d’enquête, la réalité et la complexité des données produites du point de vue des personnels m’a rapidement amené à abandonner cette piste. Interroger les élèves sur l’exclusion ponctuelle de cours pourrait ainsi représenter une suite à ce travail. L’annexe n°2 reprend l’ensemble de ces éléments de catégorisation. Lors de la première évocation de chacun·e des enquêté·es, je les ai caractérisé·es par leur âge, leur ancienneté dans l’enseignement et le nombre d’exclusions qu’il ou elle a prononcées durant l’année scolaire de l’enquête (par exemple : E1, enseignante d’histoire géographie, 38 ans, confirmée, 5 exclusions). La figure n°6 ci-dessous récapitule les intervalles que j’ai choisis pour catégoriser l’ancienneté relative des personnels : Figure 6 : critères de catégorisation des enquêté·es en fonction de leur ancienneté dans le métier Débutant·es Jeunes Confirmé·es Chevronné·es 0-3 ans d’ancienneté 3-8 8-17 17 années et plus Le choix de l’échantillon constitué n’est donc pas celui d’un échantillonnage statistique, mais d’un échantillonnage théorique (Glaser & Strauss, 2010), constitué de manière à recueillir un ensemble de situations pertinentes pour étudier des pratiques en lien avec l’exclusion ponctuelle de cours, qui soient le plus diversifiées possible. Dans la logique de la comparaison, cet échantillon a aussi été constitué au fur et à mesure de notre observation participante, en fonction de notre appréhension progressive des différentes situations qui nous semblaient pertinentes pour élucider les différents positionnements des acteurs par rapport à l’exclusion ponctuelle de cours. Concrètement, 69 entretiens ont été réalisés, 51 d’enseignant·es, 6 de CPE, 9 d’AED, 3 de chef·fes d’établissements, d’une durée moyenne de cinquante minutes, les plus courts, très rares, se limitant à 20 minutes (E18, E21, E29) les plus longs, rares aussi, pouvant aller jusqu’à une heure 10 minutes (E25, CPE55). La figure n°7 synthétise cette répartition. Figure 7 : tableau synthétique des entretiens réalisés (N=69) Collège n°1 Enseignant·es (n=22) CPE (n=3) AED (n=5) Principales (n=1) Collège n°2 Enseignant·es (n=16) CPE (n=2) AED (n=4) Principale (n=1) 142 Collège n°3 Enseignant·es (n=13) CPE (n=1) Principal (n=1) b. Pratique de l’entretien ethnographique Ces entretiens ont été menés dans une perspective ethnographiques (Beaud, 1996) à visée d’explicitation (Vermersch, 1997) et compréhensive (Kaufmann, 2016). Nous nous inscrivons dans la perspective adoptée par Pierre Bourdieu dans son ouvrage « La misère du monde » développée dans la postface de l’ouvrage, « Comprendre » (1993). L’entretien d’explicitation repose sur « un ensemble de pratiques d’écoute basées sur des grilles de repérage de ce qui est dit et de techniques de formulations de relance » (Vermersch, 1997, p. 17). La visée de cet « ensemble de techniques qui vise à faciliter, à guider la description après coup du déroulement de sa propre action » (Vermersch & Maurel, 1997, p. 259) se donne pour but d’ « accompagner la mise en mots d’un domaine particulier de l’expérience » (Vermersch, 1997, p. 17). D’autre part, la pratique de l’entretien a constitué, pour le chercheur débutant que je suis un apprentissage progressif, au fil des différentes expériences. Ma pratique professionnelle de CPE a constitué une base à partir de l’entretien éducatif d’écoute, tel que je l’ai pratiqué pendant de nombreuses années, et tel que je l’enseigne aujourd’hui à mes étudiants CPE dans le cadre de l’INSPE. Cependant, ma maîtrise de l’entretien de recherche s’est affinée au fil des semaines durant lesquelles j’ai effectué cette enquête. J’ai appris au fur et à mesure à prendre plus de liberté avec le cadre établi a priori, à me concentrer davantage sur les marqueurs d’assentiment empathiques que j’exprimais au cours des entretiens, à me mettre en situation de résonnance avec mes interlocuteurs, à reformuler pour encourager la relance du discours de mes interlocuteurs. En fonction de ma perception des positions sociales respectives, j’ai appris à m’indigner avec mes interlocuteurs lorsqu’ils me rapportaient certaines anecdotes, à rire à leurs plaisanteries pour créer plus de complicité, à acquiescer à des propos avec lesquels je ne suis pas d’accord, mais qui me semblaient être des allants-de-soi particulièrement importants pour mes interlocuteurs ou mes interlocutrices, à noter furtivement une idée sans couper mon interlocuteur pour y revenir plus tard, à esquiver aussi lorsque l’on cherchait à savoir ce que les autres enquêté·es avaient affirmé à propos de tel ou tel sujet. Cet apprentissage est cependant toujours en cours : si certains des entretiens ont constitué des moments forts d’expression des agents sociaux enquêté·es (se rapprochant peut-être des « exercices spirituels » dont parle Pierre Bourdieu (Bourdieu & Maître, 1994), il m’est arrivé, même en fin d’enquête, d’être en difficulté pour faire s’exprimer certains de mes interlocuteurs visiblement peu intéressés par mes questions. L’écoute et la retranscription des entretiens constitue à ce titre aussi un apprentissage puisque j’y ai débusqué toutes les approximations dans la formulation de questions, les moments où je coupe trop vite la parole, les gaffes, l’absence de relance dont la formulation semble évidente lors de l’écoute a posteriori. Les agents sociaux ne sont pas conscients de l’étendue de la connaissance pratique qu’ils possèdent sur leur activité, il convient donc de les aider à expliciter ces connaissances, à sortir de cette conscience « pré-réfléchie » (Vermersch, 1997, p. 246) pour les guider dans un processus de conscientisation. Je m’inscris pour cela dans une démarche compréhensive, qui « s'appuie sur la conviction que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de 143 structures mais des producteurs actifs du social » (Kaufmann, 2016, p. 23), dans laquelle « l’enquêteur contribue à créer les conditions de l’apparition d’un discours extra-ordinaire, qui aurait pu ne jamais être tenu, et qui, pourtant, étant déjà là, attendant ses conditions d’actualisation » (Bourdieu, 1993, p. 914), en postulant que ces agents sociaux sont « dépositaires d'un savoir important qu'il s'agit de saisir de l'intérieur, par le biais du système de valeurs des individus » (Kaufmann, 2016, p. 23). L'émergence de ces paroles s'apparente à une forme d'auto-analyse chez les enquêté·es qui profitent de l'occasion « pour opérer un travail d'explicitation, gratifiant et douloureux à la fois, et pour énoncer, parfois avec une extraordinaire intensité expressive, des expériences et des réflexions longtemps réservées ou réprimées » (Bourdieu, 1993, p. 915). Sans pouvoir constater une évolution des pratiques des enquêté·es à la suite de ces entretiens, mes interlocuteurs et mes interlocutrices ont tou·tes exprimé·es au sortir de l’entretien, la valeur réflexive de l’exercice. Ces échanges ont modifié ma relation avec les enquêté·es qui se sont rapproché·es de moi, me faisant par exemple spontanément la bise lorsque je les croisais plus tard dans les espaces du collège. Dans cette perspective, il s’agit de « donner à voir des acteurs pensant, éprouvant, agissant et interagissant » (Dumez, 2016, p. 28). L’entretien compréhensif cherche ainsi à remettre la connaissance pratique des agents sociaux au centre de l‘enquête. Il « fait appel au point de vue de l’acteur et donne à son expérience vécue, à sa logique, à sa rationalité, une place de premier plan » (Blanchet et al., 2013, p. 23). Il permet, en analysant la parole de mes interlocuteurs, d’explorer les faits qui « concernent les systèmes de représentations (pensées construites) et les pratiques sociales (faits expériencés) » (Blanchet et al., 2013, p. 25). J’ai ainsi cherché à « mettre en évidence les systèmes de valeurs et les repères normatifs à partir desquels [les acteurs] s’orientent et se déterminent » (Blanchet et al., 2013). Dans cette perspective, je me suis forcé à entrer en empathie avec mes enquêté·es, même lorsqu’ils ou elles exprimaient des avis explicitement discriminants ou même racistes par rapport à leurs élèves. Ces matériaux d’enquête ne constituent cependant pas un ensemble de données autonomes, mais s’articule avec l’observation participante, ils sont constitutifs à part entière de l’enquête ethnographique. Dans ce sens la situation de l’entretien ethnographique « est, à elle seule, une scène d'observation, plus exactement seule l'observation de la scène sociale (lieux et personnes) que constitue l'entretien donne des éléments d'interprétation de l'entretien. » (Beaud, 1996, p. 236) et il m’a fallu sans cesse interpréter les résultats issus des entretiens dans un va-et-vient avec les données des observations participantes, ce qui m’a permis de décrire l’agent social « dans son habitat naturel et non la (re)présentation théâtralisée et hautement codifiée qu’il affectionne de donner de soi en public » (Wacquant, 2002, p. 10). Ma connaissance de mes interlocuteurs et de mes interlocutrices sur le terrain m’a permis ainsi de mettre à distance leurs discours, de les relativiser, de les complexifier. Ce fut le cas par exemple lorsque des enseignant·es décrivaient en entretien une pratique de l’exclusion très différente de celle que je pouvais observer dans leur classe, ou à la lecture des rapports qu’ils ou elles pouvaient écrire, ou à la lecture des données recueillies dans les logiciels de vie scolaire. Les données collectées dans les entretiens vont ainsi sans cesse 144 interroger et être interrogées par mes observations, par les écrits produits par les enquêté·es ou par les données chiffrées des exclusions. D’autre part, dans la relation d'enquête, qu'elle soit quantitative ou qualitative, s'exercent, du fait de la dissymétrie des positions sociales respectivement occupées par l'enquêteur et l'enquêté, des rapports de domination qui peuvent induire des formes de violence symbolique dans l’interaction. Cette réalité intervient nécessairement sur la production des données collectées. Il est donc indispensable d'avoir conscience de ce que construit le point de vue du chercheur ou de la chercheure dans l'expression des individus enquêtés et de l’expliciter dans la présentation des données de la recherche. Comme le souligne Stéphane Beaud : L'entretien sociologique, loin de se réduire à une simple communication de face à face entre A et B (comme le postule toute une tradition de l'entretien issue de la psychologie sociale) est aussi une relation sociale entre deux personnes qui se différencient par leurs caractéristiques sociales, scolaires, sexuelles. C'est un rapport de pouvoir, comme le montrent notamment les enjeux autour de la négociation du lieu et du moment de l'entretien. (Beaud, 1996, p. 238) Des présupposés existent dans le regard du chercheur ou de la chercheure : ils déterminent une forme de réponse construite et acceptable chez l'enquêté qui cherche à se conformer à l'image attendue, du fait de la dissymétrie de position sociale. Il se peut ainsi que l’entretien « instaure une hiérarchie dans l'interaction : l'enquêté se soumet à l'enquêteur, acceptant ses catégories, et attend sagement la question suivante. Le but de l'entretien compréhensif est de briser cette hiérarchie » (Kaufmann, 2016, p. 47). Pour se départir de ce risque il est nécessaire, au-delà des techniques d'entretien, de se rendre réellement disponible à la parole recueillie, par une écoute attentive et construite, consciente des conditions sociales qui produisent la parole recueillie : « tenter de se situer en pensée à la place que l’enquêté occupe dans l’espace social pour le nécessiter en l’interrogeant à partir de ce point de vue et pour (en) prendre en quelque sorte son parti » (Bourdieu, 1993, p. 910). Dans cette mesure, l'enquêteur ou l’enquêtrice peut accompagner la construction d'une expression de cette condition sociale et aider à une forme d'auto-analyse produisant des effets sur l'enquêté·e. Les stratégies employées pour contourner ces biais ne peuvent pas cependant en annuler les effets : seule une « réflexivité réflexe » permet d'en limiter les biais. Ma position d’homme lorsque j’interroge des femmes, mon âge lorsque j’interroge des jeunes enseignant·es, mon statut d’enseignant à l’université, tous ces éléments qui me constituent socialement, interviennent dans la nature de l’interaction lors de ces entretiens. « L’enquêteur doit totalement oublier ses propres opinions et catégories de pensée. Ne penser qu'à une chose : il a un monde à découvrir » (Kaufmann, 2016, p. 51). Il faut pour cela s’efforcer « de faire un usage réflexif des acquis de la science sociale pour contrôler les effets de l'enquête elle-même et s'engager dans l'interrogation en maîtrisant les effets inévitables de l'interrogation. » (Bourdieu, 1993, p. 904). Cette relation ouverte à l’expression de l’expérience mise en place permet alors à l'enquêté·e de construire un discours accompagné par le ou la sociologue. L'émergence de ces paroles peut s'apparenter à une forme d'auto-analyse : la personne interrogée profite de 145 l'occasion « pour opérer un travail d'explicitation, gratifiant et douloureux à la fois, et pour énoncer, parfois avec une extraordinaire intensité expressive, des expériences et des réflexions longtemps réservées ou réprimées » (Bourdieu, 1993, p. 915). La réflexivité ne consiste pas ainsi en la mise en avant narcissique des « états d’âme » du chercheur, mais en un retour réflexif sur les multiples situations d’échanges qui constituent la recherche. « L’analyse critique de la situation ethnographique » affirme Didier Fassin, « - en tant que scène historique où se joue la rencontre entre l'anthropologue et ses interlocuteurs - et de la relation ethnographique - en tant que rapport inégal qui se noue entre l'enquêteur et les enquêtés - est pour nous la condition de possibilité d’un savoir anthropologique ou sociologique » (2008, p. 9). Ces entretiens ont suivi le cadre des guides d’entretien présentés en annexe (annexe n°1a, 1-b, 1-c, 1-d). La trame est la même pour les différents personnels même si j’ai été amené à adapter chacun de ces guides en fonction de la place particulière occupée par chacun·e des personnels par rapport à l’exclusion ponctuelle de cours. Les guides d’entretien commencent par des questions très générales qui invitent les interlocuteurs à se situer par rapport au contexte de l’enquête (depuis combien de temps es-tu enseignant·e ? dans ce collège ? comment es-tu devenu enseignant·e ?) suivent ensuite des questions visant à l’explicitation procédurale (comment tu t’y prends ?) pour finir par des questions d’opinion (qu’est-ce que tu en penses ?). Voici par exemple le guide d’entretien utilisé avec les enseignant·es. Figure 8 : guide d’entretien à destination des enseignant·es. 1. Depuis combien de temps es-tu enseignant·e ? dans cet établissement ? 2. Comment es-tu devenu enseignant·e ? 3. Comment ça se passe pour toi en classe ? 4. Comment tu t’y prends pour exercer ton autorité ? 5. Est-ce que ça t’arrive d’exclure des élèves de classe ? 6. Comment ça se passe si tu es amené à exclure un élève de ta classe ? 7. Comment tu fais pour éviter d’exclure les élèves de ta classe ? 8. Peux-tu me donner quelques exemples de situations qui ont donné lieu à une exclusion de cours ? Relance : as-tu un souvenir particulièrement marquant d’une exclusion de cours ? 9. Est-ce que tu sais comment font tes collègues ? 10. Est-ce que tu sais quels sont les effets de l'exclusion ponctuelle d'un cours sur l’élève exclu ? Et sur les autres élèves ? 11. Que ressens-tu après avoir exclu ou menacé d'exclure un élève en cours ? Relance : t’est-il arrivé de regretter d’avoir exclu un élève de cours ou au contraire de ne pas avoir exclu un élève de classe ? 12. D’une manière générale, quelle est ta vision de l’exclusion ponctuelle de cours ? 13. En discutes-tu avec tes collègues (enseignant·es, CPE, hiérarchie) ? Nom, prénom, âge, matière enseignée ? 146 Si les questions ont été posées systématiquement à chacun·e des enquêté·es, le déroulement des entretiens a pu m’amener à adapter mes interactions avec les personnels. La première adaptation très simple, mais qui a du sens du point de vue de mon rapport avec les enquêté·es, concerne le tutoiement ou le vouvoiement. J’ai adopté le tutoiement avec la quasi-totalité des enquêté·es, à l’exception des chef·fes d’établissement – suivant ainsi le code protocolaire professionnel d’interaction spécifique à l’éducation nationale qui marque leur position hiérarchique dans l’établissement – et des AED – adoptant par mimétisme le positionnement des CPE qui m’ont « introduit » auprès de leurs AED. Mais certain·es AED dont j’ai pu me rapprocher au cours de mon immersion ethnographique avait déjà spontanément adopté le tutoiement : c’est le cas pour AED59, AED61 et AED62. De très rares enseignant·es ont adopté le vouvoiement avec moi au cours des entretiens : E24 qui me vouvoyait lorsqu’il était AED dans le lycée professionnel dans lequel nous exercions tous les deux, et qui a conservé ce vouvoiement, sans doute sur le ton de la plaisanterie à l’adresse des autres personnels de l’établissement, E21, le plus âgé de mes interlocuteurs, qui a conservé par l’usage du tutoiement une forme de distance. CPE55 qui était mon étudiante me tutoie au cours de l’entretien, parce que je me suis forcé à la tutoyer pour changer notre relation pour faciliter notre interaction, mais par moments dans l’entretien, le vouvoiement reprend le dessus. J’ai été amené à adapter les entretiens en posant des questions qui n’étaient pas incluses dans les guides initiaux, afin de pousser les enquêté·es à plus d’explicitation sur des points précis, dans des questions de relance (« tu me parlais du fait qu'une élève faisait exprès ? » CPE55, « quand tu dis communication non violente, qu'est-ce que tu entends par là ? » E45). J’ai été amené à sortir du cadre de l’entretien pour certains cas très particuliers, par exemple E18, qui m’a affirmé très rapidement qu’il n’avait jamais, depuis le début de sa carrière, procédé à des exclusions de cours, ce qui invalidait l’enchainement des questions et leurs pertinences, ou pour E22, E25 ou E49 qui ont pris en main l’entretien, avec des réponses très longues, qui me faisaient sortir du cadre, répondaient partiellement à certaines questions par anticipation. Je note que E22 et E25, au-delà de l’entretien lui-même, souhaitaient me faire passer un message : E22 souhaitait me donner, sans doute depuis le début de l’entretien, sa version d’un conflit qui l’a opposé à CPE53, conflit au centre des ruptures fortes entre les différents groupes sociaux du collège n°1. E22 joue un rôle important, syndicalement, dans l’établissement ce qui en fait un porte-parole d’un de ces groupes sociaux dans l’établissement. C’est le cas aussi, de façon plus informelle, pour E25 dans le collège n°2 : cette enseignante se définit elle-même auprès de moi comme « une grande gueule » qui « ne peut pas s’empêcher de l’ouvrir ». Elle occupe un rôle central dans la salle des professeur, motrice dans les mobilisations, les blocages, l’exercice des droits de retrait, comme dans les fêtes et les repas qui mobilisent les enseignant·es dans le collège et au dehors. Dans cet entretien, elle est aussi porteuse d’un discours officiel de la salle des professeurs, par rapport à la difficulté d’exercer son métier dans le collège n°2. Enfin, E49 occupe une position particulière par rapport à la formation initiale des enseignant·es, et par rapport à la recherche en éducation. Ancien professeur formateur académique pour l’ESPE de l’académie dans laquelle se déroule l’enquête, il a décidé de ne plus participer à une formation à laquelle il n’adhère pas. Il est de 147 ce fait proche de certain·es de mes collègues de travail, mais sur beaucoup de points en opposition intellectuelle avec des partis pris de la recherche, même s’il en maîtrise le vocabulaire et le champ conceptuel. L’entretien porte sur l’ensemble de ces enjeux, de revendications et de positionnements construits théoriquement par rapport à la formation, ce qui induit des interactions parfois tendues, et d’une nature très éloignée de celle des autres entretiens réalisés au contraire dans une atmosphère apaisée. Dans le collège n°1 et dans le collège n°3, la très grande majorité des entretiens s’est déroulée dans des salles de classe : je demandais aux enseignant·es que nous puissions nous isoler et la plupart m’emmenaient dans « leur salle » ce qui leur a permis durant les entretiens de faire référence à la disposition de la pièce, des chaises, des tables. Dans certains cas, le décor ainsi posé donnait des indices sur le style éducatif de l’enseignant·e : soit parce que mon interlocuteur ou mon interlocutrice me décrivait précisément des choix pédagogiques en lien avec la disposition de la salle (c’est le cas de E5, E10, E13, E18, E45 pour la disposition en îlots ou en ateliers, ou de E7 pour la disposition de sa salle de sciences), soit parce qu’il ou elle m’exposait des contraintes liées au fait de ne pas avoir « sa salle » et me présentait un espace inapproprié à ses choix pédagogiques (E4, E6, E14). Seuls un enseignant et une enseignante m’ont accueilli dans un autre espace : E9 qui s’est enfermée avec moi dans le bureau de la coordinatrice REP+, adjacent à la salle des professeurs et E8 qui a insisté pour que l’entretien se déroule en extérieur, dans le coin fumeur du collège n°1, dans le but certainement très volontaire de donner à l’entretien un caractère le plus décontracté possible. Dans le collège n°2, les entretiens se sont déroulés pour l’essentiel dans une petite salle réservée aux enseignant·es de français, bibliothèque vitrée dans le centre de documentation et d’information du collège, inoccupée la plupart du temps et que, sur les conseils de la documentaliste et de E24 qui fut mon premier enquêté, je me suis appropriée. Lorsque j’y recevais des enseignant·es, la plaisanterie rituelle était que je les accueillais dans « mon bureau ». Prenant ainsi possession des locaux, avec l’accord explicite des personnels de l’établissement, je m’inscrivais un peu plus dans le quotidien de l’établissement, apprenant même à certain·es qui ne la connaissaient pas l’existence de cette salle (ce qui fit dire à E37 « tu connais mieux le collège que nous ! »). E25 a été interrogée dans sa salle de classe et E33 dans la petite cour coin fumeur donnant sur la salle des professeurs, pour lui permettre de fumer sa cigarette pendant sa pause. Les entretiens se déroulaient entre deux cours. Enfin, dans le collège n°3, la totalité des entretiens a été réalisée dans les salles de classe des enseignant·es. Les CPE du collège n°2 et n°3 ont été interrogées dans leurs bureaux à la fin de leur service, ce qui explique les interruptions dans l’entretien avec CPE55, ceux du collège n°1 dans des salles de classe. Enfin, les chef·fes d’établissements ont été interrogé·es dans leurs bureaux, rajoutant ainsi à l’interaction une certaine solennité constitutive de leur position hiérarchique. Aucun des personnels auxquels j’ai proposé de réaliser un entretien ne l’a refusé. Cette acceptation unanime et très évidente de l’enquête contredit les a priori que je pouvais avoir en commençant mon inclusion dans les collèges. Elle contredit aussi les réserves des CPE53 et 148 CPE55 sur les enseignant·es qui excluent le plus de leur collège. Tous les deux avaient émis des doutes au départ de l’enquête, me prévenant que ces enseignant·es ne voudraient certainement pas me répondre à propos de l’exclusion de cours. Si la pratique de l’exclusion ponctuelle de cours est stigmatisée par une partie des personnels des établissements, en particulier par les CPE et les chefs d’établissements, mais aussi par certains AED, en revanche, tous les enseignant·es se sont exprimé·es très librement et sans réserve sur leur pratique de l’exclusion, même quand elle était systématique. Ils et elles témoignent ainsi d’une pratique de l’exclusion de cours qu’ils et elles revendiquent comme déculpabilisée. Cela rejoint le fait que dans les collèges n°2 et n°3, les deux enseignant·es qui m’ont été conseillé·es par leurs pairs pour leurs bonnes pratiques étaient des enseignant·es qui excluent très régulièrement des élèves. c. Observations de cours et du service de vie scolaire Pour mettre en relief les entretiens, et les confronter à la réalité du terrain, j’ai procédé à des observations de cours, exclusivement chez des enseignant·es qui avaient été mes interlocuteurs et mes interlocutrices en entretien. Aucun·e des enquêté·es auxquels j’ai demandé de venir dans leurs classes n’a refusé, seule une enseignante (E16) m’a prévenu, avant même l’entretien, qu’elle était d’accord pour s’entretenir avec moi, mais qu’elle ne souhaitait pas me laisser rentrer dans sa classe, la situation créant chez elle, selon ses dires, un stress trop important. J’ai ainsi réalisé 18 observations de classes (voir tableau récapitulatif en annexe n°3). Certain·es enseignant·es m’ont proposé spontanément de venir observer des cours, à tel point qu’il m’a fallu refuser poliment devant le nombre trop important de propositions. Ces observations sont recensées dans le tableau n°3 en annexe. Je demandais aux enseignant·es de venir observer leurs cours après m’être entretenu avec eux, la proximité créée par l’entretien facilitant que je sois accepté en classe. J’ai demandé aux enseignant·es de me faire voir des cours « difficiles ». De ce fait, il m’a été proposé d’assister à des cours menés avec des classes considérées comme les plus difficiles, à des moments de la journée ou de la semaine où les élèves sont considérés comme les plus difficiles (par exemple en fin de journée). Ces cours ont été l’occasion de prises de notes, parfois d’enregistrements dont la trame m’a permis de retranscrire des éléments pertinents pour l’analyse des pratiques enseignantes, en particulier dans la gestion des désordres dans leurs classes. J’ai donné en annexe un exemple d’une de ces retranscriptions (annexe 7.1). Durant ces observations, trois exclusions ont été prononcées dans trois cours différents, deux élèves ont été exclus mais renvoyés en cours par les CPE, un enseignant a demandé à un élève de sortir mais l’élève a refusé l’exclusion, deux élèves exclus d’autres classes ont été accueillis par les enseignant·es. J’ai de la même manière passé un temps long dans les bureaux des CPE, dans les bureaux des AED, enregistrant en particulier des entretiens entre les CPE et les élèves à la suite d’exclusions de cours. Ces observations sont répertoriées dans l’annexe n°4, des exemples de retranscriptions des observations retranscrites sont données dans l’annexe n°6. Les entretiens, enregistrés pour la plupart, ont été retranscrits intégralement : des exemples sont proposé en annexe 5. D’autre part, dans mes moments de présence dans l’établissement, les temps d’attente, les discussions informelles en salle des profs, pendant les récréations, les 149 pauses, les repas, j’ai été amené à noter des interactions particulières. Ces notes de terrain possèdent un statut différent de celui des entretiens ou des observations enregistrées, puisque les agents sociaux exposent dans ces moments informels une face sociale adressée aux autres personnels de l’établissement et plus spécifiquement à moi en tant que chercheur. Les personnels des trois collèges avaient cependant conscience de ce recueil de données, certain·es faisant parfois remarquer sur le ton de l’humour, à la suite d’échanges informels : « attention, y en a un qui note tout ce qu’on dit ! ». Ces notes de terrain ont été consignées dans des cahiers d’écoliers et n’ont pas vocation à être toutes retranscrites ou présentées en annexe. Brouillons, notes éparses prises à la volée en fonction des situations puis retravaillées à la fin de ma journée d’observation, ces écrits disparates témoignent cependant à leur manière de la vie en mouvement des terrains observés. L’ensemble de ces observations vient s’articuler avec les données produites par les entretiens. d. Rapports d’exclusion Les rapports d’exclusion sont des messages courts écrits adressés aux CPE par les enseignant·es lorsqu’ils ou elles excluent un élève de leur classe. Ils ou elles y inscrivent succinctement le motif qui les a amené·es à exclure l’élève, cette note doit être remise par l’élève accompagnateur aux personnels de vie scolaire qui le prendront en charge. La figure n°9 présente un exemple de ces documents internes aux collèges : Figure 9 : exemple de rapport d’exclusion Rapport n°55, collège n°2 150 La rédaction de ces rapports d’exclusion rappelle les pratiques d’écriture professionnelles décrites par Jean-François Laé à propos des mains courantes : [Cette activité d’écriture] parce qu’elle est elliptique, répétitive, peu écrite (…) occupe une position mineure dans la hiérarchie des outils professionnels. Face à la partie noble et valorisante du travail (…) elle est cantonnée dans l’arrière-plan de la connaissance, elle ne s’enseigne pas mais procède d’un exercice pratique, en temps réel, sans artifice. (Laé, 2008, p. 16). Dans les collèges n°1 et n°2, j’ai collecté des rapports d’exclusion : 70 dans le collège n°1 que j’ai photographiés et retranscrits intégralement, 123 dans le collège n°2, qui m’ont été remis par la CPE55 à la fin de l’année scolaire alors qu’elle allait les jeter. J’ai retranscrit les rapports du collège n°2 intégralement et je les ai classés dans un tableau récapitulatif (voir annexe n°8.1), j’ai proposé des exemples des rapports photographiés en annexe n°8.2. « Ces rapports d’exclusion » relève Étienne Douat « ont un statut souvent ambigu pour les enseignant·es » (2016, p. 35) . Il s’agit de documents rédigés sous le coup de l’urgence. Il faut, pour s’acquitter d’une obligation administrative, transmettre à la vie scolaire un rapport écrit, mais le temps presse : l’élève doit partir et il faut continuer à gérer le reste de la classe. La rédaction de ces rapports rejoint ainsi, selon les enseignant·es, la somme des activités envahissantes, des obligations administratives ingrates imposées par leur hiérarchie qui les éloignent sans cesse de leur cœur de métier. De ce fait, les rapports sont imparfaits : parfois mal écrits, raturés, certains mots sont illisibles, les fautes d’orthographe qu’on y retrouve peuvent témoigner de l’inattention des enseignant·es qui les ont rédigés. La transmission de ces rapports constitue d’ailleurs un point de crispation entre les vies scolaires et les enseignant·es. C’est une activité illustrative de l’incompréhension mutuelle des exigences professionnelles des un·es et des autres : La vie scolaire nous tombait d'ssus des fois en disant “ouais mais y a des profs y excluent sans papier c'est n'importe quoi“... oui mais des fois y a des situations d'urgences qui font que le gamin on est obligé de l'dégager et qu'on peut pas faire le papier. E25, enseignante d’anglais, 34 ans, confirmée, 1 exclusion. L’urgence se retrouve parfois dans les très courts résumés notés sur des feuilles volantes (« cris, insultes, perturbations » rapport n°14 collège n°1), des séquences de mots clefs répétés au fil des rapports pour expédier ce que l’on doit bien considérer comme du « sale boulot ». Ces rapports sont traités comme une activité annexe par les enseignant·es (« il faut faire du papier »). Les CPE accordent plus de sérieux à la rédaction de ces rapports qu’ils classent précieusement dans des classeurs et ils peuvent réutiliser par la suite lorsqu’ils convoquent les élèves ou leurs parents. Ces courts messages posent problème : ils donnent à voir ce qui se passe dans la classe, ils témoignent de moments de difficulté. Ainsi, comme l’exclusion de cours peut révéler une difficulté à gérer sa classe, la narration des difficultés rencontrées peut devenir une 151 autocritique des enseignant·es révélant à leur hiérarchie leur incapacité à maintenir l’ordre dans leur classe. Mais d’un autre côté, il s’agit de justifier l’exclusion. La narration doit ainsi décrire des faits exceptionnels, inacceptables. L’écriture des rapports d’exclusion est ainsi une écriture de guerre, réponse violente à la violence de l’élève, elle cherche à « frapper l’adversaire et le nommer comme ennemi » (Laé, 2008, p. 251) Ces écritures « sous contrainte professionnelle » peuvent être « agitées, parfois violentes, à l’articulation de l’institution, du privé et des pratiques de contrôle continu » (Laé, 2008, p. 16). En tant que données, les rapports d’exclusion constituent des documents lacunaires, traces instantanées de situations auxquelles je n’ai pas assisté. Ils retranscrivent cependant, par le prisme d’un passage à l’écrit situé, un moment de conflit en classe et ils constituent une petite fenêtre sur les désordres scolaires. J’associerai et articulerai l’analyse de ces écritures fragiles à l’ensemble des données que nous avons recueillies. 3. Le protocole d’analyse des données Comme on peut le voir, les données recueillies dans cette thèse sont d’une grande diversité. Afin de les traiter avec le plus d’efficacité possible, j’ai procédé à une mise en série à travers un codage thématique des matériaux de l’enquête. a. Retranscription des données La première opération de traitement des données de l’enquête ethnographique a consisté en une retranscription systématique du contenu des entretiens et des observations enregistrées, mais aussi une formalisation des notes de terrain. Toute retranscription représente une réduction de la richesse de l’oral enregistré, c’est pour cette raison que je me suis obligé à réécouter régulièrement mes matériaux enregistrés afin de retrouver à plusieurs reprises dans mon analyse les indices perdus de l’oralité. La retranscription écrite, la forme que l’on consent à donner à l’expression orale, est déjà une forme d’interprétation du matériau sonore, comme le souligne Bourdieu : « il est clair » dit-il « que la mise en écrit la plus littérale (la simple ponctuation, place d’une virgule par exemple, pouvant commander le sens de la phrase) est déjà une véritable traduction ou même interprétation. » (1993, p. 920). J’ai cherché à m’inscrire au plus près du flux de l’oral, en conservant les silences, les hésitations, les bégaiements, les pauses plus ou moins longues, les erreurs syntaxiques, les expressions familières ou grossières, en ponctuant le discours afin d’essayer de restituer de la manière la plus précise le rythme de l’oral. J’ai rattaché à chacune des personnes interrogées des indicateurs de genre, d’âge, d’ancienneté dans l’établissement et dans l’éducation nationale dans le tableau récapitulatif des entretiens. Je me suis aussi permis de compléter les situations d’entretien, par des didascalies nécessaires à la compréhension du contexte de l’entretien. De la même manière pour les observations retranscrites, ou pour les notes de terrain, j’ai cherché au plus près des observations à décrire les éléments factuels nécessaires à la compréhension des situations. J’ai retranscrit les entretiens et les observations en conservant les marqueurs de l’oralité comme les élisions (« j’veux », « j’sais »), les hésitations (« euh »), les omissions des marques de la négation (« j’peux pas »), etc. J’ai conservé les erreurs qui concernaient les usages de la langue française. 152 b. Traitement des données J’ai analysé les données ainsi retranscrites selon une méthode compréhensive (Dumez, 2016). Les transcriptions des entretiens et observations ont été codées afin de mettre en lumière les systèmes de valeurs et les catégories opératoires des acteurs enquêté·es en cherchant des récurrences ou des oppositions thématiques dans l’ensemble des données recueillies (Kaufmann, 2016). Dans un premier temps, j’ai traité les entretiens en catégorisant chacune des réponses différenciées faites aux questions. A partir des réponses spontanées des enseignant·es interrogés·e, j’ai pu entreprendre une catégorisation en identifiant des cadres de référence, opératoires et idéologiques, qui tracent les perspectives des acteurs et des actrices par rapport aux élèves et déterminent leur pratique relative de l’exclusion. La typologie que j’ai cherché ainsi à constituer s’appuie sur le matériau empirique récolté : le classement effectué a été confronté dans un second temps à d’autres cadres théoriques relatant les catégories de l’entendement professoral, pour en discuter la pertinence, les références et la manière dont se constituent ces doxas constitutives de l’agir enseignant. Pour chacune des questions posées, et sans rentrer dans le détail de la réponse, j’ai étudié la réponse spontanée du répondant ou de la répondante. Ces réponses induisent un positionnement. Par exemple, lorsque je demande aux personnels de ces trois collèges : « estce que tu sais quels sont les effets de l'exclusion ponctuelle d'un cours sur l’élève exclu ? », une partie de nos interlocuteurs et de mes interlocutrices va répondre à la question : « est-ce que l’exclusion est une mesure efficace pour réformer des comportements d’élèves que je considère comme déviant », alors qu’un autre groupe va répondre à la question : « est-ce que l’exclusion fait du mal à l’élève ? ». J’ai cherché à catégoriser ces différentes réactions pour dresser les différentes représentations qui régissent les raisonnements pratiques des personnels de ces trois collèges. J’ai aussi été amené à quantifier ces positionnements différenciés, en particulier pour montrer quels étaient les cadres de référence majoritairement mobilisés par les enseignant·es. Cette première exploration des données de la recherche m’a permis, d’autre part, au cours de cette lecture exploratoire des entretiens, de procéder « à une sorte de pré-analyse » (Henry & Moscovici, 1968, p. 40) qui m’a permis d’identifier des thématiques principales et des thématiques secondaires mobilisées de façon récurrente dans les entretiens. A partir de ces thématiques récurrentes, de leurs confrontations, de leur recoupement, j’ai pu établir une liste qui a constitué ma grille de codage des matériaux de l’enquête. J’ai alors entrepris une lecture systématique de l’ensemble des retranscriptions pour les analyser en fonction de ces codages thématiques, mais en revenant régulièrement à une écoute de certains de ces matériaux pour retrouver la richesse des informations sonores. Le codage réalisé correspond ainsi à « une construction précaire dépendant de l’activité du chercheur » (Allard-Poesi, 2003, p. 288). A partir de cette grille de codage, j’ai procédé à un découpage systématique des énoncés, afin de les classer dans les rubriques correspondantes. Ces énoncés sont constitués par des unités de signification qui peuvent être de longueur variable (des bouts de phrases, 153 des phrases, des paragraphes plus longs). J’ai d’autre part procédé de la même manière avec les matériaux issus des observations, pour croiser les données issues des entretiens, des observations, des rapports d’exclusion, des données chiffrées des logiciels de vie scolaire. 4. Enquêter sur son propre milieu professionnel : une nécessaire réflexivité Présenter les éléments constitutifs du point de vue de ma position dans l’interaction avec mon objet de recherche, mes interlocuteurs et mes interlocutrices ou mon terrain semble fondamental pour éclairer les conditions de production de mes données. « Pour évaluer un travail en sciences sociales, » affirme ainsi Alice Goffman, « il est utile d’apprendre comment le chercheur a découvert ce qu’il ou elle prétend savoir » ( 2020, p. 273). Mon statut d’homme blanc, ayant exercé dans des terrains proches socialement et géographiquement de ceux de mon enquête, mon statut d’ancien CPE, mon âge, mon métier d’enseignant en INSPE, tous ces déterminants interagissent avec la réalité du terrain et doivent être l’objet d’une interrogation réflexive. a. Objectiver depuis une position située Dans la situation d'enquête, l’interaction peut être déterminée par toute une série d’éléments qui vont qualifier la relation et donc avoir une incidence sur les données recueillies. La relation d’enquête « reste, quoi qu’on fasse, une relation sociale qui exerce des effets (…) sur les résultats obtenus » (Bourdieu, 1993, p. 904). Il est donc nécessaire d'avoir conscience de ce que construit cette relation du chercheur ou de la chercheure avec ses interlocuteurs ou interlocutrices dans ce qu’ils ou elles expriment de leur pratique et sur leur pratique. Ce rapport social construit des présupposés sur ce qui est attendu par le chercheur ou la chercheure dans l’enquête. Il y d’autant plus de risques de voir émerger ces présupposés que l’objet de recherche est un objet conflictuel, prompt à crisper les positions des agents sociaux sur le terrain. Ces présupposés sont aussi déterminés fortement par la position réelle ou supposée du chercheur ou de la chercheure dans le domaine des interactions sociales. Ces effets de l’interrogation ont été d’autant plus délicats à interroger que j’entretenais des relations de toutes sortes avec mes interlocuteurs sur le terrain. Cette hiérarchie des rapports est induite par des déterminants d’âge, de genre et de statut social, qui interagissent les uns avec les autres. Ainsi, mon âge relatif a pu me placer en situation de domination sur certains agents sociaux plus jeunes que moi alors que cette domination disparaissait avec ceux qui avaient mon âge ou étaient plus âgés que moi : notre ancienneté relative commune dans le milieu de l’enseignement pouvant même créer des phénomènes de complicité (par exemple lorsque E38 évoque les classes de CPPN (Classes Pré Professionnelles de Niveau), elle m’associe à son expérience, dans une connivence d’ancien·ne ayant pu connaître ces dispositifs oubliés). On peut noter aussi une forme particulière de l’interaction induite par mon statut : d’une part celui d’ancien CPE, ayant exercé en lycée professionnel en éducation prioritaire, dans un établissement dans lequel s’orientent de nombreux élèves de ces trois collèges et donc dans un univers professionnel proche de celui des personnels de ces 154 établissements et sans doute pour certains d’entre eux, dans un établissement stigmatisé, qui cumulent les plus grandes difficultés, puisque le système d’orientation hiérarchisé de l’Éducation Nationale continue en France d’affecter majoritairement dans les lycées professionnels, les élèves des collèges les plus éloignés de la norme scolaire. Ce passé professionnel a fait de moi, dans une certaine mesure, un « sociologue-indigène » (Bajard, 2013) sur le terrain. J’ai été à plusieurs reprises renvoyé à cette intelligence pratique, maîtrisant les savoirs de terrain, ce qui me permettait plus légitimement d’entrer en empathie avec les difficultés et les souffrances de mes interlocuteurs et mes interlocutrices. Cette appartenance à un univers partagé a été un des éléments facilitant mon entrée au cœur des relations complexes inscrites entre les différents groupes sociaux de l’établissement. Ainsi, ayant moi aussi exercé en éducation prioritaire et ayant donc subi certainement des difficultés similaires à celles que vivaient les personnels de ces collèges, j’étais a priori considéré comme « un des leurs », pouvant comprendre en pratique, dans ma chair, ceux que d’autres chercheure·s, déconnecté·es de ces terrains, ne pourraient pas comprendre autrement qu’intellectuellement. b. Un chercheur aux visages multiples J’ai d’autre part été reçu comme un enseignant de l’INSPE (Institut Supérieur du Professorat et de l’Éducation). Ce statut a été plus ambigu et a induit des réactions différentes en fonction des personnels. Ce rôle professionnel m’a accordé un statut valorisé d’un point de vue hiérarchique. Il constitue de ce fait une carte d’entrée évidente, un « laisser passer » auprès des directions des collèges. Il me place cependant dans une relation plus complexe avec les autres personnels : si j’ai été identifié comme conscient, en pratique, de la difficulté d’exercer en éducation prioritaire, je peux aussi être considéré comme un « social traitre », ayant quitté depuis trop longtemps le terrain pour me rappeler ce que vivent les « collègues » au jour le jour. En tant qu’enseignant·e de l’INSPE, je pourrais aussi être porteur de solutions pour les enseignant·es les plus en difficulté. Ça a été clairement le cas pour les débutants qui à l’issue des observations de classe me demandaient de formuler un jugement, une évaluation sur le cours auquel j’avais assisté (« tu me diras ce que je peux améliorer » … « tu peux me dire ce que tu en penses ? » … « si tu as des conseils à me donner je suis preneur… ») malgré toutes les précautions prises lorsque j’expliquais la neutralité nécessaire de ma position d’observateur en classe. Certains enquêté·es ont aussi produit des énoncés adressés au chercheur, en cherchant à établir une connivence sur des références intellectuelles de valeur élevée comme par exemple la principale du collège n°1 « on est sans cesse obligés d'avoir une démarche euh, intellectuelle... (…) donc là j'définis intellectuel au sens deleuzien, du terme, c'est à dire, quelqu'un qui questionne ses pratiques à ce titre, un ébéniste, un sportif peut être un intellectuel » P67, ou un professeur d’arts plastiques non enquêté qui, après avoir entendu mon sujet de recherche m’a demandé : « alors là c’est un sujet de philosophie, tu parles de Michel Foucault ? ». La connaissance de ce statut peut entrainer au contraire une réaction de défense, comme chez E49 qui fait référence à tout un corpus théorique « par rapport aux théories de l'apprenti... 'fin aux théories des des ergono... ergonomes en tous cas » mais pour mettre en avant la supériorité de ses connaissances pratiques « je veux bien qu'on me montre 155 des recherches factuelles qui démontrent ça : moi dans les faits, au quotidien je vois l'inverse », « les chercheurs disent une année moi j'pense que c'est faux » « on leur apprend théoriquement hein, on va leur faire lire les travaux de Lahire ». De façon générale, dans la réponse à mes questions, les enquêté·es pouvaient interpeller l’institution, à la fois pour insister sur ce qu’il faudrait dire aux jeunes enseignant·es (et donc potentiellement à mes étudiant·es), mais aussi pour justifier à travers moi des pratiques que les enseignant·es revendiqueraient à l’adresse d’un interlocuteur hiérarchique abstrait. De ce point de vue, certains échanges informels ont témoigné de projections par rapport à la lecture possible de mes travaux : ne serais-je pas là dans un dessein beaucoup plus vaste de l’institution scolaire visant à supprimer purement et simplement l’exclusion de cours ? Si cet échange a été sous cette forme, très ponctuel et anecdotique, il n’en témoigne pas moins d’un point de vue qui m’associait de façon plus générale à la hiérarchie de l’éducation nationale : aux inspecteurs et aux inspectrices, aux chef·fes d’établissements, aux enseignant·es de l’université, bref un groupe social éloigné des réalités de terrain, planqué derrière un bureau, mais puissant par les prescriptions qu’il peut produire et faire peser sur le quotidien des professionnel·les de terrain. Lorsqu’ils ou elles s’adressaient à moi ainsi, les enseignant·es construisaient dans leur discours des formes de revendications pour des pratiques qui, si elles ne correspondent pas au « pédagogiquement correct », constituent pour eux et elles, les pratiques efficaces de terrain, nécessaires à mettre en œuvre pour s’en sortir dans des milieux scolaires difficiles. Ainsi, le volontariat massif pour répondre à mon enquête des enseignant·es les plus anciens du collège n°1 peut se lire comme un mouvement collectif pour imposer à ma recherche, le discours construit de ce groupe dominant de la salle des profs et du collège. c. Un CPE enquêtant sur l’exclusion Pour les enseignant·es, le fait d’être CPE pouvait me placer du côté du groupe social des personnels de vie scolaire et ainsi, en m’identifiant à cette catégorie sociale, me rendre suspect de connivence et de parti pris dans les conflits internes des établissements ou au contraire, me désigner comme expert des comportements déviants des élèves. Ma connaissance de la nature des désordres en classe passait ainsi pour un allant-de-soi et il m’a fallu à plusieurs reprises demander naïvement de décrire tout de même précisément ce qui semblait à tou·tes être de l’ordre de l’évidence. Ma relation avec les CPE enquêté·es a été évidemment doublement déterminée. D’une part parce que dans les interactions les plus communes, je me définissais et ils ou elles me définissaient comme un collègue. De façon régulière, dans les entretiens, on retrouve des traces de ces interpellations complices « donc t'vois... oui je sais qu'tu sais... mais (rire...) le métier, c'est aussi ça » CPE53. D’autre part, parce que mon statut dans l’académie où se trouvent ces trois collèges me donne une place à part, qui peut susciter à la fois de l’admiration (un statut qui me distingue parmi les CPE, qui fait de moi un personnage important dans la profession), de l’envie (par rapport à un pair qui aurait accédé à une fonction supérieure dans la hiérarchie, me rapprochant ainsi du corps des inspecteurs) ou de l’intérêt (puisque que je possède le pouvoir de les faire accéder au statut de « maître de stage », ou de 156 leur permettre de dispenser des formations dans le cadre de la formation continue ou initiale à l’université). Il ne s’agissait pas cependant, concernant les CPE et la vie scolaire en général, uniquement d’un statut, mais du partage de gestes professionnels communs. Par exemple, lorsqu’il s’est agi de consulter les logiciels de vie scolaire, les CPE de ces établissements m’ont placé en face de leurs ordinateurs, supposant que ma maîtrise des outils me permettait de m’en sortir sans leur aide. Cela m’a permis, très ponctuellement, de renseigner des élèves se présentant à la vie scolaire. Cela m’a permis aussi, naturellement, au cœur de mon enquête ethnographique, de « faire le portail », avec les CPE, les chefs d’établissement et les AED. Cette familiarité si elle doit être prise systématiquement en compte pour permettre de m’extraire régulièrement de ma position de CPE, m’a ouvert les portes de situations précieuses. Toutes les situations d’entretien individuel avec des élèves m’ont été accessibles naturellement, comme à un pair, même dans les moments les plus intimes ou délicats (comme par exemple l’entretien du 21/12/2017 dans le bureau de la CPE55 du collège n°2 où une élève révèle qu’elle a été victime d’un « frotteur » dans un « moulon » devant la grille du collège, ou l’entretien du même jour où une élève pleure pour sa maman gravement malade et hospitalisée). « Faire le portail » c’est-à-dire participer à un geste professionnel banal des CPE et des chef·fes d’établissement m’a permis de recueillir des situations de coulisse exceptionnelles comme par exemple un échange très informel entre la principale du collège n°1 et le CPE53 dans le coin fumeur du collège, à la suite de l’entrée des élèves, à propos de la gestion de crise autour d’un élève le 2 février 2018 au cours duquel les personnels, fatigués, stressés, soumis à la pression du groupe des enseignant·es, élaborent dans la confidence des stratégies de sortie de crise. d. La familiarité avec le terrain et les enquêté·es De façon plus précise, et malgré les précautions prises pour entrer dans un terrain inconnu, j’entretenais déjà a priori des relations individuelles avec certains des enquêté·es. C’est le cas évidemment de mes premiers « complices », ceux qui ont facilité mon entrée dans le terrain. Pour le collège n°1, les CPE n°53 et n°54, pour le collège n°2 la CPE n°55 et l’enseignant·e n°24, pour le collège n°3 l’enseignant·e n°42. A fur et à mesure de mon inscription sur le terrain, se sont révélés d’autres complices : E14 par exemple, dans le collège n°1, compagnon d’une étudiante que je préparais au concours de CPE au moment de l’enquête, l’enseignante n°9 compagne d’un de mes étudiants qui venait de réussir son CAPES de lettre au cours de l’année universitaire, l’enseignante n°36 du collège n°2, qui était mon étudiante l’année précédente, l’ATI (Accompagnateur Technique et Informatique) du collège n°2 ancien élève rencontré il y a plus de vingt ans lors de mes débuts dans l’Éducation Nationale, l’enseignant n°47 frère d’un enseignant avec lequel j’ai travaillé plus de dix années en lycée professionnel. Cette liste pourrait se révéler anecdotique, elle représente cependant un réseau de relations préétablies facilitant ma navigation au jour le jour dans les conflits et me permettant d’esquiver les risques toujours présents de mise à l’écart par les salles des professeurs. Ainsi, dans un moment d’échange convivial en salle des professeurs, E35 m’interpelle : dans le collège n°2, les CPE, en accord avec les chefs d’établissement, ont décidé de fermer l’accueil de la vie scolaire durant 157 la récréation de l’après-midi pour permettre aux AED d’être plus présent·es sur le terrain et aux CPE de pouvoir travailler sans être submergées par le flux continu d’élèves. Cette mesure crée de l’exaspération parmi les enseignant·es et E35 m’interpelle : « toi qui formes les CPE, tu peux nous dire qu’on fait pas comme ça normalement ! ». Il s’agit évidemment de m’amener à prendre parti dans un conflit interne à l’établissement. L’ATI du collège qui fumait à ce moment-là une cigarette avec nous, intervient : « mais Julien, c’est Depardon, c’est la Suisse… il est neutre, tu peux pas lui demander de prendre parti ». L’ATI fait ainsi référence à un cinéaste documentaire, réputé pour sa neutralité dans son approche du réel, que nous avions étudié dans le lycée d’éducation prioritaire où j’intervenais et dans lequel il était alors mon élève. Cette interruption nous permet alors d’évoquer cette très ancienne relation et de passer d’un échange potentiellement explosif pour moi, à un registre d’interaction beaucoup plus léger, nous ramenant à la convivialité de la salle des professeurs. C’est ce type de levier qui m’a aidé à me faufiler au quotidien entre les pièges pour conserver un laisser passer dans tous les espaces des collèges. Ayant exercé en tant que CPE pendant plusieurs années dans la ville dans laquelle se déroule ma recherche et étant durant cette recherche et encore aujourd’hui, enseignant·e dans l’INSPE de l’académie, ma position par rapport à mon terrain d’enquête et à mon objet de recherche n’est pas neutre. Mes différentes identités professionnelles ont ainsi été d’un point de vue pratique à la fois des facilitateurs et des contraintes, qu’il m’a fallu prendre en compte, dans les stratégies d’entrée sur le terrain, mais aussi dans la constitution des données recueillies. D’un point de vue épistémologique, ma familiarité avec les terrains et les milieux professionnels se doit d’être interrogée. Identifier les points de familiarité avec notre objet de recherche, nécessite de questionner le dogme de la « neutralité axiologique ». Maud Simonet et Delphine Naudier (2011) ont montré comment cette prétendue neutralité axiologique a été pendant des années le moyen d’imposer la norme académique dominante (« le point de vue apparemment neutre d’une science androcentrée et bourgeoise » (Naudier & Simonet, 2011, p. 9). Si l’on considère que la familiarité « constitue pour le sociologue l’obstacle épistémologique par excellence parce qu’elle produit continûment des conceptions et des systématisations fictives en même temps que (leurs) conditions de crédibilité » (Bourdieu et al., 1983, p. 27), il faut aussi admettre que les chercheur·es entretiennent a priori dans toutes situations d’enquête, une forme de familiarité avec le quotidien qu’ils ou elles décident d’étudier. La distance critique induite par une nécessaire réflexivité devrait donc porter sur toutes les situations d’observation, qu’elles soient sur le terrain ou en laboratoire. La familiarité s’inscrit ainsi dans « la dialectique sans fin entre le rôle de membre (qui participe) et celui d’étranger (qui rend compte) » cette dialectique est « au cœur du concept même de travail de terrain » (Hughes, 1996, p. 275). Il semble que l’on puisse affirmer que cette dialectique est au cœur de la production de la connaissance dans le domaine des sciences sociales, et en particulier dans celui des sciences de l’éducation, domaine dans lequel les chercheur·es entretiennent toujours une forme de familiarité avec leur objet de recherche. 158 Ma familiarité avec mes terrains de recherche m’a ainsi constitué en « sociologue indigène » (Schwartz, 2011, p. 13) ou plus précisément « “ethnologue-métis“, personne qui étudie un milieu qu’elle connaît, mais dont elle ne fait pas partie en raison de ses expériences et appartenances propres. » (Bajard, 2013, p. 10). Si cette position engagée dans l’enquête nécessite d’interroger sans cesse les prénotions héritées de mon expérience d’élève, puis de mon milieu professionnel qui viendraient biaiser ma collecte de données et leur analyse, les connaissances du chercheur familier ou de la chercheure familière de son terrain d’enquête permettent d’en décoder plus rapidement le fonctionnement et les enjeux : « les connaissance préalables donnent une avance pour déterminer les problèmes à étudier et interpréter les données qui peuvent sembler négligeables si on ne connaît pas le contexte » (Becker, 2020, p. 205). Dans le milieu professionnel de l’éducation qui est parcouru par de forts antagonismes, ma position située a priori pouvait m’impliquer comme partie prenante des conflits ouverts entre les groupes sociaux. Il m’a fallu alors développer une forme d’ « empathie critique » (Barrère, 2005) pour dépasser des affinités déterminées par les catégories critiques que j’avais incorporées et effectuer ainsi dans ces établissements un mouvement de va-et-vient nécessaire à travers les différents groupes sociaux. Ce mouvement a été facilité par la multiplicité de ces rapports électifs. 5. Mon entrée dans des territoires scolaires sous tension L’exclusion ponctuelle de cours est une question délicate pour les personnels des établissements scolaires. Elle induit entre les différents pôles de ces établissements (enseignant·es, vie scolaire, direction) mais aussi entre les différents personnels, des frictions qui peuvent devenir des conflits parfois violents. Lorsque j’ai été amené à présenter pour la première fois mon objet de recherche aux relais qui allaient me permettre de pénétrer dans les collèges, toute une série de réserves et de précautions m’ont été adressées, comme si je m’aventurais sur un terrain miné. Un inspecteur, auquel je demandais de l’aide pour constituer mon choix de collèges, me fit ainsi remarquer qu’il s’agissait d’un sujet explosif, capable de « mettre le feu aux établissements ». J’ai donc dû établir des stratégies, afin de me faire accepter dans les collèges en question et de pouvoir y mener ma recherche sans susciter de réaction de rejet. Cette entrée sur le terrain s’est déroulée de façon différente dans chacun des trois collèges et a été déterminée par des éléments constitutifs de ma fonction, par les liens existants préalablement avec les personnels de ces établissements et par la culture propre à chacun de ces collèges. Objectiver la réalité de la situation des établissements qui constituent mon terrain d’enquête, représentait en soi un véritable enjeu. En effet, je me suis retrouvé à plusieurs reprises, dépassé par le caractère exceptionnel de ce que j’observais. Le contexte de ces trois établissements scolaires dépasse l’entendement : la simple description factuelle des lieux, de l’environnement urbain, des conditions objectives de vie des élèves qui y mènent leur scolarité m’a plus d’une fois mis en difficulté. En effet, comment retranscrire cette réalité sans tomber dans le pathos, sans donner l’impression d’en faire trop ? Ce sera le cas par exemple lorsque je serais amené à décrire le collège n°2. Pour reprendre l’expression populaire, la réalité 159 dépasse ici la fiction. Je me suis donc interrogé sur ma confrontation à ce champ social à ce point dégradé, et au risque, par une description objective, de décrédibiliser mon propos. Inversement, face à l’âpreté du contexte, à la précarité des conditions de travail et d’existence dans lesquelles se retrouvent mes enquêté·es, n’y a-t-il pas un risque d’atténuer la réalité, d’en donner une version édulcorée qui trahirait mes interlocuteurs et mes interlocutrices en enjolivant leur quotidien ? De la même manière, dans ce contexte social dégradé et dans ces conditions d’exercice difficiles de la mission éducative, l’observation des pratiques de l’exclusion ponctuelle de cours a pu me confronter à des situations éducatives dont la médiatisation pose problème. Donner à lire certains rapports d’exclusion, décrire certaines exclusions ou retranscrire certains propos de certain·es professionnel·les pourrait ainsi relever du scandale, pour paraphraser l’inspecteur général de l’Éducation Nationale Didier Bargas : si l’opinion publique connaissait la nature de ce phénomène, ce serait sans doute un « tollé national » (2014, p. 47). La restitution écrite de mon enquête, parce qu’elle se place dans ce contexte exceptionnellement pauvre et dans un système éducatif dégradé, parce qu’elle s’interroge sur une pratique punitive, comporte le risque de la trahison de mes interlocuteurs et de mes interlocutrices. Je pourrais ainsi reprendre à mon compte les inquiétudes de Didier Fassin lorsqu’il affirme que « écrire, c’est toujours trahir. » (2015, p. 58) Ce risque concerne aussi bien les personnels enquêtés : « ceux qui n’ont fait confiance, m’ont permis de pénétrer leur quotidien, m’ont dit et laissé voir des choses qu’ils n’ont pas forcément envie que l’on sache. » (2015, p. 58) que l’on pourrait trahir en révélant des parts de leur activité qu’ils et elles souhaiteraient, malgré leur accord explicite de médiatiser leurs propos, garder cachés. Il concerne aussi la restitution de « cette réalité dont la description et l’interprétation résultent de choix qui ne parviennent jamais à en restituer entièrement ni même à en énoncer les complexités et les ambiguïtés » (2015, p. 59). J’ai dans ce chapitre décrit le processus méthodologique mis en œuvre pour recueillir les données de ma recherche dans les trois collèges de l’éducation prioritaire renforcée. J’ai montré comment l’enquête ethnographique s’inscrit dans la logique du cadre conceptuel de la sociologie de la déviance, adaptée à une étude située de la pratique de l’exclusion ponctuelle de cours, puis explicité les différents types de données produites sur le terrain. J’ai ensuite donné des pistes méthodologiques du traitement de ces données, enfin, j’ai cherché à mener une réflexion sur ma position familière par rapport à mes terrains d’enquête. Dans le chapitre 5 à venir, je propose de réaliser à présent une description du territoire dans lequel s’est déroulée ma recherche et de chacun des contextes de mon terrain. 160 Chapitre 5 : trois collèges de la très grande pauvreté Les caractéristiques des populations accueillies dans les trois collèges de notre enquête sont équivalentes, il s’agit dans les trois cas d’élèves vivant dans des situations de grande pauvreté, plus que dans la plupart des collèges de l’éducation prioritaire renforcée. Ces chiffres sont supérieurs à ceux des collèges de l’éducation prioritaire renforcée en France, dans l’académie et dans la ville de l’enquête. Figure 10 : comparaison des populations scolaires des trois collèges enquêtés Collège n°1 Collège n°2 Collège n°3 Collèges REP+ académie Boursiers 85.5 % 85.8 % 78 % 77 % Boursier de Taux 3 49.2 % 50.3 % 44 % 39.2 % Familles défavorisées 85.6 % 80.4 % 83.2 % 66 % Source : fiches établissements de l’académie de l’enquête, 2017-2018 Collèges REP+ France 64 % 31.8 % 65 % Ces trois collèges ont la particularité, pour l’éducation prioritaire renforcée, de se trouver dans un secteur géographique proche du centre-ville et extrêmement bien desservi par les transports en commun. Le collège n°1 a fait l’objet d’une rénovation de qualité et offre ainsi des locaux agréables à ses personnels et pour ses élèves. Si le collège n°3 n’a pas fait l’objet d’une rénovation récente, ces locaux de deux anciennes écoles primaires, en bon état, spacieux et agréables offrent aussi un cadre de travail de qualité. Au contraire, le collège n°2 qui attend depuis vingt ans d’être rénové, situé sous une passerelle autoroutière, au fond d’une impasse, dans un quartier fortement paupérisé et stigmatisé, offre à ses personnels et à ses élèves des conditions de travail à peine concevables tant elles sont dégradées. Ces différentes caractéristiques induisent des comportements très différents de la part des personnels de ces trois collèges. Dans les collèges n°1 et n°3, on constate peu de demandes de mutation, de « turn over », ce qui a amené à constituer une population d’ancien·nes, véritables « piliers » des établissements, particulièrement dans le collège n°1. La figure n°11 montre ainsi que le taux de demande de départ est très faible dans le collège n°1, faible dans le collège n°3 et au contraire très fort dans le collège n°2 (le taux de référence pour l’éducation prioritaire renforcée étant en France de 17 %), ce qui induit un taux d’enseignant·es ayant plus de huit années d’ancienneté très important dans le collège n°1 et au contraire un nombre très important d’enseignant·es ayant très peu d’ancienneté dans le collège n°2. 161 Figure 11 : comparaison de l’ancienneté relative des personnels dans les trois collèges Collège n°1 6.9 29 % Collège n°2 3 45 % Collège n°3 5.4 34.6 % Ancienneté moyenne Enseignant·es ayant – de 2 années d’ancienneté (%) Enseignant·es ayant + de 8 35.3 % 26.9 % 25 % années d’ancienneté (%) Taux de demande de départ 9.3 % 23 % 14.3 % Source : fiches établissements de l’académie de l’enquête, 2017-2018 Le collège n°1 mène une politique qui favorise l’orientation de ses élèves à l’issue de la troisième vers l’enseignement professionnel, avec une orientation nettement plus importante en CAP que dans les deux autres collèges, alors que la réussite du collège n°3 est clairement corrélée dans le discours du principal, mais aussi des enseignant·es, à la réussite des élèves dans les filières de l’enseignement général. Les éléments à notre disposition nous permettent d’affirmer que les élèves décrochent plus dans le collège n°2 et plus encore dans le collège n°3, au contraire du collège n°1 où le décrochage semble moins important. La figure n°12 présentée ci-dessous synthétise ces différentes cultures d’établissement par rapport à l’orientation. Figure 12 : comparaison des performances scolaires des élèves des trois collèges enquêté·es Collège n°1 39.2 % 37 % 21.7 % 0.7 % 80 (+6) 1.4 % Collège n°2 48.4 % 37.3 % 4% 3.2 % 74 (0) 6.3 % Passage 2nde générale Passage en 2nde professionnel·le Passage en CAP Redoublement Taux d’accès de la 6ème à la 3ème Elèves sans solution scolaire à l’issue de la troisième Source : fiches établissements de l’académie de l’enquête, 2017-2018 Collège n°3 52% 24.4 % 13 % 0.8 % 74 (-1) 9.8 % Dans ce chapitre, nous décrirons d’abord le territoire urbain particulier dans lequel sont inscrits les trois collèges de notre étude, mettant en avant les caractéristiques sociales constitutives de ce territoire de la très grande pauvreté. Nous expliciterons ensuite chacun des contextes particuliers de ces trois établissements, leur environnement urbain direct, les caractéristiques socioéconomiques des élèves qui y sont scolarisés. Sans chercher à présenter des monographies de ces établissements, nous décrirons les cultures et les ambiances dans lesquelles sont plongés ces trois établissements. Nous présenterons ainsi les déclinaisons particulières de l’exclusion ponctuelle de cours telle qu’elle s’y pratique. 162 1. Le territoire de l’enquête, le quartier le plus pauvre d’Europe J’ai choisi les collèges qui constituent mon terrain d’enquête parmi les établissements de l’éducation prioritaire renforcée parce qu’ils sont tous les trois inscrits au cœur d’un des territoires les plus pauvres de France et d’Europe, dans la perspective de constituer un échantillon dans lequel je pourrais retrouver une pratique importante de l’exclusion de cours, dans un contexte géographique et social cohérent. J’ai ainsi décidé d’écarter dès le départ la possibilité de constituer un échantillon de collèges représentatifs des différents types de collèges constitutifs du système éducatif français, par exemple en choisissant un collège classé dans l’éducation prioritaire renforcée, un autre accueillant une population scolaire plus mixte, et un troisième plus bourgeois avec une population d’élèves très favorisée. Ce type d’étude comparative pourrait avoir son intérêt dans l’avenir, pour confirmer potentiellement des résultats de ma recherche. Les trois établissements choisis accueillent au contraire une population scolaire équivalente socialement, scolairement, culturellement, ethniquement. Ils sont implantés dans un territoire urbain cohérent, à dix minutes à pied l’un de l’autre. En enquêtant des établissements semblables du point de vue de leurs populations scolaires, j’ai l’opportunité de comparer des pratiques locales très diverses qui actualisent mon objet de recherche en fonction des politiques d’établissement, de l’ambiance propre à chacun de ces collèges, de l’impact du pilotage impulsé par les personnels de direction, de la culture de ces établissements, de leur histoire, et de l’influence des relations, conflictuelles ou non, entre les différents groupes sociaux et professionnels de ces collèges. Cela me permet d’observer et d’analyser les mécanismes à l’œuvre qui participeraient d’un « effet établissement » (Cousin, 1998) dans ces trois différents collèges, autour de mon objet de recherche. De ce point de vue, j’ai écarté le choix d’un échantillonnage aléatoire quantitatif des pratiques de l’exclusion pour rechercher une logique d’échantillonnage théorique (Glaser & Strauss, 2010), c’est-àdire une logique dans laquelle je vais pouvoir observer cette pratique de l’exclusion ponctuelle de cours dans des contextes où elle se retrouve le plus souvent possible, de manière à effectuer une comparaison exhaustive entre chacune de ces pratiques. Mon choix s’est porté sur ces trois collèges pour des raisons liées au territoire lui-même, son caractère exceptionnel, la richesse et les contrastes existant entre ces trois établissements, mais aussi pour des raisons personnelles. En effet, ayant exercé comme CPE dans le centre-ville de la ville dans laquelle se déroule mon étude, ayant été acteur du réseau d’établissement, ayant des enfants et des enfants d’amis scolarisés dans des établissements de la ville, étant d’autre part enseignant dans l’INSPE de l’académie, j’ai une connaissance importante des établissements de la ville, de ses personnels, de leurs fonctionnements, remontant parfois à plus d’une vingtaine d’années. Les trois collèges en question étaient pour moi totalement inconnus et donc, dans une certaine mesure, des terrains d’étude a priori neutres, même si j’y ai retrouvé des personnels qui me sont familiers. 163 La ville de l’enquête est une ville « duale », marquée par une division nette entre le nord populaire et le sud bourgeois de son territoire, qui laisse apparaître cependant des clivages territoriaux locaux, dont l’évolution recompose, sous l’action des programmes de réhabilitation la carte des ségrégations urbaines « lisible, à grands traits, dans la géographie scolaire » (Audren, 2015, p. 149). Les trois collèges qui constituent le terrain de mon enquête ethnographique se situent au cœur d’un arrondissement paupérisé et enclavé de cette grande métropole du sud-est de la France. Ce sont les trois seuls collèges publics de cet arrondissement, deux collèges privés de l’enseignement catholique complétant l’offre scolaire. Ce territoire souffre, par rapport au reste de la ville, d’une image fortement dégradée : il est régulièrement qualifié de « quartier le plus pauvre d’Europe » par ses habitants, ceux de la ville, mais aussi par les personnels des collèges enquêtés (« maintenant on est dans le quartier le plus pauvre de France... et l'troisième plus pauvre d’Europe... cinquante pour cent d'la population en d'ssous du seuil de pauvreté... » nous dira la principale du collège n°1). Il s’agit selon L’INSEE44 de l’arrondissement de France métropolitaine le plus démuni : plus d’un habitant sur deux y vit sous le seuil de pauvreté (54.2 % en 2015 contre 14,2% au niveau national) le taux de chômage des 15-65 ans s’élève à 31,3 % contre 14,2% au niveau national. Les foyers sont à 43% constitués de familles monoparentales, 11,7% des ménages vivent en situation de surpeuplement aggravé et 15.9% en situation de surpeuplement modéré (contre 3% au niveau de la métropole). 24 % de la population de l’arrondissement est immigrée, 47,5% de la population est en lien avec l’immigration45. Le parc immobilier compte plus de 35 % d’habitat indigne contre 6% sur l’ensemble du territoire national (Nicol, 2015). En dehors de la grande cité dans le nord de l’arrondissement, parmi les plus pauvres de la ville et du pays, l’habitat se compose principalement « de petits immeubles vétustes, dégradés, souvent insalubres, parfois squattés » (Mucchielli, 2016, p. 63). Il s’agit ainsi d’un secteur comparable au nord de la ville sans doute plus démuni encore, un secteur de transit, où arrivent les populations immigrées les plus fragiles et qu’elles quittent lorsqu’elles ont obtenu un logement social, selon le témoignage de la principale du collège n°1. Alors par rapport on va dire, aux collèges des quartiers nord, on a une base élève euh, beaucoup moins stable, (…) euh, puisqu'on est en centre-ville donc marchands d'sommeil euh... pas d'logements sociaux donc euh... donc une population très mobile c'qui euh... (…) quand les familles arrivent, euh... ben généralement y demandent un logement social, donc les logements sociaux y sont plus dans [les quartiers du nord de la ville] donc c'qui fait qu'on a moins d'rotation que dans les REP+, euh là-bas, c'est c'est vraiment sur le centre-ville où ça change tout l'temps quoi... donc ça c'est lié au au quartier... Principale du collège n°1. 