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Julien Garric - these - une pratique punitive routinisee

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UNIVERSITE D’AIX-MARSEILLE
ED 356 – Cognition, Langage, Éducation
Laboratoire Apprentissage Didactique Éducation et Formation
Thèse présentée pour obtenir le grade universitaire de docteur de l’Université
d’Aix-Marseille
Discipline : Sciences humaines et sociales
Spécialité : Sciences de l’éducation
Julien Garric
Une pratique punitive routinisée :
L’exclusion ponctuelle de cours comme questionnement de la
norme scolaire dans les collèges de la très grande pauvreté
Thèse dirigée par Nicolas Sembel professeur à Aix-Marseille Université
Membres du jury :
Véronique Barthélémy, Maître de conférences HDR en sciences de l’éducation à l’Université de
Lorraine, rapporteure.
Stéphane Beaud, Professeur de sociologie à l’Université de Poitiers, rapporteur.
Étienne Douat, Maître de conférences en sociologie à l’Université de Poitiers, examinateur.
Laurent Mucchielli, Directeur de recherche au CNRS, Aix-Marseille Université, président du jury.
Jean-Paul Payet, Professeur de sociologie à l’Université de Genève, examinateur.
Nicolas Sembel, Professeur de sciences de l’éducation à Aix-Marseille Université, directeur.
Résumé
Une pratique punitive routinisée : L’exclusion ponctuelle de cours comme questionnement de la
norme scolaire dans les collèges de la très grande pauvreté
L’enquête que nous avons menée dans trois collèges de l’éducation prioritaire renforcée s’inscrit dans
un des territoires les plus pauvres de France et d’Europe. L’exclusion ponctuelle de cours y constitue
une pratique qui s’est banalisée : la punition d’urgence qui devrait rester exceptionnelle y est devenue
la règle. Dans un contexte ségrégué socialement et ethniquement à l’extrême, l’écart social
exceptionnel entre les enseignant·es et leurs élèves bouleverse les relations pédagogiques et semble
devoir à la longue transformer en profondeur l’institution scolaire elle-même.
Cette thèse propose d’utiliser par analogie le cadre théorique et méthodologique de la sociologie de
la déviance appliqué à l’école de la très grande pauvreté afin de remettre au cœur de l’analyse les
processus de domination sociale et de violence symbolique. L’analyse repose sur une observation
participante menée auprès des personnels de ces établissements, dans les classes et dans les espaces
de vie scolaire pour analyser l’activité pédagogique et éducative qui se développe autour de cette
pratique de l’exclusion.
Dans ce contexte social et scolaire fortement dégradé, l’usage dans des proportions importantes et de
façon parfois systématisée de l’exclusion ponctuelle de cours, punition officiellement stigmatisée par
la hiérarchie de l’Éducation Nationale, exacerbe les conflits entre les personnels de direction, les
personnels de vie scolaire, les enseignants et les élèves. Son application quotidienne se situe dans les
faits aux antipodes des prescriptions, la mise à l’écart d’élèves catégorisés comme « inéducables »
devenant une routine punitive. La diversité des pratiques nous renseigne sur les représentations
qu’ont les personnels de leurs élèves, sur leurs croyances et sur la grande diversité des approches
normatives qu’ils mobilisent ou qu’elles mobilisent.
L’expérience de l’exclusion risque alors de transformer en profondeur l’institution scolaire. En
confrontant ses personnels à l’altérité sociale dans une situation extrêmement précaire elle les pousseà devenir, à leur corps défendant, des agents de la désignation sociale. En naturalisant les
comportements déviants elle participe à la construction des parcours de rupture de ses élèves les plus
exposés. Contrainte à cette logique de sélection sociale et scolaire qui l’oblige à mettre à l’écart
certains élèves, dans les collèges de la très grande pauvreté, l’école de la république pourrait ainsi
proposer malgré elle une éducation à la citoyenneté « sacrificielle » en contradiction avec ses valeurs,
dans laquelle la réussite des uns est fondée sur l’exclusion de la minorité déviante ainsi sacrifiée.
2
Abstract
A routinised punitive practice: Punctual classroom exclusion as a questioning of the academic norm in
very poor secondary schools.
The survey that one conducted in three reinforced prioritised education secondary schools takes place
in one of the poorest territories in France and Europe. Punctual classroom exclusion there is a
banalized practice: this emergency punishment which should be exceptional has become the rule. In
an extremely socially and ethnically segregated context, the huge social gap between teachers and
their students upsets pedagogical relations and seems to have the potential to profoundly transform
the scholar institution itself in the long run.
This thesis proposes to use by analogy the theoretical and methodological framework of sociology of
deviance applied to the school of extreme poverty in order to place the processes of social domination
and symbolic violence at the heart of the analysis. This analysis is based on a participant observation
carried out among the staff of these schools, in the classrooms and in the dean’s office to analyse the
pedagogical and educational activity that develops around this practice of exclusion.
In this highly deteriorated social and educational context, the use of punctual classroom exclusions in
significant proportions and sometimes in a systematic manner, a punishment officially stigmatized by
the National Education hierarchy, worsens the conflicts between management staff, education
assistants, teachers and students. Its daily application is in fact the opposite of what is prescribed, with
the exclusion of students categorized as "uneducable" becoming a punitive routine. The diversity of
practices informs us about the representations that staff have of their students, about their beliefs and
about the great diversity of normative approaches that they mobilize.
The experience of exclusion then risks to profoundly transform the school institution. By confronting
its staff with social otherness in an extremely precarious situation, it pushes them to become, in their
own defence, agents of social designation. By naturalizing the deviant behaviours, it participates in the
construction of the paths of rupture of its most exposed students. Constrained by this logic of social
and academic selection which obliges it to side-line some students in very poor middle schools, the
republican school could thus propose, in spite of itself, a "sacrificial" citizenship education in
contradiction with its values, in which the success of some is based on the exclusion of the deviant
minority thus sacrificed.
3
A mon père, emporté par le cancer durant la rédaction de cette thèse qu’il n’aura pas pu lire
A mes voisins et voisines, disparu·es sous les effondrements des immeubles de la rue
d’Aubagne
4
« La plupart des groupes sociaux doivent l’essentiel de leur cohésion à leur pouvoir
d’exclusion, c’est-à-dire au sentiment de différence attaché à ceux qui ne sont pas nous. »
(Richard Hoggart, La culture du pauvre, les Éditions de minuit, 1970, p. 117)
5
Remerciements
Merci à tou·tes les élèves exclu·es des trois collèges.
Je tiens à remercier tous les personnels des collèges pour leur accueil, pour l’intérêt qu’ils ont
témoigné pour ma recherche, pour leur bienveillance et leur confiance au cours de ces trois
années durant lesquelles j’ai partagé leur quotidien.
Les conseillers principaux et les conseillères principales d’éducation qui ont facilité mon
immersion sur le terrain, m’ont permis de recueillir les données de leurs vies scolaires, m’ont
éclairé sur les contextes locaux des politiques de leurs établissements et m’ont ouvert leurs
bureaux même dans les moments les plus difficiles. Un grand merci pour leur confiance et leur
amitié. Aux principales et au principal qui m’ont laissé entrer dans leurs établissements, se
sont montré·es attentif et attentives à ma démarche et à mes interrogations et m’ont laissé
une liberté totale dans mes investigations. A tous les enseignant·es qui m’ont accueilli sans
réserve dans leurs classes, même dans les situations les plus conflictuelles et ont témoigné
avec sincérité de leurs pratiques. Merci aussi de m’avoir permis de participer aux barbecues
de fin d’année, aux apéros, aux repas et à tous les moments de convivialité dans les salles des
professeur·es. Aux assistant·es d’éducation pour avoir accepté ma présence dans leurs lieux
de vie et de travail, pour leur sincérité et la richesse de nos échanges, pour les cafés et les
gâteaux d’anniversaire.
Un grand merci à Nicolas Sembel, directeur de cette thèse, pour avoir compris dès nos
premières rencontres la nature de mes interrogations et avoir su m’accompagner en me
proposant des pistes de réflexion toujours pertinentes. Un grand merci aussi pour son
investissement sans faille, pour ses encouragements répétés et stimulants et pour les horizons
qu’il a su m’ouvrir.
A Pascale Brandt-Pomarès pour avoir favorisé cette rencontre et m’avoir accompagné et
conseillé au tout départ de ce projet. L’intérêt bienveillant qu’elle a su accorder à mon travail
a constitué un réel soutien durant ces trois années.
Je remercie également Véronique Barthélémy, Stéphane Beaud, Étienne Douat, Laurent
Mucchielli et Jean-Paul Payet d’avoir accepté de faire partie de mon jury de soutenance, de
lire et discuter cette thèse qui doit beaucoup à leurs propres travaux.
Ce travail n’aurait pu exister si je n’avais croisé sur ma route, Thierry Odeyn, enseignant à
l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle de Bruxelles et Anne-Marie Boukri,
formatrice à l’IUFM. Thierry, en me confrontant aux grandes œuvres du cinéma documentaire
et ethnographique m’a projeté dans des champs sociaux qui m’était alors inconnus. Il m’a
ouvert pour la première fois aux questions sociales et politiques qui accompagnent ma vie
depuis lors. Anne-Marie m’a accueilli dans le corps des CPE, et m’a permis de partager les
valeurs éducatives qui ont été constitutives de mon action auprès des élèves, des étudiant·es
et aujourd’hui de mon travail de recherche. Je les remercie sincèrement pour m’avoir aidé à
devenir celui que je suis devenu.
6
Je remercie chaleureusement mes ami·es de l’INSPE, mes collègues du parcours CPE, JeanFrançois, Nathalie, Serge et Christel, les membres de la meilleure équipe de tronc commun du
monde, Perrine, Marie-Emmanuelle, Carole et Bernard, et aussi Jean-Yves, Fabrice, Sophie,
Ariane, Véronique, Elodie, Brigitte, Fabienne, Mariagrazia. A toute l’équipe du symposium de
Bordeaux et des journées scientifiques de Saint-Jérôme pour tout ce que m’a apporté leur
travail : Gwenaëlle Audren, Françoise Lorcerie, Valérie Orange, Rachid Zerrouki, Irène Pereira,
Fabrice Dhume pour ses messages de soutien à la suite du déferlement de messages sur
twitter et pour les longues discussions devant les verres de bière, Hanane Karimi, Geneviève
Zoïa, Abdou Bayou, Julie Berger, Jonas Chevet. A tout·es l’équipe CLAEF, pour vos conseils et
vos retours sur mon travail Marie-Christine, Pierre-Alain, Daniel, Nicole, Carole, Françoise et
Fred. Merci aussi à Eric Tortochot pour ses encouragements lors des journées doctorales.
Merci à Rodrigue Coutouly et à Olivier Vincent de m’avoir accueilli dans le groupe de réflexion
esprit critique.
Merci aussi à Philippe Méirieu d’avoir parlé de mon travail sur twitter… si cette vulgarisation
numérique de mon travail m’a valu une polémique inattendue, elle a aussi contribué à le faire
connaître et à le diffuser au-delà des cercles universitaires.
A Marie et Mario pour leur accueil dans ce qui est devenu mon bureau pendant les semaines
du confinement. A toute l’équipe de l’IRT pour l’accueil dans leurs locaux et pour le café
réconfortant. A Stéphanie pour ses multiples encouragements et pour sa lecture bienveillante
de mes premières communications pour le colloque TEDS.
Un grand merci aux collègues assistant·es d’éducation, Sophie, Jeremy, Claire, Noé, Amina,
Diane, Julien, et tous les autres pour les années exceptionnelles passées ensemble à recevoir
les exclus dans la vie scolaire du lycée C.
Ces années n’auraient pas été les mêmes sans les échanges, en réel ou à distance, les rires,
avec mes sœurs de thèse, Alice, Emily et Laura. Merci à toutes les trois pour le travail, pour
les soirées arrosées, pour les échanges de lectures, pour les messages sur messenger. Je suis
le premier à arriver au bout de cette aventure, mais je reste avec vous, impatient de vous lire
et d’assister à vos soutenances.
Un grand merci aussi aux anciens exclus touchés par la lecture de mes premiers écrits. C’est
votre émotion qui m’a réconfortée dans les moments de doute et qui justifie in fine mon
travail.
A Cyril pour nos discussions essoufflées lors de nos joggings face à la mer méditerranée.
Merci à mes enfants qui m’ont soutenu et supporté, dans tous les sens du terme, durant ces
années de travail. Raphaël pour son énergie et sa bonne humeur, Silène pour nos échanges
sur la lecture de mon travail, son aide pour la traduction. Votre présence et votre amour m’ont
soutenu chacun des journées de ces trois années.
Merci enfin à Céline, pour son soutien sans faille, ses encouragements, son amour. Merci
d’avoir eu la patience de relire et de corriger mon manuscrit. Merci de m’avoir trouvé des
retraites pour écrire : à Cadenet, à Airole, en Ariège, en Lozère et dans tous les refuges dans
lesquels je me suis confiné par anticipation pour écrire cette thèse.
7
INTRODUCTION GENERALE : COMMENT UNE EXCEPTION DEVIENT LA REGLE ? LA CONSTRUCTION SOCIALE ET
SCOLAIRE DE L’EXCLUSION EN PUNITION. ...................................................................................................... 14
ENQUETER SUR L’EXCLUSION DE COURS DANS DES COLLEGES FRAPPES PAR LA SEGREGATION SCOLAIRE .................................... 14
LES OBSTACLES A UNE SOCIOLOGIE DE LA DEVIANCE DANS LE DOMAINE DE L’EDUCATION ...................................................... 18
L’ORGANISATION GENERALE DE L’ETUDE ..................................................................................................................... 28
PREMIERE PARTIE : LA PLACE DE LA GESTION DES DESORDRES DANS LA PRODUCTION DE LA DEVIANCE
SCOLAIRE ....................................................................................................................................................... 31
INTRODUCTION DE LA PREMIERE PARTIE...................................................................................................................... 31
CHAPITRE 1 : LA THEORISATION SOCIOLOGIQUE DE LA DEVIANCE SCOLAIRE ........................................................................ 33
1. La salle de classe, théâtre de l’interaction conflictuelle ........................................................................... 34
2. La naturalisation de la déviance des élèves .............................................................................................. 38
3. La déviance scolaire, un phénomène normal : retournement des perspectives ....................................... 41
4. La théorie de l’étiquetage à l’école........................................................................................................... 42
5. Dévier scolairement .................................................................................................................................. 57
CHAPITRE 2 : LA PLACE DE L’EXCLUSION PONCTUELLE DE COURS DANS LE PROCESSUS DE STIGMATISATION SOCIALE .................... 66
1. Une punition au cœur des enjeux de sélection du système éducatif français .......................................... 66
2. L’exclusion ponctuelle de cours : l’exercice du « sale boulot » ................................................................. 75
3. L’exclusion ponctuelle de cours entre sanction et punition ...................................................................... 80
CHAPITRE 3 : LA CONSTRUCTION DES DESORDRES SCOLAIRES DANS LES COLLEGES DE LA TRES GRANDE PAUVRETE ...................... 94
1. La violence des jeunes pauvres : construction d’un problème social ........................................................ 95
2. l’invention de la violence scolaire : la création de l’élève dangereux. ...................................................... 99
3. La nature des désordres scolaires. .......................................................................................................... 110
CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE ...................................................................................................................... 122
DEUXIEME PARTIE : PROTOCOLE METHODOLOGIQUE ET TERRAIN DE RECHERCHE ...................................... 127
INTRODUCTION DE LA DEUXIEME PARTIE ................................................................................................................... 127
CHAPITRE 4 : QUESTION DE METHODE ..................................................................................................................... 129
1. De l’observation participante à l’objectivation participante .................................................................. 129
2. La nature des données collectées ........................................................................................................... 137
3. Le protocole d’analyse des données ....................................................................................................... 152
4. Enquêter sur son propre milieu professionnel : une nécessaire réflexivité ............................................. 154
5. Mon entrée dans des territoires scolaires sous tension .......................................................................... 159
CHAPITRE 5 : TROIS COLLEGES DE LA TRES GRANDE PAUVRETE ....................................................................................... 161
1. Le territoire de l’enquête, le quartier le plus pauvre d’Europe ............................................................... 163
2. Le collège n°1 : une vitrine de l’éducation prioritaire ............................................................................. 167
3. Le collège n°2 : « les parias de l’éducation » .......................................................................................... 192
4. Collège n°3 : un collège « 3ème république » ........................................................................................... 210
CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE ....................................................................................................................... 220
TROISIEME PARTIE : LA BANALISATION DE L’EXCLUSION PONCTUELLE DE COURS DANS LES COLLEGES DE LA
TRES GRANDE PAUVRETE ............................................................................................................................. 222
INTRODUCTION DE LA TROISIEME PARTIE................................................................................................................... 222
CHAPITRE 6 : LA PRATIQUE ROUTINISEE DE L’EXCLUSION PONCTUELLE DE COURS DANS LES TROIS COLLEGES DE LA TRES GRANDE
PAUVRETE .......................................................................................................................................................... 223
1. Une application de la règle aux antipodes des prescriptions officielles ................................................. 223
2. La place des logiciels dans l’interprétation de la déviance scolaire ........................................................ 237
3. La nature des exclusions ......................................................................................................................... 240
4. Vers une première catégorisation des pratiques d’exclusion ................................................................. 248
CHAPITRE 7 : LES CROYANCES MOBILISEES PAR LES ENSEIGNANT·ES POUR EXCLURE LEURS ELEVES......................................... 257
1. « L’exclusion est un toujours un échec » ................................................................................................. 257
2. L’exclusion est toujours prononcée en « dernier recours » ..................................................................... 261
3. L’exclusion doit rester une « pratique exceptionnelle ».......................................................................... 263
8
4. L’exclusion n’est « pas une punition » .................................................................................................... 268
5. L’exclusion est là pour « sauver la majorité » ......................................................................................... 281
CHAPITRE 8 : TYPOLOGIE DES ENSEIGNANT·ES EN FONCTION DE LEUR PRATIQUE DE L’EXCLUSION ......................................... 296
1. Les débutant·es....................................................................................................................................... 298
2. Divergence des points de vue normatifs ................................................................................................. 314
3. les provocateurs et provocatrices d’exclusion ........................................................................................ 320
4. les isolateurs et les isolatrices confirmé·es ............................................................................................. 339
CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE : ................................................................................................................... 359
QUATRIEME PARTIE : L’EXPERIENCE DE L’EXCLUSION OU COMMENT SE CONSTRUIT UNE AUTRE INSTITUTION
SCOLAIRE. .................................................................................................................................................... 363
INTRODUCTION DE LA QUATRIEME PARTIE ................................................................................................................. 363
CHAPITRE 9 : DU COTE DES ENSEIGNANT·ES, LA VULNERABILITE, EXPRESSION DU FOSSE SOCIAL ............................................ 365
1. Entrer sur le territoire de la très grande pauvreté : la peur de l’altérité ................................................ 365
2. « Quand tout peut basculer… » .............................................................................................................. 374
3. « Aller à la guerre » : la mise en œuvre d’interactions violentes ............................................................ 391
CHAPITRE 10 : DU COTE DES ELEVES, QUAND L’EXCLUSION NATURALISE LES COMPORTEMENTS ............................................ 404
1. Un champ social parcouru par des normes scolaires divergentes .......................................................... 404
2. L’adaptation des élèves au pire : des « stratégies » pour se faire exclure .............................................. 408
3. La vie scolaire, refuge ou piège pour les élèves exclus ........................................................................... 420
CHAPITRE 11 : DU COTE DE L’INSTITUTION, UNE RELATION EDUCATIVE DEVIANTE QUI CONSTRUIT LES PARCOURS DE RUPTURE ... 427
1. La participation de l’exclusion au processus de décrochage .................................................................. 428
2. La dégradation du statut social de l’élève en vie scolaire ...................................................................... 441
3. Quand l’exclusion participe à la construction des comportements ........................................................ 458
4. Retour réflexif sur la place de l’exclusion ponctuelle de cours dans la distinction des « bons élèves » .. 479
Conclusion de la quatrième partie .............................................................................................................. 482
CONCLUSION GENERALE .............................................................................................................................. 488
Limites de l’étude et perspectives ............................................................................................................... 489
Des élèves déviants aux enseignant·es déviant·es ..................................................................................... 491
L’impact paradoxal de pratiques minoritaires bénéficiant à la majorité ................................................... 492
Des enseignant·es qui contribuent à produire les désordres et la déviance scolaires ................................ 493
L’exclusion ponctuelle de cours une réponse pratique pour contrer les prescriptions inclusives de
l’institution scolaire .................................................................................................................................... 495
L’expérience de l’exclusion et l’engagement dans les activités délinquantes. ........................................... 496
L’exclusion ponctuelle de cours pratique fondatrice d’une éducation à la citoyenneté sacrificielle .......... 497
BIBLIOGRAPHIE : .......................................................................................................................................... 499
Annexes………………………………………………………………………………………………………………………………………….518
9
Table des figures
Figure 1 : population mère des personnels des trois collèges _______________________________________ 138
Figure 2 : répartition des enseignant·es enquêté·es en fonction de leur genre __________________________ 138
Figure 3 : répartition des enseignant·es enquêté·es en fonction de l’âge ______________________________ 139
Figure 4 : répartition des enseignant·es enquêté·es comparée à la population mère en fonction de leur
ancienneté dans les collèges _________________________________________________________________ 139
Figure 5 : répartition des enseignant·es enquêté·es comparée à la répartition de la population mère en fonction
de leur pratique de l’exclusion ________________________________________________________________ 140
Figure 6 : critères de catégorisation des enquêté·es en fonction de leur ancienneté dans le métier _________ 142
Figure 7 : tableau synthétique des entretiens réalisés (N=69) _______________________________________ 142
Figure 8 : guide d’entretien à destination des enseignant·es. _______________________________________ 146
Figure 9 : exemple de rapport d’exclusion ______________________________________________________ 150
Figure 10 : comparaison des populations scolaires des trois collèges enquêtés _________________________ 161
Figure 11 : comparaison de l’ancienneté relative des personnels dans les trois collèges __________________ 162
Figure 12 : comparaison des performances scolaires des élèves des trois collèges enquêté·es _____________ 162
Figure 13 : schéma de la situation géographique des trois collèges __________________________________ 166
Figure 14 : croquis de l’entrée du collège n°1 ____________________________________________________ 168
Figure 15 : schématisation de la répartition des espaces du collège n°1 ______________________________ 169
Figure 16 : configuration de la salle des professeurs du collège n°1 __________________________________ 172
Figure 17 : schématisation des espaces vie scolaire du collège n°1 ___________________________________ 173
Figure 18 : croquis du collège n°2 vu depuis la passerelle de l’autoroute ______________________________ 194
Figure 19 : schématisation de la répartition des locaux du collège n°2 ________________________________ 196
Figure 20 : Configuration des locaux de la vie scolaire du collège n°2 _________________________________ 197
Figure 21 : configuration de la salle des professeurs du collège n°2 __________________________________ 198
Figure 22 : configuration des espaces du collège n°3 ______________________________________________ 211
Figure 23 : exclusions officielles par classes et par niveau enregistrées dans le collège n°1 _______________ 240
Figure 24 : exclusions officielles par classes et par niveau enregistrées dans le collège n°2 : ______________ 241
Figure 25 : exclusions officielles par classe et par niveau enregistrées dans le collège n°3 ________________ 242
Figure 26 : exclusion par motif dans chacun des trois collèges ______________________________________ 245
Figure 27 : exclusions par motifs dans le collège n°2 ______________________________________________ 246
Figure 28 : exclusions par motifs dans le collège n°3 ______________________________________________ 247
Figure 29 : total des exclusions ponctuelles de cours dans chacun des collèges enquêté·es _______________ 248
Figure 30 : catégories d’enseignant·es en fonction de leur pratique de l’exclusion ______________________ 249
Figure 31 : part de chacune des catégories de pratique d’exclusion sur le total des enquêté·es (N1=51)
comparée à la part de ces catégories sur le total des enseignant·es des trois collèges (N2=167) ___________ 249
Figure 32 : part des catégories de pratique de l’exclusion sur le total enquêté·es dans chaque collège, comparé à
la part ces catégories sur le total des enseignant·es de chaque collège _______________________________ 250
Figure 33 : histogramme empilé de catégories d’enseignant·es par collèges ___________________________ 251
Figure 34 : proportion des enseignant·es en fonction de leur pratique de l’exclusion sur l’ensemble des trois
collèges__________________________________________________________________________________ 252
Figure 35 : part des exclusions prononcées les enseignant·es qui excluent le plus _______________________ 253
Figure 36 : Quantité et part des exclusions prononcées pour les élèves les plus exclus ___________________ 254
Figure 37 : catégories en fonction de l’ancienneté dans l’éducation nationale du total des enseignant·es des trois
collèges (N=167) __________________________________________________________________________ 255
Figure 38 : positionnement des enseignant·es par rapport à l’exclusion conçue comme un échec __________ 260
Figure 39 : positionnement des enquêté·es par rapport aux effets supposés de l’exclusion _______________ 269
Figure 40 : les différents indicateurs déterminants le positionnement des enseignant·es par rapport à l’exclusion
________________________________________________________________________________________ 315
10
Figure 41 : typologie des enseignant·es en fonction de leur pratique de l’exclusion _____________________ 316
Figure 42 : les différents types de carrières des enseignant·es par rapport à l’exclusion __________________ 357
Figure 43 : tableau synthétique des différentes catégories d’enseignant·es enquêté·es __________________ 358
Figure 44 : rapport d’exclusion n°32 collège n°1 _________________________________________________ 372
Figure 45 : rapport d’exclusion n°34, collège n°1 _________________________________________________ 378
Figure 46 : répartition des éléments de parcours qui ont influencé le rapport à l’exclusion des différent·es
enseignant·es _____________________________________________________________________________ 397
Figure 47 : schématisation du processus de l’exclusion selon la conception de sens commun______________ 425
Figure 48 : schématisation du processus d’exclusion déterminé par l’affiliation à la déviance scolaire ______ 425
Figure 49 : schématisation du processus d’exclusion selon les représentation de sens commun ____________ 485
Figure 50 : schématisation du processus d’exclusion déterminé par l’affiliation à la déviance scolaire ______ 485
Figure 51 : schématisation de processus de confirmation de la carrière déviante dans les bureaux de la vie
scolaire __________________________________________________________________________________ 486
Table des portraits
Dans cette thèse, nous illustrerons nos propos par des portraits d’enseigant·es, distingués
dans des encadrés.
Portrait n°1 : Sylvie (E29)
Portrait n°2 : Myriam (E4)
Portrait n°3 : Portrait Robert (E32)
Portrait n°4 : Loïc (E12)
Portrait n°5 : Philippe (E18)
305
329
334
348
352
11
Table des sigles
AED : Assistant d’Éducation et Assistante d’Éducation
ATI : Accompagnateur Technique et Informatique
BOEN : Bulletin Officiel de l’Éducation Nationale
CA : Conseil d’Administration
CAPES : Certificat d’Aptitude au Professorat de l’Enseignement du Second Degré
CDI : Centre de Documentation et d’Information
CNESCO : Centre National d’Étude des Systèmes Scolaires
CPE : Conseiller Principal d’Éducation et Conseillère Principale d’Éducation
CPPN : Classe Pré Professionnelle de Niveau
CVC : Conseil de la Vie Collégienne
DASEN : Directeur Académique des Service de l’Éducation Nationale
DEPP : Direction de l’Évaluation, de la Prospective et de la Performance
ESPE : École Supérieure du Professorat et de l’Éducation
FLE : Français Langue Étrangère
FRAC : Fond Régional d’Art Contemporain
GPDS : Groupe de Prévention du Décrochage Scolaire
IA-IPR : Inspecteur ou Inspectrice Académique – Inspecteur ou Inspectrice Pédagogique Régional
IGEN : Inspection Générale de l’Éducation Nationale
INSPE : Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation
ITEP : Instituts Thérapeutiques Éducatifs et Pédagogiques
IUFM : Instituts Universitaires de Formation des Maîtres
MEN : Ministère de l’Éducation Nationale
MLDS : Mission de Lutte contre le Décrochage Scolaire
OCDE : Organisation de Coopération et de Développement Économique
PFA : Professeur Formateur ou Professeure Formatrice Académique
PJJ : Protection Judiciaire de la Jeunesse
PP : Professeur·e Principal·e
PISA : Programme International pour le Suivi des Acquis des Élèves
12
REP+ : Réseau d’Éducation Prioritaire Renforcé
SEGPA : Section d’Enseignement Générale et Professionnelle Adaptée
TZR : Titulaire sur Zone de Remplacement
ULIS : Unité Locale d’Inclusion Scolaire
UNESCO : United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization
UPE2A : Unité Pédagogique pour Élèves Allophones Arrivants
ZEP : Zone d’Éducation Prioritaire Renforcée
13
Introduction générale : comment une exception
devient la règle ? La construction sociale et scolaire de
l’exclusion en punition.
Cette thèse se propose de décrire et d’analyser l’exclusion ponctuelle de cours qui est une
des punitions dont disposent les enseignant·es1 pour répondre aux difficultés qu’ils ou elles
rencontrent dans leurs classes avec certain·es de leurs élèves. Pour étudier les raisons pour
lesquelles ces enseignant·es en viennent à contraindre des élèves à sortir de leurs classes, la
manière dont ils ou elles s’y prennent et ce qu’il advient par la suite de ces élèves exclu·es,
nous présentons ici une étude ethnographique réalisée dans trois collèges voisins de
l’éducation prioritaire renforcée, situés à quelques kilomètres l’un de l’autre, dans un secteur
géographique extrêmement paupérisé. Il s’agit plus précisément d’étudier la façon dont les
enseignant·es de ces collèges sont amené·es à mettre les élèves à la porte de leurs classes,
puis la manière dont les élèves qui sont exclu·es de ces classes vont être pris en charge par les
services de vie scolaire. Nous analysons la pratique de l’exclusion à travers le prisme de la
sociologie de la déviance appliquée à l’éducation, dans une perspective qualitative,
compréhensive et comparative.
Enquêter sur l’exclusion de cours dans des collèges frappés
par la ségrégation scolaire
Nombre d’établissements scolaires rapprochent des gens que tout sépare, les obligeant
à cohabiter soit dans l'ignorance, soit dans l'incompréhension mutuelle, soit dans le
conflit, latent ou déclaré, avec toutes les souffrances qui en résultent » (Bourdieu, 2015,
p.9).
Ces « gens que tout sépare » évoqués par Pierre Bourdieu dans l’introduction de son
ouvrage « La misère du monde » (1993), sont les élèves et leurs enseignant·es qui vivent, dans
les établissements scolaires les plus dégradés socialement, une confrontation « forcée » par
le système éducatif, génératrice de « souffrances » d’un côté comme de l’autre du fossé social
constitutif de cette « cohabitation ». Le contexte des trois établissements dans lesquels nous
avons choisi de mener notre recherche sur l’exclusion ponctuelle de cours est proprement
exceptionnel et pour tout dire incroyable par bien des aspects. Ces collèges se situent dans
l’un des quartiers les plus pauvres d’Europe, dans une grande ville du sud de la France
1
Cette thèse est rédigée en écriture inclusive, afin de permettre une égalité de représentation des genres
masculins et féminins. En pratique, il s’agit de renoncer à l’usage du masculin générique (« des enseignants ») ou
à la primauté du masculin sur le féminin dans les accords en genre (« les enseignantes et les enseignant·es sont
caractérisés »). Le genre générique (« les enseignants ») laissera ainsi la place soit aux deux termes (« les
enseignants et les enseignantes ») soit à l’usage du point médiant (« les enseignant·es »). J’ai privilégié la règle
de l’accord de proximité, les adjectifs étant accordés en genre et en nombre avec le plus proche des noms
qualifiés. Les choix réalisés pour l’adoption de cette écriture inclusive s’appuient sur le rapport du Haut Conseil
à l’Égalité des Hommes et des Femmes (2016).
14
marquée par des contrastes spectaculaires entre certains de ses secteurs géographiques en
plein essor économique et culturel, et ces quartiers laissés à l’abandon par les pouvoirs publics
depuis des décennies, inscrits sur le long terme dans un processus de paupérisation. Si un
quart des habitants de la ville vit sous le seuil de pauvreté, c’est le cas pour 55% des habitants
du territoire dans lequel nous avons mené notre enquête. 34 % possèdent pour seules
ressources des prestations sociales, 36% bénéficient des minimas sociaux, 40 % des 15-64 ans
sont sans activité et 23% de ceux qui sont en activité occupent un emploi précaire. Dans
chacun des trois collèges, prêt de 90% des élèves sont boursiers, la situation précaire des 10%
qui ne le sont pas ne leur permettant pas d’accéder à ces aides. De ce fait, les termes utilisés
couramment pour désigner ces établissements scolaires - école de la périphérie,
établissements d’éducation prioritaire renforcée, collèges des quartiers populaires - se situent
à ce point en deçà de la réalité, qu’il nous a semblé plus juste de parler de « collèges de la très
grande pauvreté », leur caractéristique principale étant de scolariser des adolescent·es
majoritairement sinon exclusivement en situation de très grande pauvreté. Ce territoire et ses
établissements scolaires se retrouvent frappés de fait par une image extrêmement négative
dans l’espace de notre ville d’enquête : collèges stigmatisés parmi les plus stigmatisés, les
familles qui le peuvent s’en détournent en demandant des dérogations pour scolariser leurs
enfants dans d’autres collèges d’éducation prioritaire renforcée situés dans des zones
géographiques considérées comme plus fréquentables, bien que fortement dégradées
socialement elles aussi.
Les trois collèges qui servent de terrain à notre étude présentent, à l’extrême, les
caractéristiques des autres collèges scolarisant la grande pauvreté sur le territoire français. Ils
sont frappés par une très forte ségrégation sociale et ethnique. On y observe cette
« répartition inégale d’une population particulière (..) [qui] implique des conséquences
négatives pour les individus qui sont “cantonnés” à un espace particulier ou en l’occurrence
dans un ou des établissements particuliers » (Felouzis et al., 2007, p. 23) que Georges Felouzis,
Françoise Liot et Joëlle Favre-Perroton décrivent comme un « apartheid scolaire » (2007) ou
que d’autres qualifient de « ghettos scolaires » (Garnier, 2017, p. 79). En utilisant, dans
l’académie de Bordeaux, les prénoms des élèves, Felouzis et ces co-auteures ont fait
apparaître la force du critère ethnique dans la répartition des populations scolaires. Si JeanPaul Payet a pu observer, dans les années quatre-vingt-dix, des rassemblements internes aux
collèges de banlieue avec des classes ségrégués ethniquement (Payet, 1997a), d’autres
travaux ont depuis confirmé l’accentuation irréversible du phénomène (Dhume-Sonzogni,
2011; Lorcerie, 2003; Merle, 2012a). Les collèges dans lesquels nous avons mené notre
recherche accueillent aujourd’hui exclusivement des élèves racisé·es, originaires des
anciennes colonies françaises, principalement du Maghreb, de l’Afrique Subsaharienne, de
Proche et du Moyen-Orient et de l’archipel des Comores. Cette évolution est le reflet de la
répartition géographique des populations pauvres et racisées en France et dans la ville de
l’enquête : comme le rappelle Didier Fassin, « une concentration des populations les plus
précaires et souvent immigrées s’est opérée dans un contexte de tensions fortes sur le marché
du travail et de disparités croissantes dans l’immobilier » (2015, p. 78). Mais cette ségrégation
15
résulte aussi des logiques du marché scolaire (Felouzis et al., 2013), d’ « un ensemble de
processus sociaux diffus conduisant à une ségrégation ethnique forte » (Felouzis et al., 2007,
p. 16), en lien avec les stratégies des familles des classes populaires et moyennes. « On peut
considérer », comme l’affirme Stéphane Béaud, « que le principal enjeu – difficilement dicible
mais ô combien opérant – des choix scolaires des parents appartenant au haut des classes
populaires (…) ou des petites classes moyennes semble bien consister dorénavant dans
l’évitement, dans la scolarité de leurs enfants, des fractions déshéritées des classes
populaires » (2011, p. 78). Cette ségrégation dévoile l’échec des politiques publiques
éducatives en matière de mixité : « la répartition différentielle des élèves suivant leur
niveau scolaire et leur appartenance sociale ou ethnique entre les établissements scolaires
des banlieues populaires et ceux de la ville-centre et, à un moindre degré, à l’intérieur
même des villes de banlieue, entre les quartiers concentrant les populations les plus
démunies et les autres » remarque Agnès Van Zanten, « témoigne en effet de l’incapacité de
l’école à promouvoir actuellement l’égalité de chances et la mixité sociale et ethnique dans
la périphérie. » (2012, p. 90). La libéralisation de l’école, qui s’est accélérée dans les années
2000, a accentué cet « enfermement des élèves des familles socialement les plus démunies
dans des établissements au recrutement social de plus en plus homogène et défavorisé » et
contribué à « une logique de cercle vicieux dont les classes populaires les plus fragilisées
socialement (et en tout premier lieu, les familles monoparentales et/ou les familles issues des
dernières vagues de l’immigration), déjà aux prises avec un environnement économique et
social qui leur est plus que jamais défavorable, ont toutes les chances d’être les victimes »
(Beaud, 2011, p. 78). Cette réalité affecte la France davantage que les autres pays de l’OCDE,
comme le révèle une note d’information de France Stratégie : « l’organisation du système
éducatif français pèse également sur le parcours de ces enfants : la répartition des élèves issus
de l’immigration dans les différents établissements en France est une des plus concentrée des
pays de l’OCDE » (Cusset et al., 2015). Elle touche plus encore la ville de notre enquête dans
laquelle « la carte scolaire est (…) contournée par la moitié des collégiens, par des mécanismes
d’évitement vers le privé, d’obtention de dérogations, ou d’affectation en fonction d’options
spécifiques » (Audren & Baby-Collin, 2017, p. 12). Sur les 86 collèges de la ville, 10 scolarisent
le tiers des élèves d’origine étrangère pour 13 % de l’ensemble des collégiens (Audren & BabyCollin, 2017, p. 7).
Être un élève très pauvre dans la France d’aujourd’hui, c’est éprouver des difficultés pour
manger à sa faim, pour s’habiller décemment, pour se soigner, pour se laver, pour dormir.
C’est faire l’expérience quotidienne de l’insalubrité et de l’exigüité de l’habitat comme le
montre Bernard Lahire dans l’introduction de son ouvrage « Enfances de classe » (2019). C’est,
de ce fait, ne pas disposer d’un espace intime adéquat au travail scolaire et devoir contribuer,
très tôt, aux ressources financières de la famille, « se procurer de l’argent de poche par des
petits boulots, pour “survivre“ » (Beaud, 2020, p.174). Comme le souligne Etienne Douat, ces
conditions sociales dans lesquelles vivent les familles des élèves pauvres, « instabilité
professionnelle, expérience du chômage et du déclassement, problème de logement,
incertitude et inquiétude quant à l’avenir, situation de relégation et dévalorisation
16
collective (…) rendent difficiles, sinon obèrent, un accrochage aux exercices scolaires
d’apprentissage » (Douat, 2011, p.49). Jean-Paul Delahaye, Inspecteur Général de l’Éducation
Nationale évalue l’impact de ces réalités sur les apprentissage des élèves pauvres dans son
rapport « Grande pauvreté et réussite scolaire » (Delahaye, 2015). Il évoque cette situation
« d’apartheid scolaire » en conclusion du rapport :
Dans certaines parties de notre territoire, sous l’effet de la ghettoïsation et d’une
véritable partition sociale, il s’est produit ces dernières années un formidable retour en
arrière en matière d’organisation scolaire avec la quasi-reconstitution d’un système
éducatif d’avant la démocratisation de l’accès aux études secondaires, fonctionnant en
réseaux d’établissements juxtaposés selon les catégories sociales ou en filières
différenciées au sein même des établissements. En somme, un système éducatif qui
s’organise et qui fonctionne par « Ordre », au sens que cela avait sous l’ancien régime,
sous l’effet du creusement des écarts sociaux et culturels. (Delahaye, 2015, p. 162)
Face à cette réalité d’une école divisée entre différents « Ordres » qui contredit
frontalement la volonté affichée de démocratisation scolaire, les débats habituels sur la
question de l’égalité, de la réussite et du mérite scolaire sont dépassés et confèrent à
l’hypocrisie (Dubet & Duru-Bellat, 2000) : « à ce niveau atteint par les inégalités dans notre
pays, il devient absurde et cynique de parler d’égalité des chances. C’est à une égalité des droits
qu’il faut travailler » (Delahaye, 2015, p. 12). Ce contexte ségrégué doit ainsi être conçu
comme « le résultat d’une politique de non-mixité sociale, de “renoncement“ plus ou moins
implicite selon les périodes à la démocratisation scolaire, d’externalisation hors de l’école des
enjeux d’apprentissage et de remédiation » (Bonnéry & Douat, 2020, p. 16). Le choix de ces
terrains scolaires, dans lesquels la grande pauvreté ne permet pas aux élèves d’accéder dans
les mêmes conditions que les autres enfants et adolescent·es du territoire français au droit
fondamental à l’éducation, nous fournit un véritable révélateur des difficultés de l’institution
scolaire. C’est à ce titre que ce contexte est unique, qu’il nous offre un point d’observation
exceptionnel sur le système éducatif français.
Bien qu’informé·es de la réalité factuelle de cette pauvreté, nous y sommes bien souvent
confronté·es tout en en ignorant les conséquences très concrètes : « notre société est ainsi
divisée et notre territoire ainsi ségrégué qu’il est possible d’en ignorer des pans entiers tout en
côtoyant celles et ceux qui se trouvent le plus souvent condamnés à y demeurer » (Fassin, 2015,
p. 27). Paradoxalement, dans ces collèges où la pauvreté des élèves et de leurs familles est
une réalité criante, les préoccupations principales des enseignant·es semblent ne pas se
focaliser sur cette violente précarité économique et sur ses conséquences, mais sur la gestion
du comportement des élèves dans les classes. Cette préoccupation désocialisée y provoque
une véritable inflation punitive (Debarbieux, 2018) comme réponse principale aux
conséquences supposées de l’apartheid scolaire, en parallèle de la pénalisation de plus en plus
importante qui frappe aujourd’hui les habitants jeunes de ces secteurs géographiques
ségrégués (Fassin, 2017; Wacquant, 2009).
17
Notre étude se situe autour de cette confrontation qu’Erving Goffman qualifie de
« contacts mixtes » (1975) entre deux populations socialement étrangères et qui ne seraient
jamais amenées à se rencontrer en dehors du contexte scolaire : des enfants et des
adolescent·es extrêmement pauvres et racisé·es confronté·es quotidiennement à des
enseignant·es recruté·es au niveau bac+5, issu·es majoritairement des classes
socioprofessionnelles moyennes et favorisées (Duru-Bellat et al., 2018) et appartenant
presqu’exclusivement au groupe ethnique majoritaire. Elle s’attachera à enquêter au cœur de
cette « tension confrontationnelle » (Collins, 2008, p. 41) et à dépasser les « termes d’un débat
public manichéen qui, d’un côté euphémise les processus d’ethnicisation, croyant ainsi éviter
les effets de stigmatisation, et de l’autre, focalise sur les conduites transgressives des jeunes
d’origine étrangère. » (Payet & Giuliani, 2010, p. 177‑178). Une telle confrontation est
nécessairement conflictuelle, comme le notait déjà le sociologue Willard Waller dans les
années 1930 :
Le conflit est une dimension centrale de la vie scolaire. Conflit plus universel entre la
culture scolaire mobilisée par les enseignants et la culture indigène dans laquelle
baignent les élèves. Conflit plus universel entre les enseignants adultes en position de
domination et les élèves qui ne le sont pas en position de subordination. (Waller, 1932,
p.118).2
La réalité de ce face-à-face entre des populations issues de classes sociales que tout oppose
nous invite à replacer notre objet de recherche au cœur des processus de discrimination
systémique et des rapports de domination qui les produisent dans le système éducatif
français. Dans ce contexte exceptionnel, nous ne chercherons cependant ni le sensationnel, ni
l’exhaustif, mais seulement à saisir une des faces du fonctionnement de ce système, autour
d’un de ses symptômes, l’exclusion ponctuelle de cours.
Les obstacles à une sociologie de la déviance dans le
domaine de l’éducation
La majeure partie des recherches sur les jeunes est clairement conçue pour comprendre
pourquoi les jeunes sont si problématiques pour les adultes, plutôt que de poser la
question, tout aussi intéressante sur le plan sociologique, de savoir pourquoi les adultes
créent tant de problèmes aux jeunes. (Becker, 2013, p. 481-482)
Proposer de s’intéresser aux punitions scolaires 3 , ou plus précisément à une punition
scolaire en particulier, l’exclusion ponctuelle de cours, nous confronte d’emblée à un objet
2
Traduit par nos soins.
Une précision lexicale, sur laquelle nous reviendrons plus longuement dans le chapitre 2, s’impose dès à présent
pour éviter toute confusion. Contrairement à l’usage institutionnel qui établit une distinction légale entre les
« punitions » et les « sanctions », ou à l’usage de certain·es chercheur·es ou professionnel·les qui parlent, quelle
que soit la pratique évoquée, de « sanctions », nous privilégierons volontairement dans l’ensemble de cette
thèse l’usage du terme de « punition » dont la connotation nous semble plus en adéquation avec les réalités
3
18
d’étude difficile à appréhender. D’abord parce que l’étude des dispositifs punitifs reste une
thématique dévaluée dans le champ académique qui, comme le rappelle Erick Prairat, « a été
frappée, ces dernières années, d’indignité intellectuelle dans les pays européens et nordaméricains. Question taboue, pratique honteuse. » (Prairat, 2019b, p. 29). De fait, les travaux
de la recherche qui abordent les pratiques punitives sont rares, ce qui contribue à renforcer
la place centrale occupée par les prénotions lorsqu’il s’agit de penser les problèmes
d’indiscipline, les atteintes à la norme scolaire ou leur traitement par les personnels de
l’Éducation Nationale. La pauvreté du corpus scientifique explique sans doute cette
persistance des interprétations de sens commun formulées à ce propos par les
professionnel·les, mais aussi par une part importante des chercheur·es en éducation. Les
désordres scolaires continuent ainsi d’être considérés très largement comme un phénomène
dont l’école « hérite », déterminé par des facteurs qui lui sont étrangers. Le manque d’intérêt
pour ces problématiques constitue d’ailleurs sans doute une spécificité du système éducatif
français, que relève Anne Barrère lorsqu’elle affirme que « la conception française de
l’enseignement, particulièrement dans le second degré, a du mal à faire une place à des savoirs
autres que purement disciplinaires » (2017, p. 14). Etudier les manières de punir à l’école, c’est
au mieux s’intéresser à un problème annexe, qui passera toujours après les recherches plus
nobles focalisées sur les processus de transmission des savoirs, c’est au pire se pencher sur
une part obscure de l’activité éducative, avec le risque de faire nécessairement d’une
sociologie critique, une sociologie du blâme. Produire des recherches sur l’usage de la punition
et sur ce que cet usage peut révéler de pratiques indignes conduirait à mettre l’accent sur des
faits scientifiques qui placent les enseignant·es, « peu ou prou, sur le banc des accusés »
(Barrère, 2017, p. 15). Il faut donc affronter ce double écueil qui nous amènerait d’une part à
nous intéresser à un sujet déprécié et d’autre part à produire nécessairement un jugement
moral sur les enseignant·es ou dans des termes plus familiers, à participer à cette activité
sociale largement partagée qui consiste à « taper » sur les enseignant·es et ainsi à « porter un
coup supplémentaire à une institution déjà critiquée de toutes parts » (Garnier, 2017, p.22).
Ce risque se situe dans un contexte où le « mal être » du monde enseignant ne peut être
détaché « des conditions dégradées, désormais structurelles, du système d’enseignement en
France » (Bonnéry & Douat, 2020, p. 16). Comme le décrivent Stéphane Bonnery et Etienne
Douat, « ce système se caractérise par un fort taux de personnels enseignants et administratif
précaire et de plus en plus sous pression, par des titulaires tendanciellement malmené·es et
usé·es ou parfois insuffisamment formée·es, et par un empilement de réformes, de dispositifs
pédagogiques ou de remédiation mis en place au cours de la seconde vague de massification
des années 1980-1990, qui ont pu contribuer à accroître les inégalités d’apprentissage, et à
accompagner ou à précipiter les processus de ruptures scolaires » (2020, p. 16). Le métier
d’enseignant·e serait ainsi aujourd’hui plus complexe, plus exigeant émotionnellement, les
professionnel·les seraient confronté·es dans leur quotidien à une inflation des charges
administratives. Cette évolution professionnelle témoignerait d’un déclassement social et
empiriques dont nous parlons. Il nous arrivera donc, comme ici, de parler de punition, alors que nous citons un·e
auteur·e ou un·e enquêté·e qui parle de sanction.
19
d’une absence de reconnaissance pour un métier jusqu’alors au cœur des institutions de la
République française. Une étude de la Direction de l’Evaluation, de la Prospective et de la
Performance (DEPP) (Jégo & Guillo, 2016) relève entre autre que les salarié·es de l’֤Éducation
Nationale sont plus fortement exposé·es aux risques psycho-sociaux que dans les autres
secteurs d’activité professionnelle.
En mettant en œuvre notre recherche dans les quartiers les plus pauvres du territoire
français, nous nous plaçons volontairement dans un contexte qui interroge la construction des
inégalités sociales et les replace au centre des enjeux de l’école française. Notre travail s’inscrit
ainsi dans une perspective scientifique plus globale qui cherche à réintroduire cette approche
des rapports de domination dans le domaine de l’éducation, pour prendre le contrepied d’un
mouvement scientifique et social qui, comme le rappelle Bernard Lahire « a, depuis la fin des
années 1980, assez largement délaissé l’étude des inégalités et des rapports de domination »
(2019, p. 43). De son côté, la sociologie de l’éducation en s’instituant comme une discipline
spécialisée de la sociologie a pu revendiquer « un dépassement des théories de la
reproduction » (Roiné, 2015, p. 37). Il s’agirait, dans cette perspective, de proposer le
« déplacement d'une posture de critique, voire de dénonciation globale de l'institution scolaire,
de sa fonction et de ses modes de fonctionnement, à une préoccupation d'amélioration (…) et
une volonté de mise en évidence de marges d'action chez ses agents » (Kherroubi & Rochex,
2002, p. 113). Cette posture épistémologique court cependant le risque de rendre invisibles
les processus de domination à l’œuvre à tous les niveaux dans le système éducatif : « les faits
d’inégalité ou de domination sont têtus » souligne en effet Bernard Lahire « ils se mesurent,
ils s’objectivent et se constatent dans tous les domaines de pratiques, et ce n’est pas être
idéologue que de les mettre au jour ; l’idéologie étant plutôt du côté de celles et ceux qui ne
veulent pas voir ces réalités » (2019, p. 43). A l’instar des travaux de Christophe Delay (2015),
la sociologie du stigmate revisitée nous invite à dépasser ce discours majoritaire
d’euphémisation des classes sociales pour réintroduire dans l’analyse des processus punitifs
les rapports de domination évacués par une logique libérale qui fait porter sur l’individu la
responsabilité de son exclusion (Tyler, 2018).
Se pencher sur le régime punitif en vigueur dans l’enseignement secondaire français
nécessite d’autre part de s’interroger plus largement sur la norme scolaire et donc sur les
finalités déclarées de l’école française en refusant la posture des « sociologues, philosophes
et autres historiens français [qui] auraient quelque peine à s’avouer et à dévoiler que l’école
est un vaste dispositif de gouvernement des enfants, nonobstant le mythe de l’école libératrice
et émancipatrice » et de se donner la possibilité de dépasser la représentation idéalisée d’une
« institution charismatique de la modernité républicaine, [qui] resterait pour la critique
universitaire – et souvent pour la critique syndicale elle-même – un « intouchable » ou un
tabou, dont on ne dénoncerait que la porosité aux inégalités sociales et aux désordres socioéconomiques sans jamais en remettre en question la structure fondamentale. » (Dupeyron,
2014, p. 100).
20
Cette mise à jour du rôle joué par l’école dans la reproduction de l’exploitation des plus
défavorisé·es ne se limite pas à un constat désespérant et il convient de reprendre à notre
compte la conviction de Pierre Bourdieu quand il affirme que « ce que le monde social a fait,
le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire » (Bourdieu, 1993, p. 994). Nous ne devons
pas redouter ce que l’étude des impacts de l’usage de la punition sur la construction des
inégalités de réussite scolaire peut nous apprendre, dans un domaine où la connaissance
scientifique des processus sociaux en jeu est encore largement lacunaire, mais au contraire
postuler que cette connaissance peut nous aider à en déconstruire les mécanismes.
On le sait, « l'égalité formelle qui règle la pratique pédagogique sert en fait de masque et
de justification à l'indifférence à l'égard des inégalités réelles devant l'enseignement »
(Bourdieu, 1966, p. 336). L’école française qui se conçoit volontiers comme « indifférente aux
différences » et dont le projet déclaré consiste en l’émancipation des futur·es citoyen·nes par
le savoir, fonctionne en fait comme un système de sélection continu et précoce (Baudelot &
Establet, 1971), un mécanisme de distillation continue selon François Dubet (1992, 2002), qui
masque, derrière le mythe du mérite, un élitisme social aristocratique (Baudelot & Establet,
2009; Duru-Bellat, 2019), une véritable « communautarisme de classe moyenne (Dubet, 1997)
qui vise à la conservation de structures inégalitaires existantes de notre société (Bourdieu &
Passeron, 1970). Ces traits les plus critiquables de notre école « la font ressembler à une
immense gare de triage scolaire et social (…) dont le tamis, de plus en plus fin, exclut
méthodiquement les enfants de la crise les moins dotés culturellement. » (Beaud, 2011, p. 78).
Ce constat largement partagé aujourd’hui de la reproduction des inégalités sociales doit être
complété : « il ne suffit pas d'énoncer le fait de l'inégalité devant l'école, il faut décrire les
mécanismes objectifs qui déterminent l'élimination continue des enfants des classes les plus
défavorisées. » (Bourdieu, 1966, p. 325). On peut ainsi formuler l’hypothèse que l’imposition
de normes comportementales scolaires joue elle aussi un rôle dans ce système de sélection
sociale hiérarchisé. L’école « contribue à la (re)production des rapports sociaux, et la manière
dont elle le fait n’est pas sans effet sur les normes scolaires et leur légitimité ; l’organisation
des inégalités scolaires vient informer l’activité normative et discursive des acteurs. »
(Verhoeven, 2012, p. 104). En effet, si « l’école, loin de rétablir l’égalité des chances est une
école dont les contenus culturels sont ceux des classes moyennes et supérieures » (Payet,
2016b, p. 60) et qui ainsi « en imposant un arbitraire culturel dominant, (…) reproduit les
rapports de force qui fondent son pouvoir d’imposition arbitraire » (Delay, 2015, p. 40), il faut
prendre au sérieux l’idée selon laquelle la soumission aux normes scolaires comportementales
participerait elle aussi à l’imposition de la violence symbolique qui « s’inscrit durablement
dans les corps des dominés, sous la forme de schèmes de perception et de dispositions »
(Bourdieu, 1997, p. 245) et pour cela étudier la place occupée par l’arsenal punitif mobilisé
par notre système éducatif dans la mise en œuvre d’un ordre symbolique marqué par la
domination culturelle et par les processus de tris sociaux.
Le quotidien des professionnel·les de l’éducation comporte bien une activité disciplinaire
exercée en même temps que les tâches de transmission des connaissances, qui nécessite la
21
mise en œuvre de sanctions. Cette réalité qui constitue un fait social caractéristique du
rapport entre les élèves et les adultes, en particulier dans les collèges, mérite d’être étudiée
en tant que telle, dans une perspective critique. Il convient, vis-à-vis de cet objet de recherche
particulier, justement parce qu’il est fortement chargé de représentations du sens commun,
de le traiter comme une chose, sans jugement et sans présumer a priori du risque de révéler
des données sensibles et délicates, mais aussi sans formuler de jugement ni sur l’activité
punitive des adultes, ni sur l’indiscipline des élèves. La chercheure ou le chercheur, rappelle
Émile Durkheim, « ne se préoccupe pas de savoir si les vérités qu'il découvre seront agréables
ou déconcertantes, s'il est bon que les rapports qu'il établit restent ce qu'ils sont, ou s'il
vaudrait mieux qu'ils fussent autrement. Son rôle est d'exprimer le réel non de juger. » (1922,
éd. 2006, p. 71). Remettre en question les liens de causalité établis à partir des représentations
les plus largement partagées par le sens commun nécessite de changer notre appréhension
des actes d’indisciplines commis par les enfants et les adolescent·es dans nos écoles. Cela
suppose de s’écarter d’un point de vue normatif qui viendrait troubler notre approche
scientifique du phénomène. Considérer les faits sociaux comme des choses, selon la formule
programmatique d’Émile Durkheim, nous permettra de reconstituer un regard neutre
identifiant les déterminants sociaux qui produiraient ces phénomènes.
De ce point de vue encore, il ne s’agit pas d’établir la responsabilité individuelle des
personnels dans l’imposition de cette domination. Les agents sociaux, imbriqués dans
l’institution, agissent sur elle en même temps qu’ils la subissent : « les agents ne sont pas de
simples automates, ils peuvent participer à la construction des politiques à partir de leurs
pratiques, tout en mobilisant les ressources du système auxquelles ils sont soumis. » (Euvrard,
2020, p. 51). Les personnels des établissements scolaires, dans la manière dont ils produisent
des verdicts scolaires légitimes, mais en particulier dans l’exercice de leur pouvoir punitif, sont
les agents de la violence symbolique, mais ils en sont en même temps les victimes.
« Mystificateurs mystifiés, ils sont les premières victimes des opérations qu’ils effectuent »
(Bourdieu, 1989, p. 80). Pierre Bourdieu répondant à Loïc Wacquant définit ainsi la violence
symbolique comme « cette forme de violence qui s’exerce sur un agent social avec sa
complicité » (1992, p. 142). La construction d’un rapport de domination passe nécessairement
par une part de consentement des dominés : « tout véritable rapport de domination », affirme
ainsi Max Weber, « comporte un minimum de volonté d’obéir, par conséquent un intérêt,
extérieur et intérieur à obéir » (1995, p. 286). Dans le cadre éducatif, ce consentement est
construit par l’autorité légitime des fonctionnaires d’état dont le rôle consiste, entre autres, à
permettre aux élèves d’incorporer les normes scolaires comportementales, mais le processus
de violence symbolique ne peut se produire qu’à condition que les personnels scolaires
« dominants dominés par de leur propre domination » (Bourdieu, 1989, p.12) consentent aussi
à jouer ce rôle, sans en avoir pleinement conscience. « Ils ne font bien ce qu’ils ont à faire
(objectivement) que parce qu’ils croient faire autre chose que ce qu’ils font, parce qu’ils font
autre chose que ce qu’ils croient faire ; et parce qu’ils croient en ce qu’ils croient faire »
(Bourdieu, 1989, p. 80). Cette activité s’inscrit dans un rapport complexe au champ dans lequel
se situent les agents sociaux. Il s’agira en particulier de percevoir comment « les différents
22
agents investissent, en fonction de leur histoire propre, donc de leurs dispositions, les
significations proposées par l’institution, parmi lesquelles ils en privilégient certaines » mais
aussi comment l’institution « offre un espace de possibilités préconisées », comment le champ
social « régule les dispositions, c’est-à-dire qu’il les contraints et les censure en même temps
qu’il ouvre des voies » (Bourdieu & Maître, 1994, p. 6). Il sera ainsi nécessaire d’interroger la
production de la violence symbolique par les agents sociaux et sur les agents sociaux, dans le
contexte de l’institution qui participe à cette production. Ainsi, « loin de stigmatiser des
pratiques professionnelles (…), il s’agit de montrer que ces dérives ou ces difficultés à
penser/agir en milieu disqualifié s’inscrivent dans un contexte de dégradation des conditions
de travail, d’écart entre l’idéal professionnel et la réalité quotidienne, dus principalement aux
logiques ségrégatives d’un marché résidentiel et scolaire aboutissant à concentrer les élèves
des familles socialement les plus précarisées dans une minorité d’établissements scolaires »
(Payet & Giuliani, 2010, p. 176). Nous serons particulièrement attentifs à cet aspect de la
violence symbolique imposée par les agents sociaux dominants en même temps qu’elle
s’impose à eux, dans le contexte de notre terrain d’étude où la grande pauvreté exacerbe les
rapports de domination.
Le traitement réservé aux désordres scolaires par les sciences de l’éducation semble encore
marqué par les prénotions, le sens commun et par le discours de l’institution : l’usage de la
punition reste décrit comme une réaction presque automatique à des comportements qui
portent atteinte aux règles scolaires. De la même manière que pour l’appréhension de
l’absentéisme, comme l’affirme Étienne Douat, « cette approche essentialiste, déficitaire et
largement décontextualisée, relève plus du jugement moral que de l’explication et soulève
finalement plus de question qu’il n’en résout » (2011, p.33). Nous nous demanderons ainsi si
la sociologie de l’éducation nous offre toutes les ressources nécessaires pour étudier
l’exclusion de cours dans un contexte « d’apartheid scolaire » (Felouzis et al., 2007). Les
infractions à la norme scolaire doivent ainsi être interrogées en situation.
Il ne s’agit pas, en expliquant la production de la déviance scolaire, de l’excuser. Là encore,
la démarche scientifique nous amène à nous extraire de toute forme de jugement moral en
envisageant clairement deux plans qui doivent rester distincts :
Le premier plan, non normatif, qui est propre à la connaissance scientifique d'une part,
et le second, normatif qui est propre à la justice, à la police, au droit etc., d'autre part.
De son côté, le savant étudie “ce qui est“ et n'a pas à apprécier si ce qui est “bien“ ou
“mal“. (Lahire, 2016, p. 35)
Pour échapper à une approche fortement marquée par une adhésion de fait à la
normativité de l’institution scolaire, nous envisageront le paradigme épistémologique de la
sociologie de la déviance qui, comme le rappelle Albert Ogien, retourne les perspectives
communes par rapport à la question de la norme.
La question à laquelle la sociologie de la déviance a cherché à répondre n'est pas :
“pourquoi y a-t‑il des délinquants, pourquoi font-ils ce qu'ils font et qui sont-ils ? “, mais
23
bien : “qu'est-ce que la normalité et comment les individus font-ils usage de cette
notion dans leurs activités quotidiennes ? “. C'est dans ce déplacement de
l'interrogation qu'elle a montré comment la sociologie pouvait porter un regard plus
réaliste sur la société et la pluralité des ordres normatifs qui la composent ; et sur
l'individu et la manière dont il s'accommode de ses multiples identités. La sociologie de
la déviance ne figure donc pas seulement l'un des domaines spécialisés de la sociologie.
Elle en est la face cachée, révélatrice et critique à la fois. (2017, p. 13‑14)
Dans le même mouvement, nous pouvons considérer qu’appliquer la sociologie de la
déviance au champ scolaire ne spécialise pas davantage la sociologie de l’éducation mais
permet de la ramener à sa dimension critique. L’école est une institution qui produit
énormément de normes et dans le même mouvement énormément de déviances. En ce sens,
une sociologie critique de l’éducation se doit de porter un regard critique sur ce processus
normatif et en particulier sur les déterminants sociaux et culturels qui produisent les normes
de l’école. La sociologie de la déviance adopte une posture de déconstruction du conformisme
normatif en retournant les perspectives vis-à-vis de la production de la norme. De ce point de
vue, nous pouvons « émettre l’hypothèse que la sociologie de la déviance soit aujourd’hui
indispensable à la sociologie de l’éducation pour rapprocher cette dernière de la sociologie
générale » (Sembel, 2015, p. 75). Cette nécessité ne doit pas masquer cependant la difficulté
d’adapter cette posture théorique au champ des sciences de l’éducation. Les sociologues de
la seconde école de Chicago, qui ont contribué à développer le cadre théorique de la sociologie
de la déviance, semblent en difficulté lorsqu’il s’agit d’appliquer leur raisonnement et leurs
concepts clés au champ de l’éducation. Howard Becker (1963) ou David Matza (1969)
adoptent ainsi plus facilement la notion de « déviant·es » lorsqu’il s’agit de parler des fumeurs
ou des fumeuses de cannabis ou de musiciens de jazz, ou celle « d’entrepreneur·es de
morale » pour décrire l’activité des forces de police que lorsqu’ils souhaitent traiter des élèves
ou des enseignant·es. Becker devenu sociologue de l’éducation (2006), « n’est plus sociologue
de la déviance, posture qu’il semble oublier mais sociologue du travail » (Sembel, 2015, p. 76),
et s’attache plutôt à décrire le trajet des carrières professionnelles des enseignant·es que leur
action sur la stigmatisation des élèves. Plus généralement, il semble que « les sociologues
interactionnistes et ethno-méthodologistes de l’éducation éprouvent des difficultés à
construire l’analogie entre éducation et déviance » et « ne sont pas exemptes, elles aussi,
d’une certaine normativité » (Sembel, 2015). La sociologie de la déviance devrait questionner
la normativité et à ce titre, proposer un renversement nécessaire des points de vue. « La
majeure partie des recherches sur les jeunes » constate d’ailleurs Becker, « est clairement
conçue pour comprendre pourquoi les jeunes sont si problématiques pour les adultes, plutôt
que de poser la question, tout aussi intéressante sur le plan sociologique, de savoir pourquoi
les adultes créent tant de problèmes aux jeunes. » (2013, p. 482). Les rapports dissymétriques
de domination concernent aussi les enseignant·es et leurs élèves, et ce rapport de domination
se reproduit dans le discours officiel que tient la recherche sur les dominé·es : « à l’intérieur
de tout système hiérarchisé de groupe, les participants tiennent pour acquis que les membres
du rang le plus élevé détiennent le droit de définir la situation. » (Becker, 2013, p. 481). Cette
24
« hiérarchie de la crédibilité », si elle n’a pas de fondement scientifique, détermine
moralement le point de vue de la recherche en accordant a priori une valeur supérieure au
point de vue des dominant·es sur celui des dominé·es. Alors que dans son ouvrage
« Outsiders », Howard Becker se place du côté des siens (puisqu’il est lui-même fumeur de
cannabis et musicien de jazz), lorsqu’il s’intéresse à l’éducation il se place du côté des
enseignant·es, oubliant la manière dont ces dernier·es, en produisant la labellisation entre les
« bon·nes » et les « mauvais·es » élèves, deviennent aussi des « entrepreneur·es de morale ».
Cette position de chercheur et d’enseignant l’empêche d’appliquer à l’éducation sa typologie
des comportements déviants développée dans Outsiders et en particulier de distinguer des
élèves « accusés à tort » ou « secrètement déviants » (Becker, 1963, p. 43). Ces cas atypiques
trouvent leur origine dans la définition « relativiste » du crime proposée par Émile Durkheim.
Celui-ci refuse de définir le « crime » dans son essence et considère qu’il se caractérise
toujours dans une relation. Il est en cela un précurseur de l’interactionnisme et la sociologie
de la déviance. Pour Durkheim, un criminel n’est pas un criminel « en soi » mais toujours « en
relation à ». Cela nécessite un retournement paradigmatique en considérant que :
Il ne faut pas dire qu'un acte froisse la conscience commune parce qu'il est criminel, mais
qu'il est criminel parce qu'il froisse la conscience commune. Nous ne le réprouvons pas
parce qu'il est un crime, mais il est un crime parce que nous le réprouvons. (Durkheim,
1893, éd. 2007, p. 82)
Dans le cadre scolaire, cela nous incite à interroger le rôle des agents sociaux scolaires dans
la définition de l’élève perturbateur ou perturbatrice : si l’élève est un·e « criminel·le » vis-àvis de la loi scolaire, dans la classe et dans l’établissement, c’est toujours à partir de la
définition de la situation pédagogique et éducative. L’élève ne perturbe pas les cours « en
soi », mais toujours dans une interaction : l’étude des actes d’indiscipline nécessite donc
d’interroger aussi le rôle des personnels, placés dans un contexte social, territorial et
institutionnel, dans ce face-à-face par lequel se produisent les perturbations scolaires.
De la même manière, quand Bourdieu adopte une attitude compréhensive vis-à-vis des
enseignant·es dans son ouvrage « La misère du monde » (2015), il renvoie dos-à-dos élèves et
enseignant·es lorsqu’il constate la logique de la conflictualité dans les établissements de
l’enseignement secondaire français où les points de vue irréconciliables « sans compromis
possibles » sont « également fondés en raison sociale » (Bourdieu, 1993, p. 10), effaçant ainsi
la dissymétrie factuelle des rapports de domination présents dans cette confrontation. La
difficulté de cette application du concept de déviance au domaine de l’éducation réside sans
doute dans la relation biographique particulière qu’entretiennent les enseignant·es et les
chercheur·es avec l’école. Produits de la réussite scolaire, ils en ont assimilé inconsciemment
les normes dans la constitution même de leurs schèmes de perception du social. Ils engagent
dans leur travail, comme l’affirme Bourdieu, un « inconscient historique » constitué de
« l’ensemble des structures cognitives qui est imputable aux expériences proprement scolaires,
et qui est donc en grande partie commun à l’ensemble des produits d’un même système
scolaire » (Bourdieu, 2003, p. 47). Ce cadre commun d’analyse produit nécessairement sur la
25
norme scolaire une forme d’auto-censure inconsciente qu’il est nécessaire de dépasser si l’on
souhaite contribuer à une production scientifique des savoirs sur les actes qualifiés par l’école
d’actes d’indiscipline. Bourdieu analyse cette censure, dans son avant-propos dialogué avec
Jacques Maître quand il affirme :
Il y a des sujets que l’on n’aborde pas, ou seulement avec une grande prudence. Il y a
des manières d’aborder des sujets qui sont un peu dangereuses et, finalement, on
accepte les mutilations que la science a dû accepter pour se constituer. (1994, p. 14)
Il faudrait pour dépasser cette censure inconsciente qui restreint les perspectives des
sciences de l’éducation, prendre conscience de « toutes les mutilations (…) héritées d’une
tradition laïque, renforcée par les présupposés implicites de [la] science » (Bourdieu & Maître,
1994, p. 14). Introduire le paradigme de la déviance dans le champ des sciences de l’éducation
nécessitera ainsi de prendre en compte notre propre rapport à la norme scolaire. S’engager
dans cette relation réflexive à notre objet de recherche, c’est rappeler avec Bourdieu que « la
science sociale ne doit pas seulement, comme le veut l'objectivisme, rompre avec l'expérience
indigène de cette expérience » (1980, p. 46), ce qui constitue un premier pas dans la démarche
scientifique critique, mais qu’ « il lui faut encore, par une seconde rupture, mettre en question
les présupposés inhérents à la position d'observateur “objectif“ qui, attaché à interpréter des
pratiques, tend à importer dans l'objet les principes de sa relation à l'objet » (1980, p. 46). C’est
en prenant conscience, dans une forme de socio-analyse, « des biais que lui imposent les
conditions épistémologiques et sociales de sa production » (1980, p. 47) que le chercheur ou
la chercheure pourra fonder une production des savoirs critique. Il nous faudra nous engager
dans une telle réflexivité si nous voulons mener une étude des atteintes à la norme scolaire à
l’école, en cherchant à s’affranchir des schèmes d’analyse issus eux-mêmes de cette norme
scolaire, en admettant que notre position est fortement déterminée par notre propre rapport
à la norme scolaire. « Seule une véritable socioanalyse de ce rapport, profondément obscur à
lui-même, peut permettre d’accéder à cette sorte de réconciliation du chercheur avec luimême, et avec ses propriétés sociales, que produit une anamnèse libératrice » (Bourdieu,
2003, p. 56). En d’autres termes, l’analyse critique de l’institution scolaire est complexe pour
le ou la sociologue de l’éducation à trois niveaux :
D’abord parce que tout sociologue est un ancien élève – dont il y a fort à parier qu’il a
été un élève en réussite scolaire. Ensuite parce que le sociologue est souvent en même
temps chercheur et enseignant. Enfin, parce qu’il tire vers lui le pouvoir de dire sur la
chose politique, son savoir étant aussi une composante de toute stratégie de pouvoir.
(Mabilon-Bonfils, 2007, p. 184)
Cette approche critique est d’autant plus complexe qu’elle concerne une pratique déjà a
priori conflictuelle et stigmatisée, une pratique dont la seule évocation peut facilement
exacerber les antagonismes autour de conceptions opposées des missions de l’éducation, une
pratique placée à la fois au centre des rapports de pouvoir et des rapports de domination dans
l’institution scolaire.
26
Dans cette étude menée sur l’exclusion ponctuelle de cours dans ces trois collèges et dans
ce territoire urbain exceptionnellement pauvre, nous nous proposons donc d’observer et
d’analyser la manière dont les acteurs et les actrices du « drame social » qui se joue dans les
espaces scolaires (Hughes, 1996, p. 94) s’accommodent de la pluralité des ordres normatifs et
comment cette accommodation va jusqu’à transformer l’institution elle-même.
Pour entamer notre recherche, nous commencerons par nous demander quels sont les
facteurs, les modalités et les effets de l’exclusion ponctuelle de cours dans les collèges de la
très grande pauvreté en France.
Cette interrogation nous confronte d’abord à des questions concrètes d’accès aux
données : est-il possible de mener une enquête empirique sur l’exclusion de cours et en
particulier dans ces terrains exceptionnels ? Les agents sociaux ne risquent-ils par de chercher
à dissimuler, à mentir ou à atténuer la réalité de leurs pratiques punitives ? Les responsables
de l’institution nous laisseront-t-ils accéder librement à l’observation de ces exclusions
ponctuelles de cours dans ces collèges de la très grande pauvreté ? Dans la continuité de ces
interrogations, l’exclusion ponctuelle de cours est-elle une pratique honteuse que l’on
chercherait à cacher ou au contraire une pratique assumée, revendiquée par les enseignant·es
dans ces trois collèges ? Mais ces mesures ne concernent pas que les enseignant·es dans les
établissements scolaires : les personnels de direction doivent avoir un eux aussi
positionnement spécifique par rapport à l’exclusion. Assument-ils ou assument-elles
l’existence de cette punition dans leurs collèges ou au contraire cherchent-ils ou cherchentelles à la dissimuler ? Si l’exclusion de cours occupe une place dans l’activité éducative, les
professionnel·les construisent nécessairement un discours sur cette pratique. Comment celles
ou ceux qui excluent des élèves se justifient-ils ou se justifient-elles ? Une fois les élèves mis à
l’écart de leurs camarades, qu’en advient-il, quelle est la prise en charge qui leur est proposée
et que se passe-t-il à cette occasion ? Enfin, quel est le sens donné par les professionnel·les de
ces établissements à l’exclusion ponctuelle de cours, en fonction de leurs positions distinctes
dans l’institution ?
Pour quels motifs les élèves sont-ils ou sont-elles exclu·es ? Certains de ces motifs sont-ils
plus récurrents que d’autres et sont-ils les mêmes dans les trois collèges ? Les élèves peuventils ou peuvent-elles faire exprès de se faire exclure ? Et si c’est le cas, dans quelles
circonstances et pour quelles raisons ? Qu’éprouvent-ils ou qu’éprouvent-elles lorsqu’ils ou
elles sont exclu·es ?
Si la science sociale a du mal à accorder toute la place nécessaire à l’étude empirique des
pratiques punitives en France, et en particulier dans les établissements les plus frappés par
« l’apartheid scolaire », ne prend-elle pas le risque de produire des résultats biaisés,
d’édulcorer la réalité des relations éducatives dans ces terrains exceptionnels ? Cette question
nécessite de se demander précisément quelles sont les limites de la sociologie de l’éducation
et d’observer les apports de la sociologie de la déviance comme sociologie du rapport à la
norme pour traiter de la pratique de l’exclusion.
27
Une des caractéristiques les plus visibles de notre terrain est sans doute le fossé social
« statistique » que nous avons identifié entre les élèves et les personnels des collèges de notre
enquête. Cette réalité, source de tension, a-t-elle un impact sur la nature des relations entre
les adultes et les élèves ? Dans quelle mesure la pratique de l’exclusion est-elle déterminée
par la nature de ces relations ? Peut-on, par exemple, identifier des facteurs de classe, de
genre, d’âge, de niveau ou d’ethnie qui détermineraient la mise en œuvre de l’exclusion
ponctuelle de cours ?
Il doit exister un cadre légal et la pratique de l’exclusion doit être règlementée par les
autorités de l’Éducation Nationale. Dans les trois collèges de notre enquête, les enseignant·es
suivent-ils ou suivent-elles ces prescriptions nationales lorsqu’ils ou elles excluent des élèves ?
Si ce n’est pas le cas, qu’est-ce qui les amène à composer avec ces règles, voire à les redéfinir ?
La manière d’exclure des élèves est-elle la même dans toutes les classes ? Dans tous les
collèges ? Si les enseignant·es n’excluent pas tout·es de la même manière les élèves de leurs
classes, ces différences sont-elles déterminées par des cultures d’établissements ou par des
modes de management propre aux personnels de direction ? Peut-on identifier des
caractéristiques propres à chaque enseignant·e qui les amèneraient à exclure différemment
les uns par rapport aux autres ? Un·e même enseignant·e exclut-il ou exclut-elle de la même
manière selon les moments de la semaine, de l’année, de sa carrière ?
Si l’on peut effectivement observer des critères influençant cette pratique de l’exclusion, il
est probable que les représentations sociales, dans ce contexte de fossé social, jouent un rôle
dans ces perspectives différenciées. Les orientations prises par les politiques pénales ou
judiciaires entretiennent-elles un lien avec la pratique de la punition dans les établissements
de notre enquête ? Dans quelle mesure les représentations autour de faits sociaux tels que la
délinquance juvénile, le sentiment d’insécurité, la montée des incivilités ou de la violence dans
la société en général et dans l’école en particulier influencent-elles l’activité punitive dans les
trois collèges de notre enquête ? Et si l’on envisage de replacer cette mesure dans à un niveau
plus large, existe-t-il un lien entre l’exclusion ponctuelle de cours et d’autres problèmes
éducatifs tels que les difficultés d’apprentissage, l’absentéisme, ou encore le décrochage
scolaire ?
En partant d’une pratique extrêmement spécifique dans trois collèges scolarisant des
élèves en situation de très grande pauvreté, cette thèse se propose ainsi de se pencher sur
toute une série de difficultés propres à notre système éducatif, considérant notre terrain et
notre objet de recherche comme des révélateurs au sens chimique de difficultés endémiques
à notre système éducatif.
L’organisation générale de l’étude
Cette thèse est organisée en quatre grandes parties. La première est consacrée au champ
théorique dans lequel s’inscrit notre étude, la deuxième présente dans la continuité de ce
cadre conceptuel notre méthodologie de recherche et contextualise notre terrain. La
28
troisième partie et la quatrième sont toutes deux consacrées à la présentation des résultats
de notre recherche.
La sociologie de la déviance offre des perspectives stimulantes à l’analyse des actes
d’indiscipline scolaire et de leur traitement. Ce choix épistémologique permet de dépasser les
appréhensions essentialisantes de l’ordre scolaire et de mettre à jour les mécanismes de
stigmatisation dans lesquels l’exclusion ponctuelle de cours semble s’inscrire (chapitre 1). Il
est nécessaire de replacer cette punition dans son cadre prescriptif si l’on souhaite mieux
appréhender les termes du conflit qui se cristallise autour d’elle entre les représentant·es de
la hiérarchie de l’éducation nationale et les enseignant·es. Quand les premier·es peuvent
adopter un discours stigmatisant et culpabilisant à propos de l’usage « abusif » de l’exclusion,
les second·es peuvent s’engager dans une entreprise morale pour demander plus de liberté
pour exclure les élèves de leurs classes. En se replaçant dans le contexte des connaissances
empiriques sur l’exercice de la punition dans les collèges de la ségrégation scolaire, nous
interrogerons l’écart entre une réalité inflationniste et banalisée et les spéculations
philosophiques entreprises sur l’usage de la sanction en éducation (chapitre 2). Préciser le
contexte exceptionnel dans lequel nous étudions les exclusions ponctuelles de cours,
nécessite une analyse minimale des processus médiatiques, politiques et scientifiques qui ont
construit les représentations de sens commun sur les territoires stigmatisés de la très grande
pauvreté scolaire. La question des violences scolaires, centrale dans les discours portés sur ces
établissements, ne participe-t-elle pas dans ce sens à l’usage banalisé de la punition en général
et de l’exclusion ponctuelle de cours ? De même, dans quelle mesure l’injonction à l’inclusion
ne justifie-t-elle pas une utilisation paradoxale des mesures d’exclusion (chapitre 3) ? Ayant
ainsi articulé notre objet de recherche au cadre conceptuel de la sociologie de la déviance,
aux travaux réalisés sur la punition et sur l’exclusion et aux mécanismes de stigmatisation de
notre terrain, nous pourrons alors proposer une problématique construite dans le contexte
de ces collèges de la très grande pauvreté. Nous nous attacherons par la suite à décrire et à
analyser la manière dont nous sommes entrés dans ces collèges et comment nous y avons
recueilli les données de notre étude.
La deuxième partie nous permettra de pénétrer au cœur de notre terrain. En explicitant la
méthodologie de l’observation participante qui découle logiquement du choix conceptuel de
la sociologie de la déviance, nous détaillerons notre pratique de chercheur dans le chapitre 4
tout en discutant des enjeux de cette entrée dans ces terrains fragiles. La position du
chercheur dans la production de données dans ces espaces scolaires disqualifiés est une
difficulté en soit, qui nécessite la prise en compte de sa dimension réflexive autour de
l’objectivation participante (Bourdieu, 2003). Entrer dans ce territoire urbain disqualifié et
dans ces espaces scolaires sous tension, c’est faire l’expérience d’un véritable numéro
d’équilibriste. Cet exercice est cependant nécessaire à la production de données et à
l’appréhension des différentes cultures d’établissement et des ambiances qui actualisent dans
chacun de ces collèges l’exclusion ponctuelle de cours. Tout en décrivant dans le chapitre 5
ces atmosphères urbaines et scolaires pour restituer au plus près ces contextes
29
d’établissement, sur le fil, nous commencerons à décrire, à analyser et à comparer, les
modalités d’application spécifiques de l’exclusion ponctuelle de cours dans chacun des trois
collèges.
La troisième partie s’attachera à décrire la pratique de l’exclusion qui se décline sur le
terrain avec une réelle inventivité. Cette description ethnographique de l’actualisation de
l’exclusion dans toute sa complexité nous permettra de nous rapprocher de la mise en œuvre
effective de l’exclusion, par les personnels, dans les trois collèges et d’appréhender la nature
empirique de cette routine punitive (chapitre 6). Dans le chapitre 7, la description et l’analyse
des croyances que mobilisent les enseignant·es lorsqu’ils ou elles excluent des élèves de leur
classe nous amènera à catégoriser les différents types de pratique et à tracer les contours
d’une typologie enseignante de l’exclusion ponctuelle, en s’appuyant régulièrement sur des
portraits d’enseignant·es venant illustrer notre typologie (chapitre 8).
La quatrième partie se concentrera sur l’expérience de l’exclusion et sur ce qu’elle produit
sur les enseignant·es, sur les élèves, et finalement sur l’institution. Dans le chapitre 9, nous
évoquerons la peur ressentie par les enseignant·es qui pénètrent dans ces territoires de la
grande pauvreté, territoires étrangers et construits comme potentiellement dangereux. Cette
peur joue-t-elle un rôle déterminant dans la nature de la relation avec leurs élèves ? Cette
expérience de la vulnérabilité justifie-t-elle un recours plus systématique à l’exclusion ? Cette
expérience ne modifie-t-elle pas le rôle même de ces enseignant·es ? Dans le chapitre 10, nous
envisagerons quelle mesure vivre sous la menace de l’exclusion a un impact sur les
comportements des élèves de ces collèges ? La très grande diversité des attentes normatives
des enseignant·es ne provoque-t-elle en réponse une très grande diversité de déviances chez
les élèves ? Ces élèves ne trouvent-ils ou ne trouvent-elles pas dans ces possibilités d’exclusion
des opportunités pour s’extraire de la contrainte scolaire ? Largement illustrés par des
narrations ethnographiques reconstruites à partir des matériaux hétérogènes de notre
enquête, le chapitre 11 présentera quelques parcours d’élèves déviant·es que nous avons
croisé·es sur le terrain. Nous interrogerons ainsi la place qu’occupe l’exclusion ponctuelle de
cours dans ces parcours. La banalisation de ces mises à l’écart des enseignements a-t-elle aussi
des effets sur les enseignant·es et sur l’institution elle-même ? Ne pose-t-elle pas la question
du décrochage scolaire et de sa production et au-delà, de l’obligation scolaire ? Ces
expériences de l’exclusion ont-elles un impact sur les individus, au-delà de leur parcours
scolaire ? Sans chercher à formuler des réponses concrètes aux problèmes que nous avons
rencontrés, notre conclusion évoquera les perspectives qu’offre notre étude pour la recherche
en éducation et pour l’action pédagogique.
30
Première partie : la place de la gestion des désordres
dans la production de la déviance scolaire
Introduction de la première partie
Le contexte social et scolaire de notre étude nécessite de laisser de côté la sociologie de
l’éducation et d’adopter le cadre théorique de la sociologie de la déviance : les écarts à la
norme scolaire y sont trop forts, l’écart social entre les enseignant·es et leurs élèves y sont
trop spectaculaires, les réponses et solutions classiques apportées par l’institution scolaire
trop décalées. Pour mener à bien cette réflexion sur le rôle joué par l’exclusion ponctuelle de
cours dans le processus de sélection sociale, nous commencerons par relier notre objet de
recherche à la sociologie de la déviance et aux différents concepts de la théorie de
l’étiquetage. Après avoir, défini les axes conceptuels qui sous-tendent l’interactionnisme
symbolique, nous développerons les différentes approches sociologiques de la délinquance
en prenant en compte plus particulièrement la valeur du renversement opéré par Emile
Durkheim pour appréhender les comportements des élèves dits « perturbateurs ». Puis nous
chercherons à envisager les conséquences pour l’étude de la punition scolaire, de l’adoption
du cadre théorique de la sociologie de la déviance. Nous nous interrogerons sur le processus
de construction des carrières déviantes des élèves et sur le rôle qu’occupent les agents de
l’institution dans l’étiquetage, la stigmatisation et la définition des élèves déviants. Nous
aborderons ensuite la place singulière occupée par l’exclusion ponctuelle de cours dans le
système éducatif français, à la fois d’un point de vue règlementaire, mais aussi par son
appréhension différenciée par les différents acteurs éducatifs. Cela nous amènera à
considérer la position centrale occupée par cette punition dans une division morale et sociale
du travail éducatif spécifiquement française (Floch, 2008; Masson, 2000). Nous verrons
ensuite comment les approches empiriques de la punition dans notre système éducatif
contredisent les approches normatives de la philosophie, du droit et des sciences de
l’éducation qui définissent ce que la sanction éducative devrait être. Nous étayerons enfin
notre propos par un état de l’art sur l’exclusion ponctuelle de cours et en particulier sur les
liens de causalité établis par les travaux de la recherche entre exclusion ponctuelle de cours
et décrochage scolaire. Cette réflexion nous conduira, pour achever notre première partie, à
envisager le contexte général dans lequel s’inscrit notre étude. Nous rappellerons en
particulier comment les territoires de la très grande pauvreté dans lesquels se déroulent notre
enquête ont été stigmatisés comme des territoires dangereux et disqualifiés. Nous
chercherons ainsi à décrire l’impact sur le quotidien scolaire de « la panique morale qui a fait
rage dans toute l'Europe ces dernières années à propos de la “violence de la rue“ et des “jeunes
délinquants“ (Wacquant, 2009, p. 8)4 et la manière dont ce paradigme de la violence a poussé
à privilégier un traitement répressif de la fragilité scolaire. Nous décrirons enfin le processus
qui a permis à cette problématique constitutive des « quartiers d’exil » de se diffuser dans le
4
Traduction de l’anglais par nos soins.