44 Les chiffres suivants sont issus des statistiques de l’INSEE, dossier complet pour l’arrondissement concerné pour l’année 2015. 45 Population vivant dans un ménage où au moins une personne est immigrée. 164 Dans cet arrondissement pauvre et accueillant une population importante d’immigrés sans papiers, le travail au noir et l’économie souterraine constituent une part importante des revenus des ménages. Une antenne de Médecins du monde s’est installée au cœur de cet arrondissement, elle y soigne des maladies qui peuvent sembler appartenir à un autre temps : la dengue, la gale, la tuberculose. Les adolescents scolarisés dans les collèges de l’enquête cumulent ainsi les handicaps des familles les plus précaires. Bernard Lahire rappelle les conséquences concrètes pour les élèves de la vie dans ces territoires disqualifiés : (…) habiter un logement de fortune, vivre dans un logement surpeuplé, être logé dans une habitation dégradée, connaître des difficultés pour se chauffer, une installation électrique défectueuse ou ne pas posséder de sanitaires (…) ces contraintes matérielles sont à l’origine d’une somme de difficultés qui empêchent de se conformer aux attentes des institutions, notamment scolaires. Être à l’heure tous les jours, propre, nourri, et reposé, est un problème quotidien. (Lahire, 2019, p. 937) Le territoire de l’enquête est entouré par des quartiers présentant des réalités socioéconomiques bien différentes. Au sud, le centre-ville historique est accessible à quelques minutes de marche à pied, avec ses monuments, son port de plaisance, ses rues commerçantes, ses équipements culturels et son offre de services publics. Le centre-ville, longtemps laissé à l’abandon par les différentes municipalités, fait l’objet d’un vaste plan de rénovation et de piétonnisation. Les locations de logements sur les plateformes collaboratives se multiplient, les touristes et les croisiéristes envahissent les rues en voie de gentrification. Le centre-ville accueille cependant encore des poches de pauvreté importantes et un habitat dégradé : au cours de l’automne 2018 deux immeubles s’y sont effondrés, causant la mort de huit de leurs habitants. Depuis ces effondrements, de nombreux logements ont été frappés d’insalubrité, dans le centre-ville mais aussi dans l’arrondissement qui regroupe nos établissements enquêtés, ce qui a causé l’expulsion des habitants, relogés dans d’autres quartiers de la ville obligeant certains élèves à effectuer de longs trajets en transports en commun pour se rendre dans leurs collèges. Lorsque l’on parcourt l’arrondissement, on retrouve régulièrement ces immeubles frappés d’insalubrité, signalés par des affiches placardées par les équipes municipales, aux portes d’entrée cadenassées, aux façades lézardées, entourés par les plots en bétons qui les isolent des rues et protègent les passants d’éventuelles chutes de gravats. Au nord, se trouvent les arrondissements périphériques de la ville, regroupant les grands ensembles construits dans les années 1960 au milieu de noyaux villageois anciens, de résidences pavillonnaires, et une activité industrielle encore importante en lien avec le port de marchandise (raffineries de sucre, usines de production de boissons alcoolisées, savonneries, marché de gros alimentaire). Ces arrondissements rassemblent l’ensemble des zones franches de la ville. A l’ouest, émerge un secteur géographique en pleine rénovation urbaine avec la création d’un quartier d’affaires, de logements neufs, d’un front de mer commerçant à destination des habitants de la ville et de ses touristes, d’un hôpital privé, des archives départementales, d’un multiplexe luxueux de salles de cinéma, d’un théâtre, du FRAC (Fond Régional d’Art Contemporain). L’arrondissement dans lequel se 165 déroule l’enquête regroupe quatre quartiers : celui du collège n°2 à l’ouest, du collège n°1 au sud, du collège n°3 à l’est. Le quatrième quartier se situe au nord de l’arrondissement, on y trouve une très grande cité, copropriété privée à l’image fortement dégradée, théâtre régulier de règlements de comptes meurtriers. Les élèves de cette cité sont scolarisés pour partie dans le collège n°2 pour partie dans un collège situé plus au nord, dans un autre arrondissement. Les trois quartiers sont isolés du centre-ville au sud, par la gare et les lignes de chemin de fer, au nord par une passerelle autoroutière aérienne. Les quartiers des collège n°1 et n°2 sont séparés par une autre voie autoroutière aérienne. Les quartiers des collèges n°2 et n°3 sont séparés par un large boulevard, saturé par le trafic automobile, aménagé au XIXe siècle pour relier la gare centrale au port marchand. La figure n°13 schématise la répartition géographique de ces trois collèges dans ces quartiers et montre les frontières physiques qui les enclavent et les coupent du reste de la ville. Figure 13 : schéma de la situation géographique des trois collèges Je me suis rendu dans ces trois collèges depuis le centre-ville, généralement à vélo ou à pied. Mon rapport avec les territoires de l’enquête est ainsi déjà déterminé par un déplacement, par un trajet qui me contraint à franchir des frontières, à passer d’un paysage 166 urbain à un autre, à subir dans ma journée, un dépaysement. Je pénètre sur le territoire des établissements scolaires enquêtés en effectuant un itinéraire bien différent de celui qu’empruntent les enquêtés. Il est nécessaire de prendre en compte les conséquences de cette excursion en secteur géographique étranger : entrer sur le terrain en traversant la ville depuis son domicile, ou en utilisant un réseau de transports en commun m’amène à réaliser une expédition. Si l’ensemble des personnels de ces collèges subissent à leur niveau les conséquences d’un contexte précarisé, les élèves vivent eux à l’intérieur dans cet univers enclavé, et ils se rendent dans les collèges depuis les immeubles, les rues, les quartiers voisins, alors que le chercheur ou la chercheure et les enseignant·es regagnent en fin de journée, des rues sécurisantes, des appartements chauffés et salubres. 2. Le collège n°1 : une vitrine de l’éducation prioritaire Le premier des trois collèges que nous avons enquêtés se présente comme un pôle d’excellence pédagogique de l’éducation prioritaire renforcée. Les relations entre les personnels s’y structurent cependant autour de conflits très vifs entre les différents groupes sociaux qui le composent. Ces clivages entre les personnels ont fortement déterminé mon inclusion sur ce terrain. Dans ce contexte, face aux injonctions stigmatisantes de la direction de l’établissement qui souhaiterait diminuer le nombre d’exclusions ponctuelles de cours, les enseignant·es s’organisent entre eux pour exclure librement les élèves. a. un laboratoire pédagogique La gare centrale de la ville, bâtiment de la fin du XIXe siècle entièrement rénové. Une vaste esplanade conçue comme une rue, ponctuée de pins, dotée de commerces, reçoit quotidiennement 45 000 voyageurs. Les bâtiments, recouverts d’une verrière monumentale à l’ossature en fer forgé, accueillent un pôle de transport intermodal : des lignes ferroviaires nationales et régionales, le réseau de transport urbain bus et métro, les lignes de bus de la métropole et les réseaux d’autocar régionaux et nationaux. En face de la gare, se trouve le campus de l’Université des sciences. Pour se rendre au collège n°1, il faut longer vers l’est, les murs de brique d’un lycée polyvalent reconstruit après la dernière guerre mondiale, implanté dans les locaux de deux anciennes écoles primaires. Le collège n°1 a été aménagé dans une ancienne annexe de ce lycée, à la rentrée de l’année scolaire 1977. On tourne à gauche, dans la ruelle qui jouxte les locaux de l’Université. Tout au bout, le collège n°1 est encadré, lorsque l’on fait face au portail d’entrée, par les bâtiments de l’université des sciences sur la gauche, et par ceux d’une école primaire, aménagée dans un bâtiment de la fin du XIXe siècle, aux allures de bastide provençale. L’entrée du collège a été réaménagée à la rentrée 2018 dans le cadre d’un grand plan de mise en sécurité des collèges du département : après avoir franchi une porte incluse dans un portail de métal d’une hauteur de plus de cinq mètres, commandé par le personnel de loge, on doit franchir un ensemble de tourniquets à accès sécurisé fonctionnant avec des badges, qui a été installé pour empêcher les intrusions extérieures et contrôler le flux des élèves. Un AED nous explique lors d’un échange informel que les élèves ont réagi à cet aménagement en affublant le collège du nom du centre de détention de la ville. 167 Cette double entrée sécurisée, qui complique dans les faits la gestion du flux d’élèves par les personnels de surveillance offre un nouveau jeu aux élèves qui apprennent très vite à trouver les codes pour ouvrir le portail. Ces codes doivent être ainsi changés une fois par semaine. Le croquis présenté ci-dessous montre cet environnement rénové et verdoyant. Figure 14 : croquis de l’entrée du collège n°1 Le collège a été entièrement rénové en 2013, l’entrée tourne maintenant le dos au quartier dans lequel est recruté une majorité des élèves, au nord, en contrebas de l’établissement. Dans une discussion informelle, E9 m’a rapporté le retournement de perspective induit par le déplacement de cette entrée, qui éloigne le collège de la vie d’un quartier dégradé, pour l’ouvrir sur la gare, sur l’université, et l’oriente vers le centre-ville. Après avoir passé les larges tourniquets de grande hauteur, en acier peint en blanc, activés automatiquement par des systèmes de reconnaissance de badges, on se retrouve dans une petite cour à ciel ouvert, fleurie, où les enseignant·es attachent leurs vélos. La montée de quelques marches, permet de rejoindre la première cour de récréation, destinée aux plus jeunes des élèves du collège, ceux des classes de 6ème et de 5ème. Elle est encadrée à droite par un bâtiment de salles de cours, à gauche par une clôture en métal séparant le collège de la cour de récréation de l’école primaire en contrebas. Au fond, des portes vitrées permettent aux élèves d’accéder aux salles de classe et aux bâtiments de l’administration. Les fenêtres de la façade de gauche sont soulignées par de grands panneaux d’aluminium qui alternent les trois couleurs primaires rouge bleu et jaune. La seconde cour, destinée aux élèves de quatrième et de troisième, se situe à l’arrière de ce bâtiment. La façade rénovée est recouverte de bardage de bois exotique. 168 L’apport de cette rénovation dans le climat scolaire de l’établissement est noté par les personnels : « le fait qui est, le collège soit dans un mauvais état, ça participait au fait qui soit anxiogène, pour les élèves, mais aussi pour les personnels... Euh, puis il a été entièrement refait, des couleurs » CPE53. Un petit bâtiment perpendiculaire, dans la continuité du bâtiment administratif, accueille la salle des professeurs. En contrebas, une petite cour aménagée permet aux personnels fumeurs de se rassembler sur des chaises de jardin. En dessous de ce « coin fumeurs », un espace de type jardin urbain partagé a été aménagé par les élèves. Il participe de la labélisation « établissement en démarche de développement durable » de niveau 3 du collège. Le schéma ci-dessous montre la répartition de ces différents locaux. Figure 15 : schématisation de la répartition des espaces du collège n°1 Encadré n°1 : caractérisation des élèves et des personnels du collège n°1 Le collège accueille six classes par niveau, deux classes de troisième sont des « prépa-pro » des classes qui pré-orientent les élèves vers la voie professionnelle à la fin de la quatrième. L’ensemble est complété par un atelier relais (qui scolarise dix élèves de 4ème et 3ème en situation de décrochage, pour des sessions de six semaines trois fois dans l’année, provenant majoritairement d’autres collèges) un dispositif UPE2A (Unité Pédagogique pour Élèves Arrivants Allophones) pour les élèves non-francophones et des dispositifs en lien avec la protection juridique de la jeunesse qui scolarisent 36 élèves de troisième à l’extérieur des murs du collège. Le collège n°146 accueille 565 élèves, dont 88 % sont boursiers et 55 % ont le taux de bourse le plus important qui existe (taux 3), ce qui est très nettement supérieur à la 46 L’ensemble des chiffres qualifiant les trois collèges sont issus des fiches établissements qui étaient accessibles sur internet jusqu’au printemps 2019. Nous avons pris comme référence l’année 2017-2018 pour les trois collèges. 169 moyenne départementale (32 % et 12% de taux 3) académique (31 % et 11% de taux 3) ou nationale (25 % et 8 % de taux trois), et aux taux de bourse de l’éducation prioritaire (77 % de boursiers au niveau académique et 63% au niveau national, 40% de taux 3 au niveau académique, 28 % au niveau national). Ces pourcentages en font l’un des collèges accueillant le plus d’élèves boursiers de l’académie. Selon la principale du collège, les élèves non boursiers de l’établissement sont dans une situation de « non recours » c’est-à-dire qu’ils n’ont pas fait valoir leurs droits à temps ou correctement ou encore qu’ils ne sont pas en situation régulière sur le territoire français et de ce fait ne peuvent bénéficier de bourses nationales. Les élèves du collège sont issus de catégories sociales défavorisées pour 85.6 % (contre 37 % au niveau académique et 39% au niveau national dans l’ensemble des collèges et 66 % dans les collèges REP+ de l’académie et 65 % dans les collèges REP+ de France). 70 % des élèves appartiennent à des familles monoparentales. Une grande majorité des élèves est issue de l’immigration récente ou plus ancienne. L’établissement accueille dès la sixième un public en grande difficulté scolaire, plus d’un quart des élèves arrivant en sixième avec une année de retard, ce qui, encore une fois, est supérieur à la moyenne de l’éducation prioritaire renforcée (19 % au niveau académique et 17 % au niveau national). A l’issue de la troisième, les élèves sont très majoritairement orientés en lycée professionnel, 37 % en seconde professionnel·le (contre 43 % en moyenne au niveau académique pour les collèges REP+) et 21 % en CAP (contre 6% au niveau académique pour les collèges REP+) pour seulement 39 % de passage en seconde générale et technologique (50 % pour les collèges REP+ de l’académie). Cette proportion importante d’élèves orientés en CAP s’explique par le choix de l’établissement d’accueillir deux classes de 3ème prépa-pro, destinées à orienter dès l’entrée en 3ème les élèves vers l’enseignement professionnel. A l’issue de leur seconde professionnelle, 75 % des élèves accèdent à la première professionnelle (contre 81 % au niveau académique et 82 % au niveau national) 5 % redoublent et 20 % sont dans une « autre situation » (ce qui recoupe en grande partie les élèves « décrocheurs » à l’issue de la seconde professionnelle). De même à l’issue de leur première année de CAP, seuls 60 % passent en seconde année (contre 70% au niveau académique et 73 % au niveau national) 10 % redoublent et 30 % sont dans une « autre situation ». Pour les élèves passés en seconde générale et technologique, on note 10,7 % de redoublement (contre 5 % au niveau académique et 4% au niveau national), 5,5 % de réorientation vers la voie professionnelle (contre 3% au niveau académique et national) et 5,5 % d’autres situations (contre 3% au niveau académique et national). Le taux d’élèves décrocheurs n’est pas simple à évaluer à la lecture des données disponibles sur les fiches établissement. Deux indicateurs nous permettent cependant d’en faire une évaluation. D’une part, le taux d’accès de la 6ème à la 3ème, c’est à dire le taux d’élèves qui, entrés en 6ème dans le collège, sont encore présents en 3ème. Pour le collège n°1, ce taux est de 80, ce qui constitue une valeur ajoutée de +5 par rapport à l’académie. Le collège n°1 « garde » donc bien ses élèves durant l’ensemble de la scolarité. D’autre part, le taux de passage post-troisième fait apparaitre toutes les situations possibles (redoublement, seconde générale, seconde professionnel·le, CAP, agriculture, apprentissage). Les élèves qui ne sont dans aucune de ces situations, apparaissent dans une catégorie « autres situations » qui correspond aux élèves en 170 décrochage. Pour le collège n°1, le taux d’élèves entrant dans cette catégorie est quasiment nul. On peut ainsi considérer, à la lecture de ces deux indicateurs, que les élèves décrochent peu dans le collège n°1 et à l’issue de leur troisième. Malgré ces indicateurs qui dressent le portrait d’un collège cumulant les difficultés, l’équipe enseignante est exceptionnellement stable : le taux de demande de départ n’est que de 9.3 % contre 17.7 % pour l’académie et 16.7 % au niveau national sur le même type d’établissement, 57% des enseignant·es ayant plus de 5 années d’ancienneté contre 35 % au niveau national et académique pour le même type d’établissement. Cette particularité s’explique par une situation attractive d’un point de vue géographique : l’établissement est très bien desservi par les transports en commun (métro, gare ferroviaire et routière), à proximité du centre-ville, son environnement urbain direct est agréable, même s’il suffit de passer une rue pour se retrouver dans le quartier le plus pauvre de France. La présence de ce groupe d’ancien·nes s’explique aussi selon les dires de la principale par l’existence d’un groupe important d’enseignant·es attaché·es à l’établissement et véritables militant·es de l’éducation prioritaire. L’établissement regroupe 53 enseignant·es, 12.75 équivalents temps plein AED et trois conseillers principaux d’éducation (CPE53 à plein temps, CPE54 à 80% et CPE53 à mi-temps). Il s’agit ainsi de fait d’un établissement très bien doté en termes d’encadrement, avec une équipe d’assistants d’éducation très importante (18 personnels pendant l’année 2017-2018). Il existe ainsi un groupe d’enseignant·es présent·es dans l’établissement depuis de nombreuses années, qui constitue le « noyau dur » du collège. Ces personnels sont impliqués dans ce qui constitue un laboratoire pédagogique pour l’éducation prioritaire au niveau de l’académie. Ces enseignant·es sont en lien depuis de nombreuses années avec des laboratoires de recherche en sciences de l’éducation, certain·es d’entre eux ou d’entre elles ont d’ailleurs publié des articles dans des revues spécialisées ou des ouvrages collectifs. De ce fait, ces enseignant·es chevronné·es représentent, pour les plus jeunes, de véritables figures tutélaires. E22 nous dira en entretien : E22 : j'avais aussi lu un truc, écrit par... par (E18), j'avais lu, euh, un texte sur le collège n°1, il avait écrit un truc, enseigner en ZEP etc... tu l'as p't'être lu... Moi : Non, je l'ai pas lu... E22 : Ben j'te transfèrerai le lien... J'l'avais lu avant d'venir ici, quand j'avais été muté dans c'collège. Et euh... alors je… il avait fait tout un truc là-dessus justement sur les confrontations qui pouvait y avoir avec les élèves, j'y avais puisé j'pense quand même quelques… quelques éléments. E22, enseignant de mathématiques, 34 ans, confirmé, 9 exclusions, responsable syndical « REP+ » pour l’académie. 171 Parmi ces différent·es enseignant·es, l’un d’eux (non enquêté) est PFA (Professeur Formateur Académique) à l’INSPE en Art-Plastiques, E4 est PFA à l’INSPE en mathématiques et a soutenu sa thèse en didactique des mathématiques en novembre 2018, E18 est chargé d’inspection auprès de l’Inspecteur Académique, Inspection Pédagogique Régionale (IA-IPR) de mathématique et intervient dans la formation continue en particulier des enseignant·es débutant·es en REP+, E5 intervient dans les formations « autorité » dispensées par le rectorat aux jeunes enseignant·es, E12 a participé à l’écriture de plusieurs articles sur les sites pédagogiques de l’académie et dans des ouvrages scientifiques, E22 est responsable syndical académique pour l’éducation prioritaire. Le collège accueille, pendant les vacances scolaires, le dispositif de l’école ouverte mis en place dans le cadre des politiques de la ville, géré par E12. Le choix effectué depuis douze ans, par E12, est d’accueillir un nombre très important d’enfants, bien au-delà du collège, puisque des enfants d’école primaire y sont inscrits. Ce dispositif ouvre le collège à l’ensemble du quartier et constitue un facteur d’intégration pour les élèves et pour les enseignant·es. b. Opposition entre la salle des profs et la vie scolaire La salle des professeurs et les bureaux de la vie scolaire sont situés dans deux couloirs parallèles. Un grand couloir, dans la continuité des bureaux de « l’administration » (ceux de la principale et du principal adjoint, de leurs secrétaires, et des services de l’intendance) donne sur la salle des professeurs, vaste, lumineuse et récemment aménagée avec des postes de travail informatique, des fauteuils et des canapés, des tables de travail, une grande table auprès d’un espace cuisine, avec une machine à café que se partagent les personnels. Cette machine à café a une importance centrale dans les relations des personnels qui s’échangent des capsules, s’en empruntent, s’en achètent, en offrent parfois aux visiteurs ou visiteuses. Le café offert par mes interlocuteurs ou interlocutrices à l’occasion des entretiens était ainsi un rituel d’accueil récurrent. La figure n°16 décrit la disposition de cet espace et comment il se situe par rapport aux autres espaces du collège. Figure 16 : configuration de la salle des professeurs du collège n°1 172 Dans le couloir de la vie scolaire, deux portes, la première pour accéder au bureau des AED, la seconde à celui des CPE. Les CPE partagent le même bureau, par choix, comme me l’explique CPE53 : C'était la fin des travaux du collège (…) c'est là que [prénom CPE54] est arrivée, au moment, à peu près de de son inauguration. Donc c'est la rentrée où elle est arrivée qu'il a fallu se décider de ... s'mettre ensemble ou pas. (…) On s'est très vite entendus, on a rapidement vu qu'on allait euh, ... fonctionner... selon les mêmes valeurs... je lui ai proposé d'être là, elle a accepté et, et depuis, c'est la cinquième année où on partage le même espace... un petit espace, y a plein d'inconvénients, mais par contre on peut pas, on peut pas nous mentir quoi... on peut pas dire à l'un, “ouais j'ai dit ça à un tel“... ouais, tu vois c'que j'veux dire, toutes les informations on a les mêmes [accentué] et ça ça nous a énormément rapprochés et renforcés ! CPE53, homme de 41 ans, confirmé. Ce bureau donne directement par une porte sur celui des AED. Cet espace est un lieu d’accueil, qu’une large banque sépare d’un couloir où circulent directement les élèves. Ils viennent y justifier leurs absences, demander des informations, ou y sont reçus suite à une exclusion. Ce bureau ouvert accueille aussi l’espace appelé « P3 » dans la répartition des tâches des AED. P3, c’est la troisième permanence qui doit accueillir les élèves exclus. Un petit lieu, avec une chaise et un bureau, entre cette banque d’accueil, la porte du bureau des CPE et la porte d’entrée dans un petit local qui est l’espace de travail et de détente des AED : un ordinateur, un bureau, une machine à café. La figure ci-dessous clarifie cette disposition : Figure 17 : schématisation des espaces vie scolaire du collège n°1 173 Ces trois pièces constituent l’espace « vie scolaire » du collège. C’est un lieu vivant, bruyant, où circulent et stationnent en permanence plusieurs élèves, des enseignant·es, en plus des CPE et AED. C'est pas qu'un bureau d'CPE... j'sais pas t'as, t'as dû, dû t'en rendre compte... c'est euh… une sorte de prolongement déjà de la vie scolaire... et c'est un énorme lieu de passage : où les profs passent, beaucoup d'élèves sont convoqués, après c'est un lieu d'observation aussi, dont tu fais partie... y a des, y a aussi des stagiaires, des gens qui sont là, des gens qui sont là parce qui s'y sentent bien ! Ils viennent parce qu'ils ont envie d'être là... voilà ils squattent, mais en même temps du coup y sont au CŒUR (accentué), euh, de c'qui pensent être euh... au cœur de la vie du collège quoi... du coup y a un petit déplacement, c'est ça qui est un peu négatif, de de de la salle des profs quoi... y a, voilà comme ça euh... ça c'est pas très bon [accentué] c'est un des biais du collège. CPE53, homme de 41 ans, confirmé. Certains enseignant·es désertent en effet la salle des professeurs. Cette séparation entre ces deux espaces est illustrative d’une coupure très forte entre les personnels de l’établissement. La salle des professeurs est le territoire des « ancien·nes », du groupe de personnels appartenant au collège depuis de nombreuses années. Ces personnels continuent de fédérer et d’accueillir les jeunes enseignant·es qui s’agrègent à ce premier pôle de l’établissement. En fait, on va dire que, allez ! y a un groupe d'une vingtaine de profs qui veulent un peu le monopole de cette action et du laboratoire pédagogique qui fait que, une partie d'l'équipe est un peu en souffrance. Principale du collège n°1. Les personnels de la vie scolaire représentent à eux seuls une part importante des personnels de l’établissement. Une des spécificités des établissement REP+ est en effet d’être « très bien dotés » en personnels de vie scolaire et ainsi de rétablir l’équilibre numérique relatif entre les pôles enseignant et éducatif. Ce rééquilibrage a son importance par exemple dans le poids relatif des personnels durant les élections au CA (conseil d’administration du collège). D’autre part, la vie scolaire est arrivée, progressivement, à « recueillir » les enseignant·es « en souffrance », celles et ceux qui ne trouvaient pas leur place dans le groupe des « ancien·nes ». La principale leur attribue des missions spécifiques, par exemple en lien avec le décrochage scolaire, qui les amènent à passer du temps dans les bureaux des CPE. Se constitue ainsi progressivement un groupe d’enseignant·es qui passent du côté de la vie scolaire : « j'parle pas avec beaucoup profs... moi j'suis un peu euh... moi j'suis un peu d'la vie sco quoi... » E16. Cette opposition se retrouve dans toutes les décisions prises dans l’établissement. Au cours de l’année scolaire 2018-2019, le volume d’heures allouées par le Rectorat au collège a été réduit, une forte opposition se fait jour entre « ceux de la salle des profs » et « ceux de la vie sco » pour savoir qui perdra ces heures. Le conseil d’administration 174 qui devait décider de la constitution du conseil de la vie collégienne (une instance citoyenne représentative qui doit favoriser l’implication des élèves et dont la constitution est de la responsabilité du CA) a ainsi vu s’opposer les deux camps, « ceux de la salle des profs » souhaitant investir massivement la structure, quand ceux de « la vie sco » souhaitaient accorder plus de sièges aux élèves. Lors d’une observation du 3 octobre 2017, le CPE53 me présente le choix retenu par la principale à propos de cette constitution comme « une première victoire sur le “canal historique“ du collège ! ». A l’occasion de la journée des talents, sorte de fête organisée en fin d’année par la vie scolaire pour célébrer les réussites de l’année et accueillant les parents d’élèves, « ceux de la salle des profs » ont boycotté l’événement. Cette crispation qui bien sûr repose aussi sur des antagonismes entre des personnes (par exemple entre E22, E12, E5 d’un côté, CPE53, CPE54, E16 de l’autre), semble une coupure indépassable dans l’établissement : « le collège, c'est compliqué au niveau vie scolaire, prof, y a des vraies tensions, on discute en gros pour l'instant de rien » E18. Cette division se concrétise dans la politique de représentation des personnels de l’établissement puisqu’aux élections du CA de l’année scolaire 2017-2018, deux listes se présentent au vote des personnels de l’établissement : la première autour du groupe des « ancien·nes », la seconde regroupant la CPE54, des AED et des enseignant·es « de la vie sco ». Les élections suscitent de fortes tensions dans la vie de l’établissement qui se retrouveront dans le traitement de certains cas d’élèves. Les résultats des élections sont éloquents : la moitié des voix s’est reportée sur la première liste, l’autre moitié sur la seconde : « voilà, 38 38... parce que c'est ça les résultats d'CA. Ça veut bien dire que... ben la moitié du collège euh... doit entendre l'autre moitié... et franchement y a pas un écart... énorme entre les gens... en réalité... » CPE53 Le coup de force ainsi réalisé par le pôle « vie scolaire » du collège a déstabilisé le groupe des ancien·nes : « c'est vrai que ceux de l'origine, qu'y avaient tout le pouvoir, euh... ils le prennent mal... » CPE53. Cette tension est palpable dans le quotidien de l’établissement. Ainsi, l’AED62 me confie dans une discussion informelle : « tu te rends compte qu’ils [les ancien·nes] ont fait courir le bruit qu’on était du Front National ? Franchement je leur pardonnerai pas, en plus que j’ai trop la haine contre ce parti, je leur pardonnerai pas… ». Un peu plus tôt dans la journée, le CPE53 m’avait informé de ce bruit qu’aurait fait courir E22 durant la campagne électorale. « Je l’ai vu dans la cour après les résultats, il tournait en rond, il était pas bien… ». La principale résume ainsi la situation qui semble pour elle impossible à dépasser. J'ai parfaitement compris au bout d'un an un an et demi, c'est que... si une personne, qui était dans une logique de nœud, avec une autre, proposait quelque chose, l'autre allait de toute façon dire que c'était une mauvaise idée et inversement... voilà... et ça, je pense, même si j'reste encore un an ou deux ans, je n'arriverai pas à le dénouer... (…) Du coup, ben le fonctionnement de... certains professeurs avec, certaines personnes de la vie scolaire, fait que… fait qu'en fait on est sur des... des situations euh, de de crispation... 175 Principale du collège n°1 Il m’a fallu prendre en compte ce contexte extrêmement conflictuel pour faire mon entrée sur le terrain du collège n°1. c. Mon entrée dans un collège clivé Je suis entré en contact avec la principale du collège n°1 (P67) par l’intermédiaire de la CPE (CPE54) du collège. Sans être un proche des CPE de ce collège, mon statut d’enseignant dans le parcours CPE à l’INSPE de l’académie me met en contact régulier avec les personnels en poste. Les CPE54 et CPE53 accueillent mes étudiants en stage et participent aux jurys d’entrainement des oraux du concours que j’organise chaque année. J’ai donc présenté mon projet de recherche à CPE53 qui l’a transmis à la principale. Cette dernière m’a proposé un rendez-vous et s’est montrée enthousiaste pour m’accueillir dans son établissement. L’entretien que nous avons mené en préambule de ma prise de contact avec le terrain a été chaleureux : P67 m’a tout de suite affirmé son intérêt pour mon travail de recherche, et pour l’importance qu’elle accorde à l’apport de la recherche en éducation pour les professionnel·les de terrain. Elle s’inscrit ainsi dans la perspective de ce « laboratoire pédagogique » que constitue le collège n°1 (« l'idée ben c'était euh... et ça ben on y est puisqu'on a même eu la reconnaissance académique euh, l'année dernière, c'était d'faire cet établissement euh, un laboratoire pédagogique » P67). Le protocole sur lequel nous nous sommes mis d’accord pour que je rencontre les personnels de l’établissement a été celui que j’ai adopté par la suite pour les deux autres collèges. Il incluait en particulier une liberté totale dans mes déplacements dans le collège et dans une production scientifique exempte de toute forme de contrôle, la principale m’expliquant qu’il fallait que je ne sois pas associé à la direction de l’établissement pour que les enseignant·es s’expriment librement. Dans les faits, j’ai par la suite croisé à nouveau la principale, dans les couloirs de l’établissement, dans le coin fumeur du collège, mais aussi dans des réunions plus officielles ou des manifestations scientifiques, elle m’a accordé du temps pour réaliser un entretien, mais elle ne m’a jamais interrogé sur les premiers résultats de la recherche, ni demandé à aucun moment de lire une partie du travail en cours. J’ai pu effectivement passer tout le temps que je souhaitais dans le collège, sans restriction. A partir de cette rencontre, je suis devenu, pour les personnels, par exemple ceux chargés de contrôler l’entrée dans les bâtiments, « le chercheur qui fait une thèse sur le collège » pouvant ainsi entrer ou sortir sans la moindre contrainte. Dans un premier temps, la principale a transmis un court texte de présentation de ma démarche à l’ensemble des personnels, par la plateforme numérique de l’établissement et l’a affiché dans la salle des professeurs. Le texte indiquait un « rendez-vous », un jour où je serai présent durant la pause méridienne pour échanger, expliquer et prendre des rendez-vous individuels, il précisait aussi le protocole d’entretien. Je me suis donc retrouvé donc dans la salle des professeurs du collège n°1, au cours d’une pause méridienne, avec un sandwich. Durant de cette première entrevue, j’ai été pris en charge par les « figures historiques » du collège : les rendez-vous se sont très vite multipliés, en particulier venant du groupe des « ancien·nes » de l’établissement. A partir de ce premier contact, plusieurs fois par semaine, afin de me faire accepter de l’ensemble des 176 personnels, j’ai passé un temps long dans la salle des professeurs, corrigeant les copies ou les mémoires de mes étudiant·es, et me faisant aborder spontanément par des enseignant·es du collège qui venaient me demander si j’étais un nouveau prof. Corriger des copies représentait une bonne stratégie pour entrer sur le terrain, d’une part parce que cela me permettait effectivement de rentabiliser mes temps libres dans l’établissement, mais aussi parce que cette activité commune à tous les enseignant·es était une bonne manière d’abolir la distance. Tous les enseignant·es corrigent des copies et c’est une activité très largement considérée comme un fardeau. Les enseignant·es venaient donc voir ce que je corrigeais et compatissaient face à l’ampleur du travail que ces corrections représentaient. Cela me permettait de dire ce que je corrigeais, des copies de concours blanc, et ainsi d’en venir aux raisons de ma présence dans cette salle des profs. Ainsi, au bout de quelques semaines, j’étais « adopté » : saluant amicalement la plupart des enseignant·es, faisant la bise aux femmes et à certains hommes. Je passais les récréations dans l’espace fumeur extérieur, ce qui m’a permis de mener l’ensemble des entretiens que j’ai sollicités, sans essuyer le moindre refus. La même ouverture s’est réalisée pour l’observation des cours : les enseignant·es m’ont très majoritairement proposé à l’issue des entretiens que je menais avec eux de venir observer un cours. Alors que j’étais présent lors d’une récréation, une chercheuse en science de l’éducation fit une petite intervention pour solliciter la participation des enseignant·es à une enquête. Elle déposa des formulaires dans les casiers des enseignant·es avant de partir. E9 vint me voir à la suite de cette intervention pour me dire : « personne ne va répondre à son questionnaire, toi c’est pas pareil, tu restes avec nous ». Dans cette logique, je me suis retrouvé invité aux événements organisés par l’amicale du collège comme le barbecue de fin d’année, à cette occasion E3, (enseignante d’anglais, 31 ans, jeune, 11 exclusions) a constaté en plaisantant : « mais tu fais partie des meubles toi ! ». Cette participation aux apéritifs de l’établissement était devenue une plaisanterie, qui me permettait de dire aux personnels que je n’étais pas là pour une thèse, mais pour « m’incruster » dans tous les apéritifs organisés dans les trois collèges. Ma participation à ces événements festifs témoigne d’ailleurs de la perméabilité entre les différents établissements. J’avais promis à certains enseignant·es, de leur faire goûter à l’occasion, quelques bouteilles d’une bière que je produis moi-même, ce qui fut fait à l’occasion d’un barbecue de fin d’année. Quelques mois plus tard, alors que je participais à un repas de type « auberge espagnole » dans le collège n°2, l’enseignante n°25 me fit remarquer, sur le ton d’un reproche amical, qu’on lui avait parlé de la bière partagée dans le collège n°1, et que je ne leur avais pas fait goûter. Il apparait ainsi que des personnels du collège n°1, en lien avec d’autres du collège n°2, ont parlé de mon enquête, facilitant ainsi sans doute mon entrée dans le collège n°2 et sans doute aussi dans le collège n°3. Dans mon approche des différents personnels, j’ai très vite compris la forte scission qui existait entre « la salle des professeurs » et « la vie scolaire ». Je n’ai ainsi commencé mon étude des exclusions du côté de la vie scolaire, qu’une fois mon travail achevé avec les enseignant·es. Alors que j’entretenais des relations cordiales avec chacun de ces groupes professionnels de l’établissement, mes journées « en vie scolaire » ou celles passées « en salle des profs » m’amenaient à interagir avec des personnels que je ne croisais que dans l’un ou 177 l’autre de ces deux univers. Le croisement s’est produit par exemple lors de mon observation du 2 février 2018 au cours de laquelle j’ai « fait le portail » avec le principal adjoint, CPE53, AED62 et un AED non enquêté, c’est-à-dire que j’ai accueilli les élèves à l’entrée du collège de 7h45 à 8h10. Le CPE53 constatant que je saluais toutes les enseignantes en leur faisant la bise, et tous les enseignants, en faisant la bise à certains, ce qui dans le sud de la France témoigne d’un lien amical avancé, me fit remarquer, étonné : « mais tu connais tout le monde ici ! ». A cette occasion, certains enseignant·es marquaient un temps d’hésitation avant de me saluer, interloqués de me voir passé de l’autre côté. Cette nécessité de me situer à la frontière de ces deux groupes sociaux, en équilibre, afin de recueillir des données témoignant des conflits ouverts qui existent dans le collège n°1 et dans le collège n°2 entre la salle des professeurs et la vie scolaire a été l’une des difficultés de l’enquête ethnographique. d. L’exclusion de cours une pratique stigmatisée Dès notre première rencontre, la principale du collège n°1 m’a parlé d’un arrangement local de l’exclusion entre pairs mise en œuvre dans son collège. Cette pratique, acceptée tacitement par tous les personnels de l’établissement constitue une réponse organisée face aux injonctions de la hiérarchie de l’établissement qui souhaitait réguler le volume des exclusions de cours. P67 porte en effet un regard ouvertement critique sur l’exclusion ponctuelle de cours, convaincue que c’est une punition qui participe à accentuer le décrochage scolaire : « ce sont des élèves qui sont déjà en marge. Si on a euh… recours avec eux à (…) l'exclusion d'cours (…) ces élèves-là qui sont déjà en marge euh... en fait on accentue la marge ». Pour donner du poids à cette conviction éducative personnelle, la principale met en avant, au cours de son entretien, sa propre expérience d’enseignante, plusieurs années auparavant, dans des collèges de l’éducation prioritaire renforcée à la réputation sulfureuse dans la ville où se déroule l’enquête. « Mon point d'vue d'professeur » me dit-elle « c'est euh.... et que j'ai toujours appliqué qu'ce soit à [elle cite deux noms de collèges REP+ où elle a enseigné] c'est ben moi, j'exclus jamais quoi qu'il arrive. » Mobiliser comme exemple ces collèges-là, en particulier le premier, qui a été depuis délocalisé et entièrement reconstruit, c’est invoquer des établissements quasiment mythiques, emblématiques des désordres scolaires dans la ville enquêtée et ainsi donner plus de crédit encore au fait qu’elle-même, dans ce contexte-là, arrivait à ne jamais exclure d’élève. Il ne s’agit donc pas pour elle, uniquement d’un positionnement institutionnel, mais d’une conviction éducative qui a été élaborée à partir de sa pratique d’enseignante. D’autre part, la diminution de la proportion des exclusions fait partie des objectifs affichés de la politique d’établissement impulsée par la principale du collège n°1. Sans que la hiérarchie académique ne demande une évaluation chiffrée du nombre d’exclusions ponctuelle de cours dans les collèges, la diminution de ce phénomène fait partie des objectifs explicites de l’institution. Mon prédécesseur est arrivé, en 2010, où y avait 1400 exclusions d'cours, il a mené toute cette action là et il a fini en 2013 avec, 788, exclus donc d'cours. Et donc, moi, je suis arrivé en 2014 et hop... on tente le truc : 1097 exclusions d'cours... gros gros travail, bon l'année dernière on était à 762 pour l'année, et là... bon au 11 janvier, on est à 293, 178 après quatre mois d'école, donc on devrait être euh, sur des chiffres à peu près équivalents à ceux d'l'année dernière ou un peu moins... j'peux vous les laisser... non mais c'est intéressant, sur la progression des indicateurs, et la politique éducative. Principale du collège n°1. La gestion des exclusions de cours nécessite selon la chef·fe d’établissement d’installer un rapport de force avec les enseignant·es qui « testeraient » la direction à l’occasion de sa prise de fonction, (« on tente le truc »), pour voir comment elle se positionne et quelle marge de manœuvre leur est laissée. La principale s’est investie dans la réduction de ce volume d’exclusion ce qui correspond selon elle à un « gros gros travail » pour contenir le phénomène. En retour, les enseignant·es perçoivent ces velléités de contrôle de l’exclusion ponctuelle de cours comme une remise en cause inadmissible de leur autonomie pédagogique. L’injonction à moins exclure est au cœur de fortes tensions entre d’un côté les équipes de direction et les services de vie scolaire, responsables de la mise en œuvre des politiques éducatives, et de l’autre les enseignant·es. Quand y a des moments de tension dans le collège, souvent c'est prof vie scolaire direction, tout le monde se tire un peu dessus... et c'est à ce moment-là que la direction demande aux professeurs d'arrêter d'exclure à tort et à travers, que les CPE n'en peuvent plus, voilà, les profs ils disent on en peut plus en classe... E5, enseignant de français, 49 ans, chevronné, 20 exclusions, formateur REP+. Dans le système de division du travail éducatif tel qu’il existe dans les établissements de l’enseignement secondaire français, les enseignant·es peuvent externaliser vers d’autres personnels et d’autres services la prise en charge des élèves qui leur posent problème, mais cette délégation induit un regard sur leur travail dans la classe qui peut être vécu comme un jugement stigmatisant sur leur pratique professionnel·le : « après on nous reproche, l'administration... » E6 « c'est matière à accusation » E11 « c'est la faute des profs » E11 « ils nous ont dressé des listes de professeurs qui excluent... en disant y a des professeurs qui excluent tant d'élèves.... » E12. Cette accusation adressée par leur hiérarchie permet de renforcer les liens entre les personnels qui se rassemblent contre cette preuve du manque de confiance des personnels de direction. Ces sentences apparaissent comme une forme de mise sous tutelle de la liberté pédagogique, une infantilisation des enseignant·es. Le discours se focalise sur l’écart entre le concret du métier, vécu en classe par les enseignant·es, et le pilotage imposé d’en haut, par des cadres ignorant cette réalité. Chaque fois que la direction nous dit “y a trop d'exclusions de cours“ sans proposer autre chose.... et nous on dit : “d'accord mais est-ce que vous pouvez proposer autre chose ?“ et eux “non, vous les gardez en classe, vous les mettez en activité“... et c'est le gros souci, vie scolaire et direction, à ce niveau-là les deux ils sont pareils... 179 E12, enseignant d’histoire-géographie, 46 ans, confirmé, 2 exclusions, responsable de l’école ouverte. Ainsi, les enseignant·es et leur hiérarchie se retrouvent dos à dos : l’exclusion de cours est pour les premiers le symptôme de dysfonctionnements d’un système dont ils ne sont pas responsables, de l’absence de solutions proposées par l’institution pour gérer des élèves trop éloignés des normes scolaires, pour les seconds le témoignage d’une mauvaise volonté, d’une incapacité à raisonner autrement qu’en termes de punitions et de mises à l’écart. Les logiques de chacun de ces groupes sociaux sont fortement tranchées : pour les enseignant·es, les personnels « administratifs » qui ne sont pas en prise avec le terrain, n’expérimenteraient pas un contact quotidien avec les élèves, et ne pourraient pas comprendre de quoi il s’agit. Les jugements que peuvent porter les personnels de direction et de vie scolaire sur ce qui se passe dans le huis clos de la salle de classe sont ainsi systématiquement invalidés. Et c'est le souci de la direction, même si la principale dit qu'elle a été professeur, c'était il y a longtemps... c'est la réalité : on est pas REP+ pour rien... c'est qu'il y a des élèves difficiles, c'est qu'il faut savoir les gérer et c'est qu'il faut être accompagné pour les gérer. Et le truc de juste faire des statistiques en disant : bon ben y a trop d'élèves exclus il va falloir baisser ça, c'est ce qu'on a eu parfois comme message, je trouve que c'est limite... c'est dire en gros gardez... E12, enseignant d’histoire-géographie, 46 ans, confirmé, 2 exclusions, responsable de l’école ouverte. Les arguments avancés par la principale du collège lors de son entretien (« en tant qu’enseignante, je n’ai jamais exclu d’élève ») sont inaudibles par les enseignant·es qui ne la considèrent plus comme une enseignante (si elle « dit qu’elle a été professeur, c’était il y a longtemps »). Les personnels administratifs ne comprendraient pas ce que vivent les enseignant·es et resteraient dans une logique comptable, statistique, éloignée du terrain et des relations humaines qui fondent leur mission. Le métier d’enseignant·e est fait d’une somme de décisions complexes, prises sur le vif, dans les situations d’interactions avec la classe. Ces décisions, dont l’exclusion, ne sont pas prises à la légère et ne peuvent relever que de l’expertise des personnels confrontés en temps réel aux élèves. J’ai déjà proposé à un CPE de venir en classe et de voir la réalité de la classe... parce que pour eux c'est “oh là là, il a encore été exclu par tel professeur“... mais je pense qu'il faudrait qu'ils essayent de savoir pourquoi. E12 En activant cette demande de venir voir ce qui se passe en classe, les enseignant·es jouent un atout imparable : ils s’appuient sur une expérience qu’ils et elles sont les seul·es à vivre au quotidien et contre laquelle les CPE et les chef·fes d’établissement ne peuvent pas argumenter : « ... j'ai toujours eu ça en tête en m'disant que à un moment donné, y a aussi des choses qui se jouent dans la classe et que... parfois on a pas d'autres solutions quoi. » E22. La 180 nécessité de l’existence de cette marge de manœuvre, justifiée par la difficulté inhérente à l’éducation prioritaire renforcée, est particulièrement vraie pour les enseignant·es débutant·es : « et surtout sur des collègues quoi, surtout sur des collègues qui débutent quoi. Être dans un registre à les stigmatiser parce qu'ils excluent trop et être uniquement sur ce registre -là, j'pense que ça peut être particulièrement néfaste » E22. Cette perspective dessine la nécessité d’une solidarité à l’égard des débutant·es et de ceux qui sont en difficulté dans leur gestion de classe. Face à cette incompréhension des CPE de l’établissement et des personnels de direction, face au risque de se voir stigmatiser, dans une logique d’évaluation statistique qui ne prend pas en compte la difficulté réelle de ce qui se vit dans la classe, les enseignant·es du collège n°1, et en particulier le groupe des ancien·nes, se sont organisé·es pour conserver leurs marges de manœuvre par rapport à la pratique de l’exclusion de cours. e. Une pratique de contrebande, le chiffre noir de l’exclusion Une des particularités du collège n°1 est d’accueillir un nombre important d’enseignant·es présent·es depuis de nombreuses années dans l’établissement. E1, (enseignante d’histoiregéographie, 38 ans, confirmée, 5 exclusions) y enseigne depuis dix ans, E5 depuis dix-sept ans, E9 depuis quatorze ans, E12 depuis quinze ans. Cela représente une implantation beaucoup plus longue que celle des CPE (CPE53 exerce dans le collège n°1 depuis neuf ans, CPE54 depuis cinq ans) et surtout que celle de la principale qui y exerce depuis trois années. D’une manière générale, les chef·fes d’établissement sont soumis·es à une obligation de mutation, et il est rare qu’un·e principal·e ne reste plus de cinq années à la tête d’un collège. De ce fait, les « ancien·nes » du collège possèdent une connaissance pratique de l’histoire et de la culture de l’établissement qui dépasse largement celle des personnels d’encadrement. Lorsque les chef·fes d’établissement décident d’agir contre une pratique installée dans l’établissement, cela est perçu comme une remise en cause du pouvoir d’agir de professionnel·les qui connaissent leur contexte, leurs élèves, leur métier. La légitimité de ces personnels chevronnés, reconnus par leurs pairs, leurs inspecteurs ou inspectrices comme des experts dans leurs classes, se heurte à la légitimité des personnels de direction qui n’est qu’institutionnelle. Ces enseignant·es installé·es dans l’établissement ont ainsi mis en place une pratique de l’exclusion en contrebande. Lorsqu’un élève pose problème en classe, l’enseignant·e, plutôt que de l’exclure vers la vie scolaire, l’exclut dans la classe d’un de ses collègues. On retrouve ici les arrangements avec les interactions entre groupes en conflit décrits par Donald Roy dans l’ouvrage « Un sociologue à l’usine » (2006). Les membres du groupe considèrent les injonctions de la hiérarchie comme une entrave à leur efficacité au sein de l’organisation. Pour contrer une logique qui empêche les membres de « s’en sortir » (dans le cas de Donald Roy les ouvriers avec la production de pièces manufacturées, dans notre cas les enseignant·es avec la mise au travail de leurs élèves), le groupe met en place une organisation alternative qui vise une plus grande efficacité dans leur travail. N'est-il pas clair que les opérateurs et leurs alliés résistaient aux “logiques d'efficacité“ de l'encadrement parce que ces “logiques“ tendaient à engendrer quelque chose de 181 très éloigné de l’“efficacité“ ? Si les groupes de travailleurs s'entendaient entre eux pour contourner les oukases de l'encadrement, n'est-ce pas dans le but de “pouvoir faire leur boulot“ ? (Roy, 2006, p.111). Les acteurs de cet arrangement considèrent ainsi qu’ils possèdent une connaissance du fonctionnement des classes et des difficultés qu’on y rencontre justifiant la prise en charge des élèves selon une logique opposée à celle de la direction et au-delà des prescriptions de l’institution. Le dispositif mis en place vise à opacifier la pratique de l’exclusion et ainsi à empêcher le recensement comptable du phénomène : « du coup entre nous, quand on exclut des élèves, personne ne le sait à part nous. Donc du coup, ils savent que ça existe et ils ne savent pas combien… » E12. Cette pratique permet de se préserver des jugements stigmatisants en rendant invisibles les exclusions de cours « sans qu'forcément qu'les collègues soient mis en difficulté par une remarque d'un CPE ou... de la cheffe d'établissement ou de l'adjoint etc.… » E22. C’est une mesure d’anticipation, permettant d’éviter des situations de mise en accusation inacceptables pour les enseignant·es et les entraves à une gestion de classe efficace : « on avait eu des expériences malheureuses où l'élève exclu revenait en classe. Donc on s'est mis en place un système où l'on s’exclut les élèves entre nous. » E12. L’éventualité de voir un élève exclu revenir en classe n’a jamais été décrite comme vécue concrètement par les enseignant·es enquêté·es. Cette remise en cause de l’autorité de l’enseignant·e dans sa classe constitue cependant une limite absolue, infranchissable, une rupture avec le contrat qui légitime cet exercice. E22 me rapporte à ce sujet une situation rapportée par sa formatrice de l’IUFM : « on lui avait ramené l'élève, elle a dit : “moi j'suis, j'suis parti quoi. J'fais si c'est comme ça... ben prend la classe, euh... moi j'm'en vais quoi“ ». Le recours à la possibilité d’abandonner sa classe est une projection que nous avions déjà rencontrée dans les échanges sur les forums de néoprof dans le chapitre 2 : il est évoqué par plusieurs enseignant·es dans chacun des collèges (E22, E32, E35, E42) comme le point de rupture possible par rapport à ce que l’on ne peut pas leur imposer. Remettre en cause la possibilité d’exclure un élève de sa classe peut provoquer un retrait de l’enseignant·e qui se déchargerait alors de sa responsabilité. Dans les faits, les personnels de direction et les CPE sont dans l’incapacité d’évaluer cette organisation informelle mise en œuvre par les personnels. La principale du collège n°1 m’expliquera ainsi : « mais tout ça en fait m'échappe complètement : je sais qu'ça s'fait, je sais plus ou moins qui l'pratique régulièrement, mais alors euh, c'que ça représente en chiffres en... je sais pas... » P67. Il semble cependant qu’il s’agisse d’une pratique très régulière, ces échanges d’élèves étant évoqués de façon récurrente par les enseignant·es enquêté·es : « parce qu'on s'échange les élèves aussi, assez régulièrement (…) on se récupère des élèves... » E10, « donc on est plusieurs profs à fonctionner comme ça, on s'entend entre nous, on les sort de la classe pour qu'ils fassent le travail tout seuls, isolés dans un autre groupe » E1, « hop, un petit travail une feuille, il se met dans la salle d'à côté... au fond et puis il bouge plus et on s'échange les élèves... ça ça peut se faire entre nous... » E5, « Y en a beaucoup qui font comme moi... moi je vois ce qui sont à côté qui font comme moi à certains moments de : “est-ce que 182 tu peux me le prendre ?“ [voix suppliante...] “s'il te plait...“ » E9, « euh, on accepte de s'échanger des élèves exclus dans dans nos classes. Donc il m'arrive d'e... d'accueillir maintenant des élèves, exclus régulièrement. » E22. Les professeurs principaux qui accueillent ces élèves peuvent donner une idée de l’ampleur de la pratique : « ça arrive chaque heure pour une professeure avec qui ça se passe très mal, donc à chaque heure je sais que j'en aurais un. Avec les autres c'est plus rare, c'est ponctuel, une fois par semaine. » E8. Paradoxalement, c’est la principale du collège qui résume le mieux l’intérêt éducatif de ces exclusions informelles : Un gros travail a été fait pour que, les voisins d'classe, développent des collaborations. Genre euh, la veille, l'avant-veille, tel élève a été euh, super pénible, là c'est bon j'ai pas envie d'le prendre, tu tu m'le prends avec un travail supplémentaire. Donc le gamin est à côté, donc ça correspond à une exclusion euh... j'sais pas euh, internalisée, 'fin, je, c'est un néologisme, j'sais pas comment, informel en tous cas et euh... c'est... qui fait que, la difficulté est temporairement traitée, du coup le cours s'passe bien, le prof peut reprendre la main sur le groupe pour ensuite retravailler le gamin, 'fin, donc ça c'est très très bien, parce que l'gamin est pas dehors, y travaille objectivement et tant mieux si ça s'passe comme ça euh... Principale du collège n°1 L’exclusion dans la classe d’à côté permet ponctuellement de gérer en interne les désordres scolaires, de remettre en place des conditions d’enseignement acceptables avant de réintégrer l’élève perturbateur. Cette pratique est illustrative selon les enseignant·es de l’esprit de solidarité qui règne dans le collège : « du coup, y a une pratique qui s'est installée dans l'établissement de... ben de solidarité entre les enseignant·es » E22 « parce qu'ici on est dans un endroit où quand même on est assez solidaires les uns des autres en termes de professeurs donc ça arrive souvent qu'on récupère ou qu'on envoie l'élève d'un autre collègue dans notre salle ou dans sa salle. » E3. Elle est plus explicitement destinée aux enseignant·es nouvellement arrivé·es dans l’établissement. Elle participe des mesures d’accueil des personnels qui n’ont pas encore pris leurs marques : Une collègue qui est arrivée y a quelques années, on savait que... il pouvait y avoir des difficultés avec tel élève (…) de savoir qu'elle pouvait aussi s'appuyer sur des collègues, sans forcément avoir un jugement, ou des retours, ou des justifications à apporter, ça a pu aider... E22, enseignant de mathématiques, 34 ans, confirmé, 9 exclusions, représentant syndical REP+. Ainsi, les enseignant·es installé·es dans l’établissement se disent sensibles aux difficultés de leurs collègues, identifient les classes et les élèves « difficiles » et proposent la mesure, par solidarité entre pairs. C’est le cas en particulier si les enseignant·es identifient un de leurs pairs qui pourrait être « inquiété » par la hiérarchie de l’établissement, par exemple parce qu’il aurait été convoqué pour s’expliquer sur ses pratiques de gestion de classe. L’exclusion 183 informelle permet d’invisibiliser des pratiques blâmables par la direction et de les neutraliser en interne. Certain·es enseignant·es ont ainsi pu être convoqué·es pour s’expliquer sur leurs pratiques, ce qui constitue une incursion de la hiérarchie dans le terrain de la liberté pédagogique. C’est une forme de stigmatisation que n’acceptent pas les personnels : « c'est matière à accusation, le prof... ça m'est arrivé, quand j'ai commencé la première année, sont même allés à dire… moi j'ai été accusé de racisme, voilà, on m'a convoqué la première année. » E11. Ces rendez-vous individuels, bien sûr très mal vécus par celles et ceux qui y sont confrontés mais aussi par l’ensemble des enseignant·es, vont contribuer à souder le groupe et à installer ces pratiques de l’exclusion en contrebande : « je sais qui y en a qui se sont fait remonter les bretelles parce qu'ils excluaient trop sur la vie sco donc ils excluent systématiquement chez un collègue... » E9. La mise en place de cet arrangement local nécessite un véritable travail de concertation, un travail collectif d’anticipation et d’organisation : À ce moment-là on en parle soit quand un professeur a été convoqué parce qu'il a trop exclu, dans ce cas-là il nous le dit, on en parle et on essaye de faire quelque chose en interne... parfois la direction s'est félicitée de voir qu'un professeur n'exclut plus, mais en réalité, c'est qu'il exclut toujours mais qu'ils ne le voient plus... E12, enseignant d’histoire-géographie, 46 ans, confirmé, 2 exclusions, responsable de l’école ouverte. Il s’agit bien de détourner les modalités de contrôle de la hiérarchie sur ce qui se passe en classe, quitte à ainsi « jouer un tour » à l’encadrement qui pourrait se féliciter de l’efficacité de son management éducatif alors que l’amélioration supposée des pratiques ne correspond alors qu’à des pratiques souterraines qui ne sont plus accessibles à l’évaluation. Cette pratique dont peut se féliciter la direction de l’établissement parce qu’elle permet de diminuer le nombre d’exclusions en valeur absolue dans le collège est en fait explicitement pensée comme une prise de pouvoir sur le fonctionnement de l’établissement. La hiérarchie de l’établissement veut voir le nombre d’exclusions diminuer ? Pas de problème, les enseignant·es donnent satisfaction en offrant des statistiques « propres », tout en continuant de s’arranger pour exclure comme cela leur semble nécessaire. Personne n’est dupe de cet arrangement, il semble cependant satisfaire tout le monde : cette pratique de coopération que la direction n’aurait pas pu prescrire si elle l’avait souhaité, évoque les pratiques de la « perruque » en usine, une pratique déviante des professionnels qui constitue un véritable mode de régulation de l’institution scolaire. Dans toute institution, les individus organisent dans les marges des arrangements qui leur permettent de tirer des bénéfices des ressources qui y sont disponibles. Les dirigeants de ces institutions ne répriment par ces pratiques déviantes, considérées comme des formes d’autorégulation : « paradoxalement le recours à ce qui est officiellement interdit est donc aussi un moyen de régulation. Les perruques, en apparence déviantes, entérinent, de la même manière que les individus déviants de Howard S. Becker, l’ordre institutionnel de l’usine » (Anteby, 2003, p. 466). 184 Nos observations nous ont permis d’identifier les enseignant·es qui participent à cet arrangement en contrebande dans le collège n°1. Les enseignant·es qui excluent ainsi dans la classe de leurs collègues y trouvent plusieurs avantages. D’abord, c’est une forme simplifiée de l’exclusion qui échappe à la lourdeur administrative de la mesure officielle : « je prends l'élève je l’envoie pas à l'administration, pour aller vite, pour pas que ça perde trop de temps » E5. De fait, l’élève est envoyé la plupart du temps dans une salle proche, il suffit d’ouvrir la porte de sa classe, puis celle de son voisin, pour lui passer l’élève. Pas de papier d’exclusion, pas d’accompagnateur, l’échange d’élève peut se faire en instantané. La modalité d'exclusion classique c'est d'appeler un surveillant de le faire chercher par le délégué qui va le chercher et qui remonte. Donc ça c'est très lourd, parce que ça fait appel à la vie scolaire et en plus ces professeurs ils se sentent un peu stigmatisés d'avoir dû déranger ces personnes qui avaient d'autres choses à faire à ce moment-là. E8, enseignant de mathématiques, 39 ans, confirmé, 2 exclusions, responsable de l’amicale. L’exclusion entre pairs permet aux enseignant·es, non seulement d’exclure simplement en échappant à un protocole coûteux en temps et en énergie, mais aussi de ne pas se décharger du « sale boulot » vers la vie scolaire, avec le risque de participer à l’engorgement du service, et de se voir étiqueté, de donner à laisser voir ses difficultés à un service externe : « plutôt que de l'exclure et de passer par la vie scolaire qui est souvent surchargée, et c'est souvent difficile à gérer les exclusions de cours, on les met dans la salle d'à côté » E1. Cette punition est d’autre part moins coûteuse pour les élèves : « ça reste un truc à l'amiable. » E7. L’exclusion dans la salle du collège constitue une punition moins brutale, une simple mesure de régulation en interne : « pour moi c'est pas tout à fait la même dimension qu'à la vie scolaire... c'est là tu sors de là, ça ira pas plus loin, faut que tu te tiennes tranquille faut que tu sortes de là... » E6. L’exclusion en contrebande participe à faire tenir la situation, elle constitue une forme de négociation avec l’élève auquel on laisse une chance : il n’est pas directement envoyé aux CPE, son exclusion ne fait pas l’objet d’une médiatisation qui dépasse la salle de classe. La pratique s’organise autour des figures historiques de l’établissement en particulier E5 et E12. Les professeurs principaux sont identifiés comme des accueillants privilégiés : « le professeur principal qui tient la classe très solidement, [peut] par exemple inviter les professeurs qui ont des difficultés avec les élèves par exemple à les envoyer chez lui, où lui il les prend en charge… » E5. La prise en charge des élèves perturbateurs par les professeurs principaux, à la fois pour soulager les enseignant·es en difficulté, mais aussi pour donner à ces élèves un meilleur cadre d’apprentissage, est une surcharge de travail acceptée par ces enseignant·es qui s’en sortent mieux et investissent beaucoup de leur temps dans l’accompagnement des élèves des classes dont ils sont professeurs principaux : 185 Donc dans cette classe qui dysfonctionne, comme je suis là tous les jours avec l'amplitude maximum, excepté le vendredi, les professeurs avec qui ça se passe mal me les envoient, (…), et donc je sais que mes collègues me les envoient, ces collègues qui ont d'autres contacts avec la classe. E8, enseignant de mathématiques, 39 ans, confirmé, 2 exclusions, responsable de l’amicale. La principale identifie ces figures de l’établissement comme porteuses d’un travail éducatif exceptionnel, un accompagnement au plus près des élèves. Ça s'fait soit avec des PP.… emblématiques on va dire... qui euh, voilà, emblématiques dans l'sens où ben y sont, ou l'papa ou la maman d'leur classe, non mais ça... c'est c'est, ce degré-là voilà, avec un suivi très régulier avec les équipes etc... 'fin y a du du, un boulot qui est fait par certains énorme. Principale du collège n°1 En signe de reconnaissance de ce travail d’accompagnement, le collège désigne depuis plusieurs années deux professeurs principaux par classe. Ce dispositif permet à la fois de multiplier les indemnités de professeur principal, ce qui représente un aide financière conséquente pour les personnels, en particulier pour celles et ceux qui sont professeurs principaux de deux classes, mais aussi d’élargir le nombre de personnels impliqués dans cet accompagnement. C’est ce type d’investissement qui peut être remis en cause si les marges de manœuvre financières viennent à diminuer (comme ce fut le cas lors de l’année scolaire 2018-2019, puis 2019-2020), les différents groupes de l’établissement défendant ou attaquant ce type de « privilèges ». Pour que cette pratique se diffuse, en particulier auprès des enseignant·es débutant·es qui sont fraîchement affecté·es dans le collège, les responsables de l’arrangement ont mis en place un véritable apprentissage de l’exclusion en interne. A l’occasion de la rentrée, les responsables proposent la mesure aux débutants : « [prénom E5] ici me l'a dit plusieurs fois : il m'a dit : “n'hésite pas“ ... puisque je sais qu'apparemment lui c'est un référent pour les exclusions inclusions, c'est chez lui que vont les élèves. » E14, « on m'a dit qu'ça s'faisait beaucoup ici (…) le jour où j'suis arrivé c'est l'collègue de français, (…) elle m'a dit, “par contre n'hésite pas on s'les envoie, généralement ça les calme“, donc euh, j'ai profité d'l'occasion... » E20, « plusieurs collègues m'ont dit : “t'hésite pas, je suis deux portes après toi, ça arrive souvent tu prends un élève tu lui dis qu'il me l'amène“ » « surtout tu hésites pas... » E3. La technique d’affiliation au groupe de l’exclusion en interne est une technique bien rôdée : les enseignant·es installé·es la présentent aux plus jeunes (« t’hésite pas »). Les débutant·es identifient rapidement les figures instituées du groupe (« un référent pour les exclusions inclusions »), la démarche est clairement décrite et permet de prendre en main simplement une mesure efficace. Des collègues m'avaient dit : c'est aussi simple que ça, tu vas pas les virer tout l'temps pour surcharger la vie scolaire, mais tu nous les envoies, tu, tu les... voilà, fait ton cours, 186 mais envoie-nous les de toutes façons et on s'débrouille. E17 enseignante de français, 44 ans, jeune, 24 exclusions, professeure documentaliste en reconversion. Tout est fait dans le discours des organisateurs et des organisatrices pour déculpabiliser les débutant·es (« t’hésite pas » « on s’débrouille ») et pour inscrire la pratique dans le fonctionnement global de l’établissement (« tu vas pas les virer tout l’temps pour surcharger la vie scolaire »). De plus, l’exemple collectif de la pratique facilite l’affiliation : « c'est rassurant et puis on se sent soutenus quand on est nouveau, sachant que les profs qui sont là depuis très longtemps le font aussi entre eux » E3. Il ne s’agit donc pas d’une pratique réservée aux débutant·es en difficulté, mais d’une pratique collective, acceptée de tous et de toutes dans l’établissement, l’exemple en est donné par des pairs confirmés, des figures emblématiques de l’établissement qui organisent et participent au dispositif. Afin de « recruter » des nouveaux membres, les organisateurs de l’arrangement peuvent être amenés à entrer dans les classes de leurs collègues en difficulté pour proposer la prise en charge : Donc j'l'ai fait qu'une seule fois parce qu'y a un collègue qui est v'nu dans mon cours, parce qu'ils faisaient les zouaves dans l'couloir et y croyait qu'c'était ma classe et de fait y m'a dit : “ j't'en prend un tu veux ?“ voilà... “bon ben va-z-y“... [rires] là j'ai l'occasion va-z-y... E20, enseignante de français, 26 ans, débutante, 1 exclusion. Une fois affiliés au groupe, les débutant·es peuvent à leur tour reproduire la proposition à l’adresse de nouveaux venus, en suivant exactement le même protocole : Après ça m'est arrivé d'aller dans la salle qui était mitoyenne à la mienne où j'entendais qu'il y avait beaucoup de bruit je comprenais pas pourquoi et en y allant, j'ai vu que la prof qui n'était là qu'une partie de la semaine, puisque c'était un complément de service était en train de se laisser dépasser par sa classe dont deux bruyants que j'avais bien repéré assez rapidement… donc je lui ai demandé si elle voulait que j'en prenne un, elle m'a dit oui, donc je l'ai pris avec moi. E3, enseignante d’anglais, 31 ans, jeune, 11 exclusions. La prise en charge de l’élève dans une autre classe permet de mettre en œuvre un travail éducatif, soit en mettant les exclus au travail dans un coin de la classe, soit en leur proposant des activités valorisantes dans la classe : Et là je les accueille en classe et je leur donne des tâches, soit si c'est le même niveau, je leur fais faire le travail qu'on est en train de faire avec les autres, ou soit si je suis avec les troisième, je leur donne des tâches d'intendance (distribution de copie, effaçage du tableau, prêt du matériel). Ça se passe très bien dans ce cas-là. E8, enseignant de mathématiques, 39 ans, confirmé, 2 exclusions, responsable de l’amicale. 