31
champ de l’éducation, autour des établissements ségrégués qui scolarisent les élèves les plus
pauvres et comment ce cadre interprétatif s’est substitué à celui de l’échec scolaire.
32
Chapitre 1 : la théorisation sociologique de la déviance
scolaire
Le « spectacle » de la délinquance nous confronte nécessairement à une réaction morale
négative a priori. La transgression des normes qui fondent la cohésion sociale suscite notre
réprobation, tout simplement parce que cette transgression rompt avec la régularité
nécessaire à la bonne conduite des activités humaines, à laquelle nous adhérons, que nous
avons intériorisée et que nous suivons quotidiennement. Cette indignation est d’autant plus
forte lorsque ces actes se déroulent dans l’enceinte de l’école : ne s’agit-il pas en effet ici du
lieu même de l’apprentissage des normes sociales, institué par la nation pour préserver la
cohésion de notre société (Durkheim, 1903, éd. 2006) ? Un lieu conçu comme nécessairement
à l’abri des agressions du monde extérieur, un « espace protégé et matriciel (…) où la
personnalité intellectuelle de l’élève est mise comme en gestation, en formation, et pour cela
soustraite aux influences extérieures qui voudraient la conditionner a priori, c’est-à-dire aux
doctrines (visions du monde, croyances, idéologies, courants d’opinion, etc.) ayant libre cours
dans le reste de la société. » (Bidar, 2012, p. 26) ? Cependant, cette indignation spontanée en
réaction aux atteintes à la loi de l’école trouble notre appréhension des faits sociaux. Il est en
effet difficile d’adopter une attitude compréhensive vis-à-vis de comportements qui
bousculent nos habitudes, perturbent la sérénité de notre quotidien, dépassent en fait
l’entendement parce qu’ils violent la régularité des interactions courantes de la civilité. On
pourrait dire que par définition, ces comportements ne sont pas compréhensibles. Le risque
est alors de tomber dans une perspective corrective, de privilégier une visée utilitariste de
l’étude du phénomène, et ainsi de nous couper de la réalité des faits. David Matza montre à
ce sujet que « jusqu’à récemment, et dans une large mesure encore aujourd’hui, l’étude des
phénomènes déviants a été dominée par des vues correctionnelles » et que « le point de vue
correctionnel interfère avec la prise en compte des phénomènes déviants parce qu’il est guidé
et motivé par le but de s’en débarrasser » (1969, p.16)5. Choisir une position corrective sur les
phénomènes de déviance menace de faire perdre de vue les faits singuliers que nous voulons
étudier, pour nous concentrer sur les remèdes : les analyses ainsi orientées par une vision
moralisatrice répugnent à décrire une réalité considérée comme corrompue. Cette dérive
représente un risque d’autant plus fort dans le cadre des sciences de l’éducation où les
chercheure·s sont majoritairement d’ancien·nes bon·nes élèves, ayant peut-être souffert euxmêmes des perturbations scolaires, ayant adhéré et intériorisé plus que d’autres les normes
scolaires. Ces chercheure·s peuvent être des enseignant·es dans le supérieur et parfois
d’ancien·nes enseignant·es du secondaire, chargé·es de représenter l’institution scolaire et
d’en faire respecter les règles. Il ne s’agira pas pour nous à travers cette étude de l’exclusion
de cours de chercher une solution aux comportements déviants des élèves, ni à résoudre le
problème de l’exclusion de cours, mais d’en proposer l’étude scientifique. Pour contourner ce
biais inhérent à la position surplombante du chercheur ou de la chercheure sur la déviance
scolaire, il est nécessaire de s’armer théoriquement. Nous nous attacherons donc dans la suite
5
Traduit de l’anglais par nos soins.
33
de ce chapitre à montrer comment la sociologie critique s’est confrontée à la problématique
de la déviance, et comment les différents concepts définis dans ce cadre constituent une
approche épistémologique pertinente pour l’analyse de la pratique de l’exclusion ponctuelle
de cours.
1. La salle de classe, théâtre de l’interaction conflictuelle
L’approche interactionniste, adoptée par un ensemble de chercheure·s issu·es de la
tradition sociologique de Chicago fait la part belle à l’étude de la déviance et des populations
qui y sont engagées. Elle s’attache pour cela à une description de leur vie quotidienne la plus
banale et à ses routines, à comprendre le social « par le bas », dans les interactions (Beldame
& Perera, 2020, p. 18; Payet, 2016a, p. 62). Les notions de carrière, d’affiliation, de rituel, de
rôle que nous allons aborder maintenant nous permettrons d’étayer conceptuellement notre
approche des phénomènes de déviance dans l’enseignement secondaire.
L’interactionnisme symbolique, est défini par Herbert Blumer à partir de trois propositions :
« Les êtres humains agissent envers les choses sur la base du sens qu’elles ont pour eux (…). La
signification de ces choses dérive et émerge de l’interaction avec autrui (…). Le sens est traité
et modifié par un processus d’interprétation auquel a recours la personne qui a affaire à cellesci » (Blumer, [1969], 1986, p.2). L’interactionnisme symbolique postule ainsi que se sont les
interactions quotidiennes qui construisent la société dans un processus constant de
négociation et d’interprétation. L’agent social n’est pas soumis passivement aux structures qui
déterminent ses agissements : dans un contexte donné, il interprète et définit les situations
en se confrontant à autrui. Cette interprétation est conditionnée par la dimension symbolique
de notre rapport au monde. Chaque individu, au sein du groupe social de référence auquel il
appartient, a acquis les capacités de donner du sens au monde réel, d’interpréter des
situations inédites, à partir de connaissances qui nourrissent sans cesse les relations sociales.
Les individus, dans l’interaction, définissent conjointement un « ordre social négocié », qui
permet à la situation de tenir, et à l’interaction de se réaliser. Pour que l’interaction se
déroule, il faut être en capacité d’interpréter la manière dont l’autre agit, afin d’ajuster notre
propre action. C’est dans ce sens que Strauss (1992) parle de négociation : les partenaires de
l’interaction trouvent ensemble un compromis acceptable qui redéfinit provisoirement la
situation et leur permet d’échanger. Bien sûr, cette interaction ne se limite pas aux échanges
verbaux, elle est aussi constituée de toute une série d’éléments corporels. Mais l’interaction
n’est pas un processus simple qui implique uniquement les individus présents en face à face.
Une interaction peut voir intervenir d’autres individus, absents physiquement, mais qui
participent tout de même à la définition de la situation en influençant le rapport au monde
des présents. L’interaction comporte donc à la fois une dimension de confrontation concrète
à autrui, mais aussi une dimension imaginaire. Si l’on considère ainsi l’enseignant·e dans sa
classe en situation d’interaction avec le groupe et avec chacun des élèves, il faut s’interroger
sur la manière dont chacun des participants à ces interactions en classe cherche à définir et à
faire tenir une situation qui lui soit favorable. Nous pouvons supposer que l’exclusion
34
ponctuelle de cours constitue un de ces rituels permettant aux enseignant·es et aux élèves de
faire tenir la situation d’interaction en classe.
Pour les interactionnistes, les règles ne préexistent pas à l’action, elles sont mises en œuvre
par les acteurs et les actrices à travers leur définition de la situation. La perspective
interactionniste nous invite à envisager le fonctionnement dynamique de la règle. C’est à
partir de l’interprétation de la situation que l’individu décide d’appliquer ou non une règle et
qu’il décide de l’appliquer de telle ou telle manière. Suivre une règle, c’est être à la fois capable
de savoir dans quel contexte elle peut être appliquée favorablement, mais aussi être en
mesure de jouer avec la règle, de se jouer de la règle, de prendre ses distances avec elle. Ainsi,
un jeu comporte un ensemble de règles, mais il ne peut être joué que dans le fil de l’action,
dans la pratique du jeu où s’actualisent les règles. Alain Coulon définit la « praticabilité » de la
règle : « la praticabilité de la règle ce sont ses potentialités de mise en application, ce sont les
éléments invisibles de sa mise en œuvre concrète, ce sont ses propriétés qui n’apparaissent
qu’au cours du travail qui consiste à suivre la règle » (1993, p. 220). Nous serons amenés ainsi
à envisager la norme dans cette perspective dynamique et interprétative : c’est parce que les
normes entrent dans ce processus de réinterprétation permanente, à partir du savoir pratique
des participants aux interactions, que les situations peuvent tenir. Cette perspective pourrait
renverser la présentation traditionnelle de l’application de la loi scolaire, impartiale et
immanente. Les agents de l’institution scolaire ne seraient-ils pas au contraire amenés à
interpréter les règles scolaires en pratique au quotidien, dans leurs interactions en face à face,
et à actualiser ces règles en situation ?
L’ethnométhodologie définit la maîtrise de l’ensemble de ces règles comme un
processus « d’affiliation ». Selon Garfinkel et Sacks, « les faits sociaux sont des
accomplissements des membres » (1970, p. 353). Garfinkel utilise le concept de « membre »
pour désigner une personne qui parle un langage naturel commun. Le langage en question
représente l’ensemble des procédures, linguistiques ou corporelles, qui lui permettent
d’entretenir une familiarité avec le réel. « Un membre (…) c’est une personne dotée d’un
ensemble de procédures, de méthodes, d’activités, de savoir-faire, qui la rendent capable
d’inventer des dispositifs d’adaptation pour donner sens au monde qui l’entoure » (Coulon,
1993, p. 183). Pour devenir membre, il faut s’affilier à un groupe et apprendre à en maîtriser
l’ensemble des savoirs pratiques qui permettront l’interprétation des situations et la
production d’interactions cohérentes dans ces situations. Les membres sont en capacité d’agir
sous la forme de routines qu’ils n’interrogent plus mais qui leur permettent d’inventer des
solutions pratiques aux situations attendues ou inédites qu’ils sont amenés à rencontrer :
« seuls ceux qui sont devenus membres sont capables de considérer les normes, les règles
comme des questions pratiques » (Coulon, 1993, p. 221). Les différentes phases de ces
affiliations successives constituent la « carrière » de l’individu, entendue dans le sens subjectif
défini par Everett Hughes : « une carrière est faite des changements dans la perspective selon
laquelle la personne perçoit son existence comme une totalité et intègre la signification de ses
35
diverses caractéristiques et actions, ainsi que tout ce qui lui arrive. » (1937, p 409-410) 6 .
L’ensemble de ces connaissances acquises définit des éléments qui ne posent plus problème
au membre affilié et peuvent ainsi être mobilisés sans redéfinition nécessaire : il s’agit
« d’allants de soi », qui permettent aux membres de naturaliser toute une série d’éléments
« évidents » à accepter et à mettre en pratique. L’observation de l’activité des membres
permet de mettre à jour « les procédures par lesquelles les acteurs interprètent constamment
la réalité sociale, inventent la vie dans un bricolage permanent (…) en bref, comment ils
fabriquent un monde « raisonnable » afin de pouvoir y vivre. » (Coulon, 2014, p. 27). Nous
serons ainsi amenés à décrypter le rôle que pourrait jouer l’exclusion de cours dans ces
processus « d’affiliation » des élèves au cours de leurs « carrières » scolaires.
Pour rendre compte des rites de l’interaction, Erving Goffman utilise la métaphore
théâtrale (1973), qui nous semble particulièrement adaptée au cadre de la salle de classe.
L’acteur ou l’actrice de l’interaction agit dans le but de permettre à l’interaction de suivre son
cours sans accident. Pour produire une certaine stabilité de la situation au cours de
l’interaction, l’acteur, en représentation, ne part pas d’une page blanche, il dispose d’un
appareillage symbolique que Erving Goffman nomme la « façade » (E. Goffman, 1973, p.
29‑36) constitué à la fois d’éléments de décors, et d’éléments personnels. Muni de cet
appareillage, l’acteur va chercher à contrôler l’impression qu’il provoque sur ses spectateurs,
en particulier en essayant de maîtriser l’ensemble de ses expressions physiques. Nous l’avons
vu, l’interaction nécessite une interprétation continuelle des intentions d’autrui, dans le cadre
d’un système symbolique cohérent maîtrisé par les membres affiliés. Bien sûr, la métaphore
de la scène théâtrale qui diviserait les participants à l’interaction entre un acteur ou une
actrice et son public est une simplification : au cours de l’interaction, chacun·e va occuper
successivement et simultanément les positions d’acteur ou d’actrice et de spectateur ou de
spectatrice. C’est parce que l’ensemble des acteurs et des actrices engagées dans l’échange
adhère aux éléments de façade mis en œuvre dans l’interaction qu’ils ou elles pourront suivre
son cours sans heurts, sans « fausse note ». C’est cette adéquation qui participe dans la
représentation à la production d’un sentiment de réalité : les acteurs et actrices réinvestissant
successivement dans leur interprétation des éléments de façade adéquats. Ils ou elles jouent
un rôle qui comporte une dimension normative (il existe pour chaque rôle un ensemble de
règles de conduites attendues) une dimension stéréotypée (à chaque rôle est attribué a priori
un ensemble de caractéristiques) et une dimension interprétative (l’acteur ou l’actrice
actualise son rôle dans la situation). Le souci constant de l’acteur ou de l’actrice sera, dans son
interprétation, de maîtriser les impressions qu’il ou elle produira sur son public, de façon à ne
pas choquer ses attentes, à ne pas sortir de façon trop brutale d’une définition stabilisée et
réciproquement acceptée de la situation. Pour cela, il n’est pas nécessaire que l’individu
adhère entièrement au rôle qu’il joue. Au contraire, le contrôle de ce qu’il produit sur autrui
va impliquer la capacité de l’acteur ou de l’actrice à prendre de la distance par rapport à son
rôle et à ainsi d’adhérer successivement dans le cours de l’interaction, à plusieurs rôles
6
Traduit par mes soins.
36
différents (E. Goffman, 2002). L’individu est donc capable de recourir à différents registres
d’interprétation qui constituent le cadre de son action. Si Erving Goffman n’évoque pas
explicitement la salle de classe dans l’analyse de ces situations de face à face, la métaphore
théâtrale semble pouvoir décrire parfaitement ce qui s’y joue entre les élèves et leurs
enseignant·es.
Erving Goffman définit d’autre part, dans l’ordre stabilisé de l’interaction, la notion
essentielle de « face » : « On peut définir le terme de face comme étant la valeur sociale
positive qu'une personne revendique effectivement à travers la ligne d'action que les autres
supposent qu'elle a adoptée au cours d'un contact particulier » (E. Goffman, 1974, p. 9). Le
maintien de cette valeur positive pour l’individu est essentiel et engage les efforts réciproques
de tous les participante·s à l’interaction. C’est pour conserver cette ligne de conduite que les
individus s’appuient sur les rites verbaux et corporels réciproquement acceptés de la
conversation (rites de politesse, d’excuse, d’évitement). Bien sûr, la pratique stabilisée de ces
différents rôles adoptés successivement n’est pas sans danger. Il est possible de se retrouver
face à des ruptures dans l’ordre de l’interaction : l’acteur ou l’actrice peut mal jouer son rôle,
le public se tromper dans l’interprétation de la scène à laquelle il assiste. C’est dans cette
mesure que l’on sort de l’ordre de l’interaction courant. Le risque est toujours présent de
« perdre la face » ou de « faire perdre la face » à son interlocuteur ou interlocutrice, c’est-àdire de se retrouver dans une situation d’embarras, dans une situation où la stabilité du rôle
que l’on adopte est mise en danger. Confronté à ce risque de perdre la face, l’individu peut
décider de se retirer de l’interaction ou d’y mettre fin. « Dans tous les cas, alors même que la
face sociale d'une personne est souvent son bien le plus précieux et son refuge le plus plaisant,
» écrit Erving Goffman, « ce n'est qu'un prêt que lui consent la société : si elle ne s'en montre
pas digne, elle lui sera retirée. » (1974, p. 13). En d’autres termes, si le maintien réciproque de
la face dans l’interaction permet à la situation de tenir, le risque de commettre une offense
qui peut faire voler en éclat la situation reste une potentialité toujours présente à l’esprit des
individus en conversation. Le risque de voir l’interaction exploser est cependant considéré par
Erving Goffman comme exceptionnel, les acteurs chercheront à éviter autant que possible ces
situations très coûteuses socialement. S’il n’est plus possible de tenir sa ligne d’action tout en
sauvant la face, le statut d’interactant peut être dénié à celui qui se retire de l’échange par un
coup d’éclat ou à celui qui, « victime de représailles brutales » (E. Goffman, 1974, p. 24) est
« détruit » par son interlocuteur. Ces deux « méthodes constituent deux moyens de sauver la
face, mais à un prix généralement élevé pour toutes les parties concernées » (E. Goffman,
1974, p. 24). Si Erving Goffman s’intéresse plus particulièrement aux rites de l’interaction qui
permettent aux situations de tenir, et aux interlocuteurs de « garder la face », l’exclusion
ponctuelle de cours semble bien constituer une de ces limites dangereuses au cours
desquelles la face des interlocuteurs et des interlocutrices est mise en danger.
A l’issue de ces premiers éclairages sur l’approche interactionniste, nous pourrons donc
nous demander dans quelle mesure l’exclusion ponctuelle de cours permet aux enseignant·es
de faire tenir une définition qu’ils jugent acceptable de la situation de leur classe ? Nous nous
37
demanderons d’autre part comment ces situations d’interaction se négocient entre les
enseignant·es et leurs élèves ? Comment ensuite les enseignant·es dans ces interactions
actualisent-ils concrètement les potentialités des règles scolaires et en particulier celles qui
concernent l’exclusion ? Enfin nous nous demanderons si l’exclusion de cours ne permettrait
pas aux enseignant·es de « garder la face » ou encore si le fait de se faire exclure n’est pas une
solution pour les élèves pour ne « pas perdre la face » en se retirant de l’interaction ?
2. La naturalisation de la déviance des élèves
La médiatisation des faits divers et en particulier des crimes les plus effrayants pousse
l’opinion publique à s’interroger : comment un être humain peut-il en arriver à commettre
des actes aussi « barbares » ? Face aux infractions qui transgressent les règles fondamentales
du vivre ensemble et en particulier face aux atteintes les plus « monstrueuses » à l’intégrité
de la personne humaine, nous sommes saisis par des réflexes d’indignation. Le même type de
mouvement nous amène, dans les établissements scolaires, à une incompréhension vis-à-vis
de comportements qui remettent en cause la bienséance dans les relations usuelles.
Comment certains élèves en arrivent-ils à porter atteinte à ce point aux codes les plus
élémentaires du savoir-vivre ? Comment des enfants et de jeunes adolescents peuvent-ils
adopter des comportements qui semblent à ce point éloignés de ce que l’on attend d’un être
humain ? Cette sidération peut concerner les faits les plus extrêmes et les plus médiatisés de
violence scolaire.
A ces interrogations générales, le sens commun peut répondre que ces actes sont le fait
d’individus dotés d’imperfections qui leur sont propres et qui les poussent à tenir cette ligne
de conduite « inhumaine ». L’analyse de ces écarts à la norme admise se conçoit alors en
termes de penchants constitutifs de la nature de certains individus qui les pousseraient plus
que d’autres vers des comportements inadmissibles. Il est par exemple courant de considérer
que les prédateurs ou les prédatrices sexuel·les ou les pédophiles sont porteurs de
pathologies, probablement génétiques, qui les inclinent, peut-être même de façon
irrépressible à commettre les délits les plus répréhensibles. Cette conception invite à traiter
ces criminel·les par la détection précoce, la mise à l’écart ou les thérapies pharmaceutiques.
La conception de sens commun est présente par exemple dans les propos tenus par Nicolas
Sarkozy alors candidat à l’élection présidentielle pour la revue mensuelle « Philosophie
magazine », : « J'inclinerais, pour ma part, à penser qu'on naît pédophile, et c'est d'ailleurs un
problème que nous ne sachions soigner cette pathologie »7. Cette approche du déterminisme
biologique, sans doute assez largement partagée encore, a connu de beaux jours au XIX e
siècle, avec les théories de l’anthropologie criminelle. Les études de Cesare Lombroso sont
restées célèbres : ce dernier voit dans le criminel ou la criminelle une espèce à part, dotée de
caractéristiques physiques identifiables dont il dresse une liste exhaustive à partir d’une
typologie établie en croisant données statistiques et morphologiques :
7
Nicholas Sarkozy, Michel Onfray. Confidences entre ennemis, propos recueillis par Alexandre Lacroix, Nicolas
Truong. Philosophie Magazine 8, Avril 2007.
38
Le peu de développement du système pilaire, la faible capacité crânieuse, le front
fuyant, les sinus frontaux très développés, la plus grande fréquence des os Wormiens,
les synostoses précoces, la saillie de la ligne arquée du temporal, la simplicité des
sutures, la plus grande épaisseur des os crâniens, le développement énorme des
mâchoires et des zygomes, le prognathisme, l’obliquité des orbites, la peau plus
pigmentée, la chevelure plus touffue et crépue, les oreilles volumineuses. (Lombroso,
1899, p. 443).
Cette approche incite à détecter les criminel·les à la naissance pour en protéger la société,
soit en les éradiquant, soit en les confinant à des positions professionnelles dans lesquelles
leur nature s’exprimerait sans danger pour autrui (par exemple dans l’armée ou la police). On
aurait tendance à sourire à la lecture de ces propos datés qui nous semblent aujourd’hui
caricaturaux. Ils restent malgré d’actualité dans les recherches de criminologie clinique
menées dans le cadre des travaux des neurosciences ou de la génétique. Certaines études
cherchent à prouver scientifiquement que le dysfonctionnement des neurotransmetteurs
(faible niveau de production de sérotonine et de dopamine), le faible volume du lobe frontal
ou encore la taille des amygdales peuvent influencer les comportements des délinquants
(Carbonneau, 2008, p. 53-58). Ces approches mènent à un traitement médical de la
délinquance et au développement par les compagnies pharmaceutiques de traitements
curatifs (Carbonneau, 2008, p. 66). Les approches biologiques ou biosociales, peinent
cependant à imposer des résultats fermement établis et exempts d’arrière-pensées
idéologiques. L’alibi des preuves constitué par des sciences dures n’évite pas la construction
rétrospective des trajets criminels des individus. De plus, à l’image des théories de Lombroso
qu’on ne peut s’empêcher aujourd’hui de juger caricaturales, ces approches n’arrivent pas à
se stabiliser dans le temps, les découvertes fortement médiatisées promettant d’identifier des
causes biologiques expliquant les comportements individuels sont ainsi régulièrement
reléguées au rang de mythe scientifique. Comme le souligne Julien Larregue, « l’on ne dispose
aujourd’hui d’aucun exemple de théorie biocriminologique qui aurait fait l’objet d’un
consensus et qui aurait été intégrée au savoir criminologique commun » (2017, p. 194).
Cependant, ces approches se diffusent et influencent régulièrement les approches de bon
sens développées autour de la question de la déviance. Cette idée de « mauvaise graine »
reste une explication commode pour justifier de l’existence de conduites qui nous échappent.
On peut se demander ainsi si cette perspective essentialisante ne reste pas dominante pour
les personnels des établissements scolaires comme pour l’ensemble de la population. En
établissant le caractère irréductible et nuisible du délinquant ou de la délinquante, elles
ouvrent la voie à la répression systématique et à l’eugénisme.
La logique de la recherche sur la déviance a ainsi longtemps été d’enregistrer des
régularités dans des contextes sociaux où se multipliaient les faits criminels. En mettant à jour
par l’approche statistique les causes de la déviance, la science sociale postule la possibilité
d’affiner notre appréhension des mécanismes qui mènent au crime. Il s’agit alors d’estimer
dans quelle mesure la loi est enfreinte, et les causes qui amènent les individus à ne pas
39
respecter les règles. Les interprétations causales de la déviance vont rechercher les facteurs
pertinents qui détermineraient la déviance. Elles peuvent expliquer la délinquance par des
prédispositions individuelles psychologiques, dues à des carences dans l’éducation (Glueck &
Glueck, 1966), par le milieu dans lequel évolue l’individu, comme le font les travaux de
l’écologie urbaine (Shaw & Mckay, 1940) ou par des inégalités sociales trop importantes (Blau
& Blau, 1982). Ces lectures « factorielles » occupent certainement aujourd’hui encore une
place centrale dans l’appréhension des phénomènes de déviance scolaire. Clifford Shaw et
Henry McKay (1940) identifient les causes de la déviance au milieu dans lequel évolue
l’individu. Pour ces deux auteurs, dans les zones urbaines les plus défavorisées, la diversité
ethnique, les difficultés économiques et l’instabilité de l’habitat ne permettent pas un
contrôle social efficace : la rareté des sanctions formelles et diffuses ne fournit pas le cadre
nécessaire au respect de la loi. La déviance s’apprend ainsi dans un milieu culturellement
criminel. La théorie de l’activité routinière (L.E. Cohen & Felson, 1979) affirme que la déviance
dépend d’un contexte social dans lequel se présentent des opportunités de commettre une
infraction : pour qu’un individu en vienne à concevoir un délit, il faut la concordance de trois
éléments : « un contrevenant motivé, une cible désirable et l’absence de surveillance
efficace » 8 (L.E. Cohen & Felson, 1979, p. 605). Cette approche conceptuelle lie ainsi le
développement de l’activité criminelle à celui de la prospérité sociale qui produit en
abondance des biens désirables. L’inégalité sociale peut aussi être appréhendée comme un
facteur explicatif de la déviance. Peter et Judith Blau (1982) observent que certaines
populations vivent dans des conditions de grande pauvreté et que ces conditions se
reproduisent de façon immuable génération après génération. Ils en concluent que le
sentiment d’injustice engendré par une assignation à la pauvreté et l’expérience héréditaire
de la pauvreté, vont pousser les populations à des pratiques leur permettant de contourner
cette reproduction et de participer à une forme de redistribution des richesses. L’activité
délinquante serait alors une activité sociale corrective des trop fortes inégalités dans
lesquelles certaines populations se trouvent enfermées.
Les inégalités socio-économiques associées à une position assignée, parce qu’elles
renforcent et consolident les différences d’ethnie et de classe, engendrent un conflit
endémique dans les démocraties. Les inégalités économiques importantes provoquent
violence et conflit, mais celles qui vous sont assignées le font plus encore.9 (Blau & Blau,
1982, p. 118-119).
Les théories causales de la déviance attirent ainsi l’attention sur des indicateurs
susceptibles d’engendrer la déviance : des anomalies propres à l’individu, une contagion dans
la fréquentation de pairs déviants, le laxisme des autorités légitimes, l’injustice sociale. Ces
cadres interprétatifs ne s’écartent finalement pas des lectures du sens commun, elles restent
attachées à une vision de la déviance pensée en termes de pathologie sociale. Elles peuvent
être mobilisées par les autorités publiques dans une perspective de prévention des
8
9
Traduit de l’anglais par nos soins.
Idem
40
comportements déviants chez les enfants, c’est le cas par exemple de Jean-Marie Bockel,
secrétaire d’Etat à la justice, lorsqu’il affirme dans son rapport au Président de la République :
Les études démontrent en effet que 15 % des enfants sont vulnérables, c’est-à-dire
incapables de répondre, de manière adaptée, à l’agressivité interne ou externe à
laquelle ils sont exposés […] Cette vulnérabilité pourrait pourtant être repérée chez les
petits entre deux et trois ans. C’est à ce stade que doit être posé sur l’enfant un regard
pluridisciplinaire visant à rechercher s’il existe à ces troubles une cause médicale ou
familiale. (Bockel, 2010, p. 45)
Ainsi, les élèves « ne répondant pas aux attendus de la norme scolaire » « relèvent, dans
l’esprit des législateurs, de ce que nous appelons un pseudo-handicap » selon Christophe Roiné
« d’un tableau clinique plus ou moins élaboré et reposant, au choix, sur des caractérisations
mettant en avant l’indigence de ses aptitudes, les troubles de sa conduite, ses carences
affectives, ou encore le dysfonctionnement de certaines de ses fonctions psychiques » (2014,
p. 23). Ces interprétations de sens commun qui conçoivent la déviance des enfants et des
adolescent·es comme des pathologies conservent toute leur actualité auprès des personnels
des établissements scolaires.
3. La déviance scolaire, un phénomène normal : retournement des
perspectives
Emile Durkheim propose un retournement complet de notre appréhension de la
délinquance et ouvre ainsi la voie à une sociologie de la déviance. Il part du constat que le
crime existe dans toutes les formes connues de société. Alors, s’il n’existe pas de groupe
humain dans lequel on pourrait constater l’absence de crime, il faut conclure que l’existence
de la criminalité est une constante sociale : « le crime est normal parce qu’une société qui en
serait exempte est tout à fait impossible » (Durkheim, 1893, éd. 2007, p. 67). Durkheim
considère de plus que le degré relatif de civilisation des sociétés qu’il étudie n’a pas de lien
avec la présence ou l’absence de crimes : on retrouve l’existence des criminel·les dans les
sociétés primitives autant que dans les sociétés industrielles. Cette affirmation a des
conséquences épistémologiques fondamentales qui nous amènent à reconsidérer notre
approche de la déviance. En effet, si les actes déviants constituent des faits sociaux réguliers,
ils doivent être considérés comme normaux et indispensables au bon fonctionnement de la
société :
Classer le crime parmi les phénomènes de sociologie normale, ce n’est pas seulement
dire qu’il est un phénomène inévitable quoique regrettable, dû à l’incorrigible
méchanceté des hommes ; c’est affirmer qu’il est un facteur de santé publique, une
partie intégrante de toute société saine. (Durkheim, 1893, éd. 2007, p. 66)
Il s’agira alors pour la sociologie d’étudier, comme pour tout autre objet social, la fonction
du crime dans l’organisation de la vie sociale. Pour Durkheim, la morale, le crime et la sanction
sont intimement liés. C’est la sanction, diffuse ou légale, qui permet de définir le domaine de
41
la morale, en s’affranchissant de la religion, de la philosophie ou du droit. C’est l’existence de
la sanction qui permet de définir les règles morales qui raffermissent le lien social. Cette
conception de la déviance permet de sortir d’une appréhension pathologique du crime et de
son traitement curatif : « Contrairement aux idées courantes, le criminel n'apparaît plus
comme un être radicalement insociable, comme une sorte d'élément parasitaire, de corps
étranger et inassimilable, introduit au sein de la société ; c'est un agent régulier de la vie
sociale. » (Durkheim, 1893, éd. 2007, p. 72). Mais ces règles morales sur lesquelles reposent
le lien social ne relèvent pas de l’immanence : elles diffèrent selon les sociétés, évoluent en
fonction des époques. Et comme, « il ne peut pas y avoir de société où les individus ne
divergent plus ou moins du type collectif » (Durkheim, 1893, éd. 2007, p. 70), la déviance
possède un rôle fondamental dans le processus vital, celui de produire de l’adaptation. Le
criminel ou la criminelle conteste les dogmes établis et oblige ainsi la société à se modifier, à
faire évoluer le cadre de son organisation. Ce changement de paradigme dans l’étude de la
déviance permet de sortir d’une conception curative de la peine. « Si, en effet, le crime est une
maladie, la peine en est le remède et ne peut être conçue autrement ». Mais, affirme
Durkheim, « si le crime n’a rien de morbide, la peine ne saurait avoir pour objet de guérir et sa
vraie fonction doit être cherchée ailleurs (1893, éd. 2007, p. 72). Il induit ainsi un retournement
de perspective par rapport au traitement de la déviance. Il ne s’agit plus de punir, en fonction
de lois immuables, des comportements qui s’écarteraient d’une norme définie a priori, mais
de voir comment la sanction nous permet d’accéder à cette norme. Durkheim prend ainsi
l’exemple fictif d’une société de saints, coupés du monde et vivant une vie exemplaire et
parfaite. Les crimes tels qu’on les rencontre dans notre société lui seraient inconnus, mais le
moindre écart aux comportements réguliers serait alors l’objet d’une réprobation. Des
comportements qui s’écarteraient de la norme, jugés comme insignifiants dans notre société,
seraient ici sanctionnés et considérés comme des crimes. Cette approche fonctionnaliste de
la déviance étudie le rôle que joue le crime dans la constitution et le maintien de la cohésion
sociale. Durkheim s’écarte ainsi d’une appréhension curative de la déviance pour ouvrir le
champ à une approche réellement compréhensive.
Le trouble introduit ainsi par Durkheim ouvre la voie à une sociologie de la déviance et
retourne les perspectives dans l’appréhension des atteintes à la norme sociale. Il amène à
considérer différemment les perturbations et la punition scolaires. Nous devrons nous
interroger à la suite du père de la sociologie française sur le rôle de la déviance dans la
dynamique des rapports sociaux à l’école et nous demander par exemple de quelle manière
les comportements qui portent atteinte à la norme scolaire permettraient d’interroger le
conformisme scolaire, et dans quelle mesure ces comportements participent à la vitalité de la
redéfinition des normes scolaires.
4. La théorie de l’étiquetage à l’école
La déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une
conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un
“transgresseur“. (Howard Saul Becker, 1963, p. 32)
42
L’approche de Durkheim ouvre donc la voie aux théories de la désignation, dites « théories
de l’étiquetage » (labelling theory) qui relèvent de l’interactionnisme symbolique. Ces
approches ont été développées par les sociologues de la seconde école de Chicago, en
particulier par des auteurs comme Howard Becker, Erving Goffman, David Matza ou Aaron
Cicourel qui vont s’intéresser au rôle joué par la réaction sociale dans la constitution de la
déviance. Ces sociologues, en privilégiant une analyse relationnelle de la construction de la
déviance, nous permettent de sortir définitivement d’une conception « substantialiste »,
corrective et moralisatrice de la déviance :
Les analyses interactionnistes adoptent une position relativiste à l’égard des
accusations et des définitions de la déviance construites par les gens respectables et les
pouvoirs établis, et elles traitent celles-ci non comme l’expression de vérités morales
incontestées, mais comme le matériel brut des sciences sociales (Becker, 1963, p. 232)
Cette approche nous pousse à refuser l’interprétation des perturbations scolaires à partir
du regard de l’institution ou en adoptant un point de vue moral sur les faits étudiés, mais à les
traiter comme un matériau brut comme un autre.
a. Qu’est-ce que la déviance scolaire ?
On conçoit aisément ce que peuvent être des actes déviants : tricher à un examen, tuer sa
femme ou son mari, frauder le fisc, commettre un viol, prendre de l’argent dans le portemonnaie de ses parents, dépasser les autres clients dans une file d’attente, avoir des relations
sexuelles avec un animal, consommer des drogues dures, frapper son enseignant·e, conduire
en dépassant les limites de vitesse imposées, tromper sa ou son partenaire, voler une bouteille
de vin dans un supermarché, faire l’école buissonnière… La liste de ces faits considérés comme
déviants par le sens commun invite pourtant à se poser quelques questions. D’abord, il semble
évident que ces actes qui enfreignent les règles ne sont pas tous du même ordre : sur quels
critères s’établit une hiérarchie entre le fait de commettre un homicide ou de prononcer des
paroles grossières dans le bureau d’un proviseur ou d’une proviseure ? Ensuite, il semble que
certains actes puissent être considérés comme un crime dans certains contextes, mais pas
dans d’autres. Le fait de consommer ou de faire commerce du cannabis sera réprimé dans
certains pays, pouvant même entrainer des incarcérations, mais sera tout à fait toléré dans
d’autres pays, le commerce en étant même réglementé, faisant l’objet de taxes et de cotations
en bourse. Mettre fin à la vie d’autrui en lui tirant une balle dans la tête est considéré comme
un acte criminel dans la plupart des contextes, mais pourra faire l’objet de récompenses dans
le cadre de cérémonies publiques si cet homicide est commis dans le contexte particulier d’un
champ de bataille. Certaines de ces normes se rapportent au code pénal, d’autres aux
structures hiérarchiques du groupe social étudié, à ses règles de politesses, à ses habitudes.
Durkheim (1975, p.257-288) identifie ainsi des règles formelles, sanctionnées par la loi et des
règles informelles, qui font l’objet de sanctions diffuses (sarcasmes, rires, mépris). D’autre
part, l’ensemble de ces actes semble revêtir l’évidence de la déviance, mais qu’en est-il si ces
actes ne sont pas appréhendés par autrui, s’ils sont commis en secret ? Un sportif ou une
sportive de haut niveau qui fréquente des prostitué·ees mineur·es peut rester un exemple
43
pour la jeunesse tant que son attitude répréhensible n’est pas révélée. Un·e maire qui
détourne des sommes d’argent importantes sur les fonds de sa commune pour se faire
construire une villa de luxe continuera d’être considéré comme un fonctionnaire d’état
consacrant sans compter son temps et son énergie à la communauté si personne n’a dénoncé
la fraude. Un·e enseignant·e membre d’une secte sataniste peut être considéré comme un
éducateur ou une éducatrice exemplaire, apprécié de ses élèves, de leurs parents et de sa
hiérarchie s’il ou elle effectue ses activités dans la clandestinité. Un bon élève suffisamment
ingénieux pour tricher sans être vu lors de ses évaluations sera finalement récompensé par
une bonne note. Nous devons constater que tous les actes qui portent atteinte aux normes
sociales n’entrainent pas nécessairement de conséquences négatives pour ceux qui les
commettent. Il faut, pour qu’une personne soit considérée comme déviante, qu’une
opération sociale adéquate de désignation soit enclenchée. A partir de ces questionnements,
Howard Becker va considérer que ce qui est pertinent dans l’étude de la déviance, ce n’est pas
la nature de l’acte accompli, la manière dont est commise l’infraction, les caractéristiques
individuelles de la personne responsable de la transgression, ou le contexte dans lequel elle
est réalisée, mais le processus qui est mis en œuvre pour sanctionner, de façon formelle ou
informelle, les agissements de certaines personnes.
De ce point de vue, la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne,
mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions
à un “transgresseur“. Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec
succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette
étiquette. (Becker, 1963, p32-33)
Ce retournement de paradigme a des conséquences très concrètes sur l’étude des
phénomènes sociaux déviants. Dans le cadre de notre étude, cela oblige à abandonner l’idée
selon laquelle l’activité punitive scolaire viendrait simplement réagir à des comportements a
priori répréhensibles pour se concentrer sur la nature des normes et des punitions adressées
aux élèves « transgresseurs ». Nous refuserons ainsi de concevoir l’exclusion ponctuelle de
cours comme une simple réponse logique à des actes commis par des élèves, mais au contraire
comme une pratique d’étiquetage productrice de déviance. Certains individus vont
commettre des actes répréhensibles sans jamais être inquiétés par aucune sorte de sanction.
De ce fait, ils resteront invisibles pour les statistiques criminelles. De la même manière, des
individus vont être accusés à tort, sans qu’aucune infraction n’ait été commise. Il doit en être
de même pour les élèves et pour l’exclusion de cours : certains étant sans doute exclus à tort
quand d’autres ne seront pas exclus malgré les infractions qu’ils auront commises
secrètement. On peut très bien envisager que la décision de sanctionner ou non un acte soit
prise en fonction d’un certain nombre de déterminants (l’appartenance à une catégorie
sociale, le fait d’être domicilié à telle adresse, de présenter des caractéristiques physiques
particulières, d’être un homme ou une femme, d’appartenir ou non à une catégorie racisée
de la population) et que la personne ou le groupe qui prennent cette décision vont être plus
ou moins influencés par des représentations et des considérations qui leur sont propres. Le
44
cas de la « criminalité en col blanc » est de ce point de vue significatif. Howard Becker relève
ainsi l’interrogation de Edwin Suntherland :
Comment peut-il être vrai qu’il existe des crimes commis par des gens très aisés
n’affichant aucun des signes extérieurs de pathologie sociale, et par des entreprises
comptant parmi les plus grandes et les plus respectées du pays, qui, elles non plus,
n’étaient pas issues de familles éclatées (2002, p. 190)
Contrairement aux prénotions de sens commun et aux études statistiques qui associent
certaines populaires déclassées à la déviance, Suntherland remarque que : « les personnes des
classes socio-économiques supérieures sont impliquées dans beaucoup de comportements
criminels » et que « ces comportements criminels se distinguent de ceux de la classe socioéconomique inférieure principalement par les procédures administratives utilisées pour traiter
avec les délinquants » (Sutherland, 1949, p. 9) 10. Par exemple, certains médecins dans les
hôpitaux, sans jamais être condamnés vont consommer ou trafiquer des drogues, racketter
leurs patients en demandant des versements en sous-main pour pratiquer certaines
opérations, voler de l’argent en facturant à l’état des actes médicaux qui n’ont pas été
exécutés, falsifier des comptes rendus d’opérations. Des délits du même ordre seraient
poursuivis et punis sévèrement quand la justice s’adresse à des individus issus des classes
populaires. L’action des juges pourrait être ici déterminée par la connivence sociale qu’ils
entretiennent avec ces « criminels en col blanc ». La connivence ou au contraire le fossé
existant entre les enseignant·es et leurs élèves doit, de la même manière, jouer un rôle dans
la pratique de l’exclusion en classe. Ce n’est donc pas le caractère propre des faits commis par
des individus qui diffère, mais le traitement qui en est fait et ce traitement est déterminé par
des indicateurs de genre, d’ethnie ou de classe. On peut considérer que « le coût financier de
la criminalité en col blanc est probablement d’une ampleur plusieurs fois supérieure au coût
financier de tous les crimes ordinairement considérés comme le “problème criminel“ »
(Sutherland, 1949, p.12)11. L’idée que la criminalité puisse être produite par des causes socioéconomiques est ainsi largement remise en cause : « si l’on peut montrer que les crimes en col
blanc sont fréquents, la théorie générale du crime selon laquelle la criminalité est due à la
pauvreté et à ses pathologies qui lui sont liées s’avère alors invalide » (Sutherland, 1949, p.
10) 12 . Les études qui envisagent la déviance en termes de causalité et s’attachent à la
description des éléments qui pourraient être prédictifs, en tenant compte des statistiques de
la police et de la justice se contenteraient ainsi de traduire la manière dont ces déterminants
sociologiquement construits modifient la réaction sociale à la déviance de façon différenciée.
Pour arriver à une appréhension plus juste de la déviance, il faut combattre l’explication
essentialisante selon laquelle, « “Y a des fruits pourris dans les tonneaux de pommes.” Cette
explication vise à contrer tout argument fondé sur l’acceptation de l’hypothèse plus
sociologique selon laquelle c’est le tonneau qui fait pourrir les pommes ». (Becker, 2002, p.
10
Traduit par nos soins.
Idem.
12
Idem.
11
45
192). Howard Becker conteste la représentation portée par ces perspectives sur la déviance
qui voudraient que « les causes de la déviance se trouveraient dans la situation sociale du
déviant ou dans les “facteurs sociaux“ qui sont à l’origine de son action » (Becker, 1963, p. 32).
Si l’on veut prendre en compte la dimension relationnelle qui provoque la déviance, il faut
alors partir d’une définition inverse : « les groupes sociaux créent la déviance en instituant des
normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains
individus et en les étiquetant comme déviants » (Becker, 1963, p. 32-33). Le raisonnement qui
voudrait que des faits délictueux, déterminés par un contexte social, soient sanctionnés
indifféremment par la justice parce que des lois ont été transgressées, et que ces sanctions
nous permettraient d’identifier et de recenser une population déviante et ses pratiques est
alors retourné. La sanction désigne une population et des pratiques qui deviendront alors une
population et des pratiques déviantes. Ce qu’il conviendra alors d’étudier, ce n’est pas tant la
nature des actes commis, ni la nature des personnes qui commettent ces actes, mais l’activité
au cours de laquelle est produit l’étiquetage, les différentes étapes du processus, les
personnes qui en sont responsables et leurs motivations. Nous nous demanderons ainsi si
l’exclusion ponctuelle de cours ne constitue pas un de ces moments de la désignation sociale.
L’application de ce retournement de perspective, qui concerne la déviance en général, à la
déviance scolaire conduit à remettre en cause la prénotion de sens commun selon laquelle les
populations scolaires les plus défavorisées socialement seraient naturellement les plus
enclines à enfreindre les règles scolaires. En adoptant le cadre théorique de la sociologie de
la déviance, nous nous demanderons si les punitions scolaires, et en particulier l’exclusion de
cours, en défendant des normes socialement déterminées, ne désignent pas aussi comme
déviantes certaines populations scolaires socialement déterminées, ou encore dans quelle
mesure certains actes d’indiscipline ne restent-ils pas invisibles dans certains contextes
sociaux alors qu’ils sont au contraire portés au grand jour dans d’autres ? De la même manière,
certains enseignant·es pourraient, dans le huis-clos de leurs classes, punir leurs élèves en leur
faisant copier des lignes, imposer des punitions humiliantes, donner des « zéros de conduite »
ou exclure selon des prétextes abusifs certains de leurs élèves. Ces pratiques qui dévient des
règles explicitées par les règles du droit scolaire peuvent être considérées comme une
déviance de « criminels en col blanc », rarement ou jamais sanctionnée par l’autorité
administrative. Nous pourrions ainsi nous demander dans quelle mesure l’exclusion
ponctuelle de cours peut être considérée comme une pratique déviante et si les enseignant·es
qui la pratiquent peuvent se retrouver dans la catégorisation proposée par Howard Becker
d’individus « secrètement déviants » (1963, p. 43).
b. Carrière déviante, carrière scolaire
La construction de la déviance mettant en jeu une interaction entre celui ou celle qui
transgresse une norme et ceux ou celles qui vont réagir à cette transgression, on doit prendre
en compte la déviance comme un processus, qui nécessite de passer par plusieurs stades. La
séquence mise en œuvre nécessite une série d’opérations qui provoquent chacune des
réactions chez celui ou celle qui est étiqueté comme déviant·e. C’est en participant à ces
46
différentes étapes que l’élève va entrer dans une « carrière » déviante. Les différentes
opérations d’étiquetage vont constituer des événements pertinents qui modifient les
directions de la carrière individuelle des déviant·es. Becker distingue ainsi les différentes
étapes d’une carrière déviante : la transgression d’une norme, l’apprentissage des usages de
la sous-culture déviante, l’étiquetage, le changement de rôle social, l’entrée dans un groupe
déviant organisé.
Pour être considéré comme déviant·e, Il faut d’abord bien entendu transgresser une
norme. Cette transgression peut correspondre à une méconnaissance des normes en vigueur,
mais dans la plupart des cas, elle est intentionnelle. Certaines théories (L. E. Cohen & Felson,
1979b) considèrent que les délinquant·es sont celles ou ceux qui sont tentés dans certaines
situations par la déviance. Au contraire, Becker affirme que, dans la plupart des cas,
lorsqu’une occasion se présente de transgresser une norme, l’individu va choisir de résister à
la tentation. Il décrit alors l’implication d’une personne « normale » dans la vie
conventionnelle comme une série d’engagements. Une fois engagé, « rester normal
représente un enjeu trop important pour qu’il se laisse influencer par des tentations
déviantes » (Becker, 1963, p. 50). Ici aussi, il nous semble particulièrement stimulant de
retourner les représentations de sens commun qui considèrent que les élèves ont un penchant
naturel à « faire des bêtises », et de considérer qu’au contraire, ils fournissent un effort
considérable pour résister à la tentation de transgresser les normes scolaires. De la même
manière que les « bons élèves », les élèves déviants doivent éprouver de fortes tentations
pour respecter la loi. David Matza et Greshem M. Sykes (1957, 1961) considèrent ainsi que les
jeunes impliqués dans des activités délinquantes doivent se débrouiller avec ce déchirement
entre le système de valeur dominant, celui de leurs parents, qu’ils maîtrisent et auquel ils
adhèrent, et un système de valeurs concurrent, celui du groupe de pairs, impliqué dans la
délinquance juvénile. Pour dépasser cette tension ils recourent à des techniques de
« neutralisation ». Le déviant ou la déviante est en accord avec la loi, mais pour la transgresser,
il ou elle met entre parenthèses son application, dans certaines situations. Il ou elle négocie
ainsi avec les normes, pour en abandonner l’application tout en y revenant une fois le forfait
accompli. Pour cela il ou elle utilise des techniques de neutralisation. Matza et Sykes
énumèrent ainsi les différentes techniques employées en commençant par la neutralisation
de la responsabilité. Le jeune délinquant ou la jeune délinquante met en œuvre des
raisonnements qui lui permettent de se dédouaner : « en apprenant à se considérer comme
une personne sur laquelle on agit plus qu'elle n'agit, le délinquant se prépare la voie à dévier
du système normatif dominant sans qu'il lui soit nécessaire de s'attaquer de front aux normes
elles-mêmes » (Matza & Sykes, 1957, p. 667)13. Ce peut être un coup de folie passager, une
erreur de jugement ou une injustice : « son sens de l’injustice se développe à l’intérieur de
l’influence de la justice juvénile contemporaine. Ce contexte ne provoque pas le sens de
l’injustice, mais il aide à la soutenir » (Matza, 1964 p. 149) 14 . Le déni de la souffrance
13
14
Traduit par nos soins.
Traduit par nos soins.
47
provoquée permet aussi d’effacer les effets potentiellement négatifs de la déviance : les
conséquences de l’acte sont relativisées, un vol de voiture peut être par exemple considéré
comme un simple « emprunt ». Pour neutraliser leur participation dans une infraction, les
jeunes délinquant·es peuvent aussi être amenés à disqualifier la victime : le crime est présenté
comme une forme de châtiment à l’égard d’une personne reconnue coupable pour d’autres
raisons : « Les homosexuels ou les pervers sexuels, les ivrognes, les escrocs, les membres de
minorités méprisées, ou ceux de groupes politiques discrédités, à cause de leurs imperfections,
sont passibles d’enclencher un processus criminel à leur encontre » (Matza, 1964 p. 175)15. Le
jeune délinquant ou la jeune délinquante peut enfin accuser son accusateur ou son
accusatrice, pointer les incohérences, les défaillances de ce dernier ou de cette dernière. Il va
s’engouffrer dans les failles qui lui sont proposées pour le ou pour la discréditer : « Il peut
prétendre que ceux qui le condamnent sont des hypocrites, des déviants déguisés ou des
personnes animées d'un sentiment de méchanceté » (Matza & Sykes, 1957, p. 668) 16 . Le
registre de justification utilisé par les jeunes délinquant·es, analysé par le sens commun
comme une forme de défense rétrospective aux infractions commises, serait selon Matza et
Sykes, un processus de rationalisation mis en œuvre préalablement à la transgression,
constitutif de la possibilité d’aller à l’encontre d’une norme :
Ces justifications sont communément décrites comme des rationalisations. Elles sont
considérées comme une part du comportement déviant et comme protégeant l'individu
contre le blâme de soi et celui d’autrui un fois l'acte commis. Mais il y a aussi des raisons
de croire qu'elles précèdent les comportements déviants et rendent possible les
comportements déviants (1957, p. 666).17
Nous devrons nous interroger sur les processus de disqualification de certain·es
enseignant·es par les élèves qui s’engouffrent dans les failles de l’institution. Les verdicts
scolaires pourraient ainsi être perçus comme injustes et participeraient pour les élèves
déviants de leurs stratégies de neutralisation.
Il s’agit ensuite de s’installer dans des pratiques déviantes et pour cela, il faut faire
l’apprentissage, auprès de pairs déviants, de la participation régulière à une sous-culture
engagée dans une activité déviante. Matza propose là aussi de sortir d’une perception de la
déviance en termes de pathologie et de substituer la notion d’affiliation à celle d’affinité
(1969, p. 101-103) : on ne devient pas déviant·e par attraction, par contagion, mais par
affiliation. La contagion est associée à la maladie alors que l’affiliation renvoie à un processus
social au cours duquel l’individu va faire l’apprentissage d’un savoir et de compétences
pratiques communes au groupe de déviant·es. L’ensemble de ces éléments doit être maîtrisé
pour entrer dans une carrière de déviant·e.
15
Idem.
Idem.
17
Idem.
16
48
L’affiliation consiste en un processus au cours duquel le sujet est “converti“ à une
conduite nouvelle pour lui mais déjà établie pour d’autres. En apportant de nouvelles
significations de comportement, considérées d’abord comme étranges ou
inappropriées, l’affiliation construit le contexte et la procédure par lesquels le néophyte
peut être « mis en route » et « retourné » (turned on and out) (Matza, 1969, p. 101102)18.
Le ou la futur·e déviant·e se plonge dans un univers symbolique qui possède sa propre
cohérence. Le ou la déviant·e apprend les modalités pratiques qui lui permettront de jouer
parfaitement son nouveau rôle. Il ou elle assimile auprès d’autres déviant·es les techniques
propres à la sous-culture déviante. Il ou elle apprend en particulier à se familiariser, à prendre
goût aux pratiques déviantes et à en tirer du bénéfice : « cette redéfinition s'opère par
l'interaction avec des utilisateurs plus expérimentés qui, de diverses manières, apprennent au
novice à prendre plaisir à ces impressions qui lui font si peur au début. » (Becker, 1963, p. 77)
Une étape essentielle dans la carrière est le moment où le déviant ou la déviante va être
présenté publiquement comme déviant·e. Cette étape peut d’ailleurs être franchie
intentionnellement par le ou la déviant·e qui va porter au grand jour un stigmate qui était
jusqu’alors tenu secret, en agissant de façon à ce que son activité soit révélée et puisse ainsi
être réprimée. Si cette étape est essentielle dans la carrière de déviant·e, c’est qu’elle va
amener le déviant ou la déviante à changer de rôle dans les interactions sociales. Ce
changement de statut est important parce qu’il efface l’ensemble des caractéristiques qui
définissaient jusqu’alors l’individu :
L’identification de l’individu comme déviant précède les autres identifications. A la
question : “quelle sorte de personne transgresserait une norme aussi importante“, on
répond : “C’est quelqu’un de différent de nous, qui ne peut ou ne veut pas agir comme
un être normal et qui pourrait donc transgresser d’autres normes importantes“
(Becker, 1963, p. 57)
Cette stigmatisation va amener le ou la déviant·e à s’accorder au fur et à mesure à
l’ensemble des attentes de ceux ou de celles qui l’ont étiqueté et à agir en conséquence. Mais
au-delà de la prophétie auto-réalisatrice, c’est le traitement qui va être appliqué au déviant
ou à la déviante qui va modifier en profondeur ses comportements. Celui-ci ou celle-ci va,
affecté de ce nouveau statut, se voir refuser toute une série d’activités qui structuraient
jusqu’alors sa vie quotidienne. Il ou elle ne va plus trouver dans des activités qu’il ou elle
effectuait régulièrement dans le groupe social conventionnel auquel il ou elle appartenait, le
même type de valorisations. Certaines activités vont tout simplement lui être interdites. Il ou
elle sera ainsi amené·e à participer plus encore aux pratiques du groupe de déviant dans
lesquelles il ou elle trouvera de nouvelles formes de reconnaissance, compensant la perte
subie. L’avancée dans sa carrière va rendre au fur et à mesure de plus en plus difficile les
possibilités de s’extraire de son nouveau statut. Ses efforts pour suivre à nouveau les normes
18
Traduit par nos soins.
49
admises ne seront pas reconnus et chaque nouvelle infraction le ramènera au rôle qui lui est
assigné. Shlomo Shoham parlera ainsi de « corridor de la déviance » (1991, p. 242), l’individu
enfermé dans une représentation figée, frappé du stigmate de la déviance étant alors
incapable de rebrousser chemin : « dès lors qu’une personne est étiquetée, il semble qu’elle
soit enfermée en un cercle infernal ne connaissant aucune issue » (Shoham, 1991, p. 239).
De la même manière, nous tenterons d’appréhender le parcours scolaire en termes de
carrière et d’identifier les différentes étapes des carrières déviantes des élèves. Nous
essaierons ainsi de comprendre dans quelle mesure l’école participe à cette construction et si
l’exclusion ponctuelle de cours peut constituer, dans certains cas, un des éléments
déterminants de ces carrières.
c. La déviance secondaire des élèves
Afin de lever les ambiguïtés liées au statut du déviant ou de la déviante (entre celui ou celle
qui est accusé·e à tort, celui ou celle dont la déviance reste secrète, celui ou celle qui est
réellement étiqueté·e comme déviant·e), Edwin Lemert va proposer une distinction entre la
déviance primaire et la déviance secondaire (1951). Un individu peut enfreindre une norme
sans que cette transgression n’ait de conséquence pour lui : la déviance est alors primaire, elle
n’est connue que du déviant ou de la déviante et ne l’affecte pas socialement. Celui-ci a bien
conscience de la transgression réalisée, mais celle-ci n’a pas encore d’effet sur la définition
qu’il ou elle se fait de lui-même ou d’elle-même, ni sur la définition qu’en fait la société. Un
élève qui tricherait à une évaluation et obtiendrait ainsi une note falsifiée est bien conscient
de sa déviance, mais cette déviance ne l’affecte pas. Le déviant ou la déviante peut même être
sanctionné ponctuellement pour sa déviance, sans qu’un nouveau rôle social ne lui soit
attribué. C’est certainement le cas pour une majorité des infractions portées à la norme
scolaire, elles peuvent être réalisées sans conséquence pour l’élève si celui-ci n’est pas
appréhendé par les personnels scolaires, une première punition peut sans doute s’arrêter là,
et ne pas faire peser de conséquences sur la carrière de l’élève. Au contraire, « la déviance
secondaire est constituée par des actions dont les référents sont ces rôles et ces attitudes. Le
déviant secondaire (…) est une personne dont la vie et l’identité s’organisent autour des faits
de déviance » (Lemert, 1967, p. 62) 19 . Par la reconnaissance officielle de la déviance
secondaire, le statut de l’individu est modifié au sein de la société, mais surtout il est modifié
pour lui-même. Edwin Lemert décrit ainsi les différentes étapes du processus d’étiquetage qui
conforte le déviant secondaire :
L’interaction qui induit la déviance secondaire suit la séquence suivante : 1. déviance
primaire. 2. Châtiments ordonnés par la société. 3. Nouvelle déviance primaire.
4. Châtiments plus forts et rejet. 5. Nouvelle déviance, possiblement accompagnée de
malveillance et de rancœur à l’égard des auteurs des châtiments. 6. Une baisse de la
tolérance qui se concrétise dans des procédures officielles de la communauté qui
stigmatisent le déviant. 7. Poursuite et accroissement de la conduite déviante en
19
Traduit par nos soins.
50
réaction à la stigmatisation et aux châtiments. 8. Acceptation finale du statut social de
déviant et adaptation en fonction du rôle associé à ce nouveau statut. (1951, p. 77). 20
Ce processus doit comme on le voit pouvoir être adapté aux carrières scolaires, les élèves
punis pouvant réagir avec malveillance et rancœur à l’égard de leurs enseignant·es, qui à leur
tour, peuvent sans doute être amené·es à être moins tolérant·es. L’adoption du statut de
déviant·e secondaire pour les élèves serait ainsi la dernière étape qui signerait l’entrée
définitive dans leur carrière de déviant·es. A ce stade de leur carrière, les déviant·es vont être
entièrement assimilé·es à leur identité déviante. Le déviant ou la déviante accepte alors
définitivement le rôle que le groupe social souhaite lui assigner. Ce consentement à adopter
un nouveau rôle social dégradé s’obtient par la répétition de « cérémonies de dégradations »
(Garfinkel, 1956) qui signifient la mise à l’écart de l’individu déviant par le groupe social auquel
il appartenait jusqu’alors. Le fait d’accepter de jouer ce rôle implique en retour un
comportement qui corresponde aux attentes du groupe qui a étiqueté le déviant ou la
déviante, ainsi, il ou elle confirme par son attitude l’étiquetage : « la personne qui a été
catégorisée prend ainsi conscience de la redéfinition que les membres de son groupe ont fait
d’elle. Elle prend aussi en compte cette redéfinition dans ses relations avec eux (…) quand cela
se produit, un type social a été formellement identifié et une personne a subi une
reconstruction sociale. » (Rubington & Weinberg, 2015, p. 7). Le déviant ou la déviante
secondaire va incorporer cette nouvelle définition de son moi social. Il ou elle est assimilé·e à
son comportement déviant :
La proposition de base est simplement que l'acte social consistant à étiqueter ou à
qualifier une personne de déviante tend à modifier la conception que la personne
étiquetée a d'elle-même afin d'intégrer cette identification. L'étiquetage des
événements, tant publics que privés, précipitera une transformation de l'identification
de “la personne qui a fait X“ en une auto-identification comme “moi, le genre de
personne qui fait X“ (Wells, 1978, p. 200).21
On sera ainsi assez naturellement amené à parler d’un élève violent plutôt qu’un élève qui
a commis un acte violent. Bruce Link détaille les implications de la stigmatisation des individus
déviants : l’assimilation de la personne à son stigmate (qui va effacer le processus social qui a
produit l’étiquetage), la stéréotypisation (au cours de laquelle le stigmatisé hérite de
l’ensemble des attributs rattachés à son stigmate), la mise à l’écart (la séparation entre « eux »
et « nous ») et la discrimination. « A l'extrême, on pense que la personne stigmatisée est si
différente de “nous“ qu'elle n'est pas vraiment humaine. Et encore une fois, à l'extrême, toutes
sortes de traitements horribles contre “eux“ deviennent possibles » (Link & Phelan, 2001, p.
370)22. Dans cette distinction entre « eux et nous », il faudra s’interroger sur le rôle que la mise
à l’écart physique et symbolique des élèves par l’exclusion peut jouer.
20
Idem.
Traduit par nos soins.
22
Idem.
21
51
Bien sûr, cette dégradation forcée du statut social ne se fait pas sans heurts. L’individu ainsi
mis à l’écart pour rejoindre la sous-culture déviante peut se rebeller, refuser son assignation.
Il faut alors s’occuper du récalcitrant. Erving Goffman décrit ainsi les stratégies mises en œuvre
par ces agents sociaux qui sont chargés de « calmer le jobard » (E. Goffman, 1989) autrement
dit, de prendre en charge le processus de consolation qui permet d’accompagner le déviant
dans l’acceptation d’un changement de rôle dégradé. Dans le processus de l’exclusion de
cours, sans doute existe-t-il aussi, dans les établissements scolaires, des personnes qui sont
chargées de faire accepter leur sort aux élèves engagés dans une carrière déviante qui les
éloigne d’une sociabilisation régulière.
On a considéré jusqu’à maintenant le processus d’étiquetage du déviant ou de la déviante
comme une opération menée par une personne sur une autre. Or, le phénomène peut
intégrer d’autres dimensions, les interactions se déroulant aussi dans le fort intérieur des
personnes elles-mêmes. La théorie de l’étiquetage modifiée par Link (Lacaze, 2008; Link, 1987;
Link & Phelan, 2001a) prend en compte la dimension de l’auto-étiquetage. Les stéréotypes
rattachés aux personnes déviantes sont largement partagés : ils sont diffusés par les fictions,
les médias. Ces représentations sont incorporées par tous les membres de la société qui se
forgent une image particulière du déviant ou de la déviante. Les individus stigmatisés ou qui
peuvent le devenir vont s’approprier ces stigmates de la déviance et agir selon ce que l’on
attend d’un·e déviant·e (d’un·e malade mental, d’un·e criminel·le, d’un élève perturbateur).
Le potentiel déviant ou la potentielle déviante aurait ainsi appris a priori les attributs et les
comportements visibles de la déviance. Dans le processus d’étiquetage, il sera alors d’autant
plus facile de valider le stigmate.
Les attentes intériorisées de l’exclusion affectent les personnes étiquetées de bien des
manières. Typiquement, bien avant que les personnes ne deviennent des patients
psychiatriques, ils ont formé des conceptions de ce que signifie être un malade mental.
Scheff (1966) a souligné que les plaisanteries, les dessins animés et les reportages sur
l’état des malades psychiatriques dans les médias peuvent influencer les conceptions
de la maladie mentale. (Link, 1987, p. 97)23
De la même manière que pour les patients des hôpitaux psychiatriques il existe aujourd’hui
une représentation largement partagée de l’élève perturbateur et l’on peut envisager que
certains élèves ont assimilé cette représentation dans un processus d’auto-stigmatisation qui
facilitera leur affiliation.
Enfin, une dimension qui semble évidente, mais qui a souvent été négligée, est celle du rôle
des rapports de domination dans les processus d’étiquetage : « la stigmatisation est
entièrement dépendante du pouvoir social, économique et politique – il faut du pouvoir pour
stigmatiser ». (Link & Phelan, 2001, p. 375)24. Si l’étiquetage peut être produit par un groupe
social sur un individu de ce groupe social, il est bien souvent le fait de personnes occupant une
23
24
Traduit par nos soins.
Idem.
52
place importante dans la structure sociale : éducateurs ou éducatrices, assistants sociaux ou
assistantes sociales, enseignant·es, médecins ou juges ont le pouvoir de mettre des mots sur
les activités des déviant·es, définissant ainsi le stigmate dont ils ou elles sont porteurs ou
porteuses et auquel ils ou elles vont devoir se conformer : « l’étiquetage est souvent
essentiellement une relation de pouvoir, dans laquelle le dominé se soumet en acceptant le
jugement du dominant et la définition que ce dernier donne de sa personne. » (Lacaze, 2008,
p. 192). Dans le contexte des collèges de la très grande pauvreté, l’écart social est tel entre les
élèves et leurs enseignant·es, que les processus de domination sont incontournables dans
l’analyse de l’activité punitive et des phénomènes de stigmatisation.
Nous nous demanderons ainsi par quel processus certain·es élèves sont amené·es à
reconstruire leur identité sociale jusqu’à devenir des déviant·es secondaires ? A quel moment
de leur scolarité se révèle cette stigmatisation ? Comment cette stigmatisation redéfinit
l’ensemble de leurs attributs sociaux ? Nous interrogerons aussi les rapports de pouvoirs qui
sont à l’œuvre dans l’exclusion ponctuelle de cours et comment l’étiquetage ainsi produit
participe à une stigmatisation qui produit une distinction entre un « nous et eux » (Link &
Phelan, 2001b, p. 370).
d. Les enseignant·es agents de la désignation ?
La distribution relative des rapports de pouvoir dans notre société induit que nous nous
intéressions plus à celles et ceux qui transgressent la norme qu’à celles et ceux qui sont
chargés de la créer ou de la faire respecter. Pourtant, si l’on considère la déviance comme le
produit d’une interaction, il devient nécessaire de se pencher aussi sur l’activité et les
motivations de celles et ceux qui sont à l’initiative de la promotion des normes : « nous
pouvons considérer ceux qui prennent de telles initiatives comme des entrepreneurs de morale.
Deux type d’entrepreneurs retiendront notre attention : ceux qui créent les normes et ceux qui
les font appliquer » (Becker, 1963, p. 171). Les personnels scolaires et en particulier les
enseignant·es se retrouvent dans une position qui les amènent à produire quotidiennement
des verdicts scolaires. Ils et elles sont ainsi nécessairement dans une position d’agents de la
désignation. Leur rôle dans les phénomènes de la déviance scolaire doit nécessairement être
envisagé comme tel.
Pour qu’une norme soit érigée, promue et défendue, il est nécessaire qu’une démarche
soit entreprise pour que l’attention soit portée sur cette norme et la nécessité de son
application. Nous verrons dans le troisième chapitre comment l’inquiétude relative aux
comportements anomiques mis à jour dans certaines zones urbaines a pu entrainer, à la suite
d’une campagne d’opinion soutenue, une modification du code pénal et des campagnes de
criminalisation et judiciarisation de la délinquance juvénile en France autour des années 1990
caractérisées par le souci de « tolérance zéro ». Nous verrons de la même manière comment
une campagne parallèle a été menée dans les établissements scolaires pour répondre aux
inquiétudes par rapport à la multiplication des « violences scolaires ». Dans ce processus, il
est nécessaire de distinguer parmi « les entrepreneur·es de morale » (de l’anglais moral
entrepreneur), les agents qui vont, à partir de valeurs et d’intérêts qui leur sont propres,
53
définir et imposer les normes à appliquer, les « créateurs et créatrices de normes » (Becker,
1963, p. 171) et « les défenseurs et défenseuses de normes » (de l’anglais rule enforcers) celles
et ceux qui vont être chargé·es de l’application de ces normes, celles et ceux qui vont défendre
la norme (Becker, 1963, p. 180). La distinction est importante, entre les créateurs et créatrices
de normes et les défenseurs et défenseuses de normes, et il existe une distance essentielle :
les premiers et premières sont motivé·es par une forme de militantisme qui les incite à
promouvoir une cause, à constituer des faits sociaux en problème social, les second·es ne sont
motivé·es que par la défense du statut propre à un emploi. La prise en compte de ces
motivations va jouer un rôle déterminant dans la constitution de la déviance. En effet, si le but
des créateurs et créatrices de norme peut être la disparition de certains comportements, les
défenseurs et défenseuses de norme dépendent de l’existence de la déviance qui est en
quelque sorte leur mode de subsistance. « Les agents de ces organisations peuvent ainsi
soutenir, avec plus de véhémence que quiconque, que le problème qu’ils sont censés traiter est
toujours présent, et en fait plus présent que jamais » (Becker, 1963, p. 181). Pour qu’une
personne soit qualifiée de déviante, il faut donc qu’une norme ait été instaurée : à partir d’une
pratique qui pose problème, il faut que cette pratique soit constatée et portée à la
connaissance du public. La création de norme est une entreprise morale. Il faut d’autre part
qu’un groupe ait été désigné pour faire appliquer cette norme. Cette application nécessite
une série d’activités : détecter une infraction, trouver les responsables de cette infraction,
rassembler des preuves de la culpabilité. C’est à travers ces multiples opérations que va se
réaliser l’étiquetage.
Analyser l’activité éducative comme une entreprise de morale et ainsi constituer les
enseignant·es et les autres personnels des établissements scolaires en entrepreneur·es de
morale pose toute une série de question. D’une part il s’agit d’assimiler une profession
valorisée dans le champ académique par sa place centrale dans la transmission des savoirs, à
d’autres professions telles que les policiers. « Faire le flic » est ainsi une expression repoussoir,
considéré comme un véritable dévoiement de l’activité enseignante comme le font bien
remarquer Pierre Périer (2010, p. 152) ou Anne Barrère : « à bien des moments de l’enquête,
les enseignants ont réaffirmé qu’ils “ne sont pas des flics“ » (2003, p. 73). Concevoir les adultes
dans les établissements scolaires comme des entrepreneur·es de morale constitue de ce fait
un risque de stigmatisation. D’autre part, il nous faudra déterminer la part des personnels des
collèges dans la constitution de la norme ou la défense de la norme. En tant que groupe social
organisé, les enseignant·es ne participent-ils pas à la construction des normes ? Comme nous
le verrons dans le chapitre 2, le mouvement #pasdevague, qui milite pour le renforcement du
régime disciplinaire dans les établissements scolaires, constitue une véritable campagne
morale à l’initiative d’un groupe professionnel organisé pour promouvoir la norme scolaire et
demander de durcir le régime punitif en vigueur dans l’enseignement secondaire. D’autre
part, dans sa classe, l’enseignant·e semble être à la fois un créateur de norme, quand il ou elle
produit des normes locales et contingentes à son propre cours, et un défenseur ou une
défenseuse de norme quand il ou elle punit les élèves qui ont enfreint ces normes.
54
Etiqueté par une opération de désignation sociale, l’individu déviant se voit ainsi doté d’un
label, d’un stigmate qui contribue à redéfinir son rôle social. L’étiquetage est une opération
de dégradation sociale qui oblige l’individu stigmatisé à se concentrer continuellement pour
gérer son stigmate lorsqu’il est dans l’obligation de soutenir une interaction avec des
populations « normales ». « L’individu affligé d’un stigmate a tendance à se sentir “en
représentation“, obligé de surveiller et de contrôler l’impression qu’il produit, avec une
intensité et une étendue qui, suppose-t-il, ne s’imposent pas aux autres » (E. Goffman, 1975,
p. 26). La gestion du stigmate devient alors une opération coûteuse pour le déviant ou la
déviante qui se doit de mobiliser une énergie considérable pour continuer à entretenir ces
« contacts mixtes ». Les individus stigmatisés ayant assimilé la dimension négative dont ils
sont porteurs « peuvent s'inquiéter de la manière dont les autres vont réagir à leur égard et
donc s'engager dans des défenses qui conduisent à une interaction tendue, à l'isolement et à
d'autres conséquences négatives » (Link, 1987, p. 97)25. En ce qui concerne les établissements
scolaires « le stigmate du “jeune de banlieue“ ne quitte pas les jeunes lorsqu’ils rentrent au
collège, puisque c’est d’abord par ce prisme que les équipes éducatives envisagent les élèves. »
(Garnier, 2017, p. 401). Les élèves qui se savent porteurs de ce stigmate social, culturel et
ethnique sont conscient de la potentialité de voir émerger dans leurs relations sociales « le
doigt de la société » (E. Goffman, 1975, p. 70) qui viendrait les remettre à leur place et doivent
procéder dans le quotidien de leur scolarité à un travail de « normification » que Erving
Goffman définit comme : « l'effort qu'accomplit le stigmatisé pour se présenter comme
quelqu'un d'ordinaire, sans pour autant dissimuler sa déficience » (E. Goffman, 1975, p.
44). Cet effort est extrêmement coûteux pour l’élève stigmatisable, parce qu’il représente
toute une série de contraintes quotidiennes pour fonctionner à l’école : « à chaque moment
de sa vie en milieu ordinaire, il doit être attentif aux problèmes pratiques qui se posent pour
paraître compétent devant les autres et pour les convaincre qu'il l'est réellement » (Calvez,
1994, p. 69), mais aussi pour maintenir, coûte que coûte, une représentation de soi-même et
pour soi-même qui lui permette de tenir. Pour éviter de révéler le stigmate, « confronté au
dévoilement de son incompétence », il doit se résoudre à « adopter des tactiques qu’il utilise
pour masquer en vain son incompétence, mais qui lui permettent de maintenir une estime de
soi. » (Gruson, 2012, p. 42). On peut même supposer que c’est en grande partie à l’institution
scolaire que revient la responsabilité d’exposer publiquement, mais d’abord pour les élèves,
l’existence d’une différence stigmatisante. Howard Becker relève ainsi, à la suite du travail de
Jane Mercer sur la déficience mentale (1973), que « l’arriération mentale limite (…) est une
maladie que les enfants mexicains et noirs attrapent en entrant à l’école et dont ils sont guéris
en sortant » (Becker, 2002, p. 216). Protégé par le cadre familial, l’enfant peut continuer
« dans son cocon à se voir comme un humain ordinaire, pleinement qualifié et doté d’une
identité normale » (E. Goffman, 1975, p. 47). Les enfants qui vivent ainsi une socialisation
primaire dans leur famille doivent, en rentrant à l’école, apprendre une seconde manière
d’être : c’est à l’école « que cette inscription sociale se marque, de façon sans doute décisive
25
Traduction libre.
55
pour beaucoup d’enfants. C’est là, en effet, que se joue pour la première fois leur destin
personnel et qu’ils en prennent progressivement conscience. » (Mucchielli, 2006, p.43).
La révélation du stigmate advient la plupart du temps à l’école et « représente toujours
une épreuve morale » (E. Goffman, 1975, p. 47). Ces élèves acquièrent dans l’institution
scolaire le statut nouveau d’ « étranges élèves » (Payet, 1984), obligés de maîtriser
constamment les impressions qu’ils produisent sur les adultes au prix d’un effort considérable
et de tactiques de neutralisation du stigmate qui peuvent à chaque instant se retourner contre
eux.
e. Comment l’étiquetage est produit scolairement
L’étiquetage du déviant ou de la déviante secondaire articule une succession de
procédures. L’interprétation des règles et de l’application de l’étiquetage à chacune de ces
étapes qui constituent la carrière des déviant·es en influence considérablement la
construction. En réalisant, dans son travail sur la justice des mineurs, une analyse comparative
des taux de criminalité entre deux villes californiennes, Aaron Cicourel (2018) constate que les
différences reposent essentiellement sur des différences d’organisation dans l’application de
la loi. Il va alors enquêter finement sur l’ensemble des processus mis en œuvre dans la
répression de la délinquance juvénile. Il observe ainsi, « comment les décisions d’arrêter
quelqu’un se prennent, comment les conditions d’une arrestation sont relatées par la police,
comment la police décide de poursuivre la personne arrêtée, comment le juge des enfants
décide une incrimination, comment il négocie une relation de confiance avec le jeune. »
(Cicourel, 2018, p. 20). Les étapes du processus qui mènent à la condamnation sont multiples
et à chacune de ces étapes, le membre impliqué dans la désignation s’appuie sur un savoir
pratique qui lui permet d’interpréter la situation et de prendre des décisions. Le contenu de
ces savoirs et leur interprétation dépend de l’expérience sociale relative du membre qui
produit cette interprétation. Par exemple, l’aspect physique, l’attitude, la manière de parler,
l’accent, constituent des connaissances qui vont servir dans l’interprétation de la situation et
déterminer la prise de décision.
Chacune des multiples opérations qui constituent la possibilité que le mineur soit
condamné fait l’objet d’une interprétation pratique. La superposition de ces différentes
opérations interprétatives menées par les membres impliqués à leur niveau dans le processus
constitue l’opération d’étiquetage. L’interpellation, l’arrestation, la rédaction d’un procèsverbal, la décision de poursuivre ou non le mineur à la lecture de ce procès-verbal : chacune
de ces situations est déterminée par des circonstances pratiques et l’interprétation qui en est
faite dans l’interaction :
Toutes les activités socialement organisées nommées “complexes“ ou
“bureaucratiques“ sont contraintes de la même façon : des règles générales de
procédures sont imposées pour les membres, et ceux-ci développent et utilisent leurs
propres théories, recettes et raccourcis pour remplir les exigences générales tacitement
56
ou explicitement acceptables pour les autres membres agissant comme “superviseurs“
ou toute forme de contrôle extérieur. (Cicourel, 2018, p. 1).
Les différentes interprétations de ces règles procédurales vont produire, en se
superposant, des distinctions très fortes dans la constitution ou non de la déviance. Et ainsi,
« la différenciation sociale significative des déviants par rapport à la population non déviante
dépend de plus en plus des circonstances de la situation, du lieu, de la biographie sociale et
personnelle, et des activités bureaucratiques des agences de contrôle. ». (Kitsuse, 1961, p.
256)26. Etudier la déviance nécessite donc de prendre en compte l’activité située de l’ensemble
des agents qui participent au processus d’étiquetage et la superposition de ces activités par
lesquelles se construit le processus de stigmatisation. « Ce qu’on définit comme déviance et
comme déviant résulte d’une variété de contingences sociales influencées par ceux qui ont le
pouvoir de faire appliquer ces définitions » (Ray Rist, 1997, p. 294). Comme dans le cas de la
justice des mineurs, l’activité punitive dans les établissements scolaires fonctionne sur la base
d’une division sociale du travail qui implique ainsi toute une série d’acteurs et d’actrices qui
doivent, à chaque étape du processus punitif, mettre en œuvre une interprétation pratique
de la règle scolaire, produire des écrits qui sont des interprétations, choisir ou non de
mobiliser un niveau punitif supérieur en fonction de ces interprétations.
L’exclusion ponctuelle de cours doit elle-même s’inscrire dans un protocole institué dans
les établissements scolaires, au cœur d’une division du travail éducatif. Nous interrogerons
ainsi le rôle joué dans la construction de la déviance scolaire par l’articulation des phases
successives qui constituent ce protocole et par les interprétations menées par les personnels
pour chacune de ces opérations.
Les approches interactionnistes de la déviance nous permettent ainsi d’envisager
l’importance de la désignation sociale, menée par les personnels scolaires entrepreneur·es de
déviance, dans la constitution de la carrière des élèves déviants, et en particulier dans la
constitution de leur déviance secondaire. Une fois étiqueté, l’élève déviant devrait adopter un
comportement en adéquation avec le statut qui lui a été imposé. Nous allons voir maintenant
comment ces processus ont été pris en compte par la sociologie de l’école, en particulier par
les sociologues anglo-saxons, mais aussi plus récemment par la sociologie de l’éducation en
France.
5. Dévier scolairement
Pour appliquer les théories de la sociologie de la déviance à l’école, il nous faut repartir du
renversement exercé par Durkheim à propos de la déviance. Ce dernier indique, comme nous
l’avons vu plus haut, que la déviance est un phénomène normal, qui à ce titre, joue un rôle
dans la société, celui de favoriser l’adaptation. Ce postulat, pris à la lettre, semble scandaleux
en ce qui concerne l’école. Cela impliquerait que les phénomènes décrits très largement par
les sciences de l’éducation comme des phénomènes de violence, seraient des phénomènes
26
Traduit de l’anglais par nos soins.
57
acceptables et qu’ils joueraient même un rôle fondamental dans la vitalité propre à la petite
société que constitue l’école. Nous chercherons à montrer comment ce renversement
appliqué à l’école peut cependant représenter une perspective stimulante dans l’étude des
actes d’indiscipline à l’école.
La sociologie de la déviance a été envisagée comme un cadre théorique et méthodologique
pertinent pour analyser l’école, principalement en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Elle
n’est en revanche mobilisée en tant que telle par les sciences de l’éducation en France que
récemment, et semble toujours faire l’objet d’une forme de méfiance. A titre d’exemple, la
question de la déviance n’est pas du tout évoquée dans le dictionnaire, les « 100 mots de
l’éducation » de Patrick Rayou et Agnès Van Zanten ( 2018), elle n’est évoquée qu’une fois
dans l’ouvrage référence de Marie Duru-Bella et Agnès Van Zanten « Sociologie de l’école »
(2018), pour désigner des pratiques d’élèves, sans envisager un processus d’étiquetage. On
peut postuler que l’école républicaine française, attachée à un modèle universaliste et
encyclopédique a des difficultés à envisager la place positive de la déviance dans l’école.
Patrick Boumard affirme à ce propos que « le système français produit du jacobinisme
républicain ne laisse aucune place à la déviance, qui reste son impensé radical » (Boumard,
1999, p. 15). Nous montrerons dans un premier temps quels ont été les apports de la
sociologie anglo-saxonne dans l’étude de la déviance en milieu scolaire, puis comment des
études se développent en France pour s’approprier le paradigme des théories de l’étiquetage.
a. L’ordre négocié dans la classe
L’étiquetage tel qu’il se construit dans l’école française passe par l’application de punitions
explicites. Il passe aussi par des sanctions diffuses (Ogien, 1990) qui régulent dans les
interactions courantes, les relations entre les adultes des établissements scolaires et les
élèves. L’ensemble de ces outils punitifs est à prendre dans sa continuité, depuis la remarque
cinglante qui remet l’élève à sa place, jusqu’à l’exclusion définitive officiellement prononcée
par le conseil de discipline. Envisager ce continuum nous permet de mettre à distance une
représentation qui affecte fortement l’école française, selon laquelle les normes scolaires
correspondraient à des lois immuables, lois de l’école républicaine, inscrites dans les
règlements intérieurs, devant lesquelles l’ensemble des élèves seraient égaux. On a vu que les
règles appliquées dans les établissements scolaires étaient rarement en adéquation avec ces
règlements et que l’école française restait en grande partie un espace de non-droit : Pierre
Merle montre ainsi la difficulté locale pour appliquer les règles du droit scolaire général dans
les règlements intérieurs des établissements scolaires, puis à contraindre les agents du monde
scolaire à appliquer ces mêmes règlements intérieurs (2012). D’autre part, Les processus
punitifs reposent sur toute une série de règles plus ou moins explicites appliquées à l’initiative
des enseignant·es dans leurs classes, auxquelles correspondent toute une série de punitions
« bricolées » pour répondre à l’urgence, de manière à ce que « les choses se fassent » (Strauss,
1992, p. 252). L’observation du fonctionnement des classes montre bien l’absence de règles
explicites et communes, définies clairement (Hargreaves et al., 1975, p. 63).
58
Si l’on peut douter qu’une application du droit scolaire n’ait jamais existé, il est aujourd’hui
certain qu’elle ne correspond pas à la réalité de nos écoles. Contrairement à cette
représentation légaliste, les études contemporaines sur les comportements des élèves en
classe montrent une constante redéfinition des normes, dans lesquelles l’enseignant·e doit
imposer sa définition de la situation, un ordre sans cesse négocié avec les élèves : « dans la
classe, l’ordre scolaire s’apparente à un ordre négocié sous certaines conditions et limites
temporelles, contraignant les acteurs à un travail de réévaluation et de renégociation des
termes du “contrat“ dans les relations comme dans les apprentissages. » (Périer, 2010, p. 51).
Si l’on prend au sérieux le paradigme durkheimien de la déviance, l’inventivité des actes
déviants, en réponse à ces punitions formelles ou informelles fabriquées en situation, devrait
être nécessaire à la vitalité de la petite société que représente l’école. Cette négociation n’est
pas strictement définie par les interactions menées dans la classe, puisque la définition de la
situation dépend aussi du contexte structurel plus global dans lequel se déroule la négociation
(Strauss, 1992, p. 260). On peut cependant envisager que les normes telles qu’elles sont
appliquées par les enseignant·es dépendent du contexte de l’établissement entendu au sens
large, ce qui implique à la fois le contexte social, territorial et scolaire, mais aussi de la
définition des normes propres à l’établissement, telles qu’elles ont été définies par les
négociations entre les différents groupes professionnels présents et par les rapports de force
respectifs entre ces groupes. Pour produire du savoir sur ces négociations au cours desquelles
se définissent les relations dans les établissements scolaires, il faut s’éloigner d’une
perspective normative (David Matza (1969) dirait « corrective ») qui fait écran à la description
de ces situations, pour au contraire envisager la richesse et la diversité des relations entre
normes et déviance : « les normes sont diverses, elles changent d’une classe à l’autre, d’un
groupe à l’autre, d’un enseignant à l’autre, d’un moment à l’autre. » (Boumard, 1999, p. 20).