187 Je l'ai mis sur l'ordinateur pendant que je faisais l'activité avec le reste de la classe, il m'a aidé, je l'ai un peu responsabilisé en lui disant : “là tu notes la participation des élèves“, et il était resté 20 minutes avec moi au calme puis il était reparti dans son cours. E3, enseignante d’anglais, 31 ans, jeune, 11 exclusions. On voit que la prise en charge par les enseignant·es qui accueillent les élèves exclus peut prendre différentes formes : mise au travail, responsabilisation, activités dans la classe ou même entretien de remédiation. Par exemple, lors de l’observation du 9 novembre 2017, E9 accueille un élève exclu par une enseignante voisine, met sa classe au travail sur un exerce, prend l’élève exclu à part et lui demande pour quelle raison il a été exclu. Elle écoute l’élève, puis renvoie la discussion à la fin du cours et lui donne un travail avant de reprendre en main sa classe. Malgré la solidarité affichée, tous les enseignant·es du collège n’ont cependant pas accès à cette pratique de l’exclusion informelle. Ce n’est pas le cas, d’une part, pour certains enseignant·es qui se positionnent a priori contre l’exclusion (par exemple E18 et E13), ou qui sont « de la vie scolaire » (comme E16). Alors qu’il leur est en partie destiné, les débutant·es éprouvent parfois des difficultés se saisir de ce dispositif. Les débutant·es peuvent être gênés d’imposer cette charge à des collègues qu’ils ne connaissent pas : « c'est… pour moi c'est un peu gênant parce que comme je les connais pas trop... » E20, « je suis pas du tout assez à l'aise pour faire ça. Par rapport aux collègues : je connais pas tous les collègues » E14, « je ne le ferais pas avec un prof que je ne connais pas par exemple... pour pas le mettre en difficulté… » E6. D’autre part, ces enseignant·es débutant·es n’ont pas de salle attribuée dans l’établissement. Ce problème pratique ne leur permet pas d’avoir une vision claire sur l’identité de leurs voisins de palier : « je le ferai, si j'avais toujours la même salle, mais j'ai huit salles différentes, c'est le privilège des nouveaux arrivants... et du coup je sais jamais qui est à côté... » E6, « je sais même pas qui est à côté de moi, donc je suis pas à l'aise pour le faire » E14, « et je sais même pas quel prof est à côté, je... » E20. Enfin, pour ces jeunes enseignant·es, cela revient aussi à dévoiler leurs difficultés, et à déclarer qu’ils préfèrent refiler le sale boulot à leurs collègues plus experts : « j'ose pas trop les envoyer en faisant “coucou... j't'envoie un élève, j'arrive pas à l'gérer euh…“. Et puis c'est aussi une preuve... j'trouve euh, moi, de, d'inaptitude, je sais pas j'gérer donc j'te l'envoie, j'me débarrasse du problème. » E20 D’autre part, certains enseignant·es semblent avoir été « exclus » de cette pratique. En effet, elle s’appuie aussi sur une forme de connivence, sur des affinités personnelles qui dépassent le cadre professionnel : « y a quelques collègues avec lesquels on bosse régulièrement qui ont à peu près la même philosophie... » E5. Il s’agit d’une mesure de soutien, ponctuelle qui doit aussi évoluer, il ne s’agit pas non plus, en favorisant l’exclusion en interne, de l’installer dans les pratiques : « et j'pense que après la problématique c'est qui faut pas qu'ça dure... voilà, il faut qu'y ait une évolution. » E22. Il semble par exemple que l’enseignant E11, après avoir été accepté dans le dispositif lors de son arrivée au collège, en ait été par la suite écarté. Comme nous le verrons, il s’agit d’un enseignant qui exclut très régulièrement 188 des élèves et on peut penser que cette mise à l’écart du dispositif correspond à une « exclusion » de la part du groupe des ancien·nes qui ne valident pas non plus une multiplication injustifiée de l’exclusion « on essayait quelque chose qui marchait bien, c'est que on excluait chez les uns et les autres (…) les collègues, je sais pas ils disent... peut-être que j'arrive à gérer mieux. Ils disent d'une manière ou d'une autre, vous n'avez qu'à vous débrouiller, les élèves vous les connaissez. » E11. La pratique collective de l’exclusion de cours en contrebande est organisée sur la base d’affinités personnelles autour d’un groupe important d’enseignant·es du collège, mais tous et toutes ne peuvent pas rejoindre ou rester dans le dispositif. Cet arrangement local, bien que volontairement caché, invisible, est accepté tacitement par la direction de l’établissement et les CPE. Les jeunes enseignant·es envisagent l’exclusion en interne comme une pratique validée par l’institution, ce qui favorise aussi leur adhésion au dispositif : « parce que même en début d'année la vie scolaire avait dit, enfin peut être que j'interprète mal mais je crois qu'ils nous avaient dit que les exclusions entre collègues c'était plus ou moins toléré quoi. » E14. Les enseignant·es responsables de l’organisation ont bien conscience de cette marge de manœuvre acceptée qu’ils sont arrivés à gagner dans leur collège « que les enseignant·es puissent s'exclure les élèves entre eux, en fait c'est un phénomène non visible, et presque qui dérange pas. » E22. Cette pratique qui diminue dans les faits le nombre d’élèves envoyés à la vie scolaire et facilite ainsi le travail, est aussi validée par les CPE pour des raisons éducatives : Quand les enseignant·es se transmettent les élèves ouais, entre eux... ça, ça j'aime bien aussi... parce que... le gamin, c'est comme si s'retrouve, dans une sorte de coin, mais dans la salle, du prof d'à côté. Donc il est isolé, y peut plus faire le pitre, et pareil, une fois qu'il est calmé, j'imagine qu'il est réintégré, tu vois ça c'est des arrangements entre professeurs, j'pense que la plupart des exclusions d'cours peuvent se gérer comme ça... CPE53, 41 ans, confirmé, homme. Cependant, l’exclusion en interne est aussi une mesure qui facilite l’exclusion, « donc c'est à double tranchant : je pense que c'est pas top non plus parce que moi je suis pas pour le renvoi donc.... Mais ça facilite le renvoi de la part de ces professeurs. » E8. Les enseignant·es qui organisent cette pratique ont ainsi conscience des biais existants et du risque en facilitant l’exclusion d’en multiplier la pratique : « solidarité à juste titre ou pas, est-ce que c'est bien de cautionner et de continuer à permettre d'exclure plus facilement les élèves ? » E22. De plus, exclure les élèves en interne empêche toute forme de collaboration avec les CPE ou la direction. Ces exclus ne sont identifiés qu’au sein du dispositif, ce qui empêche de déclencher des mesures en conséquence. « C'était... ça avait ses limites, ça avait ses limites parce que finalement quand j'excluais les élèves de la classe, y en avait absolument aucune trace... voilà. Parce qu'ils étaient pas passés par la vie scolaire » E17. Bien que la direction et les CPE tolèrent cette pratique, elle constitue dans les faits une mise sur la touche de ces personnels qui ne peuvent plus intervenir dans la prise en charge des élèves. Leur position est ainsi ambiguë. Alors qu’ils applaudissent la diminution des exclusions dans leur statistiques, la décroissance 189 du phénomène en valeur absolue, le désengorgement des services de la vie scolaire, et l’accompagnement éducatif en interne, ils souhaiteraient malgré tout à reprendre la main, conserver une forme de contrôle : Et un jour j'en avais parlé à [prénom CPE54] qui m'a dit euh... qu'il fallait qu'elle soit prévenue parce qu'elle me disait le problème c'est qu'après si on veut euh... faire une commission éducative ou autre chose, il nous faut des preuves. E17 enseignante de français, 44 ans, jeune, 24 exclusions, professeure documentaliste en reconversion. De la même manière que les CPE, la principale de l’établissement voudrait garder un regard sur cette pratique qui lui échappe, de façon à pouvoir l’évaluer (« ça permettrait aussi de voir quelle sont ces exclusions informelles, et de voir combien sont utilisées, etc… ça permettrait d’affiner les choses »). Elle met pour cela en avant le principe de sécurité qui réclamerait un contrôle de la présence de ces élèves dans telle ou telle classe. Moi j'aimerai qu'on développe le truc en disant, ben euh... il est en exclusion interne enfin, faut qu'on travaille, non pas pour le comptage, mais moi mon souci d'chef d'établissement c'est la sécurité : c'est à dire que si j'ai une évacuation à faire, savoir que... ben en 114 y étaient 25 et que y sont descendus à 23, que j'puisse dire aux pompiers ben non : y en a un qui est pas avec son prof normal il était exclu 'fin, moi c'est, du point d'vue de la sécurité, j'voudrais que...les gens développent ce geste professionnel de... de, mettre un p'tit mot sur, 'fin à côté d'l'appel là.... Euh, hop appel présent, en 114 : 'fin juste ça, et ça permettrait aussi de voir quelle sont ces exclusions informelles, et de voir, combien elles sont utilisées, etc.… ça permettrait d'affiner les choses. Principale du collège n°1 Les responsables officieux du dispositif peuvent adhérer dans le discours cette demande : « oui moi sur le fond j'suis d'accord, parce que un élève qui est exclu régulièrement même entre nous ça devrait appeler à analyse de la situation etc.… » E22, mais dans les faits, le rapport de force subsiste et les enseignant·es ont bien conscience du risque de perdre la main et se retrouver dans la situation initiale qui a donné à la création du dispositif d’exclusion en contrebande : « mais après y faut voir dans quel état d'esprit c'est fait. Si c'est pour revenir sur une attitude non bienveillante envers le collègue à dire, tu exclus beaucoup etc.… en fait... voilà, ça change les choses quoi. » E22. Dans le collège n°1, dans un contexte de forte tension entre les différents groupes sociaux, les enseignant·es installé·es depuis de nombreuses années sont arrivés à mettre en place un système organisé pour maintenir la possibilité d’exclure les élèves de leurs classes sans subir le regard stigmatisant de la direction de l’établissement et sans risquer de se voir confisquer cette marge de manœuvre qu’ils jugent nécessaire à la réalisation de leur mission d’enseignement. Cette pratique, organisée autour de quelques figures emblématiques de l’établissement, permet de recruter régulièrement les débutant·es. Elle permet aussi de 190 mettre en place des pratiques plus éducatives d’accompagnement des élèves exclus. Cependant, elle participe au clivage de l’établissement, certain·es enseignant·es n’étant pas admis à y participer et les débutant·es n’adhèrent pas tous et toutes aussi facilement au dispositif. Alors que les CPE et la direction de l’établissement voudraient quantifier le phénomène, la pratique, acceptée tacitement, reste une pratique souterraine, masquée volontairement aux regards de la hiérarchie. Cette pratique de l’exclusion en contrebande dans le collège n°1 permet, dans un contexte clivé, de conserver une forme d’équilibre, chacun des groupes restant sur ses positions. Bien entendu, cet équilibre est instable et nous verrons plus loin comment dans des moments de forte tension dans le collège, l’exclusion ponctuelle de cours peut redevenir un enjeu fort au sein des luttes de pouvoir. C’est aussi une pratique paradoxale : elle permet la mise en œuvre d’un accompagnement éducatif mené par les professeurs principaux des classes, mais cette dimension éducative n’est rendue possible qu’en réaction à la volonté de la direction de restreindre le recours massif aux exclusions ponctuelles de cours vers les services de la vie scolaire. Nous avons vu qu’une vive opposition existait dans le collège n°1 entre un groupe important d’enseignant·es et les CPE, l’organisation de cet arrangement collectif n’existerait pas si « ceux de la vie scolaire » et « ceux de la salle des profs » s’entendaient pour travailler ensemble. L’opposition entre ces deux groupes sociaux a été ainsi à l’origine de la création d’une pratique originale et efficace. L’arrangement local observé dans le collège n°1 pour « s’en sortir » a toutes les caractéristiques d’une pratique déviante. Les membres sont désignés par des entrepreneur·es de morale (les CPE et la principale) comme déviant·es par rapport à la norme qui voudrait que l’on n’exclût pas d’élève. Etiqueté·es, les enseignant·es déviant·es vont chercher à invisibiliser leur pratique pour continuer à s’y adonner à l’abri du regard des entrepreneur·es de morale. Pour faire partie du groupe des enseignant·es qui excluent, il faut s’y affilier et les ancien·nes se chargent d’initier les nouveaux et les nouvelles à la sous-culture déviante du groupe. Les nouveaux et les nouvelles, d’abord méfiant·es, vont sauter sur l’occasion qui leur est présentée pour enfreindre une première fois la norme. Ils vont tirer des bénéfices de cette nouvelle pratique et ainsi entrer dans une carrière déviante en apprenant de leurs pairs les techniques de cette pratique déviante. Le collège n°1 offre ainsi à l’observateur une image contrastée. Il se présente d’abord comme un véritable laboratoire, à la pointe des expérimentations pédagogiques, mais aussi éducatives, exemple pour la recherche, pour les corps d’inspection et pour les jeunes enseignant·es. Les relations entre les élèves et les adultes y semblent très globalement apaisées : il n’est pas rare par exemple de voir des élèves se présenter spontanément en salle des profs pour chercher un·e enseignant·e et y être accueillis avec bienveillance par les personnels présents. Cependant, cette réalité cache de fortes tensions entre des groupes sociaux clivés en lutte pour conserver ou obtenir le pouvoir sur la politique de l’établissement. La pratique de l’exclusion de cours est un des éléments autour desquels s’articulent ces luttes, l’arrangement de l’exclusion en contrebande est un des avatars de ces luttes intestines. Nous allons maintenant étudier la déclinaison particulière de ce type de lutte entre les groupes 191 sociaux des établissements scolaires, dans le cadre plus précaire et dégradé du collège n°2, qui bien que localisé à 800 mètres du collège n°1 présente une atmosphère et un visage totalement différent. 3. Le collège n°2 : « les parias de l’éducation » Situé à l’ouest de l’arrondissement, le collège n°2, ouvert à la rentrée de l’année scolaire 1966, jouxte un périmètre urbain en cours de rénovation, quartier d’affaires qui regroupe un parc d’habitat neuf, des commerces, des business center, une école de management, pensé pour loger une population aisée, et reconfigure le front de mer, ancien port de marchandises et de construction navale, pour l’accueil des touristes et des croisiéristes. Coincé au fond d’une impasse, entouré de copropriétés privées fortement dégradées, il s’agit de l’établissement souffrant de l’image la plus négative dans notre échantillon, le principal du collège n°3 nous en dira par exemple : [collège n°2] après c'est l'apocalypse (…) y faut peut-être tout bousiller faire un truc neuf, un truc propre, un truc surveillé. Bon l'année dernière y s'faisaient tirer des flèches ! Là-bas y sont dans un quartier, c'est vraiment une autre problématique : sous l'autoroute euh... la grande barre de cité, une impasse... Principal du collège n°3. Les personnels de l’établissement et leurs élèves semblent avoir incorporé cette stigmatisation, comme nous le confirme E24 : Dans un établissement comme ça, y sont moyennement les bienvenus dans l’éducation… la première année où je suis arrivé, les élèves, j'ai chopé une discussion d’élèves dans ma classe où ils disaient : “non mais regarde y a des feuilles scotchées aux murs et tout... ‘fin, des trucs dégueulasses qui bavaient et tout... mais qu'est-ce que c'est ? on est les parias de l'éducation là ! “ E24, enseignant de mathématiques, 32 ans, débutant, 47 exclusions. Ainsi, le collège n°2 semble être parmi les plus stigmatisés sinon le plus stigmatisé de tous les collèges de la métropole, qui compte pourtant un nombre très important de réseaux d’éducation prioritaire renforcée (23 pour la ville, sur un total de 27 sur l’académie et 365 sur l’ensemble du territoire français). Il porte paradoxalement le nom d’un palais royal de l’Ancien Régime, ce qui donne l’occasion aux personnels de faire régulièrement des jeux de mots ironiques. Une rénovation de cet établissement est prévue depuis le début des années 2000, reportée chaque rentrée scolaire à la suivante, elle devait finalement commencer pendant la pause estivale en 2019, mais la présence d’amiante sur le site de reconstruction a jusqu’à ce jour stoppé les travaux au stade de la démolition, la cour ayant été réduite de moitié. Le futur site de reconstruction du collège est signalé sur les cartes des GPS comme « parking (stockage d’amiante) ». 192 a. Sous le feu des projecteurs Chaque année, le collège fait les gros titres de la presse régionale et nationale ce qui contribue à dégrader un peu plus son image et à creuser le conflit de plus en plus vif entre ses équipes enseignantes et son équipe de direction. En 2015, une plantation de cannabis est retrouvée dans les locaux du collège, cultivée par un agent : l’interpellation est relayée par la presse régionale et nationale. Le 28 novembre 2016 au matin, des flèches sont retrouvées près des bâtiments de la direction, une autre sur le terrain de sport, deux autres sur les toits du collège. Il s’agit de flèches de chasse, munies d’un embout en métal, conçues pour blesser ou tuer. Les flèches ont été retrouvées dans le collège alors que la ministre de l’Éducation Nationale était en visite officielle dans la ville de l’enquête. Les élèves et les personnels ont alors été confinés pendant deux heures, avant de quitter le collège en longeant les murs pour éviter d’éventuels tirs. Suite à ces événements, les équipes enseignantes ont exercé leur droit de retrait pour une durée de cinq jours face à ce qu’ils considéraient comme un danger imminent pour eux, pour elles et pour leurs élèves. Quelques jours plus tard, des balles de 22 long rifle sont retrouvées déposées devant le portail de l’établissement. Là aussi, l’incident est largement relayé dans les médias régionaux et nationaux, la presse écrite et télévisée, une grande radio nationale publique consacre une émission au collège intitulée « le collège n°2 dans l’impasse ». Le 5 décembre, à la suite du retentissement médiatique de l’affaire des flèches, le Directeur Académique des Services de l'Éducation Nationale (DASEN), reçoit les enseignant·es pendant près de trois heures. Douze enseignant·es, un parent d’élève, une commandante de police du commissariat du quartier, le préfet de police et deux représentant·es du conseil départemental sont présent·es. Les enseignant·es demandent la création de postes d’assistant·es d’éducation et d’un demi-poste de conseiller principal ou de conseillère principale d’éducation, la présence régulière des forces de police aux abords de l’établissement, des mesures disciplinaires plus sévères pour les élèves violents. Un premier « audit » de l’établissement est réalisé par une équipe d’IA-IPR (Inspecteurs Académiques Inspecteurs Pédagogique Régionaux). En 2017, un ancien principal du collège publie un pamphlet racontant ses années dans le collège n°2 pour dénoncer la montée de l’islam radical dans le quartier et dans le collège (Ravet, 2017). L’essai provoque une vive polémique autour de la question de la radicalisation religieuse, qui est très largement couverte et relayée par la presse, par les éditorialistes d’extrême droite et qui suscite des droits de réponse de la part de chercheure·s en sciences sociales (Lorcerie, 2017). En 2018, l’intrusion d’un parent d’élève qui agresse l’agent d’accueil, un tir au fusil à plomb sur des élèves et une professeure d’EPS aux abords de l’établissement, un conflit violent entre une élève et E31 provoquent le débrayage des enseignant·es qui bloquent l’accès au collège. Le Recteur de l’académie vient sur les lieux à deux reprises, il dira à la presse à propos du quartier et du collège : « c’est vivre au temps des Thénardiers que de vivre ici. L’éducation est une sorte d’îlot entouré de trafiquants, de prostituées, d’ordures, du bruit de l’autoroute ». Le collège est alors à nouveau l’objet d’un audit réalisé par une équipe d’IA-IPR. Enfin, au cours de l’année scolaire 20182019, les enseignant·es protestent contre le plan de rénovation du collège qui doit se dérouler lors de la rentrée scolaire 2019, les bâtiments devant être démolis et reconstruits tout en 193 gardant les élèves et leurs enseignant·es sur le site. Le mouvement des personnels est d’autant plus vif que de l’amiante a été trouvé dans les locaux à détruire. Le collège est bloqué trois semaines de suite par les enseignant·es puis par un groupe de parents d’élèves entre les vacances de février et celles d’avril. Le conflit s’achève quand le Préfet décide de faire intervenir la police pour permettre aux élèves d’entrer dans leur collège et de reprendre leurs cours, sous les sifflets et les huées des quelques-uns des parents qui bloquaient l’entrée. Ces événements, blocages, droits de retraits exercés par les personnels, sont récurrents dans la vie de l’établissement. Ils illustrent une relation extrêmement conflictuelle entre l’équipe enseignante, l’équipe de vie scolaire et l’équipe de direction. b. A l’ombre de l’autoroute Figure 18 : croquis du collège n°2 vu depuis la passerelle de l’autoroute (Les bâtiments du collège apparaissent en rouge sur le croquis) Depuis la gare, il faut, pour rejoindre le collège n°2, longer vers le nord-ouest, les locaux de l’université des sciences. On croise sur le trajet des étudiant·es bien sûr, mais aussi des chercheurs étrangers, en costume-cravate, qui rejoignent l’université depuis la gare, discutant en anglais. En tournant à droite, on rejoint la passerelle de l’autoroute. Le contraste est saisissant. Sous cette passerelle qui traverse la ville, des parkings ouverts ont été aménagés, ainsi qu’un « city stade » : un terrain de basket et un terrain de football à destination des jeunes du quartier. On entre dans le quartier en s’engageant sous l’autoroute. Ce passage marque une rupture dans le paysage urbain. L’autoroute aérienne coupe l’arrondissement en deux parties. Les habitants vivent dans le bruit continu du flux automobile et l’ombre projetée 194 des larges voies de béton. Une ligne de lumière passe entre les deux voies de l’autoroute : les jours de pluie, l’eau s’y infiltre et y dégouline. Sous l’autoroute, une ancienne déchetterie accueille aujourd’hui encore, trois années après sa fermeture, des dépôts sauvages de détritus. Un homme s’est installé là, derrière des grilles et des bâches, il récupère des meubles fatigués, de vieilles poussettes, des bouteilles de gaz vides et les entasse dans ce qui est devenu une petite cour sous l’autoroute. En continuant, on accède sur la droite à l’impasse au fond de laquelle est implantée le collège n°2. A l’angle, un vieux mur en parpaing parcouru de fissures, surmonté de fils de fer barbelés auxquels s’accrochent des bâches déchiquetées. Ces lambeaux de plastique, fouettés par le vent, claquent contre les murs de béton. En remontant la rue vers le collège, on trouve sur la gauche un bloc de cinq immeubles de cinq étages chacun. De longues fissures parcourent les façades. Des morceaux de béton s’en détachent et tombent sur le trottoir menaçant les passants. Sous le béton des balcons qui s’effrite, apparaissent des fers rouillés. Le linge suspendu aux fenêtres, sous les balcons, se balance au-dessus des trottoirs. La porte d’entrée d’un de ces d’immeubles est ouverte en permanence. Une feuille A4 fixée à droite de l’entrée au scotch d’emballage signale le danger, l’immeuble a été frappé de péril mais continue d’être habité. L’éclairage de la cage d’escalier ne fonctionne plus. Les murs du hall d’entrée sans lumière s’effritent, envahis de salpêtre et de tâches d’humidité, recouverts d’inscriptions peintes à la bombe. Sur les boîtes aux lettres métalliques rouillées sont inscrits les noms des habitants au marqueur. On aperçoit au fond du hall de cet immeuble insalubre, dans ce qui fut une cour intérieure, une autre décharge à ciel ouvert. Le sol est recouvert de sacs poubelle éventrés, de vieilles mousses de matelas, de sommiers, de chaises brisées. Les rats courent à travers cet amas de déchets, sous les fenêtres des locataires du rez-de-chaussée. Les jours de forte chaleur, l’odeur âcre qui se dégage de la cour est suffocante. Les vitres cassées des fenêtres donnant sur cet amoncellement sont obstruées par des cartons et des plaques de plastique, en particulier pour empêcher les rats d’entrer dans les appartements. Dans la cage d’escalier, les plafonds, soutenus par des étais en métal, menacent de s’effondrer. Ces appartements loués par des marchands de sommeil, insalubres, souvent sans chauffage, parfois sans électricité, gagnés par les infiltrations et les moisissures, accueillent certains des élèves du collège. De l’autre côté de la rue, en face de cette barre d’immeubles, derrière un long mur de parpaing, lui aussi recouvert d’ordures ménagères, un grand parking à ciel ouvert a été provisoirement aménagé. C’est là que se garent les personnels du collège le matin. Le parking est lui aussi envahi de détritus, de vieux matelas éventrés, de poucettes cassées, de meubles rouillés et de fauteuils de bureau. Les murs de parpaing sont recouverts de larges graffitis aux couleurs défraichies. Sur la droite, une route qui rejoint l’espace sous l’autoroute a été condamnée par des plots de béton, elle est devenue le théâtre des spots de deal. En continuant dans l’impasse, on longe de grands panneaux de tôle ondulée verts recouverts de tags et d’affiches à demi arrachées, surmontées de hauts grillages. Ce sont les clôtures du collège. 195 Au fond de l’impasse, se trouve l’entrée proprement dite. Un portail métallique s’ouvre sur une grande allée qui permet d’accéder à la cour de récréation. Au-dessus de ce portail et des murs qui l’entourent, des grilles incurvées à 30° vers la rue, afin d’éviter les intrusions. L’allée qui permet aux élèves d’entrer dans la cour est surmontée par de six grandes poutres de béton horizontales dont la peinture s’écaille, mais en bon état. Des barrières Vauban, des palettes de bois, un chariot et une vieille chaise sont entreposés à gauche du portail. On entre dans le local d’accueil en poussant une porte de métal. Le local sans fenêtre sur l’extérieur est sombre et exigu, le personnel de loge se trouve assis là, avec sur les genoux un vieux chat atteint de pelade, recueilli dans l’impasse. On signe de son nom sur un registre pour signaler sa présence, l’heure de son arrivée et de son départ. Le local d’accueil donne directement sur le couloir qui traverse les bureaux de la vie scolaire de l’établissement. Le schéma n°15 permet de mieux situer la configuration des différents locaux du collège n°2. Figure 19 : schématisation de la répartition des locaux du collège n°2 A l’entrée des locaux de la vie scolaire, sur la gauche, se trouve un petit patio aménagé pour fumer. Des pots de fleurs ont été posés sur les trous des tunnels laissés par les rats pour les empêcher de passer. La vie scolaire regroupe les bureaux des deux CPE, petites salles exiguës mais bien aménagées et repeintes, l’espace des AED, qui est à la fois leur bureau et le lieu de circulation et d’accueil des élèves et des familles, la salle de « réflexion », salle sans fenêtre donnant sur l’espace des AED, destinée à accueillir les élèves exclus. Cet espace ouvert 196 donne directement sur la cour de récréation. Les locaux de la vie scolaire du collège n°2 schématisés ci-dessous se présentent sous la forme d’un long couloir, traversé par les personnels, par les parents d’élèves et par les élèves, à la fois lieu de circulation et de travail des personnels. Figure 20 : Configuration des locaux de la vie scolaire du collège n°2 L’entrée de la salle des professeurs se situe, par rapport aux locaux de la vie scolaire, à l’opposé de la cour de récréation des élèves. La configuration de l’établissement, comme celle du collège n°1, participe à l’éloignement des pôles « vie scolaire » et « salle des professeurs ». Cette disposition géographique induit une distance physique qui accentue l’éloignement des groupes sociaux et de leurs pratiques « ne serais-je que par-là, géographiquement comme c'est fait, on on est loin de la salle des profs par exemple... » CPE55. La salle des professeurs, comme l’ensemble de l’établissement, est en mauvais état. Un aménagement bricolé permet malgré tout d’y apporter une ambiance chaleureuse. Au plafond, une guirlande de fanions multicolores traverse la salle d’un bout à l’autre. Autour du réfrigérateur et de la machine à café, un coin salon permet aux enseignant·es de déjeuner et de prendre l’apéro. Sur le mur du fond, séparant la salle des professeurs du CDI, sur des panneaux de lièges, sont affichées des informations administratives, des tracts syndicaux, une revue de presse rappelant l’histoire des luttes médiatisées du collège, mais aussi des fairepart de naissance, des photographies des fêtes organisées par l’amicale où l’on voit les enseignant·es dansant dans la salle des professeurs. Au-dessus de ces images une phrase illustre avec ironie l’état d’esprit festif et solidaire des enseignant·es, « ici c’est [nom du collège n°2], c’est la vie de palace ! ». Dans le patio, le mobilier de jardin permet aux enseignant·es de 197 se retrouver en extérieur pendant les récréations, de grandes boîtes de conserves métalliques accueillant des montagnes de mégots qui s’y accumulent. Figure 21 : configuration de la salle des professeurs du collège n°2 Les locaux de l’établissement, en attente de rénovation, sont en mauvais état : les murs se fissurent, les peintures s’écaillent, sur les plafonds de certaines salles de classe, de grandes tâches sombres témoignent d’anciens dégâts des eaux. Six salles de classe ont été aménagées dans la cour dans des algecos. Il y fait froid l’hiver et très chaud quand arrive le printemps. Ces préfabriqués donnent directement sur les voies de l’autoroute qui ne se trouve qu’à une trentaine de mètres des salles de classe. Les élèves et leurs enseignant·es étudient ainsi avec en fond le bruit du va-et-vient de cette autoroute très empruntée. Encadré n°2 : caractéristiques des élèves et des personnels du collège n°2 Le collège n°2 accueille 518 élèves, dont 86 % de boursiers et 50 % ayant le taux de bourse le plus fort (taux 3). Cette répartition relative des taux de bourse est équivalente à celle du collège n°1 et là aussi très nettement supérieure aux taux de boursiers nationaux, académiques ou à ceux de l’éducation prioritaire renforcée en général. Comme pour le collège n°1, si l’on entre dans le détail des dossiers des élèves non-boursiers, il s’agit pour la plupart d’élèves qui pour diverses raisons n’ont pas pu effectuer les démarches à temps ou dont la situation irrégulière sur le territoire français ne leur permet pas de demander de bourse. Les élèves du collège sont issus de catégories sociales défavorisées pour 80.4 % contre 37 % au niveau académique et 39% au niveau national dans l’ensemble des collèges, 66 % dans les collèges REP+ de l’académie et 65% dans les collèges REP+ français. La totalité des élèves est issue de l’immigration récente ou plus ancienne, la principale évoquant comme un cas exceptionnel, lors de notre première rencontre, la scolarisation l’année précédente d’un « blanc » dans le collège, qui a depuis changé d’établissement, ses camarades l’appelait « François le français ». Les chiffres du retard scolaire à l’entrée en sixième sont équivalents à ceux du collège n°1 (24%) supérieurs à la moyenne académique (19 % pour les collèges REP+) 198 ou nationale (17 % pour les collèges REP+). A l’issue de la troisième, les élèves sont orientés en lycée professionnel, 37 % en seconde professionnelle (contre 43 % en moyenne au niveau académique 37 % au niveau national) 4 % en CAP (contre 6% au niveau académique et 3 % au niveau national) mais avec un taux plus important de passage en seconde générale et technologique 48 % (49 % au niveau académique et national). A l’issue de leur seconde professionnelle, 75 % des élèves accèdent à la première professionnelle (contre 81 % au niveau académique et national) 7 % redoublent, 13% sont réorientés en CAP et 10 % sont dans une « autre situation » (ce qui recoupe en grande partie les élèves « décrocheurs » à l’issue de la seconde professionnelle). Pour les élèves passés en seconde générale et technologique, on note 10,7 % de redoublement (contre 10 % au niveau académique et 6% au niveau national), 5,5 % de réorientation vers la voie professionnelle (contre 3% au niveau académique et national) et 5,5 % d’autres situations (contre 3% au niveau académique et national). Enfin, le taux d’accès de la 6ème vers la 3ème est de 72, ce qui constitue une valeur ajoutée négative par rapport à l’académie (-1). Relativement à l’académie mais aussi au collège n°1, le collège n°2 perd donc plus d’élèves entre la 6ème et la 3ème. De la même manière, 6,3 % des élèves ne sont pas dans une situation de scolarisation à l’issue de la 3ème. Dans le collège n°2, les élèves décrochent plus entre la 6ème et la 3ème et à l’issue de la 3ème que dans le collège n°1. On le voit donc, comme dans le collège n°1, les élèves de l’établissement sont massivement des élèves en grande difficulté scolaire et sociale, plus que dans la plupart des collèges de REP+. Le destin de ces élèves est, plus que dans les collèges ordinaires, une orientation vers l’enseignement professionnel. Les élèves du collège n°2 sont plus exposés au décrochage que ceux de collèges ordinaires et sans doute plus que dans le collège n°1. Une des caractéristiques de cet établissement est d’accueillir une part très importante d’enseignant·es débutant·es. De fait, de nombreux enseignant·es demandent chaque année leur mutation (23%, contre 17.7 % pour l’académie et 16.7 % au niveau national sur le même type d’établissement) et les jeunes enseignant·es sont surreprésenté·es (45 % des enseignant·es ont moins de 2 années d’ancienneté dans le poste et l’ancienneté moyenne des enseignant·es titulaires dans le collège est de 3 ans). La singularité de la constitution du groupe des personnels doit être mise en corrélation avec la très forte stigmatisation de l’établissement. Contrairement à ce qu’a pu m’affirmer une des rares « anciennes » de l’établissement (« y a peu de mutation pour fuir cet établissement. Hein, même si c'est pas facile, y a une tellement bonne ambiance, quand même t'as pu p't'être t'en rendre compte... » E38), les enseignant·es du collège n°2 cherchent plus que d’autres à fuir leur établissement. Mes observations dans l’espace fumeur de la salle des professeurs au moment de la formulation des vœux de mutation, le 4 mars 2019, confirment par ailleurs ces chiffres, les néo-titulaires de l’établissement (E33, E34, E36 et E37) discutaient tous et toutes des stratégies possibles à mettre en œuvre pour quitter au plus vite le collège. L’établissement regroupe 54 enseignant·es, 18 AED (ce qui correspond à 13.5 équivalent plein temps une partie des AED étant à temps partiel) et 2 CPE (CPE55 et CPE56). Il s’agit de 199 fait d’un établissement très bien doté en termes d’encadrement et de personnels de surveillance. c. Une institution sous tension Confrontés à un environnement social exceptionnellement dégradé, les enseignant·es du collège n°2 entretiennent une relation de conflit ouvert avec la direction de l’établissement soupçonnée de laxisme dans le traitement des incidents. Dans cette lutte quotidienne, l’exercice du droit de retrait est un levier exploité régulièrement : « dans ce type d'établissement, un débrayage comme ça, j'vais pas dire que c'est monnaie courante, mais ça arrive très régulièrement » E25. Ces arrêts de travail réguliers se présentent comme de véritables bras de fer opposant dans des luttes de pouvoir les différents groupes sociaux de l’établissement. Le collège est ainsi traversé par des événements plus ou moins graves qui deviennent très vite le sujet de tous les échanges dans la salle des professeurs d’une part et dans les bureaux de la vie scolaire d’autre part. Ainsi, le 3 octobre 2017, alors que j’entame mes observations, le collège est en émoi : un enseignant a été l’objet de menaces de la part d’un élève. Les discussions tournent toutes autour de cet acte de violence et de l’absence de réaction appropriée de l’équipe de direction qui minimise l’incident. La CPE55 est d’ailleurs la première à me rapporter, lors d’un échange informel, cet incident qu’elle traite avec ironie : « c’est un jeune prof, il surréagit… t’imagines ici si on devait tout prendre comme ça au pied de la lettre, on appelle la police tous les jours » CPE55. L’enseignant victime de ces menaces décrit de son point de vue le déroulement de cette altercation quelques semaines plus tard : Comme je suis prof de physique-chimie, c'est un élève en quatrième... qui en croisant l'autre prof de physique-chimie, euh... lui a dit : “alors le nouveau prof s'il continue je vais lui balancer des produits chimiques dans la figure“. Tout part en fait d'une fiche de présentation en début d'année où le l'élève concerné ... parce que j'ai mis moi : que représente la physique-chimie pour vous... il met : “c'est une matière comme une autre“, bon encore ça va ça... “ça rend fou, wAllah“... donc il écrit comme ça. Après je lui dis si vous avez des remarques concernant la matière et tout ça... il met : “j'ai remarqué le coran“. Donc euh… heureusement j'ai lu ce qu'ils ont mis quoi ! et je lui ai parlé de là : “tu sais que ça se fait pas...oui je sais monsieur“ voilà je vais montrer ça à la vie scolaire du coup j'ai parlé à la vie scolaire et du coup la direction était au courant. E37, enseignant de sciences physiques, 32 ans, débutant, 19 exclusions.. A l’origine de l’incident, il y a donc ce que l’enseignant considère comme une atteinte au principe de laïcité. Il juge que les réponses apportées à ce questionnaire de début d’année sont graves et se félicite : « heureusement j’ai lu ce qu’ils ont mis quoi ! », l’évocation du coran dans un écrit produit dans le collège étant perçu comme un fait suffisamment grave pour être signalé à la vie scolaire et à la direction de l’établissement. L’information faite à sans doute 200 posé par la suite des difficultés à l’élève qui a dû être convoqué par la CPE ou la principale. C’est après subi ces rappels à l’ordre qu’il en est venu à proférer des menaces. Cet échange qui pourrait sembler anodin, qui pourrait faire l’objet pour cet élève de cinquième d’un simple recadrage en tête à tête inquiète réellement l’enseignant : « pour être honnête j'ai… j'étais pas serein... surtout pour aller prendre le métro, surtout je l'ai croisé une fois dans la rue » E37. A l’extérieur de l’enceinte protégée du collège, les élèves peuvent devenir des menaces, l’affaire étant traduite en termes de délinquance juvénile de rue. S’enclenche alors un conflit entre la direction, en la personne du principal adjoint, et l’enseignant : « quand j'ai vu le principal adjoint : “oui c'est infondé machin“... là j'ai pété un cadre... je lui ai dit “non non là je vous parle sérieusement je me sens pas en sécurité et il faut faire quelque chose“. » E37. Nous retrouvons ainsi une situation qui sera récurrente au cours de nos observations : des enseignant·es qui se sentent menacé·es par des élèves, avec un lien avec la rue et le quartier perçu comme des espaces potentiellement dangereux, et une demande forte adressée à la direction pour qu’elle prenne des mesures fortes et en particulier qu’elle fasse intervenir la police. D’autre part, du côté de la direction et de la vie scolaire, les faits sont relativisés, minorés, et la réaction des enseignant·es considérée comme une dramatisation disproportionnée d’incidents banals de la vie d’un collège. La principale et la CPE sont d’ailleurs réticentes à faire appel à la police, la CPE55 me faisant remarquer, lors d’un entretien informel : « tu fais venir la police dans l’impasse, tu mets le feu au quartier ! ». L’incident est ainsi porté à la connaissance collective de l’établissement qui s’en empare, il devient un objet de crispation. Il est traduit dans le discours commun comme un fait grave : « quand y s'passe des trucs plus graves que j'vois des collègues voilà qui ont été menacées à l'extérieur ou quoi, 'ffuuu... Là on passe dans un autre registre. » E25. Cet « autre registre » étant celui de la délinquance et donc de l’appel aux forces de police pour sécuriser un établissement pris dans un environnement anxiogène, la demande de punitions plus sévères pour répondre à la remise en cause de l’autorité des adultes et à leur mise en danger. En se multipliant, ces incidents crispent les relations quotidiennes des groupes sociaux qui constituent le collège et provoquent des conflits sociaux qui peuvent prendre une ampleur considérable. On retrouve ici une forte demande de la part de ces enseignant·es pour que la direction de l’établissement muscle son rapport aux élèves et au quartier en faisant appel aux forces de police afin de rétablir l’autorité de l’état dans ces quartiers livrés aux trafiquants. Mais ce conflit va au-delà d’un simple conflit hiérarchique comme l’illustre cet autre incident. Le 31 janvier 2018, j’arrive à 7h55 au collège n°2. Je croise devant le collège E24 qui m’explique « on va surement s’arrêter de travailler aujourd’hui ». Cette fois-ci, l’incident concerne un élève qui a été exclu définitivement du collège pour des faits de violence et qui y revient le soir pour jouer au football. En effet, pour pallier à l’absence de structure sportive dans le quartier, les terrains de sport du collège sont ouverts aux associations en dehors des heures d’enseignement. Une enseignante (E35) qui a interpellé l’élève dans la rue du collège en lui disant qu’il ne devait plus être là, s’est faite, selon E24, agresser par son ancien élève. Comme chaque fois qu’intervient un incident de ce type, l’histoire est évoquée dans la salle 201 des profs et dans les bureaux de la vie scolaire, avec des points de vue très différents qui expriment les tensions entre ces différents groupes sociaux. Dans les interactions observées, on note que les positionnements différenciés vis-à-vis des élèves correspondent à des différences sociales et culturelles entre les groupes sociaux constitutifs du collège : les assistants d’éducation en particulier, plus proches socialement des élèves, adoptent une attitude compréhensive et prennent le parti des élèves, alors que les enseignant·es issu·es des classes sociales moyennes et supérieures jugent sévèrement des comportements rapportés à la « culture des quartiers ». A 10h00, en salle des professeurs, il règne une atmosphère de révolte. Les propos scandalisés par rapport au manque de réaction de la direction fusent. Les enseignant·es voudraient que la police intervienne dans l’impasse pour restaurer l’autorité de la république. Les enseignant·es se plaignent aussi de la vie scolaire qui prend selon eux le parti des élèves. « y m’ont dit que [prénom de l’élève] il est gentil… tu te fais agresser et t’a la vie scolaire qui est du côté des élèves ! y sont pas solidaires ! ». E35 s’emporte : « c’est grave, je travaille ici depuis cinq ans et j’ai jamais eu peur de venir travailler ! Ils vont pas faire régner leur loi dans le collège ! », mais elle plaisante aussi en y trouvant un avantage puisque son compagnon a dû la déposer en voiture ce matin. Dans ces échanges apparait clairement une distinction entre un « eux » et un « nous », les AED occupant une place intermédiaire. Le collège est pensé comme assiégé par un quartier dangereux, par les trafics et la délinquance. Effectivement, dans le bureau de la vie scolaire, les AED présentent une version bien différente de l’incident. « Le prof il a un peu provoqué aussi… il lui parle comme s’il était au collège, alors que là, il est sur son territoire, l’élève il a plus à lui parler comme à un prof ». « A c’kip il l’agressé ! Mais elle m’a fait serrer Madame [nom de E35] ! D’où il l’a agressée ? Il mesure 1m20 ! Moi je l’ai vu dans la rue […] je lui ai dit bonjour il m’a répondu tout gentiment… bientôt on dirait bientôt c’est un délinquant avec une kalash, il est tout petit tout mignon, tu le pousses avec le doigt y tombe… » AED63. Les AED se moquent gentiment d’une autre AED, (AED65) : « mais aussi [prénom AED65] t’es pas concernée [rires]… » lui répètent-ils. Une enseignante lui aurait reproché son attitude alors qu’elle consultait son téléphone portable pendant qu’on lui rapportait l’incident. « Moi j’étais pas d’accord avec elle : il vaut mieux qu’il soit au foot deux heures le soir qu’à trainer dans la rue… ce qu’elle a pas supporté c’est qu’on soit pas d’accord avec elle » (…) « y veulent qu’on soit solidaires avec eux, mais on a le droit de pas être d’accord avec eux quand même ! » AED65. Et AED63 d’ajouter : « ouais, eux y sont solidaires quand ça les arrange ! ». On voit que la distinction sociale entre les enseignant·es et les AED occupe une place importante dans ces conflits. Les expressions utilisées par les assistants d’éducation sont marquées socialement, elles appartiennent au langage des « quartiers » (« à c’kip » « y m’ont fait serrer » « kalash » etc…) que n’utilisent jamais les enseignant·es, ou alors à ces fins ironiques, pour « moquer » les élèves et leurs expressions stéréotypées. Ce parlé local est en revanche utilisé communément par la plupart des AED. On peut noter d’autre part qu’il s’agit, pour une part très importante, de personnes « racisées » qui ont-elles-même grandi dans des quartiers populaires du même type que ceux de l’enquête 202 (AED63 nous dira : « à la base moi aussi j'ai grandi dans un quartier donc euh… j'sais comment c'est... »). Ce conflit entre les enseignant·es et les AED remonte en fait à un autre incident qui s’est déroulé quelques semaines auparavant. Le vendredi 15 décembre 2017, une dispute a éclaté entre une maman d’élève et le personnel d’accueil. Suite à ce qui est vécu comme une agression, l’ensemble des personnels a exercé son droit de retrait et a décidé, à 10h00 le jourmême, de rester en salle des profs sans prendre en charge leurs élèves, sans avertir la direction de l’établissement ni les personnels de vie scolaire. Les AED et les CPE se sont retrouvé·es seul·es dans la cour de récréation confronté·es aux 550 élèves de l’établissement qu’il a fallu contenir. Suite à cet incident, les personnels de vie scolaire se sont sentis abandonnés. L’enseignante E25 nous expose son point de vue en entretien sur cet incident. j'vais t'reprendre l'exemple de c'qui s'est passé euh, vendredi avec euh, la… l'agression de... 'fin le... c'qui s'est passé avec Brigitte etc... t'a été au courant, je pense... voilà... j'ai discuté avec pas mal d'AED en leur disant, “fin voilà, c'est important, faut qu'y ait d'la solidarité, j'comprends que vous ayez été... euh, l'imp... que vous ayez eu l'impression qu'on vous ait abandonné dans la cour avec les cinq cent gamins, ça a dû être très dur pour vous, (…) j'leur ai dit : “faut y être préparé parce que... voilà, y faut être solidaires, parce que ça si c'était arrivé à n'importe lequel d'entre vous, on aurait fait la même chose, et et voilà, même si moi ça m'a pas concerné directement, et donc du coup, j'discutais avec les AED en leur disant, bon, ils ont compris ça, on a parlé ils m'ont dit : “oui, voilà on a aussi l'impression que, nous toute la journée on s'fait chahuter, bousculer, on s’fait insulter, dans l'dos, on s'fait, voilà, et puis y s'passe rien et puis vous les profs, euh, dès qui s'passe un truc ou qu'y en a un qui s'fait insulter, y faut tout arrêter etc.“... E25, enseignante d’anglais, 34 ans, confirmée, 1 exclusion. Les AED considèrent ainsi que la solidarité des enseignant·es se distribue de façon inégale en fonction du statut des personnels soumis aux incidents du quotidien et se sentent considérés par les enseignant·es comme des personnels de seconde zone. Ils doivent prendre en charge le « sale boulot », acceptant des interactions au cours desquelles ils subissent continuellement des insultes et des microviolences, alors que le moindre incident à l’égard d’un·e enseignant·e ou ici d’un personnel de loge fait l’objet de réactions disproportionnées dont ils sont à nouveau les victimes collatérales. Les enseignant·es ont bien conscience du statut précaire des assistants d’éducation. De ce fait, lorsqu’ils évoquent les conflits avec la direction et la vie scolaire, ils cherchent dans le discours à mettre à part ces personnels pour ne pas les assimiler à la direction de l’établissement ou aux CPE. Dans la situation décrite, E25 est mal à l’aise parce que le groupe des enseignant·es s’est effectivement déchargé du « sale boulot » sur les personnels les plus bas dans la hiérarchie de l’établissement mettant ainsi en œuvre un principe de solidarité qui exclut les AED. Les personnels de vie scolaire ont ainsi l’impression d’être abandonnés par le groupe des enseignant·es qui, à la moindre occasion, les confrontent à des situations ingérables sans prendre en compte leur point de vue. La CPE55 203 m’a ainsi fait part de l’incident lors d’un échange informel dans l’espace fumeur de la vie scolaire (observation du 19 décembre 2017) : Vendredi j’suis allée gueuler en salle des profs : y s’rendent pas compte c’que ça veut dire de gérer 500 gamins surexcités abandonnés dans la cour. Après y parlent de solidarité, mais au moindre truc y s’arrêtent et nous on doit assurer derrière ! Y en a pas un qu’y est v’nu nous donner un coup d’main ! CPE55, 26 ans, débutante, femme. Les relations dans le collège n°2, en particulier entre la vie scolaire, la direction et les enseignant·es se développent sur le registre d’un conflit parfois violent où les logiques de prise en charge des élèves s’opposent. Cette forte opposition a été au cœur de mes stratégies d’immersion dans l’établissement, puisqu’il m’a fallu me faire accepter par chacun des groupes sociaux sans que la familiarité que je pouvais entretenir avec les uns et les autres ne m’interdisse l’accès à l’un des champs d’observation dans le collège. d. S’immiscer dans un univers social précaire Je me suis introduit dans le collège n°2 par deux voies différentes. Je suis d’abord entré en contact avec la CPE55, qui venait de prendre son poste à la rentrée 2017, de retour de l’académie de Dijon où elle avait passé sa première année de CPE titulaire (2016-2017). CPE55 était mon étudiante au cours des années 2014-2015 et 2015-2016. C’est par elle que j’ai pu entrer en contact avec la principale du collège n°2 qui, comme celle du collège n°1, m’a accueilli spontanément et m’a permis de passer tout le temps nécessaire dans le collège sans le moindre contrôle ni la moindre contrainte. La CPE55 a donc été une « informatrice » précieuse dans l’établissement, me donnant accès à toutes les données enregistrées dans le logiciel vie scolaire qui recense les punitions prononcées, dont les exclusions de cours, mais aussi un accès total aux espaces de vie scolaire et à son bureau lors des entretiens qu’elle menait avec les élèves exclus. Nous nous sommes régulièrement retrouvés dans la petite cour de la vie scolaire, dans laquelle je garais mon vélo, comme certains enseignant·es de l’établissement, autour d’un café et d’une cigarette, ce qui me permettait de recueillir « l’ambiance » de l’établissement et de me tenir informé des événements et incidents qui ont émaillé l’année scolaire. Dès qu’elle en a eu l’occasion, la CPE55 m’a emmené visiter les halls d’immeuble des copropriétés voisines du collège. Le 8 février, les habitants d’une des copropriétés de l’impasse appellent la CPE55 pour lui signaler que des élèves s’amusent sur le toit dont les corniches menacent de s’effondrer. La CPE55 m’amène alors dans les escaliers d’un des immeubles décrits plus haut. Elle me montre ainsi que, contrairement aux enseignant·es, elle n’éprouve aucune crainte à se déplacer dans les immeubles les plus insalubres du quartier comme lors de l’accueil des élèves le matin au portail, elle n’hésite pas à s’aventurer dans les rues adjacentes pour aller chercher les retardataires, les interpeller et les presser de se rendre en cours. Cette visite correspond à une sorte de rituel initiatique puisque, à l’occasion de l’audit réalisé au cours de l’année 2016-2017, les deux CPE qui ont depuis quitté 204 l’établissement avaient eux aussi invité les inspecteurs à prendre conscience de l’état de délabrement des immeubles environnants, leur faisant visiter les cours remplies de détritus et parcourues par les rats, les balcons menaçant de s’effondrer. A la suite de cette visite, l’un des IA-IPR « établissement et vie scolaire », qui a mené un de ces audits me dira dans un échange informel : « ils ont bien joué leur coup [les CPE] ils nous ont fait visiter les immeubles voisins… tu as une décharge dans un immeuble, avec des rats partout… ». Il me dira aussi ne jamais être rentré dans un collège aussi pauvre : « quand tu es là, tout transpire la misère… j’ai jamais ressenti une telle pauvreté chez les élèves d’un collège : l’ambiance générale, les vêtements, l’hygiène… ». La visite de cet immeuble constitue une forme de démonstration de la précarité sociale dans laquelle vivent les élèves, mais aussi, le moyen de m’intégrer un peu plus à la vie de l’établissement. Cette mise en avant de la très grande pauvreté des élèves du collège guide l’action de la CPE55 : dès nos premiers échanges, elle insiste ainsi sur les conditions de vie exceptionnellement dégradées qui s’opposent à mener une scolarité sereine. Un gros problème qu’on a ici, c’est les retards… les parents travaillent pas, les enfants se réveillent seuls le matin, il n’y a plus de notion du temps… ils arrivent au collège sans avoir déjeuné, sans s’être lavés… le seul repas correct qu’ils prennent c’est à la cantine… ils ont pas de pièce pour faire leurs devoirs… CPE55, 26 ans, débutante, femme. Ce positionnement empathique par rapport à la pauvreté des élèves se retrouve de manière récurrente dans les éléments factuels de description qu’elle peut faire de la vie des élèves, que ce soit en entretien ou au cours des échanges informels. Cette description détaillée de la vie des élèves s’oppose à l’absence presque totale de références aux conditions de vie des élèves dans le discours des enseignant·es : si quelques-uns évoquent les conditions de vie difficiles, cette évocation reste très générale et très rare dans les entretiens. Par la suite, cette familiarité avec la CPE55 m’a permis de revenir régulièrement dans l’établissement alors que ma période d’observation était achevée et de prendre ainsi des nouvelles des élèves que j’avais pu y observer (jusqu’à la fin de l’année 2019). J’ai été d’autre part « accueilli » en salle des professeurs par un enseignant de mathématiques (E24) qui avait été assistant d’éducation dans le lycée professionnel dont j’étais le CPE. Nous avions joué de la musique ensemble à cette époque, et conservé des liens. Il m’a donc présenté à l’ensemble de ses collègues. Bien que présent dans l’établissement depuis peu d’années, E24 est un acteur central de la vie de la salle des professeurs : il est représentant des enseignant·es au conseil d’administration et au conseil de discipline, son action dans l’amicale des enseignant·es et dans l’organisation des différents moments festifs, est reconnue par l’ensemble de ses collègues. Les enseignant·es du collège n°2 se plaignent très régulièrement de l’état d’abandon de l’établissement, de la rénovation sans cesse retardée, du quartier dégradé, de la proximité de l’autoroute. Pour contrebalancer ce cadre d’exercice pénible, ils revendiquent une très forte 205 convivialité au cœur de la salle des profs. Se déroulent ainsi régulièrement des apéritifs spontanés ou organisés, sur le temps de la pause méridienne ou au cours de soirées de l’amicale des personnels. C’est par l’entremise de E24, que j’ai pu participer à ces moments conviviaux et ainsi, entrer un peu plus dans le quotidien du collège. Il pouvait s’agir de « buffets » sur le principe de l’auberge espagnole, où chacun apportait à boire et à manger, de repas improvisés à la suite de l’observation d’un cours, autour de nos sandwiches et d’une bouteille de rosé tirée du réfrigérateur de la salle des profs, d’un plat rapporté du snack familial à proximité du collège, d’un goûter de noël. A ces occasions, la salle des profs se ferme strictement aux élèves. Lorsque certains d’entre eux se permettent de venir frapper à la porte pour demander un renseignement ou pour rencontrer un·e enseignant·e, ils sont repris vertement et rappelés à l’interdiction d’entrer dans la salle des professeurs (E29 par exemple, au cours de l’observation du 9 janvier 2018 en salle des professeurs lors de la pause méridienne crie violemment aux élèves de « se casser » et de « dégager »). Cet espace constitue ainsi pour les enseignant·es une sorte d’oasis, au sein du collège, qu’ils se doivent de préserver de toute intrusion. Les personnels y ont aménagé une enclave sanctuarisée, où n’entrent jamais les élèves, rarement les CPE ou les AED. De ce point de vue, E24 a été clairement un facilitateur dans mon entrée en salle des professeurs, en très fort conflit avec la vie scolaire et l’équipe de direction. L’enseignante E29 me dira ainsi lorsque je la remerciais de m’accorder un entretien : « au début je voulais pas, comme tu étais de l’ESPE… mais c’est [prénom E24] qui m’a dit de le faire que t’étais cool… ». Sans que cela soit évoqué de manière aussi explicite par les autres enseignant·es enquêté·es, il est certain que bon nombre d’entre eux ont accepté d’être interrogés parce que j’étais considéré comme un ami d’E24. D’autre part, E24 a vécu avec moi, dans le lycée professionnel où nous exercions ensemble, des anecdotes « extraordinaires » avec des élèves qui sont devenus des récits mythiques dans la salle des professeurs du collège n°2. « Quand je suis arrivé ici, je leur ai raconté les histoires de [nom du lycée professionnel], ça les a calmés direct… ». A l’occasion des apéritifs dans la salle des profs, nous avons évoqué comme des conteurs certaines de ces histoires d’anciens combattants. Ces anecdotes exceptionnelles, fortement dramatisées et enjolivées parce que répétées en boucle depuis des années, ont contribué à me crédibiliser dans ma posture d’ancien de l’éducation prioritaire. Dans un contexte de tension très forte, en lien avec les différentes actions de blocage de l’établissement ou d’exercice du droit de retrait, ma place entre les deux pôles de l’établissement a relevé du numéro d’équilibriste. Ainsi, lorsque j’étais surpris, le matin, par des enseignant·es passant par la loge pour rejoindre la salle des professeurs, en train de partager un café avec les CPE, l’accueil en salle des profs, plus tard dans la matinée, était glacial et il me fallait me rattraper. J’ai ainsi été interpellé à plusieurs reprises par l’un ou l’autre des deux pôles, m’invitant à prendre parti. Cette observation sur le fil du rasoir, m’a permis de participer à la vie troublée de ce collège durant quelques mois de l’année scolaire 2017-2018, en recueillant alternativement les points de vue irréconciliables des différents groupes sociaux du collège. Cette participation au 206 quotidien des personnels enquêté·es permet de nuancer les données recueillies, mais surtout de rattacher ces données à la complexité des sentiments éprouvés par les acteurs de ce quotidien fragile. e. La demande de la salle des profs pour exclure plus Dans le collège n°2, la très forte précarisation des conditions de travail et l’influence supposée d’un quartier totalement abandonné aux trafics et à la délinquance, légitime la requête de la restauration d’un ordre républicain par l’application d’une discipline stricte. Les enseignant·es demandent à la principale de l’établissement de jouer ce rôle en réprimant systématiquement chaque manquement à la règle, en particulier par la demande explicite de multiplier les conseils de discipline. Dans ce cadre, l’exclusion ponctuelle de cours est un outil revendiqué. La direction de l’établissement se considère ainsi sous pression, confrontée à une salle des professeurs « difficile ». Ces conflits favorisent aussi un renouvellement très régulier des personnels de direction : « un autre point faible c'est peut-être la succession des directions avant moi... y a eu vraiment tac trois ans, trois ans, trois ans parce que c'est épuisant, c'est épuisant... c'est une machine à broyer les personnels de direction ici. » P6847. De ce fait, la principale du collège a fortement conscience du peu de marge de manœuvre qui lui est laissé et du pouvoir important de la salle des professeurs sur la politique de l’établissement. On retrouve la même logique que dans le collège n°1, avec d’un côté une direction qui souhaite réduire le phénomène de l’exclusion et peut pour cela mettre en avant des chiffres, et de l’autre, les enseignant·es qui demandent qu’on leur fasse confiance et qu’on les laisse maîtres de la gestion de leurs classes. La principale affirme ainsi : « bien sûr mon ambition c'est de, c'est de réduire ça... » P68. Elle peut pour cela transmettre des statistiques aux enseignant·es afin de produire une prise de conscience face à l’ampleur du phénomène : « en fin d'année j'avais fait l'bilan, j'ai j'ai un peu envoyé l'bilan.... pas pas, à la figure, mais j'ai renvoyé l'bilan en disant voilà... voilà c'qu'on fait... tous les jours... pour faire un peu réfléchir, quand même hein... » P68. On voit à quel point le sujet peut faire polémique et les précautions prises par la principale pour présenter ces évaluations (« un peu envoyé l’bilan » « pas à la figure » « pour faire réfléchir »). Le bilan des exclusions est clairement considéré par la principale comme un échec, « voilà c’qu’on fait tous les jours ». Les enseignant·es ont de leur côté la sensation d’une surveillance de leur pratique qui passe par les statistiques : « je sais que au-dessus, y font des stats sur le nombre d'exclusions » E35, « Je pense, que y a une, des statistiques qui sont tenues, mais c'est juste une hypothèse. » E23. Dans les faits, ces statistiques des exclusions ne font pas l’objet d’évaluation, elles ne sortent jamais des collèges, ne remontent jamais jusqu’à la hiérarchie académique. J’ai pu constater cette réalité dans les trois collèges enquêtés, elle m’a été confirmée par d’autres principaux et par des inspecteurs établissement vie scolaire. Cependant, les enseignant·es peuvent soupçonner que ce contrôle s’inscrive dans une logique de surveillance des pratiques qui dépasse le collège : « je pense que c'est des choses qu'on leur demande de faire. Voilà, parce que tout doit rentrer 47 La principale quittera d’ailleurs elle-même le collège n°2 à la fin de l’année scolaire 2018-2019, soit quatre année après y avoir été affectée. 207 dans des cases et dans des tableaux euh... » E35. C’est ici une pratique administrative de management par des chiffres fortement critiquée par les enseignant·es (« tout doit rentrer dans des cases et dans des tableaux »), étrangère au travail humain réalisé avec les élèves, qui rentre dans une logique de concurrence entre les établissements : « j'ai l'impression aussi que c'est comptabilisé, chaque collège aussi a sa réputation, son nombre d'exclus, son nombre d'exclus vraiment du collège après conseil de discipline, donc c'est une réputation aussi en fait. » E23. Comme dans le collège n°1, cette velléité de contrôle est jugée sévèrement par les enseignant·es, comme un reproche, un manque de confiance et une infantilisation : « des fois on reproche qu'on exclut trop facilement » E27, « j'avais eu quand même le droit à une leçon en me disant que, j'avais pas à l'exclure » E35 « on s'fait régulièrement taper sur les doigts » E38, « là par exemple, sur nos fiches d'exclusion, y a marqué... déjà le titre c'est “fiche exceptionnelle d'exclusion de cours“... l'air de dire, vous sortez trop les élèves de classe et y a un rappel à la loi dessus. » E33. Les enseignant·es pensent ainsi que le discours de la hiérarchie de l’établissement se concentre sur le nombre : « soit la vie scolaire, soit le principal, la principale, dit : “y a trop d'exclusions de cours“. Ça nous est arrivé qu'on nous donne le nombre » E27, et répondent par la souveraineté de leur liberté pédagogique : « tant qu'on est pas dans la classe pour vivre la chose, on peut pas juger pourquoi la personne a été exclue. » E27. D’après les enseignant·es, la position de la direction de l’établissement se résume à cette injonction à garder les élèves dans les classes, dans la logique « pas de vague » : « la hiérarchie c'est très clairement : il ne faut pas exclure, on ne peut exclure que pour une raison exceptionnelle c'est à dire qui y a un meurtre dans la classe quoi… » E23. L’exclusion ponctuelle de cours ne pourrait être prononcée que dans des cas extrêmes (« y a un meurtre dans la classe ») ce qui ne peut pas être appliqué à la réalité concrète vécue par les enseignant·es dans leurs classes. La principale a bien conscience du caractère exceptionnel du contexte de l’établissement qui l’oblige à marcher sur des œufs et qui restreint sa marge de manœuvre : « ici on a une salle des profs qui est très compliquée, donc si on commence à dire : “on remet l'gamin en classe quand on juge qu'l'exclusion n'est pas bonne“, on a… va avoir, de suite le feu. » P67. La revendication des enseignant·es va au-delà de cette demande de souplesse dans l’application des exclusions de cours. Dans la salle des professeurs un article de presse a été affiché sur l’un des tableaux en liège. L’article reprend les propos de ministre de l’éducation nationale qui annonce que les conseils de discipline doivent se tenir systématiquement, parce qu’il ne faut pas « casser le thermomètre ». Sur l’article, un commentaire a été rajouté au feutre rouge : « et pendant ce temps à [nom du collège n°2], la violence continue et rien ne se passe ». La principale du collège n°2 perçoit bien cette demande d’un traitement plus sévère des désordres scolaire : « ça ressort hein, dès qu'y a un incident même à l'extérieur, même qui n'a rien à voir, youps, on ressort : “ oui mais c'est parce qu'on sanctionne pas assez, c'est parce que si on avait fait l'conseil de discipline“ etc. etc. » P68. L’opposition que l’on rencontre sur les exclusions ponctuelles de cours se décline de la même manière sur les exclusions 208 temporaires de l’établissement et sur les exclusions définitives. La direction de l’établissement souhaiterait un traitement pédagogique des désordres scolaires et ainsi réduire toutes les formes d’exclusion, « on demande des sanctions plus lourdes d'exclusions de cours, d'exclusions de .... on exclut de cours et on demande des exclusions de classe, et des exclusions de l'établissement et... y a peut-être d'autres choses quoi... entre.... (rires)... » P67, ce qui est perçu par les enseignant·es comme une nécessité institutionnelle de limiter les exclusions : « la direction j'crois qu'ils nous disent de pas trop les virer (…) ils nous disent d'être bienveillants donc euh... ce qui se traduit essentiellement par “oh se serait bien de pas mettre de conseils de dis...“ » E24. Au cours de l’année scolaire 2017-2018, 20 conseils de discipline se sont déroulés et ont donné lieu à 14 exclusions définitives de l’établissement. Ces conseils de discipline semblent depuis en augmentation constante : « c’est le moins qu’on ait fait depuis que je suis à [collège n°2] malheureusement ça n’a fait qu’augmenter ! » me dira la CPE55 en avril 2020 lors d’un échange informel. Dans le collège n°2, les enseignant·es n’ont trouvé aucune forme d’organisation collective pour gérer les exclusions de cours. Si des systèmes sont évoqués par les enseignant·es les plus ancien·nes, il semble que les formes d’organisation collective qui ont pu exister à une époque dans le collège aient disparu à la suite du départ par mutation de certain·es des enseignant·es. Avant on était avec Madame [E35] va-z-y on... elle ouvrait la porte [E35] j't'en envoie, tiens ben j't'en donne un aussi même on en faisait. Et les jeunes, j'pense que cette année, il faudra que j'leur en reparle, ils n'osent pas ! Aucun n'est venu dire : tu veux pas alors que parfois, j'entends crier, en même temps tu peux pas, aller voir le prof pour euh... anticiper, et oui ! bon ça c'est, c'est bien d'l'avoir évoqué parce qu'il faudra que j'en... que j'leur repropose... E38, enseignante de français, 52 ans, chevronnée 19 exclusions. Dans le contexte d’un collège qui accueille beaucoup de débutant·es, et beaucoup de très jeunes enseignant·es, la prise en charge collective des exclusions ne fait l’objet d’aucune forme d’arrangement. Les exclusions sont ici gérées spontanément, en lien avec les CPE, sans que le groupe des enseignant·es n’ait mis en place une organisation particulière. La demande d’exclure sans entrave ne s’accompagne donc d’aucune organisation locale. En revanche, la direction de l’établissement, bien consciente d’être confrontée à un collectif d’enseignant·es réactif qui peut entrer en opposition facilement et pour exercer un droit de retrait, ne se permet pas d’entrer en opposition frontale sur la question de l’exclusion. De ce fait, les enseignant·es se retrouvent dans un contexte qui leur permet d’exclure assez librement des élèves de leurs classes. Dans le collège n°2, les conditions sociales particulièrement dégradées dans lesquelles vivent les élèves ont paradoxalement poussé les enseignant·es à revendiquer un régime disciplinaire plus strict et un recours aux forces de police plus important, aux abords de l’établissement. Alors que la principale voudrait travailler à des solutions pédagogiques pour répondre aux désordres scolaires, le groupe d’enseignant·es perçoit cette demande comme 209 du laxisme, orienté par une demande des instances académiques de ne pas faire de vague. Pour finir, nous allons observer la manière dont le collège n°3 est arrivé à dépasser les conflits, en particulier en laissant une certaine liberté à ses enseignant·es dans la pratique de l’exclusion ponctuelle de cours. 4. Collège n°3 : un collège « 3ème république » a. Une forteresse dans le quartier Le quartier dans lequel se situe le collège n°3, historiquement construit autour de grandes manufactures (sucre, tabac, allumettes), a été frappé par une désindustrialisation massive au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Les locaux des usines désaffectées accueillent depuis le début des années 1990 une friche culturelle (théâtre, studios audiovisuels, salles de concert, cinéma, restaurant, librairie, salles d’exposition) qui requalifie une partie du quartier. C’est un territoire enclavé, avec des frontières très nettes : un large boulevard à l’ouest qui le coupe du quartier du collège n°1, les voies de chemin de fer au sud qui isolent au sud le quartier du centre-ville qu’on ne peut rejoindre qu’en empruntant deux longs tunnels sombres, surchargés par le trafic automobile, aux murs recouverts du noir de la fumée des pots d’échappement. La passerelle autoroutière aérienne l’isole du nord de la ville. Le collège n°3 se trouve à un kilomètre du collège n°1 relié par la rue principale du quartier, qui accueille encore une activité commerçante populaire active, malgré la fermeture de nombreuses enseignes. Le collège a été créé en 1970 en fusionnant les deux écoles communales du quartier, celle des filles et celle des garçons. Le bloc de bâtiments constitue un îlot protégé au cœur du quartier. Les murs qui l’isolent de la rue présentent des éléments architecturaux hétéroclites : les murs des écoles, dont les fenêtres sont toutes grillagées, ont été doublés par endroits de grands murs en béton, plus hauts et plus modernes, recouverts de peintures urbaines colorées, de grandes affiches photographiques vieillies et déchirées, réalisées par un artiste mondialement connu en résidence à la friche culturelle, représentant en noir et blanc, sur les murs décrépis, les visages des enfants et adolescents du quartier. On entre dans le collège par deux grands portails en métal plein : le premier pour les élèves, le second pour les personnels et les visiteurs. Les deux bâtiments des anciennes écoles primaires accueillent les salles de classe : des salles au rez-de-chaussée qui donnent, sur la cour de récréation pour le bâtiment ouest, sur les terrains de sport pour le bâtiment est. Les cours de récréation ont conservé l’architecture caractéristiques des écoles communales. Les bâtiments sont propres et en bon état, de grands arbres apportent de la verdure et participent à l’atmosphère apaisée du lieu. Le principal insiste dans sa présentation de l’établissement sur cette architecture d’école communale, d’école de quartier : « C’est un établissement qui est enrichi par un passé, une tradition qui est assez historiquement incrustée dans un quartier de [nom de la ville de l’enquête], c'est pas un établissement de, de cité » P69. Au premier étage, les salles de classe donnent sur des coursives, dans les deux bâtiments, séparés par une aile centrale qui accueille, au rez-dechaussée, la salle des professeurs et les bureaux de la vie scolaire, à l’étage, les bureaux de l’administration. 