Il s’agit alors de concevoir l’ordre scolaire dans sa dimension dynamique, comme un allerretour entre les perspectives de l’institution scolaire, incarnée par les enseignant·es, et les
perspectives des élèves. La situation scolaire doit être ainsi considérée comme
nécessairement conflictuelle, les différents membres des interactions qui s’y déroulent
cherchant à imposer leur définition. Willard Waller observait déjà cette réalité des relations
entre les enseignant·es et leurs élèves : « le problème fondamental de la discipline scolaire
peut être considéré comme une lutte entre les élèves et les enseignants pour établir leurs
propres définitions dans la vie de l'école » (1932, p.297)27. C’est le caractère implicite de cet
ordre négocié qui rend les situations scolaires aussi instables, mais la négation institutionnelle
de ce va-et-vient qui constitue l’ordre scolaire en accentue plus encore la fragilité.
Malgré la division du travail éducatif que l’on l’observe en France, l’application des
punitions dans le cadre scolaire place les enseignant·es sont à la fois, selon les termes retenus
par Becker (1963), en position de créateurs ou de créatrices de normes et mais aussi de
défenseurs ou défenseuses de normes. « Le domaine de l’école donne un éclairage particulier
à l’articulation norme/déviance, dans la mesure où il s’agit d’un secteur social dont la
27
Traduit par nos soins.
59
spécificité est que ceux-là même qui définissent la norme sont chargés de la faire respecter »
(Boumard, 1999, p. 21). Cette particularité du système normatif scolaire a des implications
fortes dans la manière dont est appliqué le système punitif dans l’établissement scolaire. Audelà du déclin de l’institution (Dubet, 2002) et de la perte de l’autorité (Prairat, 2012), cette
ambivalence des attributs est à la base de l’instabilité et de la très grande diversité des règles
dans les classes.
Le conflit étant consubstantiel à la relation entre les élèves et les adultes dans les
établissements scolaires, une part de négociation est inévitable. Peter Woods (1990)
considère que les interactions entre les enseignant·es et leurs élèves reposent
systématiquement sur des formes de négociation. L’enseignant·e et ses élèves se mettent
d’accord sur une définition de la situation dans laquelle ils sont amenés à interagir : le
compromis qui s’en suit repose sur une forme de contrat implicite. Les élèves acceptent de
jouer le rôle de l’élève attentif, tout en continuant de mener discrètement leurs activités, les
enseignant·es acceptent ces activités sans les remettre en cause. Toute entorse au contrat par
l’enseignant·e, par exemple par trop de sévérité, ou par des remarques inappropriées sur le
comportement des élèves produirait une rupture dans l’équilibre réciproquement accepté.
Toute punition inadaptée entrainerait une surenchère dans les comportements déviants des
élèves.
A partir du constat simple et largement partagé que certain·es d’enseignant·es vont
provoquer plus que d’autres des actes d’indiscipline chez les mêmes élèves, Hargreaves va
établir une distinction entre ceux qu’il nomme des « provocateurs de déviance » et des
« isolateurs de déviance » (Hargreaves et al., 1975). Cette distinction repose sur des
perspectives différenciées des enseignant·es par rapport à leurs élèves. Peter Woods résume
ces perspectives : les provocateurs et provocatrices de déviance adoptent un point de vue
négatif sur les adolescents et considèrent la déviance comme une pathologie, « la tendance à
perturber est une pente naturelle qui doit être contenue par des règles et des fortes
réprimandes » (Woods, 1990, p. 53). Au contraire les « isolateurs et isolatrices de déviance »
pensent que les atteintes à la norme sont provoquées par les contextes d’enseignement et
que leur rôle est d’intervenir contre ce contexte. A partir de ces perspectives différenciées, les
enseignant·es vont construire des « attentes » particulières vis-à-vis de leurs élèves (Ray Rist,
1997, p. 299) attentes qui reposent sur des dimensions multiples : des traits distinctifs hérités
(genre, ethnie, classe sociale), des diagnostics scolaires antérieurs, des éléments issus de leurs
interactions quotidiennes avec ces élèves. Ces attentes participent à une forme de prédiction
causative, telle qu’elle peut être définie par Merton : « la prédiction causative est au départ
une définition erronée d’une situation, causant un comportement nouveau qui rend vraie la
fausse définition initiale » (1968, p. 477)28. Ces prédictions causatives ont nécessairement une
influence dans la production de la déviance chez les élèves : « les perspectives de l’enseignant
en tant qu’elles sont soutenues à la fois par des individualités et par des groupes, sont
28
Traduit par nos soins.
60
triplement importantes dans la façon de définir la perturbation ou la déviance, dans la façon
dont elle est produite et enfin dans son mode de traitement » (Woods, 1990, p. 58).
Bien sûr, cette distinction est une simplification d’une réalité plus complexe et la ligne n’est
certainement pas aussi nette entre ces deux types d’enseignant·es. L’explication de la
déviance comme une pathologie, sociale ou familiale, selon les jugements de sens commun
sur la déviance, repose aussi sur un processus de défense individuelle : en naturalisant les
comportements des élèves, les enseignant·es peuvent neutraliser tout procès en
responsabilité dans la construction du comportement des élèves.
On voit ainsi que, contrairement à ce que semblent affirmer Testanière dans son célèbre
article sur lequel nous reviendrons plus loin (1967), les comportements des élèves dans ces
interactions répondent à un ensemble de règles précis et ne participent pas d’un état
d’anomie. « La recherche sur les perspectives propres aux élèves », nous dit Peter Woods,
« dévoile un fondement rationnel à de tels comportements » (1990, p. 60). Cette grille de
lecture nous permet de voir les comportements déviants des élèves comme un système de
réactions, dans l’interaction, à l’activité des enseignant·es, et en particulier à leur activité
punitive.
Ce processus d’étiquetage s’exerce à partir d’une position de pouvoir. Les enseignant·es
possèdent ce pouvoir de classer, certifier, hiérarchiser et construire l’avenir des élèves. Dans
ces interactions visant à imposer la définition de la situation, les élèves et les adultes ne se
retrouvent pas dans un rapport d’égalité :
La vulnérabilité des enfants aux ordres des adultes qui ont le pouvoir sur eux laisse le
plus souvent dans les mains des puissants les négociations en vue de savoir quelle
définition évaluatrice s’appliquera aux élèves (…) quand les enfants manifestent cette
résistance à l’école et que les maîtres et les administrateurs la qualifient d’absentéisme,
de désobéissance, de dissipation et d’hostilité (…) le processus est prêt à se reproduire
et les possibilités d’échapper à de nouvelles définitions de la part du maître s’estompent
de plus en plus » (Ray Rist, 1997, p. 302).
b. Dévier scolairement dans les collèges de la très grande pauvreté
Dans son étude sur « L’école de la périphérie » Agnès Van Zanten (2012) va prendre le
contrepied des approches culturalistes qui considèrent que la déviance des élèves est une
importation de la culture ouvrière, culture anti-scolaire qui se développe en opposition à la
culture scolaire et à son système normatif comme le fait Paul Wills (2011) dans son étude sur
les élèves déviants des collèges anglais. Elle montre au contraire comment l’école structure
des relations entre élèves qui sont à l’origine de la constitution des bandes dans les quartiers.
En constituant des classes qui rassemblent les élèves étiquetés par l’école comme
« perturbateurs », le collège de la périphérie qu’elle étudie va poser les bases d’une sousculture délinquante. Cette construction hiérarchisée des classes dans les collèges de banlieue
61
a été aussi décrite par Jean-Paul Payet (1997a), qui relevait déjà les processus de désignation
racialisants à l’œuvre dans le rassemblement des élèves considérés comme « difficiles » dans
certaines classes. Van Zanten affirme ainsi que :
Si les adolescents de banlieue en France, français ou issus de l'immigration, entrent au
collège avec des dispositions vis-à-vis de la culture scolaire ou de la culture de la rue déjà
partiellement structurées dans d'autres milieux de vie, c'est très souvent à l'intérieur
même des établissements d'enseignement que se développent, en interaction avec des
processus proprement scolaires, des conduites déviantes et potentiellement délinquantes
chez certains d'entre eux. » (Van Zanten, 2012, p. 378).
Son analyse introduit les concepts issus de la théorie de l’étiquetage dans la sociologie de
l’éducation et montre en particulier comment la présence d’un système punitif développé
participe à la construction de comportements fortement ancrés dans les pratiques des élèves.
Toutes les conditions qui favorisent cette construction des carrières déviantes y
semblent d'ailleurs réunies, à savoir : la fréquence des désignations, le fait que les
élèves de milieu populaire et notamment d'origine immigrée perçoivent généralement
les enseignant·es comme des “autruis significatifs“ dont le jugement est pris au sérieux,
le caractère public de ces désignations, dont certaines peuvent être assimilées à de
véritables “cérémonies de dégradation“, le consensus entre enseignants et parfois
entre enseignants et élèves pour désigner des “bêtes noires“ dans chaque classe. (Van
Zanten, 2012, p. 391).
De la même manière, Benjamin Moignard (2008) va montrer comment, contrairement aux
représentations de sens commun, et en particulier de celles des acteurs et des actrices
scolaires, qui attribuent à « la rue » la violence des élèves, les pratiques punitives des adultes
de l’institution scolaire vont avoir des répercussions sur les pratiques déviantes et
délinquantes des adolescent·es qui y sont scolarisés. « On peut même se demander si,
finalement, l’école ne devient pas dans ces conditions une sorte de fabrique délinquante. »
(Moignard, 2008, p. 129). Le collège de l’éducation prioritaire qu’il étudie dans la banlieue
parisienne, se ferme physiquement et symboliquement à un environnement géographique
perçu comme une menace pour l’école. Ce repli, la logique sécuritaire, les interprétations
culturalistes et racialisantes des comportements des élèves produisent une forte pression,
une violence symbolique qui participe à l’apprentissage de la déviance chez les élèves.
Paradoxalement, l’enceinte scolaire, parce qu’elle se cloitre, peut devenir le lieu de la
production de la violence redoutée. Pour Benjamin Moignard, il faut sortir des projections
d’une école encerclée par des quartiers violents qui participeraient à la production de la réalité
redoutée. Il affirme que « l’école ne fait pas que subir la pression de son environnement, elle
participe aussi à la construction des réalités sociales qu’elle redoute. Les modalités
d’organisation de la répression et leurs conséquences au collège des Poètes en sont une autre
illustration » (2008, p. 166). Cette construction se déroule en particulier dans les classes de
62
relégation. On pense à l’ensemble des dispositifs chargés de prendre en charge la déviance.
En externalisant le traitement des difficultés scolaires et en particulier celles liées au
comportement, ces dispositifs participent d’une stigmatisation ségrégative qui désigne
quelques élèves pour leur attribuer une place nouvelle dans un espace scolaire reconfiguré.
Juliette Garnier montre ainsi comment l’exclusion dans les dispositifs externalisés constitue
une opération d’étiquetage fortement symbolique, une labellisation qui modifie le
comportement des adultes à l’égard des élèves stigmatisés, mais qui pousse aussi les élèves
mis « en quarantaine » (Garnier, 2017, p. 423), à accepter leur identité déviante. Cette
nouvelle identité est valorisée dans le groupe de pairs déviants, dans un processus de
« retournement du stigmate » (E. Goffman, 1975).
C’est finalement dans cet espace en dehors du droit scolaire qu’ils vont se réapproprier
le stigmate de la déviance pour en faire une identité scolaire valorisante et promouvoir
entre pairs le sous-métier d’élève perturbateur, en mettant en avant les traits
comportementaux en raison desquels ils ont été sanctionnés : la radicalisation face à
la stigmatisation semble être le seul moyen pour eux de sauver la face. » (Garnier, 2016,
p. 61).
Face aux dispositifs de protection mis en place par des collèges de la périphérie qui se
barricadent, « les métaphores liées à la “prison“ font aussi florès » (Moignard, 2008, p. 120).
Les élèves assimilent certains dispositifs ségrégatifs à l’univers carcéral : là aussi, l’école se
retrouve à mettre en œuvre des processus de désignation qui vont participer à la construction
de carrières délinquances en construisant des socialisations autour du regroupement d’élèves
étiquetés puisque « les sociabilités électives des jeunes [y] sont remplacées par la seule
autorisée, à savoir une sociabilité entre élèves étiquetés comme perturbateurs de l’ordre
scolaire » (Garnier, 2017, p. 427).
Le phénomène de réappropriation de la punition à des fins de valorisation de l’identité des
élèves a bien été éclairé par le travail de Sylvie Ayral (2009) sur la fabrication de l’identité
masculine. L’auteure montre ainsi comment les punitions dans les collèges se focalisent sur
les garçons de façon très majoritaire et valorisent paradoxalement ces garçons punis.
L’étiquetage produit plus particulièrement par les enseignantes va mettre favorablement en
avant des attentes virilistes qui naturalisent les comportements déviants des garçons. Ainsi,
selon Sylvie Ayral, « la sanction consacre ce qu’elle prétend combattre : une identité masculine
caricaturale qui s’exprime par le défi, la transgression, les conduites sexistes, homophobes et
violentes » (2011, p. 180). Là aussi, l’auteur produit un retournement des perspectives de sens
commun en montrant comment les perspectives des enseignant·es vis-à-vis de leurs élèves,
traduites en particulier dans le dispositif disciplinaire qu’ils mettent en place, vont construire
des comportements déviants redoutés. La construction de la déviance se concrétise dans les
opérations de traitement des incidents scolaires, dans ces « moments seconds » (Depoilly,
63
2013, p. 208), où les élèves reçus par les CPE 29 (Conseillers Principaux et Conseillères
Principales d’Education) les chef·fes d’établissement vont, en fonction des interprétations
différenciées des agents scolaires, être étiquetés ou non et que vont se constituer leurs casiers
scolaires.
Jean-Paul Payet analyse les conséquences de la stigmatisation des élèves racisés. Il pose
l’hypothèse, en observant les similitudes dans les attitudes des adultes et des adolescent·es
dans les établissements scolaires, que les comportements perçus comme insolents sont
générés par la gestion que les élèves font du malaise induit par leurs interactions avec leurs
enseignant·es : « les élèves adoptent des stratégies de communication dans l’espace scolaire
qui répondent à une situation de stigmatisation ». (Payet, 1985, p. 54). La situation de
« contact mixte » que décrit Erving Goffman à propos de la gestion du stigmate (1975) oblige
les élèves stigmatisés à toute une série d’opérations de contrôle des informations, la
« normification » qui provoque une communication perçue comme « insolente » par les
adultes. Philippe Vienne (2008) évoque ainsi les trois formes de stigmatisation que l’on
observe à l’école par rapport aux élèves : une stigmatisation ethnique, une stigmatisation par
rapport au travail scolaire et une stigmatisation par rapport au comportement. Ces
stigmatisations vont construire « l’identité réelle » des élèves qui seront jugés en fonction de
ce prisme par les enseignant·es. A cette stigmatisation qui va construire la carrière des
déviant·es, vient s’ajouter celle des établissements de relégation dans lesquels sont scolarisés
ces élèves : « la dégradation de ces identités se fait graduellement, au fil de l’itinéraire moral
des stigmatisations, mais également à la mesure de chaque carrière morale accumulée dans
ces établissements cloisonnés » (Vienne, 2008, p. 186). Philippe Vienne considère la violence
scolaire comme le résultat des processus d’adaptation secondaire (E. Goffman, 1968) mis en
œuvre au quotidien au fil des conflits répétés avec les adultes.
L’application des punitions se déroule dans une définition réciproque de la situation
scolaire par les membres impliqués dans l’interaction. L’interprétation pratique des règles
scolaires par les agents de l’institution est elle aussi déterminée par les perspectives
particulières qu’ils développent par rapport à leurs élèves. Dans son ouvrage
« Ethnométhodologie et éducation », Alain Coulon (1993, p. 222) s’intéresse à la manière dont
sont appliquées les règles au collège. Il prend l’exemple d’un surveillant qui se demande
comment se définit le retard. En fonction d’éléments qui le guident dans son interprétation,
le surveillant va construire la règle à travers une interprétation permanente. Il « documente »
la situation à partir de connaissances préalables qu’il possède sur la situation et sur les élèves,
ce qui lui permet d’actualiser en pratique le règlement. Suivre la règle se réalise en pratique
« en faisant sans cesse des opérations d’“étiquetage“, de classement social, qui vont distinguer
les élèves récidivistes, les agités-par-ailleurs, des élèves discrets et polis qui courent et donnent
une excuse à leur retard » (Coulon, 1993, p. 223).
29
Voir le tableau des sigles.
64
L’étude menée par Étienne Douat (2005) sur l’absentéisme scolaire confirme le paradigme
dans lequel s’est engagé Agnès Van Zanten. Contrairement à une approche culturaliste,
Étienne Douat considère que les élèves absentéistes entretiennent une relation ambivalente
avec la scolarité, adoptant une attitude de retrait, mais continuant d’entretenir un lieu qui
témoigne de leur attachement à l’école. L’absentéisme est un véritable processus d’affiliation
à la culture déviante : « les élèves apprennent progressivement la pratique absentéiste au
cours d’une “carrière“ » (Douat, 2005, p. 83). Au cours de cet apprentissage, les élèves peuvent
« se familiariser avec la pratique et y “prendre goût“ » (Douat, 2005, p. 145). L’école en
mettant à l’écart des élèves auxquels a été apposée « l’étiquette d’indésirable » (Douat, 2005,
p. 101), accompagne la construction de ces parcours, par toute une série d’opérations. C’est
le cas pour les conflits interpersonnels avec certains enseignant·es qui poussent les élèves à
s’absenter de certains cours, l’application d’une surveillance plus souple à l’égard des élèves
possédant un « casier » qui leur permet de s’absenter sans conséquence, l’usage d’exclusions
qui constituent des premières expériences au cours desquels les élèves peuvent goûter à
l’absentéisme.
On le voit, ces travaux s’articulent avec la question de l’exclusion ponctuelle de cours : qu’ils
étudient la suite logique de l’exclusion (Douat, 2005; Garnier, 2017; Millet & Thin, 2005) ou
éclairent le contexte des établissements et des classes dans lesquelles se produisent ces
exclusions (Moignard, 2008; Payet, 1997a; Van Zanten, 2012). L’ensemble des travaux menés
sur la place de la déviance dans l’école française met clairement en avant le rôle de l’institution
scolaire et de ses agents dans l’apprentissage de comportements déviants chez les élèves. A
leur suite, il faut bien convenir qu’il ne s’agit pas uniquement de réactions circonscrites à
l’école, mais que « ces perspectives, (…) participent aussi, plus profondément, à la construction
identitaire des adolescents de banlieue au-delà même de l’espace scolaire » (Van Zanten, 2012,
p. 267). Ces recherches qui adoptent le cadre théorique de la sociologie de la déviance pour
traiter des désordres scolaires insistent évidemment sur l’usage des punitions dans les
établissements scolaires et sur le rôle que joue le dispositif disciplinaire, entendu comme un
vaste système d’étiquetage. Cette perspective, loin d’enfermer l’école dans une critique
désespérante et de mettre ses agents en position d’accusés producteurs de la déviance,
permet au contraire de redéfinir des marges de manœuvres et d’action en sortant du constat
qui voudrait que « l’école ne peut pas tout » mais au contraire que l’institution peut agir sur
cette production.
Nous avons pu constater dans ce premier chapitre que la sociologie de la déviance offrait
de nouvelles perspectives par rapport à la lecture des comportements des élèves dans les
collèges. Nous allons maintenant envisager l’exclusion ponctuelle de cours et sa place dans la
participation plus générale de la punition à la production de la déviance scolaire.
65
Chapitre 2 : la place de l’exclusion ponctuelle de cours dans
le processus de stigmatisation sociale
Nous avons pu voir, dans le premier chapitre, que la sociologie de la déviance nous amenait
à considérer l’activité punitive comme un acte de désignation central dans le processus de
stigmatisation qui produit la déviance. Nous allons à présent, dans ce deuxième chapitre,
commencer à envisager la place qu’occupe l’exclusion ponctuelle de cours dans ce système
punitif. Nous nous interrogerons tout d’abord sur le caractère ambigu des prescriptions et sur
le discours stigmatisant de l’institution à propos de cette punition. Nous considèrerons ensuite
comment les enseignant·es, entrepreneur·es de morale, revendiquent au contraire la pratique
de l’exclusion ponctuelle de cours dans le cadre de leur liberté pédagogique. Nous montrerons
alors la place qu’occupe cette pratique d’étiquetage dans l’organisation de la division morale
et sociale du travail éducatif spécifique à l’enseignement secondaire français. Nous
montrerons ainsi l’écart important qui persiste entre la réalité empirique de l’exercice punitif
en France et la richesse des réflexions menées par Eirick Prairat lorsqu’il cherche à définir ce
que devrait être une sanction réellement éducative. Nous verrons enfin comment la question
de l’exclusion ponctuelle de cours, dans ce registre punitif a été traitée par les travaux récents
de la recherche comme une question intrinsèquement liée aux problématiques de décrochage
scolaire.
1. Une punition au cœur des enjeux de sélection du système
éducatif français
L’exclusion ponctuelle de cours occupe une place centrale dans la vie des établissements
scolaires du secondaire comme en témoignent les vifs conflits suscités par son application.
Nous allons voir comment la hiérarchie de l’éducation nationale peut stigmatiser l’application
de cette pratique punitive à partir d’un cadre prescriptif flou, et comment cette stigmatisation
engendre en réaction une revendication collective des enseignant·es engagé·es dans une
« croisade morale » pour de plus amples marges de manœuvres et de liberté dans leur
possibilité d’exclure des élèves de leur classe.
a. L’application ambiguë d’une punition aux contours flous
L’exclusion ponctuelle de cours est cette punition qui permet en France, à l’enseignant·e,
dans le cas où un élève empêcherait par son comportement le bon déroulement de son cours,
de le faire sortir de sa classe, pour qu’il soit pris en charge le reste de l’heure par le service de
la vie scolaire de l’établissement. Il faut dès à présent la distinguer de l’exclusion temporaire
de l’établissement, qui consiste à interdire à un élève l’accès à son établissement scolaire pour
un ou plusieurs jours ou de l’exclusion définitive de l’établissement, sanction ultime
prononcée par le conseil de discipline. L’exclusion ponctuelle de cours relève de la liberté
pédagogique des enseignant·es, principe fondamental du système d’éducation français : les
enseignant·es sont seuls maîtres à bord lorsqu’il s’agit de ce qui se passe dans leur classe. Le
code de l’éducation (Code de l’éducation, 2017) définit ainsi cette notion de liberté
66
pédagogique : « les enseignant·es sont responsables de l’ensemble des activités scolaires des
élèves » (article L912-1). Cette liberté pédagogique concerne aussi bien les dimensions
pédagogiques et didactiques que la gestion de la discipline et du respect des normes scolaires :
« de façon générale, le respect des règles applicables dans la classe est de la responsabilité de
l'enseignant ». Dans ce sens, la liberté pédagogique engage aussi l’enseignant·e, puisqu’il ou
elle se doit de « maintenir un climat serein par toutes mesures éducatives appropriées »
(Ministère de l'Éducation Nationale [MEN], 2014). « A ce titre, une décision d’exclusion de
cours peut être prise, en fonction de l’intérêt général et pour assurer la continuité des activités
de la classe » précise le site de l’Éducation Nationale « Eduscol »30. L’exclusion ponctuelle de
cours relève du régime des punitions scolaires. Dans les textes règlementaires, à partir de la
circulaire n°2000-105 du 11 juillet 2000, une distinction est faite entre les sanctions et les
punitions : « par commodité de langage, les punitions scolaires sont distinguées des sanctions
disciplinaires » (MEN, 2000). Les sanctions sont de la responsabilité du chef d’établissement
qui est le seul habilité à les prononcer avec le conseil de discipline, les punitions « sont
décidées en réponse immédiate par des personnels de l’établissement » (MEN, 2000). Les
punitions scolaires peuvent donc être prononcées par l’ensemble des personnels
pédagogiques et éducatifs des établissements scolaires, des enseignant·es aux chef·fes
d’établissement, aux CPE en passant par les AED (assistant·es d’éducation). Ces punitions
scolaires « concernent essentiellement certains manquements mineurs aux obligations des
élèves, et les perturbations de la classe » (MEN, 2000). Elles « constituent de simples mesures
d’ordre intérieur » (MEN, 2014). Les punitions scolaires applicables dans un collège ou dans
un lycée doivent être inscrites dans le règlement intérieur de l’établissement. Une liste
indicative est proposée par les textes règlementaires, dans laquelle est mentionnée l’exclusion
ponctuelle du cours.
L’usage de l’exclusion semble être une pratique ancienne et, à ce titre, fortement ancrée
dans la tradition punitive de l’enseignement français. Dans les établissements du secondaire
au XIXe siècle, le « renvoi de la classe » participe des mesures de « bannissement de la
collectivité ». C’est une punition associée aux arrêts et à la prison dans le règlement des lycées
du 19 septembre 1809 (Savoie, 2000). A la fin du XIXe siècle, deux textes importants, toujours
d’actualité, publiés en 1884 et en 1890 définissent précisément l’exclusion de cours :
« l’exclusion de cours ne peut ainsi être motivée qu’en cas de mise en danger d’autrui ou de
l’élève mis en cause lui-même» (Savoie, 2000). La volonté affichée par ce texte de contraindre
les enseignant·es, montre que dès la fin du XIXe siècle, le renvoi de la classe était une punition
dont on cherchait à limiter l’usage. Ces deux textes sont toujours en vigueur, même s’ils
tombent dans une certaine forme d’obsolescence juridique comme le précise Pierre
Merle (2001) : « l’arrêté et la circulaire de 1890 sont devenus anachroniques et il faut leur
appliquer la position de principe des juristes : “la désuétude tue les lois, mais il est préférable
de ne pas le dire“. » . Cependant, cette phrase qui met en avant la notion de « mise en danger
d’autrui ou de l’élève mis en cause lui-même » est importante : elle est reprise par de
30
https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Sanctions_disciplinaires/84/6/03-l-exclusion_197846.pdf
67
nombreux règlements intérieurs d’établissements scolaires, par des documents internes et
par les personnels eux-mêmes. Le cadre prescriptif est devenu plus souple et plus flou en
même temps, les trois circulaires importantes réformant l’application des punitions
reprennent les éléments suivants : le caractère nécessairement grave de l’incident visé par
l’exclusion, le caractère exceptionnel de la mesure et la nécessaire prise en charge dans le
cadre d’un protocole clairement établi :
Si, dans des cas très exceptionnels, l'enseignant décide d'exclure un élève de
cours, cette punition s'accompagne nécessairement d'une prise en charge de
l'élève dans le cadre d'un dispositif prévu à cet effet et connu de tous les
enseignants et personnels d'éducation. L'enseignant demandera notamment à
l'élève de lui remettre un travail en lien avec la matière enseignée. MEN, 2014)
Ce préambule juridique met en avant des dimensions qui seront centrales dans le cadre de
notre étude. D’abord, l’exclusion ponctuelle de cours s’inscrit dans un cadre prescriptif flou et
soumis à interprétation puisque les textes ne se contentent d’évoquer que le caractère
nécessairement « exceptionnel » des cas concernés par la mesure. Or, l’appréciation de ce qui
est considéré comme exceptionnel est tout à fait subjective. Le cadre juridique précis est peu
connu des acteurs des établissements scolaires. Certains textes très anciens continuent,
malgré l’absence de valeur juridique réelle, à influencer de manière forte les représentations
des différents acteurs des établissements. D’un côté l’idée de manquements graves, de
danger et de caractère exceptionnel, de l’autre celle de liberté qui laisse aux enseignant·es le
soin de mener leur classe comme ils l’entendent. L’exclusion ponctuelle de cours est une
mesure d’ordre intérieur, de ce fait, elle s’inscrit dans le cadre d’une politique éducative
propre à chaque établissement. Double autonomie donc, celle de l’enseignant·e qui, dans sa
classe, peut procéder en fonction de son appréciation personnelle à l’exclusion de l’élève, celle
de l’établissement qui doit gérer cette punition en interne, dans le cadre de sa politique
éducative. De ce fait, l’application de cette punition constitue dans les établissements
scolaires une « zone d’incertitude » (Crozier & Friedberg, 1977), autour de laquelle vont se
jouer des conflits entre les groupes sociaux, cherchant à imposer leur interprétation des
situations éducatives dans une perspective de prise de pouvoir. La limite juridique à cette
punition est celle qui distingue le régime des punitions de celui des sanctions. En devenant
systématiques, les exclusions ponctuelles de cours pourraient devenir de fait des exclusions
temporaires de l’élève et ainsi se transformer insidieusement en sanction, dont la
responsabilité incomberait alors au chef d’établissement ou au conseil de discipline. Ainsi, sur
le site de l’Éducation Nationale « Eduscol »31, il est précisé : « l’exclusion d’un ou plusieurs
cours d’un élève prise, à titre de punition, par les personnels enseignants ou de direction, trop
systématiquement répétée ou pour plusieurs jours consécutifs, s'apparenterait à une sanction,
et ne relèverait plus des mesures d'ordre intérieur. » C’est cette réserve qui entoure l’exclusion
ponctuelle de cours d’une défiance importante de la part de la hiérarchie de l’Éducation
31
https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Sanctions_disciplinaires/84/6/03-l-exclusion_197846.pdf
68
Nationale. L’exclusion ponctuelle de cours étant une mesure d’ordre intérieur, elle ne fait
l’objet d’aucune évaluation externe aux établissements. L’existence d’un recours massif ou
systématique est renvoyée à des intuitions, des témoignages, de supposées « études
empiriques ». Contrairement aux exclusions définitives des établissements, qui font l’objet
d’une comptabilisation par les établissements transmise régulièrement aux autorités
académiques, ou aux exclusions temporaires qui doivent apparaitre dans les registres des
sanctions de chaque établissement, l’évaluation de l’exclusion ponctuelle de cours est
opaque. « Des situations aberrantes » selon les corps d’inspection (Bargas, 2014 p. 46) sont
révélées ponctuellement lorsque des établissements font l’objet d’audits, dans le cas de
dysfonctionnements graves. Le voile se lève alors sur les pratiques d’ordre intérieur et
l’ampleur du phénomène pousse à certains inspecteurs à affirmer le caractère scandaleux de
la pratique, dissimulée et dont la mise à jour aux yeux du grand public devrait provoquer « un
tollé national » (Bargas, 2014 p. 47). Le caractère préoccupant de la multiplication est relevé
à plusieurs reprises dans des rapports officiels de l’Inspection Générale de l’Education
Nationale (IGEN) : « l’augmentation des exclusions de cours prend une dimension
préoccupante selon les observations en établissements scolaires. » (Armand, Bisson-Vaivre, &
Lhermet, 2013, p. 13), sans pour autant que l’on ne sache sur quel type d’observation repose
ces présupposés.
b. L’hypocrisie d’une pratique stigmatisante stigmatisée sans succès par la
hiérarchie
Le flou entretenu par le cadre prescriptif induirait ainsi des pratiques très diverses, des
décisions d’exclusion prises pour « des motifs incongrus qui relèvent de l’arbitraire » (Bargas,
2014 p.46). On sent poindre dans les réflexions menées par les cadres de l’Education Nationale
des reproches adressés au professionnalisme des enseignant·es qui excluent des élèves : « le
fait de ne pas avoir “ses affaires“ en cours justifie-t-il à lui seul une exclusion de cours ? »
(Armand et al., 2013 p. 20) se demandent par exemple les auteurs du rapport « Agir contre le
décrochage scolaire ». Le discours institutionnel devient alors accusateur pour des
enseignant·es renvoyé·es à leur responsabilité professionnelle lorsqu’il affirme que « l’usage
abusif de l’exclusion est un manquement à une obligation légale. » (Armand et al., 2013 p. 54)
et considère que « Les pratiques éducatives divergentes au sein d’un même établissement,
s’agissant par exemple des exclusions de cours, ne sont plus tolérables » (Armand et al., 2013,
p.60). On peut noter à ce propos que la jurisprudence a bien décrété la responsabilité
d’enseignant·es face à leur pratique abusive de l’exclusion de cours. Dans des cas où
l’exclusion devient systématique, elle est assimilable à une exclusion de l’établissement : les
enseignant·es ont ainsi été condamnés pour avoir outrepassé leurs droits en s’arrogeant celui
de prononcer une sanction de fait à l’égard d’un élève. L’exclusion ponctuelle de cours occupe
ainsi une place ambiguë : « tant qu’elle conserve un caractère isolé, la décision s’analyse en
une mesure d’ordre intérieur » (Buttner & Maurin, 2007 p. 178), et de ce fait, elle reste à la
seule appréciation de l’enseignant·e, mais la répétition de la mesure, une généralisation qui
la rendrait systématique, porterait préjudice à l’élève et de ce fait rendrait « recevable le
69
recours au juge administratif susceptible de requalifier la punition en véritable décision faisant
grief » (Buttner & Maurin, 2007 p.178).
L’exclusion ponctuelle de cours est associée dans ce discours institutionnel au décrochage
scolaire : elle amènerait les élèves à entrer dans un processus de désaffiliation : les
« exclusions pratiquées par les établissements, (…) peuvent être de premières expériences de
sortie du système scolaire » (Mons, 2016 p. 57). La massification de la pratique, dans des
établissements défavorisés socialement, réduirait les temps d’apprentissage et constituerait
une « incitation à l’absence » (Armand et al., 2013). Enfin, cette pratique concentrée dans des
établissement défavorisés socialement participerait à diminuer le temps de cours offert aux
élèves de l’éducation prioritaire et ainsi à accentuer la reproduction des inégalités scolaires
(Mons, 2016, p.25). Le rapport du CNESCO (Centre National d’Étude des Systèmes Scolaires)
de 2016 « Comment l’école amplifie-t-elle les inégalités sociales et migratoires » (Mons,
2016), affirme ainsi clairement le rôle joué par l’exclusion ponctuelle de cours dans
l’accentuation des processus ségrégatifs au sein du système scolaire français.
Cette punition oscille donc entre une mesure banale, que l’on pourrait assimiler aux autres
punitions utilisées dans les établissements scolaires de l’enseignement secondaire comme par
exemple la mise en retenue et des pratiques plus contestables, contraires à la bonne
application du droit de la vie scolaire. Face à une pratique quotidienne qu’elle considère
comme participant à la reproduction des inégalités dans les collèges qui scolarisent les élèves
les plus pauvres, l’institution responsabilise les enseignant·es pour leurs pratiques, ce qui,
dans une logique libérale, culpabilise l’individu plutôt que de s’interroger sur les conditions
sociales de production de cette pratique punitive.
c. L’exclusion de cours, une arme revendiquée par les enseignant·es pour
imposer leur définition des situations éducatives
En réponse à cette forte stigmatisation des pratiques de l’exclusion ponctuelle de cours par
la hiérarchie de l’éducation nationale, les enseignant·es se mobilisent pour revendiquer la
liberté d’exclure comme constitutive de leur liberté pédagogique. Ce mouvement se situe
autour de la multiplication, sous le mot dièse « pas de vague » sur les réseaux sociaux, des
témoignages sur la difficulté d’exercer le métier d’enseignant·e, en particulier dans les
contextes éducatifs de très grande pauvreté, sur la multiplication insoutenable des actes
d’indiscipline et de violence à l’école et sur le refus de la hiérarchie de l’Éducation Nationale
de prendre en compte cette réalité du terrain. On retrouve ces positions par exemple dans les
fils de discussions qui traitent de l’exclusion ponctuelle de cours sur le forum Neoprof.org, site
qui se présente comme « le 1er réseau social enseignant ». Les lignes suivantes prendront
70
comme exemple les extraits de fil de discussion recueillis en décembre 2016 32 , novembre
201733 et juin 201934. Ces fils de discussion sont présentés dans l’annexe n°9.
Ces fils de discussion fustigent pêle-mêle, à propos des exclusions de cours, le laxisme des
équipes de direction et des CPE (« cette réaction pourrie de la direction » fil 11/12-2, « le CPE
refuse de faire son boulot » 11-17-2 « la direction a l'air drôlement molle et laxiste, ça me
rappelle de mauvais souvenirs... » fil 11/12-2, « ils sont en effet très laxistes » fil 11/12-2, « ce
document calmera certains chefs qui veulent une mer d'huile » fil 12/2016 ) et plus
généralement l’abandon des enseignant·es par l’institution (« rire d'enseignants qui se sentent
lâchés par l'institution » 11-17-1), la démission parentale, la multiplication d’élèves ingérables,
la fausse bienveillance (« on pardonne tout à nos petits anges... » fil 11/12-2 « bienveillance
unilatérale » « J'en ai ras-le-bol de la bienveillance » fil 11/17-2 « bienveillance etc... qu'ils
confondent avec jemenfoutisme » fil 11/17-2). Ils et elles identifient clairement le problème
de l’indiscipline comme un problème importé du quartier « une formatrice avait dit un jour
que les exclure c'était leur ouvrir la rue et ses dangers, un collègue avait très justement répondu
que ça faisait longtemps que les dangers de la rue ils étaient en plein dedans et les amenaient
au collège » fil 11/12-2. Face à ces difficultés, le choix d’exclure devrait rester de la
responsabilité des enseignant·es « mais tu restes maître dans ta classe » (…) « Le
comportement de l'AED et surtout celui du CPE ne sont pas acceptables, c'est à toi de voir si tu
gardes l'élève ou pas » fil 12/2016 et qu’aucune autorité ne devrait pouvoir remettre en cause,
l’inconcevable étant que l’élève exclu soit ramené en classe par un·e CPE ou un·e chef·fe
d’établissement : « on m’a un jour ramené un élève que j’avais exclu : je suis rentré chez moi ! »
fil 11/17-1 « dans ce cas j'aurais rangé mes affaires et dit que la CPE n'avait qu'à venir faire
cours à ma place pendant que je rédigeais ce rapport » fil 12/2016. « Une telle mise en cause
de tes compétences devant autrui est inadmissible, de même que la désinvolture dont sa chef
de service a fait preuve. » fil 12/2016. Face à ces élèves perturbateurs, à la démission et au
laxisme des responsables, la solution préconisée est d’exclure les élèves en question
systématiquement : « tu peux toujours l'exclure de cours à chaque séance » 11/17-2 « il y a
aussi la "solution" de l'exclure à la première peccadille » 11/17-2. Dans ces fils de discussion,
l’exclusion ponctuelle de cours est revendiquée, non pas comme une punition, mais comme
une mesure de préservation du groupe classe et de l’enseignant·e lui-même. Contre cette
demande, restreindre les marges de manœuvre de l’exclusion comme le fond les directions
des établissements, c’est chercher à étouffer le problème, éviter de lui donner de la visibilité
en contraignant les enseignant·es à garder les perturbations dans la classe.
Face à l’ampleur du phénomène #pasdevague (150 555 tweets échangés dans le mois qui
suit l’apparition du mot dièse), une commission d’information sénatoriale s’est tenue le 18
décembre 2018, pour auditionner des syndicats de chef·fes d’établissement, un universitaire
32
http://www.neoprofs.org/t107544-exclusion-de-cours-rapport-immediat-obligatoire#3914116
http://www.neoprofs.org/t114559-que-faire-quand-des-eleves-refusent-l-exclusion-de-cours#4256627
34
https://www.neoprofs.org/t123978-demander-l-exclusion-permanente-du-cours-de-certainseleves#4705339
33
71
(Benjamin Moignard) et des enseignant·es du secondaire (Morin-Desailly, 2018). Les
témoignages y mobilisent les mêmes thématiques que les fils de discussion évoqués sur
Neoprof et résument bien les échanges recueillis sur tweeter sous le mot dièse « pas de
vague ». Le laxisme des chefs d’établissements, sous couvert d’une fausse bienveillance est à
nouveau évoqué : « son remplaçant est dans une bienveillance extrême et le misérabilisme,
trouvant sans cesse des excuses aux élèves. Mais à ce stade, c’est de la maltraitance envers les
professeurs, laissés dans leur détresse et leur désarroi ». (Morin-Desailly, 2018, p. 45). La
question de la bienveillance est ici associée explicitement à une « culture de l’excuse » (Lahire,
2016) qui sous prétexte de compréhension des contextes sociaux dans lesquels vivraient les
élèves, en viendrait à expliquer et à accepter tous les actes d’indiscipline. Les déclarations de
la commission sénatoriale citent aussi la responsabilité des parents démissionnaires comme
cause de leurs difficultés : « certains parents ne peuvent plus suivre leurs enfants. » (MorinDesailly, 2018, p. 19) « Vous avez évoqué la violence de parents vis-à-vis de professeurs. Les
enfants ont sous les yeux ces mauvais exemples et l’absence de respect. » (Morin-Desailly,
2018, p. 20). L’exclusion ponctuelle de cours est évoquée régulièrement dans le rapport, par
des enseignant·es qui témoignent des contraintes mises en œuvre par les chefs
d’établissement et les CPE, lorsqu’ils ou elles demandent de ne prononcer d’exclusion qu’en
cas de « danger pour lui-même ou pour autrui ». L’indulgence néfaste de la hiérarchie des
établissements scolaire est évoquée régulièrement dans ces injonctions à ne pas exclure.
Pourquoi la gestion est-elle aussi laxiste ? Les CPE et les chefs d’établissement
s’appuient sur un texte officiel, stipulant qu’on ne peut pas exclure un élève de cours
sauf en cas de “danger pour lui-même ou pour autrui“. S’il hurle ou vous insulte, on
vous répond “pédagogie“. Comment un professeur peut-il avoir de l’autorité
lorsqu’après une exclusion du cours, le CPE ramène, pendant la même heure, l’élève
dans sa classe ? Selon les inspecteurs, il n’y a pas de mauvais élèves, seulement de
mauvais professeurs... Admettons que cela soit le cas, on ne peut pas recruter 800 000
génies de la pédagogie dans des conditions pareilles ; l’administration doit soutenir ses
professeurs. (Morin-Desailly, 2018, p. 38)
Face à des comportements inhumains (« s’il hurle ou vous insulte ») la seule réponse de
l’institution serait l’invocation de solutions « pédagogiques ». Les enseignant·es qui
témoignent ainsi mettent en avant une véritable incompréhension de la part de leurs chef·fes
d’établissement et des CPE. Ces injonctions stigmatisantes à ne pas exclure d’élève, relèvent
d’un processus de culpabilisation, puisqu’en répondant « pédagogie » lorsque l’on demande
une exclusion, c’est la compétence professionnelle individuelle qui est remise en cause
(« selon les inspecteurs, il n’y a pas de mauvais élèves, seulement de mauvais professeurs »).
Encore une fois, les enseignant·es qui témoignent ici en appellent au soutien de la hiérarchie
et donc demandent à ce qu’on leur laisse toute la souplesse nécessaire dans l’application des
mesures d’exclusion.
72
Lorsque j’ai vingt-quatre élèves, dans certaines classes, je suis en mode « commando »,
avec des fiches d’exclusion toutes prêtes ; je n’accepte pas un élève exclu, sinon ce ne
serait pas tenable. La réponse à ces violences intra-scolaires est inadéquate. C’est de la
violence institutionnelle ! Mes collègues n’ont pas été étonnés que certains élèves
soient mis à genoux et tenus en joue par la police. Nous attendons que les élèves soient
sanctionnés. Comment en est-on arrivé là ? (Morin-Desailly, 2018, p. 45)
La rhétorique « guerrière » est mobilisée (« en mode commando »), l’exclusion de cours
étant alors évoquée comme une pratique de masse qui devient systématique pour répondre
au coup par coup aux comportements des élèves. Le manque de considération de l’institution
qui contraint les enseignant·es à ne pas exclure d’élèves est considéré comme une « violence
institutionnelle ». Ces témoignages, outre la violence et le mal-être professionnel qu’ils
mobilisent mettent bien en avant l’état de défiance réciproque entre les différents groupes
sociaux de l’éducation nationale, autour de la pratique de l’exclusion de cours et de l’exclusion
temporaire de l’établissement. D’un côté la hiérarchie de l’éducation nationale qui refuse
d’être taxée de laxiste et considère que « toute exclusion définitive d’un établissement est un
constat d’échec. Cela signifie que l’école n’a pas réussi à travailler avec l’élève et sa famille. »
(Morin-Desailly, 2018, p. 18) d’un autre côté une demande de confiance et de soutien lorsqu’il
s’agit de prendre la décision d’exclure un élève (« l’administration doit soutenir ses
professeurs ») et un renforcement des mesures disciplinaires (« nous attendons que les élèves
soient sanctionnés »).
En réponse à cette mobilisation sur les réseaux sociaux, un nouveau plan de lutte contre
les violences scolaires a été mis en place par le Ministère de l’Education Nationale le 3
septembre 2019 (Circulaire n° 2019-122 du 3-9-2019 Prévention et prise en charge des
violences en milieu scolaire) qui durcit encore le cadre disciplinaire, facilitant la convocation
des conseils de discipline et permettant par exemple le placement sans accord de la famille
des élèves exclus en atelier relais. Cette réponse s’inscrit dans un contexte de renforcement
« des dispositions préexistantes liées au contrôle des flux et des espaces scolaires » (Lorcerie
& Moignard, 2017, p. 439), dans une logique de sanctuarisation des établissements, avec sur
l’ensemble du territoire un grand plan d’investissement dans des dispositifs de vidéo
surveillance (Le Goff, 2010) (appelé dispositifs de vidéo protection) et des portiques de
sécurité protégeant les établissements scolaires de leur environnement direct et une
tendance à la pénalisation des conduites en milieu scolaire (Esterle-Hedibel, 2006, p. 61).
Comme nous l’avons évoqué dans le chapitre précédent, les enseignant·es organisé·es en
groupe de pression se sont clairement constitué·es, à travers la campagne d’opinion portée
dans le cadre d mot-dièse « #pasdevagues » comme des « entrepreneur·es de morale »,
« créateurs et créatrices de norme », menant une croisade morale pour l’institution de
normes plus strictes dans le traitement de la déviance scolaire. Dans le contexte des
établissements de la très grande pauvreté, cette demande de pouvoir exercer un pouvoir
punitif accru, témoigne aussi de la violence symbolique dont sont victimes les personnels.
73
On le voit, le malaise au cœur du système éducatif autour de la question de l’application
des punitions n’a pas été résolu depuis la réforme du régime disciplinaire instauré avec les
textes de juillet 2000. Il convient de rappeler que cette réforme venait actualiser un régime
disciplinaire datant de la fin du XIXe devenu obsolète et qu’elle introduisait les grands principes
du droit dans l’école. Les rédacteurs de ces textes postulaient que l’introduction des principes
du droit dans le domaine scolaire permettrait de « rationaliser l’exercice de la sanction en
clarifiant les principes de sa décision et les modalités de son exécution suivant un modèle
fortement inspiré du droit pénal » (Prairat, 2009, p. 107), et d’ainsi ne plus considérer la
sanction comme un mal nécessaire mais comme un véritable levier éducatif. Au contraire, les
réactions à cette révolution du fonctionnement des établissements ont été négatives, les
enseignant·es en particulier y voyant une remise en cause de leur autorité.
Les détracteurs de la réforme ont vu dans ce nouveau texte une atteinte à l’autorité
déjà vacillante des personnels éducatifs, une sorte d’enterrement de première classe
de l’autorité des adultes au sein des établissements scolaires. Ces personnels auraient
préféré qu’on leur témoigne plus de confiance, qu’on leur délègue à titre personnel un
supplément de pouvoir et non qu’on introduise un ensemble de mesures
procéduralisées dans le jeu disciplinaire de l’école. (Prairat, 2009, p. 111).
Vingt années plus tard, la critique adressée à l’exercice du droit scolaire n’a pas bougé d’un
iota : les critiques adressées à l’institution scolaire que nous avons pu identifier autour du
#PasDeVague restent celles décrites par Eirick Prairat. Les enseignant·es, forcés d’exercer dans
des établissements de plus en plus victimes de « l’apartheid scolaire », se sentent abandonnés
dans des contextes scolaires disqualifiés, dépossédés de leur pouvoir disciplinaire et par làmême de leur autorité. Les contraintes légales qui viendraient limiter leurs marges de
manœuvre dans la classe sont vécues comme un manque de confiance et une remise en cause
de leur professionnalisme. Ces revendications s’inscrivent dans le processus de violence
symbolique imposée aux élèves des collèges de la grande pauvreté par l’institution, dont les
enseignant·es sont à la fois les agents inconscients et les victimes objectives. La stigmatisation
individuelle produite par l’institution ne fait alors qu’accentuer cette violence symbolique.
Nous avons ainsi pu voir dans quel contexte les conflits autour de l’exclusion ponctuelle de
cours se développent. Ils placent dos-à-dos les cadres de l’éducation nationale et les
personnels enseignants, les premiers fustigeant une mesure opaque qui participerait au
décrochage scolaire et en appelant à la responsabilité professionnelle des enseignant·es, les
second·es revendiquant leur liberté d’agir, dans des classes où le climat dégradé met à mal
l’accomplissement de leurs missions. Nous allons maintenant voir que cette tension autour de
l’exclusion ponctuelle de cours se situe dans un contexte de division du travail éducatif propre
au système éducatif français, marqué historiquement, culturellement et philosophiquement.
74
2. L’exclusion ponctuelle de cours : l’exercice du « sale boulot »
Les exclusions ponctuelles de cours nécessitent la mise en œuvre d’une série d’opérations
successives par de multiples personnels dans les établissements scolaires de l’enseignement
secondaire français : l’analyse de l’intervention des différents agents sociaux dans le processus
de mise en œuvre de la déviance scolaire est ainsi nécessaire. Il s’agit d’identifier la succession
des différentes actions d’étiquetage résultant des interprétations successives de chacun des
personnels impliqués. La circulaire du 27-5-2014, « Application de la règle, mesures de
prévention et sanctions » (MEN, 2014) demande à ce que cette pratique mobilise un protocole
bien établi et connu de tous les membres de la communauté éducative. Ce dispositif s’inscrit
ainsi au cœur de la division morale et sociale du travail éducatif telle qu’elle se décline dans le
système éducatif français (Masson, 2000). Le concept du « sale boulot », développé par le
sociologue Everett Hughes (1996), peut ainsi s’appliquer aussi bien à l’exercice du métier dans
des établissements disqualifiés qu’à la répartition des tâches éducatives dans ces
établissements.
a. Le « sale boulot » dans les collèges de la très grande pauvreté
Cette division du travail, qui permet de déléguer la gestion des difficultés éducative vers un
service annexe, témoigne de la pratique du « sale boulot » décrite par Everett C. Hughes
(1996). Chaque professionnel identifie une part de son activité professionnelle qu’il se
représente comme valorisante, qui regroupe des activités nobles qu’il souhaite mettre en
avant, pour lui et pour les autres. Cette représentation nous éclaire sur les valeurs guidant son
action : « elle peut aider à documenter la dimension la plus intime du travail en incitant à
porter le regard sur ce qui vaut pour le travailleur dans son activité la plus concrète, telle qu'il
l'accomplit ou souhaiterait l'accomplir » (Bidet & Vatin, 2016, p. 21). Elle repose sur des
jugements de valeur, des débats de normes déterminés par l’expérience sociale spécifique de
chacun·e. Tout corps de métier possède une part centrale traditionnellement mise en avant,
valorisée, la part noble de son identité professionnelle. Pour les enseignant·es, cette
distinction passe traditionnellement et encore majoritairement, par la mise en avant de
l’érudition, la défense du modèle du magistère (Hirschhorn, 1993). Le professionnel est
cependant dans l’obligation de prendre en charge d’autres activités, beaucoup moins
valorisantes, qui constituent la part inavouable de son métier, « le sale boulot ». Hughes
affirme ainsi :
Tous les métiers comportent du sale boulot. Il est difficile d’imaginer un métier dont les
membres ne sont pas, de manière récurrente, pratiquement obligés d’apparaître dans
un rôle dont ils pensent qu’ils devraient avoir un peu honte. Dans la mesure où un
métier implique une conception du moi, une notion de dignité personnelle, ses
membres devront probablement, à certains moments, faire quelque chose qu’ils
considèrent comme infra dignitate » (Hughes, 1996, p. 81).
75
Le sale boulot, c’est ce qui est physiquement dégoutant : le rapport à la saleté, aux fluides
corporels, aux déchets, aux mauvaises odeurs, mais aussi ce qui est moralement dégradant.
Une première manière courante de faire avec ce sale boulot est de le dissimuler, de se
débrouiller pour que cette part indigne soit effectuée dans l’ombre, à l’abri des regards. Une
autre solution consiste à déléguer ces activités à d’autres professionnel·les occupant un rang
subalterne dans le schéma hiérarchique de l’institution. Ainsi, l’activité des professions
inférieures peut se définir, dans la division sociale et morale du travail, par le « sale boulot »
qu’elles prennent en charge à la place des professions qui leur sont supérieures. Le partage
de ce « sale boulot » peut induire une relation ambiguë : celui qui prend en charge la part
indigne que son supérieur rejette, va parfois en tirer une forme de pouvoir dans la mesure où
cette délégation lui révèle la part taboue de l’activité de son supérieur. Hughes montre ainsi
comment, en s’occupant des poubelles des habitants d’une copropriété, les concierges lèvent
le voile sur l’intimité la plus secrète de ceux qu’ils doivent servir (Hughes, 1996, p. 81‑82). Ce
pouvoir donné à ceux qui occupent les positions plus basses dans la hiérarchie constitue alors
une forme de revanche des plus faibles (Payet, 1997b, p. 22), le moyen de retourner la logique
de la division du travail qu’ils subissent. Cependant, dans certaines professions, le rapport au
tabou ne peut être délégué : il faut bien par exemple que le chirurgien, malgré la valorisation
sociale de son statut professionnel, plonge les mains dans le corps ouvert de ses patients. Pour
certaines professions, la prise en charge du « sale boulot » peut alors être survalorisée,
devenir une fonction sociale sacrée.
b. Enseigner aux plus pauvres
Dans le domaine de l’éducation, cette division sociale et morale du travail éducatif est à
entendre de deux manières. Elle concerne d’abord le type d’établissement dans lesquels
exercent les professionnels. Les débutant·es, affecté·es selon la logique propre à la gestion
des ressources humaines de l’Education Nationale, dans les établissements les plus frappés
par la ségrégation scolaire, peuvent ainsi avoir le sentiment que la société leur délègue le
« sale boulot » en leur demandant de s’occuper des élèves pauvres qui ne leur permettront
pas de valoriser leurs savoirs universitaires et qui contrarient leurs représentations morales et
physiques de l’élève idéal. Dans la logique évoquée par Hughes à propos des concierges, il
s’agit de prendre en charge les rebuts de la société. Le discours des enseignant·es issu·es des
classes moyennes sur ces élèves de milieu populaire révèle le dégoût moral et
physique qu’implique cette prise en charge du « sale boulot » :
Ce sont les enfants des classes populaires (slum child) qui offensent le plus
profondément la sensibilité morale des enseignantes ; (…) ils arrivent à donner aux
enseignantes le sentiment d’être immoraux et peu respectables. En termes de
condition et d’apparence physique, ils dépriment et dégoutent les enseignantes des
classes moyennes » ces représentations concernent « la santé et la propreté, la
76
violence et le sexe, la motivation et le travail, les relations entre pairs » (Becker, 1952,
p. 461-462)35.
L’affectation dans les collèges de la très grande pauvreté confronte sans ménagement les
personnels à la violence symbolique imposée par l’institution qui les oblige à se charger de ce
« sale boulot ». Anne Barrère parle à ce titre de « choc d’entrée dans le métier » : « venu avec
le désir de transmettre, d’émanciper, de contribuer à la société future, le jeune enseignant·e
se retrouve parfois face à la nécessité de punir, de “faire le flic“ ou de se protéger des élèves »
(Barrère, 2017, p. 98). Cette hiérarchisation territoriale de la valorisation de l’activité
enseignante apparait dans les stratégies de mobilité mises en œuvre par les enseignant·es à
l’occasion des phases de mutation administratives, « la plupart d'entre eux cherche à quitter,
dès qu'ils le peuvent, les quartiers populaires où ils ont été affectés en début de carrière ».
(Monin & Cogérino, 2002, p. 107). Mais cette division morale et sociale du travail éducatif
dans les collèges français correspond aussi à une répartition structurelle et hiérarchique des
tâches éducatives.
c. Déléguer la prise en charge de la déviance scolaire
Tardif et Levasseur montrent comment, dans les systèmes éducatifs massifiés, l’adoption
d’un modèle inclusif, prescrivant la scolarisation de tous les élèves quels que soient leurs
besoins éducatifs particuliers dans le tronc commun, a provoqué le développement de postes
de « techniciens » chargés de prendre en charge les élèves les plus éloignés des codes de la
scolarité (Tardif & Levasseur, 2010). En effet, si les structures éducatives ont, partout dans le
monde, considérablement évolué, l’organisation pédagogique, fondée sur la persistance de la
forme de scolaire traditionnelle (Vincent, 1994) tournée autour de la classe, reste stable.
L’augmentation de la part des personnels non-enseignants, à partir des années cinquante va
induire une reconfiguration du travail éducatif et une réorganisation relative des personnels
qui sont en charge des élèves (Tardif & Levasseur, 2010, p. 20). Ce phénomène se décline dans
le cadre particulier du système éducatif français, avec l’existence historique d’une division très
formelle entre les missions éducatives et pédagogiques (Barthélémy, 2005) dans les
établissements scolaires du secondaire. Il s’observe plus précisément dans la part relative de
plus en plus importante occupée par les personnels non enseignants dans les établissements
scolaires, ce qui marque un déplacement notable du centre de gravité du travail éducatif :
Tardif et Levasseur évaluent par exemple en France cette part à un tiers des personnels (2010,
p. 46).
L’enseignement secondaire français s’est structuré administrativement et
philosophiquement à partir de l’organisation mise en œuvre dans le lycée napoléonien au XIXe
siècle : le statut des surveillants généraux, responsables de l’organisation administrative et
disciplinaire dans les lycées (Condette, 2014), évolue au début des années 1970 vers celui de
CPE (Tschirhart, 2013), personnel responsable de l’organisation de la « vie scolaire », service
35
Traduit de l’anglais par nos soins.
77
annexe des établissements, chargé de prendre en charge les élèves dans toutes les
occurrences qui concernent ce qui ne se passe pas dans la salle de classe. L’existence originale
de ce service perpétue dans les établissements du secondaire français, « la césure entre un
pôle pédagogique qui souhaiterait privilégier l’acquisition des savoirs, et un pôle éducatif qui
viendrait en support de l’enseignement » (Condette, 2013, p. 111). La division du travail
éducatif en France est ainsi symptomatique d’un déséquilibre entre les missions pédagogiques
d’une part, fortement valorisées et les missions éducatives accessoires et utilitaristes. Dans
les faits, « l’école méprise toujours quelque peu l’éducation » qui reste confinée « à
l’accessoire, à la périphérie, en lui confiant des missions “correctrices ou subalternes“, d’ordre
domestique, du type de la propreté, de la politesse et, à la limite, du “civisme“, ou des loisirs. »
(Ardoino & Berger, 2010, p. 123). Ce dédain pour la dimension éducative d’une école toujours
fortement mobilisée autour de la transmission de savoirs abstraits, dans une perspective
pédagogique formelle (Durkheim, 1938, éd. 2014), l’amène à négliger les savoirs de
l’expérience qui pourraient être déclinés par une pédagogie réaliste : « ce sont en même
temps des sources de savoirs, de connaissances et d’expériences qui se trouvent de la sorte
ignorées, refoulées ou simplement minimisées. (Ardoino & Berger, 2010, p. 123).
Le service de « vie scolaire », regroupe des assistant·es d’éducation (AED), personnels
précaires, souvent jeunes, non titulaires, aux parcours disparates mais sans formation ni
certification nationale correspondant à l’exercice de leur fonction (Caristan, 2017). Il occupe
une place centrale dans la mise en œuvre de l’exclusion ponctuelle de cours puisque les
dispositifs évoqués par les textes règlementaires le désignent comme le lieu d’accueil et de
prise en charge des exclus. L’exclusion ponctuelle de cours est donc une punition qui permet
aux enseignant·es de faire sortir un ou plusieurs élèves de leurs classes, ces élèves devant
alors passer le reste de l’heure de cours pris en charge par les CPE et les AED, dans des espaces
prévus à cet effet.
Les enseignant·es peuvent se débarrasser de certains élèves, imposer certaines tâches
nécessaires en particulier au maintien de l’ordre en classe, en se déchargeant de cette part
jugée indigne de leur métier, vers les services de vie scolaire (Condette, 2013, p. 111). Dans
cette répartition, la classe est considérée comme un espace noble, en opposition aux espaces
disqualifiés des locaux de la vie scolaire et des salles de permanence. « Dans cette perspective,
l’espace scolaire en général, et la classe en particulier, sont investis par la société d’une
dimension sacrée, susceptible d’être souillée (à plus ou moins fort degré) par des pratiques
profanes. » (Payet, 1997b, p. 24). Certains élèves pourraient, par l’usage de leur corps, par
leurs paroles, par leurs interactions, salir cet espace noble (Millet & Thin, 2007). L’exclusion
ponctuelle de cours permet ainsi de préserver l’espace de la classe et la personne de
l’enseignant·e tous deux associés à la sacralité du savoir, « des corps perçus comme indociles »
(Millet & Thin, 2007, p. 4) de ces élèves inadaptés à la forme scolaire qui pourraient en souiller
la pureté. La question morale est ainsi centrale dans la délégation des tâches telles qu’elles se
répartissent dans les collèges de la grande pauvreté et « le “sale boulot“ renvoie donc à des
situations d’interaction, dans des cadres disciplinaires, avec des élèves et des parents dont la
78
moralité est jugée défaillante, parfois inacceptable » (Payet, 1997b, p. 25). Les rôles sont alors
répartis dans l’établissement scolaire : aux enseignant·es est dévolu le rôle valorisé de la
transmission des savoirs, aux CPE et aux AED la prise en charge des élèves qui empêchent
cette transmission, la prise en charge de la perturbation. Comme l’affirme Everett Hughes
(1996), cette délégation peut passer pour les personnels de vie scolaire pour une forme de
valorisation paradoxale du sale boulot :
Cette dimension sacerdotale du métier renvoie à la nécessité expiatoire de
l’inacceptabilité morale de la déviance scolaire. Cette expiation ne peut se faire qu’en
dehors du templum de la classe, la vie scolaire faisant office d’instance sacrificielle. Il
faut toute l’allégeance du CPE à l’institution pour tenir cette position scatophile qui tout
en empiétant largement sur les autres dimensions du métier garantit le nouvel ordre
scolaire. » (Monin, 2007, p. 7).
Cette division du travail est par essence source de conflit entre les enseignant·es et les vies
scolaires (Grimault-Leprince, 2014, p. 59) les personnels chargés de faire le « sale boulot »
risquant de souffrir dans cette délégation d’une forme de « contagion du stigmate » (E.
Goffman, 1975, p. 44), et ainsi d’être à leur tour l’objet d’une stigmatisation sociale (Molinier
et al., 2010, p. 10).
La réalisation des tâches éducatives et en particulier de celles qui concernent la gestion de
l’indiscipline s’inscrit ainsi dans le cadre d’une division du travail éducative hiérarchisée
moralement et socialement dans les établissements scolaires. L’attribution plus ou moins
forcée ou négociée, des tâches punitives, peu valorisées dans l’ordre symbolique de l’activité
éducative, par une catégorie de personnels (les enseignant·es) vers une autre catégorie de
personnels (les CPE et les AED), implique une coopération professionnelle difficile à réaliser
dans une institution où la culture de la collaboration reste faible (Barrère, 2002b). Au-delà, du
refus des enseignant·es de faire la police d’un côté et des CPE d’être confinés au rôle ingrat
du surveillant général de l’autre (Barthélémy, 2014, p. 6), cette tension dans la division du
travail éducatif révèle « des conflits de visées, de positionnement et de valeurs [qui] s’opposent
trop fréquemment à la mise en place de coopérations enseignants-CPE » (Grimault-Leprince,
2014, p. 10). La délégation du sale boulot à travers l’exclusion ponctuelle de cours est ainsi
une situation potentiellement conflictuelle entre les enseignant·es et les CPE (GrimaultLeprince, 2014, p. 8). Cette difficulté pour les personnels des établissements à assumer leurs
fonctions punitives correspond sans doute à une difficulté résiduelle plus large de notre
système à penser la place de l’activité punitive.
Nous nous situons ainsi dans une double perspective par rapport à la question du « sale
boulot », notion centrale dans l’organisation de la division sociale et morale du travail
éducatif. Travailler dans les collèges scolarisant les élèves en situation de très grande
pauvreté, c’est faire le sale boulot de l’institution, et être confronté au risque de la contagion
du stigmate. Ces collèges assurent ainsi structurellement à l’échelle du système éducatif
79
français, une part dévalorisante de l’activité d’enseignement. Dans les établissements, la prise
en charge des comportements déviants est elle-même une activité dévalorisée, « le sale
boulot » dont chacun des groupes sociaux cherche à se débarrasser pour se consacrer à des
activités plus nobles. Cette double division comporte enfin une réalité économique. Ce sont
les personnels les plus fragiles économiquement qui exercent dans les secteurs géographiques
les plus pauvres : comme le souligne Georges Felouzis, « on nomme plus souvent dans ces
collèges des débutants ou des enseignants peu expérimentés. Cela revient à donner moins à
ceux qui ont déjà le moins, et cela enfonce encore plus les élèves les plus défavorisés au
départ. » (2014b). Ce sont aussi, dans ces établissements, les personnels les plus précaires
économiquement qui sont chargés de s’occuper des élèves les plus éloignés des normes
scolaires (Tardif & Levasseur, 2010). Par ce double système de division du travail éducatif, ce
sont les personnels qui coûtent le moins à l’institution qui sont chargés de s’occuper des
élèves les plus pauvres et les plus en difficulté.
3. L’exclusion ponctuelle de cours entre sanction et punition
Si le châtiment n’est pas ce que l’on dit qu’il est, s’il n’est pas justifié par les raisons que
l’on croit, s’il favorise la réitération des infractions, s’il punit en excès l’acte commis, s’il
punit en fonction du statut des coupables plus que de la gravité de l’infraction, s’il
contribue à produire et à reproduire des disparités, alors ne devient-il pas plutôt ce qui
menace l’ordre social ? – et ne faut-il pas dans ce cas le repenser, non plus seulement
dans le langage idéal de la philosophie et du droit, mais aussi et surtout dans la réalité
inconfortable de l’inégalité sociale et de la violence politique ? (Fassin, 2017, p. 95)
Nous allons maintenant chercher à entrer plus dans le détail de la place ambiguë qu’occupe
la punition dans l’enseignement secondaire français. Nous nous appuierons pour cela dans un
premier temps sur les études empiriques réalisées sur l’activité punitive dans les
établissements scolaires que nous chercherons à confronter ensuite aux travaux réflexifs
menés sur la sanction en éducation en particulier par Eirick Prairait. Nous mettrons ainsi en
lumière l’écart considérable qui subsiste entre la définition subtile du concept de « sanction
éducative » et sa déclinaison concrète sur le terrain. Nous montrerons enfin comment les
travaux menés sur l’exclusion ponctuelle de cours nous permettent d’envisager le rôle de
cette punition banalisée dans les processus de stigmatisation à l’œuvre dans les carrières de
rupture scolaire.
a. Punition ou sanction scolaire, tentative de définition
« Dans la littérature, il existe si peu de travaux empiriques récents sur la punition à l’école
qu’on peut s’en étonner » (Debarbieux et al. 1999, p. 95). L’étude de la pratique des punitions
dans les établissements scolaires de l’enseignement secondaire français nous confronte ainsi
à un véritable paradoxe : notre système éducatif semble être parmi ceux qui éprouvent le plus
de difficultés avec la discipline, et pourtant la recherche en éducation française ne s’intéresse
peu ou pas à la question. En effet, les enseignant·es français·es, en particulier les plus jeunes,
affirment, plus que leurs collègues des autres pays de l’OCDE, éprouver des difficultés à
80
maintenir un climat serein dans leurs classes et être mal formé·es à cette problématique, là
davantage que dans les autres pays de l’OCDE (Direction de l'Évaluation, de la Prospective et
de la Performance [DEPP], 2019). La France serait ainsi, selon l’étude PISA 2015, le pays de
l’OCDE, mais aussi de l’ensemble des 72 pays PISA (Programme International pour le Suivi des
Acquis des Élèves) (à l’exception unique de la Tunisie) celui dans lequel le climat scolaire est
le plus dégradé, mais aussi le pays de l’OCDE dans lequel « l’écart de discipline entre écoles
favorisées et défavorisées (..) est un des plus élevés des pays de l’OCDE » (Meuret, 2017). Face
à ces difficultés, l’école française répond par une multiplication des punitions, en particulier
des mises en retenue et des mesures d’exclusion (Debarbieux 2018, p 18-20). Malgré cette
réalité, « la punition est un fait scolaire peu étudié : peu de chercheurs se sont intéressés aux
sanctions, pourtant principal recours des professeurs dont l’autorité est mise à mal. »
(Grimault-Leprince 2007, p. 2). Durkheim proposait, déjà en 1922, de procéder à une étude
empirique systématique des phénomènes d’indiscipline scolaire :
Il y a dans chaque école une discipline, un système de peines et de récompenses. Combien
il serait intéressant de savoir, non pas seulement sur la foi d'impressions empiriques,
mais par des observations méthodiques, de quelle façon ce système fonctionne dans les
différentes écoles d'une même localité, dans les différentes régions, aux différents
moments de l'année, aux différents moments de la journée (Durkheim 1922, éd. 2006,
p. 76).
Ce projet est toujours en friche et mériterait d’être entrepris. Il semble que la division
morale et sociale du travail éducatif qui structure l’organisation des établissements scolaires
du secondaire français produise en miroir une forte influence sur les travaux de la recherche
en éducation qui restent majoritairement focalisés sur les pratiques enseignantes de
transmission du savoir :
S’intéresser aux sanctions revient à s’interroger sur les relations de pouvoir à l’intérieur
de l’institution éducative, à étudier les pratiques des enseignants ; non pas les pratiques
valorisées des apprentissages, mais celles, plus obscures, qui concourent au maintien
de l’ordre dans l’enceinte de la classe. (Grimault-Leprince & Merle, 2008, p. 232)
Si les travaux d’Eirick Prairat (2009, 2019a, 2020) témoignent d’une longue tradition
philosophique, pédagogique et morale à propos de l’usage de la sanction dans le champ
éducatif, et fournissent ainsi une approche réflexive incontournable, ils restent purement
spéculatifs et ne s’appuient sur aucune donnée empirique. On ne peut que constater l’écart
entre la valeur intellectuelle de ces réflexions et la persistance des pratiques sur le terrain.
L’étude de la sanction reste encore bien souvent une approche philosophique ou juridique,
coupée des faits sociaux que l’on pourrait observer dans les établissements scolaires.
Le langage commun a tendance à faire des termes punition et sanction des synonymes.
Nous avons vu que dans le système éducatif français, une distinction juridique existe entre les
« sanctions disciplinaires », qui sont des mesures administratives officielles prononcées par
les chefs d’établissements et les conseils de discipline, inscrites dans les dossiers des élèves et
81
pouvant faire l’objet de recours auprès du tribunal administratif, et les « punitions scolaires »
qui sont des mesures d’ordre intérieur. Nous pensons cependant qu’une distinction doit être
faite entre la sanction, que l’on peut considérer comme une mesure éducative, et la punition
qui garde une connotation négative, purement répressive. Éric Debarbieux revendique ainsi
l’usage du terme de « punition » pour cesser de positiver le travail répressif en en « déplaçant
le sens vers la “sanction“ jugée moins infamante. » (2018, p. 12). Cette distinction se retrouve
étymologiquement : la sanction découle à l’origine du latin sancire « rendre sacré ». La
sanction est un acte symbolique fort et irrévocable qui consacre (une loi, une décision). Punir
provient du latin punire « châtier » « venger » avec l’idée d’imposer une peine, une
souffrance. On le voit, le terme de punition « est, dans notre tradition, fortement contaminé,
pour ne pas dire purement et simplement identifié à une conception expiatrice du punir. Cet
héritage disqualifie, de manière quasi rédhibitoire, le concept de punition » (Prairat, 2009,
p.10). Dans la suite de notre étude, afin de refuser cette euphémisation, nous nous écarterons
de la distinction institutionnelle entre sanction et punition, et préférerons désigner l’ensemble
des mesures disciplinaires de l’arsenal punitif scolaire sous le terme de « punition ».
b. L’activité punitive dans les collèges, quelle réalité empirique ?
Les travaux menés sur le terrain à propos de l’application des punitions restent rares. Ils
témoignent cependant tous de l’omniprésence massive des punitions dans le quotidien des
établissements et d’une banalisation de ces pratiques (Ayral, 2009; Debarbieux, 2018;
Debarbieux et al., 1999; Douet, 1987; Grimault-Leprince & Merle, 2008; Moignard, 2015b;
Prum, 1991). Contrairement à l’idée du laxisme supposé de l’institution, il semblerait que
l’école française se caractérise plutôt par une inflation de l’usage de punitions (Debarbieux,
2018, p. 15‑18), alors que cet usage répété et routinier semble non seulement inefficace, mais
aussi contreproductif. De la même manière, ces travaux concourent tous à montrer que cette
inflation est d’autant plus importante que les établissements en question scolarisent des
élèves pauvres. Ils établissent ainsi le portrait-robot de l’élève puni qui est très
majoritairement un garçon racisé appartenant aux classes sociales les plus défavorisées.
De larges études quantitatives menées aux Etats-Unis, montrent plus précisément
comment les pratiques héritées des philosophies répressives de « tolérance zéro » n’ont pas
réussi à réduire les problèmes de violence mais au contraire ont participé à l’inflation de cette
violence, tout en discriminant les élèves les plus fragiles socialement (Gregory et al., 2010;
Perry & Morris, 2014; R. J. Skiba & Losen, 2016; R. Skiba & Rausch, 2006; Thompson, 2016). La
littérature de langue anglaise à ce sujet est unanime et indique clairement que « la discipline
punitive est inefficiente et peut même avoir un impact préjudiciable »36 (Jean-Pierre & Parris,
2019). En effet, « les données accumulées depuis la mise en œuvre de ces politiques [de
tolérance zéro] ont montré de manière très cohérente qu'une telle approche n'a tout
simplement pas réussi à améliorer le comportement des élèves ou la sécurité dans les écoles »
(Skiba, 2014, p. 31)37. Contrairement aux objectifs affichés de ces politiques qui cherchaient à
36
37
Traduit de l’anglais par nos soins.
Idem.
82
rendre les écoles plus sûres, les punitions en se multipliant, se concentrent sur les minorités
visibles (Kelly & Pohl, 2018, p. 20). Elles participent ainsi à des phénomènes de discrimination
à l’égard des populations racisées et LGBT. Elles favorisent le décrochage scolaire et
contribuent à la dérive des élèves punis vers la délinquance (Gregory et al., 2010). L’étude de
Perry et Morris (2014) montre que non seulement, cet usage massif de punitions les plus
sévères ne réussit pas à diminuer les perturbations scolaires, mais qu’il provoque en plus, des
effets négatives sur l’ensemble de la communauté scolaire. Il y impacte à la baisse les résultats
scolaires des élèves punis, mais aussi de ceux qui ne le sont pas. La réalité des États-Unis peut
nous sembler bien éloignée de celle de notre système éducatif. On retrouve cependant en
France la même politique de sécurisation des établissements scolaires, avec la mise en place
de portiques de sécurité et de systèmes de vidéosurveillance, la multiplication des mesures
d’exclusion de la classe et des établissements, la prise en charge des élèves exclus dans des
dispositifs externalisés, la volonté affichée de renforcer les partenariats entre l’école et la
police. L’étude ethnographique de Kathleen Nolan (Nolan, 2007), réalisée dans une école
publique secondaire du Bronx, montre ainsi de nombreuses similitudes avec la réalité des
collèges de de la très grande pauvreté, avec sa « salle de détention » remplie par les exclus
pour des motifs mineurs, la peur des jeunes enseignant·es qui y sont affecté·es à l’égard de
leurs élèves, et le bureau des doyens, enseignant·es déchargé·es de leurs cours pour s’occuper
de traiter des problèmes de discipline. Nola insiste ainsi sur le rôle du régime disciplinaire des
écoles des ghettos noirs dans la criminalisation des élèves. Selon une expression devenue
célèbre, « les politiques de tolérance zéro ont créé un pipeline de l'école à la prison »
(Thompson, 2016, p. 325) 38 . En participant à la discrimination des populations les plus
fragilisées, la multiplication des pratiques punitives et en particulier des pratiques d’exclusion
participerait ainsi de cette « passion contemporaine » (Fassin, 2017) qui consiste à « punir les
pauvres » (Wacquant, 2009).
Il apparait clairement que les punitions continuent d’être perçues par les élèves comme
des pratiques injustes (Grimault-Leprince, 2012, p. 47). Cette injustice ressentie participe de
la crispation quotidienne des rapports entre les adultes et les adolescents dans les
établissements scolaires : « des sanctions perçues comme injustes par les élèves au regard de
la signification donnée à leurs gestes ou à leurs paroles ne font, en effet, qu’aviver les risques
de tensions et la spirale de l’incompréhension mutuelle jusqu’à atteindre parfois un point de
non-retour. » (Périer, 2010, p. 113). Elle émerge aussi de l’existence de classes de niveau, qui
regroupent les élèves les plus perturbateurs des établissements scolaires (Payet, 1997a). En
concentrant l’ensemble des infractions à la norme scolaire dans ces classes, l’institution
fabrique des situations qui génèrent de l’injustice « le climat des “mauvaises“ classes fournit
un contexte propice à des attitudes peu équitables de la part des enseignants. » (Van Zanten,
2012, p. 305). Enfin, ce sont majoritairement les enseignant·es qui punissent, la plupart du
temps dans l’espace de la classe. L’entrée du droit dans les règlements intérieurs est alors
ressentie comme une contrainte extérieure limitant leurs marges d’actions face à un quotidien
38
Traduit de l’anglais par nos soins.
83
difficile (Buttner & Maurin, 2007). Les réformes semblent ainsi avoir du mal à faire évoluer les
pratiques (Merle, 2012b) et l’application de punitions illégales (lignes à copier, mise au piquet,
punitions collectives) reste massive, ce qui fait dire à Éric Debarbieux de la punition que « cette
pratique “honteuse“ est devenue une pratique floue, sans précisions “juridiques“, avec le
risque d’être plus un “fait du prince“ qu’une manière juste de dire et faire la justice »
(Debarbieux et al., 1999, p. 99).
Parmi l’ensemble des punitions, c’est l’exclusion temporaire de l’établissement qui a fait
l’objet des études plus précises (Moignard, 2015a). Ces travaux témoignent d’une pratique
devenue massive dans certains établissements où l’« on observe un flot constant d’élèves
exclus (…). C’est ainsi que l’exclusion devient une routine punitive » (Debarbieux, 2018, p. 20),
à tel point que Benjamin Moignard a pu parler de « collège fantôme » (2015a) en montrant
que dans certains départements, le nombre d’élèves exclus tous les jours correspondait à
l’équivalent de l’effectif entier d’un collège. Cette mesure devrait pourtant rester
exceptionnelle, selon le texte de 2011 sur l’application des mesures disciplinaires (MEN, 2011).
L’analyse fait apparaître que les exclusions temporaires de l’établissement sont prononcées
d’abord à titre préventif, en direction des élèves de sixième, de manière à « faire pression »
sur les plus jeunes, à les acclimater au régime punitif plus strict auquel ils vont être soumis
maintenant qu’ils rejoignent l’enseignement secondaire. Les exclusions temporaires « visent
d’abord à affirmer les règles et les termes contraints d’un cadre scolaire s’imposant aux
collégiens les plus jeunes au travers de l’expérience de l’exclusion temporaire. » (Moignard,
2015a, p. 131). Il ne s’agit donc pas là d’une réaction à la multiplication de transgressions trop
importantes constatées, mais une pratique a priori qui anticipe des comportements possibles.
L’exclusion temporaire est, d’autre part, une mesure radicale et simple pour mettre à l’écart
provisoirement des élèves gêneurs. Le caractère massif de cette punition peut dans certaines
circonstances concrétiser le rêve d’une école sans élève évoqué par Peter Woods (1997). Elle
constitue aussi un levier efficace dans des établissements sous tension pour réguler les conflits
d’équipe. Cependant, on peut s’interroger avec Éric Debarbieux : « peut-on se satisfaire d’une
forme de déscolarisation instituée, à une époque où la demande d’école ne se dément pas ? »
(2018).
c. Réflexion sur l’usage éducatif de la sanction éducative
Eirick Prairat définit la sanction comme, « la réaction prévisible d’une personne
juridiquement responsable, ou d’une instance légitime, à un comportement qui porte atteinte
aux normes, aux valeurs ou aux personnes d’un groupe constitué. » (Prairat 2009, p. 9). Les
« réactions » à des comportements qui portent atteinte aux normes, interrogent directement
la notion d’autorité, puisque ce sont ces sanctions qui vont donner de la valeur aux règles et
de la légitimité à leur application. Dans un contexte marqué par la mutation de l’autorité
traditionnelle (Blais, Gauchet, & Ottavi, 2010 ; Prairat, 2012) et le déclin du pouvoir normatif
des institutions (Dubet, 2002) l’application des normes et son acceptation collective semblent
ne plus faire consensus (De Munck & Verhoeven, 1997). L’exercice nécessaire de l’autorité
relève encore largement d’une conception autoritariste qui se heurte à l’impossibilité de
84
soumettre les adolescents au pouvoir des adultes (Robbes, 2016, p. 15‑20). L’application des
punitions dans les établissements scolaires est marquée par un conflit qui renvoie dos à dos
enseignant·es et élèves : entre des élèves qui jugent les punitions injustes et trop nombreuses
et les enseignant·es qui jugent le régime disciplinaire de l’école trop laxiste et permissif
(Debarbieux et al., 1999, p. 99-101). Cette opposition irréductible découle de l’évacuation de
la punition comme objet de savoir : « nous ne savons pas sanctionner, car nous n’avons pas
assez réfléchi à ce problème. » (Prairat, 2009, p. 1). Ce refus de penser la punition en éducation
s’accompagne aussi d’un refus de former les professionnels de l’éducation à sanctionner :
Agnès Grimault-Leprince et Pierre Merle notent ainsi qu’une « manifestation de cette
indignité intellectuelle de la sanction dans l’univers de l’école tient à l’absence de référence à
celle-ci dans le cahier des charges de la formation des maîtres » (2008, p. 232), la question est
toujours absente du référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat
et de l'éducation du 1er juillet 2013 ou du référentiel de formation « former aux métiers du
professorat et de l’éducation au XXIe siècle ». La punition reste à ce titre un véritable
« impensé » de l’institution scolaire.
L’évolution des pratiques disciplinaires dans notre système éducatif s’inscrit dans un long
mouvement de rationalisation historique qui nous éloigne progressivement de la punitionexpiation et nous amène à abandonner progressivement les différentes pratiques de
châtiments corporels (Prairat, 1994). Cette logique s’articule à une rationalisation similaire de
la forme scolaire gouvernée afin de contrôler et disciplinariser des élèves (Vincent, 1994). Les
mises à l’écart dans des espaces conçus à cet emploi deviennent alors, dans un espace
surveillé sous forme panoptique (Foucault, 1993), l’usage le plus actuel de la punition (Prairat,
1994, p.77).
Selon Prairat, (2009, p. 77), la sanction devrait répondre à trois finalités : une finalité
éthique, une finalité politique et une finalité individuelle. La première repose sur le postulat
de responsabilisation : bien que l’enfant ne soit pas encore responsable, le fait de lui imputer
les conséquences de ses erreurs lui offre l’occasion de construire sa liberté. La sanction devrait
être une reconnaissance des actes commis par l’enfant (Prairat, 2012, p. 16), et permettre du
même coup de lui en attribuer la responsabilité. La sanction devrait amener l’élève à identifier
ses erreurs et à en assumer la responsabilité. La sanction serait alors « un moyen de
promouvoir l’émergence de la liberté en imputant à un sujet les conséquences de ses actes. »
(Prairat 2003, p. 123). Elle permettrait d’autre part de promouvoir la permanence de la loi :
elle représente ainsi une finalité politique. C’est par la sanction que se structure la société,
parce qu’elle affirme l’immanence du droit, « sa vraie fonction est de maintenir intacte la
cohésion sociale en maintenant toute la vitalité de la conscience commune » (Durkheim, 1893,
éd. 2007, p. 76). Pour cela, la sanction devrait marquer symboliquement le dépassement de
la loi : « Il importe de réaffirmer avec énergie le caractère intangible et supérieur de la loi et de
réconforter les consciences bouleversées par l’acte sacrilège. » (Prairat, 2009, p. 63). Enfin, la
sanction a une visée psychologique, une visée qui s’adresse au sujet et à sa constitution. Il
s’agit, en marquant l’interdit, de réprimer les pulsions. « Les règles morales sont de véritables
85
forces auxquelles viennent se heurter nos désirs, nos besoins, nos appétits de toute sorte,
quand ils tendent à devenir immodérés. » (Durkheim, 1903, éd. 2006, p. 37). De ce point de
vue, la sanction est là pour limiter les désirs enfantins : « l’éducation est donc un processus qui
s’oppose à la libre expansion et expression des pulsions, elle tend à limiter l’activité du moi par
des interdits et des sanctions afin de favoriser un refoulement “normal“ » (Prairat 2009 p. 66).
Cependant, dans les faits, les représentations dissuasives ou expiatrices attachées à
l’activité punitive sont encore largement partagées dans les établissements scolaires. Ces
conceptions ne peuvent cependant pas réellement répondre à l’exigence éducative de la
sanction. En effet, la peur de la punition, si elle peut être un outil efficace de prévention, ne
favorise pas à l’adhésion des élèves aux normes sociales : « parce que la peine agit du dehors
et sur le dehors, elle ne saurait atteindre la vie morale à sa source. » et se contente de « dresser
machinalement l'enfant à éviter certains actes. » (Durkheim, 1903, éd. 2006). La punition
dissuasive participerait ainsi de l’autorité autoritariste dans la mesure où elle se charge de
soumettre l’enfant au pouvoir de l’adulte (Robbes, 2016, p. 15). Certains enseignant·es
pourraient cependant se contenter de cette forme dissuasive quand leur but n’est pas
d’éduquer mais simplement de contenir à l’écart les responsables des désordres scolaires.