210 Le collège se présente comme un espace totalement isolé du reste du quartier, ses hauts murs marquant une frontière très nette avec le reste du quartier. Le principal insiste sur l’ambiance sereine du lieu, à l’image d’une école de la troisième république : « on a une école de filles et une école de garçons, très pagnolesque euh... très provençale » P69. La disposition des deux bâtiments des écoles primaires, divisés par le bâtiment central, offre une vision panoptique sur la vie de l’établissement, elle aussi mise en avant dans le discours de la direction comme facilitant le contrôle de la vie des élèves : « un tour de coursives : je vois le bas je vois le haut. Et les minots y savent que je vois le bas je vois le haut » P69. La figure n°22 présentée ci-dessous clarifie la disposition de ce collège : on y trouve les deux cours de récréation des anciennes écoles primaires communales qui ont été réunies pour créer le collège n°3. Figure 22 : configuration des espaces du collège n°3 J’ai passé un temps beaucoup moins important dans le collège n°3, que dans les deux précédents. Je n’y ai pas assisté à des cours, je n’y ai pas assisté à des situations de vie scolaire. Cependant, les entretiens réalisés dans ce collège auprès des enseignant·es, d’une des CPE et du principal m’ont permis d’observer et d’analyser une pratique de l’exclusion ponctuelle de cours très différente de celle adoptée dans les deux autres collèges. Les données collectées dans le collège n°3 permettent ainsi de servir de contrepoint à celles collectées dans les collèges n°1 et n°2 par une déclinaison propre à la culture de cet établissement. Encadré n°3 : caractéristiques des élèves du collège n°3 Le collège n°3 accueille 585 élèves, dont 78 % de boursiers et 44 % bousiers de taux 3, ce qui est encore supérieur à la moyenne nationale en éducation prioritaire renforcée, mais se situe dans la moyenne académique. Cette proportion relative des taux de boursiers est moins 211 importante que dans les collèges n°1 et n°2. Les élèves du collège sont issus de catégories sociales défavorisées pour 83.2 % contre 37 % au niveau académique et 39 % au niveau national dans l’ensemble des collèges, 66 % dans les collèges REP+ de l’académie et 65 % dans les collèges REP+ français. Les chiffres du retard scolaire à l’entrée en sixième sont légèrement supérieurs à ceux des collège n°1 et n°2 (27 %) bien supérieurs à la moyenne académique (19 % pour les collèges REP+) ou nationale (17 % pour les collèges REP+). A l’issue de la troisième, une partie des élèves est orientée en lycée professionnel, 24.4 % en seconde professionnelle (contre 43 % en moyenne au niveau académique 37 % au niveau national) 13 % en CAP (contre 6% au niveau académique et 3 % au niveau national) mais un pourcentage important des élèves est admis en seconde générale et technologique 52 % (ce qui équivaut à la moyenne nationale pour l’éducation prioritaire renforcée et est légèrement au-dessus de la moyenne académique qui est de 48 %). L’orientation des élèves dans l’enseignement général est ainsi un indicateur retenu et mis en avant par le principal : « un taux de passage de 2nde en première S au-delà de la moyenne nationale », ce qui n’est pas tout à fait exact puisque ce taux correspond à la moyenne nationale, mais qui est effectivement bien supérieur au taux de passage de 2nde en première S pour le collège n°2 (28.9 %) et pour le collège n°1 (9%). A l’issue de leur seconde professionnelle, 75 % des élèves accèdent à la première professionnelle (contre 83 % au niveau académique et national) 7 % redoublent, 13% sont réorientés en CAP et 10 % sont dans une « autre situation » (ce qui recoupe en grande partie les élèves « décrocheurs » à l’issue de la seconde professionnelle). Pour les élèves passés en seconde générale et technologique, on note 10,7 % de redoublement (contre 9.8 % au niveau académique et 6 % au niveau national), 5,5 % de réorientation vers la voie professionnelle (contre 3% au niveau académique et national) et 5,5 % d’autres situations (contre 3% au niveau académique et national). Enfin, le taux de passage de la 6ème vers la 3ème est de 72, ce qui est équivalent à celui du collège n°2 et plus bas que le collège n°1. A l’issue de la 3ème, 10% des élèves ne sont pas dans une situation de scolarisation. Dans le collège n°3 les élèves décrochent plus entre la 6ème et la 3ème que dans le collège n°1 et autant que dans le collège n°2. Une part importante d’élèves quitte le collège sans solution, plus que dans le collège n°2 et beaucoup plus que dans le collège n°1. La politique favorise explicitement les élèves qui sont amenés à rejoindre les classes les plus prestigieuses du lycée général. A ce titre, l’exclusion ponctuelle de cours est utilisée par le principal comme un outil pour offrir à ces élèves, à la fin de la troisième, un cadre de travail privilégié, une forme de préparation à la seconde générale : « on a par exemple au niveau des classes de troisième, une politique qui est claire, c'est que... on a beaucoup d'élèves qui doivent se destiner à passer en seconde et qui doivent continuer après la seconde, c'est pas le tout de passer en seconde mais continuer après la seconde, et y a un certain nombre de perturbateurs en classe de troisième qui au troisième trimestre euh... ne peuvent plus être gardés dans le groupe classe, pour que, la réussite du plus grand nombre soit facilitée. Ça c'est évident. » Principal du collège n°3. L’établissement accueille une population d’enseignant·es présent·es depuis de nombreuses années dans le collège. L’âge moyen des enseignant·es est de 42.9 ans, 17.6 % d’enseignant·es ont plus de 50 ans et 75% plus de 35 ans. C’est un établissement dans lequel les enseignant·es restent plus 212 en moyenne que dans le même type d’établissement, le taux de demande de départ est inférieur aux moyennes académiques et nationales (14.3 %, contre 17.7 % pour l’académie et 16.7 % au niveau national sur le même type d’établissement). L’ancienneté moyenne est de 5.4 années. On y trouve une forte proportion d’enseignant·es ancien·nes (25 % ont plus de 8 années d’ancienneté) mais aussi une forte proportion d’enseignant·es ayant peu d’ancienneté sur leur poste (34,6 % moins de deux ans, 59 % moins de cinq ans). L’établissement regroupe 51 enseignant·es et 13 AED équivalents temps plein personnels de vie scolaire dont 3 CPE (CPE57, une CPE à mi-temps non enquêtée et un CPE non enquêté). Il s’agit comme pour les deux autres collèges enquêté·es d’un établissement très bien doté en termes d’encadrement et de surveillance. b. Pénétrer une institution fermée sur elle-même Il m’a été beaucoup plus difficile d’entrer dans le collège n°3 que dans les deux premiers. J’ai essayé, pendant plusieurs semaines, de contacter le principal par l’intermédiaire de la CPE57, que je ne connaissais pas au préalable, cette dernière m’affirmant à plusieurs reprises qu’elle « n’arrivait pas à le voir ». J’ai aussi essayé de le contacter par l’intermédiaire d’un professeur de mathématique, E42 qui avait été lui aussi un ancien assistant d’éducation dans le lycée professionnel dans lequel j’ai exercé en tant que CPE, mais si le contact avec E42 a toujours été bon, le principal restait inaccessible. Il m’a fallu, pour débloquer la situation, passer par un enseignant de mathématique du collège n°1, E18, chargé d’inspection en mathématique et en contact avec E49, lui aussi chargé d’inspection en mathématique. Suite à son intervention, le principal m’a rappelé instantanément et m’a donné un rendez-vous. Le principal du collège n°3, ancien conseiller principal d’éducation, s’est spontanément présenté à moi comme un fervent opposant à l’exclusion ponctuelle de cours. La marge de manœuvre qui m’a été laissée a été cependant beaucoup moins importante que dans les deux autres collèges : si j’ai finalement obtenu la possibilité de venir au rythme des rendez-vous donnés par les enseignant·es, il m’a fallu pour cela insister sur le fait que ses deux collègues des collèges n°1 et n°2 m’avaient laissé cette marge de manœuvre dans leurs établissements. J’ai pu alors mettre en œuvre le même dispositif d’immersion en salle des professeurs que dans les deux premiers collèges, pour mener mes entretiens. L’accueil en salle des professeurs a été cordial et les enseignant·es que j’ai sollicités pour mener des entretiens m’ont tous répondu positivement. La CPE57 m’a elle aussi accueilli dans sa vie scolaire de façon très chaleureuse, comme un collègue. En revanche, le second CPE titulaire du collège, sans refuser ouvertement de se laisser interroger, est parvenu à éviter systématiquement nos rendez-vous. La situation entre lui et sa collègue est d’ailleurs très tendue, puisqu’ils ne s’adressent plus la parole depuis plusieurs années, les messages passant par l’intermédiaire de la CPE TZR à mitemps qui complète le service. « Après monsieur [nom du CPE] on s'parle pas trop donc, c'est un peu compliqué pour qu'j'te dise... exactement... (…) j'pense qu'on a pas du tout le... la même approche... pas du tout les mêmes caractères et la même, philosophie... » CPE57. Il est possible que l’accueil chaleureux de la CPE57 m’ait placé de son côté dans le conflit interpersonnel. Ce 213 CPE occupe une place à part, les enseignant·es l’évoquent toujours dans les entretiens avec une certaine gêne : « allé oui, bon y a deux CPE, y en a un qui... avec qui on discute pas. » E41. Il semble que ses méthodes de prise en charge des élèves soient atypiques, mais mes informateurs, enseignant·es et CPE, avaient tous et toutes un a priori négatif sur ce personnel : « Monsieur (CPE n°2) normalement... les élèves exclus y les faisaient courir autour de l'arbre dans la cour, ou ramasser les papiers. » CPE57. Le discours du principal sur les exclusions de cours se veut d’abord légaliste, très ferme : C’est illégal de pas garder ses élèves dans la classe, moi quand je suis arrivé ici en 2012, y avait un nombre (…) beaucoup d'élèves étaient dehors, beaucoup d'élèves étaient envoyés à la vie scolaire en permanence des retenues etc... on a fait chuter ça très vite parce que bon on a fait ce rappel à la légalité de, de, la, la responsabilité des enseignants. Principal du collège n°3 Au cours de notre premier entretien, P69 m’a présenté un établissement dans lequel, suite à son intervention, les enseignant·es excluaient peu leurs élèves. C’est d’ailleurs le discours officiel sur l’établissement que j’ai retrouvé auprès de certain·es enseignant·es : « y a pas énormément d'exclusions hein... (…) tu as pas tant que ça d'exclusions hein... t'y a t'y a t'y a pas ... t'y en a pas énormément » E47. De ce fait, lorsque j’ai été amené à consulter le logiciel qui recense les exclusions de cours, j’ai été réellement surpris de constater que beaucoup plus d’exclusions y étaient enregistrées que dans les collèges n°2 et n°1, la CPE57 me confirmant alors : « et oui, c’est le sport national ici ! ». A la suite de notre entrevue, le principal a d’ailleurs adressé un message à l’ensemble des enseignant·es de l’établissement pour leur demander de réduire leur pratique de l’exclusion de cours. L’envoi de ce message m’a été rapporté à plusieurs reprises lors des entretiens : « je sais qu'on a reçu un mail récemment du... principal nous demandant d'exclure moins les élèves, beaucoup moins » E42, « Après récemment par exemple dans le collège on a co... enfin le principal a communiqué à ce sujet-là... par mail... parce que y a ... trop d'exclusions de cours dans l'collège » E40, « j'me rappelle juste avoir reçu un mail, j'crois qu'c'était l'année dernière ou cette, au début d'année, en nous disant que les exclusions ne devaient pas systématiques puisque, certaines fois c'est vrai qu'on y a recours un peu trop facilement » E51, « on a reçu un mail... de la direction, qui nous disait que... y fallait arrêter d'exclure les élèves, qu'il y avait trop d'exclusions, de classe, et que il fallait garder en tête qu'on était dans un établissement difficile » E45. Cette circulaire a d’ailleurs pu être mal prise par certain·es enseignant·es qui y voit une mise en accusation : Moi j'trouve ça... scandaleux... j'trouve ça scandaleux, qu'on se demande... qu'on pointe du doigt les enseignant·es qui excluent euh... systématiquement en tout cas beaucoup... et qu'on se pose pas la question des élèves qui sont systématiquement exclus et que… quelle remédiation possible pour ces élèves-là quoi...euh... c'est un peu facile de dire bon ben : vous excluez trop d'élèves... donc y va falloir qu'vous preniez sur vous et que... vous fassiez autrement parce que, on exclut pas des élèves en difficulté. 214 J'trouve que c'est un manque de respect, un manque de considération pour notre profession et de la part de la direction, euh... j'trouve ça, scandaleux, simplement. E45, enseignante d’anglais, 35 ans, jeune, 5 exclusions. Il est probable que suite à notre premier entretien, le principal ait consulté le logiciel de vie scolaire de l’établissement et qu’ayant constaté la masse importante des exclusions ponctuelles de cours dans son collège, il ait cherché à infléchir ou à masquer ce phénomène qui révélait un écart important entre son discours et les chiffres. C’est d’ailleurs une possibilité qui m’a été confirmée par E42 qui m’a affirmé dans un échange informel précédant notre entretien que « c’était bien son genre ». Le principal ayant appris que la CPE57 m’avait laissé consulter les données regroupées sur le logiciel vie scolaire à propos des exclusions de cours le 15 mars 2018, comme ses collègues des deux autres collèges, il m’a convoqué dans son bureau d’une façon assez solennelle, pour m’affirmer que ces données étaient confidentielles et que je ne pouvais pas y avoir accès (quand bien même je pouvais respecter strictement les règles d’anonymat des élèves et des personnels) et pour me demander quand se terminait mon enquête. C’est ainsi le seul parmi les chefs d’établissements qui ait cherché à entraver mon étude en m’interdisant l’accès à des données de l’établissement. P69 note d’ailleurs explicitement dans l’entretien le caractère confidentiel de la vie du collège : « alors nous déjà c'est Fort Knox... Vous avez vu ? Celui qui rentre : tout s'qui s'passe dans l'collège reste dans l'collège ! (rire…) ». Il est probable que la possibilité d’une exposition de la réalité de l’exclusion ponctuelle de cours à l’extérieur des murs du collège, en contradiction avec le discours officiel qui m’a été servi, ait pu lui poser problème. c. Le conflit apaisé, l’exclusion acceptée Dans le collège n°3, les différents groupes sociaux de l’établissement, contrairement aux deux premiers collèges enquêtés, n’entretiennent pas de conflit ouvert. Les relations entre la vie scolaire et la salle des professeurs sont cordiales. Le travail du chef d’établissement est globalement apprécié des enseignant·es. La CPE56 est présente dans l’établissement depuis 16 années et l’exclusion routinisée des élèves est acceptée par la vie scolaire qui ne cherche pas à en réglementer l’usage. Les relations entre la vie scolaire et la salle des professeurs sont sereines, la CPE collaborant avec les enseignant·es sans conflit. La CPE a bien conscience de l’inflation d’exclusion ponctuelle de cours qui touche le collège, cependant, cette pratique n’est l’objet d’aucune stigmatisation de la part de la vie scolaire : lorsque j’ai souhaité rencontrer des enseignant·es qui excluaient très régulièrement des élèves, la CPE57 m’a accompagné directement en salle des professeurs pour me présenter ces enseignant·es qui excluaient le plus d’élèves. Les enseignant·es considèrent ainsi la CPE57 comme une collaboratrice : « la deuxième [CPE] (…) qui va toujours dans le sens des profs quoi » E41. Le positionnement du chef d’établissement qui se présente « contre l’exclusion de cours » reste un effet de façade et les exclusions sont cogérées sans conflit entre les différents groupes professionnel·les de l’établissement. 215 Après c'est vrai que ici, comme on est en REP+ on est assez libres... et y sont conscients, la direction est consciente alors, elle est obligée de tamponner un p'tit peu, de dire, que voilà, faut pas mettre dehors, tout... mais y, sont bien conscients des problématiques, et euh... pour ça y nous mettent pas des bâtons dans les roues, y sont conscients que nous on essaye de faire avancer le plus grand nombre... E51, enseignante d’anglais, 26 ans, jeune, 52 exclusions. La perception des enseignant·es est ici que la direction « est obligée de tamponner un p’tit peu » et donc d’avoir ponctuellement un discours institutionnellement correct sur les exclusions ponctuelles de cours, mais au quotidien, l’action du principal est perçue comme une action facilitatrice. Si certaines années, des organisations internes d’exclusion entre collègues ont pu être mises en place, sous l’impulsion de la direction de l’établissement, ces expérimentations ont fait long feu. On avait mis un système euh... une année ça marchait bien parce que c'était... alors maintenant apparemment y a moins d'exclusions, mais euh... ces années-là y en avait beaucoup trop et en fait, plutôt que de sur... le problème c'est qu'on surchargeait la permanence et on avait, on s'inscrivait on acceptait de recevoir des élèves exclus, en classe donc parfois on avait un surveillant qui tapait, voilà il a été exclu d'tel cours, estce que vous pouvez l'prendre : “mets-toi au fond du cours“, on avait jamais d'problème, parce que on leur f'sait recopier un truc, on avait, on temporisait quoi, en plus l'élève il arrivait dans une classe qui connaissait pas, ça marchait bien, on l'fait plus maintenant, j'sais plus pour quoi, parce que p'être qu'y a moins de moins d'besoins... E39, enseignant de SVT, 34 ans, confirmé, 2 exclusions. Le système mis en place dans les années précédentes, décrit par les enseignant·es, semble s’approcher de celui que j’ai pu observer dans le collège n°1. Cependant, ce système était organisé à l’initiative de la direction de l’établissement et avec l’intermédiaire des assistants d’éducation. Mais c'est... ça a fait l'objet, j'crois qu'c'était y a cinq six ans, hein, d'un vrai protocole instauré, avec un emploi du temps où chaque prof envoyait euh... les heures sur lesquelles il était prêt à accueillir euh, des élèves exclus de, d'autres collègues, et, j'veux pas dire de bêtises, il me semble que cette année ça n'a pas été fait, l'an dernier ça avait été encore fait, mais cette année, y ont pas, pas, re, relancé. Mais normalement chaque année c'était fait, en début d'année, y avait un p'tit mail qui partait, mais la première fois ça avait donné lieu à une vraie réunion, sur ça. Avec l'idée que, le, l'exclusion devait peser sur le gamin, et que c'était pas à au... à la vie scolaire que ça pèserait quoi. E49, enseignant de mathématiques, 46 ans, chevronné, 0 exclusion, chargé d’inspection. 216 Cependant, le système n’étant pas parti d’une volonté collective des enseignant·es appelés à le mettre en place, il semble avoir été vécu à terme comme une contrainte par certains et comme une volonté de la part des personnels de la vie scolaire de se décharger de leurs responsabilités. Y a eu d'l'exagération en fait de la part des surveillants à l'époque... (…) mais pourquoi ça n'existe plus c'est ? de ma part j'l'ai plus fait : à cause de ça, j'trouvais qu'c'était, c'était abusé, enfin abusé. Oui, c'est un peu familier d'parler comme ça mais c'était ça oui... j'voulais bien prendre, un ou deux élèves, vraiment des cas particuliers... parce que y avaient fait une bêtise particulière en classe ou ceci... ok, ou pour pas qui s'retrouve avec son camarade en perm, mais voilà, j'voulais : le but c'était pas d'supprimer une permanence. E46, enseignante d’histoire-géographie, 34 ans, confirmée, 53 exclusions. Aujourd’hui ce système semble continuer d’exister dans le discours, sans que personne ne sache comment il est mis en place : « [le] principal nous demandant (…) de les envoyer chez des profs volontaires, une liste de profs volontaires, alors on... j'en ai un peu parlé autour de moi, personne sait quelle est cette liste (rires) » E42. d. Exclure dans les coursives Si les enseignant·es ne se sont pas organisé·es collectivement dans l’établissement pour mettre en œuvre des formes d’exclusion informelles, en revanche, une pratique s’est développée de façon massive dans l’établissement, sans doute dans une transmission de pair à pair, liée à la configuration particulière de l’établissement. Il semble que cette pratique fasse partie depuis de très nombreuses années de la culture propre au collège n°3. Le collège est organisé autour de deux cours de récréations, les salles donnent, au rez-de-chaussée et au premier étage, sur des coursives extérieures. Les enseignant·es affirment utiliser régulièrement l’exclusion sur le pas de la porte, c’est-à-dire faire sortir pour un temps les élèves perturbateurs, les laisser sans surveillance sur la coursive, puis les réintégrer à la classe. C'que j'fais assez souvent c'est des micro exclusions, en mode : “va t'calmer dehors, là, derrière la porte“, c'que j'appelle pas vraiment une exclusion, hein parce que c'est... “et puis quand tu es calme, tu tapes, tu t'excuses et tu rentres“. Ça, ça marche très très bien, c'est vrai qu'parfois l'élève il oublie d'taper, y va rester vingt minutes dehors (rires) mais au final ça m'permet à la fois donc de... de l'sortir d'la classe où ça f'sait un peu, le... la bombe à retardement et en même temps de pas mettre en branle le système, tu vas en permanence, enfin voilà, la vie scolaire et tout euh... E39, enseignant de SVT, 34 ans, confirmé, 2 exclusions. Ces exclusions à la porte sont très régulières dans l’établissement, elles sont évoquées dans les entretiens de manière récurrente, elles y sont présentées comme une pratique quotidienne (l’ensemble des enseignant·es interrogé·es y adhèrent, seul E49 l’évoque comme une pratique à laquelle il a renoncé, pour des raisons de responsabilité). La CPE56 m’a bien fait remarquer, à propos des statistiques des exclusions, qu’elles ne prenaient pas en compte 217 ces renvois informels. Le discours du principal est d’ailleurs ambigu à propos de ces exclusions sur les coursives, puisqu’il m’a d’abord présenté cette pratique comme faisant partie du passé de l’établissement : « y avait beaucoup d'enfants qui attendaient sur les coursives quand j'suis arrivé », comme une pratique à laquelle il a mis fin en arrivant dans le collège : « on leur faisait prendre un peu le frais, sur les coursives, alors effectivement, les deux-trois première années (…) avec mon adjointe on a régulé ça, bon voilà, aujourd'hui, c'est très rare que les élèves, comme ils savent que j'tourne », pour plus tard décrire ces mises à la porte, sur les coursives, comme une punition courante dans le collège : « mes enseignant·es d'façon y règlent en direct les litiges. Souvent y font prendre un peu le frais et puis un quart d'heure après, dix minutes après ils le font, ils le réintègrent avec le petit discours... » P69. L’avantage pour les enseignant·es et pour les élèves est de ne pas mobiliser les personnels de vie scolaire. C’est une exclusion « à l’amiable » dans la mesure où elle reste entre l’élève et l’enseignant·e : la punition n’est pas comptabilisée au niveau de l’établissement, elle ne pèse pas sur le casier scolaire de l’élève. De la même manière, elle n’expose pas l’enseignant·e qui la pratique au regard de sa hiérarchie ou des personnels de la vie scolaire. Les enseignant·es hésitent d’ailleurs à qualifier cette pratique de mise à l’écart avec réintégration dans la classe, de véritable d’exclusion : « c’que j’appelle pas vraiment une exclusion » E39, « j'sais pas si du coup t'appellerais ça une exclusion ? » E40, « est-ce que ça on considère que c'est une exclusion non ? » E51. Dans ce processus d’exclusion en interne, il s’agit surtout de faire retomber ponctuellement la pression qui pèse sur la classe et sur l’enseignant·e, d’aider l’élève à se calmer pour qu’il puisse se remettre au travail : « j'peux mettre l'élève à la porte euh, cinq minutes c'est à dire, y va rester à l'entrée d'la classe dehors, euh... le temps que j'me calme, qui se calme et après y rentre. » E40, « moi souvent des fois j'les mets dehors euh... cinq minutes quoi. Qui respirent un peu et qui rerentrent » E51, « y en a où des fois où tu dis ah, c'est bon... tu vas prendre l'air pendant deux minutes euh... j'te vois par la vitre, tu restes bien dans l'encadrement de la porte et comme ça... » E44. Les enseignant·es qui mettent ainsi les élèves sur le pas de la porte ont bien conscience de l’exercice problématique de leur responsabilité. Ici aussi, il s’agit d’une pratique professionnelle clairement considérée comme illégale et définie comme telle par la direction de l’établissement : « régulièrement, bon, on nous d'mande de pas trop l'faire parce que c'est vrai qu'les élèves qui restent dehors y sont sans surveillance » E39, mais dans le même temps tolérée et pratiquée quotidiennement : « j'leur demande de rester devant la porte. Mais euh c'est complètement illégal parce que il est pas sous surveillance donc on évite, euh mais ça m'arrive de l'faire et euh... » E45. Dans ce sens, les enseignant·es expérimenté·es ne conseillent pas cette pratique comme une pratique à reproduire aux débutant·es amené·es à les observer : « ouais y restent devant là... bon après y a des problèmes de responsabilité alors euh, je déconseille ça aux profs stagiaires là à l'ESPE » E47. Cependant, il semble que les enseignant·es adhèrent très rapidement à la pratique puisque celles et ceux qui sont nouvellement arrivé·es dans l’établissement (E51, E44) pratiquent eux aussi ces exclusions sur le pas de la porte. 218 Dans le collège n°3, l’exclusion ponctuelle de cours ne fait pas l’objet d’un travail de régulation par le principal ni pas la CPE. Les enseignant·es du collège n°3 sont ainsi amenés à exclure très régulièrement des élèves de leur classe vers la vie scolaire. Les relations de confiance instaurées avec la CPE56 leur permettent d’exclure régulièrement sans éprouver de jugements culpabilisants, au-delà du discours convenu de la direction de l’établissement. Ils mettent en place d’autre part, une technique d’exclusion sur le pas de leur porte qui leur permet d’exclure « à l’amiable » des élèves qu’ils réintégreront plus tard dans leur classe. Cette mise à l’écart est considérée comme illégale par les enseignant·es qui la pratiquent puisqu’elle laisse ces élèves sans surveillance alors qu’ils sont sous leur responsabilité. Cependant, cette pratique est tolérée et entre dans des relations équilibrées et sereines entre la vie scolaire, la salle des professeurs et la direction de l’établissement. 219 Conclusion de la seconde partie Cette deuxième partie nous a permis d’entrer sur le territoire de notre enquête ethnographique, d’abord en explicitant la méthodologie que nous avons adoptée pour cette thèse, puis en décrivant le territoire urbain et les espaces scolaires dans lesquels s’est déroulée notre recherche. La théorie de l’étiquetage, sociologie de la déviance, appliquée à l’étude des punitions scolaires, nécessite d’opter pour la méthodologie de l’observation participante et de l’enquête ethnographique. Notre posture de chercheur nous implique ainsi physiquement sur le terrain, dans une participation, sur le temps long, aux activités des populations enquêtées. Cette présence nous a permis de récolter un vaste matériau d’enquête, constitué par des données hétérogènes : entretiens semi-directifs réalisés auprès des personnels, observations in situ, collectes de documents internes produits par l’institution. L’implication du chercheur ou de la chercheuse dans son terrain d’enquête l’oblige à une socioanalyse des conditions dans lesquelles il ou elle produit des connaissances scientifiques. Cette réflexivité est d’autant plus nécessaire dans le domaine de l’éducation qui a structuré, à travers la scolarité obligatoire, nos schèmes de perception et d’analyse du réel. Notre position d’ancien professionnel de l’enseignement secondaire devait elle aussi être replacée dans cette objectivation de notre observation. Le territoire dans lequel ont été collectées les données analysées dans ce travail est un territoire exceptionnellement pauvre, ce qui induit des écarts sociaux exceptionnels au cœur des espaces scolaires que nous avons enquêtés. Les caractéristiques sociales des élèves scolarisés dans les collèges de notre enquête correspondent à cette très grande pauvreté. Les différences d’ambiance et de culture d’établissement nous ont cependant amenés à rencontrer des équipes d’enseignant·es constituées différemment en particulier si l’on considère leur âge et leur ancienneté relative dans l’Éducation Nationale et dans les collèges. La pratique de l’exclusion ponctuelle de cours s’actualise de façon originale dans chacun de ces trois établissements, en fonction de ces cultures, de ces histoires, de ces ambiances éducatives. Dans le collège n°1, les oppositions fortes entre les groupes sociaux et la présence d’un groupe d’enseignant·es bien implanté dans l’établissement ont mené à la mise en place d’un dispositif de l’exclusion géré en interne par les enseignant·es qui s’échangent des élèves d’une classe à l’autre. Cet arrangement local est conçu pour empêcher la direction de porter un regard sur la pratique de l’exclusion. Ce système élaboré en opposition aux injonctions de la hiérarchie de l’établissement permet de réduire les chiffres officiels de l’exclusion dans le collège n°1 et de produire des pratiques d’accompagnement des élèves exclus par les enseignant·es. Il est paradoxalement rendu possible par l’impossibilité pour les enseignant·es de ce groupe « d’ancien·nes » et les CPE de travailler ensemble. 220 Le collège n°2, certainement celui qui jouit de l’image la plus dégradée des trois collèges qui constituent notre terrain, est le théâtre de conflits violents entre la direction de l’établissement et les enseignant·es qui bloquent régulièrement le collège. L’exclusion de cours y est une pratique massive que la direction du collège est bien en mal de réguler, et qui devient un enjeu dans les luttes de pouvoir au sein du collège. Sans doute à cause de cette image fortement dégradée, la population des enseignant·es du collège n°2 est constituée de débutant·es et de jeunes enseignant·es, les demandes de mutations régulières provoquant un « turn over » régulier des équipes. Les personnels ne sont pas arrivés à mettre en œuvre d’organisation locale de prise en charge de l’exclusion comme dans le collège n°1. Le collège n°3 enfin, ne fonctionne pas sur le mode du conflit. L’exclusion ponctuelle de cours, si elle est dans le discours rejetée par la direction de l’établissement est en fait pratiquée de façon très régulière, plus que dans les deux premiers collèges, à la fois de façon formelle, une masse importante d’élèves étant envoyée quotidiennement vers les services de vie scolaire, mais aussi de manière informelle, les enseignant·es faisant sortir des élèves sur le pas de leur porte pour les isoler de leurs camarades. Malgré la présence d’un groupe d’ancien·nes important dans le collège, les enseignant·es n’ont pas organisé de système d’exclusion spécifique comme dans le collège n°1. L’organisation de ce type qui avait été mise en œuvre par les directions du collège les années précédentes n’a pas perduré. Après avoir dressé, dans ce cinquième chapitre, le portrait des trois collèges qui constituent notre terrain d’enquête et observé les arrangements locaux qui s’y développent autour de l’exclusion ponctuelle de cours. La description de cette actualisation des pratiques de l’exclusion fait apparaitre quel que soit le collège une véritable inflation de l’exclusion, devenue une routine punitive. Du fait des arrangements locaux visant à invisibiliser cette punition stigmatisée, l’évaluation du phénomène est impossible et il existe un « chiffre noir » de l’exclusion dans les collèges de la très grande pauvreté. Nous allons chercher à présenter la manière dont se déroulent les exclusions dans les classes et les espaces de vie scolaire de ces trois collèges, afin de dégager un certain nombre d’invariants, de comprendre sur quelles pratiques sont fondées les routines de l’exclusion et de dégager les premiers indicateurs qui nous permettront d’en dresser une première catégorisation. 221 Troisième partie : la banalisation de l’exclusion ponctuelle de cours dans les collèges de la très grande pauvreté Introduction de la troisième partie Cette troisième partie de notre étude va nous permettre d’étudier la manière dont les enseignant·es excluent des élèves de leur classe. Les données extraites des logiciels de vie scolaire des trois collèges donnent toute une série d’informations sur les procédures mis en œuvre, les motifs d’exclusion et la nature de ces exclusions en fonction des classes, des élèves et des enseignant·es. En articulant ces informations avec nos observations et les éléments tirés des entretiens, nous chercherons à décrire, dans le chapitre 6 toute l’inventivité dont font preuve les personnels pour actualiser concrètement les protocoles de l’exclusion ponctuelle de cours dans les classes et les espaces de vie scolaire. Nous arriverons ainsi à établir une première typologie des pratiques enseignant·es de l’exclusion. Dans le chapitre 7, nous chercherons à expliciter les croyances les plus partagées par les enseignant·es sur lesquelles reposent la pratique de l’exclusion ponctuelle de cours. Nous établirons, en tenant compte de ces grandes catégories de pensée, une typologie plus précise des différent·es enseignant·es en fonction de leur pratique de l’exclusion ponctuelle de cours. Pour illustrer ces types, nous nous appuierons sur des portraits d’enseignant·es. 222 Chapitre 6 : la pratique routinisée de l’exclusion ponctuelle de cours dans les trois collèges de la très grande pauvreté 1. Une application de la règle aux antipodes des prescriptions officielles La pratique de l’exclusion ponctuelle de cours repose sur une prescription officielle en décalage avec les réalités empiriques que nous avons rencontrées sur nos terrains. Ce décalage révèle l’impossibilité pour la hiérarchie d’évaluer et de contraindre efficacement cette pratique opacifiée. Les textes officiels qui régissent l’exclusion ponctuelle de cours demandent à ce que les exclusions ponctuelles de cours soient prises en charge dans le cadre d’un protocole précis : « Si, dans des cas très exceptionnels, l'enseignant décide d'exclure un élève de cours, cette punition s'accompagne nécessairement d'une prise en charge de l'élève dans le cadre d'un dispositif prévu à cet effet et connu de tous les enseignants et personnels d'éducation. » (MEN, 2014). Dans les collèges n°1 et n°3, ces procédures ne sont pas évoquées dans le règlement intérieur. Il est cependant noté sur le rapport d’exclusion vierge fourni aux enseignant·es dans le collège n°1 que « un élève exclu doit être accompagné par un autre élève à la vie scolaire » et que, « un élève doit avoir un travail à effectuer ». Le règlement intérieur du collège n°2 explicite en revanche la procédure d’exclusion de cours : « l'exclusion ponctuelle d'un cours ne peut être prononcée que dans des cas exceptionnels et doit donner lieu à la rédaction d’un rapport circonstancié à destination du CPE du niveau et chef d’établissement ». A noter que le règlement intérieur du collège n°2 précise que cette punition doit être prononcée dans des cas « exceptionnels ». Le déroulement classique de l’exclusion ponctuelle de cours est décrit ainsi par cette enseignante du collège n°1 : On a des fiches d'exclusion où y a un bon de retour. Donc on remplit le bon d'exclusion en expliquant pourquoi et à quelle heure on exclut l'élève, il est accompagné soit par un élève délégué soit par un autre élève soit en permanence soit chez le CPE qui découpe l'autre partie du bon et nous le renvoie pour qu'on soit sûrs que l'élève parte pas se balader seul dans les couloirs et faire sa vie. E3, enseignante d’anglais, 31 ans, jeune, 11 exclusions. Nos observations dans les collèges n°1 et n°2 nous permettent de décrire la procédure typique de l’exclusion de cours. Les élèves sont majoritairement exclus de classe suite à un incident ponctuel ou à un cumul d’incidents, à une attitude récurrente dans le déroulement du cours. L’enseignant·e demande à l’élève de quitter la classe. Il rédige un court rapport qu’il remet à un élève accompagnateur ainsi qu’un travail à effectuer. Les deux élèves se dirigent vers les bureaux de la vie scolaire, l’accompagnateur remet le rapport et le travail à l’AED qui est d’accueil. L’élève exclu passe un entretien avec un CPE puis est envoyé dans un espace dédié pour y passer le reste de l’heure et réaliser le travail qui lui a été remis par son enseignant·e. A la fin de l’heure, le travail est remis à l’enseignant·e pour correction. 223 Dans les trois collèges enquêtés, l’exclusion ponctuelle de cours s’inscrit dans un système punitif hiérarchisé dans la classe. Un certain nombre de gestes punitifs viennent en réaction aux incidents observés par les enseignant·es : remarque orale, prise du carnet de correspondance déposé sur le bureau de l’enseignant·e, avertissement noté à destination des familles sur le carnet de correspondance, menace de convoquer ou de faire convoquer par les CPE la famille au collège, mise en retenue, et enfin exclusion de la classe. Nous verrons dans le chapitre 8 que cette rationalisation de la logique punitive, permet de justifier l’exclusion de classe comme une mesure de dernier recours, puisque toute une série de « signaux » ont été présentés avant d’en venir à cette exclusion. Le mécanisme ainsi enclenché participe pourtant à la banalisation de cette routine punitive. a. Premier tri : exclus « avant même qu’ils rentrent en classe » Certains élèves peuvent cependant être refusés avant même le début du cours : « il y en a qui n'acceptent plus certains élèves en cours du tout... c'est à dire que le minot il se fait pointer quand il arrive devant la salle : “toi je te prends pas“... » E9, « j'en ai un par exemple qui exclut systématiquement les élèves qui vont lui poser problème avant même qu'ils rentrent en classe » E12, « y a certaines personnes effectivement qui excluent très très vite... y a même eu des cas et ça je peux te le dire, d'élèves qui étaient exclus avant même de rentrer... » E5, quelques enseignant·es refusant définitivement de prendre certains élèves dans leurs classes, ou refusant de les accepter pour plusieurs séances, dans l’attente par exemple de la formulation d’excuses : « ça m'est arrivé de refuser de prendre un élève tant qu'il n'avait pas accompli la sanction qu'on lui avait demandé, qu'il n'avait pas présenté des excuses ... » E9. La mise à l’écart avant le début du cours peut être aussi prononcée à l’occasion d’incidents dans le couloir, alors que les élèves sont encore dans cet entre-deux, facilement sujets à l’agitation : « ça commence là : quand le gamin y veut pas s'ranger, voilà y va donner des taquets comme ça à ses camarades et tout ça ben l'prof y s'casse pas la tête hein : allez tu descends. Avant d'rentrer en cours ! » AED59. Ces exclusions anticipées peuvent devenir une mise à l’écart a priori de l’élève fixant le destin de l’élève avant qu’il n’entre en classe : « comme y sont souvent exclus, ça arrive quand même et j'l’ai déjà vu (…) le professeur qu'y avait déjà la fiche d'exclusion préremplie avec le nom d'l'élève. Donc là, quoi qui fasse, toutes façons y va être dehors » P68. Lorsque les élèves ne sont pas acceptés avant d’entrer en classe, les enseignant·es et les CPE n’interprètent pas de la même manière la situation. Pour l’enseignant·e, l’élève n’étant pas rentré dans sa salle, il n’est pas exclu, pour le ou la CPE, l’élève n’étant pas en classe il est exclu. Cette différence de point de vue participe aux tensions entre les deux groupes sociaux de l’établissement, compliquant les modalités de prise en charge, impliquant un surcroit de travail pour les personnels de vie scolaire et perturbant le cours. On ne juge même pas qu'ils sont exclus, mais on les accepte pas... donc c'est pas qu'ils sont exclus, donc ils sont pas accompagnés, donc on a pas l'motif, d'où on est obligés d'aller vérifier, d'où on re-gêne le cours, et puis voilà ça énerve tout le monde. CPE55, 26 ans, femme débutante. 224 Ce refus de laisser entrer en classe certains élèves participe d’un des paliers du tri auquel participe l’exclusion ponctuelle de cours dans les collèges de notre enquête. b. Les rapports d’exclusion : bras de fer entre les enseignant·es et les CPE A la suite de ces exclusions de leurs classes, un ou plusieurs élèves arrivent au bureau de la vie scolaire, généralement accompagnés d’un autre élève « neutre » désigné par l’enseignant·e, qui remet un rapport écrit et du travail à l’AED qui assure à ce moment-là l’accueil du bureau de la vie scolaire. Certains élèves arrivent sans être accompagnés, certains élèves n’ont pas de rapport écrit ni de travail, les enseignant·es pouvant oublier de donner le travail, ou le transmettre à l’élève de manière trop informelle : « alors le dernier, j'ai un peu déconné entre guillemets, parce que y en a un qui est arrivé en retard, et j'lui ai donné le travail à faire à l'oral, mais j'lui ai pas écrit sur la feuille » E42. Les CPE auxquel·les l’ancienneté dans l’établissement confère suffisamment de légitimité peuvent exiger le rapport ou le travail manquant et envoyer un AED chercher l’un ou l’autre auprès de l’enseignant·e. : « par contre y a un truc sur lequel je transige plus c’est que, l'élève exclu d'cours il a du travail. Voilà » CPE54, « s'il a pas d'travail ben souvent y remonte avec un surveillant qui demande du travail. » CPE53. Ces deux éléments sont considérés comme le minimum nécessaire dans la transaction entre les enseignant·es et les CPE, le travail permet d’occuper l’élève, le rapport de donner du sens à la prise en charge et à l’entretien qui légitime le travail du CPE lorsqu’il reçoit l’élève exclu : Moi une exclusion d'cours c'est un rapport écrit. Moi y m'faut des faits, euh sinon je, je suis dans le… (…) euh, moi y a eu un problème en classe, j'y étais pas, c'est pas moi qui a eu un conflit avec l'élève. Donc moi essayer de rappeler à l'élève ses devoirs de collégiens, etc. ok... mais le contexte, si j'ai pas un rapport après qui m'l'explique et qui m'fait comprendre la situation, euh, c'est pas possible, j'peux pas travailler comme ça. CPE54, 40 ans, jeune, femme. Ces rapports d’exclusion sont ainsi le moyen de révéler aux CPE à qui ils sont adressés, ce que les enseignant·es subissent dans la classe, et donc permet à ces enseignant·es de justifier la décision de l’exclusion prononcée. Le fait que ces rapports soient rédigés dans la précipitation et souvent sous le coup de la colère, peut donner révéler des événements, à des paroles ou à des jugements minorés par les enseignant·es dans le cadre des entretiens. Ainsi, certains enseignant·es confessent dans leurs écrits des échanges qui leur ont échappé, comme pour s’en excuser : « je suis maintes fois sortie de mes gonds et j’ai utilisé des mots excessifs : “dégage“ ou “ferme-là“ » (rapport n°19 collège n°1), d’autres des situations qui leur échappent totalement : « la moitié de la salle s’est transformée en ring de boxe où ils se sont assénés en se déplaçant, force coups de poings et force coups de pieds » (rapport n°20 collège n°1). L’indignation du narrateur ou de la narratrice se donne à voir dans toute une série d’indices : mots soulignés plusieurs fois d’un geste exaspéré, points d’exclamation, mais aussi dans les mots employés (« c’est inadmissible ! » « déchainée, incontrôlable »). Au contraire, certains rapports d’exclusion rapportent des faits sans gravité et banals : « ne sort pas ses 225 affaires, ne travaille pas, fait du bruit » (rapport n°53, collège n°1) « ne tient pas en classe » (rapport n°60 collège n°2) « refuse de donner son carnet » (rapport n°55 collège n°2) « trop de retard, trainent dans les couloirs » (rapport n°82 collège n°2), égrenés de façon blasée au fil des rapports par les mêmes enseignant·es à propos des mêmes élèves, révélant la lassitude générée par la répétition des comportements déviants. L’écriture du rapport et sa réception par la vie scolaire consacrent l’exclusion. Tant que le rapport n’a pas été accepté, l’élève est encore dans une situation d’entre-deux, il pourrait retourner en classe pour aller chercher un rapport inexistant ou même retourner en classe si le motif noté par l’enseignant·e ne semble pas justifier l’exclusion. En consignant l’écrit qui va être traduit dans le logiciel de vie scolaire, le ou la CPE ou l’AED entérine définitivement l’exclusion, l’officialise, l’inscrit dans le marbre du dossier de l’élève. Les rapports d’exclusion témoignent aussi de la difficulté à coopérer. Ces écrits fragiles sont parfois le seul lien entre les CPE et les enseignant·es, soit parce que les CPE sont surchargés et donc peu accessibles, soit parce que les enseignant·es restent peu de temps dans l’établissement, soit parce qu’en situation de conflit, l’échange de papier reste la seule forme de communication possible. L’écriture d’un rapport constitue d’un côté pour les enseignant·es une contrainte, de la paperasse qui se surajoute à l’urgence de l’exclusion, de l’autre pour les CPE, un document précieux qui légitime leur travail et permet d’envisager une collaboration. L’absence d’information factuelle sur l’incident ayant mené à l’exclusion participe à opacifier la lecture de la situation par les CPE : « ce qui est très compliqué c'est quand les élèves par exemple n'ont pas de papier, ou ne sont pas accompagnés... où là on se retrouve quand même dans une difficulté de bon ben… on fait confiance à l'élève... » CPE55. Le seul témoignage sur ce qui s’est passé dans la classe étant alors celui de l’élève, l’entretien perd de son sens, la responsabilité de l’élève ne pouvant être engagée : « si y s'avère que l'élève nous raconte “mais j'ai rien fait... j'étais juste en train de me retourner, j'ai même pas bavardé et j'chui exclu de cours !“ évidemment la prise en charge est pas la même... » CPE55. La transmission d’un rapport écrit ne résout pas toujours cette difficulté d’interprétation de l’incident qui a conduit à l’exclusion : les écrits produits dans l’urgence, face à une situation conflictuelle, restent parfois très difficiles à interpréter : Malheureusement des fois euh... j'ai pas assez d'éléments même pour comprendre quoi... encore c'matin j'ai un gamin qui vient en m'disant euh... j'ai été exclu de cours parce que j'ai un torticolis ! c'est ce qu'y avait écrit sur le MOT, d'exclusion... y avait écrit : “exclu d'cours, parce que soit disant a un torticolis“. Euh... voilà, moi j'fais quoi avec ça quoi ! (rires ). CPE55, 26 ans, débutante, femme. Le manque d’attention porté à la rédaction de ces rapports peut être interprété par les CPE et les AED à la fois comme un manque d’intérêt pour l’élève qui vient d’être exclu, dont on souhaite simplement se débarrasser sans se soucier de ce qu’il peut devenir, et comme un 226 manque de respect pour le travail des personnels de vie scolaire, responsables de la prise en charge de ces élèves sans information compréhensible sur les perturbations qui ont déclenché l’exclusion. Alors que les enseignant·es peuvent négliger cette activité, les CPE peuvent y attacher plus d’importance, reprenant les enseignant·es qui devront corriger un rapport jugé trop négligé. Au cours de l’observation du 14 novembre 2017, la CPE55 corrige E29 en substituant dans le rapport des termes plus châtiés, aux expressions très familières que l’enseignant·e avait d’abord utilisé. Comme les rapports ne sont pas systématiquement rédigés par les enseignant·es et que certains élèves arrivent au bureau de la vie scolaire sans trace écrite de leur exclusion, il est possible d’observer des élèves qui ne se rendent pas en cours et se présentent directement aux AED ou aux CPE : un grand classique, c'est le mensonge à l'exclusion, c'est encore arrivé à un d'mes collègues hier, moi ça m'est arrivé j'sais pas combien d'fois, là, un enfant qu'on a jamais vu qui s'est jamais présenté à l'entrée et qui va au bureau d'la vie scolaire en disant, “Monsieur machin m'a exclu, Madame machin m'a exclu“. E31, enseignant d’anglais, 55 ans, chevronné, 73 exclusions. Ces stratégies des élèves qui exploitent les failles du système peuvent être reprochées réciproquement aux groupes sociaux de l’établissement : les enseignant·es reprochant aux CPE d’accepter en vie scolaire des élèves qu’ils et elles n’ont pas exclus, les CPE leur reprochant en retour d’être à l’origine de cette confusion en ne rédigeant pas systématiquement de rapport. Pour les enseignant·es qui excluent systématiquement des élèves, ces élèves qui s’excluent eux-mêmes peuvent expliquer les scores faramineux d’exclusions qu’on leur attribue. Ils ou elles n’excluent pas si souvent des élèves, les statistiques étant biaisées par une mauvaise gestion de la vie scolaire qui accepterait en exclusion ces élèves sans vérifier qu’ils ont été effectivement exclus. Dans certains cas, les élèves refusent de sortir de la classe lorsque l’enseignant souhaite les exclure. Un AED ou un CPE peut alors être appelé pour obliger l’élève à quitter la classe : « j'ai eu quelque fois dû intervenir parce que le gamin voulait pas lâcher et le prof arrive pas à le mettre dehors » CPE57, « le collègue m'appelle en disant, vite le gamin veut pas sortir euh... il est en train d'faire n'importe quoi, y refuse de sortir » CPE55, « le prof, ne peut pas exclure l'élève, n'y arrive pas, et il est obligé de me faire intervenir. C'est, de temps en temps, y a des exclusions comme ça et c'est celles-là qui me marquent parce qu’elles finissent mal » CPE53. Ces situations limites peuvent basculer dans la violence ou la rupture. Elles mettent en jeu une « super autorité » de l’adulte qui vient chercher l’élève et qui n’a pas d’autre solution que de le faire sortir de classe : « là je suis pas, j'incarne pas que l'autorité là, j'suis obligé d'in, d'incarner qu'que chose de ... encore plus quoi... y faut vraiment que l'élève sente, qu'il n'a, aucune autre possibilité que de me suivre » CPE53. Ces exclusions extrêmes sont souvent des exclusions qui se finissent mal, l’enseignant·e concédant de reconnaitre son échec : 227 « finalement on décrédibilise le prof pour moi, j'ai cette sensation-là » CPE55. Dans ces situations, les CPE sont contraint·es par l’enseignant·e d’assumer un rôle qu’ils répugnent : ils m'entendent largement arriver, le prof, m'a appelé 'fin les élèves savent que j'arrive et je joue encore ce rôle euh... là, de mon spectacle de : j'tape bien des pieds en arrivant, j'fais bouger mes clefs et j'ouvre la porte et je dis : “tu viens là tout d'suite immédiatement“ (dit avec une voix extrêmement sévère). CPE55, 26 ans, débutante, femme. Certains élèves exclus peuvent disparaitre dans le collège et ne jamais se rendre dans les bureaux de la vie scolaire, errer dans l’établissement : « je vois souvent des élèves qui s'baladent quand on est de couloir... (…) on leur demande : “tu fais quoi ? tu de... si t'as pas cours va en perm“... juste ça mais... qu'est-ce qu'on en sait vraiment s'il est exclu » AED60. C’est le cas plus particulièrement des élèves exclus sans qu’aucun autre élève ne les accompagne. Ces élèves peuvent alors se cacher dans les couloirs de l’établissement ou dans un lieu isolé de la cour de récréation. Si les équipes de vie scolaire apprennent la disparition d’un élève, cela peut obliger les AED à effectuer une ronde dans le collège pour retrouver l’élève perdu. Dans ces situations extrêmes, l’attitude de l’élève suite à la décision de l’enseignant·e va alourdir encore la faute qu’il a commise, les suites (refus de sortir de classe ou disparition dans le collège) étant parfois plus graves que l’incident qui avait d’abord déclenché l’exclusion. c. Exclue « pour rien » Lorsqu’ils arrivent dans les bureaux de la vie scolaire, une interprétation de la situation est réalisée par les AED et les CPE. Cette interprétation prend en compte l’identité de l’enseignant·e qui a exclu l’élève, celle de l’élève, le motif d’exclusion, les circonstances ponctuelles dans lesquelles se retrouve le service à ce moment-là. Par exemple, dans le collège n°1, quand un élève arrive en vie scolaire exclu par E11, l’exclusion est considérée a priori comme illégitime. L’élève peut effectuer alors des allers-et-retours entre la salle de classe et les bureaux de la vie scolaire, les CPE et AED demandant à l’enseignant·e des documents justifiant l’exclusion. Djawida : “tu sors !“ il dit : “prend tes affaires et sors !“ Pour rien. CPE53 : (à CPE52) faut avoir... un retour avec un mot ou... qu'on l'accompagne... CPE52 : ah mais moi c'est évident... qui est dispo là (elle interpelle les AED) ? AED 59 : Moi j'vais la ramener... CPE52 : voilà juste un p'tit mot et du travail si effectivement elle est exclue parce que... fait voir le travail que tu as effectivement fait ? AED 59 : Je vais voir si elle a un travail à faire ? CPE53 : vous montez avec elle auquel cas... CPE52 : le motif de l'exclusion parce que là, on a que la version de Djawida et... si effectivement elle est exclue, un rapport d'exclusion et euh... 228 Djawida : il m'a demandé de faire cet exercice et lui y me dit : “tu l'as pas fait“ alors qu’j'l'ai fait ! CPE52 : Tu l'as pas fait à l'arrache en copiant sur un copain ? Djawida : non non non... CPE53 : Et même, de toute façon, il peut pas la virer... CPE52 (rires) CPE53 : non mais sinon t'as plus d'élèves quoi ! CPE52 : ok, alors attend tu attends deux minutes [AED 59] elle te raccompagne pour voir effectivement ce qui s'est passé et avoir du travail Extrait de l’observation de vie scolaire du 02 février 2018, collège n°1. Lorsque les élèves sont renvoyés vers l’enseignant·e pour qu’il ou elle complète les documents officiels nécessaires, c’est que l’exclusion est interprétée a priori comme abusive. Le fait que E11 soit un enseignant qui exclut systématiquement des élèves de sa classe participe à le décrédibiliser auprès des élèves (il exclut « pour rien ») et des CPE (la situation provoque des rires, CPE53 affirme : « il peut pas la virer », « sinon t’as plus d’élève quoi ! »). En revanche, lorsque Djawida reviendra en vie scolaire avec le rapport d’exclusion, l’exclusion devient officielle et prend un caractère plus sérieux pour les CPE qui doivent s’entretenir avec elle : CPE52 : Pour insolence et refus de travail AED 59 : et il a fait un rapport en ligne... CPE52 : d'accord... tu vois c'est pas la même chose ! Djawida : comment ça c'est pas la même chose ? CPE52 : tu as oublié d'me dire que tu avais été insolente... Observation de vie scolaire du 02 février 2018, collège n°1, suite 1. La validation officielle de l’exclusion dans le logiciel de vie scolaire fait basculer la perception qu’en ont les agents scolaires et le sens que va prendre cette punition comptabilisée dans le logiciel de vie scolaire. Ce basculement est difficile à comprendre pour l’élève pour laquelle, soudain, et sans justification supplémentaire que le rapport de l’enseignant, le statut de son exclusion passe d’une mesure abusive, prononcée par un adulte décrédibilisé par l’institution (via les CPE) à une mesure légitime entérinant un comportement déviant. La contestation de Djawida (« comment ça c’est pas la même chose ? ») devant ce retournement de situation marque bien cette incompréhension. Cette lutte où l’on se « refile » l’élève de la salle de classe aux bureaux de la vie scolaire peut durer plus de temps et ne se résoudre que lorsque l’un des deux pôles de l’échange, renonce à se débarrasser de l’élève. Par exemple, lors de cette l’observation du cours de E11 le 9 novembre 2017, les allers-et-retours de deux élèves arrivés juste après l’entrée en classe vont s’étaler sur un quart d’heure : La salle est disposée en îlots, 23 élèves en classe. 229 Les élèves viennent de s’installer à leurs tables, Isaac ouvre la porte, essoufflé. E11: why are you late? Issac : Ben, y a un surveillant qui m’a attrapé parce qu’y en avait qui sont rentrés dans les classes… E11 : tu vas chercher un mot pour être sûr (l’élève ressort de la classe). Un second élève (Bilal) arrive en retard. Il est renvoyé directement à la vie scolaire pour le même motif. Bilal : (il ouvre à nouveau la porte de la classe) il faut quoi déjà Monsieur ? E11 : un billet de retard à la vie scolaire, (Bilal ressort, E11 interpelle la classe) il le fait exprès vous voyez, il cherche à saper l’autorité du professeur ! Isaac : (il est essoufflé, comme s’il avait couru dans les couloirs pour trouver le surveillant qui l’a retenu) je le trouve pas ! E11 : et bien tu vas le trouver… ou alors tu vas dans un autre collège. (…) Isaac et Bilal : (ils entrent dans la classe et interpellent le professeur en cœur) : on est pas en retard elle a dit : ça fait cinq minutes. E11 : alors je vous accepte pas ! Isaac et Bilal : elle a dit “il est obligé“. E11 : je vous accepte pas : dehors (les deux élèves ressortent) (…) Un élève fait l’appel. L’élève : who is missing today ? E11 : Isaac and Bilal are missing ! Des élèves : mais ils sont pas absents Monsieur ! E11 : pour l’instant ils sont absents. S’ils viennent avec le justificatif ils seront pas absents. Bilal et Isaac reviennent avec un mot de la vie scolaire, dix minutes après le début du cours. Mais comme le billet écrit par l’AED ne signale qu’un retard et pas l’échange évoqué dans un premier temps par Isaac avec un AED dans le couloir, E11 renvoie encore une fois Isaac à la vie scolaire et garde Bilal. Un élève : (aux autres élèves de son îlot) : il est compliqué ! Isaac revient une nouvelle fois. Il n’a pas trouvé le surveillant qui doit lui faire son mot. E11 : (il hausse le ton) je veux un mot du surveillant. Tu y retournes : tu feras ça pendant tout le cours. Il s’amuse comme ça : il sape l’autorité du professeur. (…) Isaac : (il entre à nouveau dans la classe, essoufflé. Seize minutes se sont passées depuis le début du cours) : j’ai cherché partout, je le trouve pas. E11 : bon, mais la prochaine fois, tu dois avoir un mot… de la principale, du CPE… mais tu dois avoir un mot. Je dois vérifier, sinon je sais pas ce qui se passe. Aller, va t’asseoir… Observation en classe de 6ème, E11, le 9 novembre 2017 de 14h00 à 15h00. 230 Cette situation se déroule au début du mois de novembre, avec des élèves de 6ème, qui sont donc scolarisés depuis deux mois dans le collège n°1. On assiste ici à une lutte entre l’enseignant et les personnels de vie scolaire qui cherchent chacun de leur côté à imposer leur point de vue sur la situation. D’un côté les AED défendent une règle qui les protège dans le collège n°1 et qui oblige les enseignant·es à accepter en classe les élèves en retard. De l’autre côté, E11 qui souhaite imposer une application stricte de la règle qu’il a lui-même édicté, défend sa liberté pédagogique et son droit à ne pas accepter en classe certains élèves : face au refus de la vie scolaire, il affirme ainsi un pouvoir supérieur à celui des AED : « alors je vous accepte pas ! (...) je vous accepte pas : dehors ! ». On voit que les élèves, se jouent de l’ambiguïté de la situation, peut-être même avant l’entrée en classe (l’essoufflement d’Isaac lors de sa première entrée peut paraître « sur joué ») en maximisant les allers-et-retours (Bilal entre à nouveau dans la salle de classe pour faire repréciser à l’enseignant la requête pourtant évidente adressée à la vie scolaire) et en se délectant du conflit entre les adultes : « on est pas en retard elle a dit : ça fait cinq minutes. » « elle a dit “il est obligé“ ». On voit aussi que l’enseignant fait disparaître règlementairement dans son appel les deux élèves qui ne sont pas acceptés en classe en les notant « absents » et pas « exclus de cours », provoquant l’indignation des autres élèves. Enfin, dès ces premiers mois de scolarité au collège, et ici à partir d’un conflit mineur, la menace implicite de l’exclusion de l’établissement est déjà naturellement brandie par E11 (« ou alors tu vas dans un autre collège »). Les deux élèves soumis à ces échanges arbitraires entre les AED et l’enseignant, mais aussi les autres élèves de la classe vont catégoriser la pratique de l’enseignant (« il est compliqué ! »). Cette stigmatisation de la pratique abusive de l’exclusion pourra constituer par la suite un motif de neutralisation de la déviance pour les élèves qui ont été décrédibilisés a priori E11 (Matza & Sykes, 1957). Ce registre de neutralisation de l’enseignant est d’autant plus légitime qu’il est appuyé par le discours des assistant·es d’éducation et des CPE. Cette lutte entre les adultes se résout en fonction des statuts relatifs de l’enseignant·e et du ou de la CPE dans l’établissement. Lorsque l’enseignant·e est proche des CPE, ceux-ci ou celles-ci peuvent renvoyer l’élève en classe, à l’amiable, avec un mot en faisant comprendre que le motif n’est pas suffisant pour exclure l’élève ou que le moment n’est pas bien choisi pour l’accueillir dans de bonnes conditions, comme par exemple lors de cette observation du 03 avril 2018 : Alors qu’il quitte le collège, CPE53 est arrêté devant son bureau par deux élèves de troisième. Ils lui expliquent qu’un des deux a été exclu par son professeur alors qu’ils rentraient en classe. L’élève : chuis entré en classe, j’avais un bâton de sucette, mais y avait que le bâton, le prof il a cru j’suçais une sucette. CPE54 : c’est étrange une exclusion comme ça, y a pas de mot… L’élève accompagnateur : c’est surtout très rapide ! (On est au tout début de l’heure de cours). CPE53 renvoie l’accompagnateur en classe. Il rentre dans le bureau avec l’élève et me dit : 231 CPE53 : non mais je fais juste diversion. Je vais le remonter en classe, la place des élèves c’est en classe qu’est-ce que tu en penses ? (à l’élève), tu es d’accord que tu es mieux en classe qu’ici ? L’élève : oui ! CPE53 : et je suis sûr que ton prof est d’accord. On va remonter en classe et tu vas faire l’élève d’accord ? [avant de partir à CPE54 qui rentre dans le bureau] c’est [nom de l’enseignant habitué du bureau des CPE] qui l’a exclu ! CPE54 : il est fatigué [nom de l’enseignant]. Observation du 03 avril 2018 Le retour en classe de l’élève exclu peut être une modalité négociée au préalable entre un·e CPE et un·e enseignant·e : « en accord avec le CPE, je les sors de classe. Ils vont passer soit le reste de l'heure chez lui, soit la discussion avec le CPE peut les ramener en classe et ils reviennent » E6. Dans ces cas-là, l’exclusion est cogérée par le ou la CPE et l’enseignant·e dans un esprit de collaboration, apprécié par les deux parties : ils me mettent, voilà tel élève à fait ça, je ne peux pas l'accepter euh... je le réaccepte lorsque cette histoire a géré, est gérée... ça j'aime bien... je prends... tu vois : une démarche euh, voilà y a y a eu y a eu un conflit, visiblement il est énervé pour qu'que chose, il est pas une posture de travail, je n'ai pas l'temps de régler ça parce que j'dois faire un cours, voilà est-ce que tu peux régler ça et dès qu'c'est fait, et qu'il est calme euh, je le reprends.... Là j'dis banco... CPE53, 41 ans, confirmé, homme. Dans le collège n°2 où la salle des professeur·es peut réagir violemment à tout type d’injonction qui remettrait en cause leur liberté pédagogique, les CPE ne renvoient d’élèves en classe que dans le cas d’un accord préalable négocié avec les enseignant·es. Lorsque l’enseignant·e occupe un statut inférieur dans l’établissement (enseignant·e débutant·e, contractuel·le ou remplaçant·e) et que le motif d’exclusion est évalué comme peu légitime, les CPE peuvent forcer le retour en classe (comme lors de l’observation du 3 octobre 2017 dans le collège n°1, CPE54 renvoyant un élève en classe exclu pour retard « elle va pas nous prendre de mauvaises habitude celle-là… » à propos d’une enseignante débutante non enquêtée). Ces retours forcés en classe ont été observés lorsque les espaces de vie scolaire étaient saturés par le flux d’élèves accueillis. Dans les cas où les personnels de vie scolaire sont disponibles, les CPE seront plus souples vis-à-vis des motifs d’exclusions. Le traitement en vie scolaire des élèves exclus est fortement individualisé en fonction du profil de l’enseignant·e qui est à l’origine de l’exclusion. Lorsque l’enseignant·e exclut très régulièrement des élèves, et en particulier lorsqu’il ou elle a déjà prononcé plusieurs exclusions durant la journée ou même durant l’heure, le tri devient plus strict (observation du 02 février 2018, pour un élève exclu par un enseignant non enquêté « CPE52 : non mais c’est abusé, bientôt il a plus d’élèves en classe ! CPE53 : et après ils nous parlent d’une école incluante ! »). En revanche, lorsqu’il s’agit d’enseignant·es plus installé·es dans l’établissement ou n’ayant pas une pratique régulière de l’exclusion, les élèves sont pris en charge sans discussion. Le statut relatif de l’enseignant·e dans le collège, et de ce fait le pouvoir relatif qu’il 232 ou elle possède dans l’établissement, permet d’imposer sa définition de la situation d’exclusion. Le retour imposé d’un élève indésirable en classe peut devenir, en particulier pour un·e enseignant·e bien installé·e dans l’établissement, un véritable affront, un motif de rupture violent, de façon à réimposer sa lecture de la situation : Je sais qu'y a des conflits dans le collège parfois entre profs et surveillants et qu'c'est arrivé que des collègues excluent un élève et que les surveillants le ramènent, par, en gros par vice de forme… en gros, le bulletin est pas rempli ou y a pas d'travail des truc comme ça. Bon c'est, c'est un peu abusé hein mais... voilà comme j'te disais, je m'entends bien avec tout l'monde, donc euh, on m'a jamais ramené un élève. Je... mais bon maintenant que j'suis un ancien, j'le sens, j'le vivrais mal, j'dirais : “pardon ? non, non...“ je dirais, “maintenant, lui y rentre pas“. Mais j'pense qu’y a des établissements où et non, on te ramène les élèves, 'fin, j'entends parler hein, on t'ramène l'élève on te dit : “tu peux pas l'exclure, tu le gardes“. Mais quand t'es ancien, que t'en a rien à foutre, et que t'es fonctionnaire titulaire, tu dis : “non, je fais pas cours avec lui : tu vois c'est toi qui t'exclus, sinon je m'exclus moi“. E43, enseignant d’histoire-géographie, 35 ans, confirmé, 8 exclusions. On voit ici que la menace de l’abandon de classe peut être brandie si les services de la vie scolaire cherchent à imposer de force le retour d’un élève en classe. La remise en cause de la légitimité d’une exclusion dépend fortement de la position relative des différent·es interlocuteurs ou interlocutrices dans les collèges, du pouvoir que cette position leur confère et des marges de manœuvre qu’elle leur donne dans la négociation de la situation. Certains éléments catégoriels (“t’es un ancien… t’es fonctionnaire titulaire“) offrent des arguments solides dans la négociation (l’enseignant se permettant, en dernier recours, protégé par son statut, de se retirer de l’interaction « sinon je m’exclus moi »). De même, lorsque l’élève est un élève très régulièrement exclu, l’exclusion sera presque systématiquement acceptée, les personnels de vie scolaire ne prenant même pas la peine de lire les rapports d’exclusion. On voit ainsi que la validation par la vie scolaire de l’exclusion des élèves correspond à un travail d’interprétation pratique de la situation faite par les CPE. On retrouve ici les méthodes de documentation des situations d’interaction mises en avant par l’ethnométhodologie. Les CPE documentent les situations d’exclusion en fonction de la connaissance préalable qu’ils possèdent des différents agents sociaux en présence, et de l’étiquetage social des enseignant·es et des élèves, mais aussi en fonction des contingences particulières auxquelles ils ou elles sont soumis·es (saturation des locaux, absence de personnels, état des conflits entre les groupes sociaux de l’établissement). En fonction des contextes et des différents acteurs ou actrices impliqué·es dans le drame social, un élève pourra être exclu ou non, pris en charge ou non par la vie scolaire, renvoyé en classe ou non, son exclusion pourra peser lourdement ou au contraire n’avoir pas ou peu d’impact sur son destin scolaire. Les élèves sont alors, comme dans ces observations, témoins des mésententes des adultes les personnels de vie scolaire validant l’hypothèse des élèves que les enseignant·es virent « pour rien » (« non mais sinon t’as plus d’élèves quoi ! ») ou qu’ils sont dans une pratique 233 illégale (« elle a dit il est obligé »). Les élèves comprennent ainsi rapidement que concernant l’exclusion de cours, toutes les pratiques ne se valent pas, et que les enseignant·es qui excluent systématiquement des élèves sont discrédité·es par les personnels de vie scolaire. Les enseignant·es qui excluent systématiquement des élèves sont l’objet de railleries de la part des AED et des CPE, moqueries qui deviennent à ce point quotidiennes, en réponse à des exclusions elles aussi quotidiennes, qu’elles peuvent être prononcées indifféremment devant des élèves : « oh, y va bientôt y avoir degun dans la classe de Monsieur [nom de E11] ! » (observation vie scolaire collège n°1, 18/01/2018) « [nom de E32] y veut battre un record aujourd’hui ou bien ? » (observation vie scolaire collège n°2 21/12/2017). L’ensemble des acteurs de l’établissement, à l’exception des autres enseignant·es, prend en compte ce statut à part dans les collèges pour interpréter les situations éducatives. C’est le cas en particulier des élèves qui ne prennent plus au sérieux les exclusions prononcées par ces enseignant·es. L’exclusion peut devenir plus facilement un jeu, les élèves se présentant à la vie scolaire un grand sourire aux lèvres. Dans certains cas, cette stigmatisation de la pratique enseignante peut amener l’élève à décrédibiliser l’ensemble de l’action éducative de l’établissement, comme dans cette observation du 03 avril 2018 dans la vie scolaire du collège n°1. Un AED non enquêté crie sur un élève exclu : « non mais tu crois quoi, qu’on va te garder comme ça au collège ? Si tu continues à te faire tout l’temps exclure, tu vas finir en classe relais… l’élève : « et c’est bon frère, y rend “loco“ ce prof… y sont fous dans ce collège, si c’est ça je préfère aller en relais ». Le discrédit des enseignant·es déteint sur l’ensemble de l’institution, elle-même discréditée. Ce discrédit devient un motif de neutralisation de la déviance, les élèves dérogeant aux normes parce qu’elles sont imposées par des adultes et un établissement discrédité. Ce processus permet aux élèves d’accepter plus facilement la mise à l’écart vers un dispositif de gestion de la déviance scolaire externalisé comme la classe ou l’atelier relais. d. Second tri dans les locaux de la vie scolaire Les AED effectuent alors une nouvelle sélection qui peut amener, en fonction de leur interprétation pratique de la situation, à ce que les élèves ne soient même pas « proposés » aux CPE. Leur charge de travail peut ne pas du tout leur permettre de recevoir en entretien les élèves exclus. Par exemple, lors de la matinée du 16 janvier 2018, dans le collège n°1, la CPE54 est absente pour maladie et le CPE53 se retrouve seul dans le bureau. Il sera amené à convoquer au cours de la matinée, des élèves suite à la demande d’enseignant·es pour divers problèmes en classe. Cinq élèves seront exclus de cours durant cette matinée sans qu’aucun d’eux ne passe dans le bureau des CPE : les AED, considérant le CPE occupé et les motifs d’exclusion suffisamment banals ayant pris en charge directement les élèves : « les CPE des fois y sont... y sont overbookés, donc des fois : “il est exclu, ok mettez-le en perm...“ » AED59. De la même manière, le temps passé sur le cas des élèves exclus va être fonction du statut relatif de l’élève dans l’établissement vis-à-vis de l’exclusion. Les élèves trop souvent exclus ne seront plus reçus par les CPE et gérés directement par les AED selon un accord tacite. L’échange peut être très rapide entre l’AED qui accueille l’élève exclu et le CPE comme lors de l’observation du 03 avril 2018 dans le collège n°1 : « l’AED : il est encore exclu… CPE54 oui ben 234 vous me l’mettez de côté ? il aura passé sa journée ici celui-là ». Il s’agit là d’élèves qui sont amenés à passer la quasi-totalité de leur temps au collège dans les locaux de la vie scolaire. D’autres élèves exclus pour un motif banal feront l’objet d’entretiens très courts (observation du 11 janvier 2018 dans le collège n°1, un élève exclu pour bavardage est reçu par la CPE54 pour un entretien de 1 minute 20). Si les CPE sont disponibles au moment où l’élève arrive en vie scolaire, le CPE peut s’entretenir avec lui. Les entretiens entre les CPE et les élèves exclus peuvent durer moins de deux minutes, jusqu’à une demi-heure selon la gravité relative des faits ayant conduits à l’exclusion, mais aussi en fonction de l’identité de l’élève exclu (un élève exclu très régulièrement ne sera pas systématiquement reçu par les CPE, même s’ils sont disponibles : « après quand c'est un récurrent, un élève qui est tout l'temps là, je euh.... je prends, j'avoue, même plus le, le temps de, de discuter avec l'élève... » CPE53 « je vais être lassée des élèves qui se font systématiquement exclure par les mêmes personnes et pour les mêmes motifs. Du coup, là, très sincèrement, je vais y accorder très peu d'attention » CPE54 « enfin, à moins que ce soit un élève qui est régulièrement exclu, c'est une question que j'pose plus forcément (rires..) » CPE55) ou de l’identité de l’enseignant·e (une exclusion prononcée par un enseignant·e qui exclut systématiquement ne sera pas jugée comme une préoccupation prioritaire : « quand c'est des profs qui n'excluent JAMAIS qui excluent un élève, là j'comprends qu'c'est... qu'on a vraiment un problème. Quand c'est un prof qu'exclut beaucoup, c'est, c'est dans ce cas-là que l'élève, j'prends même plus du temps… » CPE53). A la suite de l’entretien, les élèves exclus sont pris en charge par les AED. En fonction du nombre d’AED disponibles, les élèves exclus peuvent être pris en charge individuellement ou en petit groupe dans une salle aménagée à cet effet, ou être envoyés dans la salle ou dans une des salles de permanence qui accueillent les classes qui n’ont pas cours durant cette heure (soit parce que leur enseignant·e est absent, soit parce que la classe n’a jamais cours à ce moment-là). Dans le collège n°1, le lieu prévu pour recevoir les élèves exclus est un bureau, posé contre le mur d’une pièce située entre le bureau des CPE, le local privé des AED et la banque d’accueil des élèves. Dans le collège n°2, le lieu d’accueil des exclus, appelé « salle de réflexion » est un espace vitré à l’intérieur des locaux de la vie scolaire, sans ouverture sur l’extérieur. Selon le nombre d’exclus, des élèves peuvent se retrouver sur des chaises dans les bureaux de la vie scolaire, à attendre d’être pris en charge. Les élèves les plus exclus peuvent attendre ainsi l’heure de cours sans faire l’objet d’une quelconque prise en charge. Durant le temps de cours qu’il leur reste, les élèves doivent effectuer le travail qui leur a été donné par leur enseignant·e. Quand aucun travail n’a été remis à l’élève, les CPE ou les AED peuvent fournir eux-mêmes du travail à l’élève exclu. Il peut s’agir d’exercices, de travail de copie, de « fiches de réflexions » conçues par les CPE (les élèves doivent répondre à des questions leur permettant de réfléchir sur leur comportement) ou même parfois de coloriages (les « mandalas », canevas géométriques sensés calmer celles ou ceux qui les colorient, sont ainsi souvent distribués aux exclus). Dans certains cas, les CPE ou les AED peuvent mettre en pratique des compétences disciplinaires qui leur sont propres : CPE52 s’entretient en anglais avec Djawida (observation vie scolaire collège n°1 02/02/2018), CPE56 fait réviser son espagnol à un élève exclu (observation vie scolaire collège n°2 15/01/2018). Mais lorsque les 235 enseignant·es n’ont pas donné de travail, il est courant que les CPE et les AED n’en fournissent pas non plus. Enfin, les élèves exécutent rarement ce travail quand il a été donné : « s’y refusent de travailler en classe, y a pas d'raison qu’y acceptent de travailler ailleurs, donc généralement on donne du travail puis on l'voit jamais c'travail, parce que forcément il a pas été fait » E35, en particulier s’ils sont mélangés à une ou plusieurs classes entières en permanence. Dans le cas où le travail est réalisé, parfois avec l’aide d’un AED, il reste à l’élève un temps libre important. On retrouve régulièrement les élèves exclus dans des positions d’attente et d’ennui, parfois endormis sur un bureau, la plupart du temps écoutant passifs les conversations des AED. Les élèves les plus régulièrement exclus sont des « habitués » des bureaux des vies scolaires. Les personnels peuvent leur donner des tâches à réaliser, comme cet élève qui décore les bureaux de la vie scolaire à l’approche des vacances de noël (observation vie scolaire collège n°2, 21/12/2017) ou Djawida qui renseigne des parents (observation vie scolaire collège n°1, 03/04/2018). Lorsqu’ils sont mélangés à d’autres élèves dans les salles de permanence, les élèves peuvent être à nouveau exclus par les AED qui n’arrivent plus à gérer des mélanges d’élèves explosifs. Les permanences, c'est je pense beaucoup plus difficile à gérer qu'un cours. Déjà parce que les les AED sont euh… sont, ont moins d'outils pédagogiques hein, pour tenir un groupe... et puis parce que c'est des 4ème, des 6ème, des 3ème c'est tout mélangé… parce que les étudiants sont des étudiants, y sont jeunes, inexpérimentés euh, y ont envie d'être sympa du coup ils se font croquer euh, voilà tout tout ça quoi... et quand tu tombes sur des élèves qui euh… qui abusent, ça arrive qu'y a un conflit avec le surveillant qui veut pas non plus lâcher mais... et du coup exclusion d'la perm... CPE53, 41 ans, confirmé, homme. Ces élèves qui se comptent parmi les quelques élèves très régulièrement exclus, vont alors être à nouveau renvoyés vers les bureaux des CPE : Toujours les mêmes enfants... c'est en fait voilà, c'est... y peut s’balader dans la permanence, euh, il peut être en train d'manger quelque chose... euh... il peut parler fort ou quoi alors qu'y en a qui sont en train d'travailler qui ont besoin de calme et tout, de concentration... dans c'cas-là j'dis bon... ben, maintenant tu vas tu vas chez le CPE... AED60, Femme, 21 ans. Les AED qui sont amenés à exclure ces élèves de la permanence constatent cependant le caractère cyclique et vain de ces nouvelles exclusions « y vont s'retrouver ou à la vie scolaire et puis si y a pas de... à la vie scolaire ben dans une autre perm donc c'est pareil... on enlève le problème on l'met ailleurs quoi... » AED59. Comme on le voit, les élèves exclus peuvent être amenés à naviguer : entre les classes, les couloirs de l’établissement, les cours de récréation, des salles de permanence surchargées à l’ambiance explosive, les bureaux des CPE, les espaces improvisés et mal adaptés pour accueillir… Le trajet des élèves exclus est fait d’aller-et-retours, de longs moments d’ennui, au 236 milieu d’adultes qui ne prêtent plus attention à ces élèves qui passent plus de temps dans ces entre-deux que dans les salles de classe. Cette première description, à partir de nos observations, des procédures d’exclusion ponctuelle de cours est nécessaire à la compréhension des données issues des logiciels de vie scolaire des trois collèges enquêtés que nous allons maintenant analyser. 