Selon la conception expiatrice, la punition « est une sorte de contre délit qui annule le délit, et
qui remet les choses en l'état » (Durkheim, 1903, éd. 2006, p. 118). La faute est alors conçue
comme une maladie, et la punition comme un remède. En attachant des vertus curatives à la
punition, on prend le risque de sacraliser la douleur ou encore de rentrer dans une logique
d’inflation punitive. Mais surtout, on se tourne vers le passé quand la question dont se
préoccupe l’éducation est celle de l’avenir. Enfin, le risque de ces conceptions de la sanction
comme punition est d’entrainer l’éducateur dans une relation circulaire de masochisme et de
sadisme, l’élève ne pouvant plus construire sa relation avec l’adulte en dehors de ce lien
douloureux.
Eirick Prairat définit enfin positivement ce qu’il entend par « sanction éducative » (Prairat
2009, p. 85) : la sanction éducative doit être individuelle, faire l’objet d’explications, porter sur
des faits incriminés et pas sur l’individu responsable de ces faits, le priver le sujet de droits
afin de lui permettre à terme de réintégrer la communauté. Le fait que la sanction s’adresse à
un individu implique nécessairement que la sanction ne doit pas être collective. Cela implique
aussi que cette sanction n’est pas là pour servir d’exemple mais s’adresse bien à l’élève qui a
commis la faute. La sanction doit faire l’objet d’une explication : elle doit être comprise et
acceptée pour jouer pleinement son rôle de mise à distance symbolique de la
transgression (Prairat 2009, p. 87). D’autre part, ce qui est sanctionné, ce sont les actes
commis par un individu et pas cet individu lui-même : on ne punit pas un élève violent mais
les violences commises par une élève. La sanction n’est pas une épreuve de force, elle est là
pour rappeler la loi et à ce titre, elle doit consister en une privation de droits, ce qui nécessite
aussi que les élèves possèdent préalablement des droits clairement identifiés dont ils
pourraient être privés. « Privation d’usage, interdiction d’activité, mise à l’écart temporaire…
Il s’agit plus largement de priver le contrevenant des avantages de la communauté. » (Prairat
86
2019, p. 106). Enfin, la sanction est tournée vers l’avenir, elle a pour visée de socialiser à
nouveau l’élève qui s’est mis à l’écart du groupe. La sanction éducative est dont « là pour
donner les moyens de renouer avec une victime ou un groupe » (Prairat 2019, p. 121).
Idéalement, la sanction éducative devrait être réparation, et permettre de dépasser le conflit,
de renouer les liens avec autrui. Ces réflexions ont inspiré la réforme du droit scolaire instituée
par les textes de juillet 2000 (Procédures disciplinaires, 2000) qui s’appuyaient sur ces
principes pour promouvoir un régime disciplinaire éducatif dans les établissements scolaires.
Le travail d’Eirick Prairat a le mérite d’interroger la question de la sanction d’un point de
vue historique, philosophique, psychologique, pédagogique et juridique. Il offre ainsi une
réflexion de fond sur les finalités des sanctions, les conditions de leur valeur éducative, les
dérives possibles de leur application. Cette réflexion devrait constituer le fondement de
l’application réfléchie des punitions et sanctions dans les établissements scolaires, d’autant
plus qu’elle s’accorde avec l’arsenal législatif disponible. Cependant, ces travaux restent
éloignés de la réalité empirique de la punition dans les établissements scolaires. Comme le
note Didier Fassin, la philosophie morale cherche à définir « ce qui est bon » pour en faire un
cadre de référence. Dans le mouvement inverse, les sciences sociales cherchent à définir ce
qui est. Ce travail de conceptualisation envisagé comme un va-et-vient entre le terrain et la
théorie permet de reconstruire une définition stabilisée de ce que punir signifie dans le réel
des établissements scolaires : « plutôt que de chercher à vérifier que les faits valident la
définition, on doit au contraire s’efforcer d’adapter celle-ci à ceux-là : le sens que les agents
donnent à leur geste et l’analyse que l’on peut faire de ce qui le sous-tend conduisent même
en l’occurrence à contester les critères proposés » (Fassin, 2017, p. 46). La démarche d’Eirick
Prairat qui consiste à réfléchir à ce que devrait être la sanction ne doit pas nous empêcher
d’observer la manière dont on punit sur le terrain, ce que l’on entend par punition se
définissant alors par le sens que les acteurs donnent à ces punitions et l’analyse que peut en
faire le chercheur ou la chercheure. Nous avons vu que les grands principes rationnels de la
philosophie morale et du droit ne résistent pas aux réalités empiriques. Ainsi, près de vingt
ans après la publication des circulaires qui introduisent des principes de droit à l’école, la
situation n’a pas évolué positivement. On peut penser qu’au contraire, cette conception
idéalisée est tellement éloignée de la réalité inflationniste de l’activité punitive dans les
territoires les plus pauvres de l’éducation prioritaire, qu’elle ne peut pas constituer un outil
conceptuel ou pratique permettant d’affronter les réalités empiriques rencontrées sur le
terrain.
L’exclusion ponctuelle de cours s’inscrit dans cette inflation punitive banalisée dans les
établissements scolaires. Nous allons voir maintenant dans quelle mesure cette punition
constitue une pratique particulière, quotidienne et banalisée dans les collèges, qui participe à
la construction du décrochage scolaire.
87
d. Le rôle de l’exclusion ponctuelle de cours dans les parcours de rupture
scolaire
L’exclusion ponctuelle de cours fait partie du quotidien des établissements scolaires. Si la
situation semble varier de façon importante en fonction des contextes et des politiques
d’établissements, les rares études qui se sont penchées sur le phénomène permettent toutes
de considérer qu’il s’agit d’une pratique massive et banalisée, en particulier dans les collèges
de la grande pauvreté. L’enquête réalisée par Éric Debarbieux et Benjamin Moignard auprès
de 8921 élèves de collèges dans les académies d’Aix-Marseille, Bordeaux, Créteil, Lyon, Nice,
Paris, montre qu’un élève sur cinq affirme avoir déjà été exclu de sa classe et un sur dix l’avoir
été au moins trois fois au cours de l’année scolaire (Debarbieux 2018, p. 18). Agnès GrimaultLeprince parle d’une « banalisation de l’exclusion de cours (…) loin de relever de l’exception
prônée par les textes » (2014, p. 4). On peut dresser le portrait des élèves exclus, qui
correspond à ce que l’on sait déjà des punis (Grimault-Leprince et Merle 2008) : ce sont là
aussi principalement des garçons racisés, issus des classes sociales les plus défavorisées,
scolarisés en classe de quatrième (Grimault-Leprince 2007). On dénombre plus d’exclusions
de cours dans les collèges les plus ségrégués socialement que dans les autres, mais la pratique
est très variable en fonction des établissements. Les élèves exclus témoignent tous d’un fort
sentiment d’injustice. Cette banalisation se concentrerait sur un « noyau dur » d’élèves
(Debarbieux et al. 1999, p. 107-112), exclus par un « noyau dur » d’enseignant·es, puisqu’une
minorité punit et exclut des élèves régulièrement (A. Garcia 2013, p. 174). Si les exclusions
sont au cœur de conflits entre les enseignant·es et leur hiérarchie, c’est principalement en
termes de gestion de flux, les chefs d’établissements et les CPE se préoccupant plus de la
manière de prendre en charge la masse des élèves exclus que du sens éducatif à donner à
cette punition : « la réalité punitive n’est interrogée que de façon indirecte quand, faute de
places suffisantes pour accueillir les punis, chefs d’établissement, adjoints ou CPE demandent
à l’ensemble des enseignant·es de bien vouloir réduire les retenues et/ou les exclusions de
classe » (A. Garcia 2013, p. 174).
L’exclusion ponctuelle de cours suppose un dispositif codifié : « Elle s'accompagne
nécessairement d'une prise en charge de l'élève dans le cadre d'un dispositif prévu à cet effet
et connu de tous les enseignant·es et personnels d'éducation » (MEN, 2011) et doit en
particulier « faire l'objet d'une information écrite du conseiller principal d'éducation et du chef
d'établissement » (MEN, 2011). Cette information écrite constitue un document ambigu pour
les enseignant·es. La perte de temps que constitue, dans des situations d’urgence, la rédaction
de ces informations et le risque de se voir stigmatiser pour la gestion défaillante de sa classe
dont elles témoignent, explique le fait que les enseignant·es refusent parfois de se plier à cette
contrainte et excluent les élèves de leur classe sans produire de rapport écrit : « c’est
probablement l’ambiguïté du statut de ces rapports qui explique pour une part la persistance
de pratiques d’exclusion sans trace écrite » (Douat 2016, p. 36). Ces rapports peuvent
cependant permettre, par leur cumul, de constituer un dossier à charge contre les élèves les
88
plus perturbateurs dont les enseignant·es souhaiteraient se débarrasser par la mise en œuvre
de procédures disciplinaires plus radicales.
Cette pratique s’inscrit dans une perspective plus large de protection de l’école française
qui « s’est d’autant plus repliée sur elle-même qu’elle s’est sentie de plus en plus menacée par
la dégradation, la dureté et l’étrangeté de son environnement immédiat » (Oberti 2006, p.
153). Face à la stigmatisation d’établissements scolaires de plus en plus ségrégués (Felouzis et
al., 2007), et donc plus particulièrement dans les contextes « d’apartheid scolaire », les
professionnels conçoivent leur rapport à l’école en termes de frontières : « de plus en plus
d’enseignants redéfinissent les problèmes comme relevant d’un rapport plus générique à
l’école et justifiant la prédominance de la frontière entre l’établissement et l’extérieur sur la
frontière entre la classe et l’établissement » (Payet, 1997b, p. 24). Cette distance souhaitée
par les enseignant·es vis-à-vis de leurs élèves peut prendre des proportions extrêmes dans
certains établissements dans lesquels « les barrières qui se dressaient traditionnellement entre
les professeurs et les élèves semblent ainsi prendre des allures de barricades (…) pour ces
derniers [les professeurs], le collège est assiégé de l’extérieur. » (Moignard 2008, p. 123).
L’exclusion de cours devient alors un des moyens de gestion, à l’intérieur de l’école, des
« exclus de l’intérieur », ces élèves qui restent scolarisés, mais dont la présence au sein des
collèges n’a plus de sens : Bourdieu et Champagne notent à leur propos, la vacuité de leur
assignation à l’obligation scolaire dans une école qui ne sait plus qu’en faire : « l’institution est
habitée par des exclus en puissance, qui y importent les contradictions et les conflits associés
à une scolarité sans autre fin qu'elle-même. » (Bourdieu et Champagne 1992, p. 75). Cette
assignation rappelle celle des classes sans examens décrites par Peter Woods dans son étude
sur les collèges anglais (Woods 1990). L’exclusion de cours peut alors participer de « tactiques
d’évitement des collégiens » (Millet & Thin, 2005, p. 215) qui ne trouvent plus de sens à leur
présence à l’école.
En redistribuant les élèves dans l’espace des établissements scolaires selon une logique de
mise à l’écart d’élèves considérés comme « inéducables » (Douat 2016, p. 33), les exclusions
ponctuelles de cours participent à la reconfiguration contemporaine des géographies scolaires
(Rayou 2015, p. 9). Les bureaux des vies scolaires, les salles de permanence mais parfois aussi
les couloirs, peuvent devenir des sortes d’annexes des salles de classe, avant de devenir des
portes de sortie vers les dispositifs qui institutionnalisent le décrochage scolaire (Barrère,
2013; Millet & Thin, 2003a; Moignard & Ouafki, 2015; Moignard & Rubi, 2013).
En privant certains enfants de temps de classe, les exclusions de cours contribueraient à
les éloigner des apprentissages scolaires, et à creuser encore le décrochage cognitif à l’œuvre
chez ces élèves (Bautier et Rayou 2013). L’exclusion ponctuelle de cours entre ainsi dans toute
une série de punitions qui se focalisent sur des élèves en particulier et témoignent de la
circularité du conflit entre certains enseignant·es et certains élèves. Ces exclusions
systématiques « placent ainsi les enseignants et les collégiens dans un processus
d’enfermement réciproque et d’hostilité circulaire qui, une fois enclenché, est difficile à arrêter
89
et peut hâter un processus de ruptures scolaires » (Millet & Thin, 2005, p. 196). Ces exclusions
vont étoffer le « casier scolaire » de certains élèves, dont l’existence est déterminante dans
les jugements produits par les agents scolaires : « les crispations réciproques conduisent
l’institution à instruire puis à « charger » ce qui forme de véritables casiers scolaires de ces
collégiens » (Millet & Thin, 2005, p. 239). Elles peuvent être à l’origine de nouveaux incidents,
et ainsi creuser encore la relation conflictuelle entre les élèves et les adultes : « bien des
incidents à la porte ont un rapport avec l’acte d’autorité qui consiste à mettre un élève à la
porte. » (Barrère, 2002a, p. 11). Loin de résoudre les antagonismes, les exclusions feraient
ainsi rentrer les adultes et les élèves dans une spirale conflictuelle qui creuserait l’écart dans
la relation éducative.
Elles fonctionneraient donc comme un cercle vicieux qui éloignerait progressivement
l’élève des apprentissages, d’autant plus qu’elles ne s’accompagnent que très rarement d’un
accompagnement pédagogique. Elles peuvent devenir systématiques et marquer ainsi
l’opposition des enseignant·es à la scolarisation de certains élèves : « ces exclusions internes
à l’espace scolaire peuvent aller jusqu’à des évictions systématiques de certains cours lorsque
des enseignants refusent de les accepter, définitivement en arguant de l’impossibilité de
maintenir une activité pédagogique en leur présence » (Millet & Thin, 2005, p. 229). Elles
débouchent ainsi logiquement vers des conseils de discipline qui entérinent la mise à l’écart,
ou vers une orientation vers les dispositifs relais, chargés du traitement externalisation des
comportements inadaptés (Millet & Thin, 2003a).
On attend des élèves que leurs attitudes corporelles correspondent à une « hexis » telle
que la définit Bourdieu : « l’hexis corporelle est la mythologie politique réalisée, incorporée,
devenue disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher, et, parlà, de sentir et de penser » (Bourdieu 1980, p. 117). Le corps de l’élève doit être immobile,
silencieux, obéissant et concentré : « position d’écoute, immobilité relative, déplacements
réglés, mesure et concentration comptent ainsi au nombre des vertus cardinales
traditionnelles de l’élève. » (Millet et Thin 2007, p. 3). L’exclusion ponctuelle de cours serait
alors un moyen de mettre à l’écart des élèves dont l’hexis, l’expression corporelle, ne
correspondrait pas à ce qui est acceptable physiquement et moralement dans le cadre protégé
de la salle de classe. La prise de décision d’exclure serait, face à cet hexis inacceptable,
l’expression d’affects qui « ne peuvent être pensables » et « semble en grande partie motivée
par des ressorts irrationnels et incontrôlables » (Dubois & Hans, 2018, p. 90). Dans ce sens, il
ne s’agit pas dans l’esprit des enseignant·es d’une mesure éducative, mais d’une mesure
d’urgence quand ils ou elles éprouvent le risque d’exploser. L’exclusion « apparaît comme une
simple mesure de sûreté. Le groupe isole et met à l’écart un individu dangereux ou dérangeant,
plus pour se protéger et se réaffirmer en tant que groupe que dans un souci de réinsertion du
sujet coupable » (Prairat, 2009, p. 96). L’exclusion de cours participe ainsi d’un fatalisme
général quant à l’efficacité éducative des punitions « tous les acteurs nous disent leur peu
d’illusion sur le fait qu’elles [les punitions] ne permettent au mieux que de circonscrire les
conduites indésirables ou d’éliminer provisoirement les problèmes rencontrés (en cas
90
d’exclusion) » (Rochex 2004, p. 185). Si la pratique de la punition est une part fortement
dévalorisée de la pratique enseignante, l’exclusion est plus encore frappée d’indignité,
« l’exclusion est une sanction peu valorisée car elle est bien souvent vue comme une faiblesse
(…) les enseignants en parlent eux-mêmes comme d’une solution de facilité » (Barrère, 2002a,
p. 11) qui témoigne « d’une impasse dans la rencontre, d’une impossibilité momentanée à
soutenir la présence d’un·e autre dans la situation d’enseignement » (Dubois & Hans, 2018, p.
85) . De façon plus générale, stigmatisée par le hiérarchie (Bargas, 2014), jugée comme un
échec par les enseignant·es, l’exclusion de cours est un « non-dit des établissements
scolaires » (Barrère, 2002a, p. 11), ce qui justifie son caractère invisible pour l’institution.
Si l’exclusion ponctuelle de cours pourrait constituer un levier de coopération entre les
enseignant·es et les personnels de vie scolaire en proposant « une régulation collective du
conflit, en présence de l’élève, avec reprise de l’incident », elle n’est la plupart du temps
« qu’un transfert temporaire de responsabilité concernant l’élève exclu, décidé
unilatéralement par l’enseignant » (Grimault-Leprince, 2014, p. 60). Les conflits qui résultent
de ce processus d’externalisation forcée amènent certains CPE à refuser les élèves exclus ou
à les ramener en classe. Au cœur des tensions entre les différents groupes professionnels et
en particulier entre les CPE et les enseignant·es, dans une lutte pour la défense de leurs
identités professionnel·les respectives (Chevit, 2012; Monin, 2007), l’exclusion de cours peut
se constituer en pratique occulte, par des échanges d’élèves en sous-main entre les
enseignant·es afin d’en opacifier la récurrence, dans un esprit de solidarité intra-catégoriel
(Chevit, 2012, p. 65). L’exclusion ponctuelle de cours participe ainsi des formes d’adaptation,
d’accommodation mises en œuvre par les enseignants pour durer dans le métier, ce que Peter
Woods va qualifier de « stratégie de survie » (Woods, 1997, p. 275).
L’exclusion apparait cependant pour de nombreux pédagogues, comme l’essence même
de la sanction éducative : Durkheim affirmait ainsi déjà que : « la forme principale de la
punition a-t-elle constitué de tout temps à mettre le coupable à l'index, à le tenir à distance, à
l'isoler, à faire le vide autour de lui, à le séparer des honnêtes gens. » (Durkheim, 1903, éd.
2006, p.226). La mise à l’écart du groupe possèderait une force symbolique qui permettrait de
signifier en acte la réprobation de l’adulte pour l’acte répréhensible commis par l’élève. C’est
dans cette mesure que l’exclusion/sanction pourrait exercer sa fonction légitime de
renforcement de la cohésion sociale en symbolisant fortement l’existence d’une communauté
dont le fautif serait mis à l’écart : « la seule sanction qui se révèle efficace, lorsque le groupe
est devenu réalité est le rejet et même l’exclusion du groupe. » (Vasquez & Oury, 1967, p. 88).
L’efficacité de cette mise à l’écart nécessiterait cependant l’existence d’un groupe constitué,
partageant des valeurs et adhérant à une trajectoire commune. L’exclusion/sanction
nécessiterait de se reposer sur la solidité des liens sociaux existant avant qu’elle ne soit
prononcée. Durkheim défend ainsi, contre une pénalisation qui chercherait à intimider l’élève,
une pénalisation moralisatrice qui en réaffirmant l’autorité de la contrainte morale,
permettrait de ramener l’élève dans le groupe et ainsi consolider le lien social (Durkheim,
1903, éd. 2006). C’est à condition que quelque chose relie l’élève à sa classe, à son
91
établissement et plus largement à la société, que l’exclusion pourrait devenir une mesure
éducative. Dans la continuité de cet usage de l’exclusion à titre éducatif, il convient de
concevoir le retour de l’élève vers le groupe. Il s’agit encore ici du nécessaire passage au
symbolique dans la sanction : « exclure un individu n’enseigne pas obligatoirement la
sociabilité, il est donc nécessaire de prévoir des dispositions qui favorisent la réintégration d’un
enfant provisoirement exclu. » (Vasquez & Oury, 1967, p. 88‑89). Au contraire, un élève déjà
contraint à une situation de désaffiliation, risque d’être définitivement perdu par une mise à
l’écart :
Exclure un élève en rupture de famille, de quartier ou d’école, c’est prendre le risque
d’amplifier le procès de désocialisation en redoublant le processus de déliaison.
L’exclusion devient violence lorsque l’école n’a plus de dehors ; on ne peut plus exclure
lorsqu’il n’y a plus d’ailleurs » (Prairat, 2009, p. 104).
Enfin, l’exclusion de cours, dans la gestion de groupes d’élèves exclus, dans des espaces de
relégation de l’établissement, va construire des sous-groupes de déviants dans
l’établissement. Emile Durkheim décrit de façon précise ce phénomène dans son ouvrage
« l’éducation morale » ce qui témoigne de l’ancienneté de la pratique, dont le sociologue avait
bien identifié les aspects pervers :
Il arrive que l'on réunisse ensemble tous les élèves d'une ou de plusieurs classes qui ont
été ainsi punis, afin de leur faire exécuter, sous les yeux du maître, la tâche
extraordinaire qui leur a été imposée. Je vois mal l'utilité de cette pratique qui, quoique
réglementaire et usitée dans les établissements scolaires de presque tous les pays, n'est
pourtant pas sans présenter de sérieux inconvénients, Il est toujours mauvais de
rapprocher étroitement, de mettre intimement en contact des sujets de médiocre
valeur morale ; ils ne peuvent que se gâter mutuellement. La promiscuité de ces classes
artificielles, composées tout entières de petits délinquants, n'est pas moins dangereuse
que la promiscuité des prisons. Il y règne toujours un esprit sourd de désordre et de
rébellion. (Durkheim, 1903, éd. 2006, p. 140-141).
Les salles de permanence deviendraient ainsi « l’agrégat de ceux contraints d’endurer les
mêmes privations à cause du même stigmate » (E. Goffman, 1975, p. 134). En offrant aux
élèves les plus éloignés des exigences scolaires, des espaces particuliers pour se réunir et pour
interagir, l’exclusion ponctuelle de cours participerait à la constitution par l’école de groupes
de pairs promis à une carrière délinquante décrits par Jean-Paul Payet (1997a), Agnès Van
Zanten (2012) ou Benjamin Moignard (2008).
Nous avons dans ce deuxième chapitre, envisagé la place spécifique de l’exclusion
ponctuelle de cours dans une réflexion plus globale menée sur l’activité punitive en éducation.
Nous avons pu voir toute l’importance de cette punition particulière qui permet aux
enseignant·es de mettre à l’écart de leurs classes des élèves qui en perturberaient le bon
fonctionnement, mais aussi l’ambiguïté du cadre législatif d’application de l’exclusion
ponctuelle de cours. Nous avons pu constater que cette mesure est associée à une image
92
négative par la hiérarchie de l’éducation nationale qui souhaiterait en contrôler et limiter un
usage banalisé considéré comme abusif. Nous avons pu en parallèle observer la revendication
des enseignant·es qui, en mettant en avant la violence symbolique dont ils et elles sont
victimes, demandent à bénéficier de marges de manœuvre moins contraignantes afin de
pouvoir exclure plus librement les élèves perturbateurs sans subir un contrôle hiérarchique
culpabilisant. Nous avons ensuite pu observer le fossé qui existe entre les réflexions
rationnelles menées sur la sanction éducative et la réalité de l’inflation punitive qui frappe le
système éducatif français. Enfin, les différents travaux menés spécifiquement sur l’exclusion
ponctuelle de cours confirment cette banalisation des mesures punitives de mise à l’écart et
son rôle dans la construction du décrochage scolaire. Nous allons maintenant, dans le dernier
chapitre de notre première partie, décrire plus précisément le contexte sociopolitique
spécifique des territoires urbains et des établissements ségrégués dans lequel se développe
notre étude. Nous allons pour cela rappeler comment ces territoires et ces établissements de
la très grande pauvreté ont été construits comme des zones spécifiques, marginalisées,
assimilées à la délinquance et à la violence. Nous montrerons comment l’importance centrale
accordée au concept de violence scolaire a participé à la construction de l’image de l’élève
dangereux. Nous verrons enfin comment cette stigmatisation se construit aussi dans le
développement du paradigme de l’inclusion scolaire, constitutive des systèmes éducatifs
contemporains.
93
Chapitre 3 : la construction des désordres scolaires dans les
collèges de la très grande pauvreté
De l’expression “violence à l’école“ on soulignera d’emblée la force mobilisatrice,
l’inscription dans un registre émotionnel et moral. A coup sûr, si les recherches sur la
violence à l’école se sont fortement développées dans la période récente, c’est bien
parce que la commande publique s’est emparée du thème, et que ce thème a trouvé
une large audience auprès de l’opinion. De ce fait, il existe un risque incontestable que
la question de la violence devienne le prétexte d’une “entreprise morale“ (Becker,
1985), dans laquelle les chercheurs seraient enrôlés. (Payet, 1998, p. 21)
Le secteur géographique des collèges qui constituent le terrain de cette étude est un
secteur qui, au-delà de l’extrême pauvreté qui le caractérise, souffre d’une image
extrêmement dégradée à l’échelle de la ville. Si cette stigmatisation est propre au contexte de
l’enquête, elle s’inscrit aussi dans un processus plus large qui a touché, à l’échelle du pays,
l’ensemble des zones géographiques qui regroupent les populations les plus pauvres. Cette
stigmatisation impacte très fortement les politiques et les pratiques éducatives dans ces
établissements de la très grande pauvreté. La compréhension de cette construction est donc
essentielle à l’analyse de l’activité punitive et plus particulièrement de celle de l’exclusion de
cours dans ces collèges scolarisant les élèves les plus pauvres de notre pays. Au tournant des
années quatre-vingt, la préoccupation centrale concernant la scolarité des élèves vivant dans
un contexte de grande pauvreté est passée de la question de l’échec scolaire à celle de la
violence scolaire. Dans ce troisième chapitre, nous revenons sur les mécanismes qui ont mené
à la constitution de ces « problèmes sociaux » (Blumer, 2004) ou de ces « nouvelles questions
éducatives » (Moignard, 2018). Nous arborerons d’abord l’abandon, à la fin des années 1980,
d’une lecture en termes d’exploitation qui constituait jusqu’alors la grille d’analyse
majoritairement adoptée pour aborder ces territoires urbains frappés par les inégalités
sociales au profit de celui d’exclusion. Nous verrons que ce changement de modèle a renforcé
la stigmatisation de ces territoires que l’on qualifiera alors de « quartiers sensibles » dans
lesquels la problématique de la délinquance et de la violence juvénile est devenue un véritable
phénomène de « panique morale » (S. Cohen, 2011). Nous exposerons ensuite les logiques qui
ont accompagné l’émergence des politiques éducatives de discrimination positive en France
et la manière dont la lutte contre la violence est devenue un axe central de ces politiques au
début des années 1990. Dans cette logique, nous verrons que le thème de la violence scolaire
s’est imposé comme la grille de lecture centrale, dans le champ de l’éducation et en particulier
dans les territoires scolaires les plus pauvres, pour qualifier, interpréter et analyser les actes
d’indiscipline des élèves. Nous verrons que cette grille de lecture se replace dans un contexte
plus large dans lequel les réponses punitives face à la précarité sociale sont devenues une
réalité mondialisée. Nous chercherons alors à enrichir notre appréhension des désordres
scolaires par les apports des travaux empiriques qui les décrivent comme la multiplication
d’incidents imprévisibles déstabilisant au quotidien l’ordre scolaire. Nous examinerons
l’importance jouée par la diffusion du concept d’anomie pour qualifier les comportements
94
déviants des adolescent·es et les raisons pour lesquelles ce concept sociologique tombé en
désuétude a été réactualisé dans le cadre des sciences de l’éducation pour disqualifier et
stigmatiser les comportements des enfants des classes populaires. Nous verrons enfin
comment cette stigmatisation s’articule avec l’injonction d’étendre l’inclusion scolaire et d’en
faire la norme des politiques éducatives contemporaines.
1. La violence des jeunes pauvres : construction d’un
problème social
« Progressivement, au cours du dernier quart du XXe siècle, la question de la
délinquance est devenue centrale dans le débat politico-médiatique français. Cette
crispation sécuritaire est indissociable de la construction de deux “problème“. Le
premier consiste à désigner des parts très limitées du territoire national comme lieux
de production massive de cette délinquance : c’est ce que l’on a appelé la “question des
banlieues“, puis des “cités“, parfois des “ghettos“. Le second consiste à désigner une
partie très limitée de la population française comme responsable de cette délinquance,
de ces “violences urbaines“ et finalement de cette “insécurité“ : ce fut la “question de
l’immigration“, puis de la “violence des jeunes des cités“ et, plus récemment, l’“échec
de l’intégration“. » (Mucchielli, 2006, p.39).
a. La stigmatisation des « quartiers d’exils »
Qualifier les zones géographiques urbaines regroupant les plus grandes difficultés sociales
sous la dénomination de « quartiers » est devenu un allant-de-soi dans le discours politique,
médiatique et scientifique en France. On parle de « quartiers sensibles », de « quartiers
prioritaires » « quartiers politiques de la ville », de « quartiers populaires », de « crise des
quartiers » le terme ayant progressivement remplacé celui de « grands ensembles » plus
utilisé dans les années soixante-dix, et pris le pas sur ceux de « cités » ou de « banlieues ».
Cette appellation contribue à euphémiser et à transformer la réalité de zones géographiques
dans lesquelles habitent les individus les plus pauvres de notre société. Ce processus de
nomination donne une consistance aux espaces urbains et à leur stigmatisation (Topalov,
2017). Il participe, en figeant le vocabulaire adopté collectivement pour désigner les zones
urbaines dans lesquelles se situent les collèges de la très grande pauvreté, à la promotion d’un
ensemble de représentations négatives très largement partagées, objet d’un vaste consensus
social. On considère ainsi que certaines politiques publiques sont impulsées en réponse à des
difficultés croissantes rencontrées suite au processus de ségrégation à l’œuvre dans ces
territoires. Les problématiques de pauvreté et de chômage, encore dominantes dans les
analyses de la spécificité de la banlieue dans les années quatre-vingt, ont été progressivement
remplacées par celles des violences urbaines, de la délinquance, des trafics de stupéfiants, de
la jeunesse dangereuse, de la radicalisation religieuse. La place centrale prise par ces
préoccupations de sens commun dans la sphère médiatique, sociale, politique et scientifique,
correspond à une naturalisation du phénomène : si le discours et l’action se sont focalisés sur
ces quartiers, c’est qu’il y existerait une explosion factuelle de ces troubles. On doit au
contraire considérer que « les problèmes sociaux n'existent pas, en eux-mêmes, comme un
95
ensemble de conditions sociales objectives, mais qu'ils sont fondamentalement les produits
d'un processus de définition collective. » (Blumer, 2004, p. 189). Pour qu’un fait social se
constitue en problème social, il est nécessaire qu’un processus de légitimation soit mis en
œuvre qui permette sa reconnaissance collective. Cela implique en particulier que s’articulent,
autour de la définition du problème, un intérêt porté par les différentes chambres d’écho que
constituent la presse, les assemblées législatives, les publications scientifiques (Blumer, 2004,
p. 195). Ainsi, les travaux de Bernard Lahire sur l’illettrisme (2005), de Christian Topalov sur le
chômage (1994) ou de Michèle Becquemin sur la protection de l’enfance (2003) montrent
entre autres exemples, comment émergent des questions sociales, dans un long processus
d’interactions entre les journalistes, les hauts fonctionnaires, les hommes politiques et le
monde académique. Ils nous invitent à considérer qu’ « un problème social existe d'abord par
la manière dont il est défini et conçu dans une société, plutôt que comme une condition
objective et définitive de cette société » (Blumer, 2004, p. 192). Cette grille de lecture se forme
dans les espaces légitimes de la parole publique « lesquels permettent de donner l’illusion
sociale (ou la certitude comme on voudra) de l’existence “objective“ du problème, puisque des
personnalités légitimes viennent en parler » (Lahire, 2005, p. 36). En ce sens, les émeutes de
Vaulx-en-Velin en octobre 1990 constituent, en France, un événement déclencheur à partir
duquel s’engage la campagne de promotion de la crise des quartiers, mise en œuvre dans les
médias. Philippe Champagne montre ainsi comment la presse provoque à partir de ces
événements, un cercle vicieux médiatique, des violences marginales mais spectaculaires
venant oblitérer la réalité de difficultés plus quotidiennes vécues par les habitants de ces
territoires pauvres (2015). Cette construction des « quartiers » en problème social se poursuit
dans le cadre des débats de l’assemblée nationale et du Sénat autour de la loi d’orientation
pour la ville, de mai à juillet 1991. On y retrouve, le même usage de cette catégorie générique
de « quartiers ». La catégorie territoriale qui s’impose alors fait ici référence à des populations,
dont la description, qui n’est pas neutre elle non plus, repose sur une représentation ethnicisée
des habitants, perçus comme des populations “à problèmes“ (Tissot, 2007, p. 29). Ces
éléments vont contribuer à qualifier la jeunesse de ces « quartiers sensibles ». Apparaissent
alors dans ces débats les catégories langagières qui seront reprises pour décrire les
comportements et les causes des comportements des élèves des collèges de notre enquête.
Ils désignent le délitement des liens sociaux, l’anomie généralisée, les difficultés du vivre
ensemble et brandissent le risque du « communautarisme », concept importé artificiellement
de l’Amérique du Nord, qui joue le rôle d’épouvantail en assimilant la situation de ces
« quartiers en crise » à celle des « ghettos » d’Amérique du nord. Nous suivrons sur ce point
Loïc Wacquant qui considère que « le ghetto français est un contre-sens sociologique » (2006,
p. 170) et Fabrice Dhume qui démontre que le terme de communautarisme est une
construction française artificielle et qu’il n’est pas utilisé dans le monde anglo-saxon (DhumeSonzogni, 2016). Les images convoquées par ces concepts participent à une représentation
stigmatisante, la référence aux États-Unis mobilisant les images inquiétantes de zones de nondroit, regroupant des populations racisées, organisées en gangs obéissant à un système de loi
et de règles qui leur sont propres.
96
Parallèlement à cette campagne médiatique, des chercheure·s vont « forger un modèle de
description des questions d’habitat social qui érige ces territoires en symptômes d’une nouvelle
ère historique marquée par l’effacement des conflits sociaux, puis, progressivement, en
catégorie générique d’appréhension des problèmes sociaux (Tissot, 2007, p. 68). Il s’agit de
d’affirmer que « le problème d’aujourd’hui n’est pas l’exploitation mais l’exclusion » (Touraine,
1991), ce n’est plus la pauvreté qui est la cause des difficultés de ces populations, mais
l’exclusion :
Il est clair que les jeunes appartiennent aux catégories les moins privilégiées et les plus
dépendantes, il est clair qu’ils sont « en bas » mais cela ne signifie pas par autant que
la pauvreté, comme telle, puisse être le principe d’explication de leur conduite. La
mauvaise réputation des cités exclut bien plus que la misère. (Dubet, 2008, p. 12-14).
L’exclusion devient en quelques années le paradigme central pour penser les questions de
pauvreté et d’inégalités sociales : « les phénomènes actuels d'exclusion ne renvoient pas aux
catégories anciennes de l'exploitation. Une nouvelle question sociale a ainsi fait son
apparition. » (Rosanvallon, 1998, p. 7). Serge Paugam parle de l’émergence d’un nouveau
paradigme : « si l’exclusion est devenue un paradigme sociétal, les chercheures en sont aussi,
indirectement, responsables. » (2001, p. 77). Cette définition contraint à penser les rapports
sociaux, dans la même logique que celle employée pour les « ghettos » et le
« communautarisme », à partir d’une frontière, d’une séparation, d’une fracture sociale entre
certaines populations qui ont toute leur place dans la société et d’autres autour desquelles se
mobilisent les politiques de la ville qu’il faut « intégrer ». « Cette représentation mène à
remodeler l'imaginaire social collectif, théâtralisant une grande coupure entre deux mondes
implicitement considérés comme homogènes » (Rosanvallon, 1998, p. 87). Cette logique
contribue à une définition figée des rapports sociaux, proposant une opposition entre ceux du
dedans et ceux du dehors. Robert Castel (2013) se positionne contre cet usage du concept
d’exclusion qu’il considère comme un piège conceptuel. Ce qui est entendu ordinairement par
« population exclue » regroupe en fait des situations extrêmement hétérogènes. Ce qui
caractérise plus précisément les « exclus » correspond au « processus de désaffiliation »
(Castel, 2013, p. 63) dans lesquels ils sont engagés. Le paradigme de la désaffiliation insiste
ainsi sur la diversité des trajectoires (Castel, 2013, p. 342), et refuse le partage en termes
d’inclusion/exclusion ou in/out imposé par Alain Touraine (1991). Il permet de réintroduire,
contre la vision de l’exclusion comme un état figé, la part des processus, d’exploitation et de
domination, en jeu dans les trajectoires de désaffiliation.
Cette construction du problème social qui frappe le territoire de notre enquête replace la
question de l’exclusion au centre des enjeux en refusant comme nous l’avons vu dans le cadre
scolaire, de penser ce phénomène en termes de rapports de domination. Ces quartiers,
séparés de la société intégrée par une frontière, sont pensés comme des zones d’exclusion,
ethnicisées et anomiques, en référence aux ghettos nord-américains. Parallèlement à cette
construction des « quartiers sensibles », un mouvement social et médiatique équivalent va
97
promouvoir la question de la violence endémique de ces quartiers dans un véritable
mouvement de « panique morale » (S. Cohen, 2011).
b. Le problème de la « jeunesse violente »
Les populations habitant dans ces zones urbaines frappées par la grande pauvreté, et en
particulier les plus jeunes, vont être présentées comme des menaces, dont il faut protéger
l’ensemble de la société. Le consensus se cristallise à la fois autour « de la brutalité dont font
preuve, à l’égard de la plupart des autorités, des enfants et des adolescents mal ou pas
socialisés aux normes de la vie en société » et de « l’urgence qu’il y a à en arrêter le cours, à
empêcher la contamination de la violence » (Collovald, 2000 p. 43). Cette violence est
largement conçue comme anomique, vide de sens : « non pas la violence instrumentale,
contrôlée et dissimulée de la délinquance, mais une violence “gratuite“, expressive et sans
objet » (Dubet, 2008, p. 14). La délinquance juvénile constitue alors un objet central dans
l’explication des « violences urbaines » et du développement du « sentiment d’insécurité »
(Mucchielli, 2002 p. 21). Cette préoccupation qui contamine les discours politiques et
médiatiques, repose sur la conviction commune d’une augmentation massive de la violence
et de la délinquance juvénile, de la démission des parents (Mucchielli, 2000) et sur de la
nécessité de restaurer l’autorité des adultes. « Pour ces familles a priori coupables d’avoir
baissé les bras dans leur travail éducatif, c’est la restauration d’une discipline ou d’une
“autorité“ qui est souhaitée » (Douat, 2007, p. 8). Cependant, « La panique morale qui a fait
rage dans toute l'Europe ces dernières années à propos de la “violence de rue“ et de la
“jeunesse délinquante“, qui menaceraient l'intégrité des sociétés avancées et exigeraient des
réponses pénales sévères » (Wacquant, 2009, p. 243) 39 ne correspond pas à une réalité
statistique d’augmentation massive des phénomènes de violence et des actes de délinquance,
mais à une politique de « pénalisation de la précarité comme production de la réalité »
(Wacquant, 2009, p. 29)40. Cette supposée inflation de la délinquance juvénile induit pour les
jeunes habitants de ces quartiers pauvres d’être exposé à un harcèlement permanent de la
part des forces de police (Wacquant, 2005, p. 137), qui les constitue comme des coupables a
priori « dans une logique de surpuissance policière et d’agressivité, une situation de guérilla
jeunes/police qui aggrave les choses » (Beaud, 2007, p. 39). Les élèves des collèges de la très
grande pauvreté sont ainsi dès leur plus jeune âge, les victimes quotidiennes de pratiques
vexatoires, racistes et humiliantes de la part des forces de police, qu’ils subissent « parce qu’ils
vivent là où ils vivent et qu’ils sont ce qu’ils sont » (Fassin, 2015, p. 17), comme le rapport
Didier Fassin dans son enquête ethnographique auprès des brigades de la BAC : « les scènes
d’humiliation étaient en revanche tout à fait communes. Elles se produisaient quotidiennement
dans la rue à l’occasion des contrôles d’identité et des fouilles à corps ou des interpellations
avec menottage non justifié (…). Les procédés étaient nombreux, des remarques
désobligeantes aux insultes raciste, des signes ostensibles de mépris » (2015, p. 214).
39
40
Traduit de l’anglais par nos soins.
Idem.
98
L’ augmentation des affaires juridiques concernant les mineurs entre 1994 et 2005 est en
fait la conséquence de l’alourdissement du cadre légal qui judiciarise les comportements de
la jeunesse pauvre et de la multiplication des circonstances aggravantes frappant les jeunes
auteurs : le fait d’être un mineur de plus de quinze ans, le fait que l’infraction soit commise
sur un dépositaire de l’autorité publique, le fait que l’infraction soit commise en groupe
deviennent des circonstances aggravantes (Mucchielli, 2014). En d’autres termes, « dans une
société qui ne cesse de durcir la justice des mineurs, de créer de nouvelles infractions et
d’alourdir les qualifications pénales, la délinquance ne peut qu’augmenter par définition »
(Mucchielli, 2017, p.92). On assiste à une concentration de cette délinquance juvénile dans les
« quartiers sensibles ». La population des « jeunes des quartiers », constituée comme une
population dangereuse et violente, fait l’objet d’un triple processus de criminalisation (des
actes sont requalifiés en infractions pénales), de judiciarisation (les actes « criminels » sont
plus systématiquement poursuivis) et de territorialisation (les faits sont concentrés dans
certains quartiers) qui produit mathématiquement une augmentation des actes enregistrés
par la police de « délinquance ». Cette évolution s’accompagne d’un changement de
paradigme dans la prise en charge de la délinquance des jeunes : « les lois Perben (2002 et
2004), puis la loi de prévention de la délinquance du 5 mars 2007 (…) marquent résolument la
césure entre l’enfance en danger et l’enfance délinquante » (Becquemin & Chauvière, 2013, p.
25). Cette évolution a ainsi participé à la constitution d’une nouvelle classe dangereuse
représentée par les adolescents habitant les « quartiers sensibles », en occultant le contexte
social dans lequel évoluent les populations jeunes de ces quartiers. « L’expression “violences
urbaines“ », rappellent ainsi Stéphane Beaud et Michel Pialoux, « peut être trompeuse : en
l’employant, les médias voudraient faire croire à l’unicité des causes, et surtout masquent le
fait qu’il s’agit d’une violence sociale inhérente à une situation de chômage de masse et de
précarité structurelle » (Beaud & Pialoux, 2013, p.380). Cette « invention de la violence »
(Mucchielli, 2011) va impacter très fortement les représentations stigmatisantes affectant les
« jeunes des quartiers ». Elle se retrouve dans les catégories de l’action publique éducative
mise en place dans les établissements qui scolarisent les élèves les plus pauvres.
2. l’invention de la violence scolaire : la création de l’élève
dangereux.
La notion de violence scolaire a été popularisée par la presse, puis par la télévision, tout
comme la notion de violences urbaines, certes plus facilement mises en spectacles
télévisuels. C’est pour cela qu’il est possible de parler d’objet socio-médiatique. D’une
certaine façon, ce récit médiatique tisse une manière de construire le social, structurant
l’imaginaire collectif. (Mabilon-Bonfils, 2005, p. 21).
Nous allons maintenant montrer comment s’est développée cette politique de
discrimination positive en France et quelle a été l’influence de l’étiquetage social des
adolescent·es qui y sont scolarisé·es, puis comment les politiques de traitement de la violence
y ont remplacé celle de la résolution de l’échec scolaire. Ces politiques déterminent, au niveau
99
national, le contexte des établissements REP+ dans lequel s’inscrivent les collèges de notre
terrain. Bien qu’un retour historique nous inciterait plutôt à considérer la violence scolaire
comme une réalité endémique de la relation éducative, l’idée d’une explosion des violences
scolaires parallèlement à la réalisation de la démocratisation scolaire est aujourd’hui
largement partagée. Nous verrons comment cette question de la violence scolaire a émergé
dans le discours éducatif et l’impact de la constitution de cette « nouvelle question
éducative » sur les politiques et les pratiques sur notre terrain.
a. le contexte de l’éducation prioritaire
La circulaire n° 81-238 du 1er juillet 1981 donne naissance aux zones d’éducation prioritaire
(BOEN 27 du 09/07/1981). Dans un contexte d’alternance politique, il s’agit selon le texte de
« corriger l’inégalité [sociale] par le renforcement sélectif de l’action éducative dans les zones
et dans les milieux sociaux où le taux d’échec scolaire est le plus élevé ». Au cours des années
1960 et 1970, de vastes réformes se succèdent et mettent en œuvre la première vague de
massification scolaire avec la loi Berthoin qui étend l’obligation scolaire à 16 ans en 1959 et la
loi Haby qui crée le collège unique en 1975 (Prost, 2013). Cette démocratisation quantitative,
dans un contexte de montée du chômage de masse, est un phénomène que l’on observe dans
tous les autres système éducatifs de l’OCDE (Merle, 2017). Parallèlement à cette
démocratisation, les travaux de la sociologie de l’éducation soulignent l’écart existant entre
un accès de tous les élèves à l’enseignement secondaire et la persistance des inégalités de
réussite scolaire (Bourdieu & Passeron, 1970). L’égalité d’accès à l’enseignement ne
constituerait ainsi qu’une égalité de droit et non une égalité de fait. Les auteurs mettent en
avant le concept de capital culturel : la culture scolaire est celle que les élites ont intériorisée,
ce qui place les élèves issus des catégories sociales populaires en situation de désavantage.
Derrière une façade égalitariste, l’école française resterait une école de la sélection, fortement
hiérarchisée, produisant des gagnants, principalement issus des classes sociales les plus
favorisées et des perdants, issus des classes sociales les plus pauvres (Baudelot & Establet,
1971). Ce constat partagé par d’autres systèmes éducatifs dans les années soixante, comme
par exemple par l’étude dirigée par James Coleman aux États-Unis (1968), amène les
gouvernements à se poser la question de l’équité sociale non plus en termes d’accès mais en
termes de résultats. Les politiques éducatives se tournent alors vers une logique de justice
corrective, cherchant à répondre aux inégalités sociales de réussite scolaire pour obtenir une
égalité de résultats et donc parvenir à un système qui tend à avantager du point de vue des
ressources éducatives, les élèves les plus défavorisés socialement. Ainsi, la politique éducative
menée dans les zones d’éducation prioritaire au cours des années quatre-vingt est
principalement axée autour des apprentissages fondamentaux, avec une forte présence
d’actions de soutien scolaire (Meuret, 1994, p.45). La politique compensatoire se focalise sur
la problématique de l’échec scolaire, avec une attention particulière pour les élèves en
difficulté. De nombreuses études et rapports ont montré les résultats mitigés de ces politiques
sur la réduction des inégalités (Mons, 2016). Les moyens accordés à l’éducation prioritaire se
focalisent sur une diminution du nombre d’élèves par classe qui reste insuffisante pour donner
des résultats significatifs (Felouzis, 2014a, p. 106), et sur des avantages financiers accordés
100
aux personnels qui peinent à stabiliser réellement les équipes. Les enseignant·es sont, dans
ces établissements, plus souvent des débutant·es et y restent moins longtemps que dans les
autres collèges. Ils ou elles estiment consacrer plus de temps que dans d’autres types
d’établissements à la gestion de la discipline. D’autre part, dans les collèges de l’éducation
prioritaire renforcée, il est fait plus qu’ailleurs usage d’enseignant·es non titulaires et les
enseignant·es y sont plus souvent absent·es (Mons, 2016, p. 26-28). « Les enseignants dans
les ZEP sont les moins expérimentés. Il s'agit souvent d'enseignants débutants dont la
professionnalisation est encore en devenir, ce qui pose la question de leur efficacité
pédagogique dans des contextes d'enseignement moins favorables que dans d'autres
établissements » (Felouzis, 2014, p. 105). Si les enquêtes de victimation ne révèlent pas une
exposition à la violence supérieure dans ces collèges, le sentiment d’insécurité y est cependant
plus élevé. Les relations avec les adultes sont moins souvent qualifiées de bonnes par les
élèves, leur sentiment d’injustice par rapport aux punitions y est plus important que dans
d’autres contextes éducatifs (DEPP, 2017). Enfin, il semble que la dénomination de l’éducation
prioritaire renforcée contribue à stigmatiser les établissements et les élèves qui y sont
scolarisés (Merle, 2012a) : « nombre de travaux estiment que la labellisation en “éducation
prioritaire“ est ici contre-productive, fonctionnant comme un indicateur négatif, incitant à la
fuite, pour les catégories les mieux disposées à le percevoir et à en tirer les conséquences »
(Rochex & Bongrand, 2016). Dans le contexte d’un marché scolaire sous tension où les familles
mettent en œuvre des stratégies de contournement de la carte scolaire (Van Zanten, 2009),
la labellisation de l’éducation prioritaire participe à aggraver les phénomènes de ségrégation
sociale et ethnique (Felouzis et al., 2007). Les politiques de l’éducation prioritaire, malgré les
nombreuses relances effectuées depuis la création des ZEP en 1981, ne sont pas arrivées à
réduire significativement les inégalités de réussite scolaire : la dénomination des
établissements aujourd’hui en « REP+ » constitue sans doute une forme de stigmatisation qui
se superpose aux stigmatisations territoriales.
b. L’étiquetage « violence » des zones d’éducation prioritaire
La première relance de l’éducation prioritaire, en 1990, marque l’apparition de de la notion
de lutte contre la violence scolaire. Un paragraphe y est explicitement consacré dans le texte
officiel (circulaire n° 92-360 du 07/12/1992). On entre ainsi dans un cycle qui va redéfinir
l’élève « en difficulté » de l’éducation prioritaire en élève « difficile », puis en élève
« dangereux ». Durkheim critique la construction par la pédagogie formaliste d’un élève
« idéal », promu par chaque époque du système éducatif (Durkheim, 1938, éd. 2014). En
parallèle de ces représentations, de l’élève silencieux, attentif, immobile, obéissant (Millet &
Thin, 2007, p. 3), se développe en creux l’image de l’élève non-conforme à l’institution
scolaire. A la figure sympathique du cancre assis auprès du poêle, mobilisée par la littérature,
va succéder une figure médiatique largement partagée de l’élève perturbateur. Au tournant
des années 1990, le discours général sur la décadence, associé à l’école et à l’intrusion d’une
violence endémique en son sein, réintroduit la figure de l’enfant sauvage :
101
Le “retour de l'enfant- sauvage“ est retour d'un archaïsme anthropologique qui situe
l'enfance comme âge de sauvagerie et de déraison, exposant l'humanité au risque de
la décadence. L'enfant serait “à risques“, situé entre sauvagerie et dressage, nature et
culture, progrès et régression. C'est la culture qui serait menacée à travers l'agression
contre l'École, et la refondation des valeurs serait la seule manière de préserver en
même temps l'enfance innocente et la démocratie républicaine » (Debarbieux, 1998a,
p. 8).
Le colloque de Villepinte, organisé en octobre 1997 par le ministre de l’intérieur, JeanPierre Chevènement, marque une étape décisive dans la définition de cette jeunesse des
quartiers populaires et la manière dont l’absence de repères éducatifs incline à la violence,
seul moyen d’expression auquel les « jeunes des quartiers » pourraient avoir recours :
Peu ou pas socialisés, sans structure mentale et affective, ces jeunes adolescents n’ont
souvent pour seul réflexe que la violence. N’ayant plus de repères et de normes, ils ne
savent pas ce que signifie le passage à l’acte, qu’entre le désir et le passage à l’acte, il
doit y avoir une barrière » (Aubry, 1997).
Ces adolescents sont alors qualifiés de « jeunes barbares » puis de « sauvageons » par le
ministre de l’intérieur. Le quartier tel qu’il a déjà été défini va s’introduire dans l’école : les
comportements de ces élèves « inadaptés », sont fortement associés dans les discours à l’idée
que ces enfants auraient été socialisés dans la rue. Les jugements formulés par l’école et ses
agents sur ces élèves les assimilent à cette culture de la rue : « les mauvais élèves ne sont pas
désignés ici dans ce qu’ils font à l’école, mais bel et bien dans ce qu’ils sont hors de l’école »
(Houssaye, 2008, p. 236). La question de la difficulté scolaire a été ainsi largement reléguée
au second plan des préoccupations qui se concentrent à présent sur les difficultés
comportementales d’élèves « déviants », (Moignard & Rubi, 2018, p. 56). Ce processus qui
pousse l’ensemble des acteurs à attribuer les difficultés de l’école à des causes extérieures, à
une influence néfaste « du quartier », mènera à une logique d’externalisation et de
territorialisation du traitement de ces problèmes (Barrère, 2013).
Dans le prolongement de cette catégorisation des jeunes des « quartiers sensibles »,
associés nécessairement à la figure de la délinquance juvénile, présentés comme une
population ontologiquement dangereuse, la violence va devenir un objet central du discours
sur l’école, et en particulier dans les établissements de l’éducation prioritaire. Comme pour
les « quartiers sensibles », la promotion de la thématique de la « violence scolaire » a fait
l’objet d’un travail conjoint de la part de la sphère politique, de la part des médias et de celle
de chercheurs. Laurent Mucchielli note que : « le thème de la “violence à l’école“ a pris, au
cours des années quatre-vingt-dix une ampleur syndicale, politique et médiatique inédite »
(Mucchielli, 2002, p. 73), à tel point qu’au tournant des années 2000, « on assiste ainsi à une
transformation du discours commun sur l’école plaquant, sur toute une série d’événements
102
scolaires qui auraient relevé, il y a peu encore, de la question de l’“échec scolaire“, une nouvelle
grille de lecture axée sur la “violence“ ou les “incivilités“. » (Millet & Thin, 2003a, p. 32).
c. l’évolution des phénomènes de violence à l’école : quelle réalité
historique ?
La réalité de l’évolution des phénomènes de violence sur un temps long est difficile à
évaluer scientifiquement. Les chercheurs qui souhaitent relativiser l’accroissement supposé
massif au tournant des années 1990, font régulièrement référence aux émeutes dont les
lycées napoléoniens ont été le théâtre au XIXe siècle, aux surveillants généraux pendus dans
les dortoirs, à la troupe obligée de tirer sur les élèves (J.F. Condette, 2004). Or, ces références
sont suffisamment lointaines dans le temps pour constituer un objet exotique et ne pas faire
réellement écho dans le contexte de notre recherche. La réalité des violences dans les écoles
du primaire et du secondaire dans la première partie du vingtaine siècle est peu documentée.
Des exemples montrent cependant que dans certains de ces contextes scolaires, on retrouve
des faits d’atteinte à la norme très proches de ceux considérés aujourd’hui comme des
« violences scolaires » et témoignent d’une forme de continuité dans les rapports conflictuels
entre les élèves et les adultes à l’école, validant l’hypothèse selon laquelle « l’institution
scolaire (…) apparaît comme un milieu “violentogène“ » (Caron, 1999, p. 9). Jean Anglade,
instituteur dans l’entre-deux guerres, témoigne ainsi de la violence des rapports entre les
enseignant·es et leurs élèves : « je dus employer la force. A l’égard notamment d’un certain
Vial, foncièrement rebelle à toute discipline, toujours la bave aux lèvres, le poing levé vers moi
et contre les autres. (…) je sentais qu’il m’aurait tué avec le plus grand plaisir s’il avait pu »
(Anglade, 1993, p. 205). Claude Lelievre et Francis Lec (2007) rapportent des faits similaires à
ceux colportés par les médias aujourd’hui : on retrouve dans leurs descriptions l’idée d’une
école perméable à la violence urbaine : « il y avait de la violence dans la cour, à l’extérieur et
à l’intérieur de l’école. Il ne fallait pas trop laisser sa voiture à l’extérieur », la pénibilité du
métier d’enseignant·e : « c’étaient des classes qui démolissaient. J’ai vu des maîtres qui
coulaient au bout de quinze jours : il fallait les retirer. Moi-même cette classe me faisait peur »,
l’existence d’un absentéisme massif : « j’ai eu un élève qui fuguait. Il y avait beaucoup
d’absentéisme, une scolarité partielle », le caractère sexiste des violences adressées aux
enseignantes : « ils envoyaient un mot aux copains : “Melle Untel, on la baise ce soir“ », la
stigmatisation de certaines zones géographiques : « les communes comme Bondy, Bobigny,
Montreuil n’étaient pas demandées à cause du public qu’on y rencontrait. Ces banlieues ont
toujours été perçues comme des terrains difficiles », la démission parentale : « les enfants de
11 à 14 ans dans ces banlieues-là, étaient très durs parce que souvent ils échappaient à
l’autorité des parents. Je me rappelle le cas d’enfants traînés devant les tribunaux. » (2007,
p.60). Sylvain Laurent et Julian Mischi relèvent dans la préface de « L’école des ouvriers »
(Willis, 2011), la présence des phénomènes de violence quotidienne dans les collèges de
l’Angleterre des années 1970, « une série d’actes dignes des faits divers contemporains :
incendies volontaires, violences entre élèves, vandalisme, rapports sexuels et alcoolisations
précoces, insubordination généralisée face aux enseignants, absentéisme scolaire et vols »
103
(Willis, 2011 p. 8-9). Peter Woods observe des élèves qui tournent « le professeur en ridicule
en l’affublant de sobriquets ou en le discréditant par des graffitis sur les tables ou les murs des
toilettes, ou en manigançant des attrape nigauds et en lançant des projectiles » (Woods, 1990
p. 62). Ces « indices » sur le climat de certaines classes dans les années 1950 à 1970
permettent de contredire l’image de l’âge d’or d’une discipline efficace que l’école aurait
connu au cours d’une période d’apaisement des conflits scolaires (Carra & Faggianelli, 2011,
p. 13) selon laquelle « le XXe siècle voit se calmer le monde scolaire » (Debarbieux, 1996, p.
27). Claude Lelièvre considère ainsi que la violence n’a pas fait son apparition dans les
établissements d’enseignement secondaire dans les années 1990, mais représente au
contraire une permanence historique du système scolaire et endémique à la relation
éducative (Lelièvre, 2002). Selon Nicole Vettedburg, les études menées sur les
comportements juvéniles nous permettent d’ « affirmer que le comportement délinquant chez
les jeunes évolue très peu avec le temps et que, à cet âge, la violence est une composante pour
ainsi dire immuable du comportement. » et ainsi de « supposer que l'inquiétude existant dans
la société à propos de la violence juvénile s'appuie plutôt sur une image intuitive que sur une
connaissance avérée des faits. » (2000, p. 36). La question des violences scolaires a été en fait
l’objet d’une véritable construction et la peinture nostalgique et fantasmée d’un temps
scolaire apaisé qui aurait précédé la massification scolaire, participe de cette construction.
Cette rhétorique repose sur l’entrée dans l’école de « nouveaux publics » qui viendraient en
perturber le bon fonctionnement. « Toute possibilité de penser la violente symbolique est ainsi
évacuée au profit d’une sorte de modèle de l’école innocente, confrontée à l’inaptitude scolaire
de certains de ses élèves et à leurs “violences réactionnelles“ quand ils se retournent contre
l’école » (Vienne, 2009, p. 166)
d. L’émergence de la question des violences scolaires
L’impact de la médiatisation de faits divers relatant l’agression d’enseignant·es par leurs
élèves dans des établissements scolaires a marqué durablement la société française et
participé à associer l’école « des quartiers sensibles » à l’image de zones de non-droit où se
multiplient des violences spectaculaires.
Parallèlement à cette construction médiatique, la sphère politique va se saisir de la
question en multipliant depuis 1992 les « plans violence » : plan Lang en 1992, plan Bayrou en
1995, plan Allègre en 1997, second plan Allègre en 2000, plan Ferry et plan Darcos en 2002
plan Darcos plan Robien en 2006, plan Chatel en 2009 et 2010, plan Blanquer en 2019. Chacun
de ces plans légifèrent dans l’urgence en réponse à des événements ayant fait l’objet d’une
couverture médiatique massive. La circulaire interministérielle (ministère de l’éducation
nationale et de l’intérieur) n° 92-166 du 27 mai 1992 sur les « Conditions de sécurité dans les
établissements scolaires » (Ministère de l'Education Nationale & Ministère de l'Intérieur,
1992) pointe concrètement un certain type de territoires puisqu’elle concerne « des
établissements qui connaissent plus particulièrement des difficultés au plan de la sécurité et
sont confrontés au quotidien au problème de la violence : dans les zones d'éducation prioritaire
urbaines ». Dans le début des années 1990, alors qu’émerge cette préoccupation sociale, elle
104
est associée dans les textes officiels aux quartiers précédemment définis comme « sensibles ».
La circulaire dit répondre une « forte demande de sécurité qui émane désormais des
enseignants et de l'ensemble de la communauté éducative ». Elle institutionnalise les relations
entre les forces de l’ordre et l’école. Ces plans successifs occasionnent la création de « labels »
qui viennent définir certains établissements scolaires comme des lieux à risque :
« établissements sensibles » en 1992, « zone de prévention violence » en 1997. La loi du 17
juin 1998 aggrave les sanctions pénales encourues pour des faits de violence commis dans
l’enceinte de l’école française ce qui contribuera à la judiciarisation des rapports sociaux dans
les établissements scolaires.
e. La violence scolaire, construction d’un objet scientifique
Comme pour la problématique des « quartiers », la reconversion de la violence scolaire en
problème social commence par un processus de nomination. En 1994, un programme
interministériel de recherche sur les violences est lancé qui donnera lieu aux premières
publications d’Éric Debarbieux sur la violence scolaire (1996). Ces recherches (Debarbieux,
1996; Debarbieux, Debarbieux Blaya, Hancock, & Hutton, 2001; Debarbieux, Garnier,
Montoya, & Tichit, 1999) cherchent à combattre le fantasme, porté par les médias, d’une
augmentation exponentielle de la violence : « l’école ne brûle pas. On ne s’étripe pas dans
toutes les cours de récréation (…) ce n’est pas en termes de crimes et délits qu’il faut penser la
violence scolaire. » (Debarbieux, 1996, p. 75). En documentant pour la première fois
sérieusement sur des bases scientifiques un phénomène fortement chargé d’affect et
d’idéologie, les auteurs combattent le recours à les explications essentialisantes de sens
commun selon lesquelles : « la violence est aujourd’hui largement expliquée par les acteurs de
bien des établissements scolaires par des facteurs “ethniques“ » (Debarbieux & Tichit, 1997,
p. 167). Ces études déconstruisent l’idée d’une violence endémique frappant les
établissements des territoires urbains pauvres : « il est impossible d’accoler aux élèves de
milieux “défavorisés“ une sauvagerie native ou intrinsèque » (Debarbieux, 1997). En
construisant des études scientifiques sur les violences scolaires, ces études remettent en
question l’existence d’une école de la périphérie assiégée par une violence spectaculaire pour
mettre en lumière les microviolences quotidiennes subies par les élèves les plus fragiles.
Ces travaux vont cependant procéder à un choix sémantique qui poussera par la suite à
assimiler l’ensemble des actes d’indiscipline à des faits de violence. Le discours commun sur
la violence endémique aux zones d’éducation prioritaire a depuis largement gagné la bataille.
Si les chercheure·s qui se penchent sur ce problème reconnaissent volontiers que l’expression
de « violence scolaire » « renvoie à des phénomènes hétérogènes, difficiles à délimiter et à
ordonner, et étroitement liés à la position et aux représentations de celui qui l’utilise » (Charlot
& Émin, 1997, p.2), ils vont utiliser volontairement une définition englobante de la violence,
qui intègre dans un même champ conceptuel les violences physiques, verbales et morales, les
incivilités, et le sentiment d’insécurité. Ils importent pour cela dans le champ de l’éducation
les travaux de Sébastien Roché sur les incivilités urbaines (1993, 1994) qui refuse une
définition « dure », qui ne serait liée qu’à la violence physique et à des faits délictueux. Le
105
reproche adressé à cette définition trop stricte, c’est précisément qu’elle exclut les violences
qui selon Roché « se développent massivement : la délinquance et les désordres » (1994, p.83).
Pour prendre en compte « la montée continue de la petite délinquance, la dégradation des
relations sociales [qui] sont réelles, déterminantes » (Debarbieux, 1997), il faut faire entrer
dans la définition de la violence scolaire, les crimes et délits mais aussi les incivilités et le
sentiment d’insécurité (Debarbieux, 1996, p. 42). On voit comment la définition de la violence
a été conçue de manière circulaire pour pouvoir prendre en compte des phénomènes
considérés a priori comme en augmentation et comment cette assimilation contestable des
faits quotidiens d’indiscipline à de la violence contribue à promouvoir la « violence scolaire »
comme un concept social approprié pour analyser la réalité du monde scolaire. Sébastien
Roché définit ainsi l’incivilité à travers des exemples d’une très grande diversité, avec un
regard teinté de moralisme : « de la grossièreté des enfants au vandalisme en passant par la
présence de clochards, de groupes de jeunes dans les montées d’immeubles » (1993, p. 109).
La « notion » d’incivilité, importée de la rhétorique sécuritaire nord-américaine, contribue à
une extension exponentielle des actes pénalisables sans limite et « constitue une catégorie
tellement ouverte qu’elle perd toute pertinence » (Vienne, 2009, p. 140). Cependant, en
posant un jugement moral sur l’hexis de certaines catégories de population (essentiellement
les jeunes pauvres racialisés) elle tend à fournir un argument à l’inflation punitive portée par
les politiques de tolérance zéro, dans la rue et dans les établissements scolarisant des élèves
les plus pauvres. Comme le souligne Guy Vincent :
En prétendant établir une relation causale entre incivilités et délinquance, en voyant
dans les incivilités un “catalyseur“ “d’autres violences“, autrement dit en confondant
différents phénomènes sociaux dont la signification n’est pas recherchée, sous des
étiquettes génériques de désordres et de violences, elles [ces théories] croient justifier
et en tout cas légitiment des politiques de lutte (contre l’insécurité, contre les délits,
contre la déviance…), des politiques d’exclusion, d’enfermement, etc. (Vincent, 2004, p.
108-109)
De la même manière, prendre en compte le « sentiment d’insécurité », fortement mobilisé
par la sphère médiatique et politique pour promouvoir le spectre de la violence, contribue à
troubler cette définition en y introduisant la subjectivité relative des agents sociaux. Il ne s’agit
plus là de faits de violence, mais de peur de la violence. « Les enquêtes montrent que le
sentiment d’insécurité exprime autre chose que la seule expérience de la victimation »
(Mucchielli, 2010). Le fait d’associer ce sentiment, lié à des déterminants de vulnérabilité
(l’âge, le genre, la classe sociale) affaiblit l’objet « violence » pour en faire un concept vague,
soumis aux différentes appréciations individuelles. Enfin, ce raccourci épistémologique repose
sur le postulat de l’augmentation des faits de petite délinquance, et en particulier de la
délinquance juvénile. Or, la quantification de ces infractions fait débat. Les chiffres sur lesquels
s’appuie Éric Debarbieux pour faire de l’augmentation massive de la délinquance dans les
années 1990 un réalité factuelle (1996, p. 31) sont ceux des ministères de l’intérieur et de la
justice. On sait pourtant que ces chiffres ne sont pas fiables puisque « ces administrations
106
présentent non pas les fruits de leurs enquêtes systématiques, anonymes et désintéressées,
mais les résultats de leur activité, partielle et directement intéressée » (Mucchielli, 2002, p.
56). La définition de la violence scolaire adoptée unanimement par la recherche en éducation
a été conçue pour inclure la multiplication de la délinquance juvénile, considérée comme une
réalité a priori, et cette définition va permettre de constater dans les établissements scolaires,
cette montée irrésistible des actes délictueux, justement en les requalifiant d’actes violents :
on voit la fonction circulaire et auto réalisatrice du processus.
Un autre argument avancé pour assimiler tout acte d’indiscipline à de la violence et
reposant sur le sens commun, est celui d’un lien de causalité supposé entre les faits mineurs
d’incivilité et les véritables délits : « chaque éducateur, d’expérience, sait bien ce qui a été
vérifié expérimentalement, à savoir que l’injure était le déclencheur type de la violence plus
brutale » (Debarbieux, 1997, p.20). Ici aussi, l’analyse se fonde sur un postulat de sens
commun. La multiplication des incivilités dans les établissements scolaires, si on ne peut pas
l’assimiler à de réelles violences, serait « annonciatrice d’infractions plus graves »
(Debarbieux, 1997, p. 20). Les auteurs font explicitement référence à la théorie de la « vitre
cassée » : « c’est la fameuse métaphore de la “ vitre cassée “ : lorsqu’un carreau est cassé dans
une fenêtre et qu’il n’est pas réparé, peu à peu les autres seront cassés » (Debarbieux, 1997,
p. 20). Cette théorie, issue d’un article de James Wilson et Georges Kelling (1982) met en avant
le risque de déliquescence qui dériverait des petites incivilités. Les deux auteurs décrivent,
avec une forte dramatisation, les risques d’escalade engendrés par de petits délits :
Un quartier paisible de familles qui s’occupent bien de leurs foyers, surveillent ensemble
leurs enfants, et se font réciproquement confiance pour lutter contre toutes intrusions
étrangères peut se transformer en quelques années et même en quelques mois, en une
jungle effrayante et inhospitalière. Des propriétés sont abandonnées, le trafic d’herbe
se multiplie, une vitre est cassée » (Wilson & Kelling, 1982, p. 33)41.
Cette théorie à l’origine des politiques de « tolérance zéro » à New York, puis dans
l’ensemble des écoles des Etats-Unis a été largement diffusée au cours des trente dernières
années pour devenir une figure centrale des politiques de répression de la délinquance dans
la plupart des pays occidentaux (Wacquant, 1999). On voit ici comment elle est aussi entrée
dans les jugements de sens commun des acteurs scolaires, et comment elle a pu influencer les
recherches en éducation. Elle détermine une position, à la fois dans la production de savoir
sur les actes d’indiscipline mais aussi sur les perspectives de leur traitement. Robert Ballion,
fait aussi référence à cette “théorie“, et revendique la nécessité de traiter l’ensemble des
« symptômes à bas bruits » comme les premiers pas vers la violence délictueuse :
Comme il est dit dans le célèbre article “Broken windows“ (Wilson, Kelling, 1982) : “la
délinquance grave prospère sur l’impuissance à maîtriser les comportements
41
Traduit de l’anglais par nos soins.
107
déviants“ (…) les symptômes à bas bruit tels que l’agitation, l’absentéisme, l’incivilité,
autant de conséquences de l’affaiblissement de la capacité de l’institution scolaire à
imposer la norme, créent le contexte favorable à l’émergence des actes délictueux »
(Ballion, 1997, p. 44).
De la théorie de la vitre brisée, découle on le voit, l’assimilation de l’ensemble des atteintes
à la norme scolaire, depuis l’absentéisme jusqu’à l’agitation, à des actes délinquants, ce qui
nécessite de les traiter comme tels. Cependant, les études critiques menées depuis, en
Amérique du nord, sur cette pseudo théorie montrent le peu de rigueur scientifique de ces
démonstrations : « il n’y a pas de preuve tangible que la théorie de la vitre cassée fonctionne.
En fait, les données scientifiques sociales existantes suggèrent que la théorie n’est
probablement pas juste » (Harcourt, 2009, p. 8)42 . Loïc Wacquant constate, à partir d’une
analyse comparative des phénomènes de délinquance dans les districts de Chicago qu’ « il
n'existe aucune relation statistique entre les indicateurs visibles de “désordre“ dans une zone
donnée et ses taux de criminalité » (2009, p. 289). Ces supposées théories ont principalement
conduit à criminaliser la pauvreté et les désordres urbains, multipliant ainsi les peines de
prison, sans pour autant avoir le moindre effet sur la diminution de la délinquance (Wacquant,
1999). Si le terme d’incivilité a par la suite été critiqué par ses propres promoteurs dans le
champ de l’éducation, Éric Debarbieux relevant par exemple que « l’usage excessif de la notion
d’incivilité entraine une surqualification des désordres ou des indisciplines, tout en
s’accentuant vers un culturalisme xénophobe » (2006, p. 114) les concepts adoptés par la suite
pour qualifier les désordres scolaires (microviolence, harcèlement, victimation) vont tous dans
le sens d’une responsabilisation individuelle des élèves et influencent considérablement les
représentations et l’action des professionnels sur le terrain. L’étude des violences scolaires
relève ainsi d’un véritable « impensé normatif » (Vienne, 2009). Dans ce regard exclusivement
porté sur les élèves considérés comme responsables de ces « violences », la recherche a omis
de prendre en compte la part de production de l’institution et de ses agents.
Envisager les violences scolaires du seul point de vue des victimes et en stigmatisant un
type d’élèves méconnait l’importance de l’institution dans leurs manifestations, intègre
un cadre normatif de plus en plus sévère, exigeant une conformité absolue des élèves
à la « norme », psychologise un fait social. (De Saint Martin, 2012, p. 125)
Pour sortir de cette logique qui évacue la part active de l’institution, Béatrice MabilonBonfils propose de réintroduire le concept bourdieusien de violence symbolique (2007). De la
même manière que l’état possède, dans nos sociétés occidentales contemporaines, le
monopole de la violence légitime (Fassin, 2017, p. 21), c’est l’école qui est y chargée de
l’exercice de la violence symbolique par l’usage de verdicts scolaires et en dissimulant les
rapports de domination sociale qui fondent son autorité. Il existe cependant des formes de
résistance à l’imposition de la violence symbolique. Dans le contexte de forte ségrégation
42
Traduit de l’anglais par nos soins.
108
ethnique que subissent les établissements des zones urbaines pauvres, la violence doit être
pensée comme « produite par la violence symbolique de l’Institution dans sa gestion du
pluriel » et par « les tensions entre la société multiethnique et multiconfessionnelle qu’est
devenue la France, (…) et les principes unitaires, supposés transcender les particularismes
communautaires » (Mabilon-Bonfils, 2007, p. 174). Nous devons considérer la contrainte
rigide d’un ordre normatif incapable de penser la diversité des cultures juvéniles comme une
violence symbolique subie par les élèves et affirmer que « la violence à l’école serait alors une
manifestation symptomatique des procédures d’étiquetage et de disqualification à l’œuvre à
l’École » (Mabilon-Bonfils, 2007, p. 174), ou encore que la violence des élèves pourrait être
considérée comme une des multiples formes de résistance à la contrainte de la norme scolaire
(Palheta, 2015).
La constitution de la violence scolaire en question éducative vive, sur la base de cette
supposée croissance de la délinquance juvénile et sur un étayage théorique contestable,
participe à diffuser largement ces grilles de lecture jusque dans les établissements scolaires.
Eirick Prairat résume bien comment cette façon d’assimiler l’ensemble des comportements
des élèves à la question de la violence pose problème :
En quelques années, les interrogations sur la violence, l’insécurité et les incivilités vont
mettre dans l’ombre les questions psychologiques et didactiques qui avaient jusque-là
suscité l’essentiel des discours et des recherches en éducation. Il est cependant
inquiétant de voir le concept de violence coloniser le discours éducatif au point
d’éclipser le concept classique d’indiscipline. Nous inclinons à penser contre cette mode
que le concept d’indiscipline doit être maintenu et qu’il faut récuser pour des raisons
épistémologique, politique et éducative les définitions trop extensives de la violence.
(2001, p.6)
La polysémie du terme ne facilite pas l’appréhension de cet objet, ni la distinction que l’on
pourrait faire entre les atteintes banales à la norme, quotidiennes, et les formes plus extrêmes
d’agressions physiques et fait la part belle à la perception subjective du phénomène par les
adultes : « chacun parle de violence pour désigner des conduites extrêmement différentes, et
considère que les mêmes conduites relèvent ou pas de la violence. » (Dubet, 1998, p. 36) avec
le risque de faire dépendre cette perception de la position de domination des adultes sur les
adolescent·es pauvres et racisé·es.
Tous ces éléments nous ont permis de préciser le contexte général dans lequel se situe
notre travail. Les zones urbaines qui regroupent les populations les plus défavorisées
socialement ont été, au tournant des années 1990, constituées en « quartiers sensibles »,
stigmatisées par des représentations de la violence, de la délinquance, du délitement du lien
social, du « communautarisme », de la radicalisation religieuse, bref, par une « ghettoïsation »
de ces espaces urbains. Cette stigmatisation a touché particulièrement les habitants les plus
jeunes, dont les comportements ont fait l’objet d’une forte criminalisation et judiciarisation.
109
Cette construction s’est étendue jusqu’à l’école, et en particulier celle des « quartiers d’exil »,
zones urbaines de la très grande pauvreté dans lesquelles se situent nos terrains d’étude. En
nous appuyant sur les travaux empiriques qui se sont penché sur la question des désordres
scolaires, nous allons maintenant tenter de décrire la nature des actes d’indisciplines que l’on
rencontre aujourd’hui dans les établissements scolaires.
3. La nature des désordres scolaires.
a. Les incidents constitutifs de l’indiscipline scolaire
La spécificité des établissements scolaires qui constituent notre terrain est de confronter
deux groupes sociaux qui ne seraient jamais amenés à se rencontrer dans d’autres situations
d’interaction. D’un côté, les enseignant·es, issu·es des classes moyennes et supérieures de la
société, dépositaires d’une culture scolaire légitime et dominante, de l’autre, les élèves issus
des milieux populaires. Erving Goffman parle de « contacts mixtes », pour qualifier ces
situations sociales où les normaux et les stigmatisés se retrouvent confrontés physiquement :
C'est lorsque les normaux et stigmatisés viennent à se trouver matériellement en
présence les uns des autres, et surtout s'ils s'efforcent de soutenir conjointement une
conversation, qu'à lieu l'une des scène primitives de la sociologie ; car c'est bien souvent
à ce moment-là que les deux parties se voient contraintes d'affronter directement les
causes et les effets du stigmate » (1975, p. 25).
Les établissements de l’éducation prioritaire, et plus particulièrement les collèges, sont
représentés très largement, dans la sphère médiatique, mais aussi dans de nombreux travaux
de la recherche, comme soumis à des troubles quotidiens, des zones de non-droit où règnent
la loi des banlieues. L’éducation prioritaire a ainsi été constituée comme une zone d’éducation
à part, dangereuse, une école fantasmée incapable de remplir ses missions éducatives et
pédagogiques. Cette représentation se situe dans un contexte global qui stigmatise certaines
villes de banlieue, certains quartiers et certaines zones urbaines, comme terrain du
radicalisme religieux, de la délinquance, des trafics, de l’économie parallèle. Exercer le métier
d’enseignant·e dans ces quartiers relèverait de la souffrance : les représentations négatives
très majoritaires associées à l’éducation prioritaire s’articulent avec une dévalorisation de
l’exercice du métier des enseignant·es perdu·es dans ces zones de non-droit. Ces
établissements se retrouvent au croisement de préoccupations largement partagées par
l’opinion publique : la radicalisation religieuse et les tensions vécues suite aux attentats de
2015 (Lorcerie & Moignard, 2017), la violence et la délinquance, les trafics de stupéfiants
(Mucchielli, 2013).
L’ambiance des classes dans les collèges de l’éducation prioritaire est perçue, de façon très
majoritaire, comme problématique. L’évolution de l’indiscipline dans les classes de
l’enseignement secondaire est associée à la massification de l’enseignement qui a amené, du
début des années soixante aux années quatre-vingt-dix, l’ensemble des élèves à être
110
scolarisés dans un tronc commun, le collège unique, jusqu’à l’entrée au lycée (à l’exception
des élèves scolarisés dans des dispositifs adaptés : classe et ateliers relais, UPE2A, SEGPA,
ULIS). Cette massification aurait permis à des élèves des classes populaires d’accéder à
l’enseignement secondaire, mais y aurait aussi fait entrer des difficultés jusqu’alors inconnues
par les enseignant·es : une forte hétérogénéité, un absentéisme massif, un climat de classe
parfois chaotique rendant la mise en œuvre de la transmission des savoirs plus difficiles et
dans certains cas, impossible. L’entrée des élèves des classes populaires dans les
établissements d’enseignement du secondaire est ainsi perçue par les agents sociaux de
l’éducation « comme une invasion de “barbares“ qui font voler ses principes en éclats »
(Meirieu, 2008, p. 24). Dans cette remise en cause de l’école par l’intégration d’une population
socialement inadaptée, l’impossibilité de continuer à défendre les normes scolaires
comportementales semble constituer un point central :
Les règlements établis et normes prescrites ne suffisent plus ou de moins en moins
pour prévenir et encadrer les comportements et situations plus imprévisibles, parfois
inédits. Les épreuves du métier vécues par les professeurs débutants se nichent dans ces
zones d’instabilité pédagogique qui ne peuvent être atténuées au moyen de principes ou
de règles explicites – pour ne rien dire des sanctions – et acceptés par les différents
acteurs. Il en résulte des effets de désordre et d’impossibilité à enseigner. (Périer, 2012,
p. 86).
Face au déclin du programme institutionnel (Dubet, 2002), la définition de la situation
d’enseignement ne fait plus consensus : « on est passé de situations où, d’emblée, enseignants
et élèves savaient ce qu’il fallait faire sans que cela soit dit, à des situations floues, incertaines
où l’enseignant, mais aussi les élèves (…) doivent construire de nouveaux rôles » (Ballion, 1997,
p. 47). La prise en charge des désordres scolaires devient dans ce contexte une préoccupation
centrale des enseignant·es : « dorénavant la fragilité des situations des classes est un horizon
d’expérience professionnelle en voie de généralisation » (Barrère, 2002 p.7) et en particulier
pour les enseignant·es débutant·es (Rochex, 2004). Cette thématique appartient à ces
questions vives d’éducation que Benjamin Moignard qualifie de « nouvelles questions
éducatives » (2018a). Le contexte général sociopolitique induit un regard particulier sur des
problématiques scolaires. Ainsi, un certain nombre de questions récurrentes deviennent
prépondérantes dans les discours politiques, médiatiques et sociaux : c’est le cas dans les
années 1990 pour la supposée montée des « violences scolaires », dans les années 2000 pour
la focalisation autour des questions d’absentéisme et de décrochage scolaire, dans les années
2010 pour le phénomène du harcèlement. « La logique d’action qui sous-tend la prise en
charge des perturbateurs s’inscrit dans l’esprit des procédures mobilisées pour endiguer la
montée de nouvelles questions éducatives qui attirent l’attention des pouvoirs publics sur des
objets comme la violence, le harcèlement ou le décrochage scolaire » (Moignard & Rubi, 2018,
p. 48). Le discours sur la baisse du niveau des élèves a ainsi été remplacé par celui sur la
multiplication des incidents, à tel point que la capacité de l’enseignant·e à maintenir l’ordre
111
dans sa classe devient un indicateur central dans l’appréciation de sa professionnalité et un
élément indispensable de la construction de son estime de soi.
Les « nouveaux » désordres scolaires, apparaissent sous la forme d’incidents. L’incident est
un événement qui survient sans que l’on ait pu l’anticiper, il oblige à interrompre le cours pour
y répondre (Barrère, 2002, p. 4). Ces incidents sont le fait de quelques individus, qu’il s’agirait
neutraliser, de façon à éviter le surgissement inopiné d’actes devant être nécessairement
réprimés. Ainsi, les études menées par Pierre Périer auprès des enseignant·es débutant·es
montrent que « leur perception des désordres scolaires relève avant tout de comportements
perturbateurs, individuels » (2010, p. 152). Dans les collèges scolarisant les élèves pauvres,
l’activité d’enseignement deviendrait progressivement une « épreuve », l’institution des
normes scolaires n’étant jamais une évidence, mais un travail à reprendre à chaque début de
cours.
[Enseigner] dans des établissements recrutant majoritairement, voire quasi
exclusivement leurs élèves dans les catégories sociales qui naguère n’accédaient pas
ou accédaient peu à l’enseignement secondaire, à plus forte raison y débuter, c’est être
confronté à la nécessité de travailler explicitement et sans relâche à constituer ce qui,
dans un état antérieur du système éducatif, (..) pouvait (…) être considéré comme un
acquis » (Rochex, p. 181).
Ces comportements témoignent d’une résistance aux contraintes que l’école exerce sur les
corps (Millet & Thin, 2007) : les élèves se déplacent dans la classe, mènent des activités
parasitaires étrangères à l’activité pédagogique, s’interpellent, se chamaillent. Les incidents,
s’ils ne sont pas a priori dirigés vers la personne du professeur, peuvent devenir des conflits,
parfois violents, qui remettent en cause la position de l’enseignant·e dans sa classe. « Bruits
et chahuts, écarts de langage (ou perçus comme tels) au travers d’interpellations et de
« vannes », rapports de force physique plus simulés qu’effectifs, sont quelques-uns des motifs
qui, le plus souvent, exposent à la réprobation, à la sanction et parfois à l’exclusion des
élèves. » (Périer, 2010, p. 114). Ces incidents se focalisent autour de négociations et de
remises en cause de l’évaluation, de l’exercice de l’autorité (à l’occasion de l’application d’une
punition), mais aussi par l’importation d’incidents entre élèves extérieurs à la classe (Barrère,
2002, p. 8-10). Les difficultés rencontrées par les enseignant·es relèvent donc majoritairement
de ces incidents, de la crainte de leur irruption dans le cadre de la classe, plutôt que de
violences qui restent extrêmement rares :
S’il arrive que l’affrontement prenne la forme d’une violence, essentiellement verbale
(insultes, injures, offenses), que les modes de regroupement des élèves dans les classes
et filières contribuent sinon à produire du moins à amplifier, elle a le plus souvent un
caractère ténu, à « bas bruit », se jouant des limites du langage et de la civilité requises
dans le cadre scolaire. (Périer, 2010, p. 117)
112
Ces atteintes à la norme scolaire seraient une réaction à une forme de « violence
symbolique » imposée par l’institution. Ces élèves issus des classes populaires, perdants de la
démocratisation scolaire, réagiraient aux verdicts scolaires qui les constituent en perdants de
la compétition scolaire par des actes de violence qu’ils jugeraient légitimes, (Dubet, 1998, p.
41). Dans cette situation où l’ordre scolaire n’est plus institué a priori, mais fait l’objet de
négociations constantes, l’effacement de l’ordre institutionnel laisse la place à une forte
responsabilisation (Lahire, 2007), les échecs et les réussites, celles des enseignant·es dans la
gestion de leurs classes, celles des élèves dans leur réussite scolaire, sont imputés aux
individus. Les élèves qui échouent, dans la logique du mythe de l’égalité des chances et de la
méritocratie (Baudelot & Establet, 2009), ne devraient leur échec qu’à eux-mêmes (Dubet,
2004). La violence symbolique ainsi subie, avec une accumulation de jugements dépréciateurs
qui se rajoutent à une situation de déclassement social, provoque des réactions de
résistances. L’atteinte à l’ordre scolaire légitime en serait la forme la plus répandue : « l’une
des manifestations les plus visibles du refus d’abdiquer face au jugement ou verdict scolaire
consiste en des formes variées de perturbation de l’ordre scolaire. » (Périer, 2010, p. 114)
Il faut cependant se garder du risque que constitue la focalisation trop importante sur des
événements exceptionnels qui viendraient détourner l’attention de la réalité du quotidien.
Jean-Yves Rochex souligne le risque de se focaliser sur des situations extrêmes, des cas-limites,
qui ne sont pas la majorité ni le quotidien de l’exercice du métier d’enseignant·e (2004, p. 82).
Les travaux qui traitent de l’activité déviante des élèves dans les classes de l’enseignement
secondaire français sont rares, cependant, ils semblent tous mettre en avant la nature banale
des incidents qui constituent les désordres scolaires. L’apparition de faits de violence reste
ainsi tout à fait exceptionnelle, même si ces éléments pourraient constituer un « écran » par
rapport à la réalité quotidienne des classes.
b. Des comportements anomiques ?
Les travaux qui portent sur l’apparition de ce qu’il est convenu d’appeler « le nouvel âge
des désordres scolaires » (Barrère, 2002a), commencent systématiquement par citer l’article
de Jacques Testanière (1967), publié à la fin des années soixante dans la Revue Française de
Sociologie. Cet article, sans doute parce qu’il s’attache à un objet de recherche qui n’est alors
pas du tout évoqué par les sciences de l’éducation et par les sciences sociales, est devenu le
passage obligé, l’ouverture nécessaire de toute étude touchant à la gestion de la discipline
dans les classes (Barrère, 2002a, 2003, 2012; Moignard, 2008; Monin, 2007; Périer, 2010;
Prairat, 2005), à la violence scolaire (Debarbieux, 1997; Debarbieux et al., 2006) à la
construction des inégalités d’apprentissage (Bautier & Rayou, 2013). Les articles et ouvrages
cités ici ne sont qu’une part infime du corpus qui se réfère à cet article tant l’usage en est
systématique. Les discours produits à la suite de la lecture de Jacques Testanière vont tous
dans le même sens : autour des années 1960, une nouvelle forme de chahuts dits
« anomiques » apparait, qui remplace les chahuts traditionnels connus jusqu’alors dans
l’enseignement secondaire français. Le chahut traditionnel, caractéristique des lycées
113
bourgeois, constituait une forme de reconnaissance ritualisée de l’institution scolaire. A
certaines dates (le début et la fin de l’année scolaire ou à des moments marquants du
calendrier) à l’adresse de certain·es enseignant·es (exerçant dans des disciplines secondaires,
particulièrement malhabiles à tenir leurs classes ou affublés d’un défaut physique) les élèves
chahutaient collectivement leurs enseignant·es. Ces chahuts, s’ils pouvaient mettre en
difficulté l’enseignant·e concerné, ne remettaient pas en cause le système scolaire et ses
finalités. Au contraire, en portant atteinte dans un cadre attendu aux normes scolaires, ils en
renforçaient la solidité. Ces chahuts étaient prémédités et construits, parfois même avec un
certain raffinement. Les chahuts qualifiés « d’anomiques », apparaitraient dans les années
1960, au moment où l’article est rédigé : ils seraient la conséquence de l’ouverture de
l’enseignement secondaire à des élèves issus de milieux populaires. Contrairement aux
chahuts traditionnels, les chahuts anomiques seraient vides de sens, sans but. Ils ne viseraient
pas d’enseignant·e en particulier. Ces chahuts, là encore à l’opposé des chahuts traditionnels,
seraient une remise en cause de l’ordre scolaire, une contestation « sourde » de l’institution.
L’importance prise par cette grille de lecture, à partir de cet article repris systématiquement
comme passage obligé de l’étude de l’école et de son évolution rend nécessaire une lecture
plus précise de ce travail.
L’article « Chahut traditionnel et chahut anomique dans l’enseignement secondaire » a le
mérite d’étudier la déviance scolaire (l’auteur emploie explicitement ce terme) sur laquelle on
possède jusqu’alors peu de données en France et qui restera un objet de recherche marginal
par la suite. Il esquisse par exemple une description des actes déviants dans un lycée
technique que l’auteur qualifie de « cas limite » qui rappelle les observations réalisées par
Paul Willis au Royaume-Uni à la même époque (2011) : « les manifestations de déviance
observées sont très graves : insultes envers les éducateurs, déprédations très nombreuses, vols,
absences illégales, fraudes nombreuses aux compositions, et même parfois actes de
délinquance commis en groupe au retour de l'école. » (Testanière, 1967, p. 27). Cependant, à
l’opposé du travail de Paul Willis qui s’inscrit dans une réelle immersion compréhensive du
côté de ces élèves issus du monde ouvrier, Jacques Testanière porte sur ces actes délictueux
un regard moralisateur du point de vue de l’institution. L’ensemble de l’article est parcouru
par des remarques de sens commun par exemple sur la baisse du niveau scolaire
« l'impression de jamais vu que ressentent beaucoup de professeurs et qu'ils traduisent dans
le langage de la baisse de niveau (d'ailleurs réelle) » (Testanière, 1967, p. 31), ou laisse
apparaître une croyance sans faille à propos de la neutralité des fonctionnaires de l’état :
On pourrait objecter que le chahut est ainsi défini par sa cause formelle, et que le taux
de chahut dépend de la plus ou moins grande sévérité de la discipline générale propre
à chaque établissement. Ce serait oublier que la répression du chahut peut être tenue
pour uniforme par suite du mode administratif de répartition du personnel de
surveillance. » (Testanière, 1967, p. 19)
114
Cette affirmation situe l’adhésion de l’auteur au point de vue normatif de l’institution. Il
semble que l’étude des chahuts anomiques dont l’auteur fait état soit fondée en grande partie
sur l’étude des registres de sanction, considérés comme offrant des données absolument
fiables sur la nature des actes délictueux commis dans les lycées enquêtés : « la lecture du
cahier des retenues de chaque établissement, en indiquant la nature et le nombre des punitions
sanctionnant les diverses infractions à la discipline générale, livre l'aptitude de l'établissement
au chahut » (Testanière, 1967, p. 19). Il établit sur ces bases une catégorisation entre les
établissements enclins à l’anomie et ceux qui ne le sont pas. On peut, là encore s’interroger
sur la fiabilité de ces données qui enregistrent l’activité punitive déclarée des agents scolaires
et non pas sur une observation empirique de ces désordres. Mais au-delà de ces réserves
méthodologiques, ce qui frappe le plus à la lecture, c’est le sort qu’il réserve aux élèves issus
des classes populaires. Ecartant un peu rapidement l’idée que les comportements qu’il
enregistre aient pu se retrouver dans les structures scolaires qui accueillaient ces élèves avant
qu’ils n’accèdent à l’enseignement secondaire (Testanière, 1967, p. 31), l’auteur n’évoque à
aucun moment l’augmentation de l’âge obligatoire de scolarisation qui a pourtant dû jouer un
rôle dans la constitution des comportements de ce public vis-à-vis de l’institution scolaire. En
revanche, son verdict est sans appel : « I‘anomie a pour cause essentielle l'introduction dans
le système pédagogique traditionnel d'enfants appartenant à des couches sociales qui étaient
restées jusque-là en marge de l'enseignement du second degré. » (Testanière, 1967, p.30). On
pourrait ainsi dans un premier temps penser qu’il s’agit là d’une critique de la démocratisation
quantitative telle qu’elle a été produite en France, signant l’entrée dans l’enseignement
secondaire de populations socialement inadaptées. C’est d’ailleurs en partie le sens donné à
cette référence dans les travaux de recherche ultérieurs qui le citent. Cependant, l’article de
Jacques Testanière ne peut être détaché de la lecture d’un article rédigé deux années plus
tard, à la suite d’une enquête menée l’année scolaire suivant les mouvements étudiants et
lycéens de mai 1968 (Testanière, 1972) qui atteste de la disparition des désordres observés
dans les établissements qualifiés d’anomiques.
Alors que dans les établissements où régnait l’anomie aiguë les élèves remettaient
jadis complètement en cause les règlements disciplinaires, s’insurgeaient contre les
occasions de la punition et allaient jusqu’à en refuser le principe, on constate désormais
chez eux une volonté expressément déclarée de se soumettre aux règlements, qui va de
pair avec l’acceptation du principe de la punition quand ils les enfreignent (…). On
remarque même que c’est dans le cas où sont réunies les conditions de l’anomie aiguë
que les élèves sont les plus nombreux (76 %) à accepter l’ordre scolaire » (Testanière,
1972, p. 6).
L’auteur interprète cette disparition soudaine et totale du chahut anomique comme un
retour à la raison : les élèves, témoins des conséquences néfastes de l’anomie (la révolte de
mai 1968) seraient désormais amenés à « se conduire en adultes, soucieux de voir régner à
nouveau un ordre propice au succès scolaire » (Testanière, 1972, p.6). Ainsi, les chahuts
anomiques, auxquels l’ensemble des travaux sur les désordres scolaires fait référence,
115
auraient disparu deux années après avoir été observés, les élèves issus des milieux populaires
voyant d’un mauvais œil le chaos engendré par les révoltes de la jeunesse bourgeoise.
Au-delà des approximations et des revirements de l’auteur sur l’émergence d’une
désorganisation généralisée dans les établissements d’enseignement secondaire en France
acceptée par la suite unanimement par l’ensemble des chercheur·es en sociologie de
l’éducation soucieux de s’attaquer au problème des désordres scolaires, on peut s’interroger
sur ce concept d’anomie et sa relation avec les classes populaires. Cette association a en effet
une longue histoire dans la tradition sociologique, qui est ici complètement ignorée. Jacques
Testanière semble s’inspirer directement de la notion d’anomie telle qu’elle est développée
par Durkheim, sans chercher à la mettre en perspective. Ce raccourci théorique a là aussi des
conséquences centrales dans notre appréhension des désordres scolaires dans les collèges de
la très grande pauvreté. En effet, cette notion est devenue la grille de lecture ordinaire des
comportements des élèves pauvres. On peut cependant considérer comme le fait Agnès Van
Zanten, que « contrairement à la présentation du “chahut anomique“ dans les travaux menés
par J. Testanière dans les lycées des années 1960, qui faisait état d’un désordre indifférencié,
les élèves font très souvent le lien entre leur indiscipline et les attitudes et les pratiques
pédagogiques de certains enseignants » (2012, p. 301). Ces objections rappellent le constat
formulé par Passeron : « la sociologie comme l’ethnologie nous obligent à constater que tous
les groupes sociaux ont une culture » (2006, p. 325) ou par Erving Goffman lors de son enquête
au sein de l’hôpital psychiatrique Sainte Elisabeth de Chicago : « il n’y a pas de groupe – qu’il
s’agisse de prisonniers, primitifs, d’équipage de navire ou de malades – où ne se développe une
vie propre, qui devient signifiante, sensée et normale dès lors qu’on la connait de l’intérieur »
(1968, p. 37). Refuser toute organisation aux désordres produits par les élèves, c’est leur
interdire le « droit imprescriptible au symbolisme qu’accorde à tout groupe social la thèse
wébérienne » (Grignon & Passeron, 1989, p.22). On retrouve là ce que Claude Levi-Strauss
qualifie de « déni d’humanité » ou Bourdieu de « racisme de classe ». Le déclassement que
constitue la qualification d’anomie des comportements qui portent atteinte aux normes
scolaires par les élèves issus des milieux populaire montre bien « l’horreur de l’ “inculture“ des
masses ressenties par les bureaucraties lettrées des Etats traditionnels ou du tranquille mépris
pour l’“irrationalité“ des conduites populaires pratiqué par les couches technocratiques qui
servent les états modernes » (Grignon & Passeron, 1989, p. 36). Ce rejet que Claude LevisStrauss considère comme lié à la confrontation avec l’étrange, l’inattendu, « consiste à
répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales,
esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. “Habitudes
de sauvages“, “cela n’est pas de chez nous“, “on ne devrait pas permettre cela“ etc., autant de
réactions grossières, qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de
manière de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. » (Levi-Strauss, 1982, p. 19).
On retrouve la même aversion dans le texte de Jacques Testanière, qui témoigne de
l’impossibilité d’observer et analyser les formes de la culture populaire qui se heurtent alors
aux normes de l’enseignement secondaire. Ainsi, expliquer les comportements des élèves des
116
établissements de l’éducation prioritaire en y accolant le qualificatif d’anomie relève d’une
position de pouvoir, détenue par les enseignant·es et les chercheure·s, dépositaires de la
culture légitime scolaire et universitaire, disqualifiant ainsi la culture populaire dominée à
laquelle on enlève son autonomie symbolique. Dans ce sens, l’école étant un des lieux de
l’exercice du pouvoir, faire l’analyse sociologique des phénomènes de gestion des désordres
scolaires nécessite l’analyse de ce lien de pouvoir : « La sociologie de l’éducation » nous
rappelle Bourdieu, « est un chapitre, et non des moindres, de la sociologie de la connaissance
et aussi de la sociologie du pouvoir. » (Bourdieu, 1989, p. 13). L’école joue un rôle central dans
le processus de classement entre les différentes cultures et leur légitimité respective :
l’assimilation des comportements des élèves des classes populaires participe de cette manière
dont « l’école joue un rôle déterminant dans le processus de hiérarchisation des cultures de
classe en fonction de leur inégale distance et affinité à la culture scolaire (et au mode de
socialisation/éducation qui lui va de pair) » (Delay, 2015, p. 37). Cette réalité qui disqualifie a
priori la valeur de la culture des classes populaires est nécessaire à l’analyse des rapports entre
enseignant·es et élèves dans le contexte de notre étude.
c. Minoriser les adolescents pauvres : l’usage ambigu du concept d’anomie.
La notion d’anomie renvoie à une société dans laquelle les règles n’existeraient plus. Une
telle société serait gagnée par le chaos, par le risque d’implosion. Elle est associée
généralement aux espaces sociaux que nous avons identifiés comme déclassés par les discours
publics dominants : les quartiers d’exil, les bidonvilles, les marges de la société, les groupes de
sans-abris. Accoler à ces groupes sociaux l’étiquette d’anomie est une manière de les mettre
à part d’une société humaine organisée selon les règles de la civilisation. En postulant
l’absence de règle, d’organisation, bref, l’existence de comportements sociaux dominés par la
pulsion, on postule du même coup l’existence de groupes humains se rapprochant de l’animal.
Ce concept d’anomie a disparu de la littérature sociologique française après son
introduction dans la théorie explicative du suicide chez Durkheim. « En cela l'anomie constitue
un assez bel exemple de l'autonomie de la production et de l'usage des concepts sociologiques
par rapport aux phénomènes sociaux dont ils sont supposés rendre compte. » (Besnard, 1983,
p. 605). En revanche, il est repris largement par la sociologie américaine, et en particulier dans
le cadre de l’étude de la délinquance. C’est la notion de désorganisation qui est utilisée dans
un premier temps par les sociologues de l’école de Chicago. C’est la crise économique et la
misère mais aussi l’immigration de populations pauvres qui donnent ici naissance à cette
désorganisation. « Les nouvelles valeurs introduites de l’extérieur dans la vie de la
communauté ouvrent la voie à beaucoup de nouvelles situations que les règles traditionnelles
de comportement n’avaient pas prévues » (Thomas & Znaniecki, 1998). WilliamThomas et
Florian Znaniecki étudient les communautés d’immigrés issus de la société polonaise rurale
traditionnelle. Ces populations immigrées ont perdu les repères sociaux de leur culture
d’origine qui constituaient leur cadre de référence normatif. Elles sont tiraillées entre cette
référence abandonnée et la culture majoritaire dans laquelle elles évoluent. La
117
désorganisation est alors une étape, un état transitoire vécu par des populations amenées à
faire l’apprentissage des normes sociales dominantes. A la suite de ces travaux, les études
d’écologie urbaine de l’école de Chicago sur la délinquance en bande, attestent de l’état de
désorganisation dans lequel évoluent les jeunes des quartiers populaires, et le lien fort entre
cette désorganisation et leur entrée dans des gangs de délinquants. Au contraire, William
Whyte, dans son étude des bandes d’immigrés italiens dans les quartiers pauvres de Boston à
la fin des années trente (Whyte, 1996), considère la notion de « désorganisation sociale »
comme un concept ethnocentré : les groupes sociaux qu’il étudie ne souffrent pas d’une
absence d’organisation, mais adoptent une autre organisation qu’il convient de décrire et
d’analyser minutieusement. Il affirme que « les nombreuses formes de cohésion qui
caractérisaient le North End en font une réalité fortement organisée » (Whyte, 1996, p. 372).
Loin d’ignorer les normes sociales dominantes, les délinquants observés par William Whyte
effectuent des allers et retours entre la société conventionnelle et la société déviante. Le fait
de considérer a priori les jeunes délinquants comme vivant dans une marge anomique,
étrangère à toute forme de norme, pousse à ignorer les logiques rationnelles qui régissent
leur vie quotidienne « La plupart des écrits sociologiques disponibles présentaient les
communautés en termes de problèmes sociaux, de telle sorte que la communauté comme
système social organisé n’existait tout simplement pas » (Whyte, 1996, p. 314). On pourrait
ainsi considérer avec Howard Becker que l’état de notre connaissance de la déviance est
insuffisant
Nous n’avons pas suffisamment d’études sur les comportements déviants et nous
n’avons pas d’études sur un assez grand nombre de types de comportements déviants.
Surtout, nous n’avons pas suffisamment d’études réalisées par des chercheure·s qui ont
réussi à nouer avec ceux qu’ils étudient un contact assez étroit pour prendre conscience
du caractère complexe et divers de l’activité déviante. (Becker, 1985, p. 191).
Le regard porté sur la supposée anomie des désordres scolaires n’est en fait que le
témoignage de l’état lacunaire de notre connaissance sur ces phénomènes. En partant d’un
point de vue normatif pour mener l’étude des désordres scolaires, on refuse de considérer la
logique propre des populations étudiées. Le processus qui mène à la qualification des chahuts
anomiques est à envisager comme une posture épistémologique qui déforme notre
compréhension de la déviance scolaire. Toujours envisagés du point de vue de l’enseignant·e,
les comportements déviants des élèves restent ainsi à décrire finement afin que nous
puissions en saisir les logiques propres.
Nous avons jusqu’à présent envisagé le contexte particulier des établissements qui
constituent notre terrain et la manière dont ils ont été stigmatisés par un étiquetage
systématique qui influence les représentations de sens commun qui leur sont associées. Nous
devons enfin envisager le cadre institutionnel de l’inclusion scolaire qui complète le contexte
dans lequel se déroule notre étude.
118
d. Prendre au mot la notion d’inclusion scolaire
Depuis le début des années 1990, la notion d’inclusion, ou d’école inclusive, est devenu le
paradigme éducatif dominant concernant la scolarisation des élèves souffrant de handicap,
de trouble, de déficiences, de difficultés passagères ou chroniques de santé. Nous sommes
ainsi passés de la logique de l’intégration, centrée sur « la représentation d’une différence
radicale entre le normal et l’anormal » (Plaisance, 2010, p. 3) qui repose sur la « centration,
sur la catégorisation, la prépondérance de l’approche médicopsychologique qui reconduit
l’idée que le problème réside dans l’individu » (Bélanger & Duchesne, 2010, p. 3) à celle d’une
école inclusive qui se concentre sur les obstacles environnementaux qui empêchent les élèves
d’apprendre dans de bonnes conditions (Rousseau et al., 2013, 2017). En s’appuyant sur la
conviction que tous les élèves, quelles que soient leurs différences, doivent apprendre
ensemble, la perspective inclusive se propose, plutôt que d’adapter les élèves à l’école,
d’adapter l’école à la diversité des élèves (Bergeron & Prud’homme, 2018; Peters & Florian,
2007). C’est la publication de la déclaration de Salamanque (1994) qui met la notion
d’inclusion au centre des politiques éducatives internationales. La France devra quant à elle
attendre la loi n°2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la
participation et la citoyenneté des personnes handicapées, pour que la norme de l’inclusion
s’impose à son système éducatif et pour qu’une réflexion y soit menée sur un changement de
paradigme dans la prise en charge de la différence. La scolarisation de tous les élèves dans les
classes et les établissements ordinaires devient un droit, quelle que soit la spécificité de l’élève
et les besoins éducatifs particuliers que cette différence implique « l'action poursuivie vise à
assurer l'accès de l'enfant, de l'adolescent ou de l'adulte handicapé aux institutions ouvertes à
l'ensemble de la population et son maintien dans un cadre ordinaire de scolarité » (2005, art.
114-2) . La loi n°2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la
refondation de l’école de la république rappelle ce principe d’inclusion et l’élargit plus
clairement au-delà du champ du handicap à la diversité des élèves « le système éducatif
français reconnaît que tous les enfants partagent la capacité d'apprendre et de progresser. Il
veille à l'inclusion scolaire de tous les enfants, sans aucune distinction. » (2013, art. L111-1).
Mais au-delà de ces principes adoptés par la loi, la volonté d’une école inclusive a impacté
fortement la vie des établissements en y scolarisant ces dernières années, de nombreux élèves
identifiés comme relevant de besoins éducatifs particuliers, pris en charge dans des plans de
scolarisation répondant individuellement à leurs difficultés. Par cette individualisation de
l’inclusion, le système éducatif français continue ainsi d’envisager le concept de diversité selon
une vision restrictive (Gardou, 2005), quand les instances internationales comme l’UNESCO
(United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization) ou encore le conseil de
l’Europe envisagent l’inclusion dans la perspective d’une école pour la réussite de tous,
prenant en compte, dans un dialogue interculturel, la diversité des élèves, quel que soit leur
handicap, trouble, déficience, ou plus largement différence afin de « mettre à l’aise à la fois
les enseignant·es et les élèves dans leur diversité et à la voir comme un défi et un
enrichissement de l’environnement d’apprentissage plutôt que comme un problème »
(UNESCO, 2015, p.14). Les prescriptions qui incitent les établissements scolaires à prendre en
119
charge tous les élèves, quel qu’ils soient, sont alors perçues comme inapplicables dans le
contexte des classes ordinaires, source de souffrances, à la fois pour ces élèves, mais aussi
pour le groupe qui les accueille. L’idée d’une éducation ouverte à l’altérité, où les différences
seraient considérées comme une richesse et non comme une difficulté pour les élèves et pour
les enseignant·es soucieux de maintenir « tout le monde à bord » (Zay, 2012, p. 73) reste
encore une perspective lointaine. Dans ce contexte d’une injonction inclusive mal perçue, les
enseignant·es participeraient à une stigmatisation de certains élèves quand « il s’agit de
recourir à un diagnostic médico-psychologique pour accélérer la prise en charge d’élèves
perçus comme « ingérables » par les enseignants » (Morel, 2018, p. 55).
L’accent mis sur certains verdicts à teneur « médicalisante » (enfant problème ayant
des « troubles orthographiques », souffrant de « dyslexie » ou encore de « dysphasie
du langage ») renforce encore les catégories de pensée enseignante à teneur
psychologisante et médicalisante, faisant de l’échec un problème quasi médical et
contribuant par là même à dépolitiser et à « occulter » la question sociale (Pinel, Zafi
ropoulos, 1983) et les enjeux de classes qui sont sous-jacents à l’échec scolaire, celle de
l’inégale acquisition de la culture légitime, véritable arbitraire culturel dont les classes
dominantes ont le monopole. (Delay, 2015, p. 82).
Comme on le voit, cette médicalisation des difficultés scolaires correspond à une
évacuation des dimensions sociales, politiques et pédagogiques. Certains élèves, « tenus pour
“inenseignables“ parce qu’ils ne sont pas dotés des “prérequis“ comportementaux exigés par
l’organisation et le travail pédagogique au collège » (Millet & Thin, 2003 ; p.35)
nécessiteraient l’intervention de « la médecine ou du paramédical dans leur dimension
psychiatrique ou psychologique » (Millet & Thin, 2003, p.33). Le processus de médicalisation
de l’échec scolaire et des troubles du comportement (S. Garcia, 2013; Morel, 2014) actualise
la naturalisation des comportements déviants. C’est le cas en particulier dans la multiplication
des diagnostics d’élèves « hyperactifs » comme une interprétation médicalisante précoce de
l’atteinte aux normes scolaires (Ronchewski Degorre, 2019) qui « impose aux pédiatres, aux
enseignants et aux parents le recours à la Ritaline censée – mais à quel prix ? – ramener la paix
dans les classes » (Diet, 2013, p. 83). Ces diagnostics donnent au sens commun un supplément
scientiste qui refuse d’interroger la contribution de la norme scolaire et de son application à
la construction de ces comportements déviants. Cette médicalisation de la difficulté scolaire
s’accompagne à présent de la médicalisation de la violence scolaire, perçu comme une
pathologie. Le dernier plan violence publié par le Ministère de l’Education Nationale propose
ainsi la prise en charge des élèves poly-exclus par des équipes « pluridisciplinaires » gérées
par les ARS (Agences Régionales de Santé). Le repérage de ces élèves devant être pris en
charge par des psychologues et des pédopsychiatres, réalisé par des IA-IPR responsables des
« pôles violence » au sein des académies, s’appuie sur le nombre de comparution en conseil
de discipline. Ainsi tous les élèves ayant été exclus au moins deux fois définitivement de leur
établissement sont susceptibles d’être pris en charge par ces équipes dans la logique d’un
traitement médicalisé de leur déviance.
120
Le paradigme de l’inclusion scolaire complète le contexte global de la prise en charge de
l’échec scolaire dans l’école française en général, et dans l’éducation prioritaire renforcée en
accentuant la place des dispositifs (Barrère, 2013; Moignard & Rubi, 2013) dans la prise en
charge externalisée des difficultés scolaires. Paradoxalement, la diffusion politique de
l’exigence d’inclusion et sa déclinaison en situation dans les établissements scolaires,
participeraient à l’étiquetage, selon de nouvelles modalités, des élèves déviants de la norme
scolaire. L’identification de l’inclusion scolaire comme une difficulté supplémentaire
constitutive du champ éducatif complète ainsi le contexte dans lequel se placent les collèges
de notre enquête, confrontés à la gestion d’élèves identifiés comme différents, à partir de
diagnostics psychologisants et médicalisants de leurs difficultés.
121
Conclusion de la première partie
Nous venons de présenter les différents éléments qui constituent le cadre théorique de
notre étude et les références conceptuelles sur lesquelles nous nous appuierons pour traiter
de l’exclusion ponctuelle de cours dans les collèges de la très grande pauvreté. Nous situons
ce travail dans une perspective de sociologie générale, en utilisant de façon analogique les
apports conceptuels de la sociologie de la déviance, adaptés à l’analyse critique des ordres
normatifs scolaires. Nous avons d’abord posé, dans le chapitre 1, le cadre théorique de la
sociologie de la déviance appliqué à l’école et sa pertinence pour produire des connaissances
critiques sur l’étude des phénomènes qui portent atteinte à la norme scolaire (Ayral, 2011;
Becker, 1985; Cicourel, 2018; Garnier, 2017; E. Goffman, 1975; Matza, 1969; Moignard, 2008;
Ray Rist, 1997; Van Zanten, 2012; Woods, 1990). Les concepts d’interaction, de « face » et de
« normification » (E. Goffman, 1973, 1974, 1975, 1989), semblent pertinents pour l’analyse
des situations éducatives. Face au risque de naturalisation des comportements portant
atteinte aux normes scolaires, nous avons pu expliciter le rôle joué par la désignation sociale
dans la construction de la déviance et considérer quels étaient les processus d’affiliation mis
en œuvre dans ces carrières. Nous avons aussi pu voir comment se réalisait le processus
complexe d’étiquetage, à partir des différentes interprétations des situations des
entrepreneurs ou des entrepreneuses de morale engagé·es dans la désignation des élèves
déviant·es. Dans le deuxième chapitre, nous avons décrit l’exclusion ponctuelle de cours
comme une prescription floue, une punition stigmatisée par la hiérarchie de l’Éducation
Nationale, mais revendiquée par les enseignant·es comme constitutive de leur liberté
pédagogique. Nous avons alors établi une synthèse des travaux empiriques menés sur la
punition et montré l’inflation répressive qui frappe les collèges de la très grande pauvreté en
France. Cette inflation punitive, critiquée par Émile Durkheim (1903, éd. 2006) ou Didier Fassin
(2017), entre en contradiction avec les travaux réflexifs menés sur la sanction éducative
(Prairat, 1994, 2009, 2019b, 2020). Nous avons pu décrire la place occupée par l’exclusion
ponctuelle de cours, témoignant du « sale boulot » éducatif, dans la division morale et sociale
du travail dans les collèges en France (Barthélémy, 2014; Chevit, 2012; S. Condette, 2013;
Hughes, 1996; Masson, 2000; Monin, 2007; Payet, 1997b; Tardif & Levasseur, 2010) et dans
son système disciplinaire (Debarbieux, 2018; Durkheim, 1903, éd. 2006; Grimault-Leprince,
2012; Moignard, 2015a; Prairat, 2009). Nous avons vu comment les rares études menées sur
notre objet de recherche l’associaient à la « nouvelle question éducative » (Moignard, 2018)
du décrochage scolaire (Bargas, 2014; Chevit, 2012; Douat, 2016; Dubois & Hans, 2018;
Grimault-Leprince, 2007; Millet & Thin, 2005). Nous avons enfin, dans le troisième chapitre,
dressé le portrait du contexte social, politique et éducatif dans lequel se situent les
établissements scolaires que nous allons étudier en montrant comment les représentations
de sens commun des zones géographiques les plus pauvres de notre territoire ont évolué,
depuis l’image d’espaces urbains pauvres et victimes de l’exploitation vers celle des quartiers
dangereux victimes de l’exclusion sociale (Castel, 2013; Dubet, 2008; Dubet & Lapeyronnie,
1992; Paugam, 2001; Tissot, 2007; Touraine, 1991), et comment, dans le même mouvement,
l’hégémonie conceptuelle de la violence scolaire (Debarbieux et al., 2006; Mabilon-Bonfils,
122
2005; Mucchielli, 2002; Roché, 1993; Vienne, 2009) a impacté notre perception des collèges
scolarisant la très grande pauvreté et de leurs élèves (Debarbieux, 1998; Felouzis et al., 2007;
Geay, 2003; Moignard & Rubi, 2018; Rochex & Bongrand, 2016). Nous avons étudié le concept
d’anomie appliqué aux élèves des collèges de la grande pauvreté qui, à la suite de Jacques
Testanière, s’est imposé comme la grille d’analyse principale des désordres scolaires. Nous
avons réfuté l’usage de ce paradigme, constitutif d’un point de vue culturellement et
socialement situé qui disqualifie les populations pauvres (Delay, 2015; E. Goffman, 1968;
Grignon & Passeron, 1989; Levi-Strauss, 1982). Nous avons pu enfin constater l’importance de
la notion d’inclusion scolaire constitutive des politiques éducatives contemporaines qui peine
à s’imposer comme vecteur de changement en profondeur de notre système éducatif et
favorise paradoxalement l’exclusion et le traitement médicalisé de la difficulté scolaire
(Bergeron & Prud’homme, 2018; Diet, 2013; S. Garcia, 2013; Gardou, 2005; Morel, 2014;
Rousseau et al., 2013, 2017; Zay, 2012).
Pour étudier le rôle que peut jouer l’exclusion ponctuelle de cours dans le parcours scolaire
des élèves, nous nous situerons donc dans une perspective interactionniste, afin d’observer
et d’analyser cette pratique au quotidien, au plus près de la réalité scolaire des établissements
et des agents sociaux enquêtés. Il s’agit ainsi d’ouvrir la boîte noire que constitue l’école et
d’observer les inégalités en train de se faire. Notre approche se veut résolument ancrée et
souhaite accorder une place centrale à la spécificité du territoire urbain exceptionnellement
pauvre dans lequel se situent les trois collèges de notre enquête.
La construction théorique de notre objet de recherche nous amène ainsi à formuler la
problématique suivante : dans des établissements qui scolarisent des élèves en situation de
très grande pauvreté, établissements ségrégués à l’extrême socialement et ethniquement, les
personnels exercent une activité professionnelle contrainte, à la fois agents et victimes de
la violence symbolique construite dans ce contexte par l’institution scolaire. Appartenant
très majoritaire aux classes moyennes et favorisées, un véritable fossé les sépare de leurs
élèves parmi les pauvres de France et même d’Europe. Ils participent alors, à travers une
logique souvent inflationniste de l’usage de l’exclusion ponctuelle de cours, au processus
d’étiquetage et de stigmatisation de certains élèves, qui participe à son tour d’un
phénomène plus général de « tri » social, construisant ainsi, par cette forme de processus
sacrificiel, une éducation fondée sur l’exclusion.
En répondant à cette problématique, et à la suite des réflexions menées dans notre partie
théorique, nous chercherons à répondre aux questionnements suivants.
La conformité et les normes qui caractérisent l’école, bien que fortement déterminées
socialement, dans notre contexte d’enquête, à partir d’une position de domination dans la
confrontation de classes antagonistes (Coulon, 1993 ; Waller, 1932) restent pour l’ensemble
de ses acteurs et de ses actrices de l’ordre de l’évidence, de l’implicite. Ainsi, l’exclusion
ponctuelle de cours n’est-elle pas une pratique révélatrice de cet impensé des conceptions
normatives des personnels de ces établissements scolaires et plus globalement de l’impensé
123
normatif de l’institution elle-même ? Enquêter sur la punition scolaire pourrait devenir un
« révélateur » de ce cadre normatif : ces différentes perspectives nous renseignent-elles sur
la norme scolaire ? Dans ce sens, les perturbations à l’origine des exclusions pourraient-elles
participer à une redéfinition active de cette norme scolaire ? En d’autres termes, étudier
l’exclusion ponctuelle de cours pourrait-il nous permettre de déconstruire les évidences cette
norme scolaire, de mettre en lumière les mécanismes sociaux qui la déterminent et ainsi d’en
faire évoluer le cadre ? La conception d’une loi scolaire immanente ne correspond pas à ce
que signifie, dans le concret des établissements, suivre une règle. La règle est en fait générée
en contexte par les membres qui mettent en œuvre leurs savoirs pratiques en contexte. Nous
nous demanderons ainsi comment les enseignant·es sont amené·es à actualiser, dans
l’exclusion ponctuelle de cours, les potentialités des règles scolaires en mobilisant leur sens
pratique pédagogique et éducatif dans le cadre contraignant de l’institution. D’autre part,
l’externalisation des difficultés scolaires s’inscrit dans un mouvement plus large qui
reconfigure l’espace et les territoires scolaires (Millet & Thin, 2003a; Moignard & Ouafki, 2015;
Rayou, 2015). A travers les interprétations différenciées des enseignant·es, revendiquant leur
liberté pédagogique, l’exclusion ponctuelle de cours ne devient-elle pas alors un outil
permettant d’isoler certain·es élèves jugé·es « ingérables » et d’ainsi se défaire d’une
hétérogénéité perçue comme trop importante imposée par le collège unique ? En d’autres
termes, cette pratique ne contribue-t-elle pas à reconstruire dans le tronc commun du collège
unique, une forme de filiarisation en réponse aux injonctions de l’école inclusive ? La
naturalisation des comportements déviants des élèves occupe une place centrale dans ce
processus. Est-il alors possible d’éclairer des perspectives différenciées chez les enseignant·es
vis-à-vis de leurs élèves, et de retrouver parmi elles et eux des « provocateurs ou des
provocatrices d’exclusion » ou au contraire des « isolateurs ou des isolatrices
d’exclusion » (Wood, 1990) ou en d’autres termes, de retrouver des enseignant·es qui
favorisent des pratiques perturbatrices chez leurs élèves quand d’autres parviennent à
enrayer ces comportements perturbateurs ?
Dans quelle mesure l’exclusion de cours représente-t-elle un outil que les enseignant·es
jugent efficace pour « faire tenir » une définition qu’ils estiment acceptable de la situation
d’interaction dans leurs classes ? Pour maintenir ces interactions, quels types de négociations
sont alors menées entre les élèves et les enseignant·es ? Plus trivialement, l’exclusion
ponctuelle de cours constitue-t-elle une forme de « soupape » de sécurité, offre-t-elle aux
enseignant·es la possibilité de s’extraire ponctuellement d’une gestion de classe trop
éprouvante ? Dans ce sens, cette pratique s’inscrit-elle dans « les stratégies de survie » des
enseignant·es (Woods, 1997) et serait-elle une manière d’alléger un quotidien sans cesse
dégradé par les conditions d’exercice d’un métier vécu comme toujours plus complexe ? De
l’autre côté de l’interaction, pour les élèves, l’exclusion serait-elle une manière de se donner
un temps de liberté, un levier pour autoréguler leur comportement et s’extraire d’une forme
scolaire jugée trop contraignante ?
124
Le fossé qui existe dans ces collèges entre les enseignant·es et leurs élèves doit avoir un
impact sur la qualité de la relation éducative. Cet écart peut-il par exemple participer à la
perception par les personnels de ces établissements des élèves et de leurs comportements ?
Cette confrontation forcée à une altérité extrême pousse-t-elle les adultes à intégrer le
contexte précaire de ces collèges dans leur pratique de gestion de classe et dans leur usage
de la punition ? Peut-on alors observer des phénomènes de rejet, de peur ou
d’incompréhension réciproque ? Si les enseignant·es confronté·es à la très grande pauvreté
et à la ségrégation ethnique se projettent dans des situations de vulnérabilité dans leurs
classes, l’exclusion ponctuelle de cours leur permet-elle alors de « garder la face » lorsque
l’offense commise ne peut plus être réparée par les rituels communs de l’interaction et de la
sanction ? De la même manière, les élèves se retirent-ils et se retirent-elles alors
volontairement d’interactions qu’ils et elles pensent ne pas pouvoir tourner à leur avantage,
afin de ne pas « perdre la face » ? En d’autres termes, l’exclusion ponctuelle de cours se
produit-elle lorsque les enseignant·es et leurs élèves ne sont plus en mesure de « garder la
face » sans que l’interaction devienne violente ? Il conviendra d’observer le coût social engagé
lorsque les adultes ou les adolescent·es sont amené·es à mettre fin brutalement par
l’exclusion à l’ordre courant de l’interaction éducative, touchant aux fondements même de
l’institution scolaire.
En effet, le processus de l’exclusion ponctuelle de cours excède le cadre de la salle de classe.
Faut-il alors inscrire l’exclusion ponctuelle de cours dans un processus de traitement de la
déviance plus large et si c’est le cas, nous demander dans quelle mesure les différentes étapes
de ce traitement, et les différentes interprétations pratiques mises en œuvre par différents
personnels à chacune de ces étapes, interviennent-elles dans l’étiquetage et dans les carrières
de rupture des élèves déviant·es ?
En prenant le contrepied d’une approche qui viserait à responsabiliser individuellement les
élèves inscrit·es dans des parcours de rupture scolaire, et les enseignant·es qui les punissent,
nous nous demanderons si la mise à l’écart de certains élèves du système scolaire ne serait
pas un processus dans lequel l’école et ses personnels jouent, à leur corps défendant, un rôle
actif et en partie l’expression de l’impensé institutionnel et de ses conceptions normatives.
Nous nous interrogerons sur la participation de l’exclusion ponctuelle de cours à ce processus :
cette punition ne constitue-t-elle pas une des actions quotidiennes par lesquelles l’école et de
ses personnels agissent sur ces élèves pour les faire décrocher d’une scolarité régulière ?
Pour répondre à ces interrogations, nous nous sommes appuyés sur plusieurs hypothèses.
Tout d’abord, nous pensons que l’activité punitive dans ces établissements de la très grande
pauvreté s’inscrit dans une logique systémique de tri social qui structure le système éducatif
français (Bourdieu & Passeron, 1970 ; Duru-Bellat, 2002 ; Beaud, 2002 ; Lahire, 2019). Notre
terrain se situant dans les territoires scolaires de la relégation, il doit nous confronter à la part
la plus spectaculaire de ce tri.
125
Les territoires scolaires de la très grande pauvreté sont considérés unanimement comme
parcourus a priori par des désordres quotidiens et par une violence endémique. Nous
formulons au contraire l’hypothèse que le régime punitif, inscrit comme une potentialité
actualisable dans tous les moments les plus banals de la scolarité de ces élèves, ne se contente
pas de répondre à des infractions à la norme scolaire, mais s’applique même sans infraction
et construit, chez des élèves stigmatisables, les comportements qui seront à l’origine de ces
désordres. Nous pensons que l’exclusion ponctuelle de cours occupe une place charnière dans
un dispositif punitif global du système scolaire, inscrit lui-même dans une logique globale de
traitement punitif de la difficulté sociale.
L’école française se présente volontiers comme « indifférente aux différences ». Dans ces
collèges de la très grande pauvreté, la totalité des élèves vit dans des conditions sociales
extrêmement dégradées, cependant il existe évidemment malgré tout dans ce contexte des
différences sociales, et nous formulons l’hypothèse que ces différences sociales peuvent avoir
un impact et jouer un rôle déterminant sur les élèves qui vont être exclu·es de cours.
Nous pourrions alors postuler que l’exclusion ponctuelle de cours joue un rôle actif dans le
décrochage scolaire, non seulement en éloignant au fur et à mesure certain·es élèves des
enjeux d’apprentissage et de socialisation du collège, mais aussi en les contraignant à
consentir à adopter un nouveau rôle social et en les rendant individuellement responsables
de cette dégradation de leur statut.
Enfin notre hypothèse centrale est que le fossé social qui existe sur notre terrain entre les
élèves les plus pauvres de France et les enseignant·es évoluant dans des classes sociales
favorisées joue un rôle fondamental dans ces processus d’exclusion. Confrontés à ce fossé, les
personnels des établissements scolaires sont à la fois les agents et les victimes de la violence
symbolique que constitue l’exclusion ponctuelle de cours. Nous considérons que c’est cet
écart exceptionnel qui pousse les adultes des établissements scolaires à identifier certains
élèves comme « inéducables » parce que trop étranger·es aux normes sociales défendues par
l’école.
126
Deuxième partie : protocole méthodologique et
terrain de recherche
Introduction de la deuxième partie
Pour tirer plein parti de l’ethnographie, le sociologue de terrain doit s’attacher à
exploiter et à thématiser le fait que, comme tout agent social, il en vient à connaître
son objet par corps ; et il peut décupler sa compréhension charnelle en approfondissant
son insertion sociale et symbolique dans l’univers qu’il étudie. (…) La prescription
méthodologique qui en découle est de plonger dans le flot de l’action aussi
profondément que possible, plutôt que de le scruter depuis la rive ; mais de plonger et
nager de manière méthodique et réfléchie, et pas avec un abandon négligeant qui nous
ferait risquer la noyade dans le tourbillon sans fond du subjectivisme. » (Wacquant,
2015, p. 245).
Dans les chapitres précédents, nous avons abordé le cadre théorique et le contexte général
dans lesquels se développe notre recherche. Pour répondre à nos interrogations sur
l’exclusion ponctuelle de cours dans les collèges scolarisant la très grande pauvreté, nous
allons maintenant préciser le cadre méthodologie et empirique de l’enquête ethnographique
qui découle logiquement de cette approche conceptuelle, déterminée par la manière dont
nous avons construit notre objet de recherche. Enquêter dans les espaces scolaires les plus
pauvres de France constitue un enjeu en soi. Si notre présence dans ces trois collèges et dans
les espaces urbains qui les environnent n’a jamais présenté une mise en danger (Beldame &
Perera, 2020), la fragilité du contexte social questionne ainsi notre « encastrement » sur le
terrain (Wacquant, 2004), avec le risque constant de voir exploser notre relation à l’institution.
La spécificité de l’ethnographie et de l’observation participante permet d’enquêter dans les
zones d’ombres des établissements scolaires, sans pour autant porter de jugement moral sur
les pratiques individuelles des agents sociaux enquêtés. Le positionnement ancré du
chercheur ou de la chercheure implique cependant une dimension réflexive qui objective sa
participation. Nous aborderons nos choix méthodologiques en détaillant plus précisément le
cadre de l’entretien d’enquête ethnographique. Nous expliciterons alors les choix qui ont
guidé la récolte de nos données dans une perspective d’échantillonnage théorique. Notre
proximité avec le terrain a déterminé la nature de notre entrée dans les établissements
scolaires ce qui nécessite de mener une réflexion sur notre place particulière en tant que
chercheur. Enfin, nous présenterons le territoire de notre enquête et les contextes des trois
collèges enquêtés. Ces contextualisations décrivent et analysent les arrangements locaux de
la pratique de l’exclusion ponctuelle de cours. Pour cette partie qui expose concrètement la
manière dont nous avons construit notre observation participante sur le terrain, il nous a
semblé approprié, lorsque notre implication personnelle devenait essentielle à la production
des données ethnographiques, d’abandonner l’énonciation à la troisième personne du pluriel,
le « nous » de distanciation scientifique, pour adopter une écriture à la première personne du
127
singulier qui semble mieux adaptée à la description concrète de notre positionnement et des
choix méthodologiques qui y sont liés.
128
Chapitre 4 : question de méthode
Dans ce quatrième chapitre, nous expliciterons d’abord le choix méthodologique de
l’observation participante dans la continuité du cadre conceptuel de l’interactionnisme
symbolique. Nous détaillerons ensuite la manière dont nous avons constitué notre
échantillon, la nature des données que nous avons collectées, et la manière dont nous les
avons traitées. Nous finirons par un retour réflexif sur notre position de chercheur enquêtant
dans un milieu professionnel familier.
1. De l’observation participante à l’objectivation participante
L’observation participante, inscrite dans la tradition sociologique des recherches
« ancrées », permet par une présence longue sur le terrain, d’enquêter sur les zones d’ombres
de l’institution scolaire. Cette posture « ethnographique », contribue à la mise en œuvre d’une
« objectivation participante », mise à distance indispensable à la connaissance scientifique de
notre objet de recherche.
a. L’observation participante
La méthode de l’observation participante est constitutive des enquêtes menées par les
chercheur·es de « la tradition sociologique de Chicago » (Chapoulie, 2018) fondée sur
l’exploitation des fieldworks, dans la continuité desquels nous souhaitons inscrire notre
travail. Accéder à des espaces qui nous permettent de sortir de notre champ social familier
demande nécessairement une présence longue et continue sur les terrains enquêtés. Seule
cette répétition de mon insertion, semaine après semaine, dans les locaux des collèges a pu
me permettre progressivement de me faire accepter par les interlocuteurs et les
interlocutrices que j’y ai rencontré·es afin d’arriver à ne plus faire « tâche » dans le décor.
Comme le souligne Alice Goffman : « il est pratiquement impossible pour les gens de continuer
à accorder une importance particulière à quelque chose ou à quelqu’un qu’ils voient tous les
jours » (2020). Ainsi, très rapidement, ce fut mon absence dans les murs des collèges qui était
relevée comme une anomalie par des personnels qui me saluaient par un « tiens t’étais pas là
hier… tu sais ce qui s’est passé ? ». L’observation participante, nécessite « présence longue,
établissement de relations de proximité et de confiance avec certains enquêtés , écoute
attentive et travail patient de plusieurs mois ou de plusieurs années » (Beaud & Weber, 2012,
p. 8). Elle exige de concevoir des stratégies d’entrée sur le terrain, de composer avec les
réalités du contexte dans lequel se développent les enquêtes ethnographiques qui
« s’inscrivent toutes dans le cadre variable d’une relation (plus ou moins explicite) avec des
autorités politiques. » (Naepels, 2012, p. 81). Cette négociation avec les responsables
hiérarchiques a été un enjeu fondamental des débuts de mon enquête : ma présence
nécessitait un « feu vert » qui ne devait pas néanmoins m’enchaîner aux exigences
particulières des « propriétaires » du lieu et qui devait me permettre de garder toute ma
liberté d’action. Ce cadre politique est représenté officiellement dans les collèges par les
principaux et les principales qu’il a fallu convaincre de m’accepter dans leur institution, mais
il y existe aussi d’autres agents sociaux qui exercent un pouvoir local à prendre en compte au
129
niveau des différents groupes sociaux informels qui constituent l’institution. Il ne suffisait pas
d’obtenir un laisser passer officiel pour entrer dans les collèges, mais aussi de prouver aux
enseignant·es, en particulier aux plus installé·es dans l’institution, que mes intentions à leur
égard n’étaient pas malveillantes. Il m’a fallu « séduire » tous les agents sociaux, par exemple
les personnels de loge, afin de faciliter mes allers-et-venues, débattant ainsi régulièrement de
la santé du vieux chat installé dans l’entrée du collège n°2. Saisir ces différents niveaux de
pouvoir implique une analyse précise de la structure institutionnelle formelle ou informelle et
des rapports de force qui s’y exercent. Cela réclame des formes de négociation, des
contraintes plus ou moins importantes et plus ou moins explicites à décoder, à contourner ou
à accepter partiellement pour mieux en expliciter les biais. Ces contraintes structurantes
existent, quelle que soit la démarche d’investigation scientifique, la spécificité de l’enquête
ethnographique étant de révéler nécessairement par la description du contexte, l’existence
de ces rapports de pouvoir contextualisés.
Les stratégies d’entrée sur le terrain sont au cœur des recherches ancrées. Que ce soit en
se faisant passer pour le patient d’un hôpital psychiatrique (E. Goffman, 1968), en travaillant
dans une usine de pièces automobile (Roy, 2006), en jouant du piano dans les clubs de jazz
(Becker, 1963), en devenant boxeur dans le ghetto noir de Chicago (Wacquant, 2002), en
habitant avec les jeunes délinquants du ghetto noir de Philadelphie (A. Goffman, 2020) ou en
pratiquant la magie dans les bidonvilles de Rio de Janeiro (Moignard, 2008), le but est toujours
pour le chercheur ou la chercheure d’arriver à se retrouver dans des situations d’interactions
exceptionnelles, dans le sens où les données recueillies au cours de ces échanges n’auraient
pas pu l’être sans la qualité de cette immersion sur le terrain. Ayant exercé pendant une
quinzaine d’années la fonction de CPE dans un lycée professionnel de la ville de l’enquête, j’ai
pu utiliser ce passé professionnel comme un levier pour négocier mon entrée sur le terrain.
Mon passé dans cet établissement, qui scolarise encore aujourd’hui, certains des élèves des
trois collèges de l’enquête à la suite de leur année de 3ème, m’a permis de me présenter aux
personnels comme un collègue, même si je n’ai jamais eu à dissimuler les véritables raisons
de ma présence sur le terrain. Ce statut particulier a facilité mon installation sur le terrain
auprès de mes interlocuteurs et de mes interlocutrices. D’autre part, mon statut d’enseignant
à l’Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation (INSPE) de l’académie a servi
de « carte de visite » institutionnelle auprès des chef·fes d’établissement.
Un temps de présence long est nécessaire pour établir une familiarité réciproque entre le
chercheur ou la chercheure et les interlocuteurs ou interlocutrices rencontré·es sur son terrain
d’enquête : « la situation se laisse analyser concrètement sur le mode privilégié de la
rencontre : le contact avec le social est d’abord et essentiellement contact avec l’autre, avec
d’autres sujets situés, dans le cadre de relations intersubjectives » (Karsenti, 2001, p. 251).
C’est à cette condition que l’on arrive à s’extraire des présentations de façade, dans lesquelles
l’institution se présente toujours sous son jour le plus favorable et ne propose qu’un
monologue officiel et bien rodé sur elle-même - avec le risque « de laisser le champ libre aux
stratégies indigènes d'embellissement et d'affabulation » (Wacquant, 1994, p. 88) - pour aller
en visiter les coulisses, là où l’on a stocké les dossiers les moins reluisants, laissés en attente
130
et cachés aux invités. C’est par exemple dans les coins fumeurs que j’ai pu participer aux
moments difficiles où les personnels, enseignant·es, CPE ou même chef·fes d’établissement
« craquaient », se confiaient alors à moi dans ces moments de faiblesse, simplement parce
que j’étais là. Étant devenu « une petite souris » (A. Goffman, 2020, p. 303), dans les salles des
professeur·es, je pouvais assister à toutes les discussions les plus décomplexées sur les élèves.
Il faut passer du temps dans l’institution pour ne plus y être une présence exceptionnelle et
dérangeante et pour que ceux et celles qui l’habitent ne vous considèrent plus comme un
visiteur occasionnel. Les agents de l’institution vous laissent alors mettre vos pas dans les
leurs, dans les couloirs les moins éclairés de leur quotidien. Les chercheur·es, issu·es du monde
académique, représentent en effet des hôtes de marque pour les établissements scolaires.
Comme on peut le faire pour d’autres visiteurs prestigieux, inspecteurs ou inspectrices,
représentant·es de la hiérarchie rectorale, on les accueille avec un certain décorum pour faire
bonne figure. Howard Becker souligne ainsi que « les institutions se présentent
systématiquement sous leur meilleur jour. Comptables de leurs actes et de leur réputation, les
personnes qui les gèrent ont toujours tendance à mentir un peu, à arrondir les angles, à cacher
leurs problèmes, voire à nier leur existence » (2002, p. 154).
Par exemple, certains principaux ou principales ont pu, marginaliser dans leur discours,
l’importance de la pratique de l’exclusion dans leur collège, essayant de mettre plutôt en
avant le développement d’un pôle numérique pilote d’établissement connecté ou les
expériences pédagogiques valorisée par les instances académiques. J’ai ainsi le souvenir de la
visite d’un Recteur dans le lycée professionnel où j’exerçais en tant que conseiller principal
d’éducation (CPE). Comme dans de nombreux lycées professionnels, l’absentéisme y était un
problème récurrent, certains enseignant·es faisant cours devant des classes à moitié vides.
D’autre part, un problème singulier de cet établissement était l’état de saleté des locaux : la
poussière et les détritus laissés au sol s’accumulaient dans les couloirs offrant ainsi aux
enseignant·es et aux élèves un cadre de vie quotidien peu favorable et pour tout dire assez
répugnant. Le jour de la visite du Recteur, un circuit avait été prévu pour l’hôte prestigieux. Il
devait prendre un ascenseur, parcourir certains couloirs, se rendre dans une classe, puis
assister à une réunion et enfin reprendre sa voiture pour poursuivre sa journée de travail. La
salle prévue pour la visite avait été préalablement remplie en fusionnant les élèves de deux
classes. Les couloirs et les lieux du parcours aménagé avaient été nettoyés de la façon la plus
méticuleuse possible et la réunion s’était tenue dans une salle nouvellement repeinte et
réaménagée. Le Recteur fit sa visite selon le trajet et le timing prévu par le chef
d’établissement, sans ne rien voir des poussières que l’on avait poussées dans les coins ni de
l’absence de la plupart des élèves. Il avait certainement la légitimité institutionnelle pour faire
un pas de côté, mais pas la familiarité avec le réel de l’institution nécessaire pour sortir du
cadre. Si nous ne nous donnons pas les moyens de sortir des sentiers balisés qui ont été
préparés pour nous par les responsables des institutions, nous sommes condamné·es à ne
jamais voir que ce que l’on veut bien nous montrer.
131
b. Ethnographier les collèges de la très grande pauvreté
Choisir la méthodologie d’enquête ethnographique, permet au chercheur ou à la
chercheuse « d’être au monde » comme l’affirme Michèle Guigue : « la posture
ethnographique » écrit-elle, « se situe toute entière dans le monde, du côté de cette “vie
commune“ » (2012, p. 60). Je ne me suis ainsi pas focalisé sur les événements exceptionnels
de la vie de ces collèges, mais sur la banalité de cette vie commune et routinière. Cette entrée
me permet d’ancrer ma démarche dans le réel complexe de la vie des établissements, en
cherchant à faire corps avec le terrain et à relier systématiquement mes observations et les
données que j’ai collectées avec la vie quotidienne banale des enseignant·es, des CPE, des
AED, des chef·fes d’établissements et des élèves qui peuplent ces trois collèges. Cette
approche m’a semblée d’autant plus adaptée à l’étude de l’exclusion de cours dans des
territoires scolaires périphériques qu’il s’agissait de faire volontairement un pas de côté, par
rapport à des contextes plus connus, « quitter la véranda où étaient interrogés les “indigènes“
– la véranda : le divan de l’ethnologie coloniale – pour se promener dans le village, discuter,
questionner, regarder » (Naepels, 2012, p. 86) de « sortir » des laboratoires comme pourrait
le dire Harvey Moloch (1994). Le sociologue rappelle avec humour que « les universitaires sont
les personnes avec lesquelles personne ne voulait danser au lycée (ou choisir en premier pour
former les équipes de baseball pendant les cours de gym, ajouterais-je à son souvenir) » ce qui
peut les amener à « ne sortir que sous une protection totale » ou à se cantonner à des lieux
protégés comme « la salle de classe et les réunions académiques, où la vulnérabilité à la vie
réelle peut être maintenue au minimum » et conclut que « pour les physiciens expérimentaux,
cela ne fait probablement aucun mal et protège même du cancer de la peau. Pour les
sociologues, ce n'est pas bon » 43 (Molotch, 1994, p. 230). Se cantonner à des terrains sécurisés
risque de limiter les résultats de la recherche aux contextes où tout fonctionne correctement.
En menant mon étude dans des terrains volontairement « extrêmes », il s’agit au contraire de
revendiquer un ancrage fort dans des espaces scolaires particuliers, pour élaborer ma
réflexion à partir de l’observation de la réalité la plus triviale et la moins reluisante possible.
Considérer l’école comme “un terrain“, c’est adopter un point de vue contextualisé,
proche des pratiques quotidiennes des élèves, des parents et des enseignant·es qui se
rendent, régulièrement, répétitivement, à pied, en vélo, en autobus, en voiture, dans
un lieu précisément situé, leur école. (Guigue, 2002, p. 3)
L’enquête ethnographique autorise d’autre part à rompre « avec le discours moralisateur
– qui nourrit indifféremment la célébration et le dénigrement – produit par le “regard lointain“
d’un observateur extérieur placé en retrait ou en surplomb de l’univers spécifique » (Wacquant,
2002, p. 10). Mener un travail d’enquête sur la pratique de l’exclusion ponctuelle de cours,
objet de multiples tensions dans les établissements, « a pour particularité de saisir des
situations dans lesquelles l’action est désajustée » des situations qui « reflètent la pluralité des
registres d’action et la réversibilité des significations produites par les acteurs dans le cours
43
Traduit par mes soins.
132
ordinaire de leur activité » (Payet, 2016b, p. 73). Mais, engagé dans la vie quotidienne des
agents sociaux, l’ethnographe appréhende personnellement, dans son corps et dans son âme
(Wacquant, 2002), les contradictions induites par l’institution et ses injonctions paradoxales.
Ainsi, « Les catégories que propose l’interprétation dans un cadre de recherche
ethnographique se situent à l’opposée d’une perspective moralisatrice. » (Payet, 2016b, p. 73).
Elle accepte, sans formuler de jugement, les incohérences de l’action individuelle,
constitutives des injonctions contradictoires dans lesquelles l’institution scolaire plonge ses
personnels.
Agnès Van Zanten et Kathryn Anderson-Levitt rappellent les grands traits constitutifs de
cette approche méthodologique :
1) le séjour prolongé dans la communauté étudiée, qui permet au chercheur de
recueillir personnellement la plus grande partie des informations à travers
l'observation, la participation à la vie de la communauté et la prise de notes ; 2)
l'intérêt pour les activités quotidiennes aussi bien que pour les événements «
importants » dans la vie des individus ; 3) l'attention accordée non seulement au
comportement des individus mais au sens qu'ils attribuent à leur action ; 4) l'effort
pour produire un compte rendu synthétique et contextualisé de la vie dans la
communauté, l'organisation ou le groupe étudié ; 5) la tendance à concevoir le cadre
interprétatif comme une construction progressive depuis la première déclaration
d'intention jusqu'au produit final plutôt que comme la validation-invalidation d'un
ensemble d'hypothèses ; 6) une présentation finale qui marie volontairement et de
façon créative la description et la narration avec la conceptualisation théorique.
(1992, p. 81)
La posture ethnographique nous pousse à nous extraire d’une représentation de
l’institution scolaire sous la forme d’une boîte noire, dont on analyserait les « imputs » et les
« outputs ». Refusant une approche structuraliste qui prendrait en compte les caractéristiques
sociologiques économiques et culturelles des populations à l’entrée d’une institution scolaire
impersonnelle pour en observer le résultat à la sortie et constater la manière dont cette
« machine » reproduirait par exemple les inégalités sociales, l’ethnographie se préoccupe du
processus toujours en cours d’institution de l’école.
En tant qu’immersion corporelle et sensible au cœur de l’institution, l’ethnographie
permet à l’observateur de développer une approche non plus structurelle, mais en
mettant l’accent sur les dimensions tout à la fois pratiques et temporelles de
l’institution : il est en mesure de décrire l’institution comme une série d’événements qui
se font suite, l’institution comme accomplissement, auto-production, auto-institution
permanente sur fond d’un institué toujours ouvert. (Laforgue, 2016, p. 27)
Le travail de l’ethnographe consiste ainsi en l’identification et la mise en récit des
événements non reproductibles, mais caractéristiques de la vie mouvante de l’institution
scolaire. Il constitue une approche microsociologique, dans laquelle il faut d’emblée faire le
133
deuil d’une science qui entretiendrait un rapport exhaustif à la description de la réalité :
l’ethnographie accepte de se contenter de « ce dont nous disposons » et d’entretenir ainsi
« un rapport fragmentaire et lacunaire à la vérité » (Didi-Huberman, 2003, p. 48). J’accepte
ainsi a priori de travailler dans une perspective qualitative, à partir de démonstrations qui ne
cherchent pas à s’établir en règles généralisables, mais avec l’exigence de produire une
réflexion critique systématique sur les déterminants conjoncturels de la production de mes
données et d’en expliciter le caractère conjoncturel. L’ethnographie doit « savoir allier
conscience critico-méthodologique de ses démarches et tolérance à l’impureté de ses
matériaux, donc à la contingence de ses résultats » (Schwartz, 2011, p. 343). Le dispositif
caractéristique de l’enquête ethnographique va impliquer que les situations dans lesquelles
sont collectées mes données dépendent de contextes extrêmement variables en fonction des
circonstances. Ainsi, dans mon enquête, j’ai été amené à me retrouver sur le terrain alors que
mes interlocuteurs étaient confrontés à de vives tensions, à des mouvements de grève, à des
oppositions frontales entre les différents groupes sociaux constitutifs des institutions
enquêtées, obligés à répondre dans l’urgence à des actes de violence, ou au contraire dans
des moments plus apaisés, des fêtes de fin d’année, des apéritifs organisés par les amicales
des collèges. J’ai pu observer des situations uniques que je n’ai pas eu l’occasion de voir se
reproduire, et qui constituent des données qui, pour être fondamentalement conjoncturelles,
n’en éclairent pas moins mon objet de recherche.
En opposition avec la doxa de la neutralité axiologique, l’ethnographe ne doit pas craindre
de s’engager dans son terrain de recherche. C’est « par son caractère d’implication et de
proximité » que « l’ethnographie nous met en présence de tels moments où la pensée
conventionnelle est bousculée ». Elle possède ainsi « le pouvoir (…) de fournir au chercheur une
“interrogation“ qui se déploie sur tout l’empan de l’expérience humaine ». (Payet, 2016b, p.
75). Le chercheur placé « au cœur même de la situation qu’il étudie », mobilisé par « les
interactions et les relations intersubjectives » de l’enquête (Naepels, 2012, p. 82), se retrouve
dans une situation de production du savoir qui interroge nécessairement sa position. La
distance permanente qu’il constate entre ses attentes et celles de ses enquêté·es lui permet
de « découvrir, dans un même mouvement, la cohérence du monde social dont il est issu et
celle du monde social qu’il étudie » (Beaud & Weber, 2012, p. 237). Le rapport intime qu’il
entretient avec ses enquêté·es, l’inscrit dans une « lutte permanente contre ses propres
interprétations ethnocentriques, armée par les réactions de ses enquêtés qui sanctionnent
parfois sévèrement ses écarts à la norme locale de comportement » (Beaud & Weber, 2012, p.
237). Sur mes terrains d’enquête, cette distance à interroger était à la fois présente vis-à-vis
des élèves, vivant dans un contexte de très grande pauvreté, mais aussi avec les personnels
exerçant leur activité professionnelle quotidienne au cœur de cette fragilité sociale.
c. L’objectivation participante
C’est cette lutte permanente qui doit constituer le levier permettant au chercheur ou à la
chercheure d’objectiver sa participation puisqu’elle « lui livre la clé des trois univers auxquels
il appartient par nécessité professionnelle : l’univers académique, l’univers de l’enquête et son
134
propre univers social, lorsqu’il est distinct de l’univers académique. » (Beaud & Weber, 2012,
p. 237). Il s’agit de s’appuyer inlassablement sur une posture de vigilance épistémologique
réflexive et de remettre sans cesse en interrogation les déterminants sociaux que le chercheur
ou la chercheure mobilise dans sa participation au champ social qu’il enquête. Cette
objectivation participante « est une des conditions de l’objectivité scientifique », elle permet
d’explorer « les conditions sociales de possibilité (donc les effets et les limites) de cette
expérience et, plus précisément, de l’acte d’objectivation » (Bourdieu, 2003, p. 44). Elle est
d’autant plus nécessaire dans le champ de l’école, auquel participe qu’il le veuille ou non le
chercheur, et plus encore dans la situation où le chercheur ou la chercheure entretient un lien
familier avec les établissements scolaires. Il ne s’agit ainsi pas uniquement d’objectiver son
rapport historique contextuel à l’école (le fait par exemple d’avoir travaillé en établissement
scolaire ou de connaitre certains des enquêté·es), mais d’objectiver « l’inconscient
historique » que le chercheur « engage inévitablement dans son travail ». Une observation
participante objectivée dans des établissements ayant pour objet le rapport à la norme
scolaire se doit de mobiliser nécessairement le chercheur ou la chercheure et « son
expérience, c’est-à-dire ce passé, dans tous ses actes de recherche. Mais il n’est en droit de le
faire qu’à condition de soumettre tous ces retours du passé à un examen critique rigoureux ».
(Bourdieu, 2003, p. 56). C’est à ce titre que l’enquête ethnographie pourra servir le projet
d’une approche critique de mon objet de recherche. En tant qu’ancien bon élève ayant
traversé le système scolaire avec succès, en tant qu’ancien CPE, en tant que chercheur,
j’entretiens nécessairement un rapport construit par ce parcours biographique qui détermine
mon point de vue sur la conformité scolaire. Un retour réflexif critique a ainsi été
indispensable pour m’extraire d’une position morale surplombante pour analyser les
comportements des élèves à l’origine de leur exclusion.
d. Vivre dans les collèges de la très grande pauvreté
D’un point de vue pratique, selon la typologie proposée par Adler et Adler pour distinguer
les différentes postures participantes adoptées par rapport au terrain de recherche (1986) ma
présence dans les établissements se situe dans une perspective d’ « observation participante
périphérique » qui m’a permis de participer suffisamment « au phénomène étudié pour être
considéré comme un membre à part entière, sans incarner un rôle important au sein de celuici » (Cléret, 2013, p. 58), puisqu’à de très rares exceptions, je me suis fondu dans le paysage
sans intervenir, en cherchant à neutraliser mon intervention sur le terrain observé. Pour
reprendre les termes d’Alice Goffman l’observation participante nécessite d’appliquer la
technique du « rétrécissement » (2020, p. 303). Dans ces conditions, « disparaître à l’arrièreplan est devenu une obsession » (A. Goffman, 2020, p. 304), ce qui implique d’adopter une
attitude physique de l’effacement : trouver un petit coin dans un bureau, dans une salle de
classe, se fondre dans le décor de la salle des professeurs.
J’ai recueilli les données de cette étude dans trois collèges de l’éducation d’un des secteurs
géographiques les plus pauvres d’Europe, dans une perspective comparative constitutive de
l’approche sociologique, dans le sens premier adopté par Émile Durkheim : « la sociologie
135
comparée n’est pas une branche particulière de la sociologie ; c’est la sociologie même, en tant
qu’elle cesse d’être purement descriptive et aspire à rendre compte des faits » (1895, éd. 2007,
p. 137). J’ai adopté une posture ethnographique qui implique une collecte de données
forcément hétérogènes (Naepels, 2012, p. 86). Cette diversité est constitutive du rapport de
l’ethnographe et de ses relations polymorphes avec le terrain : « il recueille des données
plurielles et hétérogènes sur les mêmes événements, les mêmes situations et les mêmes
personnes. Il pourra les entrecroiser et les confronter. » (Guigue, 2012, p. 61). Ainsi, tout au
cours de ces journées passées dans les collèges enquêtés, j’ai été amené à recueillir la parole
de mes interlocuteurs sous forme d’entretiens semi-directifs enregistrés, mais aussi de façon
plus informelle, les échanges en salle des professeurs, dans les espaces de détente, au portail
de l’établissement, dans les bureaux de la vie scolaire, étant consignés sous forme de notes
de terrain. J’ai d’autre part recueilli des observations dans les classes et dans les bureaux des
vies scolaires. Là aussi, certaines de ces observations ont été enregistrées et retranscrites,
d’autres simplement consignées sous forme de notes de terrain. J’ai récolté des documents
internes aux établissements (principalement des rapports d’exclusion, qui sont les écrits
produits par les enseignant·es à destination des CPE et des chef·fes d’établissement
consignant lorsqu’ils ou elles excluent un élève, l’heure, la date, le nom de l’élève et sa classe
ainsi qu’un petit résumé de la situation qui a mené à l’exclusion, voir annexes 5) et des
données chiffrées produites par les établissements concernant les exclusions ponctuelles de
cours. Enfin, j’ai complété cette enquête ethnographique, en particulier pour le collège n°2,
par une revue de presse écrite, radiophonique et télévisuelle permettant de retracer la
couverture médiatique importante dont l’établissement a pu faire l’objet au cours des années
de l’enquête.
Ma période d’observation a débuté en février 2017 pour s’achever en mai 2018, avec
cependant des retours ponctuels dans les collèges n°1 et n°2 au cours de l’année 2019.
Pendant cette période, je me suis rendu sur mes terrains d’observation au moins une fois par
semaine, mais à certaines périodes presque tous les jours, pour assurer des rendez-vous
individuels pour un entretien avec un personnel ou pour une observation de classe
particulière, mais parfois aussi pour passer une journée sans contrainte particulière en salle
des profs ou dans les bureaux de la vie scolaire. Au cours de cette période, j’ai passé 72 demijournées dans le collège n°1, 43 dans le collège n°2, et 20 dans le collège n°3. Contrairement
à l’idée selon laquelle « un projet de recherche doit s’arrêter lorsqu’on n’apprend plus rien de
nouveau », je suivrais Alice Goffman lorsqu’elle affirme : « je ne me suis jamais dit que j’en
avais assez et qu’il était pour moi temps de partir écrire les résultats de mon enquête » (2020,
p. 267). Les raisons qui nous amènent à mettre fin à l’inclusion ethnographique sont avant
tout pragmatiques, comme le rappelle Howard Becker : « la science sociale est, après tout,
une “activité pratique“, ce qui implique, notamment, qu’il faut un jour ou l’autre achever son
travail. » (2002, p. 128). Il m’a fallu ainsi quitter le terrain pour rédiger ma thèse, mais il ne me
semble pas que ce départ corresponde à une quelconque « saturation » des données. J’ai
gardé des contacts avec les personnels enquêtés dans les collèges et quand à l’occasion, je
suis revenu les saluer dans les vies scolaires ou en salle des professeurs, j’ai pu recueillir de
136
nouvelles données très pertinentes et je pense pouvoir affirmer que cela se reproduirait
aujourd’hui encore. Mon départ du terrain a ainsi correspondu à des contingences matérielles
qui n’ont obligé à m’extraire de ces espaces qui ont fait partie, durant cette année scolaire, de
ma vie quotidienne. Ce départ a été un déchirement, il m’a contraint à faire le deuil de
relations interpersonnelles qui s’étaient développées dans ces trois collèges.
2. La nature des données collectées
Les résultats que je présenterai plus loin sont fondés sur l’analyse de plusieurs types de
données : des entretiens semi-directifs réalisés auprès des personnels (N=69), des
observations in situ, des documents internes aux établissements.
a. L’échantillonnage des entretiens
Comme le souligne Howard Becker, « la question de l’échantillonnage constitue toujours un
problème fondamental. » Parce qu’il est impossible d’étudier toutes les occurrences d’une
pratique, « toute entreprise scientifique s’efforce de découvrir quelque chose qui puisse
s’appliquer à toutes les choses d’un certain type en en étudiant quelques exemples, le résultats
de cette étude étant, comme on dit, “généralisable“ à tous les membres de cette classe de
choses » (2002, p. 118).
Dans l’ensemble de la présentation des résultats de mon enquête, les noms de l’ensemble
des personnes, des institutions, des établissements, des quartiers et des villes ont été
anonymisées. J’ai choisi de désigner les enquêté·es par l’initiale ou l’acronyme de leur fonction
(E pour enseignant, CPE pour les conseillers principaux et les conseillères principales
d’éducation, AED pour les assistant·es d’éducation, P pour les principaux et les principales)
suivie du numéro de leur rang dans le tableau récapitulatif des entretiens que l’on retrouve
en annexe 2 (E5, CPE55, P69…). Lorsque les prénoms sont prononcés dans les entretiens ou
dans les observations, je l’ai noté entre crochets ([prénom de E8]). Les prénoms des élèves
évoqués ont été systématiquement modifiés, sans que je ne le précise par la suite. Lorsque
des personnels non enquêtés sont évoqués, ils sont qualifiés en tant que tel dans l’écriture
([enseignant·e non enquêté·e]). Dans la rédaction des portraits spécifiques d’enquêté·es, j’ai
attribué à chacun·e des prénoms aléatoires.
Le total des différents personnels est équivalent dans ces trois collèges aux dimensions
similaires, comme le montre la figure n°1 qui récapitule les « populations mères » de
l’enquête. Les données présentées ici ont été recueillies dans les « fiches établissement »
produites par le rectorat qui récapitulent les caractéristiques des personnels et de leurs
élèves. Elles concernent l’année scolaire 2017-2018.
137
Figure 1 : population mère des personnels des trois collèges
Collège n°1
53
3
18
1
Collège n°2
54
2
18
1
Nombre Total d’ enseignant·es
Nombre de CPE
Nombre d’AED
Nombre de chef·fes
d’établissement
Source : fiches établissements de l’académie, 2017-2018
Collège n°3
51
3
15
1
L’échantillon des personnels interrogés se rapproche de la répartition relative des
personnels dans chacun des collèges en termes de genre, d’ancienneté dans l’éducation
nationale, d’ancienneté dans le collège. On note, (cf. figure n°2), que les enseignant·es dans
les trois collèges sont majoritairement des enseignantes, réalité que j’ai conservée dans mon
échantillon.
Figure 2 : répartition des enseignant·es enquêté·es en fonction de leur genre
Homme
Femme
Collège n°1
Enseignant·es
enquêté·es
N=22
Total des
enseignant·es
du collège
10 (45%)
12 (54.5%)
43,1 %
56,9%
Collège n°2
Enseignant·
es
enquêté·e
N=22
5 (31%%)
11 (69%)
Collège n°3
Total des
Enseignant Total des
enseignant·e ·es
enseignants
s du collège enquêté·es du collège
N=13
43 %
6 (47%)
40 %
57 %
7 (53%)
60 %
Source : fiches établissements de l’académie, 2017-2018
Il était d’autre part important de respecter la répartition relative des âges dans mon
échantillonnage, d’autant plus que comme nous pourrons le constater dans le chapitre 5, ces
différences de répartitions, en fonction des collèges, sont significatives dans une perspective
comparative. Il me fallait à la fois enquêter des jeunes enseignant·es et d’autres plus âgé·es,
pour voir de quelle manière la pratique de l’exclusion pouvait ou non évoluer en fonction de
l’âge. La figure n°3 met en lumière ci-dessous les caractéristiques de mon échantillon qui tend
à forcer les traits de chacun des trois collèges de ce point de vue, la surreprésentation des
enseignant·es de plus de cinquante ans dans le collège n°1 y étant accentué, comme la
surreprésentation des enseignant·es de moins de trente-cinq ans dans le collège n°2.
138
Figure 3 : répartition des enseignant·es enquêté·es en fonction de l’âge
Plus de 50
ans
Entre 35-50
ans
Moins de
35 ans
Age moyen
Ancienneté
moyenne
Collège n°1
Enseignant·es
enquêté·es
N=22
15.7 %
Collège n°2
Enseignant·
es
enquêté·e
N=22
2 (12.5%)
Collège n°3
Total des
Enseignant Total des
enseignant·e ·es
enseignants
s du collège enquêté·es du collège
N=13
15.7 %
0
17.6%
Total des
enseignant·es
du collège
5 (22%)
13 (60%)
68,6 %
6 (37.5%)
49 %
6
56.9%
4 (18%)
15.7%
8 (50%)
35.3 %
7
25.5%
42
9.8
42
6.9
37
3.9
38
3
43
6
40
5.4
Source : fiches établissements de l’académie, 2017-2018
La figure n°4 montre les parts relatives d’enseignant·es plus ou moins ancien·nes ou plus
ou moins nouveaux dans les trois collèges. Je me suis rapproché de cette répartition
déterminante pour qualifier les cultures propres à chacun de ces établissements puisque le
collège n°1 plus d’enseignant·es chevronné·es et le collège n°2 tendanciellement plus de
débutant·es. Ce choix dans l’échantillon m’a aussi permis d’étudier l’ensemble des positions
possibles entre les enseignant·es les plus installé·es dans les collèges, et les plus novices.
Figure 4 : répartition des enseignant·es enquêté·es comparée à la population mère en
fonction de leur ancienneté dans les collèges
Ancienneté
poste -2
ans
Ancienneté
poste 2-5
ans
Ancienneté
poste 5-8
ans
Ancienneté
poste +8
ans
Collège n°1
Enseignant·es
enquêté·es
N=22
29.4 %
Collège n°2
Enseignant·
es
enquêté·e
N=22
7 (43 %)
Collège n°3
Total des
Enseignant Total des
enseignant·e ·es
enseignants
s du collège enquêté·es du collège
N=13
45 %
1
34.6%
Total des
enseignant·es
du collège
7 (31%)
4 (18%)
13.7 %
5 (31 %)
23 %
5
25%
3 (13 %)
21.6 %
2 (12.5 %)
13 %
5
15.4%
8 (36 %)
35.3%
2 (12.5%)
17 %
2
25%
139
Source : fiches établissements de l’académie, 2017-2018
Lecture : dans le collège n°1, 35,5% des enseignant·es sont en poste depuis plus de 8 ans, 36% de nos
enquêté·es dans le collège n°1 sont en poste depuis plus de 8 ans
Enfin, il était fondamental de recueillir dans l’échantillon toute la diversité des pratiques
de l’exclusion, depuis celles et ceux qui comptent à leur actif un nombre très important
d’exclusions jusqu’à celles et ceux qui n’excluent jamais d’élèves. Les extrêmes sont là aussi
surreprésentés (voir figure n°5 ci-dessous), le but étant de recueillir la plus grande diversité
possible de pratiques.
Figure 5 : répartition des enseignant·es enquêté·es comparée à la répartition de la population
mère en fonction de leur pratique de l’exclusion
Collège n°1
Enseignant·es
enquêté·es
N=22
14 (24 %)
Collège n°2
Enseignant·
es
enquêté·e
N=22
4 (25%))
Collège n°3
Total des
Enseignant Total des
enseignant·e ·es
enseignants
s du collège enquêté·es du collège
N=13
2 (4%)
3 (23%)
3 (5%)
Total des
enseignant·es
du collège
0-2
7 (31%)
3-10
7 (31%)
19 (32 %)
0 (0%)
19 (36%)
3 (23%)
12 (22 %)
11-30
3 (13.5%)
20 (34 %)
6 (37.5%)
20 (38 %)
3 (23%)
25 (45 %)
31-60
2 (11%)
3 (5%)
4 (25%)
5 (9 %)
3 (23%)
10 (18 %)
< 60
3 (13.5%)
3 (5%)
2 (12.5%)
7 (13 %)
1 (8%)
5 (9%)
Source : logiciels vie scolaire des trois collèges, 2017-2018
Lecture : dans le collège n°1, 24% du total des enseignant·es a exclu de 0 à 2 fois des élèves au cours
de l’année scolaire 2017-2018, 31% des enquêté·es a exclu de 0 à 2 fois des élèves
Dans le collège n°1, j’ai d’abord choisi mes interlocuteurs sur le principe du volontariat : les
enseignant·es rencontré·es se présentaient spontanément pour répondre à mes questions, le
thème de la recherche étant exposé sans ambiguïté. Cette part de l’échantillon correspond à
11 enseignant·es [E1 ; E3 ; E4 ; E5 ; E6 ; E7 ; E8 ; E9 ; E10 ; E12 ; E13]. Par la suite, j’ai choisi,
pour diversifier l’échantillon, de rencontrer des enseignant·es ayant une pratique plus
systématique de l’exclusion. J’ai donc procédé à un choix en fonction des pratiques que j’ai pu
identifier grâce aux éléments recueillis dans le logiciel de gestion de la vie scolaire, cherchant
à interroger des enseignant·es qui excluaient beaucoup d’élèves : ce fut le cas pour E2, E11 ;
E14 ; E21. J’ai aussi choisi des enseignant·es spécifiques en fonction de leur statut particulier.
J’ai ainsi choisi d’inclure dans l’échantillon E22 qui est un personnage central du collège n°1
de par ses responsabilités de représentant syndical, mais aussi à cause des conflits qui
l’opposent au CPE53. J’ai demandé à E18 de répondre à mes questions parce qu’il est un des
« piliers » du collège, chargé de mission auprès de l’inspecteur de sa discipline et parce qu’il
140
pratique une gestion de classe sans aucune exclusion, E16 parce qu’elle possède un lien
particulier avec l’équipe de vie scolaire et assure dans le collège la responsabilité de la
prévention du décrochage scolaire. J’ai enfin choisi E15, E17, E19 et E20 qui sont chacune à
leur manière des débutantes dans le métier et dans le collège et m’ont fourni de ce fait des
données spécifiques à ce statut particulier. Tout en cherchant ainsi à constituer un échantillon
proche de la répartition relative de la population enseignante dans le collège n°1, je me suis
attaché à composer, au fur et à mesure de notre investigation, un échantillon qui représente
toute la diversité des pratiques de l’exclusion que j’étais en train de découvrir.
Dans les collèges n°2 et n°3 j’ai conçu mon échantillon afin de retrouver une certaine
cohérence par rapport à celui constitué dans le collège n°1, tout en prenant en compte les
spécificités de la structure de ces établissements en particulier en termes d’ancienneté
relative dans l’établissement des enseignant·es enquêté·es et de l’ensemble du collège. J’ai
aussi essayé de composer un panel représentatif des différentes pratiques par rapport à
l’exclusion, là aussi en cherchant à enquêter les quelques enseignant·es qui excluent le plus
d’élèves (E31 pour le collège n°2, E27 et E51 pour le collège n°3) ou au contraire qui n’en
excluent jamais (E25 dans le collège n°2, E49 dans le collège n°3). Il s’agit par cette constitution
de l’échantillon de « chercher à connaître (…) la gamme complète des variantes d’un
phénomène donné » (Becker, 2002, p. 123). Evidemment, le fait d’enquêter ceux que les chefs
d’établissements qualifient volontiers de « recordmen » de l’exclusion ou dans d’autres
termes d’aller piocher dans le « top trois » dont m’a parlé la principale du collège n°1 lors de
notre première rencontre, stigmatise a priori ces enquêté·es ce qu’il m’a fallu prendre en
compte dans l’analyse des données. Par rapport au choix des enquêté·es, deux d’entre eux
m’ont ont été fortement conseillés par leurs pairs : E32 que E24 et E33 m’ont incité à
interroger dans le collège n°2 pour sa capacité à imposer un calme exemplaire dans ses classes
et E47 dans le collège n°3 conseillé par E46 par exemple qui le considère comme l’exemple de
l’enseignant·e de REP+ impliqué auprès de ses élèves. A noter que ces deux enseignant·es
excluent très régulièrement des élèves de leurs classes.
J’ai d’autre part complété cet échantillon en prenant en compte le point de vue d’autres
professionnels représentant d’autres groupes sociaux au sein des collèges et apportant ainsi
des points de vue différents sur l’exclusion ponctuelle de cours de celui des enseignant·es.
Comme le souligne Becker, « une manière de s’assurer que l’on fait preuve du scepticisme
nécessaire est de chercher à recueillir d’“autres opinions“ – de chercher des gens occupant une
place différente dans l’organisation et qui vous donneront un point de vue différent » (2002,
p. 155). Afin de recueillir « d’autres opinions » déterminées aussi par d’autres positions
sociales dans la division du travail propre aux établissements que celle des enseignant·es, j’ai
inclus dans mon échantillon les CPE, les principaux et les principales, et 9 assistant·es
d’éducation des trois collèges. « L’ethnographie permet de complexifier une vision
schématique, car elle offre un accès à la pluralité des acteurs » (Payet, 2016b, p. 64). Cette
pluralité implique donc une diversité de statuts, mais aussi la plus grande diversité de points
de vue, en particulier sur l’exclusion de cours, au sein même de ces catégories de personnels.
141
J’avais envisagé en débutant ce travail d’inclure dans mon échantillon des élèves qui
seraient devenus des enquêtés pour compléter de leur point de vue pratique cette recherche
sur l’exclusion ponctuelle de cours. Cependant, au fur et à mesure que s’accumulaient mes
matériaux d’enquête, la réalité et la complexité des données produites du point de vue des
personnels m’a rapidement amené à abandonner cette piste. Interroger les élèves sur
l’exclusion ponctuelle de cours pourrait ainsi représenter une suite à ce travail.