2. La place des logiciels dans l’interprétation de la déviance scolaire Les établissements scolaires de l’enseignement secondaire français utilisent tous aujourd’hui des suites logicielles qui leur permettent d’enregistrer les absences des élèves, leurs retards, les punitions dont ils sont l’objet, mais aussi d’accéder aux emplois du temps des classes et des enseignant·es ainsi qu’aux adresses et coordonnées téléphoniques des familles. Ces logiciels sont devenus l’outil principal des personnels des « bureaux des vies scolaires ». Dans chacune des « vies scolaires » enquêtées, les CPE disposent tou·tes d’un accès au logiciel, ouvert en permanence sur l’ordinateur de leur bureau. Plusieurs autres postes informatiques sont disponibles pour les AED, avec un accès à cette suite logicielle (trois dans les bureaux de la vie scolaire des collège n°1 et n°2). Les AED et les CPE utilisent ces logiciels pour obtenir les coordonnées téléphoniques des familles des élèves, lorsqu’ils doivent les joindre, pour se renseigner ou renseigner les élèves sur leurs emplois du temps ou sur celui d’un enseignant·e, pour enregistrer une punition, ou pour communiquer avec les enseignant·es. Ces logiciels sont dans leur très grande majorité conçus et vendus aux établissements par des entreprises privées, en particulier une entreprise qui équipe aujourd’hui la plupart des établissements français. C’est cette entreprise qui fournit le logiciel « Pronote », évoqué à plusieurs reprises dans les entretiens, utilisé par les trois collèges de notre étude. L’achat de ces logiciels représente un coup important pour les établissements, puisque les droits pour une année scolaire varient entre mille et deux mille euros par an selon la taille de l’établissement. Une solution publique et gratuite existe, développée par le ministère de l’éducation nationale, mais la suite logicielle en question, recommandée par les circulaires officielles, a été largement boudée par les établissements scolaires. L’investissement financier conséquent témoigne de l’importance accordée aujourd’hui à cet outil par les acteurs et les actrices de l’éducation en France. Lorsqu’un CPE reçoit un élève, par exemple à la suite d’une exclusion de cours, la consultation du dossier de l’élève, enregistré dans le logiciel de vie scolaire, est un passage obligé, qui ritualise bien souvent le début de l’entretien. Le CPE peut ainsi faire le point non seulement sur les punitions déjà prononcées à l’égard de l’élève, mais aussi sur ses évaluations et sur son absentéisme. Ces outils numériques s’inscrivent dans une logique de bureaucratisation du système, au cœur de laquelle s’inscrivent des préoccupations de gestion, de mesure et de comptage des flux d’élèves. « La poursuite de cette laborieuse entreprise de contrôle des corps et d’enregistrement systématique des transgressions de chacun » comme le souligne Etienne Douat à propos de l’absentéisme « capte l’essentiel des énergies et obèrent finalement la mise en œuvre d’une réflexion collective » (2010, p. 105). 237 Dans les collèges n°1 et n°2, j’ai eu un accès illimité à ces logiciels dans les locaux des vies scolaires et dans les bureaux des CPE. Mon appartenance au « corps » des CPE et ma connaissance pratique du fonctionnement de ce logiciel a bien sûr, dans ce cadre, joué en ma faveur, les CPE ouvrant cet accès comme ils l’auraient fait pour un « collègue ». Cette confiance m’a permis de me connecter aux logiciels pendant les temps morts de mon observation participante dans les vies scolaires. Elle m’a permis de la même manière de produire un bilan, à la fin de l’année scolaire 2016-2017 dans le collège n°1 et à la fin de l’année scolaire 2017-2018 dans les collèges n°1 et n°2. Dans le collège n°3, le même accès m’a été facilement accordé par la CPE57, mais le principal n’a pas souhaité par la suite que je puisse continuer à consulter librement ces données. J’ai donc pu collecter les données issues du logiciel PRONOTE du collège n°3 le 15 mars 2018. Afin d’effectuer une comparaison pertinente avec les deux autres collèges, j’ai appliqué à ces chiffres un coefficient de 1,6 me permettant de les ramener à un total comparable à ceux des deux autres collèges. Dans la suite de mon étude, tous les chiffres donnés seront, sans autre précision, des chiffres auxquels auront été appliqués ce coefficient. Il me semble nécessaire, préalablement à l’analyse des données fournies par les logiciels des vies scolaire de ces trois établissements, d’expliciter le mode de recueil de ces données. Il semble que l’on ne puisse pas considérer ces données comme reflétant parfaitement la réalité des exclusions ponctuelles de cours de ces trois établissements. D’abord, ces logiciels n’enregistrent que les élèves exclus de cours qui arrivent dans les bureaux de la vie scolaire à la suite de leur exclusion. Nous avons vu qu’il existe beaucoup de situations dans lesquelles les élèves sont exclus de cours sans se retrouver par la suite dans les locaux de la vie scolaire. L’éventualité de ces exclusions qui ne passent pas par les vies scolaires dépend de la culture propre à chaque établissement, cela peut expliquer des écarts importants dans les chiffres globaux d’exclusion entre les trois collèges enquêtés. Nous avons vu que dans le collège n°1, les enseignant·es excluent régulièrement des élèves qui seront pris en charge par d’autres enseignant·es dans leurs propres salles de classe. Dans le collège n°3, les enseignant·es excluent très régulièrement des élèves en les laissant devant la porte de leur classe. Ces pratiques ne sont pas enregistrées. De la même manière, lorsque certain·es enseignant·es excluent des élèves en les laissant libres dans les couloirs ou la cour de récréation, pratique décrite par certain·es enseignant·es, et par les AED, l’exclusion n’est enregistrée qu’à condition que l’élève soit repéré par les services de la vie scolaire : certain·es enseignant·es peuvent être ainsi identifié·es par leurs collègues pour leur pratique déviante : « les exclusions il les rentre pas non plus pour pas que ça se voit... donc lui il exclut comme ça... » E12. De ce fait, les enseignant·es qui pratiquent ces exclusions sont « invisibles » pour l’établissement, il s’agit d’enseignant·es « secrètement déviants » (Becker, 1963, p. 43). Ensuite, l’enregistrement des données dépend de la qualité du travail effectué par les personnels de vie scolaire. Les exclusions de cours peuvent être enregistrées directement par les enseignant·es, dans leur classe au moment où ils excluent des élèves, ce dont témoignent certains enseignant·es (« je remplis le truc directement sur PRONOTE en disant pourquoi je l'ai exclu... » E9 « Parfois j'ai sur moi les papiers pour le rapport ou le renvoi de l'élève. Si on l'a 238 pas, on va sur PRONOTE et on marque l'exclusion sur PRONOTE » E2), mais dans la quasitotalité des cas, ces renseignements sont enregistrés par les AED. La fiabilité de cette saisie dépend donc du travail de ces personnels et de la manière dont ce travail est coordonné par les CPE. Nous n’avons pas enquêté de façon suffisamment systématique pour évaluer les différences entre la réalité des exclusions ponctuelles de cours passées par les vies scolaires et celles enregistrées. Cependant, les observations réalisées dans la vie scolaire du collège n°2 font clairement apparaître des écarts importants : c’est le cas en particulier pour des élèves exclus pour retard, exclus à plusieurs d’un même cours, que nous avons vu physiquement accueillis dans les locaux de la vie scolaire, mais que nous n’avons pas retrouvé par la suite enregistrés dans le logiciel. Cet écart est confirmé par de la CPE55 : « y aussi pas mal de, de... d'exclusions qu'on note pas dans PRONOTE, parce que le fait que l'urgence est l'urgence on a pas l'temps de de respecter tous les protocoles pour avoir nos pronostics » CPE55. Dans un échange plus informel, alors que nous l’interrogeons sur la fiabilité des chiffres issus du logiciel, la CPE55 nous a affirmé qu’il fallait sans doute les doubler. Il semble que les élèves exclus très régulièrement soient plus souvent « oubliés » par les personnels. Il semble aussi que les exclusions prononcées par les enseignant·es qui excluent très régulièrement des élèves puissent être elles aussi minorées. Ce manque de fiabilité dans l’enregistrement des exclusions correspond aussi à une prise en main d’un service de vie scolaire par une CPE débutante : dans le collège n°2, le travail est devenu plus efficace l’année scolaire suivant nos observations, avec une équipe renouvelée et de nouveaux personnels, ce dont témoigne aussi la CPE55 au cours d’échanges informels. Les observations réalisées dans le collège n°1 ne montrent pas de tels écarts. Lorsque nous avons interrogé le CPE53 sur la fiabilité des chiffres enregistrés, il nous a affirmé, contrairement à CPE55, que toutes les exclusions étaient enregistrées, à l’exception de celles qui ne passaient pas par la vie scolaire. Nous n’avons pas constaté d’écart entre les élèves accueillis dans les locaux de la vie scolaire du collège n°1 et ceux enregistrés dans le logiciel. Enfin, dans le collège n°3, le temps passé en observation participante a été moins important, ce qui ne nous a pas permis d’évaluer la fiabilité de cette collecte de données. La CPE57 n’a pas noté dans mes échanges des écarts entre les exclusions réelles et les exclusions enregistrées. Elle a cependant tenu à souligner que n’apparaissaient pas dans les chiffres officiels les élèves exclus à la porte des classes, en nous montrant de la main les coursives du collège pour bien signifier l’ampleur de la pratique. Ces précisions apportées, il faut noter que la pratique que l’exclusion ponctuelle de cours, illustrée par ces chiffres qui sont plutôt à priori en deçà de la réalité, est une pratique considérable dans les trois collèges enquêtés, puisque qu’entre 850 et 1350 élèves y sont notés exclus au cours de l’année scolaire 2017-2018. Ces chiffres vont dans le même sens que les témoignages des AED, premiers personnels à être confrontés à ces exclus : « on a tellement d'exclusions que on peut pas s'occuper de chaque exclusion, c'est pas possible (…) on est dixhuit AED dans ce collège et c'est pas assez... » AED59. 239 3. La nature des exclusions Lorsqu’une exclusion est enregistrée dans le logiciel de vie scolaire, elle fait apparaître le nom et la classe de l’élève exclu, la date, le créneau horaire, le nom de l’enseignant·e qui a exclu l’élève et le motif pour lequel il a été exclu. En prenant en compte les réserves exprimées plus haut, les données recueillies peuvent donc nous renseigner sur les classes et les niveaux dans lesquelles on exclut plus ou moins les élèves, sur le genre de ces élèves, sur les raisons pour lesquelles des élèves sont exclus. Ces éléments nous permettent de tirer de premiers enseignements sur la nature des exclusions dans les trois collèges enquêtés. a. Les exclusions en fonction des classes : La répartition des exclusions en fonction des classes est très différente dans chacun des collèges : dans le collège n°1, les exclusions sont réparties de façon harmonieuse en fonction des niveaux, avec un peu moins d’exclusions en 6ème et en 3ème (respectivement 23 % et 20 % contre 31 % en 5ème et 26 % en 4ème). Cette répartition aléatoire dépend de toute une série de facteurs, mais en particulier le fait que des enseignant·es qui excluent systématiquement des élèves soient les enseignant·es de ces classes. Elle remet en cause l’idée très largement acceptée dans ces trois collèges que les élèves de quatrième seraient systématiquement les plus exclus. Figure 23 : exclusions officielles par classes et par niveau enregistrées dans le collège n°1 6ème 1 6ème 2 6ème 3 6ème 4 6ème 5 6ème 6 Total 6ème Total 25 2 50 7 66 42 192 23 % 855 5ème 1 5ème 2 5ème 3 5ème 4 5ème 5 5ème 6 Total 5ème 31 21 54 14 75 74 269 31 % 4ème 1 4ème 2 4ème 3 4ème 4 4ème 5 4ème 6 Total 4ème 240 39 27 17 64 55 22 224 26 % 3ème 1 3ème 2 3ème 3 3ème 4 3ème 5 3ème 6 Total 3ème 23 39 27 45 7 29 170 20 % répartition des exclusions par classes et par niveau dans le Collège n°1 300 250 200 150 100 50 0 Sixièmes Cinquièmes 1 2 Quatrièmes 3 4 5 Troisièmes 6 Source : logiciel vie scolaire du collège n°1, 2017-2018. Comme nous le montre la figure n°23, dans le collège n°1, les cinquièmes sont les classes dans lesquelles on compte le plus d’exclusions, deux classes de cinquième totalisant respectivement 75 et 74 exclusions dans l’année. Les écarts sont très importants entre les différentes classes : 2 élèves sont exclus dans la 6ème2 et 66 dans la 6ème 5, de la même manière, 14 élèves exclus dans la 5ème 4 et 75 dans la 5ème 5. Dans le collège n°2, les différences sont plus accentuées, les élèves étant exclus plus en 5ème (37 %) et en 3ème (30 %). Figure 24 : exclusions officielles par classes et par niveau enregistrées dans le collège n°2 : 6ème 1 6ème 2 6ème 3 6ème 4 6ème 5 6ème 6 Total 6ème Total 15 11 12 48 32 25 143 14 % 1042 5ème 1 5ème 2 5ème 3 5ème 4 5ème 5 5ème 6 Total 5ème 105 56 2 52 86 91 392 37 % 4ème 1 4ème 2 4ème 3 4ème 4 4ème 5 4ème 6 Total 4ème 241 82 11 48 47 87 43 318 30 % 3ème 1 3ème 2 3ème 3 3ème 4 3ème 5 3ème 6 Total 3ème 59 16 23 48 6 37 189 19 % Répartition des exclusions par classe et par niveau dans le collège n°2 450 400 350 300 250 200 150 100 50 0 Sixièmes Cinquièmes 1 2 Quatrièmes 3 4 5 Troisièmes 6 Source : logiciel vie scolaire du collège n°2. Dans le collège n°2, on peut le voir dans la figure n°24, les écarts peuvent être très importants, puisque dans la classe de 5ème 3, on ne compte que 2 exclusions dans l’année, alors que l’on en compte 91 en 5ème6. On retrouve des écarts semblables en quatrième (11 exclus en 4ème 2 et 87 en 4ème 5) et en 3ème (6 exclusions en 3ème 5 et 59 en 3ème 1). Dans le collège n°2, ce sont encore les classes de cinquième qui comptabilisent le plus d’exclusions. Dans le collège n°3, c’est le niveau de 4ème qui est le plus touché (44 %) puis celui de 3ème (26 %). Figure 25 : exclusions officielles par classe et par niveau enregistrées dans le collège n°3 6ème 1 6ème 2 6ème 3 6ème 4 6ème 5 6ème 6 Total 6ème Total 6 8 35 33 31 31 144 10 % 1350 5ème 1 5ème 2 5ème 3 5ème 4 5ème 5 5ème 6 Total 5ème 18 137 30 50 5 21 261 20 % 4ème 1 4ème 2 4ème 3 4ème 4 4ème 5 4ème 6 Total 4ème 242 96 123 78 113 104 78 592 44 % 3ème 1 3ème 2 3ème 3 3ème 4 3ème 5 3ème 6 Total 3ème 108 58 60 16 49 62 353 26 % Répartitions des exclusions par classe et par niveau dans le Collège n°3 700 600 500 400 300 200 100 0 Sixièmes Cinquièmes 1 2 Quatrièmes 3 4 5 Troisièmes 6 Source : logiciel vie scolaire du collège n°3. La figure n°25 nous montre que dans ce collège, près de la moitié des exclusions sont prononcées dans les classes de 4ème : si trois classes de quatrième sont particulièrement concernées, le nombre d’exclusions prononcées est important dans toutes les classes de 4ème. Les figures n°23, 24 et 25, montrent une répartition des exclusions par classe très diverse. En revanche, on voit bien que certaines classes cumulent les exclusions alors que dans d’autres, presqu’aucune n’est prononcée. Ces écarts avec des exclusions cumulées dans certaines classes se retrouvent à tous les niveaux d’enseignements. Il semble que des écarts aussi systématiques ne puissent pas relever du simple hasard et confirment la persistance de classes de niveau dans les collèges de l’enseignement secondaire, ce dont peuvent témoigner certains enseignant·es : Après y a toujours la cinquième classe, la numéro cinq la numéro six de chaque niveau qui sont... six c'est les... les bilangues, et les cinq y font option allemand... on sait très bien que là y a toujours une euh... y a toujours plus de filles que d'garçons et puis c'est les bons élèves donc euh, y sont plus scolaires, y a moins de problèmes de discipline. E39, enseignant de SVT, 34 ans, confirmé, 2 exclusions. L’existence de classes plus « difficiles » est confirmée par les observations de terrain et en particulier par le retour récurrent dans les plaintes des enseignant·es et des personnels de vie scolaire par rapport à certaines classes de l’établissement. C’est dans ces classes qui cumulent le plus d’exclusions ponctuelles de cours que sont aussi scolarisés les élèves qui sont exclus le plus régulièrement. Dans les trois collèges, les élèves exclus sont très majoritairement des garçons, la proportion étant de trois quarts de garçons exclus pour un quart de filles exclues, avec de très faibles variations en fonction des établissements. Cette disproportion genrée confirme tout 243 ce qui a déjà été montré par les travaux de la recherche à propos de l’influence du genre dans les pratiques punitives en collège (Ayral, 2011; Debarbieux, 2018; Grimault-Leprince, 2012; Grimault-Leprince & Merle, 2008). Nous allons maintenant analyser les exclusions en fonction des motifs enregistrés, ces données pouvant nous fournir des informations sur les situations qui poussent à exclure des élèves dans les trois collèges qui constituent notre terrain. b. Pour quel motif exclut-on des élèves ? Les motifs tels qu’ils apparaissent dans les logiciels de vie scolaire sont une réinterprétation des rapports d’exclusion remis aux AED au moment où les élèves arrivent en vie scolaire à la suite de leur exclusion. Cette interprétation répond à des impératifs de simplification : les AED vont devoir en un ou deux mots, catégoriser un rapport d’exclusion parfois long et complexe, qui interprète déjà lui-même les faits tels qu’ils se sont réellement déroulés, du point de vue de l’enseignant·e et en fonction de ce qu’il veut donner à voir de l’événement à la vie scolaire, et à travers elle, au CPE et à la direction de l’établissement. Des motifs préexistent, en fonction de ce que chacun des CPE de chacun de ces établissements a décidé de privilégier comme grille de lecture. Ainsi, les collège n°2 et n°3 font apparaitre une catégorie « bavardage » que l’on ne retrouve pas dans le collège n°1 : cela ne signifie pas que les élèves bavardent plus dans les collèges n°2 et n°3 que dans le collège n°1, mais que dans ce collège, des exclusions pour problèmes de bavardages, sont enregistrées par exemple dans la catégorie « problème de comportement ». De ce fait, ces données ne peuvent pas nous renseigner finement sur la nature factuelle des incidents qui mènent les enseignant·es à exclure des élèves. La comparaison entre le registre des exclusions ponctuelles des trois collèges enquêtés fait cependant apparaitre de premiers éléments pertinents pour la suite de notre étude. Les trois figures présentées ci-dessous nous permettent de voir clairement, d’abord, que dans ces trois établissements, une part importante des exclusions est enregistrée sans motif, c’est-à-dire que l’élève arrive en vie scolaire, soit sans rapport d’exclusion, soit avec un papier ne faisant apparaître aucun motif expliquant l’exclusion. La proportion de ce type d’exclusion est importante : elle représente un quart des exclusions dans le collège n°1, un tiers dans le collège n°2 et un dixième dans le collège n°3. Elle est confirmée par le dépouillement des rapports d’exclusion eux-mêmes : dans le collège n°2, lorsque la CPE55 m’a remis les rapports d’exclusion qu’elle allait jeter, elle a insisté pour que je prenne aussi les fiches d’exclusions laissées vierges qui représentent une part importante de ces rapports récoltés (40 rapports sur les 123 récoltés), ce qui signifie que certains enseignant·es, agacés par l’obligation qui leur est faite de fournir un rapport d’exclusion, transmettent un rapport vierge qu’ils et elles se sont contenté·es de signer et de dater, sans se donner la peine de décrire les circonstances qui ont abouties à cette exclusion. Cette pratique illustre encore si nécessaire les tensions qui se jouent autour de l’exclusion de cours entre les enseignant·es et les vies scolaires. La proportion de ces exclusions sans motif est d’ailleurs beaucoup moins importante dans le collège n°3 où l’exclusion ponctuelle de cours ne constitue pas un réel objet de conflit entre les enseignant·es et la CPE. 244 L’autre élément frappant que nous tirerons de cette première comparaison est la part importante occupée dans les collèges n°2 et 3 par les exclusions prononcées pour retard, alors que cette part est marginale dans le collège n°1 : les retards constituent un motif d’exclusion dans 17 % des cas dans le collège n°2 et dans 14 % des cas dans le collège n°3, contre 2 % dans le collège n°1. Nous verrons que cet écart significatif correspond à des règles différentes sur le traitement des retards dans les trois établissements : dans les collèges n°2 et n°3, les enseignant·es peuvent exclure des élèves arrivés en retard, ce qui n’est pas le cas dans le collège n°1. Nous verrons que ces règles différentes ont un impact sur le comportement des élèves. Enfin les figures n°25, 26 et 27 ci-dessous, montrent la part marginale occupée par des faits que les enseignant·es qualifieraient de « violence » sachant que nous avons regroupé dans les données de ces trois tableaux, les faits de violence physique et de violence verbale. Figure 26 : exclusion par motif dans chacun des trois collèges Exclusions par motif collège n°1 Comportement Sans motif Auto-exclusion Insolence Violence Refuse d’obéir Retard Matériel Total collège n°1 (447) 52 % (215) 25 % (49) 6% (54) 6% (37) 5% (20) 3 % (19) 2 % (14) 1 % 855 Exclusions par motifs collège n°1 Comportement Insolence sans motif Violence Auto-exclusion Refus d'obéir Retards Affaires Source : logiciel vie scolaire du collège n°1 245 Comme nous le montre la figure n°26 ci-dessus, les exclusions pour retard sont tout à fait marginales dans le collège n°1. Les exclusions officielles sont principalement enregistrées sous le motif « comportement ». Il s’agit ainsi d’une appellation très vague, permettant de regrouper tout un panel de comportements sans avoir à les préciser. Ici aussi, les comportements perturbateurs sont de l’ordre de l’allant-de-soi : tout le monde sait bien ce que cela signifie de perturber un cours. Figure 27 : exclusions par motifs dans le collège n°2 Exclusions par motif collège n°2 Comportement Sans motif Retards Bavardages Insolence Violence Bagarre Total collège n°2 (280) 27 % (308) 29.5 % (175) 17 % (133) 13 % (41) 4 % (80) 7.5 % (25) 2 % 1042 Exclusions par motifs collège n°2 retards Comportement Bavardage Insolence Bagarre violence Sans motif Source : logiciel vie scolaire du collège n°2 Dans le collège n°2, contrairement à ce que pourrait laisser apparaitre le discours des enseignant·es sur la multiplication endémique des violences dans les classes, les exclusions qui punissent des violences, verbales ou physiques, sont extrêmement rares. En revanche, une proportion importante de ces punitions sont prononcées suite au retard des élèves. 246 Figure 28 : exclusions par motifs dans le collège n°3 Exclusions par motif collège n°3 Perturbations Sans motif Bavardages Insolence Retards Travail Accumulation Pas ses affaires Total collège n°3 (322) 24 % (118) 9 % (202) 15 % (197) 14.5 % (193) 14 % (137) 10 % (108) 8 % (75) 5.5 % 1352 Exclusions par motifs collège n°3 Sans motif perturbation Insolence Bavardages Travail non fait Affaire retard Source : logiciel vie scolaire du collège n°3 Comme pour le collège n°2, la figure n°28 met en avant la part importante d’exclusion pour retard dans ce collège (14 % des exclusions prononcées et enregistrées). D’autre part, dans le collège n°3, l’exclusion pour absence de matériel n’est pas une pratique négligeable puisqu’elle concerne 5% des exclusions enregistrées. Bien sûr, il faut garder à l’esprit que ces motifs sont des réinterprétations des rapports d’exclusion : des faits de violence peuvent ainsi être enregistrés sous les motifs de « comportement » ou de « perturbation ». La qualification de « violence » est déjà une première interprétation lorsque les enseignant·es l’utilisent pour décrire une situation qui a donné lieu à une exclusion, l’enregistrement rajoute à cette interprétation. Cependant, ces données recoupent la lecture des rapports d’exclusion qui ne font apparaitre que rarement des faits exceptionnels. Les rapports décrivent dans leur grande majorité, des bavardages, des déplacements sans autorisation, des fous rires, le refus de travailler, bref, des petites perturbations communes de l’ordre scolaire. Dans les trois collèges 247 enquêtés, les faits de violence représentent 5% à 10% des exclusions prononcées et donc une petite part de l’ensemble de ces exclusions. Il faut souligner à ce propos que les exclusions officielles, enregistrées et comptabilisées dans ces logiciels sont les exclusions qui répondent aux faits les plus graves. Les exclusions invisibles, quelle que soit leur forme, punissent des faits plus banals encore. Ainsi, si l’on rassemble les chiffres officiels et les « chiffres noirs », les faits de violence qui entrainent des exclusions sont extrêmement rares. L’exclusion n’est pas une pratique exceptionnelle, elle ne répond pas à des cas exceptionnels, c’est au contraire une pratique banalisée, punissant des faits banals du quotidien des classes. 4. Vers une première catégorisation des pratiques d’exclusion Les données recueillies dans les trois collèges enquêté·es permettent de constater un écart important entre les chiffres des exclusions ponctuelles de cours pratiquées dans chacun de ces établissements. Le collège n°1 totalise en effet 855 exclusions au cours de l’année scolaire 2017-2018, le collège n°2 1042 et le collège n°3, totalisait 845 exclusions ponctuelles de cours le 15 mars, ce total étant ramené à 1352. Ces écarts proviennent d’une part des modes de collecte explicités plus haut, mais aussi de pratiques différenciées de l’exclusion ponctuelle de cours dans ces trois établissements, en lien avec les cultures d’établissement spécifiques, les rapports de force relatifs entre les groupes sociaux de ces trois établissements, les positionnements des CPE par rapport à l’exclusion et les politiques des chefs d’établissements. La figure n°29 ci-dessous reprend ces différents chiffres. Figure 29 : total des exclusions ponctuelles de cours dans chacun des collèges enquêté·es Collège n° 1 (2017-2018) 855 Collège n°2 (2017-2018) 1042 Collège n°3 (2017-2018) 1352 Source : logiciel vie scolaire des trois collèges Bien sûr, l’importance relative de la pratique de l’exclusion dans chacun des collèges va déterminer l’importance relative de l’exclusion chez les enseignant·es. Dans un premier temps, nous avons établi une distinction entre cinq types d’enseignant·es en fonction du nombre d’élèves que ces enseignant·es ont exclu dans l’année scolaire. Quelques enseignant·es n’excluent jamais ou presque jamais d’élèves de leurs classes, nous avons regroupé dans cette catégorie celles et ceux qui ont exclu 0 à 2 élèves dans l’année scolaire. Quelques enseignant·es excluent un nombre très important d’élèves : nous avons regroupé dans cette catégorie celles et ceux qui ont exclu plus de soixante fois des élèves au cours de l’année 2017-2018. Entre ces deux extrêmes, nous avons distingué trois catégories, entre 3 et 10 exclusions, entre 11 et 30 exclusions et entre 31 et 60 exclusions, nous synthétisons cette classification dans la figure n°30 qui suit. 248 Figure 30 : catégories d’enseignant·es en fonction de leur pratique de l’exclusion Ceux qui n’excluent jamais Ceux qui excluent exceptionnellement Ceux qui excluent régulièrement Ceux qui excluent très régulièrement Ceux qui excluent systématiquement 0-2 3-10 11-30 31-60 < 60 Nous serons amenés par la suite à affiner et à discuter la pertinence de ces catégories, en les enrichissant par les données collectées dans les entretiens et dans les observations de terrain, mais si l’on se fie uniquement aux chiffres bruts des logiciels de vie scolaire, on trouve en regroupant les trois établissements la répartition suivante entre ces différentes catégories : Figure 31 : part de chacune des catégories de pratique d’exclusion sur le total des enquêté·es (N1=51) comparée à la part de ces catégories sur le total des enseignant·es des trois collèges (N2=167) Catégories en fonction du nombre Enquêtés (N1 = 51) Total des enseignants d’exclusion prononcée durant l’année des trois collèges 2017-2018 (N2 = 167) Ceux qui n’excluent jamais 14 27 % 19 11 % Ceux qui excluent exceptionnellement 10 20 % 50 30 % Ceux qui excluent régulièrement 12 23 % 65 39 % Ceux qui excluent très régulièrement 8 16 % 18 11 % Ceux qui excluent systématiquement 7 14 % 15 15 % Source : logiciel vie scolaire des trois collèges Lecture : parmi les enseignant·es enquêté·es, 14 n’excluent jamais d’élève, soit 27% des enquêté·es. Parmi le total des enseignant·es des trois collèges, 19 n’excluent jamais, soit 11% du total des enseignant·es des trois collèges. Si l’on se fie aux données regroupant les trois établissements, on constate qu’un·e enseignant·e sur 10 n’exclut jamais d’élèves dans ces trois collèges, alors que 15 % excluent des élèves de façon systématique et presqu’un tiers de manière importante. Cela nous montre que les écarts de pratique sont considérables dans ces trois collèges. La figure n°32 ci-dessous détaille ces écarts en distinguant chacun des collèges. 249 Figure 32 : part des catégories de pratique de l’exclusion sur le total enquêté·es dans chaque collège, comparé à la part ces catégories sur le total des enseignant·es de chaque collège Collège n°1 Enquêté·es (N1=22) Total des enseignant·es (N2=49) Ceux qui 7 32 % 14 24 % n’excluent jamais Ceux qui excluent 7 32 % 19 32 % exceptionnellement Ceux qui excluent 3 13 % 20 34 % régulièrement Ceux qui excluent 2 10 % 3 5% très régulièrement Ceux qui excluent 3 13% 3 5% systématiquement Collège n°2 Enquêté·es (N1=16) Total des enseignant·es (N2=53) 2 Ceux qui 4 25% 4% n’excluent jamais 19 Ceux qui excluent 0 0% 36 % exceptionnellement 20 Ceux qui excluent 6 37,5% 38 % régulièrement 5 Ceux qui excluent 4 25% 9% très régulièrement 7 Ceux qui excluent 2 12,5% 13 % systématiquement Collège n°3 Enquêté·es N1=13 Total N2=55 3 Ceux qui 3 23 % 5% n’excluent jamais 12 Ceux qui excluent 3 23 % 22 % exceptionnellement 25 Ceux qui excluent 3 23 % 45 % régulièrement 10 Ceux qui excluent 2 23 % 18 % très régulièrement 5 Ceux qui excluent 2 8% 9% systématiquement Source : logiciel vie scolaire des trois collèges Lecture : dans le collège n°1, parmi les enquêté·es, 7 n’excluent jamais d’élèves, soit 32 % des enquêté·es, 14 enseignant·es n’excluent jamais dans tout le collège, soit 24 % du total des enseignant·es. 250 On voit que dans le collège n°1, les enseignant·es qui n’excluent jamais d’élèves sont surreprésentés, et ceux qui excluent très régulièrement ou systématiquement sous représentés, au contraire du collège n°2 où l’on retrouve moins d’enseignant·es qui n’excluent jamais d’élèves, et plus d’enseignant·es qui excluent très régulièrement et systématiquement. Enfin, dans le collège n°3 la proportion de celles et ceux qui excluent très régulièrement et systématiquement est encore plus importante. La figure n°33 fait apparaître la répartition du total des enseignant·es de chacun de ces collèges en fonction de ces catégories : elle montre cette répartition relative des catégories d’enseignant·es en fonction des collèges. On voit ainsi clairement que dans le collège n°1, les enseignant·es qui n’excluent jamais d’élèves sont surreprésenté·es, alors que dans le collège n°2 ce sont ceux qui excluent systématiquement. De la même manière, les enseignant·es qui excluent très régulièrement ou systématiquement sont plus nombreux dans le collège n°3. Figure 33 : histogramme empilé de catégories d’enseignant·es par collèges Répartition des catégories d'enseignants en fonction des collèges enquêtés 100% 90% 80% 70% 60% 50% 40% 30% 20% 10% 0% Collège 1 jamais exceptionnellement Collège 2 régulièrement Collège 3 très régulièrement systématiquement Source : logiciel vie scolaire des trois collèges La figure n°34 reprend la répartition par catégorie sur l’ensemble des enseignant·es des trois collèges (N=167). Elle montre un clivage entre une part importante qui n’exclut qu’exceptionnellement des élèves et une part qui à l’opposé exclut de façon systématique ces mêmes élèves. 251 Figure 34 : proportion des enseignant·es en fonction de leur pratique de l’exclusion sur l’ensemble des trois collèges Proportion des enseignant·es en fonction de leur pratique de l'exclusion Ceux qui n'excluent jamais Exceptionnellement Très régulièrement Systématiquement Régulièrement Source : logiciel vie scolaire des trois collèges Si la répartition relative des différentes pratiques de l’exclusion peut varier selon les collèges, il existe un écart très important dans les pratiques, avec des enseignant·es qui n’excluent jamais d’élèves, d’autres qui le font systématiquement. La part des exclusions prononcées par les enseignant·es qui excluent systématiquement est ainsi très importante dans la production générale de l’exclusion. Dans le collège n°1, les trois enseignant·es qui excluent systématiquement excluent 198 fois dans l’année scolaire, sur les 855 exclusions prononcées dans l’année scolaire, soit près d’un quart. Les six enseignant·es qui excluent systématiquement et très régulièrement ont prononcé 337 des 855 exclusions de l’année scolaire, soit près de 40 %. Les dix enseignant·es qui excluent le plus excluent 447 fois dans l’année, soit 52 % des exclusions prononcées dans l’année scolaire alors qu’ils représentent 17 % du total des enseignant·es. La figure n°35 cidessous montre que ces proportions sont les mêmes dans les deux autres collèges, les dix enseignant·es qui excluent le plus prononçant un peu plus de la moitié des exclusions de l’année scolaire. 252 Figure 35 : part des exclusions prononcées les enseignant·es qui excluent le plus Collège n°1 Part des exclusions prononcées par celles et ceux qui 23 % excluent systématiquement sur le total des exclusions Part de ces enseignant·es qui excluent 5% systématiquement sur le total des enseignant·es Part des exclusions prononcées par les 10 52 % enseignant·es qui excluent le plus sur le total des exclusions Part des 10 enseignant·es qui excluent le plus sur le 17 % total des enseignant·es Source : logiciel vie scolaire des trois collèges Collège n°2 28 % Collège n°3 38 % 6% 9% 54 % 53 % 20 % 18 % Lecture : dans le collège n°1, les enseignant·es qui excluent systématiquement prononcent 23 % du total des exclusions, alors qu’ils représentent 5 % des enseignant·es Là encore, ces données confirment ce que nous enseignent les travaux menés sur les punitions dans les collèges : la majorité des punitions prononcées dans les collèges sont le fait d’un noyau dur, d’une minorité d’enseignant·es. C’est le cas ici pour les exclusions ponctuelles de cours : une minorité des enseignant·es sont responsables de plus de la moitié des exclusions prononcées au cours de l’année scolaire 2017-2018. De la même manière, la figure n°36 nous montre, à partir des données des collège n°1 et n°2, que les exclusions concernent une petite part des élèves. Si une part importante mais minoritaire d’élèves est exclue au moins une fois dans l’année scolaire (34 % du total des élèves dans le collège n°1 et 44 % dans le collège n°2), la toute petite part des élèves les plus exclus, représente presque la moitié des exclusions prononcées (4% des élèves cumulant 47 % des exclusions dans le collège n° 1 et 6 % des élèves cumulant 49 % des exclusions dans le collège n° 2). Là aussi, ces chiffres recueillis au niveau de ces deux établissements, nous confirment ce qui avait déjà été établi par les différents travaux sur les punitions scolaires (Debarbieux, 2018; A. Garcia, 2013; Grimault-Leprince & Merle, 2008). 253 Figure 36 : Quantité et part des exclusions prononcées pour les élèves les plus exclus Pourcentage Nombre sur le total des d’exclusions élèves Collège n°1 Elèves exclus au moins une 200 fois Elèves exclus plus de 10 fois 26 Elèves exclus plus de 20 fois 5 Collège n°2 Elèves exclus au moins une 255 fois Elèves exclus plus de 10 fois 35 Elèves exclus plus de 20 fois 7 Source : logiciel vie scolaire des trois collèges Pourcentage d’exclusions 34 % 855 100 % 4% 0,8 % 404 132 47 % 15 % 44 % 1042 100 % 6% 1% 513 162 49 % Si l’on catégorise les enseignant·es en fonction de leur ancienneté relative (nous reprenons pour cela les tranches d’âge proposées par les fiches des établissements voir tableau n°2 en annexe), on peut observer les comportement des enseignant·es par rapport à l’exclusion en fonction de leur ancienneté relative. La figure n°37 ci-dessous nous permet de remarquer que les enseignant·es excluent plus d’élèves en tout début de carrière, et que cette pratique a tendance à diminuer en fonction de l’ancienneté relative dans l’éducation nationale. Cependant chez les plus chevronnés, on note une augmentation des pratiques de l’exclusion pour une part significative d’enseignant·es. Ce résultat va à l’encontre du discours très largement partagé chez les enseignant·es, en particulier chez les plus chevronnés, qui affirment que l’exclusion est une pratique décroissante en fonction de l’ancienneté. En fait, si la majorité des enseignant·es abandonnent, restreignent ou apprennent à cacher leur pratique de l’exclusion au fur et à mesure qu’ils et elles gagnent en ancienneté, une part importante des plus ancien·nes au contraire va adopter la pratique de l’exclusion comme une pratique banale dans leur gestion de classe. 254 i. Figure 37 : catégories en fonction de l’ancienneté dans l’éducation nationale du total des enseignant·es des trois collèges (N=167) Catégories en fonction de l’ancienneté dans l’éducation nationale 100% 90% 80% 70% 60% 50% 40% 30% 20% 10% 0% Débutants Jamais Exceptionnellement Jeunes Confirmés régulièrement très régulièrement Chevronnés systématiquement Source : Logiciel vie scolaire des trois collèges Lecture : 19% des "débutants" n'excluent jamais La figure n°37 montre que la part des enseignants qui n’excluent jamais d’élèves ou exceptionnellement est beaucoup plus importante chez les enseignant·es confirmés que chez les débutants et les jeunes, mais que près de la moitié des enseignant·es chevronnés, les plus anciens dans l’éducation nationale, excluent très régulièrement ou systématiquement des élèves de leurs classes. Si la part des enseignant·es qui n’excluent jamais d’élèves est plus importante pour les enseignant·es confirmés et chevronnés, celle des enseignant·es qui excluent systématiquement devient nettement plus importante que chez les débutants et les jeunes enseignant·es. Nous pouvons retirer de cette première analyse des données issues des logiciels de vie scolaire quelques éléments que nous serons amenés à préciser et à affiner en analysant les données issues des entretiens et des observations participantes. D’abord, l’exclusion ponctuelle de cours est un phénomène important dans les trois collèges enquêtés, mais il est plus important dans le collège n°3, puis dans le collège n°2, le collège n°1 étant l’établissement de notre terrain dans lequel ce phénomène est le moins important. Nous devons cependant garder toujours à l’esprit l’existence d’une part importante et variable en fonction des établissements d’exclusions « invisibles ». Le collège n°1 dans lequel on trouve le moins d’exclusions enregistrées est aussi celui dans lequel les enseignant·es ont organisé la forme la plus sophistiquée d’exclusion en contrebande. Les exclusions concernent très majoritairement les garçons dans les trois collèges. Elles sont prononcées par un « noyau dur » d’enseignant·es, qui excluent beaucoup plus régulièrement que d’autres et touchent un « noyau dur » d’élèves, eux aussi beaucoup plus exclus que leurs camarades. Les enseignant·es excluent plus au début 255 de leur carrière, cette pratique diminuant au fur et à mesure qu’ils ou elles acquièrent de l’ancienneté. Cependant, une partie des enseignant·es les plus ancien·nes continue d’exclure systématiquement leurs élèves, il semble même que cette pratique puisse se développer de manière plus importante chez ces « ancien·nes ». Enfin, un nombre important de ces exclusions sont exécutées sans qu’aucun motif ne soit fourni aux personnels qui prennent en charge les élèves exclus. Dans les collèges n°2 et n°3, il existe une pratique de l’exclusion pour retard importante que l’on ne retrouve pas dans le collège n°1. Dans les trois collèges, les exclusions prononcées pour des faits de violence sont en fait marginales (5% dans le collège n°1, 7.5 % dans le collège n°2, le motif n’apparaissant pas explicitement dans le collège n°3) les exclusions étant majoritairement prononcées pour punir des perturbations banales de l’ordre scolaire. Mais ces données numériques doivent absolument être confrontées à des données plus qualitatives qui vont les éclairer, expliquer certains de ces chiffres en mettant à jour les pratiques et les convictions éducatives qui en sont à l’origine. Nous pouvons nous demander, par exemple à la lecture de ces premiers résultats, pourquoi une toute petite majorité d’élèves est exclue très régulièrement ? Quelles sont les raisons qui amènent les enseignant·es à exclure plus régulièrement des élèves dans le collège n°3 et n°2 que dans le collège n°1 ? Pourquoi les enseignant·es du collège n°1 n’excluent presque jamais des élèves lorsqu’ils arrivent en retard ? Qu’est-ce qui pousse les jeunes enseignant·es à exclure plus que leurs ainé·es, mais qu’est-ce qui explique que certains enseignant·es très expérimenté·es excluent très régulièrement des élèves ? De façon plus générale, comment certain·es enseignant·es en arrivent à exclure des élèves à presque tous leurs cours, alors que d’autres n’en excluent jamais ? Pourquoi les enseignant·es ne fournissent pas toujours de motif d’exclusion à la vie scolaire et pourquoi plus dans le collège n°1 et n°2 que dans le collège n°3 ? En rentrant dans le chapitre suivant dans le détail des pratiques, explicitées par les enseignant·es, mais aussi observées au quotidien dans les classes et les vies scolaires, nous allons chercher à éclairer ces interrogations. Nous allons ainsi, dans le chapitre 7, détailler les croyances les plus majoritairement partagées à propos de la question de l’exclusion ponctuelle de cours par les enseignant·es que nous avons enquêté·es. Cette mise en lumière des convictions éducatives qui participent à la pratique de l’exclusion nous permettra de mieux comprendre la manière dont les enseignant·es excluent mais aussi de commencer à affiner notre catégorisation. 256 Chapitre 7 : les croyances mobilisées par les enseignant·es pour exclure leurs élèves Au cours des entretiens demi-directifs menés avec les enseignant·es enquêté·es dans les trois collèges qui constituent notre terrain, des croyances très majoritairement partagées à propos de l’exclusion de cours, se sont dégagées. Ces croyances nous permettront de progresser vers la catégorisation des différentes pratiques de l’exclusion ponctuelle de cours. Ainsi, nous allons voir que les enseignant·es la considèrent majoritairement comme un échec, comme une mesure inefficace d’un point de vue éducatif, qui ne doit être prononcée que lorsque l’on a tout tenté pour l’éviter, mais aussi comme une mesure parfois nécessaire au bon fonctionnement des groupes classes en mettant à part quelques individus qui n’ont pas leur place au collège. Nous allons dans ce septième chapitre détailler ces différentes croyances adoptées très majoritairement par les enseignant·es, mais aussi considérer comment l’identification d’une minorité des enquêté·es qui ne partagent pas ces croyances, peut nous permettre de distinguer des catégories d’enseignant·es s’écartant des pratiques communes de l’exclusion ponctuelle de cours. 1. « L’exclusion est un toujours un échec » Exclure un élève est toujours un échec : nous trouvons à travers ce premier postulat, une croyance largement partagée et exprimée par les enseignant·es qui constituent notre échantillon. Nous avons retrouvé cette affirmation en réponse directe à la question de notre entretien « qu’est-ce que tu ressens lorsque tu exclus un élève de ta classe ». Comme on le voit, cette question n’impliquait pas nécessairement de se positionner en termes d’échec ou de réussite mais avait été conçue a priori pour d’amener les enseignant·es enquêté·es à s’exprimer sur les affects qui étaient mobilisés dans les situations où ils et elles étaient amené·es exclure un élève. Il faut noter que cette question n’a pas été posée à tou·tes les enseignant·es : celles et ceux qui affirmaient ne jamais exclure d’élèves n’ont pas été interrogé·es sur leur ressenti lorsqu’ils ou elles excluaient un élève (E8, E12, E13, E18, E25, E30, E35, E36, E44, E49). Cette question s’articulait d’autre part avec une question de relance (« as-tu déjà regretté d’avoir exclu ou de ne pas avoir exclu un élève ? ») qui a mené elle aussi certain·es enseignant·es à associer dans un second temps l’exclusion à l’échec. Sur les 41 enseignant·es interrogé·es directement, 27 enseignant·es associent explicitement l’exclusion à l’échec « c'est un échec pour moi, à partir du moment où, il est exclu l'gamin c'est un échec » E39, « c'est une marque d'échec et d'impuissance pour nous » E5. Même si l’échec peut être parfois mis à distance par l’humour, exprimé sur le ton de la boutade : « c'est toujours un échec en fait... Parce que [à voix basse, sur le ton de la plaisanterie] ce que j'enseigne c'est super intéressant (rire)... » E9, pour les enseignant·es cet échec est une remise en cause qui les engage individuellement : « en fait, dès qu'c'est fait j'm'en veux... » E38, « c'est un aveu d'échec quand même hein... ça veut dire que j'ai pas réussi à ... à l'intéresser, par, j'me remets en question : est-ce que c'est la pédagogie qui va pas ? » E28, « c'est très souvent d'ma faute, c'est qu'le cours il a pas été soit assez différencié, soit... j'ai pas pris assez d'temps avec lui 257 parce que j'sentais qu'il avait pas accroché... » E39, « à titre personnel que c'est un échec... ça j'l'ai dit plusieurs fois, c'est clair, et c'est comme ça que je le ressens... » E45. Cet échec personnel interroge des pratiques pédagogiques inefficientes (« est-ce que c’est la pédagogie qui va pas ? ») et convoque des sentiments de culpabilité (« j’m’en veux », « c’est souvent d’ma faute » « à titre personnel »). La similitude des termes employés confirme ici l’existe d’un postulat à la base d’une perception commune largement partagée. Ce sentiment exprimé permet d’affirmer que le but n’est jamais d’exclure les élèves, malgré les difficultés, au contraire, l’exclusion est une mesure que l’on diffère, que l’on retarde au maximum, espérant ne pas devoir y avoir recours. Le fait de passer à l’acte signe alors l’échec de toutes les stratégies mises en œuvre pour conserver les élèves en classe : « quelque part c'est une sorte d'échec parce que on essaye au maximum de les garder et d'avoir recours à ça on peut se sentir en situation d'échec dans notre posture. » E3, « j'ai perdu ! Clairement que j'ai perdu. 'fin qu'j'ai perdu, le but c'est quand même de... de pas exclure les élèves » E15. Ce sentiment concerne globalement l’ensemble des pratiques punitives : « à partir du moment où il y a sanction pour moi c'est un échec... c'est l'échec du dialogue... l'échec du respect mutuel, l'échec de plein de choses... » E6, cet échec est dans ce cas un positionnement revendiqué par rapport à l’autorité, par rapport à l’exercice de la punition considérée comme une pratique négative. Ce sentiment peut déclencher une dynamique positive, engager l’enseignant·e à remettre en cause sa pratique et à chercher des solutions pour changer sa relation avec l’élève : « je suis pas contente et le soir ça me trotte dans la tête et je me dis comment je vais récupérer le gamin, ça me préoccupe, je suis pas détendue quoi. » E7, associée à un sentiment de mal être : « on est pas bien...c'est pas... c'est jamais une satisfaction d'exclure un élève. » E16. En assumant leur responsabilité dans l’exclusion, ces enseignant·es reconnaissent leur part dans la définition de la situation, et peut-être même dans cette situation : Je participe à la situation.... Je suis pas juste un spectateur de la situation, j'y participe... donc ça veut dire qu'à un moment donné j'ai p'être pas non plus réuni euh, tout c'qui fallait en termes de conditions pour que cet élève-là y reste ou j'en avais pas envie et euh… E26, enseignante d’histoire-géographie, 40 ans, débutante, 19 exclusions. Lorsque l’exclusion est prononcée, c’est sans doute un manque de désir réel de garder l’élève en classe, l’enseignant·e n’a plus assez envie de le garder avec lui ou avec elle. L’exclusion répond à des comportements d’élèves récurrents usants pour les enseignant·es et l’échec qu’ils expriment alors correspond aussi à ce moment où ils renoncent à tenir l’enfant dans le groupe, où ils le lâchent, où ils n’ont plus envie que cet élève participe à la vie collective. Ce sentiment va cependant à l’encontre de leurs valeurs et c’est pour cela que lorsqu’ils et elles cèdent, ils et elles le ressentent comme un échec. Certain·es enseignant·es qui excluent des élèves très régulièrement peuvent eux et elles aussi, paradoxalement, associer l’exclusion à un échec : « un échec, à chaque fois je ressens un échec, voilà : c'est pas une satisfaction » E23 (35 exclusions prononcées en 2017-2018) « oui, et un échec de ma part et de la sienne... » E33 (39 exclusions prononcées en 2017-2018), « c'est toujours un sentiment d'échec parce que... j'dois faire un choix, j'dois faire un choix et l'élève il est perdant là-dedans... et quand l'élève il est perdant je suis perdant... » E47 (60 258 exclusions prononcées en 2017-2018). Il est possible qu’affirmer, pour ces enseignant·es, que l’exclusion est un échec constitue une stratégie de présentation de soi favorable au chercheur, un positionnement « éducativement correct », attendu par rapport à l’exclusion, même pour celles et ceux qui la pratiquent régulièrement. Il est cependant aussi possible, que malgré la multiplication des exclusions, ces enseignant·es continuent de vivre cette pratique banalisée comme un échec systématique, même s’il se multiplie dans leur activité quotidienne. Cette perception de l’exclusion comme un échec, une pratique contrainte qui heurte les convictions des enseignant·es, rappelle cette violence symbolique imposée dans le contexte de l’institution scolaire ségréguée à l’extrême, violence symbolique dont les enseignant·es sont à la fois les agents objectifs lorsqu’ils ou elles excluent des élèves, mais aussi les victimes lorsqu’ils leur activité punitive se heurte à leurs convictions personnelles. Les enseignant·es débutant·es quant à eux, ne se positionnent pas réellement en termes d’échec : l’exclusion ponctuelle de cours, lorsqu’ils et elles arrivent à la prononcer, découle d’une situation de conflit tellement complexe, que ce qui prime, c’est la sensation persistante du conflit avec l’adolescent·e qu’ils ou elles ont été amené·es à exclure : « quand j'exclue c'est que, je suis quand même à bout... donc je suis sur les nerfs, et après il me faut du temps... en plus c'est toujours un peu conflictuel, quand même la sortie de classe » E34. Les débutant·es sont en difficulté, aussi, pour prononcer des exclusions ponctuelles de cours et les mener à bien : lorsqu’ils ou elles arrivent effectivement à exclure un élève de leurs classes, ils ou elles ne peuvent pas le ressentir à ce moment-là comme un échec, mais comme un soulagement empreint de la violence conflictuelle qui les a mené·es à exclure. Cependant, certain·es enseignant·es qui revendiquent ouvertement l’exclusion comme une pratique légitime, en réponse à des comportements inadaptés, peuvent refuser explicitement cette affirmation. Il s’agit d’enseignant·es qui pratiquent très régulièrement l’exclusion. La banalité de la pratique qui est devenue une routine ancrée dans leur quotidien ne leur procure aucun affect. De ce fait, l’exclusion est un non-événement : « pour moi ça relève du même ordre que de mettre en place mon tableau, avoir fait mes photocopies, proposer un environnement de travail propice au plus grand nombre... » E4 qui ne les touche pas : « ben en général quand j'exclus c'est que j'ai les boules alors du coup... je m'en fous... » E24 « c'est là où j'dois manquer par contre d'empathie [rires...] bé… en fait, pas grand-chose... » E36. La perturbation produite par l’élève a gêné l’enseignant·e dans son activité professionnelle, l’exclusion remet les choses en place et l’enseignant·e est soulagé·e de s’être débarrassé·e de l’élève : « apaisée, vraiment c'est, c'est un sentiment d'apaisement : j'vais pouvoir continuer avec plus de sérénité. » E51, « rien [rires...] de la tranquillité du calme, de l'apaisement... » E1, « du soulagement, quand même sur le moment du soulagement, ah vraiment ! » E17. Ce positionnement peut même aller jusqu’à une forme de satisfaction personnelle, lorsque l’enseignant·e considère qu’en excluant l’élève, il ou elle a eu une attitude morale qui a contribué au bienêtre de la collectivité : « j'ai fait du bien... pour pour les autres. » E21. Le positionnement de ces enseignant·es, sans doute régulièrement exposé·es à des formes de stigmatisation pour une pratique importante de l’exclusion, anticipe les reproches culpabilisants : « aucune culpabilité en tous cas, (…) non j'ai aucun remords à sauver le reste 259 de la classe et à me remettre au travail, avec les autres... » E10, « Il n'est pas question d'admettre qu'il ait été exclu à tort. C'est suivi, y a un travail éducatif : y a de l'injustice aussi dans la société, parfois il faut qu'ils comprennent aussi que c'est injuste quand ça tombe. » E11. Pour ces quelques enseignant·es qui se positionnent différemment de leurs collègues, l’exclusion ne peut pas être un échec puisqu’elle est une réaction à un comportement dont l’élève est le seul responsable. Au contraire de la majorité des enseignant·es qui, en reconnaissant leur échec lorsqu’ils et elles sont amené·es à exclure des élèves, entame une réflexion sur leur part dans la production d’interaction qui a provoqué l’exclusion, ces enseignant·es ont subi une situation produite par un élève. Ils n’ont fait que réagir à la perturbation avec les outils mis à leur disposition. Il n’est donc pas question de pour eux d’exprimer la moindre culpabilité ou la moindre remise en cause : ce positionnement nous amène vers une vision décomplexée et assumée de l’exclusion ponctuelle de cours. Entre un positionnement très largement partagé qui associe l’exclusion ponctuelle de cours à l’échec, participant ainsi chez les enquêté·es à une présentation de soi acceptable au regard d’une punition socialement stigmatisée, mais aussi à la mise en avant des valeurs éducatives qui fondent un engagement individuel et le refus affiché d’une minorité qui exclut très régulièrement de se laisser enrôler dans un processus de culpabilisation, on peut pointer une distinction d’affichage forte par rapport à l’exclusion. En adhérant à l’idée de « l’exclusionéchec », les enseignant·es construisent un discours collectif qui défend que personne ne recherche l’exclusion, que le passage à l’acte est toujours source de regrets, que l’exclusion, lorsqu’elle est prononcée, l’est en dernier recours, contre la volonté des enseignant·es. Ce discours commun est une réponse aux injonctions stigmatisantes des personnels qui, en demandant à ce que la masse d’exclusion soit diminuée, laissent sous-entendre que les enseignant·es pourraient exclure des élèves de manière abusive, comme une solution de facilité. La figure n°38 ci-dessous synthétise le positionnement différencié des enseignant·es par rapport à l’idée de l’exclusion comme un échec. Figure 38 : positionnement des enseignant·es par rapport à l’exclusion conçue comme un échec L’exclusion comme un Refus de l’exclusion Débutant·es soulagés N’excluent échec (n=27) échec (n=14) par l’exclusion (n=3) jamais (n=8) E3 ; E5 ; E6 ; E7 ; E9 ; E13 ; E15 ; E16 ; E22 ; E23 ; E26 ; E27 ; E28 ; E29 ; E33 ; E34 ; E37 ; E38 ; E39 ; E40 ; E41 ; E42 ; E45 ; E47 ; E48 ; E49 ; E50 E1 ; E2 ; E4 ; E10 ; E11 ; E14 ; E19 ; E20 E17 ; E21 ; E24 ; E31 ; E32 ; E43 ; E51 ; E46 ; E51 260 E8 ; E12 ; E18 ; E25 ; E30 ; E35 ; E36 ; E44 Parmi les enseignants qui considèrent l’exclusion comme un échec, on trouve majoritairement des enseignant·es qui excluent rarement des élèves, mais aussi des enseignant·es qui les excluent très régulièrement. Les enseignant·es qui refusent de considérer l’exclusion comme un échec sont quant à eux et elles des enseignant·es qui excluent des élèves systématiquement, à l’exception de E1 et E10 qui exclut régulièrement des élèves dans la classe de leurs collègues, et de E43, qui exclut rarement mais se positionne pour la possibilité d’exclure et se réserve le droit de le faire selon les circonstances. On voit ainsi que ce positionnement des enseignant·es permet d’affiner la catégorisation des enseignant·es par rapport la pratique de l’exclusion de cours. Ce positionnement justifie d’autant plus les exclusions lorsqu’elles sont prononcées : nous arrivons ici à une nouvelle représentation majoritairement partagée par les enseignant·es : l’exclusion se justifie parce qu’elle est prononcée à titre exceptionnelle, une fois l’ensemble des mesures préventives prises pour éviter cet échec. 2. L’exclusion est toujours prononcée en « dernier recours » L’exclusion étant majoritairement considérée comme un échec, les enseignant·es vont éviter au maximum d’en arriver à une telle extrémité. Un des motifs puissants de justification de l’exclusion est l’idée selon laquelle cette mesure est toujours prononcée à la fin d’un processus au cours duquel toutes les stratégies existantes ont été mises en œuvre par les enseignant·es pour l’éviter. De ce fait, lorsqu’un·e enseignant·e est amené·e à exclure un élève, c’est que tout a été tenté et qu’il n’existe pas d’autre solution possible que l’exclusion. « Je vais essayer d'abord un max de solutions en interne » E7, ce qui permet aussi de relativiser l’importance de l’exclusion ponctuelle de cours dans le quotidien des classes : « donc j'donne beaucoup de temps avant qu'ça en arrive à un bras de fer et là, vraiment en dernier recours, (…) mais heureusement c'est pas... c'est pas souvent » E48. L’exclusion de cours, est présentée comme une mesure rare, utilisée dans des cas exceptionnels où tout a été tenté pour l’éviter. De ce fait, l’exclusion de cours est présentée comme une mesure non seulement nécessaire, mais en fait inévitable, qui échappe à la responsabilité de l’enseignant·e : Y a des exclusions que je pense nécessaires donc... quand vraiment ça nuit beaucoup trop et de façon répétitive à la classe, là je vois pas vraiment d'autres solutions. Après de façon... sinon je fais preuve d'énormément de patience... (…) c'est vraiment en dernier recours que je mets les sanctions... quand c'est de façon répétée et que j'entrevois pas vraiment autre chose. E34, enseignant de français, 28 ans, débutant, 51 exclusions. Lorsque l’exclusion est prononcée, c’est qu’il n’y a « vraiment pas d’autres solutions », après avoir « fait preuve d’énormément de patience ». Avant d’en arriver à une situation ingérable, toute une série de mesures va être mise en œuvre dans la classe pour arriver à faire avec le perturbateur. « Même si je dois repousser les limites de supportation, je suis content si après il est toujours là quand ça sonne. » E2 « comme c'est toujours pour moi cette dernière extrémité de l'exclusion j'essaye quand même de trouver d'autres biais quoi... » E6 « j'essaie 261 le... dans la mesure du possible, j'essaie de, quand même garder les élèves. » E28 « je fais tirer au maximum » E47. Avant de se réaliser effectivement, l’exclusion de cours est avant tout une menace, proférée régulièrement à l’adresse des élèves, comme un signal adressé à leur comportement : en menaçant d’exclure, les enseignant·es cherchent à faire remarquer à l’élève qu’il a franchi une limite. Les enseignant·es se retiennent le plus possible d’exclure, : « un élève qui veut pas travailler, ou qui est pas en forme ou quoi, j'peux lui laisser du temps pour, se reprendre, dire, bon : “j'te laisse réfléchir un peu à c'qui s'passe, on en parlera après“ je vais trouver un moyen, un moyen de pouvoir travailler, sans, sans être interrompu avant d'l'exclure quoi » E42. L’exclusion est prononcée quand, après avoir usé de tous les « trucs » disponibles pour gérer l’élève dans la classe (rappel à l’ordre, menaces d’appeler la famille, inscription sur le carnet de correspondance, déplacement dans la classe, menace d’exclusion), l’enseignant·e constate qu’il est impossible de faire cours : « exclure un élève de cours, c'est VRAIMENT, en cas d'impossibilité de, de faire, de faire classe... j'suis en classe et je vois que là on peut rien faire d'autre que d'exclure l'élève quoi.» E42. Les enseignant·es cherchent ainsi à mettre en avant le caractère inéluctable de la mesure, en prenant le chercheur à parti pour trouver son adhésion : « on est bien d'accord que si t'as des élèves fous qui chantent en cours ou qui font n'importe quoi, tu ne fais absolument plus cours, donc tu es obligé de le faire » E43. L’exclusion ponctuelle de cours est prononcée après que toutes les mesures préventives aient été prises, dans des cas exceptionnels et rares, où il est impossible de faire autrement. Le mécanisme ainsi décrit permet de déresponsabiliser les enseignant·es qui sont amené·es à exclure des élèves, parce que ce processus leur échappe, les dépasse : c’est l’élève qui, par un fonctionnement sur lequel ils ne peuvent pas agir, les oblige à l’exclure. J'avais quatre éléments perturbateurs dans la classe, tu pouvais les mettre n'importe où, ça marchait pas du tout quoi... N'importe quel endroit dans la classe ça marchait pas du tout ils arrivaient à se parler et donc j'ai été obligé de les exclure et la première fois que j'en ai exclu un des quatre ça fait bizarre de se dire... et oui, parce que j'avais pas d'autres choix c'était juste pas possible de faire autrement. E3, enseignante d’anglais, 31 ans, jeune, 11 exclusions. Les enseignant·es doivent donc exclure les élèves quand ils n’ont pas d’autre choix. L’exclusion étant considérée comme un échec, elle est évitée au maximum : lorsqu’elle est prononcée à titre exceptionnel, c’est qu’il était impossible de faire autrement. Il est cependant frappant de constater que cette affirmation concerne aussi bien les enseignant·es qui n’excluent jamais d’élèves et que celles et ceux qui excluent systématiquement. Par exemple, E50 qui exclut des élèves à chacun de ses cours (142 exclusions prononcées dans l’année scolaire de l’enquête) affirme repousser l’échéance le plus possible : « j’essaye d'éviter au maximum, vraiment, de de pas... voilà. » « comme j'évite les conflits, j'évite d'en arriver là donc je lui préviens » en mettant en place des mesures préalables à l’exclusion « le prévenir, ou le changer de place, ou le mettre un peu dehors pour qui s'calme ». Cette affirmation concerne donc les enseignant·es quelle que soit leur pratique de l’exclusion : « les exclusions de cours 262 vraiment en dernier recours » E3 (11 exclusions) « moi pour moi c'est un dernier recours » E29 (12 exclusions), « l'exclusion je le perçois comme une sanction forte déjà en dernier recours » E4 (70 exclusions) « pour moi, le, l'exclusion c'est vraiment le dernier recours hein. » E28 (18 exclusions), « j'attends vraiment la dernière minute avant d'les exclure » E35 (0 exclusions), « je le vois vraiment comme un dernier choix d'exclure un élève » E33 (39 exclusions), « c'est une solution j'pense de dernier recours dans une situation (…) donc ça s'fait pas forcément souvent et parfois y a pas d'autres solutions » E22 (9 exclusions). Cette constante de l’exclusion en dernier recours, que ce soit pour les enseignant·es qui n’excluent jamais d’élève ou pour celles et ceux qui excluent très régulièrement pose la question de l’évaluation par ces enseignant·es de leur pratique personnelle de l’exclusion. En effet, si certain·es considèrent l’exclusion comme une mesure exceptionnelle en dernier recours alors qu’ils ou elles excluent des élèves à chacun de leurs cours, est-ce une erreur d’évaluation, une réponse à l’entretien qui travestit volontairement la réalité, un positionnement personnel atypique par rapport à la norme de l’exclusion majoritairement partagée ? Nous allons maintenant chercher à décrire et à analyser les différentes façons dont les enseignant·es auto-évaluent leur pratique de l’exclusion. 3. L’exclusion doit rester une « pratique exceptionnelle » a. Autoévaluation Quel regard les enseignant·es portent-ils sur leur propre pratique de l’exclusion ? Pour lire correctement les réponses des enquêté·es, il faut situer les capacités réelles d’évaluation des pratiques. Ma grille de lecture dans mon interaction de chercheur avec mes interloctureurs et mes interlocutrices est en partie biaisée par les informations que je possède à propos de l’évaluation chiffrée de leurs pratiques individuelles de l’exclusion. Si mon analyse n’était pas toujours informée au moment de conduire les entretiens, elle l’a été systématiquement lorsque j’en analysais les retranscriptions. Un réflexe m’amène d’ailleurs presque naturellement lorsque je suis confronté à une affirmation d’un de mes interlocuteurs ou d’une de mes interlocutrices sur leur pratique de l’exclusion, à aller vérifier « les chiffres » : je suis étonné par exemple de lire qu’un·e enseignant·e qui exclut systématiquement des élèves explique tout mettre en œuvre pour garder les élèves en classe, ou qu’il ou elle exclut très exceptionnellement des élèves de sa classe, et je vais « vérifier » si mes souvenirs de son « score » correspondent à la réalité. Au contraire, les enseignant·es, lorsqu’ils ou elles répondent à mes questions n’ont, en fait qu’une évaluation très subjective de leur pratique. D’une part parce qu’ils n’ont pas idée de leur « score » : le cumul des exclusions réalisées n’étant pas transmis aux personnels, ce sont donc des chiffres qui sont lus, principalement par les CPE et exceptionnellement par les chef·fes d’établissement lorsqu’une pratique problématique leur est signalée par les CPE. D’autre part, il est plus que probable que les enseignant·es enquêté·es n’avaient pas conscience que j’ai pu avoir accès à ces données, dont ils ignorent en partie l’existence, ce qui ne les invitent pas à la prudence ou à moduler leur discours en anticipant un tel écart entre des données factuelles et une présentation de soi subjective. L’auto-évaluation de la pratique de l’exclusion est un processus individuel qui 263 correspond aussi à ce que chaque enseignant·e peut considérer comme une pratique « normale » de l’exclusion. Sur ce point qui concerne la lecture et l’analyse des données, le croisement de mes différentes sources d’information est fondamental. Ainsi, si l’on ne se fonde que sur les réponses aux entretiens, l’identification des pratiques en établissement est erronée et ne prend pas en compte ce que révèlent les statistiques tenues par les personnels des vies scolaires. De la même manière, si l’on se contente des statistiques provenant des établissements, toute une série de pratiques n’apparait pas. On pourrait concevoir une enquête massive menée auprès des établissements scolaires pour recueillir le total des exclusions prononcées dans tous les collèges d’une académie ou même de tout le pays. Dans le collège n°1, les données qui seraient recueillies selon cette procédure ne ferait pas apparaître les exclusions pratiquées entre enseignant·es, pourtant très nombreuses dans cet établissement. De la même manière, on peut imaginer une enquête réalisée auprès des personnels qui répondraient à la question : « avez-vous exclu des élèves de votre classe ces deux dernières semaines » pour laquelle les réponses ne correspondraient pas à la réalité. Le croisement des données hétéroclites de l’enquête de terrain est ici indispensable pour s’approcher au mieux des pratiques effectives de l’exclusion. Ainsi, comme l’affirme Howard Becker, « il faut toujours être à l’affut d’éventualités de ce genre et prendre des mesures vigilantes pour s’assurer que l’on ne fonde pas ses idées et ses théories sur des artefacts techniques subtilement déguisés » (2020, p. 23). C’est le cas de manière plus vive encore quand l’objet de la recherche concerne une pratique honteuse pour laquelle certain·es enquêté·es pourraient vouloir présenter leur pratique sous une apparence travestie. b. Une routine assumée L’exclusion de cours est une punition sur laquelle l’institution porte un regard négatif, alors qu’elle est produite en masse dans les établissements de la très grande pauvreté. C’est le cas dans les trois collèges enquêté·es où les équipes de direction affichent toutes leurs réserves au moins formelles, par rapport à l’inflation de cette pratique dans leurs établissements. Au contraire, la plupart des enseignant·es qui excluent très régulièrement des élèves ne s’en cachent pas, montrent un positionnement tout à fait décomplexé et revendiqué de l’usage routinier d’une punition pour elles et eux nécessaire : « oui... oui oui bien sûr... » E51 (50 exclusions), « oui,oui... ça arrive euh... 'fin c'est régulier, 'fin, pas, tous les cours, mais quand même, ça arrive oui..., plusieurs fois dans la s'maine, c'est sûr... » E50 (142 exclusions), « oui oui, constamment je dirais... » E2 (74 exclusions) « bien sûr ouais (ton détaché) est-ce que ça m'arrive d'exclure ? Euh... oui bien sûr ça m'arrive, oui ça m'arrive d'exclure... ouais… » E31 (73 exclusions). Les réponses, du registre de l’évidence, ne laissent apparaître aucune forme de culpabilité par rapport à un geste banal dépourvu d’affect, « plusieurs fois par semaine » « constamment » « bien sûr que ça m’arrive ». Le nombre important d’exclusions peut même devenir le sujet d’une plaisanterie : Oui ! oui c'est.... plus qu'y a quelques années, j'ai l'impression. J'ai un seuil de tolérance qui est plus... qui se qui se réduit euh.... oui, j'ai l'impression, un seuil de tolérance qui se réduit un p'tit peu. Le... en cinquième j'en ai beaucoup exclu cette année. euh.... le 264 plus que j'ai exclu cette année sur une heure c'est sept élèves j'crois euh... sur une heure de cours (rires)... E32, enseignant de sciences physiques, 39 ans, confirmé, 81 exclusions. On retrouve ici un des premiers éléments issus de la simple lecture des données des logiciels. Certains enseignant·es, par lassitude, ont vu baisser leur « seuil de tolérance » et se sont mis à exclure plus d’élèves au fur et à mesure qu’ils prenaient de l’ancienneté dans l’éducation nationale. Ces enseignant·es évaluent leur pratique de manière lucide : c’est une pratique quotidienne qu’ils assument et qui représente une réaction « normale » aux désordres rencontrés en classe. Ils sont amenés à exclure quotidiennement des élèves, c’est l’indicateur, non pas d’une défaillance dans leur fonctionnement pédagogique, mais d’un comportement massivement problématique des élèves dans leurs classes. Nous allons voir maintenant qu’une part des enseignant·es qui excluent systématiquement des élèves de leurs classes, affirme au contraire exclure très rarement, des individus qui donnent, selon l’expression d’Howard Becker, une évaluation de leur pratique « quelque peu distincte de la réalité » (2020, p.23). c. Une évaluation « quelque peu distincte de la réalité » Il est bien sûr difficile de mettre à jour les mécanismes qui poussent les enseignant·es à minimiser leur pratique de l’exclusion. Est-ce que ces enseignant·es me mentent et cherchent à déguiser une pratique qu’ils et elles se représentent comme indigne ? Est-ce qu’ils et elles considèrent sincèrement avoir une pratique similaire à celle de leurs collègues ? Est-ce qu’ils et elles considèrent que ce sont leurs collègues qui n’excluent pas suffisamment d’élèves et participent par laxisme au désordre qui touche le collège ? On peut d’abord penser qu’une part de ces enseignant·es ne prend pas en compte toutes les exclusions qu’ils et elles prononcent : de ce fait, l’évaluation erronée proviendrait de l’oubli dans leur décompte d’une partie des exclusions. Par exemple E4, qui a exclu 70 fois des élèves au cours de l’année scolaire enquêtée, m’affirme : « les rares exclusions... j'exclus pas tant que ça : on pourrait peut-être faire un bilan après comptable, mais j'ai pas le sentiment d'exclure énormément...» E4. Elle ajoute cependant plus loin dans l’entretien : Il y a un truc que je fais aussi c'est… je pense à un élève aussi en particulier qui est complètement décrocheur. (…) ça se joue dans le couloir : “ tu es venu pour quoi aujourd'hui ? “ travailler “ (…) s'il ne s'est pas [engagé] on discute longuement avant, pendant que les autres s'installent, et on voit l'état d'énervement et on négocie qu'il ne reste pas avec moi. E4 Dans ce cas-là, l’enseignante n’a pas, selon elle, exclu l’élève : ce dernier a décidé de ne pas assister à son cours, après discussion. Ces élèves sont cependant pris en charge par les services de la vie scolaire et enregistrés comme exclus par E4. De la même manière, certains élèves peuvent ne pas être acceptés en cours, avant même que le cours ne commence : ça peut être le cas d’élèves qui ne seraient plus acceptés en classe dans l’attente d’une échéance (un 265 rendez-vous attendu avec la famille, l’exécution d’une punition : « ça m'est arrivé de refuser de prendre un élève tant qu'il n'avait pas accompli la sanction qu'on lui avait demandé, qu'il n'avait pas présenté des excuses ... » E9) ou parce que le comportement rapporté par les enseignant·es au cours des heures précédentes disqualifie l’élève a priori. C'était des élèves qui étaient euh… dangereux et on on m'avait dit : “ne les fais pas re... ne les ne les accepte pas dans ton cours“ c'était de suite : “ non je ne te prendrai “ pas donc c'est pas vraiment une exclusion. E29, enseignante d’anglais, 28 ans, débutante, 12 exclusions. De la même manière pour des élèves arrivés en classe en retard, la question reste ambiguë : comme l’élève n’a pas été réellement mis à la porte, puisque le cours n’a pas commencé et que l’élève n’est pas rentré en classe, certain·es peuvent se demander s’il s’agit effectivement d’une exclusion : Ça m'arrive de refuser des élèves qui sont trop en retard ou qui sont régulièrement en retard et de dire : “ ben non ben cette fois-ci j'te prends pas, tu, tu reprends tes affaires“. Donc ça compte comme une... 'fin c'est compté comme une exclusion, j'crois, je crois dans son dossier. E42, enseignant de mathématiques, 31 ans, jeune, 9 exclusions. On le voit, il existe toute une série de situations pour lesquelles subsistent un flou. Lorsque les relations sont conflictuelles entre les vies scolaires et les enseignant·es, ces derniers ou ces dernières cherchent à imposer leur définition de la situation : un élève qui n’est pas accepté en classe n’est pas exclu mais n’a simplement pas participé à ce moment-là au cours parce que ce n’était pas possible : « ça dépend c'que tu entends par exclusion d'classe... par exemple, hier, moi j'ai refusé des élèves en classe : mais pour moi, c'est, c'est pas une exclusion. » E35. Cette enseignante par exemple n’a pas accepté des élèves dans sa classe mais ces « exclusions » n’ont pas été enregistrées en tant que telles puisque son « bilan » à l’issue de l’année scolaire est de zéro exclusion. Il existe ainsi un écart entre les exclusions comptabilisées pour un·e enseignant·e et celles qu’il ou elle pense avoir réellement prononcées, en fonction de sa définition propre de l’exclusion qui ne correspond pas obligatoirement à celle des personnels qui enregistrent ces exclusions. L’écart entre l’évaluation personnelle et la réalité chiffrée des exclusions prononcées peut aussi correspondre à une situation où les exclusions cumulées ne concernent en fait qu’un seul élève. Dans ce cas, l’enseignant·e considère, à juste titre, qu’il ou elle n’exclut des élèves que très rarement, l’exclusion systématique et récurrente d’un seul élève, à tous les cours, produisant finalement sur l’année scolaire un nombre très important d’exclusions mais très peu d’élèves exclus : « ouais, là en 5ème2, oui je sais qu'y en a un, maintenant, quasiment, c'est chaque cours. » E46. L’exclusion récurrente n’est pas pensée dans ce cas-là comme problématique puisque l’élève n’est pas à sa place : 266 Euh... après ça m'arrive très rarement... (…) Surtout, l'exclusion que j'ai eu cette année, c'est un élève qui perturbe beaucoup, qui est pas à sa place, il devrait être en SEGPA mais ça a été refusé. E34, enseignant de français, 28 ans, débutant, 51 exclusions. D’une manière globale, la manière dont les enseignant·es définissent individuellement l’exclusion est en lien avec la manière, dont ils et elles définissent les enfants dans l’établissement qui sont des élèves, et ceux qui ne le sont pas tout à fait. Lorsqu’ils et elles excluent un élève qui n’en est pas tout à fait un, ils et elles ne considèrent pas cette exclusion comme une réelle exclusion. Cette distinction peut être ponctuelle : un élève n’est pas rentré dans le cadre qui permet de l’accepter en classe, parce qu’il est arrivé trop en retard ou parce qu’il s’est mal comporté lors du cours précédent, il ne fait plus partie, à ce moment-là, pour l’enseignant·e, des élèves de la classe. Cette distinction peut aussi être définitive, un élève trop éloigné des normes scolaires n’est pas à sa place dans cette classe et dans ce collège, l’enseignant·e ne l’accepte plus en classe. Lorsque le cas de l’élève est trop lourd, les enseignant·es ne considèrent pas tout à fait que l’exclusion qu’ils prononcent en est une : J'exclus quasiment jamais, je sais même pas si j'ai exclu cette année déjà. Oui j'ai dû exclure peut-être une ou deux fois, euh, mais là aussi tu vois avec des gamins qui étaient aussi plutôt dans le, en train de me tester, que j'ai récupéré cette année, des troisièmes en plus et quelques cas lourds. Sinon j'exclus pas. E48, enseignante d’allemand, 39 ans, jeune, 25 exclusions. Comme les élèves peuvent user de techniques de neutralisation (Matza & Sykes, 1957) lorsqu’ils vont dévier de la norme qu’ils connaissent et à laquelle ils adhèrent, les enseignant·es lorsqu’ils ou elles doivent exclure un élève peuvent neutraliser leur passage à l’acte en disqualifiant a priori l’élève en question. Le discours est alors le suivant : je n’exclus jamais d’élève de ma classe sauf pour tel ou tel élève qui n’est de toutes façons pas réellement un élève. Enfin, une partie des enseignant·es qui excluent systématiquement des élèves n’évalue pas correctement leur pratique individuelle, parce qu’ils sont à ce point dépassés par la prise en charge des situations de leurs classes au quotidien qu’ils ou elles ne sont pas en mesure de se rendre compte de l’ampleur du phénomène : « ça m'arrive, oui, je saurais pas te dire à quelle fréquence... mais ça m'arrive. (…) Enfin, j'exclus pas... enfin je crois pas exclure beaucoup non plus... je suis pas à 45 exclusions depuis le début de l'année. » affirme E14 qui a prononcé 64 exclusions dans l’année scolaire enquêtée. On l’a vu, E14 est un enseignant « secrètement déviant » (Becker, 1963) : ses pairs ignorent sa pratique massive de l’exclusion et lui-même, s’il a sans doute conscience de cette gestion problématique de ses classes, n’est pas capable de se concevoir comme un·e des enseignant·es de son établissement qui exclut le plus d’élèves. Dans le cas où l’enseignant·e aurait moins exclu d’élèves durant l’année scolaire en cours, l’écart d’évaluation découle de la perception individuelle d’une évolution positive : E17 qui n’a 267 exclu « que » 24 fois des élèves au cours de l’année enquêtée explique : « j'exclus plus d'élèves donc euh je... puis ils sont plus petits, j'ai un peu plus d'expérience, je suis là depuis trois ans, euh... fuuu... et puis j'ai pas, j'ai pas d'élèves trop compliqués donc je... voilà, j'ai, j'ai plus c'problème-là... ». Dans ce cas, le fait d’exclure moins d’élèves se traduit pour l’enseignante par : « cette année je n’exclus plus d’élèves » l’écart étant sans doute suffisamment significatif pour la faire passer d’une situation où elle se représentait personnellement comme une enseignante qui excluait systématiquement des élèves à une situation où elle s’évalue comme une enseignante qui n’exclut jamais d’élèves. Finalement, l’évaluation de l’importance de la pratique de l’exclusion par les enseignant·es reste très subjective, elle donne d’ailleurs des indices sur l’importance qu’ils accordent ou non à l’exclusion. Ainsi, un·e enseignant·e peut considérer qu’il ou elle n’exclut pas souvent des élèves, mais revendiquer le fait de le faire, de temps en temps, parce que ça lui semble nécessaire. Le fait de minimiser cette évaluation ne correspond pas obligatoirement à un mensonge, à un désir de dissimulation. Dans les faits, les enseignant·es ont peu de moyens pour s’évaluer en se comparant à leurs collègues. Un·e enseignant·e peut avoir exclu plus que tou·tes les autres enseignant·es de son établissement, mais considérer que sa pratique est modérée, dans la norme sans doute parce qu’elle lui semble tout à fait appropriée aux situations : « l'exclusion définitive du cours ça m'est arrivé très rarement, euh... (…) donc, je, j'exclue pas beaucoup, mais, par contre, c'est vrai que c'est un outil que j'utilise » nous explique par exemple E47 qui a exclu 60 fois des élèves de sa classe durant l’année scolaire 2017-2018. Les enseignant·es qui entretiennent ce rapport à l’exclusion sont dans la maîtrise : ils et elles n’excluent pas des élèves parce qu’ils et elles se sentent dépassés, ils et elles excluent des élèves régulièrement ou très régulièrement parce que la pratique fonctionne et qu’ils et elles la considèrent comme un des outils à leur disposition pour entretenir un climat propice aux apprentissages dans leurs classes, sans que cette punition banalisée ne soit jamais interrogée. L’exclusion est une pratique naturelle, inévitable. 4. L’exclusion n’est « pas une punition » Nous avons pu voir que les enseignant·es que nous avons enquêté·es considèrent que l’exclusion ponctuelle de cours ne doit être prononcée qu’en dernier recours, lorsque toutes les alternatives pour garder l’élève en classe ont été exercées. Lorsqu’il n’y a plus d’autre possibilité que de recourir à l’exclusion, ces enseignant·es s’y résolvent, mais conçoivent cette obligation comme un échec personnel. Nous avons aussi pu constater que les enseignant·es évaluent leur propre rapport à l’exclusion de manière très personnelle et que cette évaluation fait apparaitre des stratégies de neutralisation qui leur permettent de distinguer ce qu’ils et elles considèrent comme de véritables exclusions, en distinguant dans le même mouvement ceux qu’ils ou elles considèrent comme de véritables élèves. Nous allons maintenant poursuivre en étudiant le sens que les enseignant·es donnent majoritairement à cette pratique de l’exclusion ponctuelle de cours. 268 Une des questions posées aux enseignant·es enquêté·es nous a permis de noter une distinction clivante dans le rapport de nos interlocuteurs et interlocutrices à l’exclusion ponctuelle de cours. Nous avons demandé à tou·tes les enquêté·es « quels sont les effets de l’exclusion de cours sur les élèves ? ». Les réponses différenciées à cette question révèlent que les agents sociaux ne conçoivent pas l’exclusion ponctuelle de cours comme une mesure éducative, qui serait prise pour modifier positivement à long terme le comportement des élèves, mais simplement comme une mesure d’urgence pour préserver la classe. A partir de cette question, on peut faire une distinction très nette entre les interlocuteurs et les interlocutrices que nous avons interrogé. La majorité des répondant·es entend dans la question (N=39/51) : « peut-on constater des modifications positives sur le comportement des élèves à la suite de leur exclusion ? ». Une minorité des répondants entend une question très différente (N =12/51) : « quels sont les effets sur l’individu élève ? » ou plus précisément « quels sont les dégâts collatéraux que produirait l’exclusion ponctuelle de cours sur les élèves exclus ? ». La figure n° 39 ci-dessous récapitule la distribution relative de ce clivage chez les enseignant·es de notre échantillon. Figure 39 : positionnement des enquêté·es par rapport aux effets supposés de l’exclusion Ceux et celles qui répondent en considérant Ceux et celles qui répondent par rapport aux les modifications positives sur les élèves que dégâts produits sur l’élève exclu pourrait produire l’exclusion E1 ; E2 ; E3 ; E9 ; E10 ; E11 ; E14 ; E15 ; E4 ; E5 ; E6 ; E7 ; E8 ; E12 ; E13 ; E16 ; E18 ; E17 ; E19 ; E20 ; E21 ; E22 ; E23 ; E24 ; E25 ; E36 ; E38 ; E42 ; E49 ; E50 E26 ; E27 ; E28 ; E31 ; E32 ; E33 ; E34 ; E35 ; E37 ; E39 ; E40 ; E41 ; E43 ; E44 ; E45 ; E46 ; E47 ; E48 ; E51 Cette distinction se retrouve dans la division sociale du travail éducatif des établissements, puisque les CPE répondent tous et toutes à cette question en décrivant le mal que l’exclusion fait aux élèves exclus, les AED considérant unanimement cette mesure comme totalement inefficace, les chef·fes d’établissement associant l’exclusion au décrochage. Les enseignant·es prennent majoritairement la question par rapport à un effet escompté sur le comportement de l’élève (N=38) une minorité (N=13) par rapport à l’effet sur l’individu (l’humiliation, le rejet ressenti, l’influence sur son trajet scolaire). Nous allons voir que, parmi les enseignant·es qui répondent à cette question par rapport à son efficacité relative, la très grande majorité considère cette mesure comme inefficace pour l’élève exclu ou du moins pour les élèves qui sont régulièrement exclus. a. L’exclusion peut avoir un effet positif sur les « élèves normaux ». Parmi les enseignant·es, la réaction la plus courante est de considérer que l’exclusion pourrait être efficace ponctuellement pour les élèves sérieux, qui seraient touchés par l’exclusion de cours, justement parce qu’ils sont sérieux, impliqués dans leur scolarité et que 269 le fait de rater des heures de cours leur poserait problème. En s’adressant à des élèves qui auraient très exceptionnellement enfreint les normes scolaires, mais qui avaient déjà incorporé ces normes, des élèves pour lesquels ce qui se passe en classe compte, l’exclusion préviendrait de façon efficace la déviance scolaire. Les enseignant·es de l’éducation prioritaire sont réalistes par rapport à l’impact de cette punition, elle ne concerne qu’une part infime de leurs élèves, ceux qui sont déjà a priori sérieux, soucieux d’apprendre. Pour ceux-là, l’exclusion qui les prive de l’accès au savoir aura une grande efficacité : pour preuve, ces élèves demanderont spontanément lorsqu’ils sont exclus à rattraper le travail qu’ils ont manqué. J'pense que tu en as.... Les deux tiers pour lesquels c'est inefficace et un tiers que ça marque vraiment quoi et c'est ceux qui reviennent en disant mais euh... de quoi vous avez parlé euh... pouvez me réexpliquer ce que vous avez fait euh, est-ce que j'peux venir entre midi et deux etc.. ». E47, enseignant de mathématiques, 48 ans, chevronné, 60 exclusions, PFA. Cette idée se heurte évidemment à un paradoxe, c’est que, la plupart du temps, ces élèves ne sont pas exclus puisqu’ils sont sérieux : « mais honnêtement c'est assez peu d'élèves parce que les élèves qui sont très sérieux qui veulent travailler c'est quand même rare que j'en vienne à les exclure parce que justement j'arrive à les t'nir par le travail » E40. Autour de cette idée de l’exclusion, on retrouve une distinction nette entre les élèves « normaux » et ceux qui n’ont pas leur place au collège : « mais j'allais dire l'élève normal qui a envie de bosser, je trouve que ça peut être constructif dans la mesure où on en rediscute. » E7. Si on pousse le raisonnement un peu plus loin, l’exclusion fonctionnerait pour ces élèves « normaux » et de la même manière, ce serait une mesure adaptée aux collèges « normaux », dans lesquels l’exclusion deviendrait efficace, parce qu’elle y serait exceptionnelle et s’adresserait à des élèves qui seraient atteints par la punition : « c'est pas pareil si tu appliques une sanction dans un collège bien bourgeois et bien classé, ou un lycée » E48. L’exclusion ponctuelle de cours est alors décrite au regard de ses conditions de réalisation idéales : dans des collèges où les comportements des élèves correspondent très majoritairement à la norme scolaire, les écarts marginaux et finalement insignifiants sont punis par une mesure exceptionnelle qui marque de façon brutale et choquante les rares écarts à cette norme. Ce type d’établissement idéal ou « normal », rappellent aux enseignant·es les collèges dans lesquels ils et elles ont été scolarisé·es dans leur adolescence : le processus idéal de l’exclusion, avec cette crainte d’une punition extrême, capable de toucher les élèves et de provoquer chez eux un électrochoc, les renvoie à leur propre scolarité, dans des contextes qui correspondent à la norme scolaire, bien éloignés de la réalité exceptionnelle dans laquelle ils et elles exercent leur métier : « j'ai fait ma scolarité dans du privé, être exclue de cours c'était le drame : ça séchait la classe entière on entendait les mouches voler pendant une heure et ça avait vraiment un gros impact. » E3. Dans ce processus idéal, les familles jouent selon les enseignant·es un rôle central. Ainsi, les élèves « normaux » sont ceux, dans cette représentation, qui sont éduqués dans des familles adhérant elles aussi aux normes scolaires. La réaction de ces familles à l’exclusion est 270 essentielle : c’est parce qu’elles vont réagir à la hauteur de cette punition exceptionnelle, que l’élève va lui aussi être touché. La première année où j'étais prof, j'étais prof dans un collège vraiment tout à fait lambda donc à priori les motifs d'exclusion d'élèves étaient rarissimes. Et quand t'exclus un élève, c'est quelque chose de très grave qui est vécu comme tel par l'élève, et euh... comme tel par les parents et donc ça permet vraiment d'marquer l'coup sur euh, une attitude qui est pas appropriée de... j'sais pas de non-respect ou de... de retards successifs etc... E40, enseignante d’histoire-géographie, 30 ans, jeune, 12 exclusions. Dans les discours que nous avons recueilli, les élèves adhèrent à la norme scolaire et donc aux punitions qui en marquent l’infraction, dans la mesure où les familles adhèrent ellesmêmes à ces règles et les promeuvent auprès de leurs enfants dans le même sens que les enseignant·es. La caractéristique principale de ces élèves est d’être associés à des parents qui prendront le relais, une fois l’élève de retour chez lui. « On va dire que les “gentils“ qui auraient peur qu'on appelle chez eux, se calment tout de suite. » E12. Dans l’application de l’exclusion de cours idéale, il y a la sévérité des parents qui vont, une fois de retour à la maison, intervenir auprès de l’enfant pour le punir à nouveau. La crainte de cette punition parentale donne toute sa force à l’exclusion. « Quand c'est un élève, qui est un bon élève, qui a pas l'habitude d'être exclu, et que les parents y sont derrière, et qui se fait euh... y se fait gronder, euh sèchement, ça va lui faire un effet » E43. On peut même imaginer que pour ces élèves, l’exclusion serait la pire des punitions qui puisse exister : Les élèves euh, “autres“, qui sont pas dans cette catégorie-là, j'pense que... là où justement, c'est vraiment être, cette sensation d'être exclus du groupe, j'pense que pour eux, c'est vraiment la la punition ultime quoi... c'est à dire, tu n'es pas tu n'es pas, j'pense que c'est pour ça que l'exclusion ça doit être, vraiment gardée en dernier, tu n'es pas tu n'es pas adapté pour être dans le groupe, tu n'es pas, t'as pas un comportement approprié tu mérites pas entre guillemets d'être dans l'groupe, donc j'pense que... pour un élève qui est pas dans la catégorie dont j'te parlais c'est euh... c'est... ça doit être un gros coup d'massue quand même. E25, enseignante d’anglais, 34 ans, confirmée, 1 exclusion. L’efficacité de l’exclusion pour les élèves « normaux », illustre une image très partagée du fonctionnement idéal de l’exclusion, pour des élèves idéaux. L’exclusion étant la punition ultime, celle que les élèves doivent craindre le plus, elle devrait représenter une force de dissuasion puissante, dont le spectre pourrait être brandi par l’enseignant·e afin d’anticiper le moindre débordement : Quand j'prends ces deux élèves de troisième l'autre fois, qu'j'ai fait ça pour leur montrer que ... même si sont bons élèves ils ont pas à faire ça... je sais qu'ça a marché. Au cours qu'après, ils ont essayé d'bavarder, j'leur ai : “eh !“ “oui m'sieur“... tac tac tac. 271 Vraiment, là, ça a vraiment très très bien marché. » E32, enseignant de sciences physiques, 39 ans, confirmé, 81 exclusions. Une fois l’expérience vécue exceptionnellement par des élèves sérieux, il suffirait de claquer des doigts (« tac tac tac ») pour éviter de nouveaux débordements. On trouve ici un second sens attribué à cette punition, celui de servir d’exemple au reste de la classe, l’exclusion ayant alors principalement un rôle dissuasif, en signifiant au collectif une limite infranchissable. L’efficacité de l’exclusion de cours repose sur une affirmation partagée très majoritairement : lorsqu’un élève est exclu de classe, le renvoi permet de ramener le calme dans la classe (37 enseignant·es adhèrent explicitement à ce postulat, sur les 51 interrogés). L’effet positif que constate ainsi une majorité d’enseignant·e ne concerne donc pas l’élève exclu, mais ceux qui restent : « ça permet aussi de prévenir les autres qu'ils seront punis si ils sont trop bavards, trop pénibles : y en a un qui a été exclu, mais toi tu seras le prochain sur la liste » E1. Ce point de vue très majoritaire met en avant un aspect central de la conception de cette punition : elle n’est pas prononcée dans un but éducatif qui vise l’élève puni mais comme une mesure d’urgence visant à ramener le calme : « l'effet est surtout un effet immédiat : ça me sert surtout à rétablir une bonne ambiance sur le moment. » E3. En plus de cet effet direct sur l’ambiance de la classe, qui est apaisée par la mise à l’écart de l’élément qui produisait le désordre, la mesure a pour les enseignant·es une valeur d’exemple. Ils ou elles y trouvent une valeur dissuasive, leur permettant d’asseoir leur autorité auprès de l’ensemble des élèves : « ça a un effet sur la classe parce qu'ils se disent : “bon, elle se laisse pas marcher dessus, elle a des limites quoi“ et quand ils voient, ils me connaissent après ils savent ma limite » E27. L’exclusion serait alors principalement efficace de par la peur qu’elle distillerait auprès des élèves : « les autres se disent : “j'aimerais pas passer à la casserole après“ (…) et ça a un effet sur toute la classe... c'est à dire que là... après ça, ça bronche plus dans la classe... » E6. Les enseignant·es voient ainsi dans l’exclusion une mesure qui « sèche » l’ensemble des élèves : à la fois une punition qui permet de faire cesser immédiatement un désordre endémique ou qui aurait tendance à s’installer sournoisement dans leur classe, mais aussi de prévenir l’arrivée de futurs incidents : « ceux qui auraient eu envie de faire n'importe quoi bon s'arrêtent parce qu'ils veulent pas être exclus, parce que quand même ça les embête un petit peu... » E9. La croyance des enseignant·es dans l’efficacité de l’exclusion comme exemple est telle que, même lorsque l’exclusion ne ramène pas le calme dans la classe, l’enseignant·e peut continuer d’exclure, jusqu’à ce que les élèves prennent enfin en compte le signal : Et la fois où j'ai exclu sept élèves de cours. Sept ! La classe, c'était ma première année ici. Pareil, une classe de fous, mais de fous, des quatrièmes. Et... et genre y arrivent hyper excités, vraiment tu sentais, ça c'était l'angoisse, hein. Et donc j'en ai exclu un, puis deux puis trois et puis après ça continue, et y continuent, après j'ai dit : “maintenant, je... tout l'monde ferme sa gueule maintenant c'est là on fait le cours, on arrête“. Y en a encore un ou deux qui ont encore fait des blagues ou quoi, donc c'est 272 arrivé jusqu'à sept. Y restait plus que dix élèves dans la classe, euh... voilà. Là c'était le cours, peut-être le plus calme de ma vie. Même quand y avait des temps morts, personne disait rien, mais j'crois voilà y avaient compris. Ça a servi d'exemple après pour la suite. E43, enseignant d’histoire-géographie, 35 ans, confirmé, 8 exclusions. Dans cette situation, l’exclusion procède à un tri radical : ne resteront en classe que les élèves qui acceptent de se soumettre à l’enseignant·e. D’une certaine manière, l’exclusion ponctuelle de cours représenterait une pratique d’une extrême efficacité qui permettrait lorsqu’on la prononce de rétablir l’autorité dans la classe, de ramener tous les élèves au silence et à l’attention (« un effet immédiat » « ça bronche plus ») mais aussi de signifier par l’exemple une limite à ne pas dépasser. D’autre part, il faut que l’ensemble du groupe puisse voir qu’il y a une limite qui peut être posée par l’enseignant·e. Il s’agit par l’exclusion de signifier à l’ensemble des élèves le cadre éducatif : « quand on fait une bêtise on est puni. Quand on tarde trop à mettre une personne à l'écart ils ont l'impression qu'il existe des passe-droits et ils vont eux aussi chercher... » E10. Contre la contagion des désordres, l’exclusion sert d’exemple, de mesure préventive qui permettra d’avoir le calme, à tel point que l’on pourrait concevoir une exclusion pour chaque classe, permettant d’affirmer a priori la position de l’enseignant·e et ainsi de dire à la classe : attention, je peux aller jusque-là : « justement c'est vrai que d'exclure à chaque fois dans chaque classe, presque ça leur donne une leçon y voient que le, le prof finalement est capable d'aller jusque-là, jusqu'à l'exclusion » E41. Pour faire exemple, l’exclusion doit s’adresser aux « durs » de la classe ce qui permettra d’éviter tout risque de contagion. Il s’agit de « couper la tête » des leaders négatifs. Il suffit de repérer les meneurs... il faut être très sévère en début d'année : on a les meneurs et tout ce ventre mou qui suit, qui craignent leurs parents et qui si eux on appelle leurs parents en disant qu'ils ont été insolents ça se passera pas bien... une fois que ces meneurs n'ont plus la base pour les suivre, c'est beaucoup plus facile de calmer les élèves et du coup il suffit d'exclure celui qui va vouloir se montrer après c'est fini, on arrive à travailler… E12, enseignant d’histoire-géographie, 46 ans, confirmé, 2 exclusions, responsable de l’école ouverte. On voit comment dans le discours des enseignant·es, les groupes d’élèves sont assimilés à des bandes organisées : avec des meneurs qu’il faut repérer et punir le plus rapidement possible, et des suiveurs, auxquels il faut faire peur. Le spectacle viril de l’enseignant qui ne craint pas de s’attaquer aux durs de ces bandes d’adolescent·es envoie un signal à tous les élèves. Encore une fois, cette dimension dissuasive prend tout son sens dans la mesure où la peur de la punition, actualisée par l’exclusion des plus durs des élèves, s’accompagne derrière de la peur des parents. De la même manière qu’un élève « normal » exclu très exceptionnellement ne reproduira plus ses atteintes à la norme par crainte de la réaction de 273 sa famille, un élève « normal » voyant son enseignant·e exclure les « caïds » de sa classe anticipera le risque de se faire exclure et donc de se faire punir par sa famille. La dissuasion fonctionnera ainsi dans cette anticipation d’un blâme adressé à la fois par l’école et par les parents, l’exclusion prononcée à titre d’exemple utilise explicitement l’élève sacrifié pour donner un signal aux autres qui pourraient être tentés de suivre le chemin emprunté par le déviant. Dans les faits, l’efficacité de l’exclusion comme exemple dissuasif pour le groupe classe semble moins systématique que ne l’affirment les enseignant·es. Au cours des observations de classes, nous avons pu constater que des enseignant·es dans des situations de classe souffrant d’un désordre important (par exemple l’observation cours E14 du 3 avril 2017) pouvaient exclure un élève sans que cela n’ait le moindre effet sur le reste du groupe, l’exclusion elle-même pouvant passer inaperçue pour un observateur distrait : le chahut général se perpétue après la punition. Un seul de tous les enseignant·es enquêté·es, E8, présente un point de vue contradictoire à celui de ses collègues sur ce point. L’effet n’est pas toujours positif sur la classe, il peut au contraire engager le collectif dans plus de désordre encore : ils se disent, y en a un qui s'est fait renvoyé, y en aura pas un deuxième, on y va à fond, on risque rien, ce qui arrive assez régulièrement, et du coup la classe continue d'être agitée, même plus agitée, parce qu'ils savent qu'elle a grillé son joker renvoi et c'est fini, elle rappellera pas un deuxième surveillant pendant l'heure pour renvoyer un élève. E8, enseignant de mathématiques, 39 ans, confirmé, 2 exclusions, responsable de l’amicale. La majorité des enseignant·es, gardant une certaine réserve qui les contraint à limiter les exclusions, ne se permettent en effet pas d’exclure plus d’un élève de leur classe. Lorsqu’ils ont exclu un élève, ils et elles ne peuvent plus se permettre de recommencer et le reste de la classe peut alors y voir une invitation à produire plus de désordre encore. Les enseignant·es peuvent d’ailleurs avoir conscience que l’exclusion, lorsqu’elle s’adresse à ces élèves exclus systématiquement, en punissant devant l’ensemble de la classe un comportement, peut se révéler contreproductive en valorisant aux yeux de leurs pairs, le comportement de ces exclus. « Bon en même temps y en a pour qui c'est : "je veux être exclu parce que je montre que je suis le caïd du coin..." donc c'est un peu à double tranchant... » E7 « ou alors pour ceux qui sont dans la transgression, ça va faire flamber leur capacité de transgresser et y vont essayer d'aller encore plus loin dans la provocation jusqu'au bout, voilà. » E26, « l'effet que... que ça leur fait... les élèves qui sont exclus souvent, j'pense que ça fait que les enfoncer dans leur position d'élèves euh... d'élèves relous quoi... » E16. L’exclusion à titre d’exemple peut ainsi être « à double tranchant » : elle permet de dissuader la plupart des élèves de suivre la voie empruntée par leurs camarades exclus, elle peut aussi dans le cas de classes particulièrement « difficiles » produire plus de désordre encore. L’exclusion peut 274 exacerber les conflits entre la classe et l’enseignant·e : dans ces cas considérés comme exceptionnels, l’exclusion, bien loin alors de ramener le calme, va alors contribuer à la multiplication des incidents quand les élèves restant dans la classe prennent parti pour leur camarade exclu : « ça peut aussi, généraliser, rajouter de l'agitation, parce qu'y a parfois des élèves qui ont envie de s'en mêler, de donner leur point... “non y mérite pas“, 'fin de... participer, de faire l'avocat du diable essayer de le défendre » E28. Ainsi, les preuves factuelles de l’efficacité ou de l’inefficacité de l’exclusion permettent aux enseignant·es de conforter leur représentation d’une partie des élèves, les irréductibles, que l’on ne peut pas changer, qui même frappés par la punition ultime, ne changeront jamais d’attitude. Ces élèves, sont les « caïds », les « meneurs ». L’utilisation de termes issus de l’univers policier participe à leur stigmatisation et à leur disqualification. D’autre part, on constate que ces enseignant·es sont finalement convaincu·es de l’absence d’efficacité de la punition dans l’éducation des élèves. La punition ultime dont ils disposent n’a pas d’impact éducatif direct : elle fonctionne avec les élèves qui ont déjà incorporé en amont les normes scolaires, l’exclusion étant alors un signal, une piqure de rappel. En revanche, elle ne permet pas d’apprendre ces normes aux élèves qui ne les connaitraient pas. b. L’exclusion n’a pas d’effet sur les exclus Si l’on met à part la catégorie des bons élèves qui ne sont finalement que très rarement soumis à l’exclusion ponctuelle de cours, les enseignant·es identifient un groupe d’élèves sur lesquels l’exclusion de cours n’a plus aucun effet. Second paradoxe, ces élèves sont justement ceux qui sont exclus très régulièrement : « donc les élèves euh... du camp... qui sont exclus, l'exclusion en soit, à part que moi, elle va m'permettre… sur eux je pense que ça a strictement aucun effet parce qu'ils s'en moquent royalement d'être en cours ou pas la plupart du temps. » E40. L’exclusion ne touche pas ces élèves, parce qu’il est alors déjà trop tard. Les enseignant·es font le constat d’une banalisation de l’usage des punitions, principalement des mises en retenue et des exclusions ponctuelles de cours, cette inflation étant très largement perçue comme inefficace : « ça sert à rien hein... parce que, moi j'leur mets des heures de retenue mais tout l'monde leur met des heures de retenue à gogo, ils sont exclus et.... de toutes façons, on a absolument aucune prise sur eux » E17. Ce constat correspond à ce que l’on a déjà pu noter : les élèves qui sont exclus constituent un groupe à part (« du camp qui sont exclus ») soumis à l’exclusion de façon très régulière et récurrente. Pour ces élèves, il est déjà trop tard : « les élèves que j'ai eu à exclure étaient des élèves qui à ce moment-là en avaient plus rien à faire donc il y avait pas vraiment de repenti sur le fait de s'être fait exclure. » E3. Ces élèves-là sont disqualifiés par les enseignant·es, considérés comme des cas désespérés, sur lesquels toutes les mesures « glissent », sur lesquels les adultes n’ont plus aucune prise : « tu sais qu'ils se font exclure tout le temps, pfuuu... ça glisse comme une lettre à la poste... » E48 « en général je pense qu'ils s'en foutent complètement... » E9, « s'ils sont tout le temps exclus, l'effet s'est qui s'en fout quoi... » E24. Il faut cependant noter que le constat de l’inefficacité de l’exclusion n’amène pas les enseignant·es à limiter ces exclusions : si la mesure n’est pas efficace pour ceux qui sont exclus systématiquement, elle reste le seul outil efficace 275 pour les autres. Ces exclus systématiques sont hors de portée des enseignant·es : ce constat est à double sens : s’il est impossible de les changer, de modifier leur comportement inadapté : « on va dire, ils veulent pas revenir sur leurs position ils restent enfermés sur leurs attitudes... » E23, ces élèves perdent certainement leur temps au collège puisque l’action éducative et pédagogique qui y est menée n’a plus le moindre impact sur eux. Il est d’autre part inutile de s’acharner, de perdre de l’énergie à chercher à agir sur ces enfants puisqu’ils sont totalement hermétiques à l’action des adultes du collège : « on a quand même dans l'collège des élèves qui sont exclus, deux trois fois dans la journée hein, ça existe... sur des élèves comme ça, je pense qu'on a plus beaucoup de prise hein... » E28. On voit que les enseignant·es identifient clairement ce groupe d’élèves exclus systématiquement comme des « causes perdues » pour l’enseignement. Nous allons voir pour finir que si cette mesure n’est pas efficace pour remédier aux comportements déviants des élèves, c’est en partie parce que le contexte des établissements ne permet pas de prendre en charge ces exclus comme il le faudrait en dehors de la classe. c. « C’est efficace s’il se passe quelque chose après » Lorsqu’ils et elles décrivent sur ce que devrait être les suites « idéales » de l’exclusion dans les services de la vie scolaire, les enseignant·es dressent l’image de leur conception de la division du travail éducatif dans l’enseignement secondaire. L’écart qu’ils et elles constatent ainsi entre ce qu’ils et elles jugent devoir être la norme et la division du travail éducatif telle qu’elle s’actualise dans les collèges de l’éducation prioritaire renforcée, et en particulier dans le leur, pourrait expliquer l’inefficacité de l’exclusion qui ne serait plus alors l’inefficacité de la punition en tant que telle, mais le caractère contre-productif induit par une gestion défaillante des exclus par les personnels de la vie scolaire. Les personnels enquêtés peuvent expliquer dans leur discours ce défaut d’accompagnement par un manque de moyens (les élèves ne seraient pas pris en charge correctement parce que les personnels de vie scolaire ne seraient pas suffisamment nombreux, les locaux inadaptés etc..) ou par un manque de sérieux, une attitude laxiste et inappropriée de ces personnels. L’exclusion ponctuelle de cours devrait, pour avoir un réel effet sur les élèves, faire systématiquement l’objet d’une suite. C’est à cette condition que cette punition pourrait permettre d’éviter toute forme de récidive. Si ce travail n’est pas mené correctement, la mesure risque d’être banalisée : « si c'est un gamin qui s'fait exclure souvent et qui derrière remonte en cours, sans qui ne se passe jamais rien, bon ben j'pense qu'à un moment donné ça devient un peu... situation normale… » E25. L’exclusion devrait déclencher toute une série de conséquences à ce point pesantes pour l’élève qu’il ne souhaiterait plus jamais subir cette suite pesante : après y faut on va dire « maximiser » l'effet que tu vas avoir, pour maximiser l'effet qu'tu vas avoir à mon sens, t'as le... le suivi administratif : parce que, des fois t'exclus, t'exclus t'exclus pendant ton cours, mais y a pas le suivi derrière. Donc pour les élèves c'est une exclusion... y a rien. (…) si y a un suivi derrière, ça a d'l'effet. Pour si, pour les 276 élèves, exclusion égale euh...conséquences... E43, enseignant d’histoire-géographie, 35 ans, confirmé, 8 exclusions. L’exclusion n’aurait ainsi pas d’effet en soi, mais en fonction des conséquences pour l’élève exclu. Les enseignant·es ont en effet bien conscience du caractère possiblement libératoire lorsqu’un élève est sorti de sa classe. Pour que les élèves ne voient pas l’exclusion comme une possibilité d’échapper aux contraintes de l’apprentissage, il serait nécessaire que les élèves ne puissent pas envier le sort qui les attend lorsqu’ils sont envoyés vers la vie scolaire. Malheureusement, dans les faits, les suites données à l’exclusion ne sont pas à la hauteur des attentes : « oui alors, le problème, quand tu exclus les gamins, c'est que souvent y a pas d'suivi. » E45. Pour certain·es enseignant·es, l’exclusion n’est pas efficace parce que ce travail de suivi nécessaire n’est pas exécuté comme il le faudrait. Sa banalisation lui enlève tout caractère sacré : « j'pense que... le, le, le choc que ça devrait être ne l'est plus » E25. Dans cette conception de l’exclusion et de son efficacité, les enseignant·es se représentent la mise à l’écart de l’exclu dans un lieu adapté, dans lequel il serait isolé, plus contraignant et inhospitalier que celui de la salle de classe, l’obligeant à vivre une expérience suffisamment pénible pour que l’élève la craigne et ne veuille pas y être confronté à nouveau. Les enseignant·es souhaiteraient que les élèves aient peur d’être exclus et pour cela, il faudrait que la suite de l’exclusion soit douloureuse. Cette image de la prise en charge « idéale » renvoie là aussi aux collèges « normaux » dans lesquelles l’exclusion serait exceptionnelle, et deviendrait ainsi un fait marquant pour les personnels de vie scolaire : « dans un autre bahut classique, (parce que j'parle aussi avec d'autres collègues qui sont dans d'autres établissements) un élève qui va être exclu ça va être l'événement d'la matinée » E25. Dans ce type d’établissement, les exclusions étant certainement très rares, ou en tous cas plus rares que dans les collèges REP+, il serait possible d’y accorder toute l’attention nécessaire et donc de mettre en œuvre un dispositif symbolique lourd qui donne tout son sens à la punition. Au contraire, les enseignant·es se représentent la vie scolaire de leur collège comme un lieu saturé par des problèmes de toutes sortes à régler, un espace tout entier soumis à « la tyrannie de l’urgence » (S. Condette, 2013, p. 121) : « la vie scolaire ben y sont un peu débordés, y a beaucoup d'exclusions de cours et je sais que... ça les embête quoi » E28, « y sont quand même sur… submergés de problèmes à régler » E31, « je me figure, qui y a beaucoup d'exclusions et que donc y a beaucoup d'élèves qui s'retrouvent dans c'cas là et que donc l'accueil individuel est quasi impossible » E25. Cette saturation est due en partie à une multiplication des exclusions liées au contexte d’établissements « difficiles » en partie au manque de moyens : « on a pas les moyens matériels et humains de faire un suivi, euh... correct. C'est à dire que le gamin qui est exclu, il devrait être pris en charge correctement par la vie scolaire » E45. Mais comme ce qui se passe lors de l’accueil des élèves en vie scolaire reste opaque pour les enseignant·es (puisque par définition ils ne se trouvent pas dans la vie scolaire lorsque les élèves qu’ils ont exclu y arrivent), ces derniers ou ces dernières restent méfiants et doutent de la qualité effective de cet accueil : « on sait pas toujours si y a eu qu'que chose qui a été fait ou si simplement l'enfant a été admis dans la salle de 277 permanence » E31. On touche ici du doigt l’étanchéité relative des salles de classe d’une part et des bureaux des vies scolaires d’autre part. Les projections des enseignant·es sur la manière dont ça se passe en vie scolaire, sont pleines de doutes et de zones d’ombre : j'ai pas toujours confiance, hein, c'est pas que je me méfie mais, je sais pas y va arriver à la vie scolaire, bon, qu'est-ce qui s'passe ? est-ce qu'on va pouvoir le prendre en charge ? est-ce qui va pas y avoir, en même temps cinq exclus, la bagarre, le truc, le, le CPE qui est en entretien ? et est-ce qu'on va pas juste lui dire : “bon allé dans un coin, fait tes exos et puis...“ et ça c'est pas bon, hein. E38, enseignante de français, 52 ans, chevronnée 19 exclusions. On peut ainsi passer de l’ignorance (« on sait pas toujours… ») ou la méfiance (« j’ai pas toujours confiance »). La surcharge supposée des services de vie scolaire pourrait avoir un effet négatif sur des élèves exclus qui ne seraient pas correctement pris en charge mais selon les cas, simplement abandonnés dans une sorte de garderie désordonnée, même si cette absence de prise en charge correcte n’est pas toujours directement imputée à la responsabilité des personnels « voilà, j'leur jette pas la pierre non plus y sont parfois surveillants, CPE ont pas l'temps d'faire tout c'qui voudraient faire aussi voilà » E31. Quoi qu’il en soit, les enseignant·es qui souhaiteraient une prise en charge stricte des exclus, se représentent au contraire le vécu des élèves dans les espaces de vie scolaire, les salles de permanence, comme des moments de repos, des situations souhaitées par certains élèves qui pourraient y jouir d’un plaisir hédoniste. Les personnels qui les prendraient alors en charge peuvent être perçus comme des professionnels laxistes, permissifs, laissant faire aux élèves ce qui leur plait, plutôt que de les soumettre à la discipline stricte qui leur enlèverait l’envie de renouveler leurs atteintes à la règle : Parce que y a peu d'heures dans la semaine où la perm est tenue par des AED stricts... Donc, en fait le petit il est exclu mais il va en perm avec les copains... Donc il préfère être en perm avec les potes... Même s'il a du travail à faire c'est un peu « one again » là-bas... donc ils s'en foutent complètement... » E9, enseignante d’anglais, 40 ans, confirmée, 2 exclusions. Cette absence de rigueur individuelle a des conséquences néfastes, banalise l’exclusion et pourrait même donner envie à certains élèves de se faire exclure pour se libérer des contraintes de la classe et aller s’amuser avec leurs « potes ». La prise en charge des élèves par la vie scolaire s’apparente alors pour les enseignant·es à des moments de loisir, où les élèves se retrouvent entre eux, pour jouer au football, ou se dorer au soleil. Les difficultés rencontrées dans les mesures d’accompagnement des exclus on l’a vu peuvent être associées à un manque de moyen ou à une trop grande inflation des exclusions qui saturerait les services de vie scolaire, elles peuvent faire l’objet d’une remise en cause de la rigueur professionnelle de certain·es AED : 278 selon qui est en vie scolaire, ça peut arriver que les surveillants prennent les gamins exclus et puis que finalement sans faire attention, les gamins, sortent euh, de la salle d'exclusion et qu'ils viennent ici et qu'ils viennent faire des coucous par la fenêtre aux élèves qui sont en cours par exemple. Là pour le coup la situation est encore pire après » E41, enseignante d’anglais, 33 ans, confirmée, 4 exclusions. Le manque de sérieux professionnel de ces personnels on le voit est à l’origine de l’inefficacité de la punition, non seulement parce qu’elle ne lui permet plus de jouer pleinement son rôle dissuasif, mais aussi parce que la perturbation évacuée peut se réinviter dans la classe. Les enseignant·es feraient ainsi correctement leur travail en envoyant vers la vie scolaire des élèves perturbateurs, mais les AED et les CPE, dont le rôle central est pourtant de s’occuper de ces élèves exclus, ne joueraient pas le jeu et réduiraient à néant le travail éducatif réalisé en refusant d’y prendre leur part. L’attitude des personnels serait ainsi symptomatique d’un laxisme généralisé de l’institution vis-à-vis en particulier des élèves perturbateurs. En plaçant les élèves exclus dans des situations enviables, l’institution participerait ainsi au désordre général : y a des enfants qu'on exclut qui sont accompagnés, jusqu'à la vie sco mais qui sont pas gérés par un CPE, qui sont pas récupérés par la perm... et après on les voit ils sont dans la cour... donc eux, je pense que l'exclusion n'a pas un poids très lourd... c'est pour ça que j'exclus pas énormément parce que si c'est pour aller se chauffer les fesses sur un banc dans la cour... quand on les retrouve pas en train de jouer au foot... E9 Dans ces descriptions récurrentes des élèves goutant le repos au soleil dans la cour de récréation ou s’adonnant à des jeux futiles, on retrouve un jugement moral adressé à ces élèves qui suivent leurs penchants « naturels » les incitant à la paresse, mais aussi un jugement adressé aux professionnels qui plutôt que de promouvoir comme eux les valeurs d’effort et de travail favoriseraient par leur négligence l’attitude immorale à l’origine de la déviance scolaire. y va pas se retrouver dehors à être bien oisif au soleil, tranquille, c'est le printemps qui commence à arriver, y sont au soleil, y sont bien... non : c'est que eux aussi y comprennent bien que si on les a sortis, euh... c'est une sanction : c'est pas euh... c'est pas pour qui se mettent à côté, qui regardent les autres dans la cour qui sont en train de jouer au basket euh... ou qui se retrouvent au soleil, à se faire dorer, à faire le lézard... E44, enseignant de mathématiques, 49 ans, jeune, 0 exclusions. On voit comment cet exemple néfaste des élèves punis qui s’adonneraient à un plaisir facile remet en cause la valeur exemplaire de l’exclusion telle qu’elle est conçue par les enseignant·es. Alors qu’ils ou elles imposent une discipline stricte permettant de prévenir les comportements déviants en classe par l’usage d’une punition qui doit être redoutée et ainsi dissuader les élèves de se livrer à leurs mauvais penchants, l’institution laxiste les laisse exhiber leur nonchalance aux yeux de tous et de toutes, offrant aux élèves sérieux un 279 spectacle qui ruine tout effort. Ce manque de soutien a tout pour désespérer les enseignants sérieux ou les enseignantes sérieuses et promouvoir des valeurs immorales chez les élèves. Et quand j'vois le vendredi soir quand j'l'exclue, l'élève, y joue au foot... parce qu'y a pas d'salle de perm qui est... ouverte... donc y a tout ça qui est quand même... démotivant. Parce que j'pense qu'y aurait des solutions pour trouver pour cet élève-là, en effet si vraiment il était, en retenue, enfin en retenue, en exclusion, hyper cadré, systématiquement, que, y avait des heures de retenue qui suivaient derrière, à un moment donné, bon, y s'rendrait compte qui s'rait mieux en cours... (…) Donc il a... en tant qu'ado, il a raison hein, de chercher à s'faire exclure (rires) il est bien mieux dehors ! » E46, enseignante d’histoire-géographie, 34 ans, confirmée, 53 exclusions. Cette prise en charge défaillante peut ainsi témoigner de cette fameuse bienveillance coupable à l’égard des perturbateurs d’une institution soumise à la culture de l’excuse pour ces élèves « qui ont acquis un sentiment d'impunité dans le bahut qui fait qu'à ce moment-là, au moment où ils parlent avec nous, au moment où ils nous regardent, on voit bien que de toutes façons ils en ont rien à carrer... » E9. Dans cette perspective, certain·es enseignant·es mettent en avant un conflit de valeur au cœur du travail éducatif, et fustigent l’attitude permissive de leur hiérarchie « je pense que, peut-être qu'à leur âge, j'aurai aussi joué, si j'avais vu que bon… ceux qui sont chargés d'faire respecter les règles finalement insistent pour qu'elles soient pas respectées » E31. Les élèves s’engouffrent naturellement dans cette indulgence coupable et les enseignant·es se retrouvent abandonné·es face à la démission d’une institution qui refuse de jouer son rôle (« ceux qui sont chargés d’faire respecter les règles »). Si l’ensemble des enseignant·es s’accorde sur le fait que la prise ne charge qui suit l’exclusion ponctuelle de cours ne correspond pas à ce que l’on pourrait souhaiter dans les vies scolaires des trois collèges enquêtés, l’explication de ce problème qui retire toute son efficacité à l’exclusion va être différente en fonction de l’état des relations entre « la salle des professeurs » et « la vie scolaire ». Ainsi, dans le collège n°3 où ces deux pôles entretiennent des relations de confiance, la défaillance sera attribuée individuellement aux AED défaillants. Dans les collèges n°1 et n°2 où ces groupes sociaux sont sous tension, les réactions peuvent aller d’un discours compatissant (ils sont débordés) à un discours accusateur (ils ne travaillent pas correctement) qui renseigne sur les rapports individuels des enseignant·es avec les CPE et avec les personnels de vie scolaire dans leur ensemble. Nous avons ainsi pu voir que l’exclusion, qui devrait, dans les représentations partagées par les enseignant·es, être une mesure exceptionnelle, représente toujours un échec personnel. Elle ne constitue pas pour les enseignant·es une punition capable de modifier durablement le comportement des élèves et cela en partie parce que sa banalisation dans les collèges de l’éducation prioritaire la vide de son sens. Les enseignant·es qui souhaiteraient par cette punition promouvoir des valeurs d’effort et de travail ne se sentent pas soutenus par 280 l’institution qui, soit par manque de moyens, soit par laxisme, n’offre pas aux élèves un cadre suffisamment contraignant à la suite de leur exclusion. Nous allons enfin voir comment l’obligation de sauvegarder une majorité soucieuse d’apprendre justifie en dernier recours l’usage de l’exclusion ponctuelle de cours pour mettre à l’écart une minorité perturbatrice. 5. L’exclusion est là pour « sauver la majorité » « Après, moi... si j'dois sacrifier... après c'est un... si je dois sacrifier c'est.... au profit du groupe y a pas photo quoi. » E47 Lorsque j’ai commencé ce travail de réflexion sur l’exclusion, une amie enseignante exerçant dans un lycée général de l’enseignement privé qui, elle, n’avait jamais exclu d’élèves de ses cours, mais que mon travail interrogeait, est allée se renseigner auprès d’une de ses collègues qui pratiquait, parfois, l’exclusion ponctuelle de cours. Elle est revenue vers moi avec LA solution à mes interrogations, presqu’étonnée que je n’ai pas pu y penser par moi-même : « dans une classe de 24 si un des élèves empêche les autres de travailler, il faut l’exclure pour permettre aux 23 élèves restants de travailler ». Cette affirmation a des allures de théorème : le lien logique qu’elle établit est de l’ordre de l’évidence. Elle se présente sous la forme d’une tautologie et possède à ce titre la beauté intellectuelle des démonstrations mathématiques les plus élégantes. Simple et limpide, elle semble justifier in fine le principe de l’exclusion de cours et au-delà, le principe de la mise à l’écart d’une partie de la population scolaire, minoritaire mais inadaptée. Comme le résume bien l’enseignante n°9 dans le collège n°1 : « comme je te disais au début “entre vingt qui vont pouvoir travailler et un qui même s'il est là va juste faire péter le cours“, le choix il est vite fait ». Au-delà des distinctions catégorielles que nous avons déjà envisagées, les enseignant·es enquêté·es dans nos trois collèges sont à ce point unanimes sur la consistance de cette règle, qu’elle peut être considérée comme une véritable doctrine inattaquable, une évidence première. Seuls quelques très rares enseignant·es (E8, E13, E18, E36, E49) peuvent, nous y reviendrons plus tard, contredire cette « évidence ». Le registre de justification de cette nécessité de jouer le groupe contre l’individu repose sur le constat que la majorité des élèves est là pour travailler, qu’ils adhèrent à la démarche entreprise par les enseignant·es et de ce fait plus largement par l’école, que les élèves eux-mêmes demandent cette mise à l’écart des gêneurs. Nous allons détailler les étapes de ce raisonnement qui justifie l’exclusion aux yeux de la quasi-totalité des enseignant·es, et même de celles et ceux qui ne la pratiquent jamais. a. La majorité qui veut travailler « Quand on se retrouve à avoir une classe complète qui adhère à une démarche et un élève dont l'objectif évident est de foutre en l'air le travail de tous les autres je le garde pas... » E9 Les élèves de l’éducation prioritaire renforcée, mais particulièrement les élèves des trois collèges que nous avons enquêtés, vivent dans un contexte social caractérisé par une extrême pauvreté. Si les enseignant·es enquêté·es ne font qu’exceptionnellement référence à ces épreuves de la grande pauvreté, ils et elles considèrent qu’il est fondamental de permettre à ces élèves de travailler dans un climat scolaire apaisé. Ils affirment ainsi que, pour ces enfants 281 confrontés à « des conditions de vie très, très difficiles pour un grand nombre voire la majorité (…) notre travail d'enseignants à mon sens c'est aussi de leur offrir des espaces où ils vont être épanouis et dans le calme » E9. Cette volonté des élèves de venir au collège pour apprendre est d’autant plus appréciable et doit être d’autant plus prise en considération que la contrainte scolaire est une contrainte lourde pour des élèves vivant dans un contexte social défavorisé : « ils se lèvent tôt, ils fait beaucoup d'efforts pour venir... pour venir dans la classe, à mon cours, au collège, c'est pas facile pour beaucoup de eux, c'est pas facile » E19. C’est une information fondamentale, qui vient contredire les représentations communes sur la réalité de l’éducation prioritaire. L’image d’une population scolaire rétive au projet d’apprentissage proposé par l’école française est battue en brèche par les enseignant·es de ces établissements. En fait, pour eux, la quasi-totalité des élèves, ou disons une majorité significative des élèves, souhaite travailler, apprendre, partager les valeurs de l’école : « ... y a quand même toujours dans une classe (…) une majorité d'élèves qui sont là pour travailler » E16, « y en a 20 (…) qui sont quand même venus là pour apprendre quelque chose » E1 « parce que y en a d'autres qui ont envie d'être là qui sont sérieux et qui ont envie d'apprendre. » E37. Ce constat est vrai même lorsque l’on s’adresse aux élèves dont le niveau est très faible, « révélateur de très très très grandes difficultés dans le passage à l'écrit et cognitif » E9. A la marge, il existe cependant quelques adolescent·es, qui ne sont pas prêt·es à jouer le jeu « une ou deux individualités, parce que ça va jamais plus loin » E4. Les perturbations scolaires sont ainsi considérées comme produites par des individus, comme le soulignait déjà en 2002 Anne Barrère : « le fait qu’un très petit nombre d’élèves, parfois un seul, puisse fragiliser, voire détruire l’équilibre collectif de la classe est devenu une expérience courante pour les enseignants. » (2002a, p. 6). Ce sont ces quelques élèves qui sont responsables du désordre scolaire : « cette ambiance bruyante, on a l'impression que toute la classe bout et que toute la classe fasse du bruit, en fait on se rend compte que ça relève toujours de ces quelques deux trois élèves » E2. Certains de ces très rares élèves qui empêcheraient les autres d’apprendre dans de bonnes conditions, ne sont pas fondamentalement mauvais. Ils ne peuvent tout simplement pas s’empêcher d’agir comme ils le font : « parce que c'est le gars pas méchant, mais qui va être là à jouer avec ses bouts de gomme à droite à gauche, du coup ça va mettre le bordel tout autour, puis il se tape un fou rire » E7. Certains au contraire, adoptent, selon leurs enseignant·es, ces comportements volontairement, avec le désir de nuire : « il a joué antijeu complet en opposition et en provocation... » E1 « quand on se retrouve à avoir une classe complète qui adhère à une démarche et un élève dont l'objectif évident est de foutre en l'air le travail de tous les autres je le garde pas... » E9. Ce comportement incompatible avec le fonctionnement du reste de la classe peut être ponctuel, découler d’un état anormal mais passager : « l'élève qui vraiment est dans un état qui lui permet pas de... qui perturbe la classe, (…) on voit bien que ça va pas du tout, ce jour-là il y est pas, il faut le sortir » E5, « si une ou deux individualités (…) ne jouent pas le jeu, ponctuellement, ce jour-là, ce qui remet absolument pas en cause le fait que le lendemain, ils reviennent... » E4. L’exclusion ponctuelle de cours ne serait alors qu’une forme de régulation, au quotidien, des comportements déviants, nécessaire mais sans conséquence grave, qui ne remettrait pas en 282 cause la suite de la scolarité de ces élèves que l’on mettrait à part, le jour où leur état empêcherait les autres de travailler, puisque lorsque l’élève sera revenu à son « état normal », il réintégrera la classe. Cette conception est pourtant en contradiction avec la réalité de la pratique de l’exclusion de cours dans ces trois collèges qui, nous l’avons vu, est une pratique qui s’adresse très régulièrement à un petit nombre d’élèves systématiquement exclus. D’autres enseignant·es décrivent au contraire ces comportements comme naturalisés, fondamentalement constitutifs de l’élève : il s’agit alors de protéger durablement la classe d’un élève qui empêche toute la classe de travailler : « il est comme ça, c't'a dire qu'il se cache de partout, il ouvre les portes de tous les profs et... (…) c'est pour, préserver la classe, c'est pas pour lui que je fais ça voilà... » E32. L’exclusion de cours est clairement dans ce sens une mesure de sauvegarde qui n’a aucune visée éducative sur l’élève exclu. Certains élèves, dont le comportement est essentialisé par les enseignant·es pourraient ainsi contaminer les élèves qui sont là pour travailler, il faut, pour éviter le risque de contagion, les séparer des autres, comme le dit de manière plus imagée cet enseignant : donc pour laisser travailler quelques élèves, je les exclus. Comme on dit, comme diraisje... le proverbe euh, vous voyez, le fruit, une tomate, qui qui pourrit... si on laisse avec les autres tomates euh... ça va être pourri, c'est pareil. Donc j'enlève la, la pourrie, pour laisser les autres. E21, enseignant de mathématiques, 62 ans, chevronné, 49 exclusions. Les élèves étant en difficulté socialement et scolairement, la possibilité de mettre en œuvre un temps d’apprentissage effectif et efficace représente un véritable enjeu, ce temps d’enseignement est précieux, il ne doit pas être gâché : « je le garde pas parce que, je peux pas me permettre de gaspiller ce temps-là surtout si les autres montrent un réel désir d'avancer... Donc à ce moment-là, oui, je préfère sortir l'élève en question... » E9. On voit que la revendication de l’exclusion qui sauve les élèves victimes des comportements perturbateurs est affirmée et assumée avec vigueur. Le droit à l’éducation est un droit fondamental, il l’est d’autant plus pour les élèves qui d’autre part ne bénéficient pas dans leur milieu familial d’un apport culturel leur permettant d’entrer dans notre société avec les mêmes chances que les autres : comme le remarque Jean-Paul Payet, « c'est bien parce que l'école affiche un tel niveau d'ambition dans la promotion (scolaire et sociale) des élèves et l'égalisation des chances qu'il est d'autant plus insupportable, pour le corps enseignant et le public, d'échouer à atteindre cet objectif » (1997a, p. 79). De ce fait, la minorité qui empêche les enseignements de se dérouler correctement remet en cause ce droit à l’éducation pour la majorité qui souhaite travailler « aujourd'hui la majorité mérite un cadre de travail » E4, les enseignant·es qui auraient des réticences à exclure admettent par ce raisonnement la justice de cette mesure, comme l’explique cet enseignant du collège n°2 : J’ai un collègue qui les met dehors dès que ça empêche le reste de la classe de travailler. Donc peut-être qu'il en vire plus, mais parce qu'il a ... moi je comprends en fait, les élèves ils sont là, ils ont le droit à apprendre dans des conditions favorables et quand y 283 a des élèves qui empêchent ces conditions favorables c'est pas... E24, enseignant de mathématiques, 32 ans, débutant, 47 exclusions. En se préoccupant systématiquement des mêmes individus en difficulté, ou qui posent des difficultés, on en oublierait finalement tous les autres en les privant d’un droit humain fondamental. L’exclusion ponctuelle de cours est alors pour les enseignant·es un outil au service du groupe contre les individus perturbateurs. Le paradoxe de ce raisonnement, c’est qu’il fait reposer l’accès à ce droit à l’éducation pour tous et pour toutes, sur une punition qui prive justement une minorité de ce droit. Si ce raisonnement est si puissant, c’est qu’il repose sur une lecture de la gestion de la classe où concilier le rapport au collectif et à l’individu est impossible : Des fois c'est compliqué d'estimer jusqu'où il faut aller pour tendre la main et jusqu'où à un moment donné se dire les 24 autres ils ont hâte qu'on bosse... donc pour moi c'est l'éternelle question... On peut pas tout le temps faire passer l'individu devant le groupe... A un moment donné, on est en collectif, y a une règle collective, y a un objectif commun, après celui qui veut pas l'atteindre, je vais arrêter de m'en occuper... E7, enseignante de sciences, 40 ans, confirmée, 8 exclusions. Il y a d’ailleurs là une incompréhension fondamentale entre les enseignant·es dont le quotidien consiste à prendre en charge des classes, avec toutes les difficultés que représentent cette prise en charge du groupe, et les autres acteurs éducatifs qui entretiennent avec ces élèves des rapports uniquement individuels. Et en moyenne toujours le gros défaut c'est que on pense pas toujours, on pense de moins en moins au groupe.... Dans, les réflexions qu'on peut nous faire suite à une exclusion par exemple. Le point d'vue du groupe, souvent, y disparait du discours de la personne qu'on a en face. Et on est obligés d'dire : “mais attendez, mais... malheureusement nous, on aimerait bien aider tout l'monde mais on doit protéger aussi les autres“. E31, enseignant d’anglais, 55 ans, chevronné, 73 exclusions. Cette contradiction peut être d’ailleurs on le voit verbalisée comme un déchirement : les enseignant·es souhaiteraient entretenir un rapport individuel avec chacun de leurs élèves, relation qui est jugée plus enrichissante que le rapport impersonnel avec une classe. Les injonctions stigmatisantes sur l’exclusion (« les réflexions qu’on peut nous faire suite à une exclusion »), formulées par celles et ceux qui entretiennent des relations individuelles en face à face avec les élèves (CPE, chef·fes d’établissement, infirmiers ou infirmières, assistant·es social·es) ne prennent pas en compte les réalités qu’impliquent ce rapport collectif. Cette tension autour de la relation collective ou individuelle aux élèves représente une forme de division sociale du travail qui nous renvoie, de manière inversée à celle envisagée jusqu’à présent entre les vie scolaires et les enseignant·es, au « sale boulot » : les enseignant·es considérant faire le « sale boulot » dans la relation collective aux élèves, alors que d’autres professions éducatives prendraient en charge une partie valorisée et plus enrichissante des 284 relations aux l’adolescent·e dans un rapport intime de face à face. On voit aussi qu’il y a dans ces affirmations un positionnement idéologique contre une société individualiste qui oublierait la nécessité de prendre en compte la construction du commun. La tension dans laquelle se situent les enseignant·es par rapport au collectif se résout ainsi dans l’exclusion, même si ce processus de mise à l’écart qui marginalise certains élèves peut être vécu comme un déchirement. On ne peut pas à la fois faire travailler une classe et s’occuper des individus déviants, il faut donc les mettre à part, à contre-cœur, les marginaliser : Soit on se consacre à eux et alors on fait pas cours avec les autres. Soit vice versa on essaye de faire cours avec les autres et on est amenés à exclure mais dans le sens plus large ces quelques élèves qui se retrouvent après marginalisés. E2, enseignant d’italien, 42 ans, jeune, 74 exclusions. Les enseignant·es parlent d’ailleurs de cette dérive dont le système scolaire est victime comme d’une situation qu’ils subissent au quotidien, d’un risque qui les guette dans la répartition de leur travail en classe, l’exclusion étant l’outil qui permet de remettre les choses en ordre, de rétablir un rapport plus juste aux élèves « le jour que je l'ai exclue, les autres pouvaient faire le cours. Et moi là aussi, je me rendais compte, que oui, je pensais beaucoup à elle, mais j'oubliais les autres. Et les autres ont le droit de... » E19. L’exclusion permet de réorienter son énergie vers la majorité : « à partir du moment où un élève me demande trop d'énergie au détriment du reste (…) pour que mes 22 autres élèves avancent, il faut que lui sorte... Je ne peux pas m'occuper de “un“ au détriment des autres... » E6, « pour le reste de la classe, pour qu'j'continue à avancer parce sinon je m'occupe que d'lui, je je, l'exclue » E39. On voit que l’exclusion permet une prise de conscience salutaire : les élèves perturbateurs recherchent une attention individuelle, et cette demande peut tromper l’enseignant·e qui s’égarerait en consacrant trop de temps et d’énergie à un individu qui l’aspirerait tout entier. L’exclusion permettrait de remettre les choses en place et de se focaliser sur les véritables priorités de sa mission. Faut toujours arriver à trouver l'équilibre entre l'intérêt du gamin et l'intérêt du collectif et par moment, euh, pour préserver le collectif, on est obligés de les laisser s'enfermer entre guillemets dans ... dans leur merde quoi... on est quand même là pour euh... la majorité... E16, enseignante de SVT, 38 ans, confirmée, 2 exclusions. S’il y a un équilibre à trouver dans cette balance, il ne faut pas oublier que, l’on est là pour la majorité. L’espace de la classe est un espace de travail, il doit être protégé, comme un espace sacré, des éléments qui viendraient en empêcher le bon fonctionnement. On le voit, ce raisonnement ne peut pas concevoir que l’exclusion puisse, tout en protégeant le groupe des comportements perturbateurs, avoir une action négative sur les élèves qui assistent à l’exclusion et voit un des leurs les quitter à cette occasion. 285 b. La majorité qui souffre « J’veux dire y sont, y sont vingt-deux y en a trois qui font n'importe quoi, tu peux en sauver dix-neuf, putain y faut en sauver dix-neuf quoi. Ou au moins en lourder, en sortir un quoi... » E44 Cette majorité qui désire travailler et apprendre à l’école, cette majorité dont les enseignant·es voudraient se charger, est la première à souffrir des désordres scolaires. Ces élèves qui suivent les règles sont les premières victimes, prisonniers de ces classes perturbées : « dans un contexte où la classe aussi est prise un peu en otage » E22, « un élève qui prend en otage le le travail de la classe » E22… « la limite c'est quand l'élève (…) perturbe tellement que les autres en sont victimes... et là c'est plus possible... » E6 « Ou quand je vois qu'il y a des élèves qui souffrent d'autres qui débordent trop » E7. Ces élèves subissent les perturbateurs en silence, la plupart du temps sans réagir, sauf dans les cas extrêmes. La partie qui est en souffrance va pas trop l'ouvrir en général. Quand elle l'ouvre, c'est vraiment grave... (rires...) en général c'est qui z’en peuvent vraiment plus... là, la classe que j'avais là ce matin où j'ai viré l'élève, c'est une classe où je pense qui y en a pas mal qui sont en souffrance. E24, enseignant de mathématiques, 32 ans, débutant, 47 exclusions. Dans la décision qu’il va falloir prendre alors, il ne s’agit plus simplement d’évaluer ce que cela coûte de priver un élève d’une heure de cours ou pas, mais bien de savoir si l’on est prêt, pour éviter de priver un élève d’une heure de cours, à laquelle il ne veut en fait sans doute pas réellement assister, à le laisser prendre en otage et faire souffrir toute une classe d’élèves déjà en difficulté, scolaire et sociale, mais qui eux, veulent travailler, apprendre et progresser. On voit que présenté sous cette forme, le dilemme est vite résolu : « mais, j'me pose même pas la question en me disant, bon il a perdu l'heure d'histoire parce que... si j'le mets pas à la porte, c'est tous les autres qui vont... qui vont enfin en sou... » E46. Ce processus fonctionne aussi dans une perspective où les élèves de l’éducation prioritaire doivent être « sauvés » : J’veux dire y sont, y sont vingt-deux y en a trois qui font n'importe quoi, tu peux en sauver dix-neuf, putain y faut en sauver dix-neuf quoi. Ou au moins en lourder, en sortir un quoi... (…) les règles dans le collège, c'est comme ça donc tu les respectes pas, à cause de toi y en a dix-neuf qui sont en souffrance ou y en a vingt qui sont en souffrance... dans une classe parce que, c'est eux qui faut sauver... c'est à eux qui faut penser aussi hein ! E44, enseignant de mathématiques, 49 ans, jeune, 0 exclusions. La rhétorique du sauvetage a une place importante dans le discours des enseignant·es : « il faut sauver la classe... Voilà, il faut que le cours continue, celui-là je l'exclus » E5, « donc c'est un peu un sas, quelque chose déjà pour sauver le reste de la classe » E10, « pour préserver le groupe, et j'le dis comme ça hein, je l'exclus d'la classe, de l'espace où on est en train d'travailler. » E26, « l’exclusion elle a un rôle d'urgence, de sauver ton cours » E43, « j'ai aucun remord à sauver le reste de la classe et à me remettre au travail, avec les autres... » E10. Il s’agit bien pour l’enseignant·e d’extraire les élèves du milieu dans lequel ils se trouvent, les 286 sauver de leur contexte, de leur quartier, même s’il faut pour cela exercer une certaine violence : « si tu es en train de te noyer, j'peux pas être au bord là, de la piscine et te dire écoute, y faut qu'tu fasses comme ça etc... j'dis j't'attrape par les cheveux j'te sors ! voilà, mais j't'aurais sauvé. » E47 Cette logique met à nouveau en avant une réalité centrale dans l’application de l’exclusion de cours : il ne s’agit pas dans l’esprit de l’enseignant·e d’une mesure éducative, il ne s’agit pas de prendre en compte l’élève exclu : « il faut éloigner le problème... et aussi pour le reste la classe parce que ça empêche, ça bloque vraiment la classe, ça l'empêche de travailler. Finalement c'est beaucoup plus exclure pour les autres que pour lui. » E34. Ce sauvetage est une tâche d’autant plus importante qu’elle est justifiée comme une demande explicite des élèves eux-mêmes. c. La majorité qui demande l’exclusion « Parce qu'ils le disent en plus entre eux... au bout d'un moment : vous voulez pas je le sors ? vous voulez pas ? vous avez envie de bosser ? Oui oui oui oui alors très bien, alors dégage... » E9 De façon assez logique, cette tension entre l’individu et le groupe doit amener le collectif à se détacher « naturellement » de l’élément qui n’y a pas sa place. Dans la justification de l’exclusion qui permet au groupe classe de fonctionner, il y aurait une demande formulée explicitement par les élèves. La situation décrite par l’enseignant·e n°41 du collège n°3 montre bien comment les élèves qui souhaitent travailler, les bons élèves, demandent finalement à être préservés de la minorité qui n’arrive pas à se plier aux normes scolaires. C'est assez terrible hein, parce que c'est pas un élève non plus qui va être insultant ou violent que ce soit envers moi ou envers d'autres élèves mais c'est un élève qui en gros qui n'arrive pas à s'taire quoi : il est en classe de quatrième il est là pour amuser la galerie, et euh... et euh... voilà, il arrive pas à se taire, je l'ai exclu donc la dernière fois parce qu'il a eu trois retards consécutifs dans mon cours et en c'moment mes quatrièmes font un travail de... de groupe, bref y m'écrivent une scénette qu’y doivent jouer devant la classe et euh, ben cet élève est tellement problématique que... ben j'ai eu énormément de mal à trouver un groupe qui veuille bien l'accepter au travail avec eux et euh... en fait le groupe dans lequel il est, il est avec deux élèves super sérieux et euh… ben il embête les camarades dans le groupe et il n'arrivait vraiment vraiment pas à travailler, parce que ben, il est, toujours distrait, à faire ceci cela à s'lever, ceci, et les élèves m'ont eux-mêmes demandé : “madame, on en peut plus, il nous embête, on arrive pas à travailler avec lui“ et je lui avais dit justement à cet élève-là : “j'te préviens, j'te laisse une chance de faire ton travail de groupe, t'es avec de bons élèves, t'as une chance d'avoir vingt sur vingt si t'es pas capable, ce sera, exclusion quoi, parce que je... on fait un travail de groupe, t'es pas capable de bosser en groupe c'est “au revoir“ quoi, tu... tu perturbes les autres“. E41, enseignante d’anglais, 33 ans, confirmée, 4 exclusions. 