L’annexe n°2 reprend l’ensemble de ces éléments de catégorisation. Lors de la première
évocation de chacun·e des enquêté·es, je les ai caractérisé·es par leur âge, leur ancienneté
dans l’enseignement et le nombre d’exclusions qu’il ou elle a prononcées durant l’année
scolaire de l’enquête (par exemple : E1, enseignante d’histoire géographie, 38 ans, confirmée,
5 exclusions). La figure n°6 ci-dessous récapitule les intervalles que j’ai choisis pour catégoriser
l’ancienneté relative des personnels :
Figure 6 : critères de catégorisation des enquêté·es en fonction de leur ancienneté dans le
métier
Débutant·es
Jeunes
Confirmé·es
Chevronné·es
0-3 ans d’ancienneté
3-8
8-17
17 années et plus
Le choix de l’échantillon constitué n’est donc pas celui d’un échantillonnage statistique,
mais d’un échantillonnage théorique (Glaser & Strauss, 2010), constitué de manière à
recueillir un ensemble de situations pertinentes pour étudier des pratiques en lien avec
l’exclusion ponctuelle de cours, qui soient le plus diversifiées possible. Dans la logique de la
comparaison, cet échantillon a aussi été constitué au fur et à mesure de notre observation
participante, en fonction de notre appréhension progressive des différentes situations qui
nous semblaient pertinentes pour élucider les différents positionnements des acteurs par
rapport à l’exclusion ponctuelle de cours.
Concrètement, 69 entretiens ont été réalisés, 51 d’enseignant·es, 6 de CPE, 9 d’AED, 3 de
chef·fes d’établissements, d’une durée moyenne de cinquante minutes, les plus courts, très
rares, se limitant à 20 minutes (E18, E21, E29) les plus longs, rares aussi, pouvant aller jusqu’à
une heure 10 minutes (E25, CPE55). La figure n°7 synthétise cette répartition.
Figure 7 : tableau synthétique des entretiens réalisés (N=69)
Collège n°1
Enseignant·es (n=22)
CPE (n=3)
AED (n=5)
Principales (n=1)
Collège n°2
Enseignant·es (n=16)
CPE (n=2)
AED (n=4)
Principale (n=1)
142
Collège n°3
Enseignant·es (n=13)
CPE (n=1)
Principal (n=1)
b. Pratique de l’entretien ethnographique
Ces entretiens ont été menés dans une perspective ethnographiques (Beaud, 1996) à visée
d’explicitation (Vermersch, 1997) et compréhensive (Kaufmann, 2016). Nous nous inscrivons
dans la perspective adoptée par Pierre Bourdieu dans son ouvrage « La misère du monde »
développée dans la postface de l’ouvrage, « Comprendre » (1993).
L’entretien d’explicitation repose sur « un ensemble de pratiques d’écoute basées sur des
grilles de repérage de ce qui est dit et de techniques de formulations de relance » (Vermersch,
1997, p. 17). La visée de cet « ensemble de techniques qui vise à faciliter, à guider la description
après coup du déroulement de sa propre action » (Vermersch & Maurel, 1997, p. 259) se donne
pour but d’ « accompagner la mise en mots d’un domaine particulier de l’expérience »
(Vermersch, 1997, p. 17). D’autre part, la pratique de l’entretien a constitué, pour le chercheur
débutant que je suis un apprentissage progressif, au fil des différentes expériences. Ma
pratique professionnelle de CPE a constitué une base à partir de l’entretien éducatif d’écoute,
tel que je l’ai pratiqué pendant de nombreuses années, et tel que je l’enseigne aujourd’hui à
mes étudiants CPE dans le cadre de l’INSPE. Cependant, ma maîtrise de l’entretien de
recherche s’est affinée au fil des semaines durant lesquelles j’ai effectué cette enquête. J’ai
appris au fur et à mesure à prendre plus de liberté avec le cadre établi a priori, à me concentrer
davantage sur les marqueurs d’assentiment empathiques que j’exprimais au cours des
entretiens, à me mettre en situation de résonnance avec mes interlocuteurs, à reformuler
pour encourager la relance du discours de mes interlocuteurs. En fonction de ma perception
des positions sociales respectives, j’ai appris à m’indigner avec mes interlocuteurs lorsqu’ils
me rapportaient certaines anecdotes, à rire à leurs plaisanteries pour créer plus de complicité,
à acquiescer à des propos avec lesquels je ne suis pas d’accord, mais qui me semblaient être
des allants-de-soi particulièrement importants pour mes interlocuteurs ou mes
interlocutrices, à noter furtivement une idée sans couper mon interlocuteur pour y revenir
plus tard, à esquiver aussi lorsque l’on cherchait à savoir ce que les autres enquêté·es avaient
affirmé à propos de tel ou tel sujet. Cet apprentissage est cependant toujours en cours : si
certains des entretiens ont constitué des moments forts d’expression des agents sociaux
enquêté·es (se rapprochant peut-être des « exercices spirituels » dont parle Pierre Bourdieu
(Bourdieu & Maître, 1994), il m’est arrivé, même en fin d’enquête, d’être en difficulté pour
faire s’exprimer certains de mes interlocuteurs visiblement peu intéressés par mes questions.
L’écoute et la retranscription des entretiens constitue à ce titre aussi un apprentissage
puisque j’y ai débusqué toutes les approximations dans la formulation de questions, les
moments où je coupe trop vite la parole, les gaffes, l’absence de relance dont la formulation
semble évidente lors de l’écoute a posteriori.
Les agents sociaux ne sont pas conscients de l’étendue de la connaissance pratique qu’ils
possèdent sur leur activité, il convient donc de les aider à expliciter ces connaissances, à sortir
de cette conscience « pré-réfléchie » (Vermersch, 1997, p. 246) pour les guider dans un
processus de conscientisation. Je m’inscris pour cela dans une démarche compréhensive, qui
« s'appuie sur la conviction que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de
143
structures mais des producteurs actifs du social » (Kaufmann, 2016, p. 23), dans laquelle
« l’enquêteur contribue à créer les conditions de l’apparition d’un discours extra-ordinaire, qui
aurait pu ne jamais être tenu, et qui, pourtant, étant déjà là, attendant ses conditions
d’actualisation » (Bourdieu, 1993, p. 914), en postulant que ces agents sociaux sont
« dépositaires d'un savoir important qu'il s'agit de saisir de l'intérieur, par le biais du système
de valeurs des individus » (Kaufmann, 2016, p. 23). L'émergence de ces paroles s'apparente à
une forme d'auto-analyse chez les enquêté·es qui profitent de l'occasion « pour opérer un
travail d'explicitation, gratifiant et douloureux à la fois, et pour énoncer, parfois avec une
extraordinaire intensité expressive, des expériences et des réflexions longtemps réservées ou
réprimées » (Bourdieu, 1993, p. 915). Sans pouvoir constater une évolution des pratiques des
enquêté·es à la suite de ces entretiens, mes interlocuteurs et mes interlocutrices ont tou·tes
exprimé·es au sortir de l’entretien, la valeur réflexive de l’exercice. Ces échanges ont modifié
ma relation avec les enquêté·es qui se sont rapproché·es de moi, me faisant par exemple
spontanément la bise lorsque je les croisais plus tard dans les espaces du collège. Dans cette
perspective, il s’agit de « donner à voir des acteurs pensant, éprouvant, agissant et
interagissant » (Dumez, 2016, p. 28). L’entretien compréhensif cherche ainsi à remettre la
connaissance pratique des agents sociaux au centre de l‘enquête. Il « fait appel au point de
vue de l’acteur et donne à son expérience vécue, à sa logique, à sa rationalité, une place de
premier plan » (Blanchet et al., 2013, p. 23). Il permet, en analysant la parole de mes
interlocuteurs, d’explorer les faits qui « concernent les systèmes de représentations (pensées
construites) et les pratiques sociales (faits expériencés) » (Blanchet et al., 2013, p. 25). J’ai ainsi
cherché à « mettre en évidence les systèmes de valeurs et les repères normatifs à partir
desquels [les acteurs] s’orientent et se déterminent » (Blanchet et al., 2013). Dans cette
perspective, je me suis forcé à entrer en empathie avec mes enquêté·es, même lorsqu’ils ou
elles exprimaient des avis explicitement discriminants ou même racistes par rapport à leurs
élèves. Ces matériaux d’enquête ne constituent cependant pas un ensemble de données
autonomes, mais s’articule avec l’observation participante, ils sont constitutifs à part entière
de l’enquête ethnographique. Dans ce sens la situation de l’entretien ethnographique « est, à
elle seule, une scène d'observation, plus exactement seule l'observation de la scène sociale
(lieux et personnes) que constitue l'entretien donne des éléments d'interprétation de
l'entretien. » (Beaud, 1996, p. 236) et il m’a fallu sans cesse interpréter les résultats issus des
entretiens dans un va-et-vient avec les données des observations participantes, ce qui m’a
permis de décrire l’agent social « dans son habitat naturel et non la (re)présentation
théâtralisée et hautement codifiée qu’il affectionne de donner de soi en public » (Wacquant,
2002, p. 10). Ma connaissance de mes interlocuteurs et de mes interlocutrices sur le terrain
m’a permis ainsi de mettre à distance leurs discours, de les relativiser, de les complexifier. Ce
fut le cas par exemple lorsque des enseignant·es décrivaient en entretien une pratique de
l’exclusion très différente de celle que je pouvais observer dans leur classe, ou à la lecture des
rapports qu’ils ou elles pouvaient écrire, ou à la lecture des données recueillies dans les
logiciels de vie scolaire. Les données collectées dans les entretiens vont ainsi sans cesse
144
interroger et être interrogées par mes observations, par les écrits produits par les enquêté·es
ou par les données chiffrées des exclusions.
D’autre part, dans la relation d'enquête, qu'elle soit quantitative ou qualitative, s'exercent,
du fait de la dissymétrie des positions sociales respectivement occupées par l'enquêteur et
l'enquêté, des rapports de domination qui peuvent induire des formes de violence symbolique
dans l’interaction. Cette réalité intervient nécessairement sur la production des données
collectées. Il est donc indispensable d'avoir conscience de ce que construit le point de vue du
chercheur ou de la chercheure dans l'expression des individus enquêtés et de l’expliciter dans
la présentation des données de la recherche. Comme le souligne Stéphane Beaud :
L'entretien sociologique, loin de se réduire à une simple communication de face à face
entre A et B (comme le postule toute une tradition de l'entretien issue de la psychologie
sociale) est aussi une relation sociale entre deux personnes qui se différencient par leurs
caractéristiques sociales, scolaires, sexuelles. C'est un rapport de pouvoir, comme le
montrent notamment les enjeux autour de la négociation du lieu et du moment de
l'entretien. (Beaud, 1996, p. 238)
Des présupposés existent dans le regard du chercheur ou de la chercheure : ils déterminent
une forme de réponse construite et acceptable chez l'enquêté qui cherche à se conformer à
l'image attendue, du fait de la dissymétrie de position sociale. Il se peut ainsi que l’entretien
« instaure une hiérarchie dans l'interaction : l'enquêté se soumet à l'enquêteur, acceptant ses
catégories, et attend sagement la question suivante. Le but de l'entretien compréhensif est de
briser cette hiérarchie » (Kaufmann, 2016, p. 47). Pour se départir de ce risque il est nécessaire,
au-delà des techniques d'entretien, de se rendre réellement disponible à la parole recueillie,
par une écoute attentive et construite, consciente des conditions sociales qui produisent la
parole recueillie : « tenter de se situer en pensée à la place que l’enquêté occupe dans l’espace
social pour le nécessiter en l’interrogeant à partir de ce point de vue et pour (en) prendre en
quelque sorte son parti » (Bourdieu, 1993, p. 910). Dans cette mesure, l'enquêteur ou
l’enquêtrice peut accompagner la construction d'une expression de cette condition sociale et
aider à une forme d'auto-analyse produisant des effets sur l'enquêté·e. Les stratégies
employées pour contourner ces biais ne peuvent pas cependant en annuler les effets : seule
une « réflexivité réflexe » permet d'en limiter les biais. Ma position d’homme lorsque
j’interroge des femmes, mon âge lorsque j’interroge des jeunes enseignant·es, mon statut
d’enseignant à l’université, tous ces éléments qui me constituent socialement, interviennent
dans la nature de l’interaction lors de ces entretiens. « L’enquêteur doit totalement oublier ses
propres opinions et catégories de pensée. Ne penser qu'à une chose : il a un monde à
découvrir » (Kaufmann, 2016, p. 51). Il faut pour cela s’efforcer « de faire un usage réflexif des
acquis de la science sociale pour contrôler les effets de l'enquête elle-même et s'engager dans
l'interrogation en maîtrisant les effets inévitables de l'interrogation. » (Bourdieu, 1993, p.
904). Cette relation ouverte à l’expression de l’expérience mise en place permet alors à
l'enquêté·e de construire un discours accompagné par le ou la sociologue. L'émergence de ces
paroles peut s'apparenter à une forme d'auto-analyse : la personne interrogée profite de
145
l'occasion « pour opérer un travail d'explicitation, gratifiant et douloureux à la fois, et pour
énoncer, parfois avec une extraordinaire intensité expressive, des expériences et des réflexions
longtemps réservées ou réprimées » (Bourdieu, 1993, p. 915). La réflexivité ne consiste pas
ainsi en la mise en avant narcissique des « états d’âme » du chercheur, mais en un retour
réflexif sur les multiples situations d’échanges qui constituent la recherche. « L’analyse
critique de la situation ethnographique » affirme Didier Fassin, « - en tant que scène historique
où se joue la rencontre entre l'anthropologue et ses interlocuteurs - et de la relation
ethnographique - en tant que rapport inégal qui se noue entre l'enquêteur et les enquêtés - est
pour nous la condition de possibilité d’un savoir anthropologique ou sociologique » (2008, p.
9).
Ces entretiens ont suivi le cadre des guides d’entretien présentés en annexe (annexe n°1a, 1-b, 1-c, 1-d). La trame est la même pour les différents personnels même si j’ai été amené
à adapter chacun de ces guides en fonction de la place particulière occupée par chacun·e des
personnels par rapport à l’exclusion ponctuelle de cours. Les guides d’entretien commencent
par des questions très générales qui invitent les interlocuteurs à se situer par rapport au
contexte de l’enquête (depuis combien de temps es-tu enseignant·e ? dans ce collège ?
comment es-tu devenu enseignant·e ?) suivent ensuite des questions visant à l’explicitation
procédurale (comment tu t’y prends ?) pour finir par des questions d’opinion (qu’est-ce que
tu en penses ?). Voici par exemple le guide d’entretien utilisé avec les enseignant·es.
Figure 8 : guide d’entretien à destination des enseignant·es.
1. Depuis combien de temps es-tu enseignant·e ? dans cet établissement ?
2. Comment es-tu devenu enseignant·e ?
3. Comment ça se passe pour toi en classe ?
4. Comment tu t’y prends pour exercer ton autorité ?
5. Est-ce que ça t’arrive d’exclure des élèves de classe ?
6. Comment ça se passe si tu es amené à exclure un élève de ta classe ?
7. Comment tu fais pour éviter d’exclure les élèves de ta classe ?
8. Peux-tu me donner quelques exemples de situations qui ont donné lieu à une exclusion de
cours ?
Relance : as-tu un souvenir particulièrement marquant d’une exclusion de cours ?
9. Est-ce que tu sais comment font tes collègues ?
10. Est-ce que tu sais quels sont les effets de l'exclusion ponctuelle d'un cours sur l’élève exclu ?
Et sur les autres élèves ?
11. Que ressens-tu après avoir exclu ou menacé d'exclure un élève en cours ?
Relance : t’est-il arrivé de regretter d’avoir exclu un élève de cours ou au contraire de ne pas
avoir exclu un élève de classe ?
12. D’une manière générale, quelle est ta vision de l’exclusion ponctuelle de cours ?
13. En discutes-tu avec tes collègues (enseignant·es, CPE, hiérarchie) ?
Nom, prénom, âge, matière enseignée ?
146
Si les questions ont été posées systématiquement à chacun·e des enquêté·es, le
déroulement des entretiens a pu m’amener à adapter mes interactions avec les personnels.
La première adaptation très simple, mais qui a du sens du point de vue de mon rapport avec
les enquêté·es, concerne le tutoiement ou le vouvoiement. J’ai adopté le tutoiement avec la
quasi-totalité des enquêté·es, à l’exception des chef·fes d’établissement – suivant ainsi le code
protocolaire professionnel d’interaction spécifique à l’éducation nationale qui marque leur
position hiérarchique dans l’établissement – et des AED – adoptant par mimétisme le
positionnement des CPE qui m’ont « introduit » auprès de leurs AED. Mais certain·es AED dont
j’ai pu me rapprocher au cours de mon immersion ethnographique avait déjà spontanément
adopté le tutoiement : c’est le cas pour AED59, AED61 et AED62. De très rares enseignant·es
ont adopté le vouvoiement avec moi au cours des entretiens : E24 qui me vouvoyait lorsqu’il
était AED dans le lycée professionnel dans lequel nous exercions tous les deux, et qui a
conservé ce vouvoiement, sans doute sur le ton de la plaisanterie à l’adresse des autres
personnels de l’établissement, E21, le plus âgé de mes interlocuteurs, qui a conservé par
l’usage du tutoiement une forme de distance. CPE55 qui était mon étudiante me tutoie au
cours de l’entretien, parce que je me suis forcé à la tutoyer pour changer notre relation pour
faciliter notre interaction, mais par moments dans l’entretien, le vouvoiement reprend le
dessus. J’ai été amené à adapter les entretiens en posant des questions qui n’étaient pas
incluses dans les guides initiaux, afin de pousser les enquêté·es à plus d’explicitation sur des
points précis, dans des questions de relance (« tu me parlais du fait qu'une élève faisait
exprès ? » CPE55, « quand tu dis communication non violente, qu'est-ce que tu entends par là
? » E45). J’ai été amené à sortir du cadre de l’entretien pour certains cas très particuliers, par
exemple E18, qui m’a affirmé très rapidement qu’il n’avait jamais, depuis le début de sa
carrière, procédé à des exclusions de cours, ce qui invalidait l’enchainement des questions et
leurs pertinences, ou pour E22, E25 ou E49 qui ont pris en main l’entretien, avec des réponses
très longues, qui me faisaient sortir du cadre, répondaient partiellement à certaines questions
par anticipation. Je note que E22 et E25, au-delà de l’entretien lui-même, souhaitaient me
faire passer un message : E22 souhaitait me donner, sans doute depuis le début de l’entretien,
sa version d’un conflit qui l’a opposé à CPE53, conflit au centre des ruptures fortes entre les
différents groupes sociaux du collège n°1. E22 joue un rôle important, syndicalement, dans
l’établissement ce qui en fait un porte-parole d’un de ces groupes sociaux dans
l’établissement. C’est le cas aussi, de façon plus informelle, pour E25 dans le collège n°2 : cette
enseignante se définit elle-même auprès de moi comme « une grande gueule » qui « ne peut
pas s’empêcher de l’ouvrir ». Elle occupe un rôle central dans la salle des professeur, motrice
dans les mobilisations, les blocages, l’exercice des droits de retrait, comme dans les fêtes et
les repas qui mobilisent les enseignant·es dans le collège et au dehors. Dans cet entretien, elle
est aussi porteuse d’un discours officiel de la salle des professeurs, par rapport à la difficulté
d’exercer son métier dans le collège n°2. Enfin, E49 occupe une position particulière par
rapport à la formation initiale des enseignant·es, et par rapport à la recherche en éducation.
Ancien professeur formateur académique pour l’ESPE de l’académie dans laquelle se déroule
l’enquête, il a décidé de ne plus participer à une formation à laquelle il n’adhère pas. Il est de
147
ce fait proche de certain·es de mes collègues de travail, mais sur beaucoup de points en
opposition intellectuelle avec des partis pris de la recherche, même s’il en maîtrise le
vocabulaire et le champ conceptuel. L’entretien porte sur l’ensemble de ces enjeux, de
revendications et de positionnements construits théoriquement par rapport à la formation,
ce qui induit des interactions parfois tendues, et d’une nature très éloignée de celle des autres
entretiens réalisés au contraire dans une atmosphère apaisée.
Dans le collège n°1 et dans le collège n°3, la très grande majorité des entretiens s’est
déroulée dans des salles de classe : je demandais aux enseignant·es que nous puissions nous
isoler et la plupart m’emmenaient dans « leur salle » ce qui leur a permis durant les entretiens
de faire référence à la disposition de la pièce, des chaises, des tables. Dans certains cas, le
décor ainsi posé donnait des indices sur le style éducatif de l’enseignant·e : soit parce que mon
interlocuteur ou mon interlocutrice me décrivait précisément des choix pédagogiques en lien
avec la disposition de la salle (c’est le cas de E5, E10, E13, E18, E45 pour la disposition en îlots
ou en ateliers, ou de E7 pour la disposition de sa salle de sciences), soit parce qu’il ou elle
m’exposait des contraintes liées au fait de ne pas avoir « sa salle » et me présentait un espace
inapproprié à ses choix pédagogiques (E4, E6, E14). Seuls un enseignant et une enseignante
m’ont accueilli dans un autre espace : E9 qui s’est enfermée avec moi dans le bureau de la
coordinatrice REP+, adjacent à la salle des professeurs et E8 qui a insisté pour que l’entretien
se déroule en extérieur, dans le coin fumeur du collège n°1, dans le but certainement très
volontaire de donner à l’entretien un caractère le plus décontracté possible. Dans le collège
n°2, les entretiens se sont déroulés pour l’essentiel dans une petite salle réservée aux
enseignant·es de français, bibliothèque vitrée dans le centre de documentation et
d’information du collège, inoccupée la plupart du temps et que, sur les conseils de la
documentaliste et de E24 qui fut mon premier enquêté, je me suis appropriée. Lorsque j’y
recevais des enseignant·es, la plaisanterie rituelle était que je les accueillais dans « mon
bureau ». Prenant ainsi possession des locaux, avec l’accord explicite des personnels de
l’établissement, je m’inscrivais un peu plus dans le quotidien de l’établissement, apprenant
même à certain·es qui ne la connaissaient pas l’existence de cette salle (ce qui fit dire à E37
« tu connais mieux le collège que nous ! »). E25 a été interrogée dans sa salle de classe et E33
dans la petite cour coin fumeur donnant sur la salle des professeurs, pour lui permettre de
fumer sa cigarette pendant sa pause. Les entretiens se déroulaient entre deux cours. Enfin,
dans le collège n°3, la totalité des entretiens a été réalisée dans les salles de classe des
enseignant·es. Les CPE du collège n°2 et n°3 ont été interrogées dans leurs bureaux à la fin de
leur service, ce qui explique les interruptions dans l’entretien avec CPE55, ceux du collège n°1
dans des salles de classe. Enfin, les chef·fes d’établissements ont été interrogé·es dans leurs
bureaux, rajoutant ainsi à l’interaction une certaine solennité constitutive de leur position
hiérarchique.
Aucun des personnels auxquels j’ai proposé de réaliser un entretien ne l’a refusé. Cette
acceptation unanime et très évidente de l’enquête contredit les a priori que je pouvais avoir
en commençant mon inclusion dans les collèges. Elle contredit aussi les réserves des CPE53 et
148
CPE55 sur les enseignant·es qui excluent le plus de leur collège. Tous les deux avaient émis
des doutes au départ de l’enquête, me prévenant que ces enseignant·es ne voudraient
certainement pas me répondre à propos de l’exclusion de cours. Si la pratique de l’exclusion
ponctuelle de cours est stigmatisée par une partie des personnels des établissements, en
particulier par les CPE et les chefs d’établissements, mais aussi par certains AED, en revanche,
tous les enseignant·es se sont exprimé·es très librement et sans réserve sur leur pratique de
l’exclusion, même quand elle était systématique. Ils et elles témoignent ainsi d’une pratique
de l’exclusion de cours qu’ils et elles revendiquent comme déculpabilisée. Cela rejoint le fait
que dans les collèges n°2 et n°3, les deux enseignant·es qui m’ont été conseillé·es par leurs
pairs pour leurs bonnes pratiques étaient des enseignant·es qui excluent très régulièrement
des élèves.
c. Observations de cours et du service de vie scolaire
Pour mettre en relief les entretiens, et les confronter à la réalité du terrain, j’ai procédé à
des observations de cours, exclusivement chez des enseignant·es qui avaient été mes
interlocuteurs et mes interlocutrices en entretien. Aucun·e des enquêté·es auxquels j’ai
demandé de venir dans leurs classes n’a refusé, seule une enseignante (E16) m’a prévenu,
avant même l’entretien, qu’elle était d’accord pour s’entretenir avec moi, mais qu’elle ne
souhaitait pas me laisser rentrer dans sa classe, la situation créant chez elle, selon ses dires,
un stress trop important. J’ai ainsi réalisé 18 observations de classes (voir tableau récapitulatif
en annexe n°3). Certain·es enseignant·es m’ont proposé spontanément de venir observer des
cours, à tel point qu’il m’a fallu refuser poliment devant le nombre trop important de
propositions. Ces observations sont recensées dans le tableau n°3 en annexe. Je demandais
aux enseignant·es de venir observer leurs cours après m’être entretenu avec eux, la proximité
créée par l’entretien facilitant que je sois accepté en classe. J’ai demandé aux enseignant·es
de me faire voir des cours « difficiles ». De ce fait, il m’a été proposé d’assister à des cours
menés avec des classes considérées comme les plus difficiles, à des moments de la journée ou
de la semaine où les élèves sont considérés comme les plus difficiles (par exemple en fin de
journée). Ces cours ont été l’occasion de prises de notes, parfois d’enregistrements dont la
trame m’a permis de retranscrire des éléments pertinents pour l’analyse des pratiques
enseignantes, en particulier dans la gestion des désordres dans leurs classes. J’ai donné en
annexe un exemple d’une de ces retranscriptions (annexe 7.1). Durant ces observations, trois
exclusions ont été prononcées dans trois cours différents, deux élèves ont été exclus mais
renvoyés en cours par les CPE, un enseignant a demandé à un élève de sortir mais l’élève a
refusé l’exclusion, deux élèves exclus d’autres classes ont été accueillis par les enseignant·es.
J’ai de la même manière passé un temps long dans les bureaux des CPE, dans les bureaux des
AED, enregistrant en particulier des entretiens entre les CPE et les élèves à la suite d’exclusions
de cours. Ces observations sont répertoriées dans l’annexe n°4, des exemples de
retranscriptions des observations retranscrites sont données dans l’annexe n°6. Les
entretiens, enregistrés pour la plupart, ont été retranscrits intégralement : des exemples sont
proposé en annexe 5. D’autre part, dans mes moments de présence dans l’établissement, les
temps d’attente, les discussions informelles en salle des profs, pendant les récréations, les
149
pauses, les repas, j’ai été amené à noter des interactions particulières. Ces notes de terrain
possèdent un statut différent de celui des entretiens ou des observations enregistrées,
puisque les agents sociaux exposent dans ces moments informels une face sociale adressée
aux autres personnels de l’établissement et plus spécifiquement à moi en tant que chercheur.
Les personnels des trois collèges avaient cependant conscience de ce recueil de données,
certain·es faisant parfois remarquer sur le ton de l’humour, à la suite d’échanges informels :
« attention, y en a un qui note tout ce qu’on dit ! ». Ces notes de terrain ont été consignées
dans des cahiers d’écoliers et n’ont pas vocation à être toutes retranscrites ou présentées en
annexe. Brouillons, notes éparses prises à la volée en fonction des situations puis retravaillées
à la fin de ma journée d’observation, ces écrits disparates témoignent cependant à leur
manière de la vie en mouvement des terrains observés. L’ensemble de ces observations vient
s’articuler avec les données produites par les entretiens.
d. Rapports d’exclusion
Les rapports d’exclusion sont des messages courts écrits adressés aux CPE par les
enseignant·es lorsqu’ils ou elles excluent un élève de leur classe. Ils ou elles y inscrivent
succinctement le motif qui les a amené·es à exclure l’élève, cette note doit être remise par
l’élève accompagnateur aux personnels de vie scolaire qui le prendront en charge. La figure
n°9 présente un exemple de ces documents internes aux collèges :
Figure 9 : exemple de rapport d’exclusion
Rapport n°55, collège n°2
150
La rédaction de ces rapports d’exclusion rappelle les pratiques d’écriture professionnelles
décrites par Jean-François Laé à propos des mains courantes :
[Cette activité d’écriture] parce qu’elle est elliptique, répétitive, peu écrite (…) occupe
une position mineure dans la hiérarchie des outils professionnels. Face à la partie noble
et valorisante du travail (…) elle est cantonnée dans l’arrière-plan de la connaissance,
elle ne s’enseigne pas mais procède d’un exercice pratique, en temps réel, sans artifice.
(Laé, 2008, p. 16).
Dans les collèges n°1 et n°2, j’ai collecté des rapports d’exclusion : 70 dans le collège n°1
que j’ai photographiés et retranscrits intégralement, 123 dans le collège n°2, qui m’ont été
remis par la CPE55 à la fin de l’année scolaire alors qu’elle allait les jeter. J’ai retranscrit les
rapports du collège n°2 intégralement et je les ai classés dans un tableau récapitulatif (voir
annexe n°8.1), j’ai proposé des exemples des rapports photographiés en annexe n°8.2. « Ces
rapports d’exclusion » relève Étienne Douat « ont un statut souvent ambigu pour les
enseignant·es » (2016, p. 35) . Il s’agit de documents rédigés sous le coup de l’urgence. Il faut,
pour s’acquitter d’une obligation administrative, transmettre à la vie scolaire un rapport écrit,
mais le temps presse : l’élève doit partir et il faut continuer à gérer le reste de la classe. La
rédaction de ces rapports rejoint ainsi, selon les enseignant·es, la somme des activités
envahissantes, des obligations administratives ingrates imposées par leur hiérarchie qui les
éloignent sans cesse de leur cœur de métier. De ce fait, les rapports sont imparfaits : parfois
mal écrits, raturés, certains mots sont illisibles, les fautes d’orthographe qu’on y retrouve
peuvent témoigner de l’inattention des enseignant·es qui les ont rédigés. La transmission de
ces rapports constitue d’ailleurs un point de crispation entre les vies scolaires et les
enseignant·es. C’est une activité illustrative de l’incompréhension mutuelle des exigences
professionnelles des un·es et des autres :
La vie scolaire nous tombait d'ssus des fois en disant “ouais mais y a des profs y excluent
sans papier c'est n'importe quoi“... oui mais des fois y a des situations d'urgences qui
font que le gamin on est obligé de l'dégager et qu'on peut pas faire le papier.
E25, enseignante d’anglais, 34 ans, confirmée, 1 exclusion.
L’urgence se retrouve parfois dans les très courts résumés notés sur des feuilles volantes
(« cris, insultes, perturbations » rapport n°14 collège n°1), des séquences de mots clefs répétés
au fil des rapports pour expédier ce que l’on doit bien considérer comme du « sale boulot ».
Ces rapports sont traités comme une activité annexe par les enseignant·es (« il faut faire
du papier »). Les CPE accordent plus de sérieux à la rédaction de ces rapports qu’ils classent
précieusement dans des classeurs et ils peuvent réutiliser par la suite lorsqu’ils convoquent
les élèves ou leurs parents.
Ces courts messages posent problème : ils donnent à voir ce qui se passe dans la classe, ils
témoignent de moments de difficulté. Ainsi, comme l’exclusion de cours peut révéler une
difficulté à gérer sa classe, la narration des difficultés rencontrées peut devenir une
151
autocritique des enseignant·es révélant à leur hiérarchie leur incapacité à maintenir l’ordre
dans leur classe. Mais d’un autre côté, il s’agit de justifier l’exclusion. La narration doit ainsi
décrire des faits exceptionnels, inacceptables. L’écriture des rapports d’exclusion est ainsi une
écriture de guerre, réponse violente à la violence de l’élève, elle cherche à « frapper
l’adversaire et le nommer comme ennemi » (Laé, 2008, p. 251) Ces écritures « sous contrainte
professionnelle » peuvent être « agitées, parfois violentes, à l’articulation de l’institution, du
privé et des pratiques de contrôle continu » (Laé, 2008, p. 16). En tant que données, les
rapports d’exclusion constituent des documents lacunaires, traces instantanées de situations
auxquelles je n’ai pas assisté. Ils retranscrivent cependant, par le prisme d’un passage à l’écrit
situé, un moment de conflit en classe et ils constituent une petite fenêtre sur les désordres
scolaires. J’associerai et articulerai l’analyse de ces écritures fragiles à l’ensemble des données
que nous avons recueillies.
3. Le protocole d’analyse des données
Comme on peut le voir, les données recueillies dans cette thèse sont d’une grande
diversité. Afin de les traiter avec le plus d’efficacité possible, j’ai procédé à une mise en série
à travers un codage thématique des matériaux de l’enquête.
a. Retranscription des données
La première opération de traitement des données de l’enquête ethnographique a consisté
en une retranscription systématique du contenu des entretiens et des observations
enregistrées, mais aussi une formalisation des notes de terrain. Toute retranscription
représente une réduction de la richesse de l’oral enregistré, c’est pour cette raison que je me
suis obligé à réécouter régulièrement mes matériaux enregistrés afin de retrouver à plusieurs
reprises dans mon analyse les indices perdus de l’oralité. La retranscription écrite, la forme
que l’on consent à donner à l’expression orale, est déjà une forme d’interprétation du
matériau sonore, comme le souligne Bourdieu : « il est clair » dit-il « que la mise en écrit la
plus littérale (la simple ponctuation, place d’une virgule par exemple, pouvant commander le
sens de la phrase) est déjà une véritable traduction ou même interprétation. » (1993, p. 920).
J’ai cherché à m’inscrire au plus près du flux de l’oral, en conservant les silences, les
hésitations, les bégaiements, les pauses plus ou moins longues, les erreurs syntaxiques, les
expressions familières ou grossières, en ponctuant le discours afin d’essayer de restituer de la
manière la plus précise le rythme de l’oral. J’ai rattaché à chacune des personnes interrogées
des indicateurs de genre, d’âge, d’ancienneté dans l’établissement et dans l’éducation
nationale dans le tableau récapitulatif des entretiens. Je me suis aussi permis de compléter
les situations d’entretien, par des didascalies nécessaires à la compréhension du contexte de
l’entretien. De la même manière pour les observations retranscrites, ou pour les notes de
terrain, j’ai cherché au plus près des observations à décrire les éléments factuels nécessaires
à la compréhension des situations. J’ai retranscrit les entretiens et les observations en
conservant les marqueurs de l’oralité comme les élisions (« j’veux », « j’sais »), les hésitations
(« euh »), les omissions des marques de la négation (« j’peux pas »), etc. J’ai conservé les
erreurs qui concernaient les usages de la langue française.
152
b. Traitement des données
J’ai analysé les données ainsi retranscrites selon une méthode compréhensive (Dumez,
2016). Les transcriptions des entretiens et observations ont été codées afin de mettre en
lumière les systèmes de valeurs et les catégories opératoires des acteurs enquêté·es en
cherchant des récurrences ou des oppositions thématiques dans l’ensemble des données
recueillies (Kaufmann, 2016).
Dans un premier temps, j’ai traité les entretiens en catégorisant chacune des réponses
différenciées faites aux questions. A partir des réponses spontanées des enseignant·es
interrogés·e, j’ai pu entreprendre une catégorisation en identifiant des cadres de référence,
opératoires et idéologiques, qui tracent les perspectives des acteurs et des actrices par
rapport aux élèves et déterminent leur pratique relative de l’exclusion. La typologie que j’ai
cherché ainsi à constituer s’appuie sur le matériau empirique récolté : le classement effectué
a été confronté dans un second temps à d’autres cadres théoriques relatant les catégories de
l’entendement professoral, pour en discuter la pertinence, les références et la manière dont
se constituent ces doxas constitutives de l’agir enseignant.
Pour chacune des questions posées, et sans rentrer dans le détail de la réponse, j’ai étudié
la réponse spontanée du répondant ou de la répondante. Ces réponses induisent un
positionnement. Par exemple, lorsque je demande aux personnels de ces trois collèges : « estce que tu sais quels sont les effets de l'exclusion ponctuelle d'un cours sur l’élève exclu ? », une
partie de nos interlocuteurs et de mes interlocutrices va répondre à la question : « est-ce que
l’exclusion est une mesure efficace pour réformer des comportements d’élèves que je considère
comme déviant », alors qu’un autre groupe va répondre à la question : « est-ce que l’exclusion
fait du mal à l’élève ? ». J’ai cherché à catégoriser ces différentes réactions pour dresser les
différentes représentations qui régissent les raisonnements pratiques des personnels de ces
trois collèges. J’ai aussi été amené à quantifier ces positionnements différenciés, en particulier
pour montrer quels étaient les cadres de référence majoritairement mobilisés par les
enseignant·es.
Cette première exploration des données de la recherche m’a permis, d’autre part, au cours
de cette lecture exploratoire des entretiens, de procéder « à une sorte de pré-analyse »
(Henry & Moscovici, 1968, p. 40) qui m’a permis d’identifier des thématiques principales et
des thématiques secondaires mobilisées de façon récurrente dans les entretiens. A partir de
ces thématiques récurrentes, de leurs confrontations, de leur recoupement, j’ai pu établir une
liste qui a constitué ma grille de codage des matériaux de l’enquête. J’ai alors entrepris une
lecture systématique de l’ensemble des retranscriptions pour les analyser en fonction de ces
codages thématiques, mais en revenant régulièrement à une écoute de certains de ces
matériaux pour retrouver la richesse des informations sonores. Le codage réalisé correspond
ainsi à « une construction précaire dépendant de l’activité du chercheur » (Allard-Poesi, 2003,
p. 288). A partir de cette grille de codage, j’ai procédé à un découpage systématique des
énoncés, afin de les classer dans les rubriques correspondantes. Ces énoncés sont constitués
par des unités de signification qui peuvent être de longueur variable (des bouts de phrases,
153
des phrases, des paragraphes plus longs). J’ai d’autre part procédé de la même manière avec
les matériaux issus des observations, pour croiser les données issues des entretiens, des
observations, des rapports d’exclusion, des données chiffrées des logiciels de vie scolaire.
4. Enquêter sur son propre milieu professionnel : une
nécessaire réflexivité
Présenter les éléments constitutifs du point de vue de ma position dans l’interaction avec
mon objet de recherche, mes interlocuteurs et mes interlocutrices ou mon terrain semble
fondamental pour éclairer les conditions de production de mes données. « Pour évaluer un
travail en sciences sociales, » affirme ainsi Alice Goffman, « il est utile d’apprendre comment
le chercheur a découvert ce qu’il ou elle prétend savoir » ( 2020, p. 273). Mon statut d’homme
blanc, ayant exercé dans des terrains proches socialement et géographiquement de ceux de
mon enquête, mon statut d’ancien CPE, mon âge, mon métier d’enseignant en INSPE, tous ces
déterminants interagissent avec la réalité du terrain et doivent être l’objet d’une interrogation
réflexive.
a. Objectiver depuis une position située
Dans la situation d'enquête, l’interaction peut être déterminée par toute une série
d’éléments qui vont qualifier la relation et donc avoir une incidence sur les données
recueillies. La relation d’enquête « reste, quoi qu’on fasse, une relation sociale qui exerce des
effets (…) sur les résultats obtenus » (Bourdieu, 1993, p. 904). Il est donc nécessaire d'avoir
conscience de ce que construit cette relation du chercheur ou de la chercheure avec ses
interlocuteurs ou interlocutrices dans ce qu’ils ou elles expriment de leur pratique et sur leur
pratique. Ce rapport social construit des présupposés sur ce qui est attendu par le chercheur
ou la chercheure dans l’enquête. Il y d’autant plus de risques de voir émerger ces présupposés
que l’objet de recherche est un objet conflictuel, prompt à crisper les positions des agents
sociaux sur le terrain. Ces présupposés sont aussi déterminés fortement par la position réelle
ou supposée du chercheur ou de la chercheure dans le domaine des interactions sociales.
Ces effets de l’interrogation ont été d’autant plus délicats à interroger que j’entretenais
des relations de toutes sortes avec mes interlocuteurs sur le terrain. Cette hiérarchie des
rapports est induite par des déterminants d’âge, de genre et de statut social, qui interagissent
les uns avec les autres. Ainsi, mon âge relatif a pu me placer en situation de domination sur
certains agents sociaux plus jeunes que moi alors que cette domination disparaissait avec ceux
qui avaient mon âge ou étaient plus âgés que moi : notre ancienneté relative commune dans
le milieu de l’enseignement pouvant même créer des phénomènes de complicité (par exemple
lorsque E38 évoque les classes de CPPN (Classes Pré Professionnelles de Niveau), elle
m’associe à son expérience, dans une connivence d’ancien·ne ayant pu connaître ces
dispositifs oubliés). On peut noter aussi une forme particulière de l’interaction induite par
mon statut : d’une part celui d’ancien CPE, ayant exercé en lycée professionnel en éducation
prioritaire, dans un établissement dans lequel s’orientent de nombreux élèves de ces trois
collèges et donc dans un univers professionnel proche de celui des personnels de ces
154
établissements et sans doute pour certains d’entre eux, dans un établissement stigmatisé, qui
cumulent les plus grandes difficultés, puisque le système d’orientation hiérarchisé de
l’Éducation Nationale continue en France d’affecter majoritairement dans les lycées
professionnels, les élèves des collèges les plus éloignés de la norme scolaire. Ce passé
professionnel a fait de moi, dans une certaine mesure, un « sociologue-indigène » (Bajard,
2013) sur le terrain. J’ai été à plusieurs reprises renvoyé à cette intelligence pratique,
maîtrisant les savoirs de terrain, ce qui me permettait plus légitimement d’entrer en empathie
avec les difficultés et les souffrances de mes interlocuteurs et mes interlocutrices. Cette
appartenance à un univers partagé a été un des éléments facilitant mon entrée au cœur des
relations complexes inscrites entre les différents groupes sociaux de l’établissement. Ainsi,
ayant moi aussi exercé en éducation prioritaire et ayant donc subi certainement des difficultés
similaires à celles que vivaient les personnels de ces collèges, j’étais a priori considéré comme
« un des leurs », pouvant comprendre en pratique, dans ma chair, ceux que d’autres
chercheure·s, déconnecté·es de ces terrains, ne pourraient pas comprendre autrement
qu’intellectuellement.
b. Un chercheur aux visages multiples
J’ai d’autre part été reçu comme un enseignant de l’INSPE (Institut Supérieur du Professorat
et de l’Éducation). Ce statut a été plus ambigu et a induit des réactions différentes en fonction
des personnels. Ce rôle professionnel m’a accordé un statut valorisé d’un point de vue
hiérarchique. Il constitue de ce fait une carte d’entrée évidente, un « laisser passer » auprès
des directions des collèges. Il me place cependant dans une relation plus complexe avec les
autres personnels : si j’ai été identifié comme conscient, en pratique, de la difficulté d’exercer
en éducation prioritaire, je peux aussi être considéré comme un « social traitre », ayant quitté
depuis trop longtemps le terrain pour me rappeler ce que vivent les « collègues » au jour le
jour. En tant qu’enseignant·e de l’INSPE, je pourrais aussi être porteur de solutions pour les
enseignant·es les plus en difficulté. Ça a été clairement le cas pour les débutants qui à l’issue
des observations de classe me demandaient de formuler un jugement, une évaluation sur le
cours auquel j’avais assisté (« tu me diras ce que je peux améliorer » … « tu peux me dire ce
que tu en penses ? » … « si tu as des conseils à me donner je suis preneur… ») malgré toutes
les précautions prises lorsque j’expliquais la neutralité nécessaire de ma position
d’observateur en classe. Certains enquêté·es ont aussi produit des énoncés adressés au
chercheur, en cherchant à établir une connivence sur des références intellectuelles de valeur
élevée comme par exemple la principale du collège n°1 « on est sans cesse obligés d'avoir une
démarche euh, intellectuelle... (…) donc là j'définis intellectuel au sens deleuzien, du terme,
c'est à dire, quelqu'un qui questionne ses pratiques à ce titre, un ébéniste, un sportif peut être
un intellectuel » P67, ou un professeur d’arts plastiques non enquêté qui, après avoir entendu
mon sujet de recherche m’a demandé : « alors là c’est un sujet de philosophie, tu parles de
Michel Foucault ? ». La connaissance de ce statut peut entrainer au contraire une réaction de
défense, comme chez E49 qui fait référence à tout un corpus théorique « par rapport aux
théories de l'apprenti... 'fin aux théories des des ergono... ergonomes en tous cas » mais pour
mettre en avant la supériorité de ses connaissances pratiques « je veux bien qu'on me montre
155
des recherches factuelles qui démontrent ça : moi dans les faits, au quotidien je vois l'inverse »,
« les chercheurs disent une année moi j'pense que c'est faux » « on leur apprend
théoriquement hein, on va leur faire lire les travaux de Lahire ». De façon générale, dans la
réponse à mes questions, les enquêté·es pouvaient interpeller l’institution, à la fois pour
insister sur ce qu’il faudrait dire aux jeunes enseignant·es (et donc potentiellement à mes
étudiant·es), mais aussi pour justifier à travers moi des pratiques que les enseignant·es
revendiqueraient à l’adresse d’un interlocuteur hiérarchique abstrait. De ce point de vue,
certains échanges informels ont témoigné de projections par rapport à la lecture possible de
mes travaux : ne serais-je pas là dans un dessein beaucoup plus vaste de l’institution scolaire
visant à supprimer purement et simplement l’exclusion de cours ? Si cet échange a été sous
cette forme, très ponctuel et anecdotique, il n’en témoigne pas moins d’un point de vue qui
m’associait de façon plus générale à la hiérarchie de l’éducation nationale : aux inspecteurs et
aux inspectrices, aux chef·fes d’établissements, aux enseignant·es de l’université, bref un
groupe social éloigné des réalités de terrain, planqué derrière un bureau, mais puissant par
les prescriptions qu’il peut produire et faire peser sur le quotidien des professionnel·les de
terrain. Lorsqu’ils ou elles s’adressaient à moi ainsi, les enseignant·es construisaient dans leur
discours des formes de revendications pour des pratiques qui, si elles ne correspondent pas
au « pédagogiquement correct », constituent pour eux et elles, les pratiques efficaces de
terrain, nécessaires à mettre en œuvre pour s’en sortir dans des milieux scolaires difficiles.
Ainsi, le volontariat massif pour répondre à mon enquête des enseignant·es les plus anciens
du collège n°1 peut se lire comme un mouvement collectif pour imposer à ma recherche, le
discours construit de ce groupe dominant de la salle des profs et du collège.
c. Un CPE enquêtant sur l’exclusion
Pour les enseignant·es, le fait d’être CPE pouvait me placer du côté du groupe social des
personnels de vie scolaire et ainsi, en m’identifiant à cette catégorie sociale, me rendre
suspect de connivence et de parti pris dans les conflits internes des établissements ou au
contraire, me désigner comme expert des comportements déviants des élèves. Ma
connaissance de la nature des désordres en classe passait ainsi pour un allant-de-soi et il m’a
fallu à plusieurs reprises demander naïvement de décrire tout de même précisément ce qui
semblait à tou·tes être de l’ordre de l’évidence.
Ma relation avec les CPE enquêté·es a été évidemment doublement déterminée. D’une
part parce que dans les interactions les plus communes, je me définissais et ils ou elles me
définissaient comme un collègue. De façon régulière, dans les entretiens, on retrouve des
traces de ces interpellations complices « donc t'vois... oui je sais qu'tu sais... mais (rire...) le
métier, c'est aussi ça » CPE53. D’autre part, parce que mon statut dans l’académie où se
trouvent ces trois collèges me donne une place à part, qui peut susciter à la fois de
l’admiration (un statut qui me distingue parmi les CPE, qui fait de moi un personnage
important dans la profession), de l’envie (par rapport à un pair qui aurait accédé à une fonction
supérieure dans la hiérarchie, me rapprochant ainsi du corps des inspecteurs) ou de l’intérêt
(puisque que je possède le pouvoir de les faire accéder au statut de « maître de stage », ou de
156
leur permettre de dispenser des formations dans le cadre de la formation continue ou initiale
à l’université).
Il ne s’agissait pas cependant, concernant les CPE et la vie scolaire en général, uniquement
d’un statut, mais du partage de gestes professionnels communs. Par exemple, lorsqu’il s’est
agi de consulter les logiciels de vie scolaire, les CPE de ces établissements m’ont placé en face
de leurs ordinateurs, supposant que ma maîtrise des outils me permettait de m’en sortir sans
leur aide. Cela m’a permis, très ponctuellement, de renseigner des élèves se présentant à la
vie scolaire. Cela m’a permis aussi, naturellement, au cœur de mon enquête ethnographique,
de « faire le portail », avec les CPE, les chefs d’établissement et les AED. Cette familiarité si
elle doit être prise systématiquement en compte pour permettre de m’extraire régulièrement
de ma position de CPE, m’a ouvert les portes de situations précieuses. Toutes les situations
d’entretien individuel avec des élèves m’ont été accessibles naturellement, comme à un pair,
même dans les moments les plus intimes ou délicats (comme par exemple l’entretien du
21/12/2017 dans le bureau de la CPE55 du collège n°2 où une élève révèle qu’elle a été victime
d’un « frotteur » dans un « moulon » devant la grille du collège, ou l’entretien du même jour
où une élève pleure pour sa maman gravement malade et hospitalisée). « Faire le portail »
c’est-à-dire participer à un geste professionnel banal des CPE et des chef·fes d’établissement
m’a permis de recueillir des situations de coulisse exceptionnelles comme par exemple un
échange très informel entre la principale du collège n°1 et le CPE53 dans le coin fumeur du
collège, à la suite de l’entrée des élèves, à propos de la gestion de crise autour d’un élève le 2
février 2018 au cours duquel les personnels, fatigués, stressés, soumis à la pression du groupe
des enseignant·es, élaborent dans la confidence des stratégies de sortie de crise.
d. La familiarité avec le terrain et les enquêté·es
De façon plus précise, et malgré les précautions prises pour entrer dans un terrain inconnu,
j’entretenais déjà a priori des relations individuelles avec certains des enquêté·es. C’est le cas
évidemment de mes premiers « complices », ceux qui ont facilité mon entrée dans le terrain.
Pour le collège n°1, les CPE n°53 et n°54, pour le collège n°2 la CPE n°55 et l’enseignant·e n°24,
pour le collège n°3 l’enseignant·e n°42. A fur et à mesure de mon inscription sur le terrain, se
sont révélés d’autres complices : E14 par exemple, dans le collège n°1, compagnon d’une
étudiante que je préparais au concours de CPE au moment de l’enquête, l’enseignante n°9
compagne d’un de mes étudiants qui venait de réussir son CAPES de lettre au cours de l’année
universitaire, l’enseignante n°36 du collège n°2, qui était mon étudiante l’année précédente,
l’ATI (Accompagnateur Technique et Informatique) du collège n°2 ancien élève rencontré il y
a plus de vingt ans lors de mes débuts dans l’Éducation Nationale, l’enseignant n°47 frère d’un
enseignant avec lequel j’ai travaillé plus de dix années en lycée professionnel. Cette liste
pourrait se révéler anecdotique, elle représente cependant un réseau de relations préétablies
facilitant ma navigation au jour le jour dans les conflits et me permettant d’esquiver les risques
toujours présents de mise à l’écart par les salles des professeurs. Ainsi, dans un moment
d’échange convivial en salle des professeurs, E35 m’interpelle : dans le collège n°2, les CPE, en
accord avec les chefs d’établissement, ont décidé de fermer l’accueil de la vie scolaire durant
157
la récréation de l’après-midi pour permettre aux AED d’être plus présent·es sur le terrain et
aux CPE de pouvoir travailler sans être submergées par le flux continu d’élèves. Cette mesure
crée de l’exaspération parmi les enseignant·es et E35 m’interpelle : « toi qui formes les CPE,
tu peux nous dire qu’on fait pas comme ça normalement ! ». Il s’agit évidemment de m’amener
à prendre parti dans un conflit interne à l’établissement. L’ATI du collège qui fumait à ce
moment-là une cigarette avec nous, intervient : « mais Julien, c’est Depardon, c’est la Suisse…
il est neutre, tu peux pas lui demander de prendre parti ». L’ATI fait ainsi référence à un
cinéaste documentaire, réputé pour sa neutralité dans son approche du réel, que nous avions
étudié dans le lycée d’éducation prioritaire où j’intervenais et dans lequel il était alors mon
élève. Cette interruption nous permet alors d’évoquer cette très ancienne relation et de
passer d’un échange potentiellement explosif pour moi, à un registre d’interaction beaucoup
plus léger, nous ramenant à la convivialité de la salle des professeurs. C’est ce type de levier
qui m’a aidé à me faufiler au quotidien entre les pièges pour conserver un laisser passer dans
tous les espaces des collèges.
Ayant exercé en tant que CPE pendant plusieurs années dans la ville dans laquelle se
déroule ma recherche et étant durant cette recherche et encore aujourd’hui, enseignant·e
dans l’INSPE de l’académie, ma position par rapport à mon terrain d’enquête et à mon objet
de recherche n’est pas neutre. Mes différentes identités professionnelles ont ainsi été d’un
point de vue pratique à la fois des facilitateurs et des contraintes, qu’il m’a fallu prendre en
compte, dans les stratégies d’entrée sur le terrain, mais aussi dans la constitution des données
recueillies. D’un point de vue épistémologique, ma familiarité avec les terrains et les milieux
professionnels se doit d’être interrogée. Identifier les points de familiarité avec notre objet de
recherche, nécessite de questionner le dogme de la « neutralité axiologique ». Maud Simonet
et Delphine Naudier (2011) ont montré comment cette prétendue neutralité axiologique a été
pendant des années le moyen d’imposer la norme académique dominante (« le point de vue
apparemment neutre d’une science androcentrée et bourgeoise » (Naudier & Simonet, 2011,
p. 9). Si l’on considère que la familiarité « constitue pour le sociologue l’obstacle
épistémologique par excellence parce qu’elle produit continûment des conceptions et des
systématisations fictives en même temps que (leurs) conditions de crédibilité » (Bourdieu et
al., 1983, p. 27), il faut aussi admettre que les chercheur·es entretiennent a priori dans toutes
situations d’enquête, une forme de familiarité avec le quotidien qu’ils ou elles décident
d’étudier. La distance critique induite par une nécessaire réflexivité devrait donc porter sur
toutes les situations d’observation, qu’elles soient sur le terrain ou en laboratoire. La
familiarité s’inscrit ainsi dans « la dialectique sans fin entre le rôle de membre (qui participe)
et celui d’étranger (qui rend compte) » cette dialectique est « au cœur du concept même de
travail de terrain » (Hughes, 1996, p. 275). Il semble que l’on puisse affirmer que cette
dialectique est au cœur de la production de la connaissance dans le domaine des sciences
sociales, et en particulier dans celui des sciences de l’éducation, domaine dans lequel les
chercheur·es entretiennent toujours une forme de familiarité avec leur objet de recherche.
158
Ma familiarité avec mes terrains de recherche m’a ainsi constitué en « sociologue
indigène » (Schwartz, 2011, p. 13) ou plus précisément « “ethnologue-métis“, personne qui
étudie un milieu qu’elle connaît, mais dont elle ne fait pas partie en raison de ses expériences
et appartenances propres. » (Bajard, 2013, p. 10). Si cette position engagée dans l’enquête
nécessite d’interroger sans cesse les prénotions héritées de mon expérience d’élève, puis de
mon milieu professionnel qui viendraient biaiser ma collecte de données et leur analyse, les
connaissances du chercheur familier ou de la chercheure familière de son terrain d’enquête
permettent d’en décoder plus rapidement le fonctionnement et les enjeux : « les
connaissance préalables donnent une avance pour déterminer les problèmes à étudier et
interpréter les données qui peuvent sembler négligeables si on ne connaît pas le contexte »
(Becker, 2020, p. 205). Dans le milieu professionnel de l’éducation qui est parcouru par de
forts antagonismes, ma position située a priori pouvait m’impliquer comme partie prenante
des conflits ouverts entre les groupes sociaux. Il m’a fallu alors développer une forme
d’ « empathie critique » (Barrère, 2005) pour dépasser des affinités déterminées par les
catégories critiques que j’avais incorporées et effectuer ainsi dans ces établissements un
mouvement de va-et-vient nécessaire à travers les différents groupes sociaux. Ce mouvement
a été facilité par la multiplicité de ces rapports électifs.
5. Mon entrée dans des territoires scolaires sous tension
L’exclusion ponctuelle de cours est une question délicate pour les personnels des
établissements scolaires. Elle induit entre les différents pôles de ces établissements
(enseignant·es, vie scolaire, direction) mais aussi entre les différents personnels, des frictions
qui peuvent devenir des conflits parfois violents. Lorsque j’ai été amené à présenter pour la
première fois mon objet de recherche aux relais qui allaient me permettre de pénétrer dans
les collèges, toute une série de réserves et de précautions m’ont été adressées, comme si je
m’aventurais sur un terrain miné. Un inspecteur, auquel je demandais de l’aide pour
constituer mon choix de collèges, me fit ainsi remarquer qu’il s’agissait d’un sujet explosif,
capable de « mettre le feu aux établissements ». J’ai donc dû établir des stratégies, afin de me
faire accepter dans les collèges en question et de pouvoir y mener ma recherche sans susciter
de réaction de rejet. Cette entrée sur le terrain s’est déroulée de façon différente dans chacun
des trois collèges et a été déterminée par des éléments constitutifs de ma fonction, par les
liens existants préalablement avec les personnels de ces établissements et par la culture
propre à chacun de ces collèges.
Objectiver la réalité de la situation des établissements qui constituent mon terrain
d’enquête, représentait en soi un véritable enjeu. En effet, je me suis retrouvé à plusieurs
reprises, dépassé par le caractère exceptionnel de ce que j’observais. Le contexte de ces trois
établissements scolaires dépasse l’entendement : la simple description factuelle des lieux, de
l’environnement urbain, des conditions objectives de vie des élèves qui y mènent leur scolarité
m’a plus d’une fois mis en difficulté. En effet, comment retranscrire cette réalité sans tomber
dans le pathos, sans donner l’impression d’en faire trop ? Ce sera le cas par exemple lorsque
je serais amené à décrire le collège n°2. Pour reprendre l’expression populaire, la réalité
159
dépasse ici la fiction. Je me suis donc interrogé sur ma confrontation à ce champ social à ce
point dégradé, et au risque, par une description objective, de décrédibiliser mon propos.
Inversement, face à l’âpreté du contexte, à la précarité des conditions de travail et d’existence
dans lesquelles se retrouvent mes enquêté·es, n’y a-t-il pas un risque d’atténuer la réalité,
d’en donner une version édulcorée qui trahirait mes interlocuteurs et mes interlocutrices en
enjolivant leur quotidien ? De la même manière, dans ce contexte social dégradé et dans ces
conditions d’exercice difficiles de la mission éducative, l’observation des pratiques de
l’exclusion ponctuelle de cours a pu me confronter à des situations éducatives dont la
médiatisation pose problème. Donner à lire certains rapports d’exclusion, décrire certaines
exclusions ou retranscrire certains propos de certain·es professionnel·les pourrait ainsi relever
du scandale, pour paraphraser l’inspecteur général de l’Éducation Nationale Didier Bargas : si
l’opinion publique connaissait la nature de ce phénomène, ce serait sans doute un « tollé
national » (2014, p. 47). La restitution écrite de mon enquête, parce qu’elle se place dans ce
contexte exceptionnellement pauvre et dans un système éducatif dégradé, parce qu’elle
s’interroge sur une pratique punitive, comporte le risque de la trahison de mes interlocuteurs
et de mes interlocutrices. Je pourrais ainsi reprendre à mon compte les inquiétudes de Didier
Fassin lorsqu’il affirme que « écrire, c’est toujours trahir. » (2015, p. 58) Ce risque concerne
aussi bien les personnels enquêtés : « ceux qui n’ont fait confiance, m’ont permis de pénétrer
leur quotidien, m’ont dit et laissé voir des choses qu’ils n’ont pas forcément envie que l’on
sache. » (2015, p. 58) que l’on pourrait trahir en révélant des parts de leur activité qu’ils et
elles souhaiteraient, malgré leur accord explicite de médiatiser leurs propos, garder cachés. Il
concerne aussi la restitution de « cette réalité dont la description et l’interprétation résultent
de choix qui ne parviennent jamais à en restituer entièrement ni même à en énoncer les
complexités et les ambiguïtés » (2015, p. 59).
J’ai dans ce chapitre décrit le processus méthodologique mis en œuvre pour recueillir les
données de ma recherche dans les trois collèges de l’éducation prioritaire renforcée. J’ai
montré comment l’enquête ethnographique s’inscrit dans la logique du cadre conceptuel de
la sociologie de la déviance, adaptée à une étude située de la pratique de l’exclusion
ponctuelle de cours, puis explicité les différents types de données produites sur le terrain. J’ai
ensuite donné des pistes méthodologiques du traitement de ces données, enfin, j’ai cherché
à mener une réflexion sur ma position familière par rapport à mes terrains d’enquête. Dans le
chapitre 5 à venir, je propose de réaliser à présent une description du territoire dans lequel
s’est déroulée ma recherche et de chacun des contextes de mon terrain.
160
Chapitre 5 : trois collèges de la très grande pauvreté
Les caractéristiques des populations accueillies dans les trois collèges de notre enquête
sont équivalentes, il s’agit dans les trois cas d’élèves vivant dans des situations de grande
pauvreté, plus que dans la plupart des collèges de l’éducation prioritaire renforcée. Ces
chiffres sont supérieurs à ceux des collèges de l’éducation prioritaire renforcée en France,
dans l’académie et dans la ville de l’enquête.
Figure 10 : comparaison des populations scolaires des trois collèges enquêtés
Collège n°1
Collège n°2
Collège n°3
Collèges
REP+
académie
Boursiers
85.5 %
85.8 %
78 %
77 %
Boursier de Taux 3
49.2 %
50.3 %
44 %
39.2 %
Familles défavorisées 85.6 %
80.4 %
83.2 %
66 %
Source : fiches établissements de l’académie de l’enquête, 2017-2018
Collèges
REP+
France
64 %
31.8 %
65 %
Ces trois collèges ont la particularité, pour l’éducation prioritaire renforcée, de se trouver
dans un secteur géographique proche du centre-ville et extrêmement bien desservi par les
transports en commun. Le collège n°1 a fait l’objet d’une rénovation de qualité et offre ainsi
des locaux agréables à ses personnels et pour ses élèves. Si le collège n°3 n’a pas fait l’objet
d’une rénovation récente, ces locaux de deux anciennes écoles primaires, en bon état,
spacieux et agréables offrent aussi un cadre de travail de qualité. Au contraire, le collège n°2
qui attend depuis vingt ans d’être rénové, situé sous une passerelle autoroutière, au fond
d’une impasse, dans un quartier fortement paupérisé et stigmatisé, offre à ses personnels et
à ses élèves des conditions de travail à peine concevables tant elles sont dégradées. Ces
différentes caractéristiques induisent des comportements très différents de la part des
personnels de ces trois collèges. Dans les collèges n°1 et n°3, on constate peu de demandes
de mutation, de « turn over », ce qui a amené à constituer une population d’ancien·nes,
véritables « piliers » des établissements, particulièrement dans le collège n°1. La figure n°11
montre ainsi que le taux de demande de départ est très faible dans le collège n°1, faible dans
le collège n°3 et au contraire très fort dans le collège n°2 (le taux de référence pour l’éducation
prioritaire renforcée étant en France de 17 %), ce qui induit un taux d’enseignant·es ayant plus
de huit années d’ancienneté très important dans le collège n°1 et au contraire un nombre très
important d’enseignant·es ayant très peu d’ancienneté dans le collège n°2.
161
Figure 11 : comparaison de l’ancienneté relative des personnels dans les trois collèges
Collège n°1
6.9
29 %
Collège n°2
3
45 %
Collège n°3
5.4
34.6 %
Ancienneté moyenne
Enseignant·es ayant – de 2
années d’ancienneté (%)
Enseignant·es ayant + de 8
35.3 %
26.9 %
25 %
années d’ancienneté (%)
Taux de demande de départ
9.3 %
23 %
14.3 %
Source : fiches établissements de l’académie de l’enquête, 2017-2018
Le collège n°1 mène une politique qui favorise l’orientation de ses élèves à l’issue de la
troisième vers l’enseignement professionnel, avec une orientation nettement plus importante
en CAP que dans les deux autres collèges, alors que la réussite du collège n°3 est clairement
corrélée dans le discours du principal, mais aussi des enseignant·es, à la réussite des élèves
dans les filières de l’enseignement général. Les éléments à notre disposition nous permettent
d’affirmer que les élèves décrochent plus dans le collège n°2 et plus encore dans le collège
n°3, au contraire du collège n°1 où le décrochage semble moins important. La figure n°12
présentée ci-dessous synthétise ces différentes cultures d’établissement par rapport à
l’orientation.
Figure 12 : comparaison des performances scolaires des élèves des trois collèges enquêté·es
Collège
n°1
39.2 %
37 %
21.7 %
0.7 %
80 (+6)
1.4 %
Collège
n°2
48.4 %
37.3 %
4%
3.2 %
74 (0)
6.3 %
Passage 2nde générale
Passage en 2nde professionnel·le
Passage en CAP
Redoublement
Taux d’accès de la 6ème à la 3ème
Elèves sans solution scolaire à l’issue de la
troisième
Source : fiches établissements de l’académie de l’enquête, 2017-2018
Collège
n°3
52%
24.4 %
13 %
0.8 %
74 (-1)
9.8 %
Dans ce chapitre, nous décrirons d’abord le territoire urbain particulier dans lequel sont
inscrits les trois collèges de notre étude, mettant en avant les caractéristiques sociales
constitutives de ce territoire de la très grande pauvreté. Nous expliciterons ensuite chacun
des contextes particuliers de ces trois établissements, leur environnement urbain direct, les
caractéristiques socioéconomiques des élèves qui y sont scolarisés. Sans chercher à présenter
des monographies de ces établissements, nous décrirons les cultures et les ambiances dans
lesquelles sont plongés ces trois établissements. Nous présenterons ainsi les déclinaisons
particulières de l’exclusion ponctuelle de cours telle qu’elle s’y pratique.
162
1. Le territoire de l’enquête, le quartier le plus pauvre d’Europe
J’ai choisi les collèges qui constituent mon terrain d’enquête parmi les établissements de
l’éducation prioritaire renforcée parce qu’ils sont tous les trois inscrits au cœur d’un des
territoires les plus pauvres de France et d’Europe, dans la perspective de constituer un
échantillon dans lequel je pourrais retrouver une pratique importante de l’exclusion de cours,
dans un contexte géographique et social cohérent. J’ai ainsi décidé d’écarter dès le départ la
possibilité de constituer un échantillon de collèges représentatifs des différents types de
collèges constitutifs du système éducatif français, par exemple en choisissant un collège classé
dans l’éducation prioritaire renforcée, un autre accueillant une population scolaire plus mixte,
et un troisième plus bourgeois avec une population d’élèves très favorisée. Ce type d’étude
comparative pourrait avoir son intérêt dans l’avenir, pour confirmer potentiellement des
résultats de ma recherche. Les trois établissements choisis accueillent au contraire une
population scolaire équivalente socialement, scolairement, culturellement, ethniquement. Ils
sont implantés dans un territoire urbain cohérent, à dix minutes à pied l’un de l’autre. En
enquêtant des établissements semblables du point de vue de leurs populations scolaires, j’ai
l’opportunité de comparer des pratiques locales très diverses qui actualisent mon objet de
recherche en fonction des politiques d’établissement, de l’ambiance propre à chacun de ces
collèges, de l’impact du pilotage impulsé par les personnels de direction, de la culture de ces
établissements, de leur histoire, et de l’influence des relations, conflictuelles ou non, entre les
différents groupes sociaux et professionnels de ces collèges. Cela me permet d’observer et
d’analyser les mécanismes à l’œuvre qui participeraient d’un « effet établissement » (Cousin,
1998) dans ces trois différents collèges, autour de mon objet de recherche. De ce point de
vue, j’ai écarté le choix d’un échantillonnage aléatoire quantitatif des pratiques de l’exclusion
pour rechercher une logique d’échantillonnage théorique (Glaser & Strauss, 2010), c’est-àdire une logique dans laquelle je vais pouvoir observer cette pratique de l’exclusion ponctuelle
de cours dans des contextes où elle se retrouve le plus souvent possible, de manière à
effectuer une comparaison exhaustive entre chacune de ces pratiques.
Mon choix s’est porté sur ces trois collèges pour des raisons liées au territoire lui-même,
son caractère exceptionnel, la richesse et les contrastes existant entre ces trois
établissements, mais aussi pour des raisons personnelles. En effet, ayant exercé comme CPE
dans le centre-ville de la ville dans laquelle se déroule mon étude, ayant été acteur du réseau
d’établissement, ayant des enfants et des enfants d’amis scolarisés dans des établissements
de la ville, étant d’autre part enseignant dans l’INSPE de l’académie, j’ai une connaissance
importante des établissements de la ville, de ses personnels, de leurs fonctionnements,
remontant parfois à plus d’une vingtaine d’années. Les trois collèges en question étaient pour
moi totalement inconnus et donc, dans une certaine mesure, des terrains d’étude a priori
neutres, même si j’y ai retrouvé des personnels qui me sont familiers.
163
La ville de l’enquête est une ville « duale », marquée par une division nette entre le nord
populaire et le sud bourgeois de son territoire, qui laisse apparaître cependant des clivages
territoriaux locaux, dont l’évolution recompose, sous l’action des programmes de
réhabilitation la carte des ségrégations urbaines « lisible, à grands traits, dans la géographie
scolaire » (Audren, 2015, p. 149). Les trois collèges qui constituent le terrain de mon enquête
ethnographique se situent au cœur d’un arrondissement paupérisé et enclavé de cette grande
métropole du sud-est de la France. Ce sont les trois seuls collèges publics de cet
arrondissement, deux collèges privés de l’enseignement catholique complétant l’offre
scolaire. Ce territoire souffre, par rapport au reste de la ville, d’une image fortement
dégradée : il est régulièrement qualifié de « quartier le plus pauvre d’Europe » par ses
habitants, ceux de la ville, mais aussi par les personnels des collèges enquêtés (« maintenant
on est dans le quartier le plus pauvre de France... et l'troisième plus pauvre d’Europe...
cinquante pour cent d'la population en d'ssous du seuil de pauvreté... » nous dira la principale
du collège n°1). Il s’agit selon L’INSEE44 de l’arrondissement de France métropolitaine le plus
démuni : plus d’un habitant sur deux y vit sous le seuil de pauvreté (54.2 % en 2015 contre
14,2% au niveau national) le taux de chômage des 15-65 ans s’élève à 31,3 % contre 14,2% au
niveau national. Les foyers sont à 43% constitués de familles monoparentales, 11,7% des
ménages vivent en situation de surpeuplement aggravé et 15.9% en situation de
surpeuplement modéré (contre 3% au niveau de la métropole). 24 % de la population de
l’arrondissement est immigrée, 47,5% de la population est en lien avec l’immigration45. Le parc
immobilier compte plus de 35 % d’habitat indigne contre 6% sur l’ensemble du territoire
national (Nicol, 2015). En dehors de la grande cité dans le nord de l’arrondissement, parmi les
plus pauvres de la ville et du pays, l’habitat se compose principalement « de petits immeubles
vétustes, dégradés, souvent insalubres, parfois squattés » (Mucchielli, 2016, p. 63). Il s’agit
ainsi d’un secteur comparable au nord de la ville sans doute plus démuni encore, un secteur
de transit, où arrivent les populations immigrées les plus fragiles et qu’elles quittent
lorsqu’elles ont obtenu un logement social, selon le témoignage de la principale du collège
n°1.
Alors par rapport on va dire, aux collèges des quartiers nord, on a une base élève euh,
beaucoup moins stable, (…) euh, puisqu'on est en centre-ville donc marchands
d'sommeil euh... pas d'logements sociaux donc euh... donc une population très mobile
c'qui euh... (…) quand les familles arrivent, euh... ben généralement y demandent un
logement social, donc les logements sociaux y sont plus dans [les quartiers du nord de
la ville] donc c'qui fait qu'on a moins d'rotation que dans les REP+, euh là-bas, c'est c'est
vraiment sur le centre-ville où ça change tout l'temps quoi... donc ça c'est lié au au
quartier...
Principale du collège n°1.
44
Les chiffres suivants sont issus des statistiques de l’INSEE, dossier complet pour l’arrondissement concerné
pour l’année 2015.
45
Population vivant dans un ménage où au moins une personne est immigrée.
164
Dans cet arrondissement pauvre et accueillant une population importante d’immigrés sans
papiers, le travail au noir et l’économie souterraine constituent une part importante des
revenus des ménages. Une antenne de Médecins du monde s’est installée au cœur de cet
arrondissement, elle y soigne des maladies qui peuvent sembler appartenir à un autre temps :
la dengue, la gale, la tuberculose. Les adolescents scolarisés dans les collèges de l’enquête
cumulent ainsi les handicaps des familles les plus précaires. Bernard Lahire rappelle les
conséquences concrètes pour les élèves de la vie dans ces territoires disqualifiés :
(…) habiter un logement de fortune, vivre dans un logement surpeuplé, être logé dans
une habitation dégradée, connaître des difficultés pour se chauffer, une installation
électrique défectueuse ou ne pas posséder de sanitaires (…) ces contraintes
matérielles sont à l’origine d’une somme de difficultés qui empêchent de se conformer
aux attentes des institutions, notamment scolaires. Être à l’heure tous les jours,
propre, nourri, et reposé, est un problème quotidien. (Lahire, 2019, p. 937)
Le territoire de l’enquête est entouré par des quartiers présentant des réalités
socioéconomiques bien différentes. Au sud, le centre-ville historique est accessible à quelques
minutes de marche à pied, avec ses monuments, son port de plaisance, ses rues
commerçantes, ses équipements culturels et son offre de services publics. Le centre-ville,
longtemps laissé à l’abandon par les différentes municipalités, fait l’objet d’un vaste plan de
rénovation et de piétonnisation. Les locations de logements sur les plateformes collaboratives
se multiplient, les touristes et les croisiéristes envahissent les rues en voie de gentrification.
Le centre-ville accueille cependant encore des poches de pauvreté importantes et un habitat
dégradé : au cours de l’automne 2018 deux immeubles s’y sont effondrés, causant la mort de
huit de leurs habitants. Depuis ces effondrements, de nombreux logements ont été frappés
d’insalubrité, dans le centre-ville mais aussi dans l’arrondissement qui regroupe nos
établissements enquêtés, ce qui a causé l’expulsion des habitants, relogés dans d’autres
quartiers de la ville obligeant certains élèves à effectuer de longs trajets en transports en
commun pour se rendre dans leurs collèges. Lorsque l’on parcourt l’arrondissement, on
retrouve régulièrement ces immeubles frappés d’insalubrité, signalés par des affiches
placardées par les équipes municipales, aux portes d’entrée cadenassées, aux façades
lézardées, entourés par les plots en bétons qui les isolent des rues et protègent les passants
d’éventuelles chutes de gravats. Au nord, se trouvent les arrondissements périphériques de
la ville, regroupant les grands ensembles construits dans les années 1960 au milieu de noyaux
villageois anciens, de résidences pavillonnaires, et une activité industrielle encore importante
en lien avec le port de marchandise (raffineries de sucre, usines de production de boissons
alcoolisées, savonneries, marché de gros alimentaire). Ces arrondissements rassemblent
l’ensemble des zones franches de la ville. A l’ouest, émerge un secteur géographique en pleine
rénovation urbaine avec la création d’un quartier d’affaires, de logements neufs, d’un front
de mer commerçant à destination des habitants de la ville et de ses touristes, d’un hôpital
privé, des archives départementales, d’un multiplexe luxueux de salles de cinéma, d’un
théâtre, du FRAC (Fond Régional d’Art Contemporain). L’arrondissement dans lequel se
165
déroule l’enquête regroupe quatre quartiers : celui du collège n°2 à l’ouest, du collège n°1 au
sud, du collège n°3 à l’est. Le quatrième quartier se situe au nord de l’arrondissement, on y
trouve une très grande cité, copropriété privée à l’image fortement dégradée, théâtre régulier
de règlements de comptes meurtriers. Les élèves de cette cité sont scolarisés pour partie dans
le collège n°2 pour partie dans un collège situé plus au nord, dans un autre arrondissement.
Les trois quartiers sont isolés du centre-ville au sud, par la gare et les lignes de chemin de fer,
au nord par une passerelle autoroutière aérienne. Les quartiers des collège n°1 et n°2 sont
séparés par une autre voie autoroutière aérienne. Les quartiers des collèges n°2 et n°3 sont
séparés par un large boulevard, saturé par le trafic automobile, aménagé au XIXe siècle pour
relier la gare centrale au port marchand. La figure n°13 schématise la répartition géographique
de ces trois collèges dans ces quartiers et montre les frontières physiques qui les enclavent et
les coupent du reste de la ville.
Figure 13 : schéma de la situation géographique des trois collèges
Je me suis rendu dans ces trois collèges depuis le centre-ville, généralement à vélo ou à
pied. Mon rapport avec les territoires de l’enquête est ainsi déjà déterminé par un
déplacement, par un trajet qui me contraint à franchir des frontières, à passer d’un paysage
166
urbain à un autre, à subir dans ma journée, un dépaysement. Je pénètre sur le territoire des
établissements scolaires enquêtés en effectuant un itinéraire bien différent de celui
qu’empruntent les enquêtés. Il est nécessaire de prendre en compte les conséquences de
cette excursion en secteur géographique étranger : entrer sur le terrain en traversant la ville
depuis son domicile, ou en utilisant un réseau de transports en commun m’amène à réaliser
une expédition. Si l’ensemble des personnels de ces collèges subissent à leur niveau les
conséquences d’un contexte précarisé, les élèves vivent eux à l’intérieur dans cet univers
enclavé, et ils se rendent dans les collèges depuis les immeubles, les rues, les quartiers voisins,
alors que le chercheur ou la chercheure et les enseignant·es regagnent en fin de journée, des
rues sécurisantes, des appartements chauffés et salubres.
2. Le collège n°1 : une vitrine de l’éducation prioritaire
Le premier des trois collèges que nous avons enquêtés se présente comme un pôle
d’excellence pédagogique de l’éducation prioritaire renforcée. Les relations entre les
personnels s’y structurent cependant autour de conflits très vifs entre les différents groupes
sociaux qui le composent. Ces clivages entre les personnels ont fortement déterminé mon
inclusion sur ce terrain. Dans ce contexte, face aux injonctions stigmatisantes de la direction
de l’établissement qui souhaiterait diminuer le nombre d’exclusions ponctuelles de cours, les
enseignant·es s’organisent entre eux pour exclure librement les élèves.
a. un laboratoire pédagogique
La gare centrale de la ville, bâtiment de la fin du XIXe siècle entièrement rénové. Une vaste
esplanade conçue comme une rue, ponctuée de pins, dotée de commerces, reçoit
quotidiennement 45 000 voyageurs. Les bâtiments, recouverts d’une verrière monumentale
à l’ossature en fer forgé, accueillent un pôle de transport intermodal : des lignes ferroviaires
nationales et régionales, le réseau de transport urbain bus et métro, les lignes de bus de la
métropole et les réseaux d’autocar régionaux et nationaux. En face de la gare, se trouve le
campus de l’Université des sciences. Pour se rendre au collège n°1, il faut longer vers l’est, les
murs de brique d’un lycée polyvalent reconstruit après la dernière guerre mondiale, implanté
dans les locaux de deux anciennes écoles primaires. Le collège n°1 a été aménagé dans une
ancienne annexe de ce lycée, à la rentrée de l’année scolaire 1977. On tourne à gauche, dans
la ruelle qui jouxte les locaux de l’Université. Tout au bout, le collège n°1 est encadré, lorsque
l’on fait face au portail d’entrée, par les bâtiments de l’université des sciences sur la gauche,
et par ceux d’une école primaire, aménagée dans un bâtiment de la fin du XIXe siècle, aux
allures de bastide provençale. L’entrée du collège a été réaménagée à la rentrée 2018 dans le
cadre d’un grand plan de mise en sécurité des collèges du département : après avoir franchi
une porte incluse dans un portail de métal d’une hauteur de plus de cinq mètres, commandé
par le personnel de loge, on doit franchir un ensemble de tourniquets à accès sécurisé
fonctionnant avec des badges, qui a été installé pour empêcher les intrusions extérieures et
contrôler le flux des élèves. Un AED nous explique lors d’un échange informel que les élèves
ont réagi à cet aménagement en affublant le collège du nom du centre de détention de la ville.
167
Cette double entrée sécurisée, qui complique dans les faits la gestion du flux d’élèves par les
personnels de surveillance offre un nouveau jeu aux élèves qui apprennent très vite à trouver
les codes pour ouvrir le portail. Ces codes doivent être ainsi changés une fois par semaine. Le
croquis présenté ci-dessous montre cet environnement rénové et verdoyant.
Figure 14 : croquis de l’entrée du collège n°1
Le collège a été entièrement rénové en 2013, l’entrée tourne maintenant le dos au quartier
dans lequel est recruté une majorité des élèves, au nord, en contrebas de l’établissement.
Dans une discussion informelle, E9 m’a rapporté le retournement de perspective induit par le
déplacement de cette entrée, qui éloigne le collège de la vie d’un quartier dégradé, pour
l’ouvrir sur la gare, sur l’université, et l’oriente vers le centre-ville. Après avoir passé les larges
tourniquets de grande hauteur, en acier peint en blanc, activés automatiquement par des
systèmes de reconnaissance de badges, on se retrouve dans une petite cour à ciel ouvert,
fleurie, où les enseignant·es attachent leurs vélos. La montée de quelques marches, permet
de rejoindre la première cour de récréation, destinée aux plus jeunes des élèves du collège,
ceux des classes de 6ème et de 5ème. Elle est encadrée à droite par un bâtiment de salles de
cours, à gauche par une clôture en métal séparant le collège de la cour de récréation de l’école
primaire en contrebas. Au fond, des portes vitrées permettent aux élèves d’accéder aux salles
de classe et aux bâtiments de l’administration. Les fenêtres de la façade de gauche sont
soulignées par de grands panneaux d’aluminium qui alternent les trois couleurs primaires
rouge bleu et jaune. La seconde cour, destinée aux élèves de quatrième et de troisième, se
situe à l’arrière de ce bâtiment. La façade rénovée est recouverte de bardage de bois exotique.
168
L’apport de cette rénovation dans le climat scolaire de l’établissement est noté par les
personnels : « le fait qui est, le collège soit dans un mauvais état, ça participait au fait qui soit
anxiogène, pour les élèves, mais aussi pour les personnels... Euh, puis il a été entièrement
refait, des couleurs » CPE53. Un petit bâtiment perpendiculaire, dans la continuité du
bâtiment administratif, accueille la salle des professeurs. En contrebas, une petite cour
aménagée permet aux personnels fumeurs de se rassembler sur des chaises de jardin. En
dessous de ce « coin fumeurs », un espace de type jardin urbain partagé a été aménagé par
les élèves. Il participe de la labélisation « établissement en démarche de développement
durable » de niveau 3 du collège. Le schéma ci-dessous montre la répartition de ces différents
locaux.
Figure 15 : schématisation de la répartition des espaces du collège n°1
Encadré n°1 : caractérisation des élèves et des personnels du collège n°1
Le collège accueille six classes par niveau, deux classes de troisième sont des « prépa-pro »
des classes qui pré-orientent les élèves vers la voie professionnelle à la fin de la quatrième.
L’ensemble est complété par un atelier relais (qui scolarise dix élèves de 4ème et 3ème en
situation de décrochage, pour des sessions de six semaines trois fois dans l’année, provenant
majoritairement d’autres collèges) un dispositif UPE2A (Unité Pédagogique pour Élèves
Arrivants Allophones) pour les élèves non-francophones et des dispositifs en lien avec la
protection juridique de la jeunesse qui scolarisent 36 élèves de troisième à l’extérieur des
murs du collège. Le collège n°146 accueille 565 élèves, dont 88 % sont boursiers et 55 % ont le
taux de bourse le plus important qui existe (taux 3), ce qui est très nettement supérieur à la
46
L’ensemble des chiffres qualifiant les trois collèges sont issus des fiches établissements qui étaient
accessibles sur internet jusqu’au printemps 2019. Nous avons pris comme référence l’année 2017-2018 pour
les trois collèges.
169
moyenne départementale (32 % et 12% de taux 3) académique (31 % et 11% de taux 3) ou
nationale (25 % et 8 % de taux trois), et aux taux de bourse de l’éducation prioritaire (77 % de
boursiers au niveau académique et 63% au niveau national, 40% de taux 3 au niveau
académique, 28 % au niveau national). Ces pourcentages en font l’un des collèges accueillant
le plus d’élèves boursiers de l’académie. Selon la principale du collège, les élèves non boursiers
de l’établissement sont dans une situation de « non recours » c’est-à-dire qu’ils n’ont pas fait
valoir leurs droits à temps ou correctement ou encore qu’ils ne sont pas en situation régulière
sur le territoire français et de ce fait ne peuvent bénéficier de bourses nationales. Les élèves
du collège sont issus de catégories sociales défavorisées pour 85.6 % (contre 37 % au niveau
académique et 39% au niveau national dans l’ensemble des collèges et 66 % dans les collèges
REP+ de l’académie et 65 % dans les collèges REP+ de France). 70 % des élèves appartiennent
à des familles monoparentales. Une grande majorité des élèves est issue de l’immigration
récente ou plus ancienne. L’établissement accueille dès la sixième un public en grande
difficulté scolaire, plus d’un quart des élèves arrivant en sixième avec une année de retard, ce
qui, encore une fois, est supérieur à la moyenne de l’éducation prioritaire renforcée (19 % au
niveau académique et 17 % au niveau national). A l’issue de la troisième, les élèves sont très
majoritairement orientés en lycée professionnel, 37 % en seconde professionnel·le (contre
43 % en moyenne au niveau académique pour les collèges REP+) et 21 % en CAP (contre 6%
au niveau académique pour les collèges REP+) pour seulement 39 % de passage en seconde
générale et technologique (50 % pour les collèges REP+ de l’académie). Cette proportion
importante d’élèves orientés en CAP s’explique par le choix de l’établissement d’accueillir
deux classes de 3ème prépa-pro, destinées à orienter dès l’entrée en 3ème les élèves vers
l’enseignement professionnel. A l’issue de leur seconde professionnelle, 75 % des élèves
accèdent à la première professionnelle (contre 81 % au niveau académique et 82 % au niveau
national) 5 % redoublent et 20 % sont dans une « autre situation » (ce qui recoupe en grande
partie les élèves « décrocheurs » à l’issue de la seconde professionnelle). De même à l’issue
de leur première année de CAP, seuls 60 % passent en seconde année (contre 70% au niveau
académique et 73 % au niveau national) 10 % redoublent et 30 % sont dans une « autre
situation ». Pour les élèves passés en seconde générale et technologique, on note 10,7 % de
redoublement (contre 5 % au niveau académique et 4% au niveau national), 5,5 % de
réorientation vers la voie professionnelle (contre 3% au niveau académique et national) et 5,5
% d’autres situations (contre 3% au niveau académique et national). Le taux d’élèves
décrocheurs n’est pas simple à évaluer à la lecture des données disponibles sur les fiches
établissement. Deux indicateurs nous permettent cependant d’en faire une évaluation. D’une
part, le taux d’accès de la 6ème à la 3ème, c’est à dire le taux d’élèves qui, entrés en 6ème dans le
collège, sont encore présents en 3ème. Pour le collège n°1, ce taux est de 80, ce qui constitue
une valeur ajoutée de +5 par rapport à l’académie. Le collège n°1 « garde » donc bien ses
élèves durant l’ensemble de la scolarité. D’autre part, le taux de passage post-troisième fait
apparaitre toutes les situations possibles (redoublement, seconde générale, seconde
professionnel·le, CAP, agriculture, apprentissage). Les élèves qui ne sont dans aucune de ces
situations, apparaissent dans une catégorie « autres situations » qui correspond aux élèves en
170
décrochage. Pour le collège n°1, le taux d’élèves entrant dans cette catégorie est quasiment
nul. On peut ainsi considérer, à la lecture de ces deux indicateurs, que les élèves décrochent
peu dans le collège n°1 et à l’issue de leur troisième.
Malgré ces indicateurs qui dressent le portrait d’un collège cumulant les difficultés, l’équipe
enseignante est exceptionnellement stable : le taux de demande de départ n’est que de 9.3 %
contre 17.7 % pour l’académie et 16.7 % au niveau national sur le même type d’établissement,
57% des enseignant·es ayant plus de 5 années d’ancienneté contre 35 % au niveau national et
académique pour le même type d’établissement. Cette particularité s’explique par une
situation attractive d’un point de vue géographique : l’établissement est très bien desservi par
les transports en commun (métro, gare ferroviaire et routière), à proximité du centre-ville,
son environnement urbain direct est agréable, même s’il suffit de passer une rue pour se
retrouver dans le quartier le plus pauvre de France. La présence de ce groupe d’ancien·nes
s’explique aussi selon les dires de la principale par l’existence d’un groupe important
d’enseignant·es attaché·es à l’établissement et véritables militant·es de l’éducation
prioritaire.
L’établissement regroupe 53 enseignant·es, 12.75 équivalents temps plein AED et trois
conseillers principaux d’éducation (CPE53 à plein temps, CPE54 à 80% et CPE53 à mi-temps).
Il s’agit ainsi de fait d’un établissement très bien doté en termes d’encadrement, avec une
équipe d’assistants d’éducation très importante (18 personnels pendant l’année 2017-2018).
Il existe ainsi un groupe d’enseignant·es présent·es dans l’établissement depuis de
nombreuses années, qui constitue le « noyau dur » du collège. Ces personnels sont impliqués
dans ce qui constitue un laboratoire pédagogique pour l’éducation prioritaire au niveau de
l’académie. Ces enseignant·es sont en lien depuis de nombreuses années avec des
laboratoires de recherche en sciences de l’éducation, certain·es d’entre eux ou d’entre elles
ont d’ailleurs publié des articles dans des revues spécialisées ou des ouvrages collectifs. De ce
fait, ces enseignant·es chevronné·es représentent, pour les plus jeunes, de véritables figures
tutélaires. E22 nous dira en entretien :
E22 : j'avais aussi lu un truc, écrit par... par (E18), j'avais lu, euh, un texte sur le collège
n°1, il avait écrit un truc, enseigner en ZEP etc... tu l'as p't'être lu...
Moi : Non, je l'ai pas lu...
E22 : Ben j'te transfèrerai le lien... J'l'avais lu avant d'venir ici, quand j'avais été muté
dans c'collège. Et euh... alors je… il avait fait tout un truc là-dessus justement sur les
confrontations qui pouvait y avoir avec les élèves, j'y avais puisé j'pense quand même
quelques… quelques éléments.
E22, enseignant de mathématiques, 34 ans, confirmé, 9 exclusions, responsable
syndical « REP+ » pour l’académie.
171
Parmi ces différent·es enseignant·es, l’un d’eux (non enquêté) est PFA (Professeur
Formateur Académique) à l’INSPE en Art-Plastiques, E4 est PFA à l’INSPE en mathématiques
et a soutenu sa thèse en didactique des mathématiques en novembre 2018, E18 est chargé
d’inspection auprès de l’Inspecteur Académique, Inspection Pédagogique Régionale (IA-IPR)
de mathématique et intervient dans la formation continue en particulier des enseignant·es
débutant·es en REP+, E5 intervient dans les formations « autorité » dispensées par le rectorat
aux jeunes enseignant·es, E12 a participé à l’écriture de plusieurs articles sur les sites
pédagogiques de l’académie et dans des ouvrages scientifiques, E22 est responsable syndical
académique pour l’éducation prioritaire.
Le collège accueille, pendant les vacances scolaires, le dispositif de l’école ouverte mis en
place dans le cadre des politiques de la ville, géré par E12. Le choix effectué depuis douze ans,
par E12, est d’accueillir un nombre très important d’enfants, bien au-delà du collège, puisque
des enfants d’école primaire y sont inscrits. Ce dispositif ouvre le collège à l’ensemble du
quartier et constitue un facteur d’intégration pour les élèves et pour les enseignant·es.
b. Opposition entre la salle des profs et la vie scolaire
La salle des professeurs et les bureaux de la vie scolaire sont situés dans deux couloirs
parallèles. Un grand couloir, dans la continuité des bureaux de « l’administration » (ceux de la
principale et du principal adjoint, de leurs secrétaires, et des services de l’intendance) donne
sur la salle des professeurs, vaste, lumineuse et récemment aménagée avec des postes de
travail informatique, des fauteuils et des canapés, des tables de travail, une grande table
auprès d’un espace cuisine, avec une machine à café que se partagent les personnels. Cette
machine à café a une importance centrale dans les relations des personnels qui s’échangent
des capsules, s’en empruntent, s’en achètent, en offrent parfois aux visiteurs ou visiteuses. Le
café offert par mes interlocuteurs ou interlocutrices à l’occasion des entretiens était ainsi un
rituel d’accueil récurrent. La figure n°16 décrit la disposition de cet espace et comment il se
situe par rapport aux autres espaces du collège.
Figure 16 : configuration de la salle des professeurs du collège n°1
172
Dans le couloir de la vie scolaire, deux portes, la première pour accéder au bureau des AED,
la seconde à celui des CPE. Les CPE partagent le même bureau, par choix, comme me l’explique
CPE53 :
C'était la fin des travaux du collège (…) c'est là que [prénom CPE54] est arrivée, au
moment, à peu près de de son inauguration. Donc c'est la rentrée où elle est arrivée
qu'il a fallu se décider de ... s'mettre ensemble ou pas. (…) On s'est très vite entendus,
on a rapidement vu qu'on allait euh, ... fonctionner... selon les mêmes valeurs... je lui ai
proposé d'être là, elle a accepté et, et depuis, c'est la cinquième année où on partage
le même espace... un petit espace, y a plein d'inconvénients, mais par contre on peut
pas, on peut pas nous mentir quoi... on peut pas dire à l'un, “ouais j'ai dit ça à un tel“...
ouais, tu vois c'que j'veux dire, toutes les informations on a les mêmes [accentué] et ça
ça nous a énormément rapprochés et renforcés ! CPE53, homme de 41 ans, confirmé.
Ce bureau donne directement par une porte sur celui des AED. Cet espace est un lieu
d’accueil, qu’une large banque sépare d’un couloir où circulent directement les élèves. Ils
viennent y justifier leurs absences, demander des informations, ou y sont reçus suite à une
exclusion. Ce bureau ouvert accueille aussi l’espace appelé « P3 » dans la répartition des
tâches des AED. P3, c’est la troisième permanence qui doit accueillir les élèves exclus. Un petit
lieu, avec une chaise et un bureau, entre cette banque d’accueil, la porte du bureau des CPE
et la porte d’entrée dans un petit local qui est l’espace de travail et de détente des AED : un
ordinateur, un bureau, une machine à café. La figure ci-dessous clarifie cette disposition :
Figure 17 : schématisation des espaces vie scolaire du collège n°1
173
Ces trois pièces constituent l’espace « vie scolaire » du collège. C’est un lieu vivant,
bruyant, où circulent et stationnent en permanence plusieurs élèves, des enseignant·es, en
plus des CPE et AED.
C'est pas qu'un bureau d'CPE... j'sais pas t'as, t'as dû, dû t'en rendre compte... c'est euh…
une sorte de prolongement déjà de la vie scolaire... et c'est un énorme lieu de passage :
où les profs passent, beaucoup d'élèves sont convoqués, après c'est un lieu d'observation
aussi, dont tu fais partie... y a des, y a aussi des stagiaires, des gens qui sont là, des gens
qui sont là parce qui s'y sentent bien ! Ils viennent parce qu'ils ont envie d'être là... voilà
ils squattent, mais en même temps du coup y sont au CŒUR (accentué), euh, de c'qui
pensent être euh... au cœur de la vie du collège quoi... du coup y a un petit déplacement,
c'est ça qui est un peu négatif, de de de la salle des profs quoi... y a, voilà comme ça euh...
ça c'est pas très bon [accentué] c'est un des biais du collège. CPE53, homme de 41 ans,
confirmé.
Certains enseignant·es désertent en effet la salle des professeurs. Cette séparation entre
ces deux espaces est illustrative d’une coupure très forte entre les personnels de
l’établissement. La salle des professeurs est le territoire des « ancien·nes », du groupe de
personnels appartenant au collège depuis de nombreuses années. Ces personnels continuent
de fédérer et d’accueillir les jeunes enseignant·es qui s’agrègent à ce premier pôle de
l’établissement.
En fait, on va dire que, allez ! y a un groupe d'une vingtaine de profs qui veulent un peu
le monopole de cette action et du laboratoire pédagogique qui fait que, une partie
d'l'équipe est un peu en souffrance.
Principale du collège n°1.
Les personnels de la vie scolaire représentent à eux seuls une part importante des
personnels de l’établissement. Une des spécificités des établissement REP+ est en effet d’être
« très bien dotés » en personnels de vie scolaire et ainsi de rétablir l’équilibre numérique
relatif entre les pôles enseignant et éducatif. Ce rééquilibrage a son importance par exemple
dans le poids relatif des personnels durant les élections au CA (conseil d’administration du
collège). D’autre part, la vie scolaire est arrivée, progressivement, à « recueillir » les
enseignant·es « en souffrance », celles et ceux qui ne trouvaient pas leur place dans le groupe
des « ancien·nes ». La principale leur attribue des missions spécifiques, par exemple en lien
avec le décrochage scolaire, qui les amènent à passer du temps dans les bureaux des CPE. Se
constitue ainsi progressivement un groupe d’enseignant·es qui passent du côté de la vie
scolaire : « j'parle pas avec beaucoup profs... moi j'suis un peu euh... moi j'suis un peu d'la vie
sco quoi... » E16. Cette opposition se retrouve dans toutes les décisions prises dans
l’établissement. Au cours de l’année scolaire 2018-2019, le volume d’heures allouées par le
Rectorat au collège a été réduit, une forte opposition se fait jour entre « ceux de la salle des
profs » et « ceux de la vie sco » pour savoir qui perdra ces heures. Le conseil d’administration
174
qui devait décider de la constitution du conseil de la vie collégienne (une instance citoyenne
représentative qui doit favoriser l’implication des élèves et dont la constitution est de la
responsabilité du CA) a ainsi vu s’opposer les deux camps, « ceux de la salle des profs »
souhaitant investir massivement la structure, quand ceux de « la vie sco » souhaitaient
accorder plus de sièges aux élèves. Lors d’une observation du 3 octobre 2017, le CPE53 me
présente le choix retenu par la principale à propos de cette constitution comme « une
première victoire sur le “canal historique“ du collège ! ». A l’occasion de la journée des talents,
sorte de fête organisée en fin d’année par la vie scolaire pour célébrer les réussites de l’année
et accueillant les parents d’élèves, « ceux de la salle des profs » ont boycotté l’événement.
Cette crispation qui bien sûr repose aussi sur des antagonismes entre des personnes (par
exemple entre E22, E12, E5 d’un côté, CPE53, CPE54, E16 de l’autre), semble une coupure
indépassable dans l’établissement : « le collège, c'est compliqué au niveau vie scolaire, prof, y
a des vraies tensions, on discute en gros pour l'instant de rien » E18.
Cette division se concrétise dans la politique de représentation des personnels de
l’établissement puisqu’aux élections du CA de l’année scolaire 2017-2018, deux listes se
présentent au vote des personnels de l’établissement : la première autour du groupe des
« ancien·nes », la seconde regroupant la CPE54, des AED et des enseignant·es « de la vie sco ».
Les élections suscitent de fortes tensions dans la vie de l’établissement qui se retrouveront
dans le traitement de certains cas d’élèves. Les résultats des élections sont éloquents : la
moitié des voix s’est reportée sur la première liste, l’autre moitié sur la seconde : « voilà, 38
38... parce que c'est ça les résultats d'CA. Ça veut bien dire que... ben la moitié du collège euh...
doit entendre l'autre moitié... et franchement y a pas un écart... énorme entre les gens... en
réalité... » CPE53
Le coup de force ainsi réalisé par le pôle « vie scolaire » du collège a déstabilisé le groupe
des ancien·nes : « c'est vrai que ceux de l'origine, qu'y avaient tout le pouvoir, euh... ils le
prennent mal... » CPE53. Cette tension est palpable dans le quotidien de l’établissement. Ainsi,
l’AED62 me confie dans une discussion informelle : « tu te rends compte qu’ils [les ancien·nes]
ont fait courir le bruit qu’on était du Front National ? Franchement je leur pardonnerai pas, en
plus que j’ai trop la haine contre ce parti, je leur pardonnerai pas… ». Un peu plus tôt dans la
journée, le CPE53 m’avait informé de ce bruit qu’aurait fait courir E22 durant la campagne
électorale. « Je l’ai vu dans la cour après les résultats, il tournait en rond, il était pas bien… ».
La principale résume ainsi la situation qui semble pour elle impossible à dépasser.
J'ai parfaitement compris au bout d'un an un an et demi, c'est que... si une personne,
qui était dans une logique de nœud, avec une autre, proposait quelque chose, l'autre
allait de toute façon dire que c'était une mauvaise idée et inversement... voilà... et ça,
je pense, même si j'reste encore un an ou deux ans, je n'arriverai pas à le dénouer... (…)
Du coup, ben le fonctionnement de... certains professeurs avec, certaines personnes de
la vie scolaire, fait que… fait qu'en fait on est sur des... des situations euh, de de
crispation...
175
Principale du collège n°1
Il m’a fallu prendre en compte ce contexte extrêmement conflictuel pour faire mon entrée
sur le terrain du collège n°1.
c. Mon entrée dans un collège clivé
Je suis entré en contact avec la principale du collège n°1 (P67) par l’intermédiaire de la CPE
(CPE54) du collège. Sans être un proche des CPE de ce collège, mon statut d’enseignant dans
le parcours CPE à l’INSPE de l’académie me met en contact régulier avec les personnels en
poste. Les CPE54 et CPE53 accueillent mes étudiants en stage et participent aux jurys
d’entrainement des oraux du concours que j’organise chaque année. J’ai donc présenté mon
projet de recherche à CPE53 qui l’a transmis à la principale. Cette dernière m’a proposé un
rendez-vous et s’est montrée enthousiaste pour m’accueillir dans son établissement.
L’entretien que nous avons mené en préambule de ma prise de contact avec le terrain a été
chaleureux : P67 m’a tout de suite affirmé son intérêt pour mon travail de recherche, et pour
l’importance qu’elle accorde à l’apport de la recherche en éducation pour les professionnel·les
de terrain. Elle s’inscrit ainsi dans la perspective de ce « laboratoire pédagogique » que
constitue le collège n°1 (« l'idée ben c'était euh... et ça ben on y est puisqu'on a même eu la
reconnaissance académique euh, l'année dernière, c'était d'faire cet établissement euh, un
laboratoire pédagogique » P67). Le protocole sur lequel nous nous sommes mis d’accord pour
que je rencontre les personnels de l’établissement a été celui que j’ai adopté par la suite pour
les deux autres collèges. Il incluait en particulier une liberté totale dans mes déplacements
dans le collège et dans une production scientifique exempte de toute forme de contrôle, la
principale m’expliquant qu’il fallait que je ne sois pas associé à la direction de l’établissement
pour que les enseignant·es s’expriment librement. Dans les faits, j’ai par la suite croisé à
nouveau la principale, dans les couloirs de l’établissement, dans le coin fumeur du collège,
mais aussi dans des réunions plus officielles ou des manifestations scientifiques, elle m’a
accordé du temps pour réaliser un entretien, mais elle ne m’a jamais interrogé sur les premiers
résultats de la recherche, ni demandé à aucun moment de lire une partie du travail en cours.
J’ai pu effectivement passer tout le temps que je souhaitais dans le collège, sans restriction. A
partir de cette rencontre, je suis devenu, pour les personnels, par exemple ceux chargés de
contrôler l’entrée dans les bâtiments, « le chercheur qui fait une thèse sur le collège » pouvant
ainsi entrer ou sortir sans la moindre contrainte. Dans un premier temps, la principale a
transmis un court texte de présentation de ma démarche à l’ensemble des personnels, par la
plateforme numérique de l’établissement et l’a affiché dans la salle des professeurs. Le texte
indiquait un « rendez-vous », un jour où je serai présent durant la pause méridienne pour
échanger, expliquer et prendre des rendez-vous individuels, il précisait aussi le protocole
d’entretien. Je me suis donc retrouvé donc dans la salle des professeurs du collège n°1, au
cours d’une pause méridienne, avec un sandwich. Durant de cette première entrevue, j’ai été
pris en charge par les « figures historiques » du collège : les rendez-vous se sont très vite
multipliés, en particulier venant du groupe des « ancien·nes » de l’établissement. A partir de
ce premier contact, plusieurs fois par semaine, afin de me faire accepter de l’ensemble des
176
personnels, j’ai passé un temps long dans la salle des professeurs, corrigeant les copies ou les
mémoires de mes étudiant·es, et me faisant aborder spontanément par des enseignant·es du
collège qui venaient me demander si j’étais un nouveau prof. Corriger des copies représentait
une bonne stratégie pour entrer sur le terrain, d’une part parce que cela me permettait
effectivement de rentabiliser mes temps libres dans l’établissement, mais aussi parce que
cette activité commune à tous les enseignant·es était une bonne manière d’abolir la distance.
Tous les enseignant·es corrigent des copies et c’est une activité très largement considérée
comme un fardeau. Les enseignant·es venaient donc voir ce que je corrigeais et
compatissaient face à l’ampleur du travail que ces corrections représentaient. Cela me
permettait de dire ce que je corrigeais, des copies de concours blanc, et ainsi d’en venir aux
raisons de ma présence dans cette salle des profs. Ainsi, au bout de quelques semaines, j’étais
« adopté » : saluant amicalement la plupart des enseignant·es, faisant la bise aux femmes et
à certains hommes. Je passais les récréations dans l’espace fumeur extérieur, ce qui m’a
permis de mener l’ensemble des entretiens que j’ai sollicités, sans essuyer le moindre refus.
La même ouverture s’est réalisée pour l’observation des cours : les enseignant·es m’ont très
majoritairement proposé à l’issue des entretiens que je menais avec eux de venir observer un
cours. Alors que j’étais présent lors d’une récréation, une chercheuse en science de
l’éducation fit une petite intervention pour solliciter la participation des enseignant·es à une
enquête. Elle déposa des formulaires dans les casiers des enseignant·es avant de partir. E9
vint me voir à la suite de cette intervention pour me dire : « personne ne va répondre à son
questionnaire, toi c’est pas pareil, tu restes avec nous ». Dans cette logique, je me suis retrouvé
invité aux événements organisés par l’amicale du collège comme le barbecue de fin d’année,
à cette occasion E3, (enseignante d’anglais, 31 ans, jeune, 11 exclusions) a constaté en
plaisantant : « mais tu fais partie des meubles toi ! ». Cette participation aux apéritifs de
l’établissement était devenue une plaisanterie, qui me permettait de dire aux personnels que
je n’étais pas là pour une thèse, mais pour « m’incruster » dans tous les apéritifs organisés
dans les trois collèges. Ma participation à ces événements festifs témoigne d’ailleurs de la
perméabilité entre les différents établissements. J’avais promis à certains enseignant·es, de
leur faire goûter à l’occasion, quelques bouteilles d’une bière que je produis moi-même, ce
qui fut fait à l’occasion d’un barbecue de fin d’année. Quelques mois plus tard, alors que je
participais à un repas de type « auberge espagnole » dans le collège n°2, l’enseignante n°25
me fit remarquer, sur le ton d’un reproche amical, qu’on lui avait parlé de la bière partagée
dans le collège n°1, et que je ne leur avais pas fait goûter. Il apparait ainsi que des personnels
du collège n°1, en lien avec d’autres du collège n°2, ont parlé de mon enquête, facilitant ainsi
sans doute mon entrée dans le collège n°2 et sans doute aussi dans le collège n°3.
Dans mon approche des différents personnels, j’ai très vite compris la forte scission qui
existait entre « la salle des professeurs » et « la vie scolaire ». Je n’ai ainsi commencé mon
étude des exclusions du côté de la vie scolaire, qu’une fois mon travail achevé avec les
enseignant·es. Alors que j’entretenais des relations cordiales avec chacun de ces groupes
professionnels de l’établissement, mes journées « en vie scolaire » ou celles passées « en salle
des profs » m’amenaient à interagir avec des personnels que je ne croisais que dans l’un ou
177
l’autre de ces deux univers. Le croisement s’est produit par exemple lors de mon observation
du 2 février 2018 au cours de laquelle j’ai « fait le portail » avec le principal adjoint, CPE53,
AED62 et un AED non enquêté, c’est-à-dire que j’ai accueilli les élèves à l’entrée du collège de
7h45 à 8h10. Le CPE53 constatant que je saluais toutes les enseignantes en leur faisant la bise,
et tous les enseignants, en faisant la bise à certains, ce qui dans le sud de la France témoigne
d’un lien amical avancé, me fit remarquer, étonné : « mais tu connais tout le monde ici ! ». A
cette occasion, certains enseignant·es marquaient un temps d’hésitation avant de me saluer,
interloqués de me voir passé de l’autre côté. Cette nécessité de me situer à la frontière de ces
deux groupes sociaux, en équilibre, afin de recueillir des données témoignant des conflits
ouverts qui existent dans le collège n°1 et dans le collège n°2 entre la salle des professeurs et
la vie scolaire a été l’une des difficultés de l’enquête ethnographique.
d. L’exclusion de cours une pratique stigmatisée
Dès notre première rencontre, la principale du collège n°1 m’a parlé d’un arrangement local
de l’exclusion entre pairs mise en œuvre dans son collège. Cette pratique, acceptée
tacitement par tous les personnels de l’établissement constitue une réponse organisée face
aux injonctions de la hiérarchie de l’établissement qui souhaitait réguler le volume des
exclusions de cours. P67 porte en effet un regard ouvertement critique sur l’exclusion
ponctuelle de cours, convaincue que c’est une punition qui participe à accentuer le
décrochage scolaire : « ce sont des élèves qui sont déjà en marge. Si on a euh… recours avec
eux à (…) l'exclusion d'cours (…) ces élèves-là qui sont déjà en marge euh... en fait on accentue
la marge ». Pour donner du poids à cette conviction éducative personnelle, la principale met
en avant, au cours de son entretien, sa propre expérience d’enseignante, plusieurs années
auparavant, dans des collèges de l’éducation prioritaire renforcée à la réputation sulfureuse
dans la ville où se déroule l’enquête. « Mon point d'vue d'professeur » me dit-elle « c'est
euh.... et que j'ai toujours appliqué qu'ce soit à [elle cite deux noms de collèges REP+ où elle a
enseigné] c'est ben moi, j'exclus jamais quoi qu'il arrive. » Mobiliser comme exemple ces
collèges-là, en particulier le premier, qui a été depuis délocalisé et entièrement reconstruit,
c’est invoquer des établissements quasiment mythiques, emblématiques des désordres
scolaires dans la ville enquêtée et ainsi donner plus de crédit encore au fait qu’elle-même,
dans ce contexte-là, arrivait à ne jamais exclure d’élève. Il ne s’agit donc pas pour elle,
uniquement d’un positionnement institutionnel, mais d’une conviction éducative qui a été
élaborée à partir de sa pratique d’enseignante. D’autre part, la diminution de la proportion
des exclusions fait partie des objectifs affichés de la politique d’établissement impulsée par la
principale du collège n°1. Sans que la hiérarchie académique ne demande une évaluation
chiffrée du nombre d’exclusions ponctuelle de cours dans les collèges, la diminution de ce
phénomène fait partie des objectifs explicites de l’institution.
Mon prédécesseur est arrivé, en 2010, où y avait 1400 exclusions d'cours, il a mené
toute cette action là et il a fini en 2013 avec, 788, exclus donc d'cours. Et donc, moi, je
suis arrivé en 2014 et hop... on tente le truc : 1097 exclusions d'cours... gros gros travail,
bon l'année dernière on était à 762 pour l'année, et là... bon au 11 janvier, on est à 293,
178
après quatre mois d'école, donc on devrait être euh, sur des chiffres à peu près
équivalents à ceux d'l'année dernière ou un peu moins... j'peux vous les laisser... non
mais c'est intéressant, sur la progression des indicateurs, et la politique éducative.
Principale du collège n°1.
La gestion des exclusions de cours nécessite selon la chef·fe d’établissement d’installer un
rapport de force avec les enseignant·es qui « testeraient » la direction à l’occasion de sa prise
de fonction, (« on tente le truc »), pour voir comment elle se positionne et quelle marge de
manœuvre leur est laissée. La principale s’est investie dans la réduction de ce volume
d’exclusion ce qui correspond selon elle à un « gros gros travail » pour contenir le phénomène.
En retour, les enseignant·es perçoivent ces velléités de contrôle de l’exclusion ponctuelle de
cours comme une remise en cause inadmissible de leur autonomie pédagogique. L’injonction
à moins exclure est au cœur de fortes tensions entre d’un côté les équipes de direction et les
services de vie scolaire, responsables de la mise en œuvre des politiques éducatives, et de
l’autre les enseignant·es.
Quand y a des moments de tension dans le collège, souvent c'est prof vie scolaire
direction, tout le monde se tire un peu dessus... et c'est à ce moment-là que la direction
demande aux professeurs d'arrêter d'exclure à tort et à travers, que les CPE n'en
peuvent plus, voilà, les profs ils disent on en peut plus en classe...
E5, enseignant de français, 49 ans, chevronné, 20 exclusions, formateur REP+.
Dans le système de division du travail éducatif tel qu’il existe dans les établissements de
l’enseignement secondaire français, les enseignant·es peuvent externaliser vers d’autres
personnels et d’autres services la prise en charge des élèves qui leur posent problème, mais
cette délégation induit un regard sur leur travail dans la classe qui peut être vécu comme un
jugement stigmatisant sur leur pratique professionnel·le : « après on nous reproche,
l'administration... » E6 « c'est matière à accusation » E11 « c'est la faute des profs » E11 « ils
nous ont dressé des listes de professeurs qui excluent... en disant y a des professeurs qui
excluent tant d'élèves.... » E12. Cette accusation adressée par leur hiérarchie permet de
renforcer les liens entre les personnels qui se rassemblent contre cette preuve du manque de
confiance des personnels de direction.
Ces sentences apparaissent comme une forme de mise sous tutelle de la liberté
pédagogique, une infantilisation des enseignant·es. Le discours se focalise sur l’écart entre le
concret du métier, vécu en classe par les enseignant·es, et le pilotage imposé d’en haut, par
des cadres ignorant cette réalité.
Chaque fois que la direction nous dit “y a trop d'exclusions de cours“ sans proposer autre
chose.... et nous on dit : “d'accord mais est-ce que vous pouvez proposer autre chose ?“
et eux “non, vous les gardez en classe, vous les mettez en activité“... et c'est le gros souci,
vie scolaire et direction, à ce niveau-là les deux ils sont pareils...
179
E12, enseignant d’histoire-géographie, 46 ans, confirmé, 2 exclusions, responsable de
l’école ouverte.
Ainsi, les enseignant·es et leur hiérarchie se retrouvent dos à dos : l’exclusion de cours est
pour les premiers le symptôme de dysfonctionnements d’un système dont ils ne sont pas
responsables, de l’absence de solutions proposées par l’institution pour gérer des élèves trop
éloignés des normes scolaires, pour les seconds le témoignage d’une mauvaise volonté, d’une
incapacité à raisonner autrement qu’en termes de punitions et de mises à l’écart. Les logiques
de chacun de ces groupes sociaux sont fortement tranchées : pour les enseignant·es, les
personnels « administratifs » qui ne sont pas en prise avec le terrain, n’expérimenteraient pas
un contact quotidien avec les élèves, et ne pourraient pas comprendre de quoi il s’agit. Les
jugements que peuvent porter les personnels de direction et de vie scolaire sur ce qui se passe
dans le huis clos de la salle de classe sont ainsi systématiquement invalidés.
Et c'est le souci de la direction, même si la principale dit qu'elle a été professeur,
c'était il y a longtemps... c'est la réalité : on est pas REP+ pour rien... c'est qu'il y
a des élèves difficiles, c'est qu'il faut savoir les gérer et c'est qu'il faut être
accompagné pour les gérer. Et le truc de juste faire des statistiques en disant :
bon ben y a trop d'élèves exclus il va falloir baisser ça, c'est ce qu'on a eu parfois
comme message, je trouve que c'est limite... c'est dire en gros gardez...
E12, enseignant d’histoire-géographie, 46 ans, confirmé, 2 exclusions,
responsable de l’école ouverte.
Les arguments avancés par la principale du collège lors de son entretien (« en tant
qu’enseignante, je n’ai jamais exclu d’élève ») sont inaudibles par les enseignant·es qui ne la
considèrent plus comme une enseignante (si elle « dit qu’elle a été professeur, c’était il y a
longtemps »). Les personnels administratifs ne comprendraient pas ce que vivent les
enseignant·es et resteraient dans une logique comptable, statistique, éloignée du terrain et
des relations humaines qui fondent leur mission. Le métier d’enseignant·e est fait d’une
somme de décisions complexes, prises sur le vif, dans les situations d’interactions avec la
classe. Ces décisions, dont l’exclusion, ne sont pas prises à la légère et ne peuvent relever que
de l’expertise des personnels confrontés en temps réel aux élèves.
J’ai déjà proposé à un CPE de venir en classe et de voir la réalité de la classe... parce que
pour eux c'est “oh là là, il a encore été exclu par tel professeur“... mais je pense qu'il
faudrait qu'ils essayent de savoir pourquoi. E12
En activant cette demande de venir voir ce qui se passe en classe, les enseignant·es jouent
un atout imparable : ils s’appuient sur une expérience qu’ils et elles sont les seul·es à vivre au
quotidien et contre laquelle les CPE et les chef·fes d’établissement ne peuvent pas
argumenter : « ... j'ai toujours eu ça en tête en m'disant que à un moment donné, y a aussi des
choses qui se jouent dans la classe et que... parfois on a pas d'autres solutions quoi. » E22. La
180
nécessité de l’existence de cette marge de manœuvre, justifiée par la difficulté inhérente à
l’éducation prioritaire renforcée, est particulièrement vraie pour les enseignant·es
débutant·es : « et surtout sur des collègues quoi, surtout sur des collègues qui débutent quoi.
Être dans un registre à les stigmatiser parce qu'ils excluent trop et être uniquement sur ce
registre -là, j'pense que ça peut être particulièrement néfaste » E22. Cette perspective dessine
la nécessité d’une solidarité à l’égard des débutant·es et de ceux qui sont en difficulté dans
leur gestion de classe.
Face à cette incompréhension des CPE de l’établissement et des personnels de direction,
face au risque de se voir stigmatiser, dans une logique d’évaluation statistique qui ne prend
pas en compte la difficulté réelle de ce qui se vit dans la classe, les enseignant·es du collège
n°1, et en particulier le groupe des ancien·nes, se sont organisé·es pour conserver leurs
marges de manœuvre par rapport à la pratique de l’exclusion de cours.
e. Une pratique de contrebande, le chiffre noir de l’exclusion
Une des particularités du collège n°1 est d’accueillir un nombre important d’enseignant·es
présent·es depuis de nombreuses années dans l’établissement. E1, (enseignante d’histoiregéographie, 38 ans, confirmée, 5 exclusions) y enseigne depuis dix ans, E5 depuis dix-sept ans,
E9 depuis quatorze ans, E12 depuis quinze ans. Cela représente une implantation beaucoup
plus longue que celle des CPE (CPE53 exerce dans le collège n°1 depuis neuf ans, CPE54 depuis
cinq ans) et surtout que celle de la principale qui y exerce depuis trois années. D’une manière
générale, les chef·fes d’établissement sont soumis·es à une obligation de mutation, et il est
rare qu’un·e principal·e ne reste plus de cinq années à la tête d’un collège. De ce fait, les
« ancien·nes » du collège possèdent une connaissance pratique de l’histoire et de la culture
de l’établissement qui dépasse largement celle des personnels d’encadrement. Lorsque les
chef·fes d’établissement décident d’agir contre une pratique installée dans l’établissement,
cela est perçu comme une remise en cause du pouvoir d’agir de professionnel·les qui
connaissent leur contexte, leurs élèves, leur métier. La légitimité de ces personnels
chevronnés, reconnus par leurs pairs, leurs inspecteurs ou inspectrices comme des experts
dans leurs classes, se heurte à la légitimité des personnels de direction qui n’est
qu’institutionnelle. Ces enseignant·es installé·es dans l’établissement ont ainsi mis en place
une pratique de l’exclusion en contrebande. Lorsqu’un élève pose problème en classe,
l’enseignant·e, plutôt que de l’exclure vers la vie scolaire, l’exclut dans la classe d’un de ses
collègues. On retrouve ici les arrangements avec les interactions entre groupes en conflit
décrits par Donald Roy dans l’ouvrage « Un sociologue à l’usine » (2006). Les membres du
groupe considèrent les injonctions de la hiérarchie comme une entrave à leur efficacité au
sein de l’organisation. Pour contrer une logique qui empêche les membres de « s’en sortir »
(dans le cas de Donald Roy les ouvriers avec la production de pièces manufacturées, dans
notre cas les enseignant·es avec la mise au travail de leurs élèves), le groupe met en place une
organisation alternative qui vise une plus grande efficacité dans leur travail.
N'est-il pas clair que les opérateurs et leurs alliés résistaient aux “logiques d'efficacité“
de l'encadrement parce que ces “logiques“ tendaient à engendrer quelque chose de
181
très éloigné de l’“efficacité“ ? Si les groupes de travailleurs s'entendaient entre eux pour
contourner les oukases de l'encadrement, n'est-ce pas dans le but de “pouvoir faire leur
boulot“ ? (Roy, 2006, p.111).
Les acteurs de cet arrangement considèrent ainsi qu’ils possèdent une connaissance du
fonctionnement des classes et des difficultés qu’on y rencontre justifiant la prise en charge
des élèves selon une logique opposée à celle de la direction et au-delà des prescriptions de
l’institution. Le dispositif mis en place vise à opacifier la pratique de l’exclusion et ainsi à
empêcher le recensement comptable du phénomène : « du coup entre nous, quand on exclut
des élèves, personne ne le sait à part nous. Donc du coup, ils savent que ça existe et ils ne
savent pas combien… » E12. Cette pratique permet de se préserver des jugements
stigmatisants en rendant invisibles les exclusions de cours « sans qu'forcément qu'les
collègues soient mis en difficulté par une remarque d'un CPE ou... de la cheffe d'établissement
ou de l'adjoint etc.… » E22. C’est une mesure d’anticipation, permettant d’éviter des situations
de mise en accusation inacceptables pour les enseignant·es et les entraves à une gestion de
classe efficace : « on avait eu des expériences malheureuses où l'élève exclu revenait en classe.
Donc on s'est mis en place un système où l'on s’exclut les élèves entre nous. » E12. L’éventualité
de voir un élève exclu revenir en classe n’a jamais été décrite comme vécue concrètement par
les enseignant·es enquêté·es. Cette remise en cause de l’autorité de l’enseignant·e dans sa
classe constitue cependant une limite absolue, infranchissable, une rupture avec le contrat
qui légitime cet exercice. E22 me rapporte à ce sujet une situation rapportée par sa formatrice
de l’IUFM : « on lui avait ramené l'élève, elle a dit : “moi j'suis, j'suis parti quoi. J'fais si c'est
comme ça... ben prend la classe, euh... moi j'm'en vais quoi“ ». Le recours à la possibilité
d’abandonner sa classe est une projection que nous avions déjà rencontrée dans les échanges
sur les forums de néoprof dans le chapitre 2 : il est évoqué par plusieurs enseignant·es dans
chacun des collèges (E22, E32, E35, E42) comme le point de rupture possible par rapport à ce
que l’on ne peut pas leur imposer. Remettre en cause la possibilité d’exclure un élève de sa
classe peut provoquer un retrait de l’enseignant·e qui se déchargerait alors de sa
responsabilité.
Dans les faits, les personnels de direction et les CPE sont dans l’incapacité d’évaluer cette
organisation informelle mise en œuvre par les personnels. La principale du collège n°1
m’expliquera ainsi : « mais tout ça en fait m'échappe complètement : je sais qu'ça s'fait, je sais
plus ou moins qui l'pratique régulièrement, mais alors euh, c'que ça représente en chiffres en...
je sais pas... » P67. Il semble cependant qu’il s’agisse d’une pratique très régulière, ces
échanges d’élèves étant évoqués de façon récurrente par les enseignant·es enquêté·es :
« parce qu'on s'échange les élèves aussi, assez régulièrement (…) on se récupère des élèves... »
E10, « donc on est plusieurs profs à fonctionner comme ça, on s'entend entre nous, on les sort
de la classe pour qu'ils fassent le travail tout seuls, isolés dans un autre groupe » E1, « hop, un
petit travail une feuille, il se met dans la salle d'à côté... au fond et puis il bouge plus et on
s'échange les élèves... ça ça peut se faire entre nous... » E5, « Y en a beaucoup qui font comme
moi... moi je vois ce qui sont à côté qui font comme moi à certains moments de : “est-ce que
182
tu peux me le prendre ?“ [voix suppliante...] “s'il te plait...“ » E9, « euh, on accepte de
s'échanger des élèves exclus dans dans nos classes. Donc il m'arrive d'e... d'accueillir
maintenant des élèves, exclus régulièrement. » E22. Les professeurs principaux qui accueillent
ces élèves peuvent donner une idée de l’ampleur de la pratique : « ça arrive chaque heure
pour une professeure avec qui ça se passe très mal, donc à chaque heure je sais que j'en aurais
un. Avec les autres c'est plus rare, c'est ponctuel, une fois par semaine. » E8.
Paradoxalement, c’est la principale du collège qui résume le mieux l’intérêt éducatif de ces
exclusions informelles :
Un gros travail a été fait pour que, les voisins d'classe, développent des collaborations.
Genre euh, la veille, l'avant-veille, tel élève a été euh, super pénible, là c'est bon j'ai pas
envie d'le prendre, tu tu m'le prends avec un travail supplémentaire. Donc le gamin est
à côté, donc ça correspond à une exclusion euh... j'sais pas euh, internalisée, 'fin, je,
c'est un néologisme, j'sais pas comment, informel en tous cas et euh... c'est... qui fait
que, la difficulté est temporairement traitée, du coup le cours s'passe bien, le prof peut
reprendre la main sur le groupe pour ensuite retravailler le gamin, 'fin, donc ça c'est
très très bien, parce que l'gamin est pas dehors, y travaille objectivement et tant mieux
si ça s'passe comme ça euh... Principale du collège n°1
L’exclusion dans la classe d’à côté permet ponctuellement de gérer en interne les désordres
scolaires, de remettre en place des conditions d’enseignement acceptables avant de
réintégrer l’élève perturbateur.
Cette pratique est illustrative selon les enseignant·es de l’esprit de solidarité qui règne dans
le collège : « du coup, y a une pratique qui s'est installée dans l'établissement de... ben de
solidarité entre les enseignant·es » E22 « parce qu'ici on est dans un endroit où quand même
on est assez solidaires les uns des autres en termes de professeurs donc ça arrive souvent qu'on
récupère ou qu'on envoie l'élève d'un autre collègue dans notre salle ou dans sa salle. » E3. Elle
est plus explicitement destinée aux enseignant·es nouvellement arrivé·es dans
l’établissement. Elle participe des mesures d’accueil des personnels qui n’ont pas encore pris
leurs marques :
Une collègue qui est arrivée y a quelques années, on savait que... il pouvait y avoir des
difficultés avec tel élève (…) de savoir qu'elle pouvait aussi s'appuyer sur des collègues,
sans forcément avoir un jugement, ou des retours, ou des justifications à apporter, ça
a pu aider... E22, enseignant de mathématiques, 34 ans, confirmé, 9 exclusions,
représentant syndical REP+.
Ainsi, les enseignant·es installé·es dans l’établissement se disent sensibles aux difficultés
de leurs collègues, identifient les classes et les élèves « difficiles » et proposent la mesure, par
solidarité entre pairs. C’est le cas en particulier si les enseignant·es identifient un de leurs pairs
qui pourrait être « inquiété » par la hiérarchie de l’établissement, par exemple parce qu’il
aurait été convoqué pour s’expliquer sur ses pratiques de gestion de classe. L’exclusion
183
informelle permet d’invisibiliser des pratiques blâmables par la direction et de les neutraliser
en interne. Certain·es enseignant·es ont ainsi pu être convoqué·es pour s’expliquer sur leurs
pratiques, ce qui constitue une incursion de la hiérarchie dans le terrain de la liberté
pédagogique. C’est une forme de stigmatisation que n’acceptent pas les personnels : « c'est
matière à accusation, le prof... ça m'est arrivé, quand j'ai commencé la première année, sont
même allés à dire… moi j'ai été accusé de racisme, voilà, on m'a convoqué la première année. »
E11. Ces rendez-vous individuels, bien sûr très mal vécus par celles et ceux qui y sont
confrontés mais aussi par l’ensemble des enseignant·es, vont contribuer à souder le groupe
et à installer ces pratiques de l’exclusion en contrebande : « je sais qui y en a qui se sont fait
remonter les bretelles parce qu'ils excluaient trop sur la vie sco donc ils excluent
systématiquement chez un collègue... » E9.
La mise en place de cet arrangement local nécessite un véritable travail de concertation,
un travail collectif d’anticipation et d’organisation :
À ce moment-là on en parle soit quand un professeur a été convoqué parce qu'il a trop
exclu, dans ce cas-là il nous le dit, on en parle et on essaye de faire quelque chose en
interne... parfois la direction s'est félicitée de voir qu'un professeur n'exclut plus, mais
en réalité, c'est qu'il exclut toujours mais qu'ils ne le voient plus... E12, enseignant
d’histoire-géographie, 46 ans, confirmé, 2 exclusions, responsable de l’école ouverte.
Il s’agit bien de détourner les modalités de contrôle de la hiérarchie sur ce qui se passe en
classe, quitte à ainsi « jouer un tour » à l’encadrement qui pourrait se féliciter de l’efficacité
de son management éducatif alors que l’amélioration supposée des pratiques ne correspond
alors qu’à des pratiques souterraines qui ne sont plus accessibles à l’évaluation. Cette pratique
dont peut se féliciter la direction de l’établissement parce qu’elle permet de diminuer le
nombre d’exclusions en valeur absolue dans le collège est en fait explicitement pensée comme
une prise de pouvoir sur le fonctionnement de l’établissement. La hiérarchie de
l’établissement veut voir le nombre d’exclusions diminuer ? Pas de problème, les
enseignant·es donnent satisfaction en offrant des statistiques « propres », tout en continuant
de s’arranger pour exclure comme cela leur semble nécessaire. Personne n’est dupe de cet
arrangement, il semble cependant satisfaire tout le monde : cette pratique de coopération
que la direction n’aurait pas pu prescrire si elle l’avait souhaité, évoque les pratiques de la
« perruque » en usine, une pratique déviante des professionnels qui constitue un véritable
mode de régulation de l’institution scolaire. Dans toute institution, les individus organisent
dans les marges des arrangements qui leur permettent de tirer des bénéfices des ressources
qui y sont disponibles. Les dirigeants de ces institutions ne répriment par ces pratiques
déviantes, considérées comme des formes d’autorégulation : « paradoxalement le recours à
ce qui est officiellement interdit est donc aussi un moyen de régulation. Les perruques, en
apparence déviantes, entérinent, de la même manière que les individus déviants de Howard S.
Becker, l’ordre institutionnel de l’usine » (Anteby, 2003, p. 466).
184
Nos observations nous ont permis d’identifier les enseignant·es qui participent à cet
arrangement en contrebande dans le collège n°1. Les enseignant·es qui excluent ainsi dans la
classe de leurs collègues y trouvent plusieurs avantages. D’abord, c’est une forme simplifiée
de l’exclusion qui échappe à la lourdeur administrative de la mesure officielle : « je prends
l'élève je l’envoie pas à l'administration, pour aller vite, pour pas que ça perde trop de temps »
E5. De fait, l’élève est envoyé la plupart du temps dans une salle proche, il suffit d’ouvrir la
porte de sa classe, puis celle de son voisin, pour lui passer l’élève. Pas de papier d’exclusion,
pas d’accompagnateur, l’échange d’élève peut se faire en instantané.
La modalité d'exclusion classique c'est d'appeler un surveillant de le faire chercher par
le délégué qui va le chercher et qui remonte. Donc ça c'est très lourd, parce que ça fait
appel à la vie scolaire et en plus ces professeurs ils se sentent un peu stigmatisés d'avoir
dû déranger ces personnes qui avaient d'autres choses à faire à ce moment-là.
E8, enseignant de mathématiques, 39 ans, confirmé, 2 exclusions, responsable de
l’amicale.
L’exclusion entre pairs permet aux enseignant·es, non seulement d’exclure simplement en
échappant à un protocole coûteux en temps et en énergie, mais aussi de ne pas se décharger
du « sale boulot » vers la vie scolaire, avec le risque de participer à l’engorgement du service,
et de se voir étiqueté, de donner à laisser voir ses difficultés à un service externe : « plutôt que
de l'exclure et de passer par la vie scolaire qui est souvent surchargée, et c'est souvent difficile
à gérer les exclusions de cours, on les met dans la salle d'à côté » E1.
Cette punition est d’autre part moins coûteuse pour les élèves : « ça reste un truc à
l'amiable. » E7. L’exclusion dans la salle du collège constitue une punition moins brutale, une
simple mesure de régulation en interne : « pour moi c'est pas tout à fait la même dimension
qu'à la vie scolaire... c'est là tu sors de là, ça ira pas plus loin, faut que tu te tiennes tranquille
faut que tu sortes de là... » E6. L’exclusion en contrebande participe à faire tenir la situation,
elle constitue une forme de négociation avec l’élève auquel on laisse une chance : il n’est pas
directement envoyé aux CPE, son exclusion ne fait pas l’objet d’une médiatisation qui dépasse
la salle de classe.
La pratique s’organise autour des figures historiques de l’établissement en particulier E5 et
E12. Les professeurs principaux sont identifiés comme des accueillants privilégiés : « le
professeur principal qui tient la classe très solidement, [peut] par exemple inviter les
professeurs qui ont des difficultés avec les élèves par exemple à les envoyer chez lui, où lui il
les prend en charge… » E5. La prise en charge des élèves perturbateurs par les professeurs
principaux, à la fois pour soulager les enseignant·es en difficulté, mais aussi pour donner à ces
élèves un meilleur cadre d’apprentissage, est une surcharge de travail acceptée par ces
enseignant·es qui s’en sortent mieux et investissent beaucoup de leur temps dans
l’accompagnement des élèves des classes dont ils sont professeurs principaux :
185
Donc dans cette classe qui dysfonctionne, comme je suis là tous les jours avec
l'amplitude maximum, excepté le vendredi, les professeurs avec qui ça se passe mal me
les envoient, (…), et donc je sais que mes collègues me les envoient, ces collègues qui
ont d'autres contacts avec la classe. E8, enseignant de mathématiques, 39 ans,
confirmé, 2 exclusions, responsable de l’amicale.
La principale identifie ces figures de l’établissement comme porteuses d’un travail éducatif
exceptionnel, un accompagnement au plus près des élèves.
Ça s'fait soit avec des PP.… emblématiques on va dire... qui euh, voilà, emblématiques
dans l'sens où ben y sont, ou l'papa ou la maman d'leur classe, non mais ça... c'est c'est,
ce degré-là voilà, avec un suivi très régulier avec les équipes etc... 'fin y a du du, un
boulot qui est fait par certains énorme.
Principale du collège n°1
En signe de reconnaissance de ce travail d’accompagnement, le collège désigne depuis
plusieurs années deux professeurs principaux par classe. Ce dispositif permet à la fois de
multiplier les indemnités de professeur principal, ce qui représente un aide financière
conséquente pour les personnels, en particulier pour celles et ceux qui sont professeurs
principaux de deux classes, mais aussi d’élargir le nombre de personnels impliqués dans cet
accompagnement. C’est ce type d’investissement qui peut être remis en cause si les marges
de manœuvre financières viennent à diminuer (comme ce fut le cas lors de l’année scolaire
2018-2019, puis 2019-2020), les différents groupes de l’établissement défendant ou attaquant
ce type de « privilèges ».
Pour que cette pratique se diffuse, en particulier auprès des enseignant·es débutant·es qui
sont fraîchement affecté·es dans le collège, les responsables de l’arrangement ont mis en
place un véritable apprentissage de l’exclusion en interne. A l’occasion de la rentrée, les
responsables proposent la mesure aux débutants : « [prénom E5] ici me l'a dit plusieurs fois :
il m'a dit : “n'hésite pas“ ... puisque je sais qu'apparemment lui c'est un référent pour les
exclusions inclusions, c'est chez lui que vont les élèves. » E14, « on m'a dit qu'ça s'faisait
beaucoup ici (…) le jour où j'suis arrivé c'est l'collègue de français, (…) elle m'a dit, “par contre
n'hésite pas on s'les envoie, généralement ça les calme“, donc euh, j'ai profité d'l'occasion... »
E20, « plusieurs collègues m'ont dit : “t'hésite pas, je suis deux portes après toi, ça arrive
souvent tu prends un élève tu lui dis qu'il me l'amène“ » « surtout tu hésites pas... » E3. La
technique d’affiliation au groupe de l’exclusion en interne est une technique bien rôdée : les
enseignant·es installé·es la présentent aux plus jeunes (« t’hésite pas »). Les débutant·es
identifient rapidement les figures instituées du groupe (« un référent pour les exclusions
inclusions »), la démarche est clairement décrite et permet de prendre en main simplement
une mesure efficace.
Des collègues m'avaient dit : c'est aussi simple que ça, tu vas pas les virer tout l'temps
pour surcharger la vie scolaire, mais tu nous les envoies, tu, tu les... voilà, fait ton cours,
186
mais envoie-nous les de toutes façons et on s'débrouille. E17 enseignante de français,
44 ans, jeune, 24 exclusions, professeure documentaliste en reconversion.
Tout est fait dans le discours des organisateurs et des organisatrices pour déculpabiliser les
débutant·es (« t’hésite pas » « on s’débrouille ») et pour inscrire la pratique dans le
fonctionnement global de l’établissement (« tu vas pas les virer tout l’temps pour surcharger
la vie scolaire »). De plus, l’exemple collectif de la pratique facilite l’affiliation : « c'est
rassurant et puis on se sent soutenus quand on est nouveau, sachant que les profs qui sont là
depuis très longtemps le font aussi entre eux » E3. Il ne s’agit donc pas d’une pratique réservée
aux débutant·es en difficulté, mais d’une pratique collective, acceptée de tous et de toutes
dans l’établissement, l’exemple en est donné par des pairs confirmés, des figures
emblématiques de l’établissement qui organisent et participent au dispositif.
Afin de « recruter » des nouveaux membres, les organisateurs de l’arrangement peuvent
être amenés à entrer dans les classes de leurs collègues en difficulté pour proposer la prise en
charge :
Donc j'l'ai fait qu'une seule fois parce qu'y a un collègue qui est v'nu dans mon cours,
parce qu'ils faisaient les zouaves dans l'couloir et y croyait qu'c'était ma classe et de
fait y m'a dit : “ j't'en prend un tu veux ?“ voilà... “bon ben va-z-y“... [rires] là j'ai
l'occasion va-z-y... E20, enseignante de français, 26 ans, débutante, 1 exclusion.
Une fois affiliés au groupe, les débutant·es peuvent à leur tour reproduire la proposition à
l’adresse de nouveaux venus, en suivant exactement le même protocole :
Après ça m'est arrivé d'aller dans la salle qui était mitoyenne à la mienne où j'entendais
qu'il y avait beaucoup de bruit je comprenais pas pourquoi et en y allant, j'ai vu que la
prof qui n'était là qu'une partie de la semaine, puisque c'était un complément de service
était en train de se laisser dépasser par sa classe dont deux bruyants que j'avais bien
repéré assez rapidement… donc je lui ai demandé si elle voulait que j'en prenne un, elle
m'a dit oui, donc je l'ai pris avec moi. E3, enseignante d’anglais, 31 ans, jeune, 11
exclusions.
La prise en charge de l’élève dans une autre classe permet de mettre en œuvre un travail
éducatif, soit en mettant les exclus au travail dans un coin de la classe, soit en leur proposant
des activités valorisantes dans la classe :
Et là je les accueille en classe et je leur donne des tâches, soit si c'est le même niveau,
je leur fais faire le travail qu'on est en train de faire avec les autres, ou soit si je suis
avec les troisième, je leur donne des tâches d'intendance (distribution de copie,
effaçage du tableau, prêt du matériel). Ça se passe très bien dans ce cas-là. E8,
enseignant de mathématiques, 39 ans, confirmé, 2 exclusions, responsable de
l’amicale.
187
Je l'ai mis sur l'ordinateur pendant que je faisais l'activité avec le reste de la classe, il
m'a aidé, je l'ai un peu responsabilisé en lui disant : “là tu notes la participation des
élèves“, et il était resté 20 minutes avec moi au calme puis il était reparti dans son
cours. E3, enseignante d’anglais, 31 ans, jeune, 11 exclusions.
On voit que la prise en charge par les enseignant·es qui accueillent les élèves exclus peut
prendre différentes formes : mise au travail, responsabilisation, activités dans la classe ou
même entretien de remédiation. Par exemple, lors de l’observation du 9 novembre 2017, E9
accueille un élève exclu par une enseignante voisine, met sa classe au travail sur un exerce,
prend l’élève exclu à part et lui demande pour quelle raison il a été exclu. Elle écoute l’élève,
puis renvoie la discussion à la fin du cours et lui donne un travail avant de reprendre en main
sa classe.
Malgré la solidarité affichée, tous les enseignant·es du collège n’ont cependant pas accès à
cette pratique de l’exclusion informelle. Ce n’est pas le cas, d’une part, pour certains
enseignant·es qui se positionnent a priori contre l’exclusion (par exemple E18 et E13), ou qui
sont « de la vie scolaire » (comme E16). Alors qu’il leur est en partie destiné, les débutant·es
éprouvent parfois des difficultés se saisir de ce dispositif. Les débutant·es peuvent être gênés
d’imposer cette charge à des collègues qu’ils ne connaissent pas : « c'est… pour moi c'est un
peu gênant parce que comme je les connais pas trop... » E20, « je suis pas du tout assez à l'aise
pour faire ça. Par rapport aux collègues : je connais pas tous les collègues » E14, « je ne le
ferais pas avec un prof que je ne connais pas par exemple... pour pas le mettre en difficulté… »
E6. D’autre part, ces enseignant·es débutant·es n’ont pas de salle attribuée dans
l’établissement. Ce problème pratique ne leur permet pas d’avoir une vision claire sur
l’identité de leurs voisins de palier : « je le ferai, si j'avais toujours la même salle, mais j'ai huit
salles différentes, c'est le privilège des nouveaux arrivants... et du coup je sais jamais qui est à
côté... » E6, « je sais même pas qui est à côté de moi, donc je suis pas à l'aise pour le faire »
E14, « et je sais même pas quel prof est à côté, je... » E20. Enfin, pour ces jeunes enseignant·es,
cela revient aussi à dévoiler leurs difficultés, et à déclarer qu’ils préfèrent refiler le sale boulot
à leurs collègues plus experts : « j'ose pas trop les envoyer en faisant “coucou... j't'envoie un
élève, j'arrive pas à l'gérer euh…“. Et puis c'est aussi une preuve... j'trouve euh, moi, de,
d'inaptitude, je sais pas j'gérer donc j'te l'envoie, j'me débarrasse du problème. » E20
D’autre part, certains enseignant·es semblent avoir été « exclus » de cette pratique. En
effet, elle s’appuie aussi sur une forme de connivence, sur des affinités personnelles qui
dépassent le cadre professionnel : « y a quelques collègues avec lesquels on bosse
régulièrement qui ont à peu près la même philosophie... » E5. Il s’agit d’une mesure de soutien,
ponctuelle qui doit aussi évoluer, il ne s’agit pas non plus, en favorisant l’exclusion en interne,
de l’installer dans les pratiques : « et j'pense que après la problématique c'est qui faut pas
qu'ça dure... voilà, il faut qu'y ait une évolution. » E22. Il semble par exemple que l’enseignant
E11, après avoir été accepté dans le dispositif lors de son arrivée au collège, en ait été par la
suite écarté. Comme nous le verrons, il s’agit d’un enseignant qui exclut très régulièrement
188
des élèves et on peut penser que cette mise à l’écart du dispositif correspond à une
« exclusion » de la part du groupe des ancien·nes qui ne valident pas non plus une
multiplication injustifiée de l’exclusion « on essayait quelque chose qui marchait bien, c'est
que on excluait chez les uns et les autres (…) les collègues, je sais pas ils disent... peut-être que
j'arrive à gérer mieux. Ils disent d'une manière ou d'une autre, vous n'avez qu'à vous
débrouiller, les élèves vous les connaissez. » E11. La pratique collective de l’exclusion de cours
en contrebande est organisée sur la base d’affinités personnelles autour d’un groupe
important d’enseignant·es du collège, mais tous et toutes ne peuvent pas rejoindre ou rester
dans le dispositif.
Cet arrangement local, bien que volontairement caché, invisible, est accepté tacitement
par la direction de l’établissement et les CPE. Les jeunes enseignant·es envisagent l’exclusion
en interne comme une pratique validée par l’institution, ce qui favorise aussi leur adhésion au
dispositif : « parce que même en début d'année la vie scolaire avait dit, enfin peut être que
j'interprète mal mais je crois qu'ils nous avaient dit que les exclusions entre collègues c'était
plus ou moins toléré quoi. » E14. Les enseignant·es responsables de l’organisation ont bien
conscience de cette marge de manœuvre acceptée qu’ils sont arrivés à gagner dans leur
collège « que les enseignant·es puissent s'exclure les élèves entre eux, en fait c'est un
phénomène non visible, et presque qui dérange pas. » E22. Cette pratique qui diminue dans
les faits le nombre d’élèves envoyés à la vie scolaire et facilite ainsi le travail, est aussi validée
par les CPE pour des raisons éducatives :
Quand les enseignant·es se transmettent les élèves ouais, entre eux... ça, ça j'aime bien
aussi... parce que... le gamin, c'est comme si s'retrouve, dans une sorte de coin, mais
dans la salle, du prof d'à côté. Donc il est isolé, y peut plus faire le pitre, et pareil, une
fois qu'il est calmé, j'imagine qu'il est réintégré, tu vois ça c'est des arrangements entre
professeurs, j'pense que la plupart des exclusions d'cours peuvent se gérer comme ça...
CPE53, 41 ans, confirmé, homme.
Cependant, l’exclusion en interne est aussi une mesure qui facilite l’exclusion, « donc c'est
à double tranchant : je pense que c'est pas top non plus parce que moi je suis pas pour le renvoi
donc.... Mais ça facilite le renvoi de la part de ces professeurs. » E8. Les enseignant·es qui
organisent cette pratique ont ainsi conscience des biais existants et du risque en facilitant
l’exclusion d’en multiplier la pratique : « solidarité à juste titre ou pas, est-ce que c'est bien de
cautionner et de continuer à permettre d'exclure plus facilement les élèves ? » E22. De plus,
exclure les élèves en interne empêche toute forme de collaboration avec les CPE ou la
direction. Ces exclus ne sont identifiés qu’au sein du dispositif, ce qui empêche de déclencher
des mesures en conséquence. « C'était... ça avait ses limites, ça avait ses limites parce que
finalement quand j'excluais les élèves de la classe, y en avait absolument aucune trace... voilà.
Parce qu'ils étaient pas passés par la vie scolaire » E17. Bien que la direction et les CPE tolèrent
cette pratique, elle constitue dans les faits une mise sur la touche de ces personnels qui ne
peuvent plus intervenir dans la prise en charge des élèves. Leur position est ainsi ambiguë.
Alors qu’ils applaudissent la diminution des exclusions dans leur statistiques, la décroissance
189
du phénomène en valeur absolue, le désengorgement des services de la vie scolaire, et
l’accompagnement éducatif en interne, ils souhaiteraient malgré tout à reprendre la
main, conserver une forme de contrôle :
Et un jour j'en avais parlé à [prénom CPE54] qui m'a dit euh... qu'il fallait qu'elle soit
prévenue parce qu'elle me disait le problème c'est qu'après si on veut euh... faire une
commission éducative ou autre chose, il nous faut des preuves.
E17 enseignante de français, 44 ans, jeune, 24 exclusions, professeure documentaliste
en reconversion.
De la même manière que les CPE, la principale de l’établissement voudrait garder un regard
sur cette pratique qui lui échappe, de façon à pouvoir l’évaluer (« ça permettrait aussi de voir
quelle sont ces exclusions informelles, et de voir combien sont utilisées, etc… ça permettrait
d’affiner les choses »). Elle met pour cela en avant le principe de sécurité qui réclamerait un
contrôle de la présence de ces élèves dans telle ou telle classe.
Moi j'aimerai qu'on développe le truc en disant, ben euh... il est en exclusion interne
enfin, faut qu'on travaille, non pas pour le comptage, mais moi mon souci d'chef
d'établissement c'est la sécurité : c'est à dire que si j'ai une évacuation à faire, savoir
que... ben en 114 y étaient 25 et que y sont descendus à 23, que j'puisse dire aux
pompiers ben non : y en a un qui est pas avec son prof normal il était exclu 'fin, moi
c'est, du point d'vue de la sécurité, j'voudrais que...les gens développent ce geste
professionnel de... de, mettre un p'tit mot sur, 'fin à côté d'l'appel là.... Euh, hop appel
présent, en 114 : 'fin juste ça, et ça permettrait aussi de voir quelle sont ces exclusions
informelles, et de voir, combien elles sont utilisées, etc.… ça permettrait d'affiner les
choses. Principale du collège n°1
Les responsables officieux du dispositif peuvent adhérer dans le discours cette demande :
« oui moi sur le fond j'suis d'accord, parce que un élève qui est exclu régulièrement même entre
nous ça devrait appeler à analyse de la situation etc.… » E22, mais dans les faits, le rapport de
force subsiste et les enseignant·es ont bien conscience du risque de perdre la main et se
retrouver dans la situation initiale qui a donné à la création du dispositif d’exclusion en
contrebande : « mais après y faut voir dans quel état d'esprit c'est fait. Si c'est pour revenir sur
une attitude non bienveillante envers le collègue à dire, tu exclus beaucoup etc.… en fait...
voilà, ça change les choses quoi. » E22.
Dans le collège n°1, dans un contexte de forte tension entre les différents groupes sociaux,
les enseignant·es installé·es depuis de nombreuses années sont arrivés à mettre en place un
système organisé pour maintenir la possibilité d’exclure les élèves de leurs classes sans subir
le regard stigmatisant de la direction de l’établissement et sans risquer de se voir confisquer
cette marge de manœuvre qu’ils jugent nécessaire à la réalisation de leur mission
d’enseignement. Cette pratique, organisée autour de quelques figures emblématiques de
l’établissement, permet de recruter régulièrement les débutant·es. Elle permet aussi de
190
mettre en place des pratiques plus éducatives d’accompagnement des élèves exclus.
Cependant, elle participe au clivage de l’établissement, certain·es enseignant·es n’étant pas
admis à y participer et les débutant·es n’adhèrent pas tous et toutes aussi facilement au
dispositif. Alors que les CPE et la direction de l’établissement voudraient quantifier le
phénomène, la pratique, acceptée tacitement, reste une pratique souterraine, masquée
volontairement aux regards de la hiérarchie. Cette pratique de l’exclusion en contrebande
dans le collège n°1 permet, dans un contexte clivé, de conserver une forme d’équilibre, chacun
des groupes restant sur ses positions. Bien entendu, cet équilibre est instable et nous verrons
plus loin comment dans des moments de forte tension dans le collège, l’exclusion ponctuelle
de cours peut redevenir un enjeu fort au sein des luttes de pouvoir. C’est aussi une pratique
paradoxale : elle permet la mise en œuvre d’un accompagnement éducatif mené par les
professeurs principaux des classes, mais cette dimension éducative n’est rendue possible
qu’en réaction à la volonté de la direction de restreindre le recours massif aux exclusions
ponctuelles de cours vers les services de la vie scolaire. Nous avons vu qu’une vive opposition
existait dans le collège n°1 entre un groupe important d’enseignant·es et les CPE,
l’organisation de cet arrangement collectif n’existerait pas si « ceux de la vie scolaire » et
« ceux de la salle des profs » s’entendaient pour travailler ensemble. L’opposition entre ces
deux groupes sociaux a été ainsi à l’origine de la création d’une pratique originale et efficace.
L’arrangement local observé dans le collège n°1 pour « s’en sortir » a toutes les
caractéristiques d’une pratique déviante. Les membres sont désignés par des entrepreneur·es
de morale (les CPE et la principale) comme déviant·es par rapport à la norme qui voudrait que
l’on n’exclût pas d’élève. Etiqueté·es, les enseignant·es déviant·es vont chercher à invisibiliser
leur pratique pour continuer à s’y adonner à l’abri du regard des entrepreneur·es de morale.
Pour faire partie du groupe des enseignant·es qui excluent, il faut s’y affilier et les ancien·nes
se chargent d’initier les nouveaux et les nouvelles à la sous-culture déviante du groupe. Les
nouveaux et les nouvelles, d’abord méfiant·es, vont sauter sur l’occasion qui leur est
présentée pour enfreindre une première fois la norme. Ils vont tirer des bénéfices de cette
nouvelle pratique et ainsi entrer dans une carrière déviante en apprenant de leurs pairs les
techniques de cette pratique déviante.
Le collège n°1 offre ainsi à l’observateur une image contrastée. Il se présente d’abord
comme un véritable laboratoire, à la pointe des expérimentations pédagogiques, mais aussi
éducatives, exemple pour la recherche, pour les corps d’inspection et pour les jeunes
enseignant·es. Les relations entre les élèves et les adultes y semblent très globalement
apaisées : il n’est pas rare par exemple de voir des élèves se présenter spontanément en salle
des profs pour chercher un·e enseignant·e et y être accueillis avec bienveillance par les
personnels présents. Cependant, cette réalité cache de fortes tensions entre des groupes
sociaux clivés en lutte pour conserver ou obtenir le pouvoir sur la politique de l’établissement.
La pratique de l’exclusion de cours est un des éléments autour desquels s’articulent ces luttes,
l’arrangement de l’exclusion en contrebande est un des avatars de ces luttes intestines. Nous
allons maintenant étudier la déclinaison particulière de ce type de lutte entre les groupes
191
sociaux des établissements scolaires, dans le cadre plus précaire et dégradé du collège n°2,
qui bien que localisé à 800 mètres du collège n°1 présente une atmosphère et un visage
totalement différent.
3. Le collège n°2 : « les parias de l’éducation »
Situé à l’ouest de l’arrondissement, le collège n°2, ouvert à la rentrée de l’année scolaire
1966, jouxte un périmètre urbain en cours de rénovation, quartier d’affaires qui regroupe un
parc d’habitat neuf, des commerces, des business center, une école de management, pensé
pour loger une population aisée, et reconfigure le front de mer, ancien port de marchandises
et de construction navale, pour l’accueil des touristes et des croisiéristes. Coincé au fond d’une
impasse, entouré de copropriétés privées fortement dégradées, il s’agit de l’établissement
souffrant de l’image la plus négative dans notre échantillon, le principal du collège n°3 nous
en dira par exemple :
[collège n°2] après c'est l'apocalypse (…) y faut peut-être tout bousiller faire un truc
neuf, un truc propre, un truc surveillé. Bon l'année dernière y s'faisaient tirer des
flèches ! Là-bas y sont dans un quartier, c'est vraiment une autre problématique : sous
l'autoroute euh... la grande barre de cité, une impasse... Principal du collège n°3.
Les personnels de l’établissement et leurs élèves semblent avoir incorporé cette
stigmatisation, comme nous le confirme E24 :
Dans un établissement comme ça, y sont moyennement les bienvenus dans
l’éducation… la première année où je suis arrivé, les élèves, j'ai chopé une discussion
d’élèves dans ma classe où ils disaient : “non mais regarde y a des feuilles scotchées
aux murs et tout... ‘fin, des trucs dégueulasses qui bavaient et tout... mais qu'est-ce que
c'est ? on est les parias de l'éducation là ! “
E24, enseignant de mathématiques, 32 ans, débutant, 47 exclusions.
Ainsi, le collège n°2 semble être parmi les plus stigmatisés sinon le plus stigmatisé de tous
les collèges de la métropole, qui compte pourtant un nombre très important de réseaux
d’éducation prioritaire renforcée (23 pour la ville, sur un total de 27 sur l’académie et 365 sur
l’ensemble du territoire français). Il porte paradoxalement le nom d’un palais royal de l’Ancien
Régime, ce qui donne l’occasion aux personnels de faire régulièrement des jeux de mots
ironiques. Une rénovation de cet établissement est prévue depuis le début des années 2000,
reportée chaque rentrée scolaire à la suivante, elle devait finalement commencer pendant la
pause estivale en 2019, mais la présence d’amiante sur le site de reconstruction a jusqu’à ce
jour stoppé les travaux au stade de la démolition, la cour ayant été réduite de moitié. Le futur
site de reconstruction du collège est signalé sur les cartes des GPS comme « parking (stockage
d’amiante) ».
192
a. Sous le feu des projecteurs
Chaque année, le collège fait les gros titres de la presse régionale et nationale ce qui
contribue à dégrader un peu plus son image et à creuser le conflit de plus en plus vif entre ses
équipes enseignantes et son équipe de direction. En 2015, une plantation de cannabis est
retrouvée dans les locaux du collège, cultivée par un agent : l’interpellation est relayée par la
presse régionale et nationale. Le 28 novembre 2016 au matin, des flèches sont retrouvées
près des bâtiments de la direction, une autre sur le terrain de sport, deux autres sur les toits
du collège. Il s’agit de flèches de chasse, munies d’un embout en métal, conçues pour blesser
ou tuer. Les flèches ont été retrouvées dans le collège alors que la ministre de l’Éducation
Nationale était en visite officielle dans la ville de l’enquête. Les élèves et les personnels ont
alors été confinés pendant deux heures, avant de quitter le collège en longeant les murs pour
éviter d’éventuels tirs. Suite à ces événements, les équipes enseignantes ont exercé leur droit
de retrait pour une durée de cinq jours face à ce qu’ils considéraient comme un danger
imminent pour eux, pour elles et pour leurs élèves. Quelques jours plus tard, des balles de 22
long rifle sont retrouvées déposées devant le portail de l’établissement. Là aussi, l’incident est
largement relayé dans les médias régionaux et nationaux, la presse écrite et télévisée, une
grande radio nationale publique consacre une émission au collège intitulée « le collège n°2
dans l’impasse ». Le 5 décembre, à la suite du retentissement médiatique de l’affaire des
flèches, le Directeur Académique des Services de l'Éducation Nationale (DASEN), reçoit les
enseignant·es pendant près de trois heures. Douze enseignant·es, un parent d’élève, une
commandante de police du commissariat du quartier, le préfet de police et deux
représentant·es du conseil départemental sont présent·es. Les enseignant·es demandent la
création de postes d’assistant·es d’éducation et d’un demi-poste de conseiller principal ou de
conseillère principale d’éducation, la présence régulière des forces de police aux abords de
l’établissement, des mesures disciplinaires plus sévères pour les élèves violents. Un premier
« audit » de l’établissement est réalisé par une équipe d’IA-IPR (Inspecteurs Académiques Inspecteurs Pédagogique Régionaux). En 2017, un ancien principal du collège publie un
pamphlet racontant ses années dans le collège n°2 pour dénoncer la montée de l’islam radical
dans le quartier et dans le collège (Ravet, 2017). L’essai provoque une vive polémique autour
de la question de la radicalisation religieuse, qui est très largement couverte et relayée par la
presse, par les éditorialistes d’extrême droite et qui suscite des droits de réponse de la part
de chercheure·s en sciences sociales (Lorcerie, 2017). En 2018, l’intrusion d’un parent d’élève
qui agresse l’agent d’accueil, un tir au fusil à plomb sur des élèves et une professeure d’EPS
aux abords de l’établissement, un conflit violent entre une élève et E31 provoquent le
débrayage des enseignant·es qui bloquent l’accès au collège. Le Recteur de l’académie vient
sur les lieux à deux reprises, il dira à la presse à propos du quartier et du collège : « c’est vivre
au temps des Thénardiers que de vivre ici. L’éducation est une sorte d’îlot entouré de
trafiquants, de prostituées, d’ordures, du bruit de l’autoroute ». Le collège est alors à nouveau
l’objet d’un audit réalisé par une équipe d’IA-IPR. Enfin, au cours de l’année scolaire 20182019, les enseignant·es protestent contre le plan de rénovation du collège qui doit se dérouler
lors de la rentrée scolaire 2019, les bâtiments devant être démolis et reconstruits tout en
193
gardant les élèves et leurs enseignant·es sur le site. Le mouvement des personnels est d’autant
plus vif que de l’amiante a été trouvé dans les locaux à détruire. Le collège est bloqué trois
semaines de suite par les enseignant·es puis par un groupe de parents d’élèves entre les
vacances de février et celles d’avril. Le conflit s’achève quand le Préfet décide de faire
intervenir la police pour permettre aux élèves d’entrer dans leur collège et de reprendre leurs
cours, sous les sifflets et les huées des quelques-uns des parents qui bloquaient l’entrée. Ces
événements, blocages, droits de retraits exercés par les personnels, sont récurrents dans la
vie de l’établissement. Ils illustrent une relation extrêmement conflictuelle entre l’équipe
enseignante, l’équipe de vie scolaire et l’équipe de direction.
b. A l’ombre de l’autoroute
Figure 18 : croquis du collège n°2 vu depuis la passerelle de l’autoroute
(Les bâtiments du collège apparaissent en rouge sur le croquis)
Depuis la gare, il faut, pour rejoindre le collège n°2, longer vers le nord-ouest, les locaux de
l’université des sciences. On croise sur le trajet des étudiant·es bien sûr, mais aussi des
chercheurs étrangers, en costume-cravate, qui rejoignent l’université depuis la gare, discutant
en anglais. En tournant à droite, on rejoint la passerelle de l’autoroute. Le contraste est
saisissant. Sous cette passerelle qui traverse la ville, des parkings ouverts ont été aménagés,
ainsi qu’un « city stade » : un terrain de basket et un terrain de football à destination des
jeunes du quartier. On entre dans le quartier en s’engageant sous l’autoroute. Ce passage
marque une rupture dans le paysage urbain. L’autoroute aérienne coupe l’arrondissement en
deux parties. Les habitants vivent dans le bruit continu du flux automobile et l’ombre projetée
194
des larges voies de béton. Une ligne de lumière passe entre les deux voies de l’autoroute : les
jours de pluie, l’eau s’y infiltre et y dégouline.
Sous l’autoroute, une ancienne déchetterie accueille aujourd’hui encore, trois années
après sa fermeture, des dépôts sauvages de détritus. Un homme s’est installé là, derrière des
grilles et des bâches, il récupère des meubles fatigués, de vieilles poussettes, des bouteilles
de gaz vides et les entasse dans ce qui est devenu une petite cour sous l’autoroute. En
continuant, on accède sur la droite à l’impasse au fond de laquelle est implantée le collège
n°2. A l’angle, un vieux mur en parpaing parcouru de fissures, surmonté de fils de fer barbelés
auxquels s’accrochent des bâches déchiquetées. Ces lambeaux de plastique, fouettés par le
vent, claquent contre les murs de béton. En remontant la rue vers le collège, on trouve sur la
gauche un bloc de cinq immeubles de cinq étages chacun. De longues fissures parcourent les
façades. Des morceaux de béton s’en détachent et tombent sur le trottoir menaçant les
passants. Sous le béton des balcons qui s’effrite, apparaissent des fers rouillés. Le linge
suspendu aux fenêtres, sous les balcons, se balance au-dessus des trottoirs. La porte d’entrée
d’un de ces d’immeubles est ouverte en permanence. Une feuille A4 fixée à droite de l’entrée
au scotch d’emballage signale le danger, l’immeuble a été frappé de péril mais continue d’être
habité. L’éclairage de la cage d’escalier ne fonctionne plus. Les murs du hall d’entrée sans
lumière s’effritent, envahis de salpêtre et de tâches d’humidité, recouverts d’inscriptions
peintes à la bombe. Sur les boîtes aux lettres métalliques rouillées sont inscrits les noms des
habitants au marqueur. On aperçoit au fond du hall de cet immeuble insalubre, dans ce qui
fut une cour intérieure, une autre décharge à ciel ouvert. Le sol est recouvert de sacs poubelle
éventrés, de vieilles mousses de matelas, de sommiers, de chaises brisées. Les rats courent à
travers cet amas de déchets, sous les fenêtres des locataires du rez-de-chaussée. Les jours de
forte chaleur, l’odeur âcre qui se dégage de la cour est suffocante. Les vitres cassées des
fenêtres donnant sur cet amoncellement sont obstruées par des cartons et des plaques de
plastique, en particulier pour empêcher les rats d’entrer dans les appartements. Dans la cage
d’escalier, les plafonds, soutenus par des étais en métal, menacent de s’effondrer. Ces
appartements loués par des marchands de sommeil, insalubres, souvent sans chauffage,
parfois sans électricité, gagnés par les infiltrations et les moisissures, accueillent certains des
élèves du collège. De l’autre côté de la rue, en face de cette barre d’immeubles, derrière un
long mur de parpaing, lui aussi recouvert d’ordures ménagères, un grand parking à ciel ouvert
a été provisoirement aménagé. C’est là que se garent les personnels du collège le matin. Le
parking est lui aussi envahi de détritus, de vieux matelas éventrés, de poucettes cassées, de
meubles rouillés et de fauteuils de bureau. Les murs de parpaing sont recouverts de larges
graffitis aux couleurs défraichies. Sur la droite, une route qui rejoint l’espace sous l’autoroute
a été condamnée par des plots de béton, elle est devenue le théâtre des spots de deal. En
continuant dans l’impasse, on longe de grands panneaux de tôle ondulée verts recouverts de
tags et d’affiches à demi arrachées, surmontées de hauts grillages. Ce sont les clôtures du
collège.
195
Au fond de l’impasse, se trouve l’entrée proprement dite. Un portail métallique s’ouvre sur
une grande allée qui permet d’accéder à la cour de récréation. Au-dessus de ce portail et des
murs qui l’entourent, des grilles incurvées à 30° vers la rue, afin d’éviter les intrusions. L’allée
qui permet aux élèves d’entrer dans la cour est surmontée par de six grandes poutres de béton
horizontales dont la peinture s’écaille, mais en bon état. Des barrières Vauban, des palettes
de bois, un chariot et une vieille chaise sont entreposés à gauche du portail. On entre dans le
local d’accueil en poussant une porte de métal. Le local sans fenêtre sur l’extérieur est sombre
et exigu, le personnel de loge se trouve assis là, avec sur les genoux un vieux chat atteint de
pelade, recueilli dans l’impasse. On signe de son nom sur un registre pour signaler sa présence,
l’heure de son arrivée et de son départ. Le local d’accueil donne directement sur le couloir qui
traverse les bureaux de la vie scolaire de l’établissement. Le schéma n°15 permet de mieux
situer la configuration des différents locaux du collège n°2.
Figure 19 : schématisation de la répartition des locaux du collège n°2
A l’entrée des locaux de la vie scolaire, sur la gauche, se trouve un petit patio aménagé
pour fumer. Des pots de fleurs ont été posés sur les trous des tunnels laissés par les rats pour
les empêcher de passer. La vie scolaire regroupe les bureaux des deux CPE, petites salles
exiguës mais bien aménagées et repeintes, l’espace des AED, qui est à la fois leur bureau et le
lieu de circulation et d’accueil des élèves et des familles, la salle de « réflexion », salle sans
fenêtre donnant sur l’espace des AED, destinée à accueillir les élèves exclus. Cet espace ouvert
196
donne directement sur la cour de récréation. Les locaux de la vie scolaire du collège n°2
schématisés ci-dessous se présentent sous la forme d’un long couloir, traversé par les
personnels, par les parents d’élèves et par les élèves, à la fois lieu de circulation et de travail
des personnels.
Figure 20 : Configuration des locaux de la vie scolaire du collège n°2
L’entrée de la salle des professeurs se situe, par rapport aux locaux de la vie scolaire, à
l’opposé de la cour de récréation des élèves. La configuration de l’établissement, comme celle
du collège n°1, participe à l’éloignement des pôles « vie scolaire » et « salle des professeurs ».
Cette disposition géographique induit une distance physique qui accentue l’éloignement des
groupes sociaux et de leurs pratiques « ne serais-je que par-là, géographiquement comme
c'est fait, on on est loin de la salle des profs par exemple... » CPE55.
La salle des professeurs, comme l’ensemble de l’établissement, est en mauvais état. Un
aménagement bricolé permet malgré tout d’y apporter une ambiance chaleureuse. Au
plafond, une guirlande de fanions multicolores traverse la salle d’un bout à l’autre. Autour du
réfrigérateur et de la machine à café, un coin salon permet aux enseignant·es de déjeuner et
de prendre l’apéro. Sur le mur du fond, séparant la salle des professeurs du CDI, sur des
panneaux de lièges, sont affichées des informations administratives, des tracts syndicaux, une
revue de presse rappelant l’histoire des luttes médiatisées du collège, mais aussi des fairepart de naissance, des photographies des fêtes organisées par l’amicale où l’on voit les
enseignant·es dansant dans la salle des professeurs. Au-dessus de ces images une phrase
illustre avec ironie l’état d’esprit festif et solidaire des enseignant·es, « ici c’est [nom du collège
n°2], c’est la vie de palace ! ». Dans le patio, le mobilier de jardin permet aux enseignant·es de
197
se retrouver en extérieur pendant les récréations, de grandes boîtes de conserves métalliques
accueillant des montagnes de mégots qui s’y accumulent.
Figure 21 : configuration de la salle des professeurs du collège n°2
Les locaux de l’établissement, en attente de rénovation, sont en mauvais état : les murs se
fissurent, les peintures s’écaillent, sur les plafonds de certaines salles de classe, de grandes
tâches sombres témoignent d’anciens dégâts des eaux. Six salles de classe ont été aménagées
dans la cour dans des algecos. Il y fait froid l’hiver et très chaud quand arrive le printemps. Ces
préfabriqués donnent directement sur les voies de l’autoroute qui ne se trouve qu’à une
trentaine de mètres des salles de classe. Les élèves et leurs enseignant·es étudient ainsi avec
en fond le bruit du va-et-vient de cette autoroute très empruntée.
Encadré n°2 : caractéristiques des élèves et des personnels du collège n°2
Le collège n°2 accueille 518 élèves, dont 86 % de boursiers et 50 % ayant le taux de bourse
le plus fort (taux 3). Cette répartition relative des taux de bourse est équivalente à celle du
collège n°1 et là aussi très nettement supérieure aux taux de boursiers nationaux,
académiques ou à ceux de l’éducation prioritaire renforcée en général. Comme pour le collège
n°1, si l’on entre dans le détail des dossiers des élèves non-boursiers, il s’agit pour la plupart
d’élèves qui pour diverses raisons n’ont pas pu effectuer les démarches à temps ou dont la
situation irrégulière sur le territoire français ne leur permet pas de demander de bourse. Les
élèves du collège sont issus de catégories sociales défavorisées pour 80.4 % contre 37 % au
niveau académique et 39% au niveau national dans l’ensemble des collèges, 66 % dans les
collèges REP+ de l’académie et 65% dans les collèges REP+ français. La totalité des élèves est
issue de l’immigration récente ou plus ancienne, la principale évoquant comme un cas
exceptionnel, lors de notre première rencontre, la scolarisation l’année précédente d’un
« blanc » dans le collège, qui a depuis changé d’établissement, ses camarades l’appelait
« François le français ». Les chiffres du retard scolaire à l’entrée en sixième sont équivalents à
ceux du collège n°1 (24%) supérieurs à la moyenne académique (19 % pour les collèges REP+)
198
ou nationale (17 % pour les collèges REP+). A l’issue de la troisième, les élèves sont orientés
en lycée professionnel, 37 % en seconde professionnelle (contre 43 % en moyenne au niveau
académique 37 % au niveau national) 4 % en CAP (contre 6% au niveau académique et 3 % au
niveau national) mais avec un taux plus important de passage en seconde générale et
technologique 48 % (49 % au niveau académique et national). A l’issue de leur seconde
professionnelle, 75 % des élèves accèdent à la première professionnelle (contre 81 % au
niveau académique et national) 7 % redoublent, 13% sont réorientés en CAP et 10 % sont dans
une « autre situation » (ce qui recoupe en grande partie les élèves « décrocheurs » à l’issue
de la seconde professionnelle). Pour les élèves passés en seconde générale et technologique,
on note 10,7 % de redoublement (contre 10 % au niveau académique et 6% au niveau
national), 5,5 % de réorientation vers la voie professionnelle (contre 3% au niveau académique
et national) et 5,5 % d’autres situations (contre 3% au niveau académique et national). Enfin,
le taux d’accès de la 6ème vers la 3ème est de 72, ce qui constitue une valeur ajoutée négative
par rapport à l’académie (-1). Relativement à l’académie mais aussi au collège n°1, le collège
n°2 perd donc plus d’élèves entre la 6ème et la 3ème. De la même manière, 6,3 % des élèves ne
sont pas dans une situation de scolarisation à l’issue de la 3ème. Dans le collège n°2, les élèves
décrochent plus entre la 6ème et la 3ème et à l’issue de la 3ème que dans le collège n°1. On le voit
donc, comme dans le collège n°1, les élèves de l’établissement sont massivement des élèves
en grande difficulté scolaire et sociale, plus que dans la plupart des collèges de REP+. Le destin
de ces élèves est, plus que dans les collèges ordinaires, une orientation vers l’enseignement
professionnel. Les élèves du collège n°2 sont plus exposés au décrochage que ceux de collèges
ordinaires et sans doute plus que dans le collège n°1.