287 Le processus est implacable, il est même présenté comme « terrible » : on offre aux élèves perturbateurs une place parmi les « bons élèves », parmi ceux qui sont là pour travailler, qui suivent les cours et qui sont « à l’heure ». Cette place accordée est présentée comme une chance, une occasion à saisir (« j'te laisse une chance de faire ton travail de groupe, t'es avec de bons élèves »). Ici encore l’exclusion est présentée comme une fatalité (« c'est un élève qui en gros qui n'arrive pas à s'taire quoi ») l’enseignant·e attribuant à l’élève un pseudo handicap qui l’empêche d’agir selon les normes scolaires. Malgré le passif construit par les exclusions précédentes (l’élève est en décalage par rapport à ses camarades parce que, arrivé en retard à trois reprises, il a déjà été exclu par l’enseignante et a ainsi raté les cours précédents), l’enseignante attribue l’entière responsabilité individuelle à l’élève. Il n’y a ainsi aucune solidarité ou compassion de la part des élèves qui assistent à l’exclusion : « on va se moquer de lui à la rigueur : “tu t'es déjà fait exclure du cours d'avant“ l'élève a disparu du corps classe. » E4. On voit ainsi la logique de l’exclusion se développer jusqu’à son terme : certains élèves, même s’ils ne sont pas « insultants ou violents », vont être rejetés par le groupe comme le corps pourrait rejeter une greffe qui a mal pris. Les exclusions précédentes (ici celles pour cumul de retard) ont éloigné au fur et à mesure l’élève en question de ses camarades, il est alors impossible de combler cet écart. La majorité des élèves semble alors adhérer au processus d’exclusion mené par l’enseignant·e. On retrouve dans ce processus collectif piloté par l’enseignant·e, un processus de désignation de l’élève déviant adressé au groupe classe. Harold Garfinkel nomme « cérémonie de dégradation », ces rituels au cours desquels un accusateur, soutenu par la communauté, va signifier publiquement à un individu son changement de statut social. Il note « qu'il n'y a pas de société dont la structure sociale n'offre pas, dans ses caractéristiques habituelles, les conditions d'une dégradation de l'identité » (Garfinkel, 1956, p. 420)48. L’exclusion ponctuelle de cours participe à renforcer, en marquant la différence entre les « bons élèves » et les perturbateurs, la cohésion de ceux qui restent en classe. Parce qu’elle représente une désignation publique au cours de laquelle la personne dénoncée (l’élève) va être « rituellement écartée de l’ordre légitime, et ce faisant, être définie comme occupant une place à part opposée à cet ordre » (Garfinkel, 1956, p. 143) 49 , l’exclusion ponctuelle de cours, prononcée pour l’exemple, correspond bien à ce que Garfinkel qualifie de « cérémonie de dégradation de statut réussie » (1956). Pour que le statut soit dégradé aux yeux de l’élève et de la collectivité, sa personne « doit être placée “à l’extérieur“, il doit être rendu “étrange“ » (Garfinkel, 1956, p. 423)50. Les élèves exclus de façon récurrente se sont éloignés à ce point des normes scolaires que leur éviction constitue une évidence, à la fois pour l’enseignant, mais aussi pour les autres élèves. Comme dans cet exemple, Garfinkel note la nécessité, pour une cérémonie de dégradation de statut réussie, d’une identification des témoins (les élèves) à l’auteur de la dénonciation (l’enseignant) : « le dénonciateur doit s'identifier aux témoins (…). 48 Traduit de l’anglais par nos soins. Idem. 50 Idem. 49 288 Il doit agir en tant que participant de bonne foi aux relations tribales auxquelles les témoins souscrivent. Ce qu'il dit ne doit pas être considéré comme vrai pour lui seul » (1956, p. 423)51. Les enseignants cherchent ainsi l’adhésion du groupe classe complice de leur décision, en excluant un élève gênant, ils ne font que répondre à la demande silencieuse de la majorité : « parce qu'ils le disent en plus entre eux... au bout d'un moment : vous voulez pas je le sors ? vous voulez pas ? vous avez envie de bosser ? Oui oui oui oui alors très bien, alors dégage... » E9. On voit que dans le discours, le rejet peut devenir violent (« alors dégage ! »), dans cet extrait, l’enseignante prenant à témoin la classe pour valider dans un accord collectif, la mise à l’écart de l’élève perturbateur. On voit bien ici comment le processus d’étiquetage, littéralement de désignation, de l’élève déviant, anormal, aux yeux de l’ensemble de la classe, face au groupe des élèves, impose à cet élève déviant, exclu par l’enseignant·e et par l’ensemble de la communauté, une redéfinition de son identité. La nécessité de s’occuper de cette majorité des élèves qui sont là pour travailler s’inscrit enfin dans une perspective à plus long terme. Certains élèves, déjà trop éloignés des enjeux scolaires, ne sont malheureusement plus dans la course pour la suite de leurs études. Ils ne sont plus concernés par les questions d’orientation, de réussite aux examens, de préparation à l’entrée au lycée. Il y a au contraire des attentes fortes qui concernent les autres : la préparation au brevet, l’entrée en seconde, la perspective, pourquoi pas, à long terme de suivre des études supérieures. « Là c'est le côté prof avec son programme qui revient... Qu’on regrette parfois, parce qu'on se dit faudrait peut-être passer plus de temps sur le comportement des choses comme ça... Mais il faut quand même qu'on avance » E6. La classe de troisième est pour cela une classe chargée d’enjeux qu’il faut bien prendre en compte et ne pas oublier des objectifs qui vont devenir d’autant plus urgents que l’on s’approche des échanges de fin d’année « et on est en troisième et que y a le brevet blanc qui se pointait et j'ai dit bon stop là les autres ils ont le droit de savoir, de se préparer au brevet blanc quoi... » E7. Il faut remettre au cœur de l’activité ces réalités qui incitent les enseignant·es à se focaliser sur ceux parmi leurs élèves qui peuvent relever les défis de la fin du collège et mettre à part ceux pour lesquels la partie est déjà perdue. La fin d’année constitue ce moment où l’on doit réellement se débarrasser des gêneurs pour préparer les élèves que l’on peut « sauver » à leur avenir : En fin d'année, un élève qui vient vraiment pour faire n'importe quoi, après les conseils de classe… je lui dis : “écoute, t'es là pour réviser l'brevet, si ça t'convient pas... voilà, tu peux aller ailleurs“, ça ça arrive, sur trois quatre élèves peut être en fin d'année E22, enseignant de mathématiques, 34 ans, confirmé, 9 exclusions. On voit que l’on passe alors aux choses sérieuses, l’entrée au lycée général devenant une justification suffisante pour se débarrasser de ces élèves qui n’ont pas leur place dans ce processus. Ainsi la distinction d’une part des élèves, les vainqueurs destinés à la réussite scolaire, se construit en opposition et à partir du sacrifice des perdants. Finalement, cette 51 Idem. 289 nécessité de penser d’abord à la majorité et de rejeter les individus inadaptés va justifier la prise en charge de ces élèves dans des « dispositifs » externalisant la difficulté scolaire : Je pense qu'à un moment, y faut pas euh... sacrifier une classe, pour un ou deux élèves. Je pense que l'intérêt général prime sur l'intérêt euh, d'un individu et que si celui-là y a vraiment rien qui marche ni la pédagogie différenciée, ni rien, ben y vaut mieux l'sortir et arriver à faire et après on essaye d'autres choses à l'extérieur. CPE57 du collège n°3, femme de 50 ans, chevronnée. Que ce soit parce que les enseignant·es le ressentent, ou parce que les élèves le demandent explicitement, l’exclusion est pensée comme un processus qui permet de protéger la majorité des élèves qui veut travailler. Cette exclusion est bien conçue comme un abandon de l’élève exclu : au moment où les enseignant·es font le choix du groupe contre l’individu, ils ou elles « lâchent » l’élève, ils ou elles l’abandonnent, le « sacrifient » pour s’occuper du reste de la classe. Le choix proposé est simple : soit l’on perd 24 élèves, soit un seul : « après, moi... si j'dois sacrifier... après c'est un... si je dois sacrifier c'est.... au profit du groupe y a pas photo quoi. » E47. L’exclusion s’inscrit ici dans une dimension sacrificielle qui réaffirme la force du collectif des élèves. Mis à l’écart de la classe mais aussi du groupe des pairs, les exclus, vont ainsi constituer « le groupe des parias parmi les parias, une catégorie sacrificielle que l'on peut vilipender et humilier en toute impunité et pour d'immenses profits symboliques » (Wacquant, 2004, p. 186)52, leur sacrifice contribue à la défense des valeurs communes promouvant une forme de solidarité mobilisée contre ces déviants. Ces enfants sont « de plus en plus perçus comme intrinsèquement perturbateurs en classe et “infréquentables“ dans le reste de l’espace scolaire » et de plus en plus ouvertement désignés, « comme “irrécupérables“ sur le plan social, de telle sorte qu’il faudrait repérer de plus en plus tôt leur potentielle dangerosité et si possible les éloigner » (Beaud, 2011, p. 78) Il s’opère ici un curieux parallèle établi par les enquêtés entre ce que ressent l’enseignant·e, en souffrance dans sa classe et comme « pris en otage » par ces élèves perturbateurs qui débordent d’énergie et qui lui demandent en retour toute son attention, et ce que ces enseignant·es projettent sur le reste du groupe classe. Les élèves témoins de l’exclusion se retrouvent ainsi spectateurs actifs de cette dégradation du statut de leur camarade. d. Des élèves qui ne sont « pas à leur place » « Y a des élèves perturbateurs mais tu as l'impression des fois quand tu leur parles, rien ne se passe en fait. On dirait tu t'adresses pas à des êtres humains en fait. (…) je pense qu'ils sont pas à leur place vraiment dans un collège en classe de quatrième enfin c'est mon avis. » E37 L’exclusion ponctuelle de cours, en mettant à part certains élèves, en les désignant comme incapables de participer à la vie de la classe, établit une coupure nette qui retire aux adolescent·es exclu·es la qualité d’élève : « et puis laisse la classe travailler parce que là t'y t'y es pas un élève quoi ! » E39. Ce raisonnement mène logiquement les enseignant·es à identifier 52 Traduit par nos soins. 290 quelques très rares individus qui n’ont pas leur place dans le collège : « c'est un élève qui perturbe beaucoup, qui est pas à sa place » E34. Evidemment, affirmer que certains élèves n’ont pas leur place au collège, c’est affirmer du même coup qu’ils auraient plutôt leur place ailleurs. Cette inadéquation est avant tout associée à un niveau scolaire trop faible, qui rend les exigences du collège brutales pour l’élève : « parce qu'il est extrêmement faible, il a des lacunes qui datent de l'école primaire. Donc quand tu lui dis t'avais qu'à travailler, pour lui c'est une agression. » E31. L’apparition de ces difficultés est identifiée dans les années qui précèdent l’entrée au collège c’est donc une responsabilité qui est rejetée en amont, vers les professeurs des écoles : « ces élèves ont un parcours scolaire très difficile qui a commencé à se dégrader déjà à l'école primaire et pour lesquels on est pas intervenus soit au bon moment soit suffisamment bien » E2. Ces élèves dont le niveau trop faible ne leur permet pas d’être à leur place au collège perturbent volontairement les cours, justement parce qu’ils n’y trouvent pas leur place « je pense qu'il y a des lacunes énormes chez cet élève, donc lui, je pense que c'est possible qu'il le fasse exprès parce qu'il se sent pas à sa place. » E33. Reconnaitre que ces élèves n’ont pas leur place au collège, c’est reconnaitre que finalement, ils ne sont pas réellement responsables de leur comportement, pas plus que les enseignant·es ne sont responsables de l’exclusion qu’ils et elles pratiquent et qui devient une nécessité. Cette affirmation peut d’ailleurs être une critique adressée à la structure du collège unique tel qu’il est conçu et qui n’est pas fait pour accueillir ces élèves. Ces gamins-là dont j'te parle qui sont les poly-exclus, qui passent leur temps en permanence, ils ont clairement pas leur place dans ce moule à gaufre-là (…) pas leur place dans notre système éducatif, tel qu'il est conçu à l'heure actuelle. E49, enseignant de mathématiques, 46 ans, chevronné, 0 exclusion. C’est le système, qui aujourd’hui, en imposant au collège ces élèves et à ces élèves le collège, est le véritable responsable de ces comportements perturbateurs et donc responsable aussi de ces exclusions. Dans cette logique, l’exclusion est finalement une aide apportée à ces élèves qui ne sont pas à leur place. Ces élèves sont donc consciemment mis à l’écart dans la mission d’éducation des enseignant·es : ils ont été placés là par erreur, ils devraient être pris en charge dans des dispositifs adaptées : « y a des élèves qui n'ont pas leur place. Justement on peut pas les gérer parce que c'est pas leur place le collège. Ils ont besoin d'aller dans une structure spéciale. » E37. Ces quelques élèves « pour qui on ne fournit pas du tout le cadre euh... dont ils ont besoin » E31 se retrouvent démunis, en souffrance « et qui dérivent, euh qui gênent beaucoup les autres parce que ils sont pas à leur place et ils nous l'font sentir quoi... » E31. L’agressivité des élèves (« ils nous l’font sentir ») serait ainsi le résultat de la faillite du système éducatif, incapable de prendre en charge les élèves en difficulté dans des structures qui répondraient correctement à leurs difficultés. Ces élèves qui ne sont pas à leur place, il est impossible de rentrer en contact avec eux : ils restent un mystère pour l’adulte qui chercherait à les aider, à discuter avec eux de façon rationnelle. Les enseignant·es, face à ces élèves inéducables, se heurtent à un mur lorsqu’il s’agit d’entreprendre une démarche de remédiation. 291 J’arrive pas trop à lire ses émotions et j'ai essayé de discuter avec lui, il reste muet quand j'essaye de lui poser des questions, je lui dit : “j'aimerais bien comprendre pourquoi ça se passe aussi mal... Qu’est-ce qui va pas, est-ce que je peux vous aider etc.“ Il répond pas... et comme il est dans le refus en bloc, et qu'en plus on arrive pas à contacter les parents, la maman, je tombe toujours sur répondeur et le répondeur est plein donc je peux pas laisser de message... j'ai plus, d'autre choix en fait [soupir, un ton sans espoir]. E33, enseignante de français, 28 ans, débutante, 39 exclusions. Impossible donc de développer une quelconque empathie pour ces élèves dont on ne peut pas lire les émotions, qui refusent en bloc l’aide qu’on leur propose. Ils peuvent se murer dans le silence, refuser de parler pour s’expliquer et révéler les raisons de cette rupture, ils peuvent aussi rejeter l’aide qu’on leur propose d’un rire insolent, Donc j'en ai discuté avec elle un p'tit peu... plusieurs fois... le truc c'est qu'j’arrive pas à établir vraiment le contact, parce que j'peux être seul avec elle, elle est capable d'exploser de rire et puis d'partir avant qu'j'lui parle... donc j'ai j'ai pas, j'y arrive pas avec elle... E32, enseignant de sciences physiques, 39 ans, confirmé, 81 exclusions. Ces élèves, qui ne sont pas à leur place, sont considérés comme « inéducables », tous les efforts réalisés dans ce sens étant voués à l’échec , que ce soit en appliquant le panel punitif disponible : « on peut pas les exclure à chaque fois, mais y a rien à faire y changent pas de comportement : y a des élèves que j'ai exclu une fois deux fois, les observations, les rapports, l'appel aux parents, y a rien qui change » E23 ou par des stratégies didactiques ou pédagogiques : « mais après il y a l'irréductible, qui sera jamais actif et là tu peux plus rien pour lui.» E10. Les enseignant·es constatent ainsi que quelles que soient les stratégies éducatives qu’ils et elles engagent, elles sont incapables de produire des effets sur ces élèveslà : « après c'est toujours les mêmes qui le comprennent très vite et qui le comprendraient même sans ça et les autres qui ne le comprendront jamais. Une petite partie qui le comprendra jamais. » E2. Et puisque tout effort est inutile, ces exclus de l’intérieur, condamnés à être scolarisés dans un cadre qui ne leur convient pas sont finalement abandonnés : « y en a certain au bout d'un moment auxquels au bout d'un moment on adresse vaguement la parole... et je crois que je suis pas la seule : “tu veux pas sortir tes affaires ? c'est pas grave“... » E9. « j'ai l'impression qu'à un moment donné ils baissent les bras, ils se disent : “ bon je suis un mauvais élève, c'est ma part, c'est mon rôle, je l'assume, je vais être le mauvais élève, le cancre pendant toute ma vie scolaire “ » E2. Une fois ces quelques élèves identifiés comme étrangers à l’école, pas plus d’un ou deux par classe au maximum, ce qui relativise encore une fois l’importance du problème, on arrive logiquement à la stigmatisation, à une distinction nette entre un « nous » et un « eux ». Le processus conduit logiquement à déshumaniser ceux qui n’ont pas leur place au collège. Y a des élèves perturbateurs mais tu as l'impression des fois quand tu leur parles, rien ne se passe en fait. On dirait tu t'adresses pas à des êtres humains en fait. C’est bizarre, 292 t'as des profils, ils sont là juste parce que... je pense qu'ils sont pas à leur place vraiment dans un collège en classe de quatrième enfin c'est mon avis. E37, enseignant de sciences physiques, 32 ans, débutant, 19 exclusions. Comme nous l’avons vu plus haut, ces élèves sont inaccessibles, le discours des enseignant·es ne les atteint pas. Ce rejet repose sur une forte conflictualité réciproque qui éloigne l’adolescent et l’adulte, naturalise les comportements et dénie toute efficacité de l’action éducative : « 99% des élèves y sont sympas, y ont un bon fond, ils sont gentils. 1% c'est vraiment des pourritures, 'fin c'est vraiment des petits cons tu vois, vraiment des petits cons qui deviendront des grands cons... » E43. La confrontation qui résulte de ces interactions conflictuelles provoque on le voit des réactions de rejet violentes. On peut comprendre que cette manière d’envisager l’individu par rapport au groupe a une incidence sur le positionnement de ces enseignant·es par rapport à la problématique de l’inclusion scolaire. Le cadre de réflexion idéologique se développe bien dans ce contexte de l’inclusion scolaire tel qu’il est prescrit par les réformes éducatives nationales et les orientations des politiques éducatives internationale. Il faut entendre qu’effectivement, on demande de plus en plus aux enseignant·es, à l’école, de prendre en compte les particularités de chacun des élèves, de s’adapter à chacun des besoins éducatifs particuliers des élèves et que cette réponse nécessairement individuelle aux besoins entre en contradiction avec la prise en charge et la réussite du collectif. e. L’inclusion qui justifie l’exclusion « J’suis pas psy quoi... et euh... et les cas psy ça se gère pas à 24 dans une salle » E48 Le fait qu’il existe, dans les classes des trois collèges, des élèves souffrant de troubles ou de handicaps, qu’il serait impossible de prendre en charge dans ces classes ordinaires, est aussi une réalité sur laquelle s’accorde la grande majorité des enseignant·es enquêté·es. Ils et elles diagnostiquent les troubles de ces élèves, en mélangeant pêle-mêle les nonfrancophones, les élèves en grande difficulté en français, les élèves souffrant d’un handicap physique ou mental, les élèves atteints de troubles, les élèves supposés délinquants : « c'est un élève extrêmement faible » E33, « Il était hyper actif » E7, « un élève avec un gros problème psychiatrique, qui était ingérable, pas seulement hyperactif » E4, « un élève par contre qui euh… qui pose lui des problèmes.... assez, assez graves, parce que c'est vraiment un élève qui a des problèmes d'ordre psychologique... » E17 « tous les dys possibles etc... c'est un élève qui est malade aussi, qui a une alimentation particulière je crois... il n'a pas tous ses doigts, il a juste une pince... il est très fantasque... » E6, « j'ai jamais vu ça d'avoir autant de gamins qui soient euh profil ULIS limite euh ITEP, SEGPA euh ‘fin des gamins qui sont non lecteurs en français (…) tu leur parles vraiment russe quoi, c’est hyper dur » E25, « y sont... en FLE... et le problème c'est que moi je les ai en cours... et y comprennent pas... » E20, « ils auraient dû être en dispositif FLE, donc ça veut dire que ce que tu leur racontes, c'est de l'hébreu... » E10, « y en avait trois, c'était trois jobards ! que ça relève de... la dys ou de machin ou d'autre ou de la psy... » E44 Ils associent à ces déficiences, des structures diverses qui devraient accueillir ces 293 élèves : « qui relevait d'ULIS et pas de SEGPA » E4. Ces diagnostics au jugé ont tous pour conséquence de renvoyer la responsabilité de la prise en charge de ces élèves à l’extérieur du collège. Si ces élèves ne se trouvent pas pris en charge dans ces dispositifs, c’est selon les enseignant·es dû à des familles défaillantes qui refusent des orientations conçues pour le bien de leurs enfants : « qui était dans une classe standard parce que les parents refusaient de faire la démarche » E4, « Il aurait dû être en SEGPA les parents ont refusé, donc bon... » E32, « c'est un élève qui perturbe beaucoup, qui est pas à sa place, il devrait être en SEGPA mais les parents ont refusé etc... » E34, « y a aussi des élèves très faibles qui font n'importe quoi, j'ai une élève qui devrait être en SEGPA par exemple, mais la famille a refusé l’orientation » E33 ou aux lourdeurs de l’institution : « les attentes pour aller en SEGPA, c'est tant tant d'mois, les évaluations des fois pour, pour réorienter un un enfant vers un dispositif un peu spécialisé des fois c'est c'est ça prend plusieurs mois aussi » E31. Dans le discours des enseignant·es, les familles sont largement considérées comme fautives de cette situation où on leur impose des élèves qui devraient être ailleurs. Enfin, les enseignant·es, face à cette diversité de difficultés, ne se considèrent pas comme compétents, soit parce qu’ils et elles n’ont pas été formé·es à la prise en charge de tels élèves, « les cas où y a un suivi, y a un problème médical, un certain handicap. Euh, là je... j'ai l'impression d'pas être formée, là vraiment ça me... ça m'met en difficulté... » CPE54, « et puis je suis pas prof de FLE, j'ai pas été formée pour ça, je n'en ai jamais fait... donc ça c'est aussi... » E20, soit parce que ces cas sont de toutes façons impossibles à gérer dans une salle de classe : « J’suis pas psy quoi... et euh... et les cas psy ça se gère pas à 24 dans une salle » E48, « là, vraiment on atteignait les niveaux de c'que pouvait faire un enseignante » E39, « y a un moment c'est pas à toi de les gérer quoi... » E44. Les difficultés de ces élèves se répercutent sur leur comportement, parce qu’ils sont « dans le mal être » et donc « dans l'agressivité permanente » E33, parce qu’ils « viennent d'arriver récemment [en France] donc y a aussi des codes qui sont pas forcément acquis, codes culturels codes sociaux, enfin des façons d'être qui sont pas forcément acquises » E34, à cause de leur niveau inadapté, « il s'enferme dans un comportement où il s'amuse, où il joue, il est sans cesse en train de déplacer sa table, se déplacer dans la classe » E34. Enfin, l’inclusion est d’autant plus impossible à réaliser que les moyens nécessaires ne sont pas réellement mis en œuvre pour la favoriser (« dans une classe de cinquième sans aménagement, sans AVS, sans adaptation » E33). La médiatisation de la notion d’inclusion amène ainsi paradoxalement à se servir de l’identification d’élèves censés être des « élèves à besoins éducatifs particuliers » pour les étiqueter, les stigmatiser et les exclure. Les diagnostics médicalisants et psychologisants produits sur le tas par les enseignant·es les amènent à considérer que ces élèves ne sont plus de leur responsabilité. Ici aussi, il s’agit d’une critique adressée à la hiérarchie de l’éducation nationale et au-delà à l’ensemble du système éducatif : la scolarisation des élèves à besoin éducatifs particuliers dans les classes ordinaires est facteur de souffrance pour ces élèves (parce que leur niveau et leur comportement n’est pas adapté au collège unique), pour leurs camarades (qui sont victimes des perturbations incessantes produites involontairement par ces élèves) et pour les enseignant·es (qui ne sont ni formés, ni préparés pour prendre en 294 charge des adolescent·es de ce type dans leurs classes). Par rapport à ces injonctions inadaptées à la réalité des classes et des élèves, l’exclusion ponctuelle de cours, même si elle est considérée comme un échec, même si elle est reportée au maximum, devient une nécessité pour préserver l’enseignant·e victime des désordres, pour préserver l’ensemble des élèves qui méritent de travailler dans des conditions correctes et pour permettre au cours de se réaliser. Nous avons pu faire le point dans ce chapitre 7 sur des croyances très largement partagées par nos interlocuteurs et nos interlocutrices dans les trois collèges où nous avons mené notre enquête. Ces croyances constituent des registres de justification puissants quand il s’agit de revendiquer l’exclusion ponctuelle de cours comme une démarche nécessaire dans les classes de l’éducation prioritaire renforcée. Nous avons vu que l’exclusion est majoritairement considérée comme un échec, même lorsqu’elle est pratiquée régulièrement. Elle témoignerait ainsi d’un processus de violence symbolique dans lequel les enseignant·es sont à la fois responsables de l’imposition d’une domination normative, mais aussi victimes de l’institution qui leur impose un contexte dans lequel ils ne peuvent pas faire tenir les situations de classe sans se débarrasser de certains élèves. Les enseignant·es sont en fait incapables d’évaluer la réalité de l’exclusion, que ce soit au niveau de leurs classes ou au niveau de l’établissement. Minoriser l’importance des exclusions ponctuelles de cours dans leur collège, leur permet sans doute d’atténuer la part qu’ils ou elles prennent individuellement dans un processus plus global de tri social. En affirmant que l’exclusion ponctuelle de cours n’est pas une punition, mais une mesure d’urgence, ils identifient une frange d’élèves qui n’ont pas leur place dans le collège unique, dont il faut se protéger, protéger les autres élèves, et protéger l’institution. Cette désignation passe par l’usage de catégories stigmatisantes, quand ces élèves sont assimilés à des « irréductibles », « fruits pourris » « des pourritures » « des anormaux » « des petits cons » « des caïds » « des meneurs » de bande, des « problèmes » qu’il faut éloigner pour éviter la contagion. Nous allons à présent, dans le chapitre 8, chercher, en nous appuyant sur l’adhésion à certaines, ou à l’ensemble de ces croyances, à distinguer différentes catégories typiques d’enseignant·es en fonction de leur rapport à l’exclusion ponctuelle de cours. 295 Chapitre 8 : typologie des enseignant·es en fonction de leur pratique de l’exclusion Afin d’établir une typologie des pratiques enseignant·es de l’exclusion ponctuelle de cours dans les collèges de la très grande pauvreté, nous partirons de deux constats empiriques simples. Le premier s’attache à la manière de percevoir le comportement des élèves en classe. Lorsque l’on sort d’une observation de cours, les enseignant·es vont exprimer des sentiments extrêmement divergents par rapport à ce que l’on peut qualifier de « désordre scolaire ». Dans une même classe, les mêmes élèves, se comportant exactement de la même manière, seront jugés comme insupportables par un·e enseignant·e, alors qu’un·e autre sortira du même cours satisfait de l’ambiance de travail à laquelle il ou elle vient d’être confronté·e. Cette relation différenciée aux comportements des élèves correspond aux « perspectives subjectives » différenciées des enseignant·es (Esland, 1971, p.72), « constitutives de leurs identités professionnelles » (Forquin, 1984, p. 223). Elle s’illustre clairement lorsque l’on examine la tolérance relative de chacun·e au silence et au bruit : certain·es enseignant·es acceptent l’existence d’un bruit de fond dans leurs classes, certain·es en font même un indicateur positif de l’activité effective de leurs élèves quand ils le perçoivent comme un bruit de travail : « je n'attends pas le silence tout le temps. J'ai reçu des stagiaires qui considéraient que ce n'était pas le calme plat, parce qu'ils ont un idéal du cours qui n'existe pas ». Pour les stagiaires de E12, l’ambiance sonore des cours qu’ils observent n’est pas propice au travail alors que lui perçoit cette agitation comme l’indice d’une activité d’apprentissage effective chez ses élèves. D’autres ne peuvent travailler que dans le silence absolu. Ainsi E24, lorsqu’il travaille en cointervention avec d’autres collègues, a beaucoup de mal à supporter ce qu’eux jugent comme une ambiance de classe tout à fait acceptable. « La tolérance, c'est très dépendant de tout ce qu'on est capables d'entendre (…) là du coup en co-intervention j'vois que j'peux pas travailler (…) y a trop de bruit dans les classes des autres... j' pète les plombs... » E24. L’observation empirique nous amène ainsi à constater que « des perspectives différentes auront des vues différentes sur ce qui constitue la perturbation » (Woods, 1990, p. 53). D’autre part, lorsque l’on est amenés à observer une classe prise en charge successivement par différent·es enseignant·es, le comportement de la classe peut se révéler incroyablement différent. Alors que des élèves sembleront ingérables, capables de comportements inacceptables ou tout bonnement inconcevables avec un·e enseignant·e, ils apparaitront concentrés, sympathiques, capables de suivre les règles de vie de classe sans difficulté l’heure suivante avec un·e autre. Peter Wood souligne cette évidence qui nous amène à observer certains « styles d’enseignement engendrant plus de déviance que d’autres en termes d’infractions générales en vigueur » (1990). Ces constats simples nous amènent à regarder du côté des enseignant·es pour voir ce qui, dans leur pratique, dans leurs représentations, dans leurs croyances, dans leurs perspectives vis-à-vis des élèves, participe à générer de la déviance en classe ou au contraire à éviter que cette déviance n’advienne, ou pour reprendre les termes de Wood (1990, p. 56) qui reprend la catégorisation de Hargreaves et al. (1975), à distinguer dans les 296 enseignant·es que nous avons enquêté les « isolateurs de déviance » et les « provocateurs de déviance ». Nous allons ainsi distinguer des enseignant·es qui se refusent d’exclure, qui sont des « résistant·es » à l’exclusion et des enseignant·es qui s’appuient au contraire dans leur activité sur une pratique de l’exclusion systématique que nous appellerons des « exclueur·es ». Ces enseignant·es ont pour caractéristiques principales de refuser certaines des croyances majoritairement partagées sur l’exclusion de cours. Les exclueur·es par exemple refusent de considérer l’exclusion comme un échec personnel et ne souhaitent pas recourir à l’exclusion en dernier recours. Ils soutiennent l’idée que l’exclusion est une punition éducative, efficace pour modifier en profondeur les comportements de leurs élèves. A l’opposé, les résistant·es refusent l’idée qu’il faudrait protéger la majorité des élèves d’une minorité déviante qui n’aurait pas sa place au collège. Entre les deux, nous trouvons des catégories intermédiaires avec des enseignants provocateurs de déviance et des isolateurs de déviance ou des enseignantes provocatrices et isolatrices de déviance qui excluent rarement ou régulièrement des élèves. Nous allons étayer cette catégorisation à partir de l’analyse des réponses différenciées aux questions des entretiens. Par exemple, lorsque nous demandons aux enseignant·es « comment tu t’y prends pour exercer ton autorité ? », nous nous retrouvons face à des enseignant·es qui répondent spontanément en décrivant le dispositif punitif gradué qu’ils et elles mettent en place, et d’autres qui répondent spontanément en décrivant la nature de leurs stratégies pédagogiques de mise en activité des élèves. Ces réactions nous permettent de décrire, en fonction des différent·es enseignant·es, les « catégories de l’entendement professoral » (M. de Saint Martin & Bourdieu, 1975). Ces schèmes d’interprétation de l’action enseignante sont d’autant plus divers que le monde enseignant est aujourd’hui traversé par une pluralité de références idéologiques, convictions, représentations parfois totalement opposées. Anne Barrère affirme à ce propos que « ce sont des différences dans la manière de justifier l’action éducative qui font vivre aujourd’hui les enseignants “entre plusieurs mondes“, dans une institution qui vit moins un déficit de sens que d’une pluralité de sens possibles. » (2005, p. 64). Nous chercherons en particulier à déterminer comment ces « systèmes représentationnels conditionnent des routines et des automatismes que les acteurs reproduisent, souvent à leur insu, pour faire face à la complexité » (Rousseau et al., 2013, p. 78). L’action qui consiste à catégoriser les individus avec lesquels nous avons été en interaction dans le cadre de notre enquête est une action constitutive de la démarche sociologique critique : Lorsqu’il s’agit de spécifier les attributs d’une classe d’individus, nous avons à faire avant tout à une opération propre à l’activité scientifique. En réalité, elle s’attache plus à décrire la structuration de l’espace social qu’elle ne qualifie ad hominem des sujets réels. (Roiné, 2015, p. 37). 297 Cette précision épistémologique a son importance : affecter telle personne dans telle catégorie, c’est l’extraire du rapport intime que l’on entretenait avec elle pour la constituer en objet. Cependant, ce qu’a créé la relation ne peut disparaître totalement et dans la catégorisation, il nous a fallu systématiquement lutter contre les biais constitutifs de la familiarité avec les enquêté·es. Les interactions multipliées par le temps long de l’observation participante ont créé des affects multiples, tant positifs que négatifs dont il faut se défaire dans l’analyse compréhensive des actions et des schèmes interprétatifs des enquêté·es. Ces éléments qui nous lient aux agents sociaux sur notre terrain d’enquête nous obligent cependant à refuser toute forme de stigmatisation des enquêté·es en fonction de leurs pratiques : nous les avons tou·tes fréquenté·es dans leur quotidien, et nous avons rencontré, au-delà de leurs rôles d’enseignant·es provocateurs ou provocatrices de déviance, résistant·es ou exclueur·es, des hommes et des femmes qui, dans un contexte social exceptionnel, cherchent à s’en sortir. Au sens propre comme au sens figuré, « nous avons bu leur vin », et ce lien affectif nous prémunit contre une abstraction naturalisante. Nous reviendrons si nécessaire sur ces biais durant l’opération de catégorisation que nous présentons maintenant. Cette catégorisation se développe en situation : le positionnement des agents sociaux n’est pas une abstraction essentialisante, mais bien une observation et une interprétation pratiques des situations dans lesquelles ils ou elles se retrouvent impliqué·es. Les croyances qui nous permettent d’établir cette typologie sont constitutives de l’action au cours de laquelle, les personnels sont amenés à faire des choix pratiques dans leur quotidien, à partir de l’éventail de possibilités offertes par l’institution scolaire. Pour rendre toute sa complexité à cette présentation des différentes catégories constituées en lien avec l’exclusion de cours, nous décrirons pour chacune de ces catégories, les éléments constitutifs qui distinguent chacune d’entre elles, puis nous illustrerons chacune de ces catégories par un ou plusieurs portraits d’enseignant·es appartenant à ces catégories. Les portraits des enseignant·es seront présentés en encadré, au fil de la présentation de la typologie des pratiques enseignant·es. Nous commencerons par présenter le cas des débutant·es qui, n’ayant pas encore stabilisé leur pratique, n’appartiennent pas encore clairement à l’une ou l’autre de ces catégories. Nous éclairerons ensuite les clivages normatifs très forts qui existent entre les enseignant·es, en prenant l’exemple de positionnements divergents sur les attentes vis-à-vis du matériel scolaire ou du travail à la maison. 1. Les débutant·es « C'est criminel de mettre des jeunes sans expérience devant ces élèves-là » E49. Selon une représentation très largement partagée dans le champ de l’éducation l’entrée dans le métier et dans les contextes d’éducation de la très grande pauvreté serait nécessairement difficile pour ces enseignant·es débutant·es. Nous verrons que certain·es vivent effectivement ces débuts comme une épreuve, usant parfois de l’exclusion ponctuelle de cours dans l’urgence pour s’en sortir. Nous verrons cependant que d’autres entament leur carrière dans les mêmes contextes sans difficulté particulière et parviennent à mettre en 298 œuvre dès leurs premières semaines dans les collèges, des interactions satisfaisantes avec leurs élèves. Nous détaillerons ainsi les différents éléments qui déterminent ces positionnements clivés, pour enfin détailler notre typologie. a. Celles et ceux qui tâtonnent « j'me sens vraiment en fait physiquement dans : “ dégage quoi “ » « on peut plus l'voir », « qui dégagent ouais, j’veux plus les voir, ouais c'est assez violent quoi... » E29 Nous avons d’abord pu identifier une catégorie d’enseignant·es qui n’ont pas stabilisé leur pratique et pour lesquel·les, de ce fait, il n’est pas possible définir un « style éducatif » qui leur serait propre. Six enseignant·es appartiennent dans notre échantillon à cette catégorie (E14, E17, E19, E20, E29, E34). Ce qui rassemble ces enseignant·es est de se trouver en grande difficulté dans la mise en œuvre de leur activité professionnelle. Cette catégorie regroupe des débutant·es qui tâtonnent dans la mise en œuvre de leur enseignement et dans leurs rapports avec les élèves. Ils sont dans une position intermédiaire : aucun des éléments sur lesquels reposent les pratiques éducatives ne sont stabilisées chez eux, je les appellerai donc des « débutant·es précaires ». Ils n’ont pas encore réussi à s’affilier à un groupe de pairs qui viendrait soutenir leur activité en accompagnant de manière efficace leur manière de faire. Le rapport de ces débutant·es à l’exclusion ponctuelle de cours n’est pas encore fixé. Ils ou elles peuvent être amené·es à exclure de façon systématique des élèves, ou au contraire à ne jamais pratiquer d’exclusion. Leur maladresse professionnelle les oblige à faire face, jour après jour et heure après heure, aux situations de classe. Certain·es vont exclure leurs élèves dès qu’ils ou elles rencontrent une difficulté et peuvent ainsi exclure plusieurs élèves pendant une même heure de cours : c’est le cas par exemple de E14 et de E34. D’autres peuvent exclure systématiquement à chaque cours un élève en particulier avec lequel la situation s’est enkystée. D’autres n’arrivent pas à exclure d’élèves (par exemple E20 ou E29), soit parce qu’ils ou elles expriment encore des réticences par rapport à l’exclusion, soit parce qu’ils ou elles n’arrivent pas à mettre en œuvre l’autorité suffisante qui leur permettrait d’exclure des élèves de leur classe : y a des moments où je suis fatigué, où je suis un peu passif sur des trucs. Et du coup je me dis là il faudrait taper un coup, mais je sais pas où taper et donc du coup j'exclus pas parce que j'ai pas envie d'en exclure au hasard mais je vois bien que du coup je renonce à faire un truc radical et je vois le cours se dérouler de manière un peu bordélique. E14, enseignant de français, 29 ans, débutant, 64 exclusions. Manquant d’assurance vis-à-vis de leurs collègues et de la hiérarchie de l’établissement, ils et elles redoutent que l’exclusion ne révèle au grand jour leur maladresse et hésitent alors à envoyer des élèves à la vie scolaire mais aussi dans la classe de leurs collègues quand cela leur est proposé. Ils peuvent subir des auto-exclusions d’élèves qui quittent leurs classes spontanément suite à des conflits violents, sans autorisation (« j'en ai une qui s'auto exclut... tous les mardis... et tous les jeudis... » E20). Lorsque ces débutant·es sont amené·es à exclure un élève, il s’agit souvent d’un élève parmi tous les responsables du désordre de la classe, sans 299 que l’exclu ne soit responsable plus que les autres de ce désordre (ça a été le cas lors de l’observation du cours de E14 du 3 avril 2017 de 14h00 à 15h00). Enfin, ces enseignant·es peuvent alterner chacune de ces pratiques, essayant au fur et à mesure de voir ce qui fonctionne et ce qu’ils arrivent à mettre en œuvre. Ces enseignant·es tâtonnent, ils testent des solutions qui se révèlent plus ou moins efficaces « c'est pour ça que j'utilise des petits trucs un par un » E14, « y faut que, je je cherche, j'suis, je je... tâtonne hein je... ça marche pas... forcément bien... » E17. Ils ou elles peuvent en particulier ne pas exclure du tout d’élève dans un premier temps, puis se mettre au contraire à exclure systématiquement lorsqu’ils ou elles sont arrivé·es à passer le cap. Exclure correctement, selon les règles de l’art, n’est pas accessible pour ces débutant·es qui ne savent pas à qui s’en prendre : « alors la première année, non, j'ai essayé à tout prix d'pas les exclure, de toute façon, si j'avais dû les exclure, j'aurais exclu [rires] les trois quarts de la classe [rires]... donc ça n'servait à rien... » E46. Les enseignant·es interrogé·es de notre échantillon que nous avons pu observer à ce point en difficulté face à l’exclusion occupent tou·tes des situations professionnelles précaires : soit parce qu’ils ou elles sont contractuel·les, remplaçant·es, ou partagent leur service entre plusieurs établissements, soit parce qu’ils ou elles présentent et expriment une fragilité personnelle plus importante encore que celle des autres débutant·es. Ils ou elles affirment de manière tranchée et sans nuance que ça se passe mal pour eux en classe et sont rares dans l’échantillon enquêté. Il s’agit d’enseignant·es débutant·es (E14 ; E19 ; E20 ; E29 ; E34) et d’une ancienne professeure documentaliste (E17) en reconversion récente, donc enseignante pour la seconde année seulement malgré une expérience de dix-huit années dans l’Éducation Nationale. Quatre de ces enseignant·es, possèdent un statut précaire ou particulier : E19 est contractuelle, E20 TZR (titulaire sur zone de remplacement), donc remplaçante d’une enseignante en arrêt maladie dans le collège n°1, E14 est néo-titulaire à mi-temps affecté sur deux établissements, le collège n°1 et un autre établissement d’éducation prioritaire renforcée dans la même ville et E17 est en reconversion professionnelle. Les deux dernièr.es (E29 et E34) sont respectivement une T2 et une T1, donc titulaires pour la seconde et la première année dans le collège n°2. E14 et E34 font partie des enseignant·es qui excluent systématiquement des élèves, deux d’entre elles excluent régulièrement (E17 et E19) et deux d’entre elles n’excluent jamais (E20 et E29). Contrairement aux autres enseignant·es qui seront amené·es à relativiser les difficultés qu’ils ou elles rencontrent dans leurs classes, ces débutant·es s’engagent dans les entretiens en avouant d’emblée leur faiblesse : « après j'ai quand même globalement du chahut, beaucoup de chahut. Du mal, beaucoup de difficulté à les mettre au travail... (…) globalement c'est pas facile. » E14. La difficulté est sans doute telle qu’elle n’offre pas de faux-semblant et oblige les enquêté·es à la révéler sans aucune nuance. Les six entretiens réalisés avec ces enseignant·es occupent une place à part dans l’ensemble du corpus, dans la mesure où ces interlocuteurs ou interlocutrices semblent vouloir me livrer spontanément leur souffrance, profiter de l’occasion pour se libérer de ce qu’ils ou elles ont sur le cœur. Ces entretiens constituent dans l’enquête réalisée des moments à part, plus 300 proches de la « confession », comme si ces enseignant·es en difficulté avaient besoin, à cette occasion, de « vider leur sac ». Ce registre de confession se retrouve dans les termes employés qui insistent sur la difficulté et donnent à voir la souffrance ressentie « c'était aussi la Bérézina, c'était affreux... » E17, « c’était horrible » E20 et « mais après c'est quand même très difficile. Très très difficile. » E29 « c'est vraiment c'est l'enfer. C'est l'enfer » E19. Au-delà de ce qui est exprimé verbalement, la nature de l’interaction au cours des entretiens avec les « débutant·es précaires » est, elle aussi, à part comme si chacun·e cherchait à me confier un secret, le temps de l’entretien étant alors caractérisé par une forme exceptionnelle d’intimité. Par exemple, alors que nous étions enfermé·es dans une salle de classe pour mener l’entretien avec E19, des élèves ont frappé à la porte, et nous ont interrompu. Cette situation a pu advenir à plusieurs reprises au cours de nombreux entretiens, mais avec ces « débutant·es précaires », l’interruption est suivie d’un moment d’intense malaise, comme si les confidences faites dans la salle close leur avaient échappé et que l’expression de leur faiblesse avait été ainsi révélée aux élèves. Alors qu’elle vient de refermer la porte sur une élève qui nous demandait un renseignement E19 me dit, d’un air atterré : « c'était elle, la personne de qui je parle... ». De même, alors que E20 décrit les interruptions récurrentes des élèves : « c'est c'est c'est ça prend énormément d'énergie et c'est frustrant d'avoir à lui dire... », une élève frappe à la porte de la classe, elle cherche une enseignante, nous l'orientons… E20 reste silencieuse, elle me regarde interloquée : « c'est une de mes élèves, qui... » et a du mal à reprendre l’entretien, comme si ce moment intime et protégé entre adultes, à propos de ses difficultés avait été forcé par l’intrusion et avait déstabilisé la jeune enseignante. Alors que les autres personnels enquêtés s’appuient sur une forme de maîtrise de la présentation de soi qu’ils construisent à partir de la stabilité de leur activité professionnelle, ces débutant·es profitent de l’entretien pour mettre à nu une souffrance qui les dépasse. Cette difficulté s’articule à l’opacité du système dans lequel ces enseignant·es se retrouvent plongé·es. Ils ou elles arrivent dans un établissement dont ils ou elles ne connaissent pas les règles, ne sachant pas comment punir ou sanctionner les élèves : « j'suis arrivée déjà j'me suis dit je n'sais même pas... à quel moment je dois mettre un rapport, à quel moment, j'avais pas mis d'heure de colle pas d'rapport jamais donc euh... » E20, ni quelles sont les pratiques propres à l’établissement : « Et euh... et quand tu arrives dans un établissement que c'est pas le tien, alors tu ne te sens pas encore à l'aise, tu ne sais pas comment va répondre la vie scolaire par rapport à ta façon de réagir, euh... voilà... au début... c'est compliqué » E17. Les enseignant·es en question se sentent lâché·es dans la nature sans préparation préalable. Quand j'ai commencé ça était trop dur, parce que... le rectorat n'a même pas prévu... même pas j'ai reçu non plus une formation par rapport les... les, comment dire... la discipline. Alors euh, quand je suis rentrée dans mon cours, ça été vraiment... dur. De me voir en face de 25 élèves qui est en train de me tester, et dans un contexte que je connaissais pas trop, et ça été trop dur, ça a été très difficile. E19, enseignante d’espagnol, 38 ans, débutante, 22 exclusions. 301 Ces enseignant·es, sans doute en partie du fait de leur situation précaire, n’ont pas pu bénéficier d’un accompagnement efficace entre pairs à leur entrée dans le métier. L’écart entre les compétences qu’ils ou elles maîtrisent et celles qu’ils ou elles devraient mettre en œuvre sur le terrain est tel, qu’ils ou elles n’arrivent pas à décoder les formations d’entrée dans le métier qui leur sont proposées : Monsieur [nom de E18] lui il est formateur REP+ et donc dans les 3 journées de formation REP+ d'arrivée dans le métier qu'on a eu, c'est lui qui était notre formateur, et donc du coup on a eu un échange... j'ai pas très bien compris comment il marchait, mais j'ai cru comprendre qu'il excluait le moins possible. Mais bon après, il avait toute l'expérience, le truc de ce que je comprenais, c'est qu'il y avait pas de problèmes de toutes façons (rires...). Donc du coup, je me dis il faut arriver à cette espèce de sérénité mais... pour l'instant j'ai pas très bien compris comment faire... E14, enseignant de français, 29 ans, débutant, 64 exclusions. Parce qu’ils ou elles sont en situation de précarité par rapport à l’établissement, ils ou elles manquent de temps pour bénéficier de cet accompagnement. Leur fragilité est telle qu’ils ou elles ne sont pas amené·es à se rapprocher spontanément des autres enseignant·es pour bénéficier de leur soutien et apprendre à leur contact, des pratiques efficaces de gestion de classe. Ils ou elles expriment cette difficulté sur le registre de la timidité, de la réserve : « j'suis, en fait comme j'suis sortie d'mon milieu, j'suis très réservée, j'vais pas trop en salle des profs, j'ose pas trop communiquer, j'suis assez mal à l'aise quoi... un peu bizarre... » E20. Parachuté·es dans un champ social qui leur est étranger, sans doute aussi mal à l’aise dans le monde des adultes, ces débutant·es préfèrent se refermer sur eux-mêmes ou sur elles-mêmes et subir, à l’abri des jugements, le chahut endémique de leurs classes sans demander de l’aide. Cette crainte peut d’ailleurs être accompagnée d’un diagnostic erroné de la part du groupe des anciens. Par exemple, E14, qui est un néo titulaire (T1), en grande difficulté dans ses classes, (ce qui a été confirmé aussi bien par l’observation du cours du 3/04/2017 que par ses réponses à nos questions lors de l’entretien), exclut systématiquement des élèves de sa classe (64 exclusions pour l’année scolaire 2016-2017). Ses pairs expérimentés considèrent cependant qu’il s’en tire bien, ce que j’ai pu observer dans les échanges informels entre les enseignant·es en salle des professeurs durant une récréation (E5 faisant remarquer, impressionné, à E22 : « beau gosse, [prénom E14], ça passe bien avec ses élèves ! »). Et dans le cas où un·e enseignant·e ouvrirait sa porte pour montrer comment les choses se passent, le système qui régit l’institution reste illisible, avec des instances inconnues, des gestes professionnels indéchiffrables, l’intention d’apprentissage entre pairs est pour ces débutant·es inefficace. Je le vois prendre des carnets je le vois poser des commissions éducatives aussi... des fois : “toi tu vas avoir une commission éducative, on va voir ça avec le CPE“... mais ça c'est mon problème, je sais pas bien encore tout ça comment ça fonctionne. Donc c'est 302 un truc je ferai jamais de dire à un élève : je vais demander une commission éducative. E14, enseignant de français, 29 ans, débutant, 64 exclusions. De la même manière, E20, qui exprime une grande difficulté dans son entrée dans le métier, est considérée par ses pairs comme efficace dans la prise en charge des classes. En tant que TZR (Titulaire sur Zone de Remplacement), elle remplace une enseignante ancienne dans l’établissement, victime d’un « burn-out », considérée par l’ensemble des personnels comme étant depuis plusieurs années en très grande difficulté avec les élèves. Les difficultés de E20 par rapport à ses classes sont ainsi moins flagrantes que celle de sa prédécesseure. Ainsi isolée, elle est incapable de demander de l’aide aux enseignant·es plus installé·es dans l’établissement : « pour moi c'est un peu gênant parce que comme je les connais pas trop... et je sais même pas quel prof est à côté » E20. De la même manière, E17 a été professeure documentaliste pendant de longues années, elle n’est donc pas perçue comme une débutante par ses collègues. La situation de ces enseignant·es est ainsi empreinte de solitude dans les collèges, solitude qui accentue encore leur difficulté pour s’en sortir avec leurs classes. On voit ainsi que la solidarité, mise en avant comme une valeur constitutive du corps enseignant, en particulier dans ces territoires scolaires pauvres, n’est pas spontanée pour ces débutant·es. Cette difficulté à se tourner vers leurs pairs s’accompagne d’une fragilité physique que tous ces débutant·es partagent. Les débutant·es sont bien sûr caractérisé·es par leur jeunesse (E14 a 29 ans, E20 a 26 ans, E29 28 ans et E34 28 ans), mais au-delà de l’âge, ces enseignant·es paraissent plus jeunes encore : leurs visages, leurs voix, leur façon de s’habiller, tout concourt à cette fragilité qui apparaît à l’occasion de notre première rencontre. Cette fragilité est renforcée chez E19, enseignante contractuelle d’espagnol, de nationalité espagnole qui maîtrise très mal le français et s’exprime avec un très fort accent. Ces enseignant·es fragiles n’ont pas encore défini de style propre dans leur exercice de l’autorité : ils sont en difficulté dans la mise en activité, souhaiteraient établir des relations de confiance avec leurs élèves : « ma relation affective avec eux... en fait ma priorité c'est d'avoir un lien... un lien... d'affection, d'affection » E19, « j'aurais envie de plus un “éveilleur de conscience“ que un... prof » E20, « j'vais leur dire quand même : “j'suis là si t'as besoin j'suis là j'suis là“ puis après ils arrivent à venir me voir donc ça ça instaure un climat d'confiance et sinon l'autorité de classe vraiment pfffuuu.... c'est dans l'rapprochement » E29 , gérer leurs classes dans une relation de confiance et user de l’humour (« J'essaye de faire ça à l'humour : des fois ça les fait sourire, mais du coup c'est pas toujours très efficace » E14) pour répondre aux désordres scolaires. Mais ils perdent patience et crient lorsque le bruit devient trop important : « crier parfois, je le fais, même trop, mais il faut couvrir les voix » E34 , « j'ai l'impression de parler beaucoup, de brailler » E20. Ils n’expriment pas obligatoirement de position de principe par rapport à l’exclusion de cours, mais peuvent ressentir du soulagement lorsqu’ils sont arrivés à exclure un élève et donc à avoir supprimé le désordre dont il était la cause. 303 Les élèves sont perçus par ces débutant·es comme un groupe hostile, qui cherche à les faire craquer. La description de classe révèle un face-à-face usant, le rappel systématique du nombre d’élèves qui constituent le groupe insistant sur la lourdeur des situations : C'est trop dur, parce que c'est... c'est 25 personnes face à toi en train de faire différents... tests ... de de de de essayer de que, tu perdes ton, que tu perdes ton rôle et comme ça on perd du temps on ne fait rien. Mais... pour la personne qui est en face, c'est vraiment c'est l'enfer. C'est l'enfer. Parce que tu ne veux pas perdre ton rôle mais y a des moments qui sont trop compliqués. Parce que... c'est pas une personne deux ou trois c'est 25... E19, enseignante d’espagnol, 38 ans, débutante, 22 exclusions. Les élèves possèdent une gamme d’actes perturbateurs qui semblent infinie pour remettre en cause l’ordre dans leurs classes. Ces « tests » s’adressent à la personne de l’enseignant·e pour voir jusqu’à quel point il ou elle est capable de tenir son rôle. Le constat est simple : durant ce temps d’opposition où les élèves cherchent par tous les moyens à faire échouer le cours, il ne se passe rien. Ces enseignant·es attribuent aux élèves une volonté consciente et calculée de leur nuire, ce qui fonde, dès les premiers contacts avec les élèves, la relation sur le terrain de la lutte, induisant comme l’observait déjà Willard Waller (1932) une interaction d’opposition : Quand j'suis arrivée ici j'avais des élèves de troisième qui m'ont bien fait comprendre que y étaient là depuis quatre ans, contrairement à moi, et y m'ont fait la misère et leur but en fait c'était que je sois virée. Donc y m'ont fait la misère toute une année et ça a été quand même assez, assez dur assez euh... voilà, ça a été un vrai corps à corps... E17 enseignante de français, 44 ans, jeune, 24 exclusions. Ces débutant·es pénètrent dans le territoire des élèves : les troisièmes sont là depuis quatre années, ils connaissent toutes les règles, toutes les ficelles du collège. Ils sont en position de force par rapport aux débutant·es qui eux ou elles ne maîtrisent rien, ne savent pas comment agir, ne savent pas ce que cherchent les élèves. Ces derniers sont d’ailleurs soupçonnés d’intentions perverses : puisqu’ils sont là en position de force, ils vont user de ce pouvoir sur un adulte perdu dans un environnement hostile, « leur but en fait c’était que je sois virée ». On voit ici de quelle manière le fossé social auquel sont confronté·es ces « débutant·es précaires » les amène à percevoir leurs élèves à travers des représentations sans doute bien différentes de la réalité. Ces enseignant·es constituent une catégorie à part. Il s’agit d’une catégorie provisoire, constitutive pour certain·es d’un moment particulier, de leur entrée dans le métier. Chacun·e de ces enseignant·es aura d’ailleurs un parcours par la suite qui lui permettra d’échapper en partie à cette catégorie précaire : E14 a été affecté, à partir de 2017-2018 à plein temps dans l’autre collège d’éducation prioritaire dans lequel il exerçait à temps partagé la première année, E19 s’est inscrite à l’INSPE pour passer le CAPES externe d’espagnol, E29 s’implique dans le collège n°2, en particulier dans les luttes syndicales de l’établissement, ce qui en fait 304 une figure centrale de la salle des professeurs. E20 remplace sur une durée plus importante l’enseignante qu’elle remplaçait à court terme lors de l’entretien et s’intègre ainsi à l’établissement. E17 prend conseil auprès de la CPE54. Le fait quand même de de travailler avec avec le CPE, enfin c'est surtout avec [prénom CPE54]... euh moi ça m'aide, ça m'aide beaucoup parce que j'trouve qu'elle est extrêmement euh rigoureuse, elle est carrée elle sait où elle va et du coup moi qui suis un peu plus flottante elle me donne quand même des pistes qui sont, voilà, qui sont très utiles... E17 enseignante de français, 44 ans, jeune, 24 exclusions. Il semble d’autre part que sa difficulté ait été « intégrée » à son service par la direction de l’établissement qui la ménage en lui donnant des classes plus faciles (« mais du coup, j'ai, j'ai des p'tites classes, j'ai des élèves de sixième et d'cinquième et en fait je me rends compte d'une chose c'est qu'avec les élèves de sixième, ça s'est toujours bien passé » E17). On peut ainsi considérer que cette catégorie d’enseignant·es en très grande difficulté et prêt·es à livrer spontanément cette difficulté à l’enquêteur est une catégorie transitoire, qui correspond pour certain·es à une étape particulière de l’entrée dans le métier. Cette immersion dans un monde indéchiffrable, ce « bizutage », restera cependant une expérience qui va déterminer l’agir professionnel des enseignant·es qui, par la suite et une fois le système maîtrisé, vont tout mettre en œuvre pour que cette relation d’interaction qui leur était défavorable et au cours de laquelle les élèves définissaient la situation de la classe à leur avantage ne puisse plus se reproduire. On le voit, les représentations du métier d’enseignant chez ces débutant·es se heurtent à la réalité du champ social auquel ils ou elles sont confronté·es. Alors qu’ils ou elles associent leur activité professionnelle à « la confiance », « l’humour », « l’affection », « l’éveil de conscience », sans doute en mobilisant les souvenirs de leur propre expérience d’élèves, ils ou elles se retrouvent face à un véritable « enfer », des élèves qui les « testent », cherchent à les faire craquer, à les faire sortir de leur rôle, dans une lutte de territoire et de pouvoir sans fin. On le voit, les valeurs sur lesquelles ils ou elles fondent ces perspectives sont des valeurs contextualisées socialement et l’expression de cette épreuve d’entrée dans le métier est aussi l’expression d’une confrontation à l’altérité sociale, déterminée par le fossé qui sépare ces débutant·es, issu·es des classes moyennes et favorisées, aux élèves les plus pauvres du territoire français. Pour illustrer cette première catégorie d’enseignant·es, « débutant·es précaires », nous allons maintenant présenter le portrait de Sylvie. Portrait n°1 : Sylvie (E29) Sylvie est enseignante d’anglais dans le collège n°2. Débutante de petite taille, aux longs cheveux noirs et aux grands yeux bleus, âgée de 28 ans, son allure et ses vêtements juvéniles la font paraître plus jeune encore qu’elle ne l’est effectivement. Elle a été affectée sur ce premier 305 poste à l’issue de son année de formation. Elle est donc, à la rentrée de l’année scolaire 20172018, ce qu’on appelle une T2, une titulaire de seconde année. Sylvie fait partie des enseignant·es qui participent de manière active aux activités festives de la salle des professeurs dans le collège n°2. Son amitié avec E24 m’a permis de partager plusieurs moments de détente pendant les pauses déjeuner et ainsi de développer avec elle une certaine familiarité. Au cours de ces repas partagés, elle racontait ses péripéties amoureuses, ses mésaventures sur les applications de rencontre pour célibataires ou encore elle nous montrait les photos d’elle en costume traditionnel arlésien lors des manifestations folkloriques provençales du week-end. Cet univers personnel qu’elle transporte avec elle dans la salle des professeurs du collège n°2, contraste fortement avec l’ambiance générale de l’établissement. Durant ses pauses, elle protège cet espace intime partagé avec ses collègues en renvoyant violemment les élèves qui chercheraient à s’introduire en salle des professeurs pour une raison ou une autre. La première année, découverte de la pauvreté La première année de Sylvie dans le collège s’est très mal passée, au point qu’elle a songé à abandonner l’éducation nationale « l'année dernière j'ai failli arrêter… en fait l'année dernière j'étais à deux doigts de démissionner ». Pour surmonter ses difficultés, elle s’est mise pendant plusieurs semaines en arrêt maladie, a entamé une analyse et s’est plongée dans la méditation : « parce que j'y arrivais plus, parce que j'trouvais qu'c'était l'horreur, j'comprenais pas c'que j'faisais là ». L’entrée de Sylvie dans le métier, en éducation prioritaire, a été un véritable choc. Elle souhaitait depuis toujours devenir enseignante et décrit ce choix professionnel comme une véritable vocation : « depuis toujours je savais ! », à la fois portée par son amour de la langue anglaise et de la culture britannique, mais aussi par le souvenir de son grand-père enseignant, mort trop tôt et auquel elle tenait énormément : « mon grand-père était prof et.... je l'aimais beaucoup, il est mort euh, très rapidement, ça m'a, ça m'a choqué et euh... j'pense que ouais, ça m'a ça m'a orienté ouais.... ». Affectée dans le collège n°2, elle s’est retrouvée projetée, sans y être préparée, dans un contexte social qu’elle subit comme une violence qui lui est imposée. Confrontée à la misère des élèves, elle s’est sentie impuissante : « quand j'ai vu la pauvreté je me suis dit mais, je sers à rien... Quand j'ai vu les problèmes j'me suis dit mais ça sert à rien, j'vais rien pouvoir changer ». Entrée dans l’éducation nationale pour transmettre sa passion, elle s’est vite rendue compte que ce métier, dans lequel il s’agissait d’éduquer des élèves très éloignés des normes scolaires, n’était pas celui dont elle avait rêvé : « c'est pas c'que j'voulais faire de base quoi… ». On peut entrevoir la déception, l’écart entre le métier fantasmé exercé par son grand-père adoré et la réalité de l’éducation prioritaire dans laquelle la transmission des savoirs passe au second plan. Pour illustrer l’extrême violence de la vie de ses élèves, Sylvie évoque en entretien une situation à laquelle nous avons été confrontés tous les deux quelques semaines auparavant (le 14 novembre 2017). Alors que j’étais en entretien avec la CPE55 dans son bureau, Sylvie y a fait irruption en urgence et nous a interrompu. Elle semblait extrêmement affectée par ce qu’elle venait d’apprendre : à la pause méridienne, un élève de la classe dont elle est professeure principale, avait été pris à parti devant le collège et jeté au sol par l’un de ses camarades. Alors qu’il était à terre, entouré par un « moulon » d’élèves, son camarade lui a uriné dessus : « t'y étais là, j'crois quand j'ai j'l'ai expliqué à la à la CPE ». Cette violence quotidienne, Sylvie la ressent comme un poids auquel elle n’était pas préparée et qui relègue l’enseignement au second plan : c'qui est difficile aussi c'est les problèmes des élèves (…) les problèmes des élèves 306 qui sont assez énormes euh... voilà et tout ce travail pour essayer de les raccrocher euh... qui rend l'enseignement vraiment en fait euh... qui passe en deuxième temps… Ainsi, cette révélation des conditions misérables des élèves ne provoque pas chez elle de l’empathie, mais de l’impuissance et du découragement. La confrontation à l’existence des élèves constitue un choc d’autant plus important que Sylvie avait évolué jusqu’à présent dans un champ social particulièrement préservé, dans un village de la campagne du pays d’Arles, bien loin des réalités sociales du quartier le plus pauvre d’Europe. Comme tou·tes les « débutant·es précaires », Sylvie ne cherche pas à me cacher ou à amoindrir les difficultés importantes qu’elle rencontre dans l’exercice de son métier. Elle reconnait tout de même que les choses se sont un peu améliorées cette année : ça s'passe beaucoup mieux que l'année dernière (…) mais après c'est quand même très difficile. Très très difficile… (…) ça s'passe pas non plus hyper bien faut pas trop... faut pas mentir quoi ... [rires nerveux] ». Agressée sexuellement Elle a accepté l’entretien grâce à l’entremise de E24 et à la familiarité créée en salle des professeurs lors des pauses méridiennes. Elle était cependant dans un premier temps, comme beaucoup de débutant·es, rétive à s’entretenir avec un enseignant de l’INSPE. Si les apéros en salle des profs ont fait évoluer nos relations, dans le face-à-face de l’intimité d’une salle de classe, l’interaction est dissymétrique. L’entretien réalisé avec Sylvie est tendu, et j’ai du mal à la faire parler. Une question de relance va cependant déclencher une longue tirade, comme si Sylvie attendait ce signal pour me dire ce qu’elle avait sur le cœur. Alors qu’elle évoque un élève qui l’avait mise en difficulté l’année dernière en proférant dans sa classe des propos sexistes et racistes, je lui demande : « Est-ce que le fait que tu sois une femme ça entre en jeu dans tes rapports avec eux ? ». Elle enchaine alors comme si elle attendait que je lui pose cette question depuis le début de l’entretien pour pouvoir dérouler son histoire. « Oui beaucoup ». Elle l’aborde d’un trait, sans reprendre son souffle, en me fixant droit dans les yeux. « L'année dernière j'ai eu un problème avec une de mes classes ... un problème qu'y a duré toute l'année, c'était que y avait des élèves qu'y ESSAYAIENT [le mot essayé est très appuyé, comme si Sylvie voulait bien insister sur le fait que ça ne s'était pas passé ou comme si elle voulait elle-même s’en convaincre] dans mon dos de faire comme si ils me touchaient les fesses. Donc ils mettaient leurs mains au niveau d'mes fesses, ils attendaient qu'je marche pour euh... faire semblant d'me les toucher ou même des fois qu'je pense qui voulaient le faire ». Cet incident est d’autant plus déstabilisant pour Sylvie, que l’inspectrice qui est venue la visiter durant l’année scolaire l’a confrontée de façon très abrupte à sa posture de femme vis-à-vis de ses élèves : « et j'me suis fait inspecter l'année dernière et la première chose qu'elle m'a dite c'est euh... “vous êtes trop proche d'eux et vous avez leur regard… leur regard est au niveau d'vos fesses vous devriez changer ça“. Et j'me suis senti un peu ben... attaquée en tant que femme là, j'me suis dit : “ouais mais j'peux pas changer mes fesses en fait c'est pas possible j'sais pas comment j'dois faire“. Et en fait j'ai compris que c'qu'elle voulait dire c'est qui fallait qu'j’fasse attention un peu à ma posture en tant que femme parce qu'y avait des regards y avait des choses qui s'faisait et euh... ça a été difficile au début franchement euh j'l'ai mal vécu, très très mal vécu au début... ». Il est important de souligner que cette question sur des interactions fortement sexualisées avec les élèves, posée à une jeune femme par un homme en position de domination symbolique du fait de son statut n’est pas 307 neutre et que les révélations qu’elle fait alors sont rendues encore plus difficiles par cette dissymétrie de genre, d’âge et de statut, dans l’entretien. Ces violences sexuelles, auxquelles Sylvie a été soumise, révèlent plus encore sa fragilité, sa solitude au sein de la classe et de l’institution, le manque de soutien de sa hiérarchie. Elles illustrent une lacune préoccupante dans la maîtrise des compétences relationnelles nécessaires aux interactions avec des adolescent·es. Cette carence l’expose à la violence du groupe. Pour éviter d’être confrontée à nouveau à ce type de situation, elle adopte une attitude de rupture : « en début d'année j'ai vu qu'mes élèves ils m'cherchaient encore, ils ont essayé d'voir certains garçons de m'dire des choses m'écrire des mots et euh... en fait j'ai été très très sévère dès l'début et du coup ça les a, ça les a humiliés quoi... mais j'ai été obligée d'passer par là ». La violence objectivement vécue lors de sa première année dans le collège n°2 justifie une attitude violente en retour (« j’ai été obligée d’passer par là ») qui se concrétise par une humiliation nécessaire des élèves. Ainsi, à l’issue de sa première année d’enseignement, elle se considère comme « déjà blasée... j'crois qu'c'est ça en fait malheureusement, c'est... j'pense que c'est ça ... parce que j'en ai déjà vu beaucoup et... de ma petite expérience du coup euh ouais, j'me suis barricadée quoi... ». Elle a décidé de poursuivre, mais en ayant fait le deuil de ses représentations idéalisées du métier et en s’étant fermée pour ses élèves. Le rapport à l’exclusion Sylvie pratique peu l’exclusion : « rarement... (…) euh ouais non ça m'arrive quasiment jamais...». Au moment où se déroule l’entretien, elle n’a à son actif que 3 exclusions enregistrées dans le logiciel de gestion des punitions et n’en aura que 12 à la fin de l’année scolaire. Sylvie n’a pas encore fixé sa pratique professionnelle et l’exclusion est une mesure trop complexe à mettre en œuvre pour elle : cela l’oblige à arrêter son cours, (elle risque alors de perdre les élèves qu’elle a peiné à enrôler dans l’activité), mais aussi à négocier avec l’élève à exclure : « ça m'fait perdre du temps. Et ça m'fait quand j'suis dans un dynamisme à essayer de tous les choper de tous les entrainer parce que voilà parce que j'veux qui y ait un truc, de sortir un papier qu'les autres soient un peu euh... aux aguets pendant cinq minutes où y discutent y s'remettent à partir français tout ça... ben ouais non ça m'gonfle quoi... » D’ailleurs, il a pu lui arriver d’essayer d’exclure un élève de sa classe et de ne pas y arriver, ce qui est là aussi caractéristique des débutant·es fragiles. « Là récemment j'ai voulu en exclure un mais il a pas voulu sortir donc je l'ai laissé puisque de toutes façons voilà euh... ». Là où un·e enseignant·e confirmé·e ferait appel à un CPE ou à un surveillant mais ne cèderait pas, les précaires, trop incertain·es de leur position dans l’établissement préfèrent garder l’élève en classe : « il m'a dit non non j'sors pas... il s'est rapproché d'plus en plus de moi il m'a dit : “non j'sors pas...“ j'lui ai dit “écoute tu veux que j'fasse appeler un surveillant ? “ il m'a dit “non non y a pas d'surveillant j'fais c'que j'veux...