Une des caractéristiques de cet établissement est d’accueillir une part très importante
d’enseignant·es débutant·es. De fait, de nombreux enseignant·es demandent chaque année
leur mutation (23%, contre 17.7 % pour l’académie et 16.7 % au niveau national sur le même
type d’établissement) et les jeunes enseignant·es sont surreprésenté·es (45 % des
enseignant·es ont moins de 2 années d’ancienneté dans le poste et l’ancienneté moyenne des
enseignant·es titulaires dans le collège est de 3 ans). La singularité de la constitution du groupe
des personnels doit être mise en corrélation avec la très forte stigmatisation de
l’établissement. Contrairement à ce qu’a pu m’affirmer une des rares « anciennes » de
l’établissement (« y a peu de mutation pour fuir cet établissement. Hein, même si c'est pas
facile, y a une tellement bonne ambiance, quand même t'as pu p't'être t'en rendre compte... »
E38), les enseignant·es du collège n°2 cherchent plus que d’autres à fuir leur établissement.
Mes observations dans l’espace fumeur de la salle des professeurs au moment de la
formulation des vœux de mutation, le 4 mars 2019, confirment par ailleurs ces chiffres, les
néo-titulaires de l’établissement (E33, E34, E36 et E37) discutaient tous et toutes des
stratégies possibles à mettre en œuvre pour quitter au plus vite le collège.
L’établissement regroupe 54 enseignant·es, 18 AED (ce qui correspond à 13.5 équivalent
plein temps une partie des AED étant à temps partiel) et 2 CPE (CPE55 et CPE56). Il s’agit de
199
fait d’un établissement très bien doté en termes d’encadrement et de personnels de
surveillance.
c. Une institution sous tension
Confrontés à un environnement social exceptionnellement dégradé, les enseignant·es du
collège n°2 entretiennent une relation de conflit ouvert avec la direction de l’établissement
soupçonnée de laxisme dans le traitement des incidents. Dans cette lutte quotidienne,
l’exercice du droit de retrait est un levier exploité régulièrement : « dans ce type
d'établissement, un débrayage comme ça, j'vais pas dire que c'est monnaie courante, mais ça
arrive très régulièrement » E25. Ces arrêts de travail réguliers se présentent comme de
véritables bras de fer opposant dans des luttes de pouvoir les différents groupes sociaux de
l’établissement.
Le collège est ainsi traversé par des événements plus ou moins graves qui deviennent très
vite le sujet de tous les échanges dans la salle des professeurs d’une part et dans les bureaux
de la vie scolaire d’autre part. Ainsi, le 3 octobre 2017, alors que j’entame mes observations,
le collège est en émoi : un enseignant a été l’objet de menaces de la part d’un élève. Les
discussions tournent toutes autour de cet acte de violence et de l’absence de réaction
appropriée de l’équipe de direction qui minimise l’incident. La CPE55 est d’ailleurs la première
à me rapporter, lors d’un échange informel, cet incident qu’elle traite avec ironie : « c’est un
jeune prof, il surréagit… t’imagines ici si on devait tout prendre comme ça au pied de la lettre,
on appelle la police tous les jours » CPE55. L’enseignant victime de ces menaces décrit de son
point de vue le déroulement de cette altercation quelques semaines plus tard :
Comme je suis prof de physique-chimie, c'est un élève en quatrième... qui en croisant
l'autre prof de physique-chimie, euh... lui a dit : “alors le nouveau prof s'il continue je
vais lui balancer des produits chimiques dans la figure“. Tout part en fait d'une fiche de
présentation en début d'année où le l'élève concerné ... parce que j'ai mis moi : que
représente la physique-chimie pour vous... il met : “c'est une matière comme une
autre“, bon encore ça va ça... “ça rend fou, wAllah“... donc il écrit comme ça. Après je
lui dis si vous avez des remarques concernant la matière et tout ça... il met : “j'ai
remarqué le coran“. Donc euh… heureusement j'ai lu ce qu'ils ont mis quoi ! et je lui ai
parlé de là : “tu sais que ça se fait pas...oui je sais monsieur“ voilà je vais montrer ça à
la vie scolaire du coup j'ai parlé à la vie scolaire et du coup la direction était au courant.
E37, enseignant de sciences physiques, 32 ans, débutant, 19 exclusions..
A l’origine de l’incident, il y a donc ce que l’enseignant considère comme une atteinte au
principe de laïcité. Il juge que les réponses apportées à ce questionnaire de début d’année
sont graves et se félicite : « heureusement j’ai lu ce qu’ils ont mis quoi ! », l’évocation du coran
dans un écrit produit dans le collège étant perçu comme un fait suffisamment grave pour être
signalé à la vie scolaire et à la direction de l’établissement. L’information faite à sans doute
200
posé par la suite des difficultés à l’élève qui a dû être convoqué par la CPE ou la principale.
C’est après subi ces rappels à l’ordre qu’il en est venu à proférer des menaces. Cet échange
qui pourrait sembler anodin, qui pourrait faire l’objet pour cet élève de cinquième d’un simple
recadrage en tête à tête inquiète réellement l’enseignant : « pour être honnête j'ai… j'étais
pas serein... surtout pour aller prendre le métro, surtout je l'ai croisé une fois dans la rue » E37.
A l’extérieur de l’enceinte protégée du collège, les élèves peuvent devenir des menaces,
l’affaire étant traduite en termes de délinquance juvénile de rue. S’enclenche alors un conflit
entre la direction, en la personne du principal adjoint, et l’enseignant : « quand j'ai vu le
principal adjoint : “oui c'est infondé machin“... là j'ai pété un cadre... je lui ai dit “non non là je
vous parle sérieusement je me sens pas en sécurité et il faut faire quelque chose“. » E37. Nous
retrouvons ainsi une situation qui sera récurrente au cours de nos observations : des
enseignant·es qui se sentent menacé·es par des élèves, avec un lien avec la rue et le quartier
perçu comme des espaces potentiellement dangereux, et une demande forte adressée à la
direction pour qu’elle prenne des mesures fortes et en particulier qu’elle fasse intervenir la
police. D’autre part, du côté de la direction et de la vie scolaire, les faits sont relativisés,
minorés, et la réaction des enseignant·es considérée comme une dramatisation
disproportionnée d’incidents banals de la vie d’un collège. La principale et la CPE sont
d’ailleurs réticentes à faire appel à la police, la CPE55 me faisant remarquer, lors d’un
entretien informel : « tu fais venir la police dans l’impasse, tu mets le feu au quartier ! ».
L’incident est ainsi porté à la connaissance collective de l’établissement qui s’en empare, il
devient un objet de crispation. Il est traduit dans le discours commun comme un fait grave :
« quand y s'passe des trucs plus graves que j'vois des collègues voilà qui ont été menacées à
l'extérieur ou quoi, 'ffuuu... Là on passe dans un autre registre. » E25. Cet « autre registre »
étant celui de la délinquance et donc de l’appel aux forces de police pour sécuriser un
établissement pris dans un environnement anxiogène, la demande de punitions plus sévères
pour répondre à la remise en cause de l’autorité des adultes et à leur mise en danger. En se
multipliant, ces incidents crispent les relations quotidiennes des groupes sociaux qui
constituent le collège et provoquent des conflits sociaux qui peuvent prendre une ampleur
considérable. On retrouve ici une forte demande de la part de ces enseignant·es pour que la
direction de l’établissement muscle son rapport aux élèves et au quartier en faisant appel aux
forces de police afin de rétablir l’autorité de l’état dans ces quartiers livrés aux trafiquants.
Mais ce conflit va au-delà d’un simple conflit hiérarchique comme l’illustre cet autre
incident. Le 31 janvier 2018, j’arrive à 7h55 au collège n°2. Je croise devant le collège E24 qui
m’explique « on va surement s’arrêter de travailler aujourd’hui ». Cette fois-ci, l’incident
concerne un élève qui a été exclu définitivement du collège pour des faits de violence et qui y
revient le soir pour jouer au football. En effet, pour pallier à l’absence de structure sportive
dans le quartier, les terrains de sport du collège sont ouverts aux associations en dehors des
heures d’enseignement. Une enseignante (E35) qui a interpellé l’élève dans la rue du collège
en lui disant qu’il ne devait plus être là, s’est faite, selon E24, agresser par son ancien élève.
Comme chaque fois qu’intervient un incident de ce type, l’histoire est évoquée dans la salle
201
des profs et dans les bureaux de la vie scolaire, avec des points de vue très différents qui
expriment les tensions entre ces différents groupes sociaux. Dans les interactions observées,
on note que les positionnements différenciés vis-à-vis des élèves correspondent à des
différences sociales et culturelles entre les groupes sociaux constitutifs du collège : les
assistants d’éducation en particulier, plus proches socialement des élèves, adoptent une
attitude compréhensive et prennent le parti des élèves, alors que les enseignant·es issu·es des
classes sociales moyennes et supérieures jugent sévèrement des comportements rapportés à
la « culture des quartiers ».
A 10h00, en salle des professeurs, il règne une atmosphère de révolte. Les propos
scandalisés par rapport au manque de réaction de la direction fusent. Les enseignant·es
voudraient que la police intervienne dans l’impasse pour restaurer l’autorité de la république.
Les enseignant·es se plaignent aussi de la vie scolaire qui prend selon eux le parti des élèves.
« y m’ont dit que [prénom de l’élève] il est gentil… tu te fais agresser et t’a la vie scolaire qui
est du côté des élèves ! y sont pas solidaires ! ». E35 s’emporte : « c’est grave, je travaille ici
depuis cinq ans et j’ai jamais eu peur de venir travailler ! Ils vont pas faire régner leur loi dans
le collège ! », mais elle plaisante aussi en y trouvant un avantage puisque son compagnon a
dû la déposer en voiture ce matin. Dans ces échanges apparait clairement une distinction
entre un « eux » et un « nous », les AED occupant une place intermédiaire. Le collège est
pensé comme assiégé par un quartier dangereux, par les trafics et la délinquance.
Effectivement, dans le bureau de la vie scolaire, les AED présentent une version bien
différente de l’incident. « Le prof il a un peu provoqué aussi… il lui parle comme s’il était au
collège, alors que là, il est sur son territoire, l’élève il a plus à lui parler comme à un prof ». « A
c’kip il l’agressé ! Mais elle m’a fait serrer Madame [nom de E35] ! D’où il l’a agressée ? Il
mesure 1m20 ! Moi je l’ai vu dans la rue […] je lui ai dit bonjour il m’a répondu tout gentiment…
bientôt on dirait bientôt c’est un délinquant avec une kalash, il est tout petit tout mignon, tu
le pousses avec le doigt y tombe… » AED63. Les AED se moquent gentiment d’une autre AED,
(AED65) : « mais aussi [prénom AED65] t’es pas concernée [rires]… » lui répètent-ils. Une
enseignante lui aurait reproché son attitude alors qu’elle consultait son téléphone portable
pendant qu’on lui rapportait l’incident. « Moi j’étais pas d’accord avec elle : il vaut mieux qu’il
soit au foot deux heures le soir qu’à trainer dans la rue… ce qu’elle a pas supporté c’est qu’on
soit pas d’accord avec elle » (…) « y veulent qu’on soit solidaires avec eux, mais on a le droit de
pas être d’accord avec eux quand même ! » AED65. Et AED63 d’ajouter : « ouais, eux y sont
solidaires quand ça les arrange ! ». On voit que la distinction sociale entre les enseignant·es et
les AED occupe une place importante dans ces conflits. Les expressions utilisées par les
assistants d’éducation sont marquées socialement, elles appartiennent au langage des
« quartiers » (« à c’kip » « y m’ont fait serrer » « kalash » etc…) que n’utilisent jamais les
enseignant·es, ou alors à ces fins ironiques, pour « moquer » les élèves et leurs expressions
stéréotypées. Ce parlé local est en revanche utilisé communément par la plupart des AED. On
peut noter d’autre part qu’il s’agit, pour une part très importante, de personnes « racisées »
qui ont-elles-même grandi dans des quartiers populaires du même type que ceux de l’enquête
202
(AED63 nous dira : « à la base moi aussi j'ai grandi dans un quartier donc euh… j'sais comment
c'est... »).
Ce conflit entre les enseignant·es et les AED remonte en fait à un autre incident qui s’est
déroulé quelques semaines auparavant. Le vendredi 15 décembre 2017, une dispute a éclaté
entre une maman d’élève et le personnel d’accueil. Suite à ce qui est vécu comme une
agression, l’ensemble des personnels a exercé son droit de retrait et a décidé, à 10h00 le jourmême, de rester en salle des profs sans prendre en charge leurs élèves, sans avertir la
direction de l’établissement ni les personnels de vie scolaire. Les AED et les CPE se sont
retrouvé·es seul·es dans la cour de récréation confronté·es aux 550 élèves de l’établissement
qu’il a fallu contenir. Suite à cet incident, les personnels de vie scolaire se sont sentis
abandonnés. L’enseignante E25 nous expose son point de vue en entretien sur cet incident.
j'vais t'reprendre l'exemple de c'qui s'est passé euh, vendredi avec euh, la… l'agression
de... 'fin le... c'qui s'est passé avec Brigitte etc... t'a été au courant, je pense... voilà...
j'ai discuté avec pas mal d'AED en leur disant, “fin voilà, c'est important, faut qu'y ait
d'la solidarité, j'comprends que vous ayez été... euh, l'imp... que vous ayez eu
l'impression qu'on vous ait abandonné dans la cour avec les cinq cent gamins, ça a dû
être très dur pour vous, (…) j'leur ai dit : “faut y être préparé parce que... voilà, y faut
être solidaires, parce que ça si c'était arrivé à n'importe lequel d'entre vous, on aurait
fait la même chose, et et voilà, même si moi ça m'a pas concerné directement, et donc
du coup, j'discutais avec les AED en leur disant, bon, ils ont compris ça, on a parlé ils
m'ont dit : “oui, voilà on a aussi l'impression que, nous toute la journée on s'fait
chahuter, bousculer, on s’fait insulter, dans l'dos, on s'fait, voilà, et puis y s'passe rien
et puis vous les profs, euh, dès qui s'passe un truc ou qu'y en a un qui s'fait insulter, y
faut tout arrêter etc.“... E25, enseignante d’anglais, 34 ans, confirmée, 1 exclusion.
Les AED considèrent ainsi que la solidarité des enseignant·es se distribue de façon inégale
en fonction du statut des personnels soumis aux incidents du quotidien et se sentent
considérés par les enseignant·es comme des personnels de seconde zone. Ils doivent prendre
en charge le « sale boulot », acceptant des interactions au cours desquelles ils subissent
continuellement des insultes et des microviolences, alors que le moindre incident à l’égard
d’un·e enseignant·e ou ici d’un personnel de loge fait l’objet de réactions disproportionnées
dont ils sont à nouveau les victimes collatérales. Les enseignant·es ont bien conscience du
statut précaire des assistants d’éducation. De ce fait, lorsqu’ils évoquent les conflits avec la
direction et la vie scolaire, ils cherchent dans le discours à mettre à part ces personnels pour
ne pas les assimiler à la direction de l’établissement ou aux CPE. Dans la situation décrite, E25
est mal à l’aise parce que le groupe des enseignant·es s’est effectivement déchargé du « sale
boulot » sur les personnels les plus bas dans la hiérarchie de l’établissement mettant ainsi en
œuvre un principe de solidarité qui exclut les AED. Les personnels de vie scolaire ont ainsi
l’impression d’être abandonnés par le groupe des enseignant·es qui, à la moindre occasion,
les confrontent à des situations ingérables sans prendre en compte leur point de vue. La CPE55
203
m’a ainsi fait part de l’incident lors d’un échange informel dans l’espace fumeur de la vie
scolaire (observation du 19 décembre 2017) :
Vendredi j’suis allée gueuler en salle des profs : y s’rendent pas compte c’que ça veut
dire de gérer 500 gamins surexcités abandonnés dans la cour. Après y parlent de
solidarité, mais au moindre truc y s’arrêtent et nous on doit assurer derrière ! Y en a
pas un qu’y est v’nu nous donner un coup d’main ! CPE55, 26 ans, débutante, femme.
Les relations dans le collège n°2, en particulier entre la vie scolaire, la direction et les
enseignant·es se développent sur le registre d’un conflit parfois violent où les logiques de prise
en charge des élèves s’opposent. Cette forte opposition a été au cœur de mes stratégies
d’immersion dans l’établissement, puisqu’il m’a fallu me faire accepter par chacun des
groupes sociaux sans que la familiarité que je pouvais entretenir avec les uns et les autres ne
m’interdisse l’accès à l’un des champs d’observation dans le collège.
d. S’immiscer dans un univers social précaire
Je me suis introduit dans le collège n°2 par deux voies différentes. Je suis d’abord entré en
contact avec la CPE55, qui venait de prendre son poste à la rentrée 2017, de retour de
l’académie de Dijon où elle avait passé sa première année de CPE titulaire (2016-2017). CPE55
était mon étudiante au cours des années 2014-2015 et 2015-2016. C’est par elle que j’ai pu
entrer en contact avec la principale du collège n°2 qui, comme celle du collège n°1, m’a
accueilli spontanément et m’a permis de passer tout le temps nécessaire dans le collège sans
le moindre contrôle ni la moindre contrainte. La CPE55 a donc été une « informatrice »
précieuse dans l’établissement, me donnant accès à toutes les données enregistrées dans le
logiciel vie scolaire qui recense les punitions prononcées, dont les exclusions de cours, mais
aussi un accès total aux espaces de vie scolaire et à son bureau lors des entretiens qu’elle
menait avec les élèves exclus. Nous nous sommes régulièrement retrouvés dans la petite cour
de la vie scolaire, dans laquelle je garais mon vélo, comme certains enseignant·es de
l’établissement, autour d’un café et d’une cigarette, ce qui me permettait de recueillir
« l’ambiance » de l’établissement et de me tenir informé des événements et incidents qui ont
émaillé l’année scolaire.
Dès qu’elle en a eu l’occasion, la CPE55 m’a emmené visiter les halls d’immeuble des
copropriétés voisines du collège. Le 8 février, les habitants d’une des copropriétés de
l’impasse appellent la CPE55 pour lui signaler que des élèves s’amusent sur le toit dont les
corniches menacent de s’effondrer. La CPE55 m’amène alors dans les escaliers d’un des
immeubles décrits plus haut. Elle me montre ainsi que, contrairement aux enseignant·es, elle
n’éprouve aucune crainte à se déplacer dans les immeubles les plus insalubres du quartier
comme lors de l’accueil des élèves le matin au portail, elle n’hésite pas à s’aventurer dans les
rues adjacentes pour aller chercher les retardataires, les interpeller et les presser de se rendre
en cours. Cette visite correspond à une sorte de rituel initiatique puisque, à l’occasion de
l’audit réalisé au cours de l’année 2016-2017, les deux CPE qui ont depuis quitté
204
l’établissement avaient eux aussi invité les inspecteurs à prendre conscience de l’état de
délabrement des immeubles environnants, leur faisant visiter les cours remplies de détritus
et parcourues par les rats, les balcons menaçant de s’effondrer. A la suite de cette visite, l’un
des IA-IPR « établissement et vie scolaire », qui a mené un de ces audits me dira dans un
échange informel : « ils ont bien joué leur coup [les CPE] ils nous ont fait visiter les immeubles
voisins… tu as une décharge dans un immeuble, avec des rats partout… ». Il me dira aussi ne
jamais être rentré dans un collège aussi pauvre : « quand tu es là, tout transpire la misère…
j’ai jamais ressenti une telle pauvreté chez les élèves d’un collège : l’ambiance générale, les
vêtements, l’hygiène… ». La visite de cet immeuble constitue une forme de démonstration de
la précarité sociale dans laquelle vivent les élèves, mais aussi, le moyen de m’intégrer un peu
plus à la vie de l’établissement. Cette mise en avant de la très grande pauvreté des élèves du
collège guide l’action de la CPE55 : dès nos premiers échanges, elle insiste ainsi sur les
conditions de vie exceptionnellement dégradées qui s’opposent à mener une scolarité
sereine.
Un gros problème qu’on a ici, c’est les retards… les parents travaillent pas, les enfants
se réveillent seuls le matin, il n’y a plus de notion du temps… ils arrivent au collège sans
avoir déjeuné, sans s’être lavés… le seul repas correct qu’ils prennent c’est à la cantine…
ils ont pas de pièce pour faire leurs devoirs…
CPE55, 26 ans, débutante, femme.
Ce positionnement empathique par rapport à la pauvreté des élèves se retrouve de
manière récurrente dans les éléments factuels de description qu’elle peut faire de la vie des
élèves, que ce soit en entretien ou au cours des échanges informels. Cette description
détaillée de la vie des élèves s’oppose à l’absence presque totale de références aux conditions
de vie des élèves dans le discours des enseignant·es : si quelques-uns évoquent les conditions
de vie difficiles, cette évocation reste très générale et très rare dans les entretiens.
Par la suite, cette familiarité avec la CPE55 m’a permis de revenir régulièrement dans
l’établissement alors que ma période d’observation était achevée et de prendre ainsi des
nouvelles des élèves que j’avais pu y observer (jusqu’à la fin de l’année 2019).
J’ai été d’autre part « accueilli » en salle des professeurs par un enseignant de
mathématiques (E24) qui avait été assistant d’éducation dans le lycée professionnel dont
j’étais le CPE. Nous avions joué de la musique ensemble à cette époque, et conservé des liens.
Il m’a donc présenté à l’ensemble de ses collègues. Bien que présent dans l’établissement
depuis peu d’années, E24 est un acteur central de la vie de la salle des professeurs : il est
représentant des enseignant·es au conseil d’administration et au conseil de discipline, son
action dans l’amicale des enseignant·es et dans l’organisation des différents moments festifs,
est reconnue par l’ensemble de ses collègues.
Les enseignant·es du collège n°2 se plaignent très régulièrement de l’état d’abandon de
l’établissement, de la rénovation sans cesse retardée, du quartier dégradé, de la proximité de
l’autoroute. Pour contrebalancer ce cadre d’exercice pénible, ils revendiquent une très forte
205
convivialité au cœur de la salle des profs. Se déroulent ainsi régulièrement des apéritifs
spontanés ou organisés, sur le temps de la pause méridienne ou au cours de soirées de
l’amicale des personnels. C’est par l’entremise de E24, que j’ai pu participer à ces moments
conviviaux et ainsi, entrer un peu plus dans le quotidien du collège. Il pouvait s’agir de
« buffets » sur le principe de l’auberge espagnole, où chacun apportait à boire et à manger,
de repas improvisés à la suite de l’observation d’un cours, autour de nos sandwiches et d’une
bouteille de rosé tirée du réfrigérateur de la salle des profs, d’un plat rapporté du snack
familial à proximité du collège, d’un goûter de noël. A ces occasions, la salle des profs se ferme
strictement aux élèves. Lorsque certains d’entre eux se permettent de venir frapper à la porte
pour demander un renseignement ou pour rencontrer un·e enseignant·e, ils sont repris
vertement et rappelés à l’interdiction d’entrer dans la salle des professeurs (E29 par exemple,
au cours de l’observation du 9 janvier 2018 en salle des professeurs lors de la pause
méridienne crie violemment aux élèves de « se casser » et de « dégager »). Cet espace
constitue ainsi pour les enseignant·es une sorte d’oasis, au sein du collège, qu’ils se doivent
de préserver de toute intrusion. Les personnels y ont aménagé une enclave sanctuarisée, où
n’entrent jamais les élèves, rarement les CPE ou les AED. De ce point de vue, E24 a été
clairement un facilitateur dans mon entrée en salle des professeurs, en très fort conflit avec
la vie scolaire et l’équipe de direction. L’enseignante E29 me dira ainsi lorsque je la remerciais
de m’accorder un entretien : « au début je voulais pas, comme tu étais de l’ESPE… mais c’est
[prénom E24] qui m’a dit de le faire que t’étais cool… ». Sans que cela soit évoqué de manière
aussi explicite par les autres enseignant·es enquêté·es, il est certain que bon nombre d’entre
eux ont accepté d’être interrogés parce que j’étais considéré comme un ami d’E24. D’autre
part, E24 a vécu avec moi, dans le lycée professionnel où nous exercions ensemble, des
anecdotes « extraordinaires » avec des élèves qui sont devenus des récits mythiques dans la
salle des professeurs du collège n°2. « Quand je suis arrivé ici, je leur ai raconté les histoires de
[nom du lycée professionnel], ça les a calmés direct… ». A l’occasion des apéritifs dans la salle
des profs, nous avons évoqué comme des conteurs certaines de ces histoires d’anciens
combattants. Ces anecdotes exceptionnelles, fortement dramatisées et enjolivées parce que
répétées en boucle depuis des années, ont contribué à me crédibiliser dans ma posture
d’ancien de l’éducation prioritaire.
Dans un contexte de tension très forte, en lien avec les différentes actions de blocage de
l’établissement ou d’exercice du droit de retrait, ma place entre les deux pôles de
l’établissement a relevé du numéro d’équilibriste. Ainsi, lorsque j’étais surpris, le matin, par
des enseignant·es passant par la loge pour rejoindre la salle des professeurs, en train de
partager un café avec les CPE, l’accueil en salle des profs, plus tard dans la matinée, était glacial
et il me fallait me rattraper. J’ai ainsi été interpellé à plusieurs reprises par l’un ou l’autre des
deux pôles, m’invitant à prendre parti.
Cette observation sur le fil du rasoir, m’a permis de participer à la vie troublée de ce collège
durant quelques mois de l’année scolaire 2017-2018, en recueillant alternativement les points
de vue irréconciliables des différents groupes sociaux du collège. Cette participation au
206
quotidien des personnels enquêté·es permet de nuancer les données recueillies, mais surtout
de rattacher ces données à la complexité des sentiments éprouvés par les acteurs de ce
quotidien fragile.
e. La demande de la salle des profs pour exclure plus
Dans le collège n°2, la très forte précarisation des conditions de travail et l’influence
supposée d’un quartier totalement abandonné aux trafics et à la délinquance, légitime la
requête de la restauration d’un ordre républicain par l’application d’une discipline stricte. Les
enseignant·es demandent à la principale de l’établissement de jouer ce rôle en réprimant
systématiquement chaque manquement à la règle, en particulier par la demande explicite de
multiplier les conseils de discipline. Dans ce cadre, l’exclusion ponctuelle de cours est un outil
revendiqué. La direction de l’établissement se considère ainsi sous pression, confrontée à une
salle des professeurs « difficile ». Ces conflits favorisent aussi un renouvellement très régulier
des personnels de direction : « un autre point faible c'est peut-être la succession des directions
avant moi... y a eu vraiment tac trois ans, trois ans, trois ans parce que c'est épuisant, c'est
épuisant... c'est une machine à broyer les personnels de direction ici. » P6847. De ce fait, la
principale du collège a fortement conscience du peu de marge de manœuvre qui lui est laissé
et du pouvoir important de la salle des professeurs sur la politique de l’établissement.
On retrouve la même logique que dans le collège n°1, avec d’un côté une direction qui
souhaite réduire le phénomène de l’exclusion et peut pour cela mettre en avant des chiffres,
et de l’autre, les enseignant·es qui demandent qu’on leur fasse confiance et qu’on les laisse
maîtres de la gestion de leurs classes. La principale affirme ainsi : « bien sûr mon ambition c'est
de, c'est de réduire ça... » P68. Elle peut pour cela transmettre des statistiques aux
enseignant·es afin de produire une prise de conscience face à l’ampleur du phénomène : « en
fin d'année j'avais fait l'bilan, j'ai j'ai un peu envoyé l'bilan.... pas pas, à la figure, mais j'ai
renvoyé l'bilan en disant voilà... voilà c'qu'on fait... tous les jours... pour faire un peu réfléchir,
quand même hein... » P68. On voit à quel point le sujet peut faire polémique et les précautions
prises par la principale pour présenter ces évaluations (« un peu envoyé l’bilan » « pas à la
figure » « pour faire réfléchir »). Le bilan des exclusions est clairement considéré par la
principale comme un échec, « voilà c’qu’on fait tous les jours ». Les enseignant·es ont de leur
côté la sensation d’une surveillance de leur pratique qui passe par les statistiques : « je sais
que au-dessus, y font des stats sur le nombre d'exclusions » E35, « Je pense, que y a une, des
statistiques qui sont tenues, mais c'est juste une hypothèse. » E23. Dans les faits, ces
statistiques des exclusions ne font pas l’objet d’évaluation, elles ne sortent jamais des
collèges, ne remontent jamais jusqu’à la hiérarchie académique. J’ai pu constater cette réalité
dans les trois collèges enquêtés, elle m’a été confirmée par d’autres principaux et par des
inspecteurs établissement vie scolaire. Cependant, les enseignant·es peuvent soupçonner que
ce contrôle s’inscrive dans une logique de surveillance des pratiques qui dépasse le collège :
« je pense que c'est des choses qu'on leur demande de faire. Voilà, parce que tout doit rentrer
47
La principale quittera d’ailleurs elle-même le collège n°2 à la fin de l’année scolaire 2018-2019, soit quatre
année après y avoir été affectée.
207
dans des cases et dans des tableaux euh... » E35. C’est ici une pratique administrative de
management par des chiffres fortement critiquée par les enseignant·es (« tout doit rentrer
dans des cases et dans des tableaux »), étrangère au travail humain réalisé avec les élèves, qui
rentre dans une logique de concurrence entre les établissements : « j'ai l'impression aussi que
c'est comptabilisé, chaque collège aussi a sa réputation, son nombre d'exclus, son nombre
d'exclus vraiment du collège après conseil de discipline, donc c'est une réputation aussi en
fait. » E23.
Comme dans le collège n°1, cette velléité de contrôle est jugée sévèrement par les
enseignant·es, comme un reproche, un manque de confiance et une infantilisation : « des fois
on reproche qu'on exclut trop facilement » E27, « j'avais eu quand même le droit à une leçon
en me disant que, j'avais pas à l'exclure » E35 « on s'fait régulièrement taper sur les doigts »
E38, « là par exemple, sur nos fiches d'exclusion, y a marqué... déjà le titre c'est “fiche
exceptionnelle d'exclusion de cours“... l'air de dire, vous sortez trop les élèves de classe et y a
un rappel à la loi dessus. » E33. Les enseignant·es pensent ainsi que le discours de la hiérarchie
de l’établissement se concentre sur le nombre : « soit la vie scolaire, soit le principal, la
principale, dit : “y a trop d'exclusions de cours“. Ça nous est arrivé qu'on nous donne le
nombre » E27, et répondent par la souveraineté de leur liberté pédagogique : « tant qu'on est
pas dans la classe pour vivre la chose, on peut pas juger pourquoi la personne a été exclue. »
E27. D’après les enseignant·es, la position de la direction de l’établissement se résume à cette
injonction à garder les élèves dans les classes, dans la logique « pas de vague » : « la hiérarchie
c'est très clairement : il ne faut pas exclure, on ne peut exclure que pour une raison
exceptionnelle c'est à dire qui y a un meurtre dans la classe quoi… » E23. L’exclusion ponctuelle
de cours ne pourrait être prononcée que dans des cas extrêmes (« y a un meurtre dans la
classe ») ce qui ne peut pas être appliqué à la réalité concrète vécue par les enseignant·es
dans leurs classes.
La principale a bien conscience du caractère exceptionnel du contexte de l’établissement
qui l’oblige à marcher sur des œufs et qui restreint sa marge de manœuvre : « ici on a une
salle des profs qui est très compliquée, donc si on commence à dire : “on remet l'gamin en
classe quand on juge qu'l'exclusion n'est pas bonne“, on a… va avoir, de suite le feu. » P67. La
revendication des enseignant·es va au-delà de cette demande de souplesse dans l’application
des exclusions de cours. Dans la salle des professeurs un article de presse a été affiché sur l’un
des tableaux en liège. L’article reprend les propos de ministre de l’éducation nationale qui
annonce que les conseils de discipline doivent se tenir systématiquement, parce qu’il ne faut
pas « casser le thermomètre ». Sur l’article, un commentaire a été rajouté au feutre rouge :
« et pendant ce temps à [nom du collège n°2], la violence continue et rien ne se passe ». La
principale du collège n°2 perçoit bien cette demande d’un traitement plus sévère des
désordres scolaire : « ça ressort hein, dès qu'y a un incident même à l'extérieur, même qui n'a
rien à voir, youps, on ressort : “ oui mais c'est parce qu'on sanctionne pas assez, c'est parce
que si on avait fait l'conseil de discipline“ etc. etc. » P68. L’opposition que l’on rencontre sur
les exclusions ponctuelles de cours se décline de la même manière sur les exclusions
208
temporaires de l’établissement et sur les exclusions définitives. La direction de l’établissement
souhaiterait un traitement pédagogique des désordres scolaires et ainsi réduire toutes les
formes d’exclusion, « on demande des sanctions plus lourdes d'exclusions de cours,
d'exclusions de .... on exclut de cours et on demande des exclusions de classe, et des exclusions
de l'établissement et... y a peut-être d'autres choses quoi... entre.... (rires)... » P67, ce qui est
perçu par les enseignant·es comme une nécessité institutionnelle de limiter les exclusions :
« la direction j'crois qu'ils nous disent de pas trop les virer (…) ils nous disent d'être bienveillants
donc euh... ce qui se traduit essentiellement par “oh se serait bien de pas mettre de conseils
de dis...“ » E24. Au cours de l’année scolaire 2017-2018, 20 conseils de discipline se sont
déroulés et ont donné lieu à 14 exclusions définitives de l’établissement. Ces conseils de
discipline semblent depuis en augmentation constante : « c’est le moins qu’on ait fait depuis
que je suis à [collège n°2] malheureusement ça n’a fait qu’augmenter ! » me dira la CPE55 en
avril 2020 lors d’un échange informel.
Dans le collège n°2, les enseignant·es n’ont trouvé aucune forme d’organisation collective
pour gérer les exclusions de cours. Si des systèmes sont évoqués par les enseignant·es les plus
ancien·nes, il semble que les formes d’organisation collective qui ont pu exister à une époque
dans le collège aient disparu à la suite du départ par mutation de certain·es des enseignant·es.
Avant on était avec Madame [E35] va-z-y on... elle ouvrait la porte [E35] j't'en envoie,
tiens ben j't'en donne un aussi même on en faisait. Et les jeunes, j'pense que cette
année, il faudra que j'leur en reparle, ils n'osent pas ! Aucun n'est venu dire : tu veux
pas alors que parfois, j'entends crier, en même temps tu peux pas, aller voir le prof pour
euh... anticiper, et oui ! bon ça c'est, c'est bien d'l'avoir évoqué parce qu'il faudra que
j'en... que j'leur repropose... E38, enseignante de français, 52 ans, chevronnée 19
exclusions.
Dans le contexte d’un collège qui accueille beaucoup de débutant·es, et beaucoup de très
jeunes enseignant·es, la prise en charge collective des exclusions ne fait l’objet d’aucune
forme d’arrangement. Les exclusions sont ici gérées spontanément, en lien avec les CPE, sans
que le groupe des enseignant·es n’ait mis en place une organisation particulière. La demande
d’exclure sans entrave ne s’accompagne donc d’aucune organisation locale. En revanche, la
direction de l’établissement, bien consciente d’être confrontée à un collectif d’enseignant·es
réactif qui peut entrer en opposition facilement et pour exercer un droit de retrait, ne se
permet pas d’entrer en opposition frontale sur la question de l’exclusion. De ce fait, les
enseignant·es se retrouvent dans un contexte qui leur permet d’exclure assez librement des
élèves de leurs classes.
Dans le collège n°2, les conditions sociales particulièrement dégradées dans lesquelles
vivent les élèves ont paradoxalement poussé les enseignant·es à revendiquer un régime
disciplinaire plus strict et un recours aux forces de police plus important, aux abords de
l’établissement. Alors que la principale voudrait travailler à des solutions pédagogiques pour
répondre aux désordres scolaires, le groupe d’enseignant·es perçoit cette demande comme
209
du laxisme, orienté par une demande des instances académiques de ne pas faire de vague.
Pour finir, nous allons observer la manière dont le collège n°3 est arrivé à dépasser les conflits,
en particulier en laissant une certaine liberté à ses enseignant·es dans la pratique de
l’exclusion ponctuelle de cours.
4. Collège n°3 : un collège « 3ème république »
a. Une forteresse dans le quartier
Le quartier dans lequel se situe le collège n°3, historiquement construit autour de grandes
manufactures (sucre, tabac, allumettes), a été frappé par une désindustrialisation massive au
cours de la seconde moitié du XXe siècle. Les locaux des usines désaffectées accueillent depuis
le début des années 1990 une friche culturelle (théâtre, studios audiovisuels, salles de concert,
cinéma, restaurant, librairie, salles d’exposition) qui requalifie une partie du quartier. C’est un
territoire enclavé, avec des frontières très nettes : un large boulevard à l’ouest qui le coupe
du quartier du collège n°1, les voies de chemin de fer au sud qui isolent au sud le quartier du
centre-ville qu’on ne peut rejoindre qu’en empruntant deux longs tunnels sombres,
surchargés par le trafic automobile, aux murs recouverts du noir de la fumée des pots
d’échappement. La passerelle autoroutière aérienne l’isole du nord de la ville.
Le collège n°3 se trouve à un kilomètre du collège n°1 relié par la rue principale du quartier,
qui accueille encore une activité commerçante populaire active, malgré la fermeture de
nombreuses enseignes. Le collège a été créé en 1970 en fusionnant les deux écoles
communales du quartier, celle des filles et celle des garçons. Le bloc de bâtiments constitue
un îlot protégé au cœur du quartier. Les murs qui l’isolent de la rue présentent des éléments
architecturaux hétéroclites : les murs des écoles, dont les fenêtres sont toutes grillagées, ont
été doublés par endroits de grands murs en béton, plus hauts et plus modernes, recouverts
de peintures urbaines colorées, de grandes affiches photographiques vieillies et déchirées,
réalisées par un artiste mondialement connu en résidence à la friche culturelle, représentant
en noir et blanc, sur les murs décrépis, les visages des enfants et adolescents du quartier. On
entre dans le collège par deux grands portails en métal plein : le premier pour les élèves, le
second pour les personnels et les visiteurs.
Les deux bâtiments des anciennes écoles primaires accueillent les salles de classe : des
salles au rez-de-chaussée qui donnent, sur la cour de récréation pour le bâtiment ouest, sur
les terrains de sport pour le bâtiment est. Les cours de récréation ont conservé l’architecture
caractéristiques des écoles communales. Les bâtiments sont propres et en bon état, de grands
arbres apportent de la verdure et participent à l’atmosphère apaisée du lieu. Le principal
insiste dans sa présentation de l’établissement sur cette architecture d’école communale,
d’école de quartier : « C’est un établissement qui est enrichi par un passé, une tradition qui est
assez historiquement incrustée dans un quartier de [nom de la ville de l’enquête], c'est pas un
établissement de, de cité » P69. Au premier étage, les salles de classe donnent sur des
coursives, dans les deux bâtiments, séparés par une aile centrale qui accueille, au rez-dechaussée, la salle des professeurs et les bureaux de la vie scolaire, à l’étage, les bureaux de
l’administration.
210
Le collège se présente comme un espace totalement isolé du reste du quartier, ses hauts
murs marquant une frontière très nette avec le reste du quartier. Le principal insiste sur
l’ambiance sereine du lieu, à l’image d’une école de la troisième république : « on a une école
de filles et une école de garçons, très pagnolesque euh... très provençale » P69. La disposition
des deux bâtiments des écoles primaires, divisés par le bâtiment central, offre une vision
panoptique sur la vie de l’établissement, elle aussi mise en avant dans le discours de la
direction comme facilitant le contrôle de la vie des élèves : « un tour de coursives : je vois le
bas je vois le haut. Et les minots y savent que je vois le bas je vois le haut » P69. La figure n°22
présentée ci-dessous clarifie la disposition de ce collège : on y trouve les deux cours de
récréation des anciennes écoles primaires communales qui ont été réunies pour créer le
collège n°3.
Figure 22 : configuration des espaces du collège n°3
J’ai passé un temps beaucoup moins important dans le collège n°3, que dans les deux
précédents. Je n’y ai pas assisté à des cours, je n’y ai pas assisté à des situations de vie scolaire.
Cependant, les entretiens réalisés dans ce collège auprès des enseignant·es, d’une des CPE et
du principal m’ont permis d’observer et d’analyser une pratique de l’exclusion ponctuelle de
cours très différente de celle adoptée dans les deux autres collèges. Les données collectées
dans le collège n°3 permettent ainsi de servir de contrepoint à celles collectées dans les
collèges n°1 et n°2 par une déclinaison propre à la culture de cet établissement.
Encadré n°3 : caractéristiques des élèves du collège n°3
Le collège n°3 accueille 585 élèves, dont 78 % de boursiers et 44 % bousiers de taux 3, ce
qui est encore supérieur à la moyenne nationale en éducation prioritaire renforcée, mais se
situe dans la moyenne académique. Cette proportion relative des taux de boursiers est moins
211
importante que dans les collèges n°1 et n°2. Les élèves du collège sont issus de catégories
sociales défavorisées pour 83.2 % contre 37 % au niveau académique et 39 % au niveau
national dans l’ensemble des collèges, 66 % dans les collèges REP+ de l’académie et 65 % dans
les collèges REP+ français. Les chiffres du retard scolaire à l’entrée en sixième sont légèrement
supérieurs à ceux des collège n°1 et n°2 (27 %) bien supérieurs à la moyenne académique (19
% pour les collèges REP+) ou nationale (17 % pour les collèges REP+). A l’issue de la troisième,
une partie des élèves est orientée en lycée professionnel, 24.4 % en seconde professionnelle
(contre 43 % en moyenne au niveau académique 37 % au niveau national) 13 % en CAP (contre
6% au niveau académique et 3 % au niveau national) mais un pourcentage important des
élèves est admis en seconde générale et technologique 52 % (ce qui équivaut à la moyenne
nationale pour l’éducation prioritaire renforcée et est légèrement au-dessus de la moyenne
académique qui est de 48 %). L’orientation des élèves dans l’enseignement général est ainsi
un indicateur retenu et mis en avant par le principal : « un taux de passage de 2nde en
première S au-delà de la moyenne nationale », ce qui n’est pas tout à fait exact puisque ce
taux correspond à la moyenne nationale, mais qui est effectivement bien supérieur au taux de
passage de 2nde en première S pour le collège n°2 (28.9 %) et pour le collège n°1 (9%). A l’issue
de leur seconde professionnelle, 75 % des élèves accèdent à la première professionnelle
(contre 83 % au niveau académique et national) 7 % redoublent, 13% sont réorientés en CAP
et 10 % sont dans une « autre situation » (ce qui recoupe en grande partie les élèves
« décrocheurs » à l’issue de la seconde professionnelle). Pour les élèves passés en seconde
générale et technologique, on note 10,7 % de redoublement (contre 9.8 % au niveau
académique et 6 % au niveau national), 5,5 % de réorientation vers la voie professionnelle
(contre 3% au niveau académique et national) et 5,5 % d’autres situations (contre 3% au
niveau académique et national). Enfin, le taux de passage de la 6ème vers la 3ème est de 72, ce
qui est équivalent à celui du collège n°2 et plus bas que le collège n°1. A l’issue de la 3ème, 10%
des élèves ne sont pas dans une situation de scolarisation. Dans le collège n°3 les élèves
décrochent plus entre la 6ème et la 3ème que dans le collège n°1 et autant que dans le collège
n°2. Une part importante d’élèves quitte le collège sans solution, plus que dans le collège n°2
et beaucoup plus que dans le collège n°1. La politique favorise explicitement les élèves qui
sont amenés à rejoindre les classes les plus prestigieuses du lycée général. A ce titre,
l’exclusion ponctuelle de cours est utilisée par le principal comme un outil pour offrir à ces
élèves, à la fin de la troisième, un cadre de travail privilégié, une forme de préparation à la
seconde générale : « on a par exemple au niveau des classes de troisième, une politique qui
est claire, c'est que... on a beaucoup d'élèves qui doivent se destiner à passer en seconde et qui
doivent continuer après la seconde, c'est pas le tout de passer en seconde mais continuer après
la seconde, et y a un certain nombre de perturbateurs en classe de troisième qui au troisième
trimestre euh... ne peuvent plus être gardés dans le groupe classe, pour que, la réussite du plus
grand nombre soit facilitée. Ça c'est évident. » Principal du collège n°3. L’établissement
accueille une population d’enseignant·es présent·es depuis de nombreuses années dans le
collège. L’âge moyen des enseignant·es est de 42.9 ans, 17.6 % d’enseignant·es ont plus de 50
ans et 75% plus de 35 ans. C’est un établissement dans lequel les enseignant·es restent plus
212
en moyenne que dans le même type d’établissement, le taux de demande de départ est
inférieur aux moyennes académiques et nationales (14.3 %, contre 17.7 % pour l’académie et
16.7 % au niveau national sur le même type d’établissement). L’ancienneté moyenne est de
5.4 années. On y trouve une forte proportion d’enseignant·es ancien·nes (25 % ont plus de 8
années d’ancienneté) mais aussi une forte proportion d’enseignant·es ayant peu d’ancienneté
sur leur poste (34,6 % moins de deux ans, 59 % moins de cinq ans).
L’établissement regroupe 51 enseignant·es et 13 AED équivalents temps plein personnels
de vie scolaire dont 3 CPE (CPE57, une CPE à mi-temps non enquêtée et un CPE non enquêté).
Il s’agit comme pour les deux autres collèges enquêté·es d’un établissement très bien doté en
termes d’encadrement et de surveillance.
b. Pénétrer une institution fermée sur elle-même
Il m’a été beaucoup plus difficile d’entrer dans le collège n°3 que dans les deux premiers.
J’ai essayé, pendant plusieurs semaines, de contacter le principal par l’intermédiaire de la
CPE57, que je ne connaissais pas au préalable, cette dernière m’affirmant à plusieurs reprises
qu’elle « n’arrivait pas à le voir ». J’ai aussi essayé de le contacter par l’intermédiaire d’un
professeur de mathématique, E42 qui avait été lui aussi un ancien assistant d’éducation dans
le lycée professionnel dans lequel j’ai exercé en tant que CPE, mais si le contact avec E42 a
toujours été bon, le principal restait inaccessible. Il m’a fallu, pour débloquer la situation,
passer par un enseignant de mathématique du collège n°1, E18, chargé d’inspection en
mathématique et en contact avec E49, lui aussi chargé d’inspection en mathématique. Suite à
son intervention, le principal m’a rappelé instantanément et m’a donné un rendez-vous. Le
principal du collège n°3, ancien conseiller principal d’éducation, s’est spontanément présenté
à moi comme un fervent opposant à l’exclusion ponctuelle de cours. La marge de manœuvre
qui m’a été laissée a été cependant beaucoup moins importante que dans les deux autres
collèges : si j’ai finalement obtenu la possibilité de venir au rythme des rendez-vous donnés
par les enseignant·es, il m’a fallu pour cela insister sur le fait que ses deux collègues des
collèges n°1 et n°2 m’avaient laissé cette marge de manœuvre dans leurs établissements. J’ai
pu alors mettre en œuvre le même dispositif d’immersion en salle des professeurs que dans
les deux premiers collèges, pour mener mes entretiens. L’accueil en salle des professeurs a
été cordial et les enseignant·es que j’ai sollicités pour mener des entretiens m’ont tous
répondu positivement. La CPE57 m’a elle aussi accueilli dans sa vie scolaire de façon très
chaleureuse, comme un collègue. En revanche, le second CPE titulaire du collège, sans refuser
ouvertement de se laisser interroger, est parvenu à éviter systématiquement nos rendez-vous.
La situation entre lui et sa collègue est d’ailleurs très tendue, puisqu’ils ne s’adressent plus la
parole depuis plusieurs années, les messages passant par l’intermédiaire de la CPE TZR à mitemps qui complète le service. « Après monsieur [nom du CPE] on s'parle pas trop donc, c'est
un peu compliqué pour qu'j'te dise... exactement... (…) j'pense qu'on a pas du tout le... la même
approche... pas du tout les mêmes caractères et la même, philosophie... » CPE57. Il est possible
que l’accueil chaleureux de la CPE57 m’ait placé de son côté dans le conflit interpersonnel. Ce
213
CPE occupe une place à part, les enseignant·es l’évoquent toujours dans les entretiens avec
une certaine gêne : « allé oui, bon y a deux CPE, y en a un qui... avec qui on discute pas. » E41.
Il semble que ses méthodes de prise en charge des élèves soient atypiques, mais mes
informateurs, enseignant·es et CPE, avaient tous et toutes un a priori négatif sur ce personnel :
« Monsieur (CPE n°2) normalement... les élèves exclus y les faisaient courir autour de l'arbre
dans la cour, ou ramasser les papiers. » CPE57.
Le discours du principal sur les exclusions de cours se veut d’abord légaliste, très ferme :
C’est illégal de pas garder ses élèves dans la classe, moi quand je suis arrivé ici en 2012,
y avait un nombre (…) beaucoup d'élèves étaient dehors, beaucoup d'élèves étaient
envoyés à la vie scolaire en permanence des retenues etc... on a fait chuter ça très vite
parce que bon on a fait ce rappel à la légalité de, de, la, la responsabilité des
enseignants. Principal du collège n°3
Au cours de notre premier entretien, P69 m’a présenté un établissement dans lequel, suite
à son intervention, les enseignant·es excluaient peu leurs élèves. C’est d’ailleurs le discours
officiel sur l’établissement que j’ai retrouvé auprès de certain·es enseignant·es : « y a pas
énormément d'exclusions hein... (…) tu as pas tant que ça d'exclusions hein... t'y a t'y a t'y a
pas ... t'y en a pas énormément » E47. De ce fait, lorsque j’ai été amené à consulter le logiciel
qui recense les exclusions de cours, j’ai été réellement surpris de constater que beaucoup plus
d’exclusions y étaient enregistrées que dans les collèges n°2 et n°1, la CPE57 me
confirmant alors : « et oui, c’est le sport national ici ! ». A la suite de notre entrevue, le
principal a d’ailleurs adressé un message à l’ensemble des enseignant·es de l’établissement
pour leur demander de réduire leur pratique de l’exclusion de cours. L’envoi de ce message
m’a été rapporté à plusieurs reprises lors des entretiens : « je sais qu'on a reçu un mail
récemment du... principal nous demandant d'exclure moins les élèves, beaucoup moins » E42,
« Après récemment par exemple dans le collège on a co... enfin le principal a communiqué à
ce sujet-là... par mail... parce que y a ... trop d'exclusions de cours dans l'collège » E40, « j'me
rappelle juste avoir reçu un mail, j'crois qu'c'était l'année dernière ou cette, au début d'année,
en nous disant que les exclusions ne devaient pas systématiques puisque, certaines fois c'est
vrai qu'on y a recours un peu trop facilement » E51, « on a reçu un mail... de la direction, qui
nous disait que... y fallait arrêter d'exclure les élèves, qu'il y avait trop d'exclusions, de classe,
et que il fallait garder en tête qu'on était dans un établissement difficile » E45. Cette circulaire
a d’ailleurs pu être mal prise par certain·es enseignant·es qui y voit une mise en accusation :
Moi j'trouve ça... scandaleux... j'trouve ça scandaleux, qu'on se demande... qu'on
pointe du doigt les enseignant·es qui excluent euh... systématiquement en tout cas
beaucoup... et qu'on se pose pas la question des élèves qui sont systématiquement
exclus et que… quelle remédiation possible pour ces élèves-là quoi...euh... c'est un peu
facile de dire bon ben : vous excluez trop d'élèves... donc y va falloir qu'vous preniez sur
vous et que... vous fassiez autrement parce que, on exclut pas des élèves en difficulté.
214
J'trouve que c'est un manque de respect, un manque de considération pour notre
profession et de la part de la direction, euh... j'trouve ça, scandaleux, simplement.
E45, enseignante d’anglais, 35 ans, jeune, 5 exclusions.
Il est probable que suite à notre premier entretien, le principal ait consulté le logiciel de vie
scolaire de l’établissement et qu’ayant constaté la masse importante des exclusions
ponctuelles de cours dans son collège, il ait cherché à infléchir ou à masquer ce phénomène
qui révélait un écart important entre son discours et les chiffres. C’est d’ailleurs une possibilité
qui m’a été confirmée par E42 qui m’a affirmé dans un échange informel précédant notre
entretien que « c’était bien son genre ». Le principal ayant appris que la CPE57 m’avait laissé
consulter les données regroupées sur le logiciel vie scolaire à propos des exclusions de cours
le 15 mars 2018, comme ses collègues des deux autres collèges, il m’a convoqué dans son
bureau d’une façon assez solennelle, pour m’affirmer que ces données étaient confidentielles
et que je ne pouvais pas y avoir accès (quand bien même je pouvais respecter strictement les
règles d’anonymat des élèves et des personnels) et pour me demander quand se terminait
mon enquête. C’est ainsi le seul parmi les chefs d’établissements qui ait cherché à entraver
mon étude en m’interdisant l’accès à des données de l’établissement. P69 note d’ailleurs
explicitement dans l’entretien le caractère confidentiel de la vie du collège : « alors nous déjà
c'est Fort Knox... Vous avez vu ? Celui qui rentre : tout s'qui s'passe dans l'collège reste dans
l'collège ! (rire…) ». Il est probable que la possibilité d’une exposition de la réalité de l’exclusion
ponctuelle de cours à l’extérieur des murs du collège, en contradiction avec le discours officiel
qui m’a été servi, ait pu lui poser problème.
c. Le conflit apaisé, l’exclusion acceptée
Dans le collège n°3, les différents groupes sociaux de l’établissement, contrairement aux
deux premiers collèges enquêtés, n’entretiennent pas de conflit ouvert. Les relations entre la
vie scolaire et la salle des professeurs sont cordiales. Le travail du chef d’établissement est
globalement apprécié des enseignant·es. La CPE56 est présente dans l’établissement depuis
16 années et l’exclusion routinisée des élèves est acceptée par la vie scolaire qui ne cherche
pas à en réglementer l’usage. Les relations entre la vie scolaire et la salle des professeurs sont
sereines, la CPE collaborant avec les enseignant·es sans conflit. La CPE a bien conscience de
l’inflation d’exclusion ponctuelle de cours qui touche le collège, cependant, cette pratique
n’est l’objet d’aucune stigmatisation de la part de la vie scolaire : lorsque j’ai souhaité
rencontrer des enseignant·es qui excluaient très régulièrement des élèves, la CPE57 m’a
accompagné directement en salle des professeurs pour me présenter ces enseignant·es qui
excluaient le plus d’élèves. Les enseignant·es considèrent ainsi la CPE57 comme une
collaboratrice : « la deuxième [CPE] (…) qui va toujours dans le sens des profs quoi » E41. Le
positionnement du chef d’établissement qui se présente « contre l’exclusion de cours » reste
un effet de façade et les exclusions sont cogérées sans conflit entre les différents groupes
professionnel·les de l’établissement.
215
Après c'est vrai que ici, comme on est en REP+ on est assez libres... et y sont conscients,
la direction est consciente alors, elle est obligée de tamponner un p'tit peu, de dire, que
voilà, faut pas mettre dehors, tout... mais y, sont bien conscients des problématiques, et
euh... pour ça y nous mettent pas des bâtons dans les roues, y sont conscients que nous
on essaye de faire avancer le plus grand nombre... E51, enseignante d’anglais, 26 ans,
jeune, 52 exclusions.
La perception des enseignant·es est ici que la direction « est obligée de tamponner un p’tit
peu » et donc d’avoir ponctuellement un discours institutionnellement correct sur les
exclusions ponctuelles de cours, mais au quotidien, l’action du principal est perçue comme
une action facilitatrice.
Si certaines années, des organisations internes d’exclusion entre collègues ont pu être
mises en place, sous l’impulsion de la direction de l’établissement, ces expérimentations ont
fait long feu.
On avait mis un système euh... une année ça marchait bien parce que c'était... alors
maintenant apparemment y a moins d'exclusions, mais euh... ces années-là y en avait
beaucoup trop et en fait, plutôt que de sur... le problème c'est qu'on surchargeait la
permanence et on avait, on s'inscrivait on acceptait de recevoir des élèves exclus, en
classe donc parfois on avait un surveillant qui tapait, voilà il a été exclu d'tel cours, estce que vous pouvez l'prendre : “mets-toi au fond du cours“, on avait jamais d'problème,
parce que on leur f'sait recopier un truc, on avait, on temporisait quoi, en plus l'élève il
arrivait dans une classe qui connaissait pas, ça marchait bien, on l'fait plus maintenant,
j'sais plus pour quoi, parce que p'être qu'y a moins de moins d'besoins... E39,
enseignant de SVT, 34 ans, confirmé, 2 exclusions.
Le système mis en place dans les années précédentes, décrit par les enseignant·es, semble
s’approcher de celui que j’ai pu observer dans le collège n°1. Cependant, ce système était
organisé à l’initiative de la direction de l’établissement et avec l’intermédiaire des assistants
d’éducation.
Mais c'est... ça a fait l'objet, j'crois qu'c'était y a cinq six ans, hein, d'un vrai protocole
instauré, avec un emploi du temps où chaque prof envoyait euh... les heures sur
lesquelles il était prêt à accueillir euh, des élèves exclus de, d'autres collègues, et, j'veux
pas dire de bêtises, il me semble que cette année ça n'a pas été fait, l'an dernier ça avait
été encore fait, mais cette année, y ont pas, pas, re, relancé. Mais normalement chaque
année c'était fait, en début d'année, y avait un p'tit mail qui partait, mais la première
fois ça avait donné lieu à une vraie réunion, sur ça. Avec l'idée que, le, l'exclusion devait
peser sur le gamin, et que c'était pas à au... à la vie scolaire que ça pèserait quoi. E49,
enseignant de mathématiques, 46 ans, chevronné, 0 exclusion, chargé d’inspection.
216
Cependant, le système n’étant pas parti d’une volonté collective des enseignant·es appelés
à le mettre en place, il semble avoir été vécu à terme comme une contrainte par certains et
comme une volonté de la part des personnels de la vie scolaire de se décharger de leurs
responsabilités.
Y a eu d'l'exagération en fait de la part des surveillants à l'époque... (…) mais pourquoi
ça n'existe plus c'est ? de ma part j'l'ai plus fait : à cause de ça, j'trouvais qu'c'était, c'était
abusé, enfin abusé. Oui, c'est un peu familier d'parler comme ça mais c'était ça oui...
j'voulais bien prendre, un ou deux élèves, vraiment des cas particuliers... parce que y
avaient fait une bêtise particulière en classe ou ceci... ok, ou pour pas qui s'retrouve avec
son camarade en perm, mais voilà, j'voulais : le but c'était pas d'supprimer une
permanence. E46, enseignante d’histoire-géographie, 34 ans, confirmée, 53 exclusions.
Aujourd’hui ce système semble continuer d’exister dans le discours, sans que personne ne
sache comment il est mis en place : « [le] principal nous demandant (…) de les envoyer chez
des profs volontaires, une liste de profs volontaires, alors on... j'en ai un peu parlé autour de
moi, personne sait quelle est cette liste (rires) » E42.
d. Exclure dans les coursives
Si les enseignant·es ne se sont pas organisé·es collectivement dans l’établissement pour
mettre en œuvre des formes d’exclusion informelles, en revanche, une pratique s’est
développée de façon massive dans l’établissement, sans doute dans une transmission de pair
à pair, liée à la configuration particulière de l’établissement. Il semble que cette pratique fasse
partie depuis de très nombreuses années de la culture propre au collège n°3. Le collège est
organisé autour de deux cours de récréations, les salles donnent, au rez-de-chaussée et au
premier étage, sur des coursives extérieures. Les enseignant·es affirment utiliser
régulièrement l’exclusion sur le pas de la porte, c’est-à-dire faire sortir pour un temps les
élèves perturbateurs, les laisser sans surveillance sur la coursive, puis les réintégrer à la classe.
C'que j'fais assez souvent c'est des micro exclusions, en mode : “va t'calmer dehors, là,
derrière la porte“, c'que j'appelle pas vraiment une exclusion, hein parce que c'est... “et
puis quand tu es calme, tu tapes, tu t'excuses et tu rentres“. Ça, ça marche très très
bien, c'est vrai qu'parfois l'élève il oublie d'taper, y va rester vingt minutes dehors (rires)
mais au final ça m'permet à la fois donc de... de l'sortir d'la classe où ça f'sait un peu,
le... la bombe à retardement et en même temps de pas mettre en branle le système, tu
vas en permanence, enfin voilà, la vie scolaire et tout euh... E39, enseignant de SVT, 34
ans, confirmé, 2 exclusions.
Ces exclusions à la porte sont très régulières dans l’établissement, elles sont évoquées dans
les entretiens de manière récurrente, elles y sont présentées comme une pratique
quotidienne (l’ensemble des enseignant·es interrogé·es y adhèrent, seul E49 l’évoque comme
une pratique à laquelle il a renoncé, pour des raisons de responsabilité). La CPE56 m’a bien
fait remarquer, à propos des statistiques des exclusions, qu’elles ne prenaient pas en compte
217
ces renvois informels. Le discours du principal est d’ailleurs ambigu à propos de ces exclusions
sur les coursives, puisqu’il m’a d’abord présenté cette pratique comme faisant partie du passé
de l’établissement : « y avait beaucoup d'enfants qui attendaient sur les coursives quand j'suis
arrivé », comme une pratique à laquelle il a mis fin en arrivant dans le collège : « on leur faisait
prendre un peu le frais, sur les coursives, alors effectivement, les deux-trois première années
(…) avec mon adjointe on a régulé ça, bon voilà, aujourd'hui, c'est très rare que les élèves,
comme ils savent que j'tourne », pour plus tard décrire ces mises à la porte, sur les coursives,
comme une punition courante dans le collège : « mes enseignant·es d'façon y règlent en direct
les litiges. Souvent y font prendre un peu le frais et puis un quart d'heure après, dix minutes
après ils le font, ils le réintègrent avec le petit discours... » P69. L’avantage pour les
enseignant·es et pour les élèves est de ne pas mobiliser les personnels de vie scolaire. C’est
une exclusion « à l’amiable » dans la mesure où elle reste entre l’élève et l’enseignant·e : la
punition n’est pas comptabilisée au niveau de l’établissement, elle ne pèse pas sur le casier
scolaire de l’élève. De la même manière, elle n’expose pas l’enseignant·e qui la pratique au
regard de sa hiérarchie ou des personnels de la vie scolaire. Les enseignant·es hésitent
d’ailleurs à qualifier cette pratique de mise à l’écart avec réintégration dans la classe, de
véritable d’exclusion : « c’que j’appelle pas vraiment une exclusion » E39, « j'sais pas si du coup
t'appellerais ça une exclusion ? » E40, « est-ce que ça on considère que c'est une exclusion
non ? » E51. Dans ce processus d’exclusion en interne, il s’agit surtout de faire retomber
ponctuellement la pression qui pèse sur la classe et sur l’enseignant·e, d’aider l’élève à se
calmer pour qu’il puisse se remettre au travail : « j'peux mettre l'élève à la porte euh, cinq
minutes c'est à dire, y va rester à l'entrée d'la classe dehors, euh... le temps que j'me calme,
qui se calme et après y rentre. » E40, « moi souvent des fois j'les mets dehors euh... cinq
minutes quoi. Qui respirent un peu et qui rerentrent » E51, « y en a où des fois où tu dis ah,
c'est bon... tu vas prendre l'air pendant deux minutes euh... j'te vois par la vitre, tu restes bien
dans l'encadrement de la porte et comme ça... » E44.
Les enseignant·es qui mettent ainsi les élèves sur le pas de la porte ont bien conscience de
l’exercice problématique de leur responsabilité. Ici aussi, il s’agit d’une pratique
professionnelle clairement considérée comme illégale et définie comme telle par la direction
de l’établissement : « régulièrement, bon, on nous d'mande de pas trop l'faire parce que c'est
vrai qu'les élèves qui restent dehors y sont sans surveillance » E39, mais dans le même temps
tolérée et pratiquée quotidiennement : « j'leur demande de rester devant la porte. Mais euh
c'est complètement illégal parce que il est pas sous surveillance donc on évite, euh mais ça
m'arrive de l'faire et euh... » E45. Dans ce sens, les enseignant·es expérimenté·es ne
conseillent pas cette pratique comme une pratique à reproduire aux débutant·es amené·es à
les observer : « ouais y restent devant là... bon après y a des problèmes de responsabilité alors
euh, je déconseille ça aux profs stagiaires là à l'ESPE » E47. Cependant, il semble que les
enseignant·es adhèrent très rapidement à la pratique puisque celles et ceux qui sont
nouvellement arrivé·es dans l’établissement (E51, E44) pratiquent eux aussi ces exclusions sur
le pas de la porte.
218
Dans le collège n°3, l’exclusion ponctuelle de cours ne fait pas l’objet d’un travail de
régulation par le principal ni pas la CPE. Les enseignant·es du collège n°3 sont ainsi amenés à
exclure très régulièrement des élèves de leur classe vers la vie scolaire. Les relations de
confiance instaurées avec la CPE56 leur permettent d’exclure régulièrement sans éprouver de
jugements culpabilisants, au-delà du discours convenu de la direction de l’établissement. Ils
mettent en place d’autre part, une technique d’exclusion sur le pas de leur porte qui leur
permet d’exclure « à l’amiable » des élèves qu’ils réintégreront plus tard dans leur classe.
Cette mise à l’écart est considérée comme illégale par les enseignant·es qui la pratiquent
puisqu’elle laisse ces élèves sans surveillance alors qu’ils sont sous leur responsabilité.
Cependant, cette pratique est tolérée et entre dans des relations équilibrées et sereines entre
la vie scolaire, la salle des professeurs et la direction de l’établissement.
219
Conclusion de la seconde partie
Cette deuxième partie nous a permis d’entrer sur le territoire de notre enquête
ethnographique, d’abord en explicitant la méthodologie que nous avons adoptée pour cette
thèse, puis en décrivant le territoire urbain et les espaces scolaires dans lesquels s’est
déroulée notre recherche.
La théorie de l’étiquetage, sociologie de la déviance, appliquée à l’étude des punitions
scolaires, nécessite d’opter pour la méthodologie de l’observation participante et de l’enquête
ethnographique. Notre posture de chercheur nous implique ainsi physiquement sur le terrain,
dans une participation, sur le temps long, aux activités des populations enquêtées. Cette
présence nous a permis de récolter un vaste matériau d’enquête, constitué par des données
hétérogènes : entretiens semi-directifs réalisés auprès des personnels, observations in situ,
collectes de documents internes produits par l’institution. L’implication du chercheur ou de la
chercheuse dans son terrain d’enquête l’oblige à une socioanalyse des conditions dans
lesquelles il ou elle produit des connaissances scientifiques. Cette réflexivité est d’autant plus
nécessaire dans le domaine de l’éducation qui a structuré, à travers la scolarité obligatoire,
nos schèmes de perception et d’analyse du réel. Notre position d’ancien professionnel de
l’enseignement secondaire devait elle aussi être replacée dans cette objectivation de notre
observation.
Le territoire dans lequel ont été collectées les données analysées dans ce travail est un
territoire exceptionnellement pauvre, ce qui induit des écarts sociaux exceptionnels au cœur
des espaces scolaires que nous avons enquêtés. Les caractéristiques sociales des élèves
scolarisés dans les collèges de notre enquête correspondent à cette très grande pauvreté. Les
différences d’ambiance et de culture d’établissement nous ont cependant amenés à
rencontrer des équipes d’enseignant·es constituées différemment en particulier si l’on
considère leur âge et leur ancienneté relative dans l’Éducation Nationale et dans les collèges.
La pratique de l’exclusion ponctuelle de cours s’actualise de façon originale dans chacun de
ces trois établissements, en fonction de ces cultures, de ces histoires, de ces ambiances
éducatives.
Dans le collège n°1, les oppositions fortes entre les groupes sociaux et la présence d’un
groupe d’enseignant·es bien implanté dans l’établissement ont mené à la mise en place d’un
dispositif de l’exclusion géré en interne par les enseignant·es qui s’échangent des élèves d’une
classe à l’autre. Cet arrangement local est conçu pour empêcher la direction de porter un
regard sur la pratique de l’exclusion. Ce système élaboré en opposition aux injonctions de la
hiérarchie de l’établissement permet de réduire les chiffres officiels de l’exclusion dans le
collège n°1 et de produire des pratiques d’accompagnement des élèves exclus par les
enseignant·es. Il est paradoxalement rendu possible par l’impossibilité pour les enseignant·es
de ce groupe « d’ancien·nes » et les CPE de travailler ensemble.
220
Le collège n°2, certainement celui qui jouit de l’image la plus dégradée des trois collèges
qui constituent notre terrain, est le théâtre de conflits violents entre la direction de
l’établissement et les enseignant·es qui bloquent régulièrement le collège. L’exclusion de
cours y est une pratique massive que la direction du collège est bien en mal de réguler, et qui
devient un enjeu dans les luttes de pouvoir au sein du collège. Sans doute à cause de cette
image fortement dégradée, la population des enseignant·es du collège n°2 est constituée de
débutant·es et de jeunes enseignant·es, les demandes de mutations régulières provoquant un
« turn over » régulier des équipes. Les personnels ne sont pas arrivés à mettre en œuvre
d’organisation locale de prise en charge de l’exclusion comme dans le collège n°1.
Le collège n°3 enfin, ne fonctionne pas sur le mode du conflit. L’exclusion ponctuelle de
cours, si elle est dans le discours rejetée par la direction de l’établissement est en fait
pratiquée de façon très régulière, plus que dans les deux premiers collèges, à la fois de façon
formelle, une masse importante d’élèves étant envoyée quotidiennement vers les services de
vie scolaire, mais aussi de manière informelle, les enseignant·es faisant sortir des élèves sur le
pas de leur porte pour les isoler de leurs camarades. Malgré la présence d’un groupe
d’ancien·nes important dans le collège, les enseignant·es n’ont pas organisé de système
d’exclusion spécifique comme dans le collège n°1. L’organisation de ce type qui avait été mise
en œuvre par les directions du collège les années précédentes n’a pas perduré.
Après avoir dressé, dans ce cinquième chapitre, le portrait des trois collèges qui constituent
notre terrain d’enquête et observé les arrangements locaux qui s’y développent autour de
l’exclusion ponctuelle de cours. La description de cette actualisation des pratiques de
l’exclusion fait apparaitre quel que soit le collège une véritable inflation de l’exclusion,
devenue une routine punitive. Du fait des arrangements locaux visant à invisibiliser cette
punition stigmatisée, l’évaluation du phénomène est impossible et il existe un « chiffre noir »
de l’exclusion dans les collèges de la très grande pauvreté. Nous allons chercher à présenter
la manière dont se déroulent les exclusions dans les classes et les espaces de vie scolaire de
ces trois collèges, afin de dégager un certain nombre d’invariants, de comprendre sur quelles
pratiques sont fondées les routines de l’exclusion et de dégager les premiers indicateurs qui
nous permettront d’en dresser une première catégorisation.
221
Troisième partie : la banalisation de l’exclusion
ponctuelle de cours dans les collèges de la très grande
pauvreté
Introduction de la troisième partie
Cette troisième partie de notre étude va nous permettre d’étudier la manière dont les
enseignant·es excluent des élèves de leur classe. Les données extraites des logiciels de vie
scolaire des trois collèges donnent toute une série d’informations sur les procédures mis en
œuvre, les motifs d’exclusion et la nature de ces exclusions en fonction des classes, des élèves
et des enseignant·es. En articulant ces informations avec nos observations et les éléments
tirés des entretiens, nous chercherons à décrire, dans le chapitre 6 toute l’inventivité dont
font preuve les personnels pour actualiser concrètement les protocoles de l’exclusion
ponctuelle de cours dans les classes et les espaces de vie scolaire. Nous arriverons ainsi à
établir une première typologie des pratiques enseignant·es de l’exclusion. Dans le chapitre 7,
nous chercherons à expliciter les croyances les plus partagées par les enseignant·es sur
lesquelles reposent la pratique de l’exclusion ponctuelle de cours. Nous établirons, en tenant
compte de ces grandes catégories de pensée, une typologie plus précise des différent·es
enseignant·es en fonction de leur pratique de l’exclusion ponctuelle de cours. Pour illustrer
ces types, nous nous appuierons sur des portraits d’enseignant·es.
222
Chapitre 6 : la pratique routinisée de l’exclusion ponctuelle
de cours dans les trois collèges de la très grande pauvreté
1. Une application de la règle aux antipodes des prescriptions
officielles
La pratique de l’exclusion ponctuelle de cours repose sur une prescription officielle en
décalage avec les réalités empiriques que nous avons rencontrées sur nos terrains. Ce
décalage révèle l’impossibilité pour la hiérarchie d’évaluer et de contraindre efficacement
cette pratique opacifiée. Les textes officiels qui régissent l’exclusion ponctuelle de cours
demandent à ce que les exclusions ponctuelles de cours soient prises en charge dans le cadre
d’un protocole précis : « Si, dans des cas très exceptionnels, l'enseignant décide d'exclure un
élève de cours, cette punition s'accompagne nécessairement d'une prise en charge de l'élève
dans le cadre d'un dispositif prévu à cet effet et connu de tous les enseignants et personnels
d'éducation. » (MEN, 2014). Dans les collèges n°1 et n°3, ces procédures ne sont pas évoquées
dans le règlement intérieur. Il est cependant noté sur le rapport d’exclusion vierge fourni aux
enseignant·es dans le collège n°1 que « un élève exclu doit être accompagné par un autre élève
à la vie scolaire » et que, « un élève doit avoir un travail à effectuer ». Le règlement intérieur
du collège n°2 explicite en revanche la procédure d’exclusion de cours : « l'exclusion
ponctuelle d'un cours ne peut être prononcée que dans des cas exceptionnels et doit donner
lieu à la rédaction d’un rapport circonstancié à destination du CPE du niveau et chef
d’établissement ». A noter que le règlement intérieur du collège n°2 précise que cette punition
doit être prononcée dans des cas « exceptionnels ». Le déroulement classique de l’exclusion
ponctuelle de cours est décrit ainsi par cette enseignante du collège n°1 :
On a des fiches d'exclusion où y a un bon de retour. Donc on remplit le bon d'exclusion
en expliquant pourquoi et à quelle heure on exclut l'élève, il est accompagné soit par un
élève délégué soit par un autre élève soit en permanence soit chez le CPE qui découpe
l'autre partie du bon et nous le renvoie pour qu'on soit sûrs que l'élève parte pas se
balader seul dans les couloirs et faire sa vie. E3, enseignante d’anglais, 31 ans, jeune, 11
exclusions.
Nos observations dans les collèges n°1 et n°2 nous permettent de décrire la procédure
typique de l’exclusion de cours. Les élèves sont majoritairement exclus de classe suite à un
incident ponctuel ou à un cumul d’incidents, à une attitude récurrente dans le déroulement
du cours. L’enseignant·e demande à l’élève de quitter la classe. Il rédige un court rapport qu’il
remet à un élève accompagnateur ainsi qu’un travail à effectuer. Les deux élèves se dirigent
vers les bureaux de la vie scolaire, l’accompagnateur remet le rapport et le travail à l’AED qui
est d’accueil. L’élève exclu passe un entretien avec un CPE puis est envoyé dans un espace
dédié pour y passer le reste de l’heure et réaliser le travail qui lui a été remis par son
enseignant·e. A la fin de l’heure, le travail est remis à l’enseignant·e pour correction.
223
Dans les trois collèges enquêtés, l’exclusion ponctuelle de cours s’inscrit dans un système
punitif hiérarchisé dans la classe. Un certain nombre de gestes punitifs viennent en réaction
aux incidents observés par les enseignant·es : remarque orale, prise du carnet de
correspondance déposé sur le bureau de l’enseignant·e, avertissement noté à destination des
familles sur le carnet de correspondance, menace de convoquer ou de faire convoquer par les
CPE la famille au collège, mise en retenue, et enfin exclusion de la classe. Nous verrons dans
le chapitre 8 que cette rationalisation de la logique punitive, permet de justifier l’exclusion de
classe comme une mesure de dernier recours, puisque toute une série de « signaux » ont été
présentés avant d’en venir à cette exclusion. Le mécanisme ainsi enclenché participe pourtant
à la banalisation de cette routine punitive.
a. Premier tri : exclus « avant même qu’ils rentrent en classe »
Certains élèves peuvent cependant être refusés avant même le début du cours : « il y en a
qui n'acceptent plus certains élèves en cours du tout... c'est à dire que le minot il se fait pointer
quand il arrive devant la salle : “toi je te prends pas“... » E9, « j'en ai un par exemple qui exclut
systématiquement les élèves qui vont lui poser problème avant même qu'ils rentrent en
classe » E12, « y a certaines personnes effectivement qui excluent très très vite... y a même eu
des cas et ça je peux te le dire, d'élèves qui étaient exclus avant même de rentrer... » E5,
quelques enseignant·es refusant définitivement de prendre certains élèves dans leurs classes,
ou refusant de les accepter pour plusieurs séances, dans l’attente par exemple de la
formulation d’excuses : « ça m'est arrivé de refuser de prendre un élève tant qu'il n'avait pas
accompli la sanction qu'on lui avait demandé, qu'il n'avait pas présenté des excuses ... » E9. La
mise à l’écart avant le début du cours peut être aussi prononcée à l’occasion d’incidents dans
le couloir, alors que les élèves sont encore dans cet entre-deux, facilement sujets à l’agitation :
« ça commence là : quand le gamin y veut pas s'ranger, voilà y va donner des taquets comme
ça à ses camarades et tout ça ben l'prof y s'casse pas la tête hein : allez tu descends. Avant
d'rentrer en cours ! » AED59. Ces exclusions anticipées peuvent devenir une mise à l’écart a
priori de l’élève fixant le destin de l’élève avant qu’il n’entre en classe : « comme y sont
souvent exclus, ça arrive quand même et j'l’ai déjà vu (…) le professeur qu'y avait déjà la fiche
d'exclusion préremplie avec le nom d'l'élève. Donc là, quoi qui fasse, toutes façons y va être
dehors » P68. Lorsque les élèves ne sont pas acceptés avant d’entrer en classe, les
enseignant·es et les CPE n’interprètent pas de la même manière la situation. Pour
l’enseignant·e, l’élève n’étant pas rentré dans sa salle, il n’est pas exclu, pour le ou la CPE,
l’élève n’étant pas en classe il est exclu. Cette différence de point de vue participe aux tensions
entre les deux groupes sociaux de l’établissement, compliquant les modalités de prise en
charge, impliquant un surcroit de travail pour les personnels de vie scolaire et perturbant le
cours.
On ne juge même pas qu'ils sont exclus, mais on les accepte pas... donc c'est pas qu'ils
sont exclus, donc ils sont pas accompagnés, donc on a pas l'motif, d'où on est obligés
d'aller vérifier, d'où on re-gêne le cours, et puis voilà ça énerve tout le monde.
CPE55, 26 ans, femme débutante.
224
Ce refus de laisser entrer en classe certains élèves participe d’un des paliers du tri auquel
participe l’exclusion ponctuelle de cours dans les collèges de notre enquête.
b. Les rapports d’exclusion : bras de fer entre les enseignant·es et les CPE
A la suite de ces exclusions de leurs classes, un ou plusieurs élèves arrivent au bureau de la
vie scolaire, généralement accompagnés d’un autre élève « neutre » désigné par
l’enseignant·e, qui remet un rapport écrit et du travail à l’AED qui assure à ce moment-là
l’accueil du bureau de la vie scolaire. Certains élèves arrivent sans être accompagnés, certains
élèves n’ont pas de rapport écrit ni de travail, les enseignant·es pouvant oublier de donner le
travail, ou le transmettre à l’élève de manière trop informelle : « alors le dernier, j'ai un peu
déconné entre guillemets, parce que y en a un qui est arrivé en retard, et j'lui ai donné le travail
à faire à l'oral, mais j'lui ai pas écrit sur la feuille » E42. Les CPE auxquel·les l’ancienneté dans
l’établissement confère suffisamment de légitimité peuvent exiger le rapport ou le travail
manquant et envoyer un AED chercher l’un ou l’autre auprès de l’enseignant·e. : « par contre
y a un truc sur lequel je transige plus c’est que, l'élève exclu d'cours il a du travail. Voilà »
CPE54, « s'il a pas d'travail ben souvent y remonte avec un surveillant qui demande du
travail. » CPE53. Ces deux éléments sont considérés comme le minimum nécessaire dans la
transaction entre les enseignant·es et les CPE, le travail permet d’occuper l’élève, le rapport
de donner du sens à la prise en charge et à l’entretien qui légitime le travail du CPE lorsqu’il
reçoit l’élève exclu :
Moi une exclusion d'cours c'est un rapport écrit. Moi y m'faut des faits, euh sinon je, je
suis dans le… (…) euh, moi y a eu un problème en classe, j'y étais pas, c'est pas moi qui
a eu un conflit avec l'élève. Donc moi essayer de rappeler à l'élève ses devoirs de
collégiens, etc. ok... mais le contexte, si j'ai pas un rapport après qui m'l'explique et qui
m'fait comprendre la situation, euh, c'est pas possible, j'peux pas travailler comme ça.
CPE54, 40 ans, jeune, femme.
Ces rapports d’exclusion sont ainsi le moyen de révéler aux CPE à qui ils sont adressés, ce
que les enseignant·es subissent dans la classe, et donc permet à ces enseignant·es de justifier
la décision de l’exclusion prononcée. Le fait que ces rapports soient rédigés dans la
précipitation et souvent sous le coup de la colère, peut donner révéler des événements, à des
paroles ou à des jugements minorés par les enseignant·es dans le cadre des entretiens. Ainsi,
certains enseignant·es confessent dans leurs écrits des échanges qui leur ont échappé, comme
pour s’en excuser : « je suis maintes fois sortie de mes gonds et j’ai utilisé des mots excessifs :
“dégage“ ou “ferme-là“ » (rapport n°19 collège n°1), d’autres des situations qui leur
échappent totalement : « la moitié de la salle s’est transformée en ring de boxe où ils se sont
assénés en se déplaçant, force coups de poings et force coups de pieds » (rapport n°20 collège
n°1). L’indignation du narrateur ou de la narratrice se donne à voir dans toute une série
d’indices : mots soulignés plusieurs fois d’un geste exaspéré, points d’exclamation, mais aussi
dans les mots employés (« c’est inadmissible ! » « déchainée, incontrôlable »). Au contraire,
certains rapports d’exclusion rapportent des faits sans gravité et banals : « ne sort pas ses
225
affaires, ne travaille pas, fait du bruit » (rapport n°53, collège n°1) « ne tient pas en classe »
(rapport n°60 collège n°2) « refuse de donner son carnet » (rapport n°55 collège n°2) « trop de
retard, trainent dans les couloirs » (rapport n°82 collège n°2), égrenés de façon blasée au fil
des rapports par les mêmes enseignant·es à propos des mêmes élèves, révélant la lassitude
générée par la répétition des comportements déviants.
L’écriture du rapport et sa réception par la vie scolaire consacrent l’exclusion. Tant que le
rapport n’a pas été accepté, l’élève est encore dans une situation d’entre-deux, il pourrait
retourner en classe pour aller chercher un rapport inexistant ou même retourner en classe si
le motif noté par l’enseignant·e ne semble pas justifier l’exclusion. En consignant l’écrit qui va
être traduit dans le logiciel de vie scolaire, le ou la CPE ou l’AED entérine définitivement
l’exclusion, l’officialise, l’inscrit dans le marbre du dossier de l’élève.
Les rapports d’exclusion témoignent aussi de la difficulté à coopérer. Ces écrits fragiles sont
parfois le seul lien entre les CPE et les enseignant·es, soit parce que les CPE sont surchargés et
donc peu accessibles, soit parce que les enseignant·es restent peu de temps dans
l’établissement, soit parce qu’en situation de conflit, l’échange de papier reste la seule forme
de communication possible.
L’écriture d’un rapport constitue d’un côté pour les enseignant·es une contrainte, de la
paperasse qui se surajoute à l’urgence de l’exclusion, de l’autre pour les CPE, un document
précieux qui légitime leur travail et permet d’envisager une collaboration. L’absence
d’information factuelle sur l’incident ayant mené à l’exclusion participe à opacifier la lecture
de la situation par les CPE : « ce qui est très compliqué c'est quand les élèves par exemple n'ont
pas de papier, ou ne sont pas accompagnés... où là on se retrouve quand même dans une
difficulté de bon ben… on fait confiance à l'élève... » CPE55. Le seul témoignage sur ce qui s’est
passé dans la classe étant alors celui de l’élève, l’entretien perd de son sens, la responsabilité
de l’élève ne pouvant être engagée : « si y s'avère que l'élève nous raconte “mais j'ai rien fait...
j'étais juste en train de me retourner, j'ai même pas bavardé et j'chui exclu de cours !“
évidemment la prise en charge est pas la même... » CPE55. La transmission d’un rapport écrit
ne résout pas toujours cette difficulté d’interprétation de l’incident qui a conduit à l’exclusion :
les écrits produits dans l’urgence, face à une situation conflictuelle, restent parfois très
difficiles à interpréter :
Malheureusement des fois euh... j'ai pas assez d'éléments même pour comprendre
quoi... encore c'matin j'ai un gamin qui vient en m'disant euh... j'ai été exclu de cours
parce que j'ai un torticolis ! c'est ce qu'y avait écrit sur le MOT, d'exclusion... y avait
écrit : “exclu d'cours, parce que soit disant a un torticolis“. Euh... voilà, moi j'fais quoi
avec ça quoi ! (rires ). CPE55, 26 ans, débutante, femme.
Le manque d’attention porté à la rédaction de ces rapports peut être interprété par les CPE
et les AED à la fois comme un manque d’intérêt pour l’élève qui vient d’être exclu, dont on
souhaite simplement se débarrasser sans se soucier de ce