“ là j'ai vu qu'il était… bon il arrive pas à s'maîtriser quoi hein j'lui dis : “bon écoute pose-toi cinq minutes on en reparle après“ puis après j'lui ai donné du travail à faire et j'l'ai, j'l'ai gardé en cours quoi parce qu'y s'était apaisé mais ouais... j'me suis dit, j'voyais très bien que euh... j'allais pas utiliser la force quoi donc euh ça servait à rien... donc voilà... » Plutôt que de rentrer dans une situation conflictuelle en face du groupe, elle a pu être amenée, sur les conseils de ses collègues, à refuser à certains élèves de rentrer dans sa classe avant même le début du cours : « ça m’est arrivé parce que c'était des élèves qui étaient 308 euh… dangereux et on on m'avait dit ne les fais pas re... ne les, ne les accepte pas dans ton cours… c'était de suite : “non je ne te prendrais pas“ donc c'est pas vraiment une exclusion ». Elle a pu aussi refuser à un élève de rentrer dans sa classe pendant plusieurs cours, dans l’attente d’excuses (« lui j'lui ai dit j'veux pas t'voir euh tant que l'problème sera pas résolu » « des excuses... si y a pas eu j'les accepte pas euh... »). Le refus d’un élève en classe, nous l’avons vu, n’est pas considéré par les enseignant·es comme une réelle exclusion : si l’élève n’a pas franchi le pas de la porte, il ne fait pas encore partie du groupe : « mais ça c'est pas des vraies exclus... enfin j'sais pas si c'est pareil... ». Sylvie considère qu’elle est en droit de faire ce tri, par solidarité, en fonction de ce qui a pu se passer lors de l’heure précédente : « quand c'est des élèves qu'on me dit, enfin, qui viennent normalement alors qu'à l'heure d'avant ils ont fait n'importe quoi. Là là j'les prends pas... ». Il s’agit bien par ce tri a priori de prendre le pouvoir sur les élèves, de montrer que le groupe d’enseignant·es possède ce pouvoir de choisir parmi les élèves ceux qu’ils acceptent en classe et ceux qu’ils n’acceptent pas : « non c'est pas eux qui décident mais c'est nous ». On constate dans la lutte qui est ici exposée une forte distinction mise en place entre « nous et eux » constitutive selon Bruce Link et Jo Phelan du processus de stigmatisation (2001, p.370). Le tri est alors plus facile à réaliser puisqu’il ne s’effectue pas dans le fil du cours, l’élève étant directement renvoyé vers la vie scolaire et ne franchissant pas le seuil de la porte. De plus, exclure un élève, peut exposer au jugement des autres personnels et en particulier des personnels de vie scolaire. Sylvie a bien compris ce processus stigmatisant lors d’un entretien l’année précédente avec un CPE qui a depuis obtenu sa mutation et quitté le collège : « le CPE qui m'avait montré mes stats, parce qu'apparemment y avait des stats en vie scolaire sur les enseignant·es qu'excluaient et les autres ». Comme elle n’avait pas exclu d’élève ou presque pas, il lui a offert la possibilité de le faire : « moi j'avais rien. J'avais genre euh... une exclusion de cours, y en avait une… il m'avait montré y m'a dit : “elle euh par exemple c'est trop“ et, elle en avait, j'sais pas, cent euh trente, elle excluait pour euh… pas grand-chose apparemment et y m'avait montré en gros où j'me situais et j'pourrais en faire plus si j'avais vraiment envie d'me délaisser. Y m'a dit, moi je peux euh... enfin, y faut pas qu't’hésites quoi et voilà (…) mais j'avais trouvé ça bizarre et depuis j'ai pas trop osé, parce que j'me suis dit, on pointe du doigt certaines personnes, d'autres... j'me suis dit vaut mieux chacun fasse dans son coin en fait hein, chacun gère ça comme y veut... j'pense qui vaut mieux pas trop en parler non... » Ce risque de stigmatisation renforce la crainte de Sylvie et ses appréhensions à se saisir de l’exclusion ponctuelle de cours comme d’un outil dans son activité d’enseignante. Lorsque Sylvie évoque l’exclusion de cours, elle ne l’envisage à aucun moment comme une punition, mais bien comme une mesure de mise à l’écart, de protection pour les élèves et pour elle-même. Elle refuse de prendre les élèves en classe parce qu’ils la dégoutent, qu’elle ne veut plus les voir, qu’elle ne peut tout simplement pas envisager d’y être confrontée. A travers l’exclusion, elle efface l’élève de sa classe, l’éloigne physiquement « j'me sens vraiment en fait physiquement dans : “ dégage quoi “ » « on peut plus l'voir », « qui dégagent ouais, j’veux plus les voir, ouais c'est assez violent quoi... ». Ces élèves sont des garçons et si leur appartenance ethnique n’est pas directement évoquée, dans le rejet qu’évoque Sylvie, il y a un rapport racialisé vis-à-vis de ces garçons sexistes, homophobes et racistes (« si eux-mêmes ils ont des propos racistes, sexistes, homophobes, ça m'intéresse pas d'les voir »). L’espace de la classe reste ainsi un espace sacré qui ne peut pas être souillé par certaines atteintes inadmissibles aux 309 normes morales : « pour moi ils sont pas, ils méritent pas en fait d'être en cours normalement avec les autres ». Pour sa seconde année de titularisation, Sylvie est encore dans une situation précaire : elle n’est pas suffisamment assurée pour stabiliser des pratiques qui lui permettraient d’assumer l’exclusion régulière des élèves de sa classe. Au cours des années scolaires suivantes, la solution trouvée par Sylvie pour dépasser ses difficultés a été de s’impliquer plus dans la vie du collège. Au cours de l’année 2017-2018, elle est devenue professeure principale et a été active dans tous les mouvements de blocage du collège. L’année suivante, elle a été au cœur de l’opposition à la rénovation du collège telle qu’elle est prévue par les responsables politiques, représentant ses collègues dans les médias. Elle est ainsi devenue une figure de la salle des professeurs qui se met régulièrement en avant dans les conflits avec la hiérarchie de l’établissement ou plus largement de l’éducation nationale. Le portrait de Sylvie nous plonge dans la violence objective des rapports sociaux entre les enseignant·es et leurs élèves. Cette violence est ici exacerbée par le fossé social du contexte du collège n°2. Sylvie est agressée en tant que femme blanche issue d’une classe favorisée par des garçons pauvres et racisés : elle l’est d’abord par la confrontation forcée à une altérité sociale insoutenable pour elle, puis concrètement dans sa classe. En retour, elle exprime un rejet violent de ces élèves, refusant littéralement de leur accorder une place, procédant à un tri explicite avant même le début de ses cours entre les élèves qui méritent et ceux qui ne méritent pas d’y participer. b. Des débutant·es en grande difficulté : une croyance partagée L’expérience limite rencontrée par les débutant·es fragiles constituerait, un passage obligé pour de nombreux enseignants et de nombreuses enseignantes qui entrent dans le métier et rencontrent leurs élèves de la manière la plus désordonnée possible, dépassé·es chaque jour par un désordre endémique qu’ils et elles n’arriveraient pas à contenir. Cette violence des débuts constitue en effet un souvenir marquant, une expérience fondatrice pour une partie importante des enseignant·es confirmé·es qu’ils et elles évoquent dans leurs entretiens. La force de cette première expérience est telle qu’elle va structurer une croyance collective sur le métier et sur l’exclusion de classe : tous les enseignant·es commenceraient par un ou des premières années difficiles, cette difficulté disparaissant ensuite avec l’expérience. En réponse aux difficultés, tou·tes les débutant·es excluraient régulièrement des élèves de leurs classes, la pratique de l’exclusion diminuant aussi avec l’expérience et le temps passé dans les établissements. Pour ces enseignant·es, le souvenir de cette entrée dans le métier est une expérience traumatisante : « quand on arrive nouveau dans ce collège, c'est très difficile, les deux premières années, ça été extrêmement difficile. » E12, « le début était très très difficile, j'rentrais chez moi en pleurant très souvent de septembre à décembre » E25, « la première année c'était un carnage, c'était horrible, on se dit mais qu'est-ce que j'fais là bref… » E39, « donc au début les premières années où je suis arrivée ici c'était compliqué : je rentrais chez moi en pleurant, c'était vraiment dur. » E45. Comme pour Sylvie, les difficultés rencontrées ont provoqué alors des remises en cause individuelles profondes (« on se dit mais qu’est-ce 310 que j’fais là ») et déstabilisé les personnels : l’expérience des pleurs étant régulièrement mise en avant : « j’rentrais chez moi en pleurant ». Avec le recul, cette difficulté est d’ailleurs mise en relation avec le trop jeune âge de cette première expérience, les débutants ne se considérant pas, rétrospectivement, comme véritablement adultes : « euh moi j'avais euh... j'ai, j'avais 23 ans donc euh c'était hyper dur, j'me d'mandais des fois si j'étais du bon côté du bureau quoi ! » E23. Dans ces souvenirs, lorsqu’ils ou elles ont commencé dans l’éducation nationale, ces enseignant·es manquaient d’expérience (« par manque d'expérience, parce que quand je suis arrivée dans le collège, j'avais enseigné que pendant deux ans et encore, deux mois par-ci, deux mois par-là » E1) et étaient encore trop « tendres » (« genre c'était marqué sur ma tête euh, trop gentille, les élèves j'allais les chercher au début, j'essayais d'avoir une tête super méchante et euh... au bout d'deux minutes : “madame vous avez l'air trop gentille“ » E16). Ces situations correspondent bien à celles des débutant·es fragiles de notre échantillon, à la fois manquant de pratique et de solutions concrètes face aux problèmes posés par leurs élèves, mais manquant aussi de maturité personnelle pour faire face à la prise en charge d’adolescent·es dans leurs classes. Ces premières difficultés ont amené ces enseignant·es à exclure très souvent des élèves au cours de leurs débuts : « ça m'arrivait beaucoup plus souvent d'exclure, parce que ça m'arrivait beaucoup plus souvent que les élèves remettent en cause mon autorité, mes décisions » E1, « c'est surtout au début de la carrière, parce que au début dans ce collège ils essayent de vous tester » E12 « j'ai été amené, à exclure, beaucoup plus dans la première année où j'étais enseignant·e que maintenant, y a une euh... très nette évolution. » E22. Dans cette situation, les seules ressources sur lesquelles ils et elles ont pu s’appuyer, ces enseignant·es les ont alors trouvées auprès de leurs collègues et la notion de solidarité, constitutive du milieu professionnel enseignant de l’éducation prioritaire prend alors tout son sens : « sans le soutien d'autres profs, j'aurais vraiment été en difficulté. » E1. Cette entrée difficile dans le métier qui nécessite de recourir à l’exclusion ponctuelle de cours régulièrement durant les premières années constitue une nouvelle croyance largement partagée par les enseignant·es enquêté·es, à tel point que l’existence possible d’enseignant·es qui ne passeraient pas par cette phase semble impossible. Celles ou ceux qui affirmeraient le contraire seraient d’ailleurs soupçonné·es de tricher sur la réalité de leur expérience et sur leurs difficultés effectives : « alors la première année ça a été euh... très dur, comme pour beaucoup d'profs si... y a des profs qui disent que c'est faux, avec qui ça s'passe très bien, c'est faux.... (rires) non non ça a été… » E46. Nous allons voir cependant que quelques enseignant·es atypiques entrent au contraire dans le métier sans éprouver ces difficultés. c. Les débutant·es qui s’en sortent Tou·tes les enseignant·es en effet ne passent pas nécessairement au cours de leurs premières année par cette phase de fragilité plus ou moins forte. Nous avons pu ainsi distinguer parmi les titulaires de première ou de seconde année (T1 et T2), des « débutants fragiles » (E14, E19, E29, E34) et d’autres qui s’en sortent (E3 dans le collège n°1, E26, E27 dans le collège n°2). Ces quelques enseignant·es débutant·es remettent en cause la croyance 311 d’une entrée nécessairement difficile dans le métier et dans l’éducation prioritaire. Si E26 s’appuie pour cela sur son expérience professionnelle d’éducatrice pour s’en sortir avec ses élèves, E3 et E27 sont toutes les deux des enseignantes débutantes, jeunes (respectivement 31 ans et 26 ans) entrées dans le métier sans expérience préalable. Aucune de ces deux débutantes ne considère l’entrée dans le métier comme une expérience traumatisante, au contraire, la découverte de l’éducation prioritaire renforcée a été pour elles une remise en cause des représentations inquiétantes construites par leur entourage proche : « quand je disais où j'avais été affectée, ce qui m'a fait un peu appréhender la rentrée l'année dernière puisque les gens me disaient beaucoup : “ouh-là, il va te falloir du courage, c'est pas facile“... » E3 « on pensait que j'allais me faire bouffer » E27. La nature des entretiens avec ces deux débutantes est tout à fait différente de celle des entretiens menés avec les débutants fragiles : ces deux enseignantes affirment dès le départ et sans nuance se sentir bien dans l’établissement « ça se passe bien en classe. Mieux que l'année dernière, (…) mais même l'année dernière, c'était quand même très gérable... » E3 « Étonnamment bien. » E27 et avec les élèves : « j'ai un bon contact avec les gamins » E27. L’échange est cordial et révèle un plaisir à témoigner sur l’activité enseignante. Les élèves n’y sont pas évoqués comme un groupe hostile. Pour ces deux enseignantes, leur jeunesse n’est pas considérée comme une faiblesse, mais comme une qualité particulière sur laquelle elles peuvent s’appuyer dans leurs interactions avec les élèves : « parce que du coup comme j'étais plus jeune, niveau caractère, je suis plutôt calme » E27, « Je suis jeune et ça me fait pas défaut au contraire. Parce que je peux me permettre certaines choses avec les élèves qui sont peut-être pas très éthiques et responsables, de temps en temps mais qui sont faites sur l'humour et que les élèves saisissent bien » E3. La jeunesse de ces enseignantes est alors un atout, la possibilité d’une plus grande proximité avec leurs élèves, d’un surcroit d’énergie qu’elles exploitent dans leurs interactions en classe. E3 et E27 ont toutes deux déjà conforté leur point de vue sur l’exclusion et le mettent en œuvre dans leurs classes : « je pourrais très bien exclure plus facilement et avoir des cours plus calmes, mais du coup je me retrouverais avec des élèves en moins à presque tous les cours et on en fait quoi de ces élèves au final ? » E3, « je pense que faut pas exclure pour rien parce que du coup ça apporte rien, juste l'élève il s'en va et (…) ça sert à rien en fait. » E27. Elles ne refusent pas l’exclusion mais ont réfléchi à comment elles veulent intégrer de manière mesurée cette pratique dans leur classe. E3 participe d’ailleurs parfaitement dans le collège n°1 au système d’exclusion entre pairs : elle peut être amenée à exclure des élèves dans la classe de ses collègues, mais elle peut être amenée aussi à recevoir des exclus de la part d’enseignant·es voisin·es en difficulté. Cette facilité à participer au dispositif témoigne d’une intégration forte dans l’établissement et de la qualité des relations qu’elle a su très rapidement créer avec ses collègues : « on me l'a dit presque à tous les étages. Vu que j'ai pas de salle fixe et que je tourne beaucoup, j'ai eu l'opportunité de le faire à tous les étages » E3. Contrairement à ses jeunes collègues pour lesquels les changements de salle successifs et la crainte de s’adresser à des enseignant·es plus ancien·nes qu’ils et elles ne connaissent pas 312 empêchait de participer au système d’arrangement local de l’exclusion organisé par les enseignant·es, E3 utilise le dispositif sans difficulté dès sa première année dans le collège n°1. Toutes les deux semblent avoir appris de leurs pairs, en particulier en relation avec les enseignant·es de leur discipline (anglais pour E3 et mathématiques pour E27). J’ai pu ainsi constater que E3 avait été en quelque sorte prise en charge par E9 avec laquelle elle entretient des relations amicales. Les deux enseignantes partagent de nombreux points communs dans leur rapport à leur métier et à leurs élèves. Contrairement aux débutant·es fragiles, E3 et E27 insistent sur la qualité de leur intégration à l’établissement : « j'ai été très bien accueillie, très bien intégrée, épaulée... » E3 et considèrent les modalités d’accompagnement dans leurs premières années dans l’éducation prioritaire comme très efficaces : « puisqu'on a un professeur dans l'établissement qui fait les formations REP+ à gestion autorité ... et qui du coup nous a vu plusieurs fois dans l'année, pour nous aider, nous demander quand ça allait, pas tout ça... » E3. On constate ici un écart de perception dans cet accueil puisque E3 est enseignante dans le même collège que E14, E19 et E20, tou·tes les trois débutant·es fragiles qui ne sont pas arrivé·es à se saisir pleinement de l’aide proposée par leurs collègues dans l’établissement. Cette intégration a été pour E3 une stratégie consciente qui lui a permis de se rapprocher des élèves et des enseignant·es, en particulier en participant à l’école ouverte de l’établissement : De moi-même je me suis bien intégrée puisque j'ai participé à l'école ouverte qui a lieu à toutes les vacances je l'ai fait deux fois l'année dernière et j'ai participé à deux voyages scolaires. Dont un avant les vacances de la Toussaint. Donc forcément les élèves ont rapidement mis un visage sur mon nom, même ceux que j'avais pas en cours et c'est aussi quelque chose qui est important que ce soit au niveau des collègues qu'au niveau des élèves, c'est quand ils voient qu'on est présents, pour faire nos cours évidemment mais aussi pour le reste et mine de rien ça joue dans l'établissement pour le rapport humain et pour le rapport du coup aux classes. E3 Ainsi, E3 perçoit, dès ses premières années d’enseignement, l’importance de se faire reconnaitre et accepter des élèves, à travers des activités qui dépassent l’enseignement. La relation personnelle est mise en avant. Elle correspond à une perception bienveillante des élèves qu’elle appelle les « enfants » : « il faut toujours garder en tête que c'est nous les adultes... c'est nous les adultes et ce sont des enfants...donc on peut pas dire : “non je te boude je veux plus te voir“… ça marche pas ». Elle relativise d’ailleurs les incidents produit par ses élèves en classe : « c'est pas non plus insurmontable et ça reste des enfants quoi... » E3. E9 et Cette posture professionnelle, adoptée par E3 et par E9, qui tout en mettant en avant la qualité de la relation affective, situe professionnellement l’enseignant·e comme un adulte face à un enfant, permet de dépasser ou de neutraliser les antagonismes sociaux dans l’interaction. L’expérience de ces deux débutantes contredit les croyances sur l’entrée nécessairement difficile dans le métier et dans l’éducation prioritaire. Si E27 a été scolarisée dans l’éducation prioritaire et a ainsi développé son envie de devenir enseignante de mathématique à partir 313 de l’image d’un enseignant de son collège REP+ : « j'étais en REP je sais pas si c'est + ou quoi, c'était en ZEP en ce temps-là, [nom d’un collège de la ville de l’enquête], et on va dire que c'est plutôt là-bas que j'ai eu envie d'être prof » E27, E3 n’a pas un parcours particulier qui expliquerait ses facilités d’adaptation « j’ai fait ma scolarité dans le privé » E3. 2. Divergence des points de vue normatifs Nous allons maintenant, à partir de l’analyse de nos entretiens, identifier les clivages qui séparent les enseignant·es que nous avons enquêté·es à propos de l’exclusion ponctuelle de cours. Nous prendrons pour commencer l’exemple de l’exclusion pour « oubli de matériel » ou pour « travail non fait », pratique qui met en lumière la divergence très nette qui existe dans les positions de ces différent·es professionnel·les. a. Des perspectives irréconciliables Parmi les enseignant·es dont la pratique s’est routinisée, Peter Woods distingue des « provocateurs ou des provocatrices de déviance » et des « isolateurs ou des isolatrices de déviance » (Woods, 1990). Nous reprendrons cette typologie en distinguant des « provocateurs ou provocatrices d’exclusion » et des « isolateurs ou isolatrice d’exclusion », même si la binarité de cette catégorisation ne correspond pas à la palette très diverse des attitudes que l’on peut observer chez l’ensemble de ces enseignant·es. Bien sûr, les pratiques par rapport à l’exclusion permettent, comme nous l’avons fait précédemment, de procéder à un classement qui part de celles et ceux qui excluent presque quotidiennement des élèves jusqu’à celles et ceux qui n’en excluent jamais. Cependant, cette catégorisation manque de précision : nous avons par exemple pu constater dans le collège n°1 que les enseignant·es étaient en mesure de dissimuler leur pratique et les « chiffres » recueillis dans les logiciels de vie scolaire ne suffisent pas. Certain·es enseignant·es peuvent aussi ponctuellement, lors de l’année scolaire au cours de laquelle nous avons réalisé notre enquête, n’avoir pas exclu du tout ou avoir exclu très peu d’élèves, mais peuvent potentiellement, en se projetant sur des années plus difficiles où ils ou elles seraient confronté·es à des classes et à des élèves plus difficiles, s’engager à nouveau dans une pratique plus systématique de l’exclusion. C’est en rentrant dans le détail des pratiques observées dans l’établissement, dans la confrontation de ces pratiques avec le discours des enseignant·es dans leurs entretiens et avec les rapports d’exclusion qu’ils et elles produisent que l’on peut établir des distinctions plus précises entre des provocateurs ou provocatrices d’exclusion et des isolateurs ou isolatrices d’exclusion. Il ne s’agit pas alors de catégoriser des individus, mais bien de catégoriser la manière dont ces individus, dans le champ social, actualisent leurs pratiques en fonction du contexte et des marges de manœuvres que leur offre l’institution. Il ne s’agit pas non plus de classer artificiellement des individus en les enfermant dans des cases : l’action humaine est faite de complexité et en traçant les grands traits des agents sociaux que nous avons rencontrés, nous avons pu constater des contradictions qui placent parfois nos enquêté·es des deux côtés des clivages identifiés. 314 Notre exploration des entretiens nous permet d’identifier les éléments centraux dans le positionnement vis-à-vis de l’exclusion ponctuelle de cours : la conception de l’autorité, les perspectives par rapport aux élèves, les représentations par rapport à la pédagogie, les représentations du rôle de l’enseignant·e, la place relative accordée au groupe ou à l’individu, le rapport à la hiérarchie. La figure n°40 présentée ci-dessous schématise ces éléments qui détermineront des pratiques différentes de l’exclusion. On voit bien que l’exclusion se situe dans un système plus large qui l’englobe et dépasse la question de la gestion des désordres scolaires. Figure 40 : les différents indicateurs déterminants le positionnement des enseignant·es par rapport à l’exclusion rapport à la hiérarchie Représentation vis-à-vis de l'enseignement Provocateurs et provocatrices Isolateurs et isolatrices place relative accordée au groupe et à l'individu conception de l'autorité représentation vis-à-vis des élèves Les provocateurs ou provocatrices d’exclusion placent la soumission aux savoirs au centre de leur mission d’enseignant·es. Ils et elles associent leur autorité à une application stricte des règles disciplinaires qui les amènent à recourir fréquemment à la punition. Ils et elles privilégient le groupe par rapport à l’individu. Ils et elles peuvent admettre que leurs élèves vivent dans des conditions sociales difficiles, mais refusent de faire de ces conditions d’existence une explication qui excuserait de leurs comportements. Ils et elles accusent la hiérarchie de l’Éducation Nationale d’une fausse bienveillance, dénoncent le laxisme de l’institution et son incapacité à assumer ses responsabilités. 315 Les isolateurs ou isolatrices accordent une place centrale à la mise en activité des élèves et à l’adaptation de leur enseignement aux difficultés de chacun et de chacune. Ils et elles associent l’autorité à la bienveillance et à la qualité de la relation humaine. Ils et elles ne recourent que très rarement ou jamais à la punition, c’est un choix volontaire et affirmé explicitement. Ils et elles cherchent à mettre en place des pédagogies collaboratives et à donner à tous leurs élèves une place dans leur classe. Ils et elles sont attentifs et attentives au contexte social dans lequel vivent leurs élèves et privilégient la figure de l’enseignant·e accompagnateur ou accompagnatrice par rapport à une figure plus traditionnelle. Bien sûr, ces grands traits caractéristiques s’observent de manière plus ou moins marquée en fonction des enseignant·es : on rencontrera une diversité importante entre ces deux représentations paradigmatiques. On observera ainsi, chez les isolateurs ou les isolatrices d’exclusion, des enseignant·es que nous appellerons des « résistant·es » qui se positionnent radicalement contre l’exclusion de cours, n’excluent jamais d’élèves et refusent le principe même de cette punition et d’autres que nous qualifierons simplement d’ « isolateurs ou isolatrices confirmé·es » qui tout en excluant très rarement des élèves de leurs classes, peuvent dans certaines conditions accepter l’idée de cette punition. De la même manière, on observera chez les provocateurs ou provocatrices d’exclusion, des enseignant·es que nous appellerons des « exclueur·es » qui ont totalement routinisé l’usage de l’exclusion dans leur pratique quotidienne, en revendiquent l’usage systématique comme une réaction directe aux comportements d’élèves ingérables, et d’autres que nous qualifierons de « provocateurs ou provocatrices confirmés » qui excluent régulièrement des élèves sans adopter une position totalement décomplexée par rapport à l’exclusion. La figure n° 41 présentée ci-dessous récapitule cette typologie que nous allons détailler dans la suite de ce chapitre. Figure 41 : typologie des enseignant·es en fonction de leur pratique de l’exclusion Résistant·es Isolateurs ou isolatrices d'exclusion Provocateurs ou provocatrices d'exclusion Exclueur·es 316 b. Clivage autour de l’oubli de matériel et du travail non-fait « L’oubli du matériel m'est insupportable » E47 « J’ai une armoire avec du matériel, dedans donc euh, le gamin il a pas son matériel (…) c'est jamais une excuse pour pas travailler » E49 Nous avons vu que, bien loin d’être une mesure exceptionnelle répondant à des comportements extrêmes dont il faudrait protéger les classes et les élèves, l’exclusion ponctuelle de cours est une pratique banalisée punissant des atteintes courantes à la norme scolaire. C’est le cas par exemple pour l’oubli de matériel ou pour le travail non-fait, les élèves pouvant être régulièrement renvoyés en vie scolaire parce qu’ils ont oublié un livre ou un cahier à la maison : « “t'as pas tes affaires ben allez... tu sors !“ (…) ce matin un élève qui a été exclu euh... il a été exclu parce qu'il avait pas son livre d'anglais » AED59. Nous avons constaté une opposition forte entre les enseignant·es qui illustre parfaitement selon nous la distinction entre les provocateurs ou provocatrices d’exclusion d’une part et les isolateurs ou isolatrices d’exclusion d’autre part. Les premiers et les premières mettent un point d’honneur à exclure systématiquement de leur classe les élèves qui viendraient en classe sans leur matériel : le fait alors de ne pas avoir son cahier, son équerre, son livre, deviendrait un motif légitime pour renvoyer un élève vers les personnels de vie scolaire. On se retrouve ici au cœur de pratiques considérées comme relevant de « l’arbitraire pur et simple » selon l’inspecteur général de l’éducation nationale Didier Bargas : « aucun élève ne devrait être exclu d’un cours pour un oubli ponctuel de matériel quel qu’il soit » (2014, p. 46). L’exclusion de cours pour oubli de matériel peut ainsi apparaître comme l’extrême limite à ne pas franchir, comme une mesure excessive ou un abus de pouvoir (Durkheim, 1903, éd. 2006). C’est elle qui est brandie par les directions des collèges pour signifier l’existence d’abus dans la pratique de l’exclusion ponctuelle de cours : « on l'entend par les échos de l'administration qu'il y a des profs qui excluent pour un oui et pour un non... pour un oubli de matériel, pour le carnet qui est pas présenté... » E5. Cette pratique qui n’est pas marginale, mérite cependant d’être observée sans jugement moral stigmatisant qui viendrait la décrédibiliser a priori, de manière à en comprendre la cohérence, le problème n’étant pas la pratique mais le système qui la produit et l’alimente. Il serait ainsi facile de considérer que les enseignant·es qui excluent des élèves pour absence de matériel le font exclusivement par lassitude ou facilité, parce qu’ils ou elles auraient baissé les bras face à l’attitude désinvolte récurrente des élèves : « par exemple une personne qui n'a pas ses affaires mais constamment : non ! Y faut sans arrêt lui redonner une photocopie ! » E51 « si ça fait cinq ou six fois qu'il a toujours pas son matériel, euh, j'veux dire, maintenant, c'est la porte quoi ! » E44. Si l’on ne peut pas évacuer l’hypothèse d’un prétexte permettant à certain·es de se débarrasser de certains élèves, comme une stratégie de survie (Woods, 1997), les enseignant·es qui excluent des élèves de leurs classes parce qu’ils n’ont pas leurs affaires défendent cette position en lien avec leurs convictions éducatives : « l'oubli du matériel m'est insupportable, l'oubli du cahier m'est insupportable » E47. Punir l’attitude « insupportable » des élèves constitue alors un symptôme de l’enseignant·e qui refuse de se confronter à la réalité des situations qui adviennent dans la vie de leur collège. Accepter des élèves en classe sans leurs affaires, ce serait céder à la facilité, faire preuve de laxisme et de 317 démagogie, les abandonner à leurs penchants naturels, refuser l’exigence et la valeur du travail et de l’effort : « j'pense que c'est MON devoir de les éduquer à ça. Et j'pense que de leur filer le matériel etc.… on, on continue à, à les infantiliser etc. et on est pas dans, dans l'accès à l’autonomie. » E47. On voit que la notion d’éducation est ici synonyme de soumission aux normes scolaires. La pratique de l’exclusion est ici déterminée par des perspectives différenciées vis-à-vis des élèves, semblables à celles mises en avant par Peter Wood, selon lesquelles : « on explique l’opposition déclarée par des pulsions anti-sociales naturelles se frayant un passage au travers de la structure de la règle, le seul remède étant de la resserrer » (Woods, 1990, p. 53). En acceptant des écarts minimes aux règles de base, on entre dans une spirale négative qui permet aux élèves de grignoter centimètres par centimètres le terrain de l’enseignant·e afin d’imposer leur point de vue sur les interactions : Moi j'ai l'image tu vois de… “un deux trois soleil“. Tu vois tu te retournes et tac y avancent un peu.... à chaque fois y avancent un peu, y avancent pas physiquement, mais y avancent dans l'amusement, dans la dissipation tu vois. Et y essayent un peu d'avancer, de prendre possession. E43, enseignant d’histoire-géographie, 35 ans, confirmé, 8 exclusions. Cette conception qui refuse de laisser s’installer la moindre déviance qui risquerait de remettre en cause l’ordre dans la classe, qui peut être rapprochée, on le voit, de la théorie de la vitre brisée (Wilson & Kelling, 1982), refuse aussi d’adapter les règles au contexte des collèges de la grande pauvreté. La très grande pauvreté peut placer certain·es élèves dans des situations où l’achat du matériel scolaire devienne une difficulté en soi. Jean-Paul Delahaye rappelle ainsi, dans le rapport « Grande pauvreté et réussite scolaire » (Delahaye, 2015, p.45) que les familles ne sont pas toujours capables de faire face, aux exigences en matière de fournitures scolaires, parfois inadaptées à leur situation sociale. Cependant, pour ces enseignant·es, en prenant en compte la situation sociale de ces élèves, en permettant ce que l’on ne permettrait pas à d’autres élèves dans d’autres contextes, on tomberait dans le misérabilisme et l’on abandonnerait « ces élèves-là » à leur condition. Il est ainsi nécessaire d’exiger que les élèves jouent, avant d’entrer dans la classe, leur rôle d’élèves, l’exclusion ponctuelle de cours permettant de mettre à l’écart celle et ceux qui n’accepteraient pas les prérequis pour entrer dans l’enseignement : je dis : “ouvrez vos cahiers, montrez-moi le travail d'aujourd'hui-là“ (il claque des doigts) fuuut... dehors“. “Non mais“… “y a pas de non mais...“ voilà... “j'avais pas noté, j'avais pas“... “je ne discute pas avec vous“... voilà... voilà, “vous n'êtes pas dans votre rôle d'élèves“. E47, enseignant de mathématiques, 48 ans, chevronné, 60 exclusions, PFA. Les élèves doivent donc se présenter dans l’institution scolaire munis de tous les éléments de façade (E. Goffman, 1973) leur permettant de jouer leur rôle d’élève. Il s’agit bien ici, par des exclusions ponctuelles de cours qui refusent les élèves qui ne sont pas en mesure ou qui refusent de se soumettre, avant même d’entrer dans le collège, à la norme scolaire, de 318 marquer son territoire, d’expliciter le pouvoir nécessaire, de ne pas se laisser gagner par les réalités de champ social dans lequel vivent de l’école sur les élèves et sur leurs familles. La norme scolaire doit ainsi pénétrer et s’imposer aux familles, « parce que le cours commence, la veille, au moment où tu prépares tes affaires, où tu fais tes exercices etc... donc tu as pas ton cahier... tu m'attends dehors » E47. A l’opposé de cette position, qui stigmatise et étiquette tout ce qui éloignerait les enfants et les adolescent·es de leur rôle d’élève, les isolateurs et les isolatrices d’exclusion vont chercher à neutraliser les éléments qui empêcheraient la mise au travail des élèves. Ainsi, l’absence de matériel ne doit pas devenir un prérequis pour entrer dans les apprentissages. Ces enseignant·es me présentent ainsi leur « boîte » à matériel, dans laquelle les élèves viennent piocher pour récupérer une règle, un stylo… « j'ai pas mon stylo, je suis venu les mains dans les poches, c'est pas bien, ça permet pas de travailler, mais j'ai un tiroir qui est rempli de stylos, je lui prête un stylo, je lui prête une feuille » E1, cette attitude étant d’ailleurs explicitement prescrite par les personnels de direction : « vous avez du matériel dans les tiroirs, euh, si vous en manquez euh, hop euh hop, on vous achète dix calculatrices, vous les avez dans votre armoire, (…) donc, les les gamins sont plus exclus pour euh, ça... » P67. Ainsi, ces enseignant·es cherchent à neutraliser a priori les éléments qui participeraient à la construction d’une relation conflictuelle et permettrait aux élèves de s’extraire de la classe. Moi j'ai une armoire avec du matériel, dedans donc euh, le gamin il a pas son matériel, je le note, j'appelle les parents, j'fais l'travail de, de suivi après derrière, mais par contre c'est jamais une excuse pour pas travailler. E49, enseignant de mathématiques, 46 ans, chevronné, 0 exclusion, chargé d’inspection. On observe ici deux points de vue totalement irréconciliables. Sur cet exemple du matériel, l’opposition provocateur/isolateur prend tout son sens. D’un côté, des enseignant·es défendent strictement l’application d’une norme dont le respect leur semble indispensable au bon déroulement des missions d’enseignement et vont ainsi provoquer des atteintes régulières à cette norme qui seront punies par des exclusions, de l’autre, des enseignant·es neutralisent, isolent la possibilité de déviance en faisant disparaître une norme. Du point de vue des premiers, le fait de ne plus soutenir les règles nécessaires à la vie commune provoquerait l’effondrement des valeurs, et serait responsable du désordre endémique dans les établissements scolaires et d’un abandon des élèves les plus fragiles à leur condition, pour les seconds, empêcher les élèves de trouver des portes de sortie évidentes et les forcer à « essayer » quand ils voudraient baisser les bras, est une priorité. Il serait illusoire de chercher à rapprocher ces points de vue, l’écart entre ces différentes perspectives étant trop important et impliquant des positionnements qui ne peuvent pas être mis en discussion : C’est vraiment je pense un des points qui est le moins négociable pour les profs... j'pense que, un prof qui exclue pas comme moi, c'est hors de question qu'un jour, même si on lui dit "y faut exclure", je le ferai pas, ça c'est sûr, je s'rai rebelle de s'côté-là, et un prof qui exclut parce que c'est ça manière d'enseigner, je pense pas que quelqu'un pourra 319 lui montrer que c'est plus performant de faire autrement... E18, enseignant de mathématiques, 48 ans, chevronné, 0 exclusions, chargé d’inspection, formateur REP+. Nous allons à présent chercher à entrer dans le détail des éléments qui caractérisent les pratiques et les représentations des provocateurs et les provocatrices d’exclusion, puis celles des isolateurs et des isolatrices d’exclusion, en commençant par observer le positionnement des débutant·es par rapport à ce clivage. 3. les provocateurs et provocatrices d’exclusion « je fais en sorte qu'il y ait une sorte de zone étanche : quand ils arrivent ici je leur dis aussi qu'il faut pas apporter les problèmes extérieurs ici » E11. Parmi les enseignant·es qui ont routinisé leur pratique de la gestion de classe et de l’exclusion, nous avons pu observer des enseignant·es « provocateurs et provocatrices d’exclusion ». Ces enseignant·es accordent une importance centrale aux savoirs auxquels les élèves doivent se soumettre pour apprendre. Pour cela, ils ou elles préconisent un régime disciplinaire strict, fondé sur une réponse punitive systématique aux incidents provoqués en classe par leurs élèves. Ils ou elles se sentent cependant bien isolé·es, abadonné·es par une institution et une société permissive. Nous verrons comme certain·es de ces enseignant·es en défendant ces points de vue de manière radicale, adoptent une pratique plus extrême encore de l’exclusion ponctuelle de cours. a. Les savoirs au centre Pour les provocateurs et les provocatrices d’exclusion, « l'autorité passe d'abord par les savoirs » E4. La maîtrise des connaissances établit une relation hiérarchique qui place l’enseignant·e en position de surplomb par rapport aux élèves. Les connaissances, culturelles et tout ça, ça donne une posture d'autorité. En parlant anglais j'ai une posture différente : “ ah monsieur vous parlez bien anglais ! “ “oh monsieur vous connaissez beaucoup de choses ! “. (…) par ce biais là, ils captent qu'il y a une autorité. Ils voient qu'il y a quelqu'un qui a fait des études qui est là pour eux, ils ont des choses à apprendre. E11, enseignant d’anglais, 53 ans, chevronné, 57 exclusions. On retrouve ici une conception traditionnelle de l’enseignement, où le professeur est dépositaire des savoirs académiques légitimes parce que transmis dans le cadre d’un apprentissage universitaire et certifié par la réussite des concours nationaux de l’enseignement. Christian Maroy relève ainsi la persistance de modèles anciens d’enseignant·es, « le modèle du “maître instruit“ entre autre » (2006, p. 133) particulièrement « en France, [où] la conception du travail enseignant au secondaire, est plus académique » (2006, p. 133) que dans les autres pays européens. Cette autorité se fonde sur une relation de domination depuis la culture scolaire légitime sur les élèves, disposant d’une culture illégitime, d’une part parce qu’ils sont des enfants, d’autre part parce qu’ils appartiennent aux classes 320 populaires. Cette relation hiérarchique repose sur la nécessité de l’existence d’une dissymétrie consubstantielle à la possibilité de transmettre des savoirs : Je pense surtout qu'un professeur tire son autorité de son savoir... et du fait qu'il soit prêt à le partager... donc j'essaye de leur apprendre des choses, je pense que c'est ça qui fait la base de mon autorité c'est que je sais plus de choses qu'eux et que je suis là pour les leur apprendre. E33, enseignante de lettres, 28 ans, débutante, 39 exclusions. Elle s’appuie aussi sur la reconnaissance de la qualité de l’enseignant·e par les élèves : c’est parce que l’enseignant·e est en capacité de répondre à toutes les questions des élèves que l’enseignant·e fait autorité : J'essaie de leur montrer que je fais autorité, que j'maîtrise ma matière. Et ça aussi, ça c'est ind.… c'est le truc absolu pour moi, voilà, les gamins me posent des questions sur des choses assez pointues, je leur réponds jusqu'à c'que je puisse parce qu’ils ont un niveau d'connaissance qui est pas, suffisant, souvent. E47, enseignant de mathématiques, 48 ans, chevronné, 60 exclusions. Mais cette relation implique comme on le voit le postulat d’une confrontation entre celui qui sait, et ceux qui ne savent pas : « je sais plus de choses qu’eux » « ils ont un niveau de connaissance qui est pas suffisant ». L’enseignant·e est celui ou celle qui a suivi des études universitaires, à ce titre il ou elle est dépositaire de l’autorité que lui confère l’institution, et à travers elle, la maîtrise d’une culture dominante : « ils voient qu'il y a quelqu'un qui a fait des études ». Ce rapport à un savoir surplombant, définissant celui qui le possède en position de domination par rapport à celui qui ne le possède pas procède du « racisme de l’intelligence » (Bourdieu, 1978) qui peut être considéré comme « l’une des formes les plus aboutie de la domination » (Croizet, 2011, p. 138). Dans cette optique, l’exclusion de cours doit priver les élèves d’un accès au savoir dont ils ne se montrent pas dignes : « voilà et je sourie même pas tu vois, et je tire le rideau. Vraiment pour leur dire : “ben voilà, j'te donne tout, et tu en veux pas. Tu ne prends pas c'qui est là, à ta portée, donc tu mérites pas... tu mérites pas“… » E47. Être confronté au savoir doit être perçu par les élèves comme une chance ou comme une faveur qui peut leur être retirée s’ils ne prouvent pas leur volonté d’apprendre : « quand je les exclue de cours, je leur donne des lignes à faire... parce que du coup... c'est un parti-pris parce que je veux pas leur donner des maths... Parce que faire des maths c'est un privilège quelque part. S'il sort de la classe, ils ont pas le droit de faire des mathématiques » E24. L’activité abêtissante de « copier des lignes » se substitue à l’activité noble de l’apprentissage. L’exclusion est alors pour ces enseignant·es une manière de couper leurs élèves de l’accès au savoir, comme le résume bien E47 : « je les punis de mathématiques ». 321 b. Une discipline stricte Pour exercer de façon efficace cette autorité, ces enseignant·es considèrent qu’il est nécessaire d’adresser dès les premières séances un signal fort aux élèves en leur présentant le visage d’un professionnel strict, n’hésitant pas à punir de façon sévère ses élèves : « en général en début d'année et à chaque rentrée des vacances je suis très strict, très sévère, je mets des observations ou même des rapports, ou je les mets dans le couloir au moindre problème. E2. Une fois que le cadre est posé, une fois les règles acceptées par les élèves, il est possible de relâcher la pression. Mais dans un premier temps, il s’agit de réagir « au moindre problème ». Cette entrée en matière annonce la couleur pour les élèves et permet de se faire une réputation dans l’établissement : « je sais qu'il y a un ou deux profs ici c'est... des terreurs, (…) ils créent une sorte de terreur sur la classe, alors ils tiennent la classe » E5. Ainsi, les élèves arrivent dans les classes de ses enseignant·es en connaissant à l’avance le régime disciplinaire strict qui les y attend. Pour imposer cette discipline, l’enseignant·e endosse consciemment un costume, adopte un rôle social. L’image qu’il ou elle renvoie alors est différente de celle qu’il ou elle choisit d’adresser couramment à ses proches : « les gens qui me connaissent ont du mal à imaginer que je puisse être sévère, mais avec les élèves je le suis, j'suis très dur euh, j'peux, ouais un peu, les bousculer, leur crier dessus » E43, ni celle qu’il ou elle considère correspondre à son moi intime : J'pense que tout se joue dans les premières heures de cours. Donc je suis assez euh, assez rigide et, dans les premières heures et quand j'accueille mes troisièmes dont j'suis le prof principal ou les premières heures de cours avec les quatrièmes, en cours j'suis assez dur, on m'a filmé d'ailleurs, [prénom E49] m'a filmé d'ailleurs sur, mes premières heures de cours y a quelques années, c'est... c'est pas très joli à voir, c'est c'est pas l'image, c'est pas c'que je suis, mais, c'est la posture que je dois avoir, la posture d'autorité en fait, et, et je leur montre bien ma priorité, c'est de leur montrer que, j'ai de l'autorité. E47, enseignant de mathématiques, 48 ans, chevronné, 60 exclusions. Cette image que E47 fabrique volontairement ici est indispensable à la mise en œuvre de l’autorité (« c’est la posture que je dois avoir »). Dans leur discours, Les enseignant·es concrétisent cette distance au rôle (E. Goffman, 2002) en attribuant à la règle une valeur autonome. C’est la règle qui s’applique lorsque l’enseignant·e punit. Il n’y a pas là de décision prise, mais le couperet aveugle d’une justice scolaire « automatique » : « euh, j'applique les règles, tu vois j'me protège beaucoup derrière les règles. Dis, voilà : “c'est pas moi, c'est la règle, tu la connais, donc euh voilà, règle enfreinte, sanction et voilà“. » E43. Cette conception de la punition permet aux enseignant·es de se dédouaner de leur responsabilité : ce n’est que la main invisible de la justice scolaire qui s’applique à travers eux. S’il faut se détacher du rôle de l’enseignant·e autoritaire, c’est bien parce que cette conception repose encore majoritairement sur la version autoritariste de l’autorité (Robbes, 2016), il s’agit d’être « sévère » « très dur » de « crier ». 322 L’autorité se construit ainsi au départ, « dès les premières heures » en adoptant une posture artificielle qui ne correspond pas à l’image idéalisée de l’enseignant·e (« c’est pas joli à voir ») ni à la véritable personnalité (« c’est pas c’que je suis » « les gens qui me connaissent ont du mal à imaginer que je puisse être sévère »). L’application stricte des règles repose sur une croyance forte dans l’immanence de la règle qui s’applique de manière aveugle, « indifférente aux différences ». Ce positionnement a priori censé anticiper l’arrivée de désordres qui deviendraient alors incontrôlables et déborderaient l’enseignant·e, va se concrétiser dans l’application d’un système de réponse hiérarchisé, faisant entrer les enseignant·es dans une surenchère punitive. Il existe dans les trois collèges enquêtés, un système punitif bien établi, répété par de nombreux et de nombreuses enseignant·es, qui semble correspondre à une réponse automatique aux incidents rencontrés dans les classes, transmise entre pairs. Ce système peut se résumer ainsi : En gros, premier avertissement je l'annonce à l'oral, bon maintenant tu m'embêtes, ce sera ton premier avertissement à l'oral, deuxième avertissement je prends le carnet, troisième avertissement je mets une observation, si ça continue je mets une heure de colle, si ça continue c'est vraiment tu m'empêches de faire cours je t'exclue. Donc je monte progressivement. E37, enseignant de sciences physiques, 32 ans, débutant, 19 exclusions. Le système de réponse graduée et hiérarchisée est adopté comme une solution « clef en main » à la gestion des désordres scolaires. Il s’agit d’un système transmis entre pairs, les enseignant·es installé·es conseillant aux débutant·es de s’appuyer sur cette mécanique punitive bien huilée pour résoudre leurs difficultés avec leurs élèves. Il semble aussi que ce système punitif puisse être conseillé aux débutant·es par certains enseignant·es dans les Instituts Supérieurs Nationaux du Professorat et de l’Éducation. Ce processus engage vers des conséquences logiques à l’issue de cette hiérarchisation : lorsque l’enseignant·e a épuisé l’ensemble des punitions mises à sa disposition (rappel à l’ordre, mot dans le carnet de correspondance, mise en retenue de l’élève) la solution en dernier recours est d’exclure l’élève de classe : « ils ont un protocole, combien d'étapes, j'en sais rien, (…) mais en général ça finit par souvent deux trois élèves, quasiment à systématiquement à chaque cours qui finissent par être exclus » E49, même si ce dernier recours, bien loin d’être exceptionnel peu devenir la norme. Ce système se retrouve tel quel dans les trois collèges enquêtés. Lors du cours de E24 du 9 janvier 2018 de 11h00 à 12h00, j’ai pu observer la mise en œuvre « experte » de ce système. Le dispositif est à ce point maîtrisé par l’enseignant et assimilé par les élèves, que E24 se contente de prononcer le nom de l’élève qui vient d’enfreindre une règle pour que ce dernier vienne déposer son carnet de correspondance sur son bureau. La pratique est à ce point ritualisée et intégrée au flux du discours de l’enseignant qu’il est difficile dans un premier temps pour un observateur extérieur de comprendre ce qui amène les élèves à se lever pour se diriger vers le bureau de l’enseignant. Par la suite, les carnets de correspondance changent de place sur le bureau de E24 : selon la position occupée par le carnet sur le bureau, l’élève 323 sait qu’il a passé un cap dans l’échelle punitive, se rapprochant ainsi de l’exclusion. A l’issue du cours, E24 m’avouera, assez fier de son dispositif : « tu vois, cette classe, je pourrais ne faire rien d’autre que de les punir ». Il décrit le dispositif mis en œuvre durant son entretien : Alors juste en le regardant normalement il le sait, il revient dans le cours. Si c'est des élèves qui sont un peu plus avancés dans le... dans le... qui sont encore moins dans le cours finalement... il faut que je dise leur nom, que je dise qu'est-ce qui font et qu'est-ce qui faut pas faire... après du coup c'est rappel à l'ordre accompagné de menaces éventuellement, prise de carnet et.... et si vraiment tout ça à pas fonctionné... si même les menaces d'heure de colle, d'appeler les parents et tout ont pas fonctionné, qu'on a un élève qui empêche concrètement le cours parce que il va se mettre en scène, se mettre en danger euh...euh... interagir pour faire sortir du cours d'autres élèves, alors à ce moment-là je le met dehors... E24, enseignant de mathématiques, 32 ans, débutant, 47 exclusions. L’élève peut être exclu ou simplement attendre le verdict qui tombera à la fin de l’heure : l’enseignant·e fait ainsi le point à la fin du cours avec les quelques élèves dont le carnet de correspondance se trouve sur le bureau. Les élèves ainsi désignés attendent patiemment leur tour, les uns après les autres. Les moins perturbateurs seront repris avec des menaces pour l’heure suivante, les autres peuvent être mis en retenue, un mot peut être noté sur le carnet de correspondance, l’élève attendant de récupérer le carnet sur lequel il pourra lire la remarque adressée aux parents, là aussi assortie de menaces pour le cours suivant. Ce système repose aussi sur toute une série de sanctions informelles utilisées par l’enseignant·e : échange de regards, claquement dans les mains, rappel à voix haute du nom des élèves. Le système peut être adapté par certains et certaines enseignant·es qui peuvent noter, de façon plus ou moins visible, des rappels à l’ordre (sous forme de croix, par exemple en face du nom de l’élève sur un cahier ou sur le tableau), instaurant un degré supplémentaire dans l’échelle. Comme la punition n’est jamais prononcée qu’à l’issue d’un processus lisible, ce système permet aux enseignant·es de présenter le dernier recours comme une mesure qui est de l’entière responsabilité des élèves. Ils savent où ils vont et des mesures multiples ont été mises en œuvre avant d’en arriver à l’exclusion. Ce système atteste de la bonne volonté de l’enseignant·e : « s'ils ont fait des efforts sur le reste de l'heure, je leur rends leur carnet sans aucune sanction, sans rien » E1 et de son extrême patience par rapport aux réitérations des élèves « je passe pas directement à l'observation pour leur montrer que quand même bon, j'ai quand même de la patience, avant de m'énerver » E27, « et si vraiment tout ça a pas fonctionné... » E24. Pour ces enseignant·es, l’exercice de l’autorité est directement lié à la punition, le raffinement du système gradué qu’ils et elles mettent en œuvre, fait entrer les élèves dans une logique reconnue par tous et par toutes. Si ce fonctionnement n’empêche pas les comportements déviants d’advenir, il offre à l’élève la possibilité de s’y retrouver et de bien 324 identifier sa position, les risques qu’il court, les limites qu’il a franchies, qu’il est en train de franchir ou qu’il va franchir. Il assure à l’enseignant·e que tout a été tenté avant de faire sortir l’élève de sa classe et l’affranchit de sa part de responsabilité dans l’exclusion. Il limite les risques de voir les élèves protester contre leur éviction, l’enchainement des mesures et des punitions les accompagnant sans rupture vers l’extérieur de la salle. L’enseignant·e garde ainsi le monopole sur la définition non partagée de la situation. Cependant, il fonde la relation avec les élèves sur l’activité punitive qui occupe toute la place du cours, verrouille les moments d’apprentissages et l’activité des élèves. Le système mis en œuvre ici par les enseignant·es fonctionne sous la forme d’une mécanique bien huilée : face à l’incertitude, à une institution dont les valeurs et les hiérarchies placent les enseignant·es dans des situations à redéfinir constamment, l’engrenage est rassurant, il balise la nature des réponses à apporter. Cette mécanique punitive constitue l’arsenal punitif des enseignant·es pour s’opposer à la montée des désordres scolaires : t'as le, le p'tit couteau que t'as dans la... la chaussure... c'est mettre le carnet sur le bureau, voilà, après t'as le... ben t'as le pistolet, t'as le... le, la mitraillette, t'as le bazooka, voilà, après t'as le... le char d'assaut... ou la bombe au napalm... voilà c'est en gros, t'as d'abord : arrête ! Mes ton carnet sur mon bureau, j'te mets une observation, j'te mets une punition euh... j'te sors de cours, j'te fais un rapport disciplinaire... E43, enseignant d’histoire-géographie, 35 ans, confirmé, 8 exclusions. La manipulation de ces « armes » nécessite un apprentissage de compétences complexes qui permettent le dosage subtil qui donnera tout son sens à cette mécanique punitive. Le risque cependant est de se laisser piéger par l’engrenage. L’exclusion ponctuelle de cours étant l’aboutissement de toute cette logique répressive, la menace de faire sortir l’élève de la classe doit parfois s’actualiser : Si devant la classe j'annonce : je veux que tu travailles parce que sinon je t'exclus... c'est un piège, si l'élève travaille pas... y en a un des deux qui va perdre la face et quelque part personne ne veut la perdre... c'est pour ça qu'il faut faire attention aux sanctions qu'on annonce. E12, enseignant d’histoire-géographie, 46 ans, confirmé, 2 exclusions, responsable de l’école ouverte. Une part importante des enseignant·es interrogé·es pratique donc un système punitif hiérarchisé, dont la logique se transmet entre pairs, mais certainement aussi dans le cadre de la formation initiale. Par contre cette notion de hiérarchie et tout, c'est en parlant avec les autres professeurs euh... l'année dernière y a même un professeur qu'y avait donné tout un catalogue de .... comportements à avoir, et il le transmettait parce qu'il avait eu ça d'anciens profs de REP+ et donc effectivement ça m'a pas mal aidé et y avait cette notion de hiérarchie, que l'élève comprenne bien qui monte qui monte. E23, enseignante d’arts plastiques, 59 ans, jeune, 35 exclusions. 325 Pour ces enseignant·es, l’autorité est fondée sur cette pratique efficace qui permet de maîtriser la situation dès le début et d’éviter des contestations de la part de leurs élèves. Si cette pratique ne résout pas réellement les problèmes de désordre, elle offre aux enseignant·es la conviction qu’ils ou elles ont tout essayé avant d’en arriver à des punitions qu’ils et elles répugnent à prononcer. Cette logique envahissante fait cependant l’impasse sur les stratégies pédagogiques. L’exclusion est l’aboutissement de cette démarche punitive. L’extrême hiérarchisation permet de simplifier le passage à l’acte pour l’enseignant·e qui doit exclure l’élève : comme un nombre important de punitions intermédiaires a été prononcé avant d’en arriver à l’exclusion, l’enseignant·e se sent dédouané de sa responsabilité qui est reportée sur le comportement de l’élève. c. Une hiérarchie laxiste La défiance vis-à-vis de celles et ceux que les enseignant·es rassemblent dans le groupe social de « l’administration » se décline très différemment, nous l’avons vu, dans chacun des trois établissements. Depuis le rejet global et violent de la direction et des CPE dans le collège n°2 jusqu’à la collaboration apaisée dans le collège n°3, les relations sociales sont fonction de la culture des trois établissements, des rapports de force installés historiquement, mais aussi des personnes et de leur positionnement relatif dans l’institution. Cependant, une des caractéristiques des provocatrices et des provocatrices d’exclusion est qu’ils et elles se perçoivent comme abandonné·es face aux élèves perturbateurs par une hiérarchie qui rechigne à prendre ses responsabilités. Ils et elles considèrent qu’ils et elles jouent le jeu, fond leur part du « sale boulot » en appliquant une discipline stricte dans leurs classes, en « faisant le flic », même s’ils et si elles regrettent de devoir endosser ce rôle que l’institution les force à jouer. En retour, ils et elles sont confronté·es à des personnels qui refusent d’appliquer la même sévérité : « le collège a été défaillant pour gérer cet élève ce qui m'a d'autant plus énervé... il s'est manqué avec moi, il s'est manqué avec d'autres, sans qu'il y ait une sanction ferme qui soit mise en place, notamment sans qu'il repasse par un conseil de discipline... » E1. La rupture entre ces enseignant·es et « l’administration » se situe autour d’un véritable conflit de norme. Pour « l’administration », l’inclusion, c’est-à-dire la prise en charge de tous les élèves, est le cadre de référence imposé par leur hiérarchie et par les politiques éducatives. Pour ces enseignant·es, tous les élèves n’ont pas leur place au collège. Ces enseignant·es considèrent que le rôle de « l’administration » est de protéger l’ensemble de la communauté éducative en isolant les élèves qui sont un danger pour les adultes et les enfants dans le collège et donc que l’absence de mesures disciplinaires fortes, dans la continuité du régime strict et rigoureux qu’ils et elles imposent dans leurs classes est une « défaillance ». Ces enseignant·es souhaitent, dans la mouvance du courant #pasdevagues, la mise en œuvre de conseils de discipline systématiques en réponse aux incidents provoqués par les élèves, mais constatent que leur travail n’est pas suivi d’effets : « je l'ai signalé plein de fois l'année dernière mais y a pas eu de... pas eu vraiment de suite » E32. La bienveillance largement mise en avant dans les politiques éducatives est ainsi considérée comme un synonyme adouci du laxisme : « la direction ils nous disent d'être bienveillants donc euh… ce qui se traduit essentiellement par “oh se serait bien de pas mettre de conseils de dis...“ » E24. Ces enseignant·es demandent aux 326 chef·fes d’établissement et aux CPE d’assumer le rôle central dans l’imposition d’une discipline sans faille qui punirait systématiquement les écarts à la norme dans ces collèges. Ces représentations de la figure de l’autorité quasiment militaire sont d’ailleurs fortement genrées, la principale du collège n°2 pouvant percevoir que la relation d’écoute bienveillante qu’elle cherche à instaurer avec les élèves est perçue comme une faiblesse : « je dois... je dois peut être passer pour être trop gentille parfois... voilà... » P68, quand le principal du collège n°3 assume cette figure autoritariste qui inspire de la peur chez ses élèves comme constitutive de sa mission : « y a y a aussi après un peu la crainte du méchant loup hein, quelque part, on est là un peu pour ça aussi hein... j'veux dire » P69. Le refus de prendre en charge cette part punitive est jugé durement par ces enseignant·es : « [un élève] s'fait virer deux fois de cours dans la même journée, y devrait être reçu par l'administration (…) nous avons proposé ça à notre principale qui nous a dit que tant qu'à faire, elle pourrait faire les carreaux ! » E35. Dans dans cette perspective guerrière, ces personnels se considèrent comment abandonnés face à l’ennemi : « j'ai déjà dit hein à ... à la vie scolaire, aux chefs... on se sent terriblement seuls et puis on s'dit mais... est-ce que on est les seuls à s'rendre compte de LA réalité ? On est au front ! » E31. En réponse à cette incompréhension de la part de personnels isolés dans leurs bureaux, protégés des désordres quotidiens, les enseignant·es fustigent une fausse bienveillance, associée au laisser-faire qui finalement démotive les bonnes volontés : « y a des collègues qui disent : “on en a marre“, et qui sont blasés, qui disent : “je suis là pour enseigner point-barre, j’suis pas là pour éduquer, montrer c’qu’est la vie“, la bienveillance à des limites » E11. Les enseignant·es n’évoquent que très exceptionnellement les conditions sociales particulières dans lesquelles vivent leurs élèves, pourtant les plus pauvres de France et parmi les plus pauvres d’Europe. Alors que la caractéristique principale des trois établissements enquêtés est de se situer dans un des secteurs géographiques les plus démunis du territoire français, les termes de « pauvreté », « pauvre », ne sont utilisés qu’à deux reprises dans l’ensemble des entretiens, le milieu social ou l’environnement à deux reprises également. Dans les cas exceptionnels où ces éléments sont évoqués, c’est principalement pour faire le lien entre le milieu social et la violence : « après par rapport au milieu social, c'est beaucoup plus tendre entre guillemets que ce à quoi je m'attendais » E34, « un adulte 24 élèves, ça devrait être dans un milieu difficile comme celui-là un environnement social euh... très compliqué quand même ça devrait être un maximum » E45 « les élèves sont meneurs, très souvent parce que les conditions à la maison sont pas bonnes, soit pauvreté, soit famille mono parentale... » E12, « des milieux très très très lourds ce qui explique euh, ce qui explique des difficultés de faire régner un cadre correct en classe » E10 . Les références concrètes qui peuvent être faites aux conditions de vie des élèves concourent à expliquer leurs difficultés à s’adapter au cadre scolaire par l’absence de référence masculine dans leur éducation : « on m'a toujours dit qu'c'était des enfants qui avaient de gros problèmes familiaux... et... notamment qui manquaient de cadre... » E20, « pour beaucoup euh... à la maison, y a pas la structure » E47, et à adopter une grille de lecture culturalisante de leur rapport aux enseignantes : « qui sont parfois très misogynes, aussi, les garçons, et qui n'écoutent pas la 327 parole de ... du professeur femme (…) parce que c'est une femme qui a un statut particulier dans leur vie euh... quotidienne.. » E10. Cette absence quasiment totale de la prise en compte de l’impact du contexte social sur la scolarité de leurs élèves rejoint les constats effectués dans d’autres recherches sur le même type de terrain : « lors de nos entretiens avec différents enseignants, instituteurs ou conseillers pédagogiques, très peu nous ont parlé des conditions de vie des élèves » (Saharaoui-Chapuis, 2014, p. 52). Cependant, la particularité des provocateurs ou des provocatrices d’exclusion lorsqu’ils ou elles évoquent ces supposées difficultés est de bien mettre en avant que ce contexte, réel ou supposé, ne peut être considéré comme une circonstance atténuante pour les élèves déviants. Les conditions sociales difficiles sont ici perçues comme une abstraction globale : dans le discours de ces enseignant·es, tous les élèves de ces collèges ont une vie personnelle difficile, et on peut alors établir une distinction entre celles ou ceux qui ne laissent pas ces facteurs se répercuter sur leur comportement ou leur travail scolaire, et celles ou ceux qui y trouvent une excuse. On retrouve ici une représentation qui fait consensus dans notre société à propos des jeunes délinquants, ces mécanismes sociaux sont reconnus « mais dans la mesure où ils seraient communs à toute la jeunesse de ces quartiers, ils ne pourraient expliquer quel seul un petit nombre commettre des actes de délinquance. Il y aurait donc, au fond, des “bons jeunes“ qu’il faudrait aider parce qu’“ils veulent s’en sortir“ versus des “mauvais jeunes“ qui auraient “choisi la délinquance“ au terme d’un simple calcul coût/avantage et en raison d’une absence de moralité. » (Mucchielli, 2006, p.48). Le contexte social difficile dans lequel sont plongés tous leurs élèves doit contribuer à distinguer celles et ceux qui font tout de même l’effort de répondre aux attentes de l’école et au contraire celles et ceux qui, encouragés par le laxisme de l’institution, sa fausse bienveillance, sa « culture de l’excuse », se laissent aller à leurs penchants déviants. Le constat est simple : « il s'agit souvent d'élèves qui ont aussi des soucis à la maison. Mais il y a aussi des élèves qui ont des problèmes à la maison qui se comportent très bien » E2, « tous les enfants ici ils ont des problèmes et même les adultes peut-être, mais que je voudrais que les règles de vie, vraiment qu'il y ait le respect » E11. Cette prise de position renvoie à nouveau à un conflit de valeur et de pratique dans les collèges enquêtés. D’un côté les CPE, proches des familles et conscients des conditions de vie des élèves mettent en avant dans leur discours que l’impact de la grande pauvreté sur la scolarité de certains élèves doit être pris en compte, de l’autre, les enseignant·es qui déplorent l’impunité de ces élèves dont le comportement est « excusé » par des conditions de vie difficiles. C'est des enfants qui ont des situations qui effectivement sont très très très difficiles (…) ils bénéficient de passe-droits invraisemblables dans certaines situations, ben c'est plus des élèves... donc au moment où un adulte s'adresse à eux en les remettant dans leur situation d'élèves ils nous regardent en disant : “tu as pas compris que j'ai une place à part ?“ » E9, enseignante d’anglais, 40 ans, confirmée, 2 exclusions. Pour ces enseignant·es, les élèves sont ainsi les premières victimes de cette culture de l’excuse. L’exclusion ponctuelle de cours serait au contraire une véritable prise en considération de ces élèves que l’on se refuse à abandonner à leur sort : « j’ai l'impression qui 328 comprennent que c'est, par respect que je fais ça : parce qu'ils le méritent... et moi je refuse absolument de laisser mourir ces gamins-là. » E47. On trouve dans ce discours le refus du misérabilisme et la revendication de la même exigence pour tous les élèves, l’adaptation à des difficultés particulières étant considérée comme incompatible avec cette exigence. Les problèmes doivent être laissés à la porte du collège : « je fais en sorte qu'il y ait une sorte de zone étanche : quand ils arrivent ici je leur dis aussi qu'il faut pas apporter les problèmes extérieurs ici » E11 et l’école doit refuser de prendre en compte les situations individuelles qui demanderaient des « adaptations raisonnables » : « ils sont en procédure de divorce, problèmes d'adultes, ce qui empiète sur la vie de la fille, ils habitent ce qu'ils disent eux loin, mais pas très loin... elle m'explique ça trois fois, moi je lui dit que je ne m'adapterai pas à elle ! » E11. Ce discours minore les « problèmes des élèves » : le divorce est ainsi une réalité partagée quelle que soit la classe sociale, les difficultés occasionnées par la distance géographique sont disqualifiées (« ce qu’ils disent loin, mais pas très loin ») et refuse explicitement de concevoir la pauvreté comme un élément constitutif du rapport à l’école de ces élèves. L’école doit former les élèves pour une société qui, elle, ne sera pas bienveillante, l’application de règles strictes qui ne prennent pas en compte ces conditions de vie particulières prépare les élèves à cette réalité : « je me bats pour qu'il y ait une coupure entre son problème familial et les règles de vie en classe. Parce que c'est ce qui l'attend dans la vie. Je lui ai expliqué plusieurs fois, elle veut pas comprendre, je la vire ! » E11. La violence de l’institution scolaire est ainsi justifiée par la violence endémique de notre société Les provocateurs et les provocatrices d’exclusion peuvent, en fonction des collèges dans lesquels ils ou elles exercent, des arrangements locaux avec l’exclusion, mais aussi en fonction des classes auxquelles ils ou elles sont confronté·es, exclure plus ou moins régulièrement des élèves. Leur positionnement en matière d’autorité peut ainsi s’actualiser ou non dans une pratique de l’exclusion plus ou moins importante et plus ou moins visible. Dans les trois collèges enquêtés, les enseignant·es dont la pratique correspond à ces caractéristiques sont E1 ; E4 ; E10 ; E15 ; E23 ; E28 ; E38 ; E46 ; E48. Nous allons maintenant dresser le portrait de Myriam pour illustrer la catégorie des provocateurs et des provocatrices d’exclusion. Portrait n°2 : Myriam (E4) Myriam a 42 ans, elle enseigne les mathématiques depuis 18 ans et depuis 3 ans dans ce collège. Elle est professeur académique formatrice associée à l’INSPE, et accueille à ce titre régulièrement des étudiant·es stagiaires dans ses classes, participe à leur formation. Elle préparait, l’année de l’enquête, une thèse en didactique des mathématiques qu’elle soutiendra en décembre 2018. Je l’ai rencontrée par hasard dans la salle des professeur·es du collège n°1. Voyant un inconnu corriger des copies, elle m’a spontanément interpellé, me demandant si j’étais un nouvel enseignant. Nous avons rapidement échangé sur nos travaux de thèse respectifs et nos statuts à l’INSPE. L’ensemble de ces éléments nous a spontanément rapprochés : nous avons échangé sur mon travail de thèse en fumant des cigarettes dans l’espace dédié à cette activité dans le collège n°1, confrontant nos expériences de thésards 329 salariés. De ce fait, Myriam m’a proposé spontanément de se livrer à un entretien, ce que nous fîmes le jour même de notre rencontre, puis d’assister à des cours. Dans un premier temps, cet entretien ne me marqua pas particulièrement. Il s’inscrivait dans la logique de notre relation naissante : les marqueurs sociaux qui nous avaient permis de nous rencontrer s’accordaient à ce que je pouvais percevoir de la pratique de Myriam avec ses élèves, c’est-à-dire d’une professionnelle compétente, souriante, bienveillante avec ses élèves etc… Ayant déjà enquêté plusieurs enseignant·es qui affirmaient en entretien exclure très exceptionnellement des élèves, j’étais à la recherche d’interlocuteurs ou d’interlocutrices qui auraient une pratique plus massive de l’exclusion. L’entretien mené avec Myriam me semblait ainsi redondant, puisqu’elle m’affirmait clairement : « je recours peu à l'exclusion les élèves le savent donc ça reste un moyen exceptionnel » E4. A ce moment de mon travail de terrain, je restais convaincu qu’il serait difficile d’accéder à aux enseignant·es déviant·es qui excluaient des élèves de leur classe quotidiennement. L’entretien mené avec Myriam constituait ainsi un bon moment, parce que l’interaction était tout à fait agréable, mais je n’y prêtais pas réellement d’attention, focalisé sur la nécessité de trouver des enseignant·es qui excluaient systématiquement leurs élèves. Je me tournais ainsi vers les CPE de l’établissement pour qu’ils me fournissent une liste de « clients ». Le 28 février 2017, le CPE53, en consultant son logiciel, me permis ainsi de noter les dix enseignant·es en tête du classement de celles et ceux qui excluent le plus d’élèves du collège n°1, tout en me mettant en garde : « ceux-là, si tu leur dis que tu fais une thèse sur l’exclusion de cours, y voudront jamais te répondre ». Afin de m’informer sur le « score » des enseignant·es avec lesquel·les je m’étais entretenu jusqu’alors, je lui donnais à mon tour ma liste de noms. Alors que j’énonçais le nom et le prénom de Myriam (E4), le CPE53 s’arrêta : « mais je te l’ai dit Myriam : c’est la number one ! ». Je ne comprenais pas et vérifiais bien avec lui qu’il n’y avait pas d’erreur. J’expliquais à CPE53 que j’avais mené un entretien avec Myriam et qu’elle m’avait affirmé exclure que très rarement des élèves de sa classe. CPE53 prit ma remarque comme une bonne blague et s’adressant à la CPE54 présente dans le bureau : « t’entend ça [prénom CPE54] elle a pété un câble Myriam ! ». Puis se tournant vers moi : « mais elle est pas en forme cette année Myriam… ». Alors que j’étais à la recherche de ces enseignant·es qui excluent systématiquement des élèves, j’avais interrogé quelques jours avant celle qui était tout en haut du podium sans m’en rendre compte ! En reprenant l’entretien, je découvrais les raisons de cette confusion. L’exclusion comme un geste pédagogique naturel Myriam ne triche pas lorsqu’elle affirme n’exclure des élèves que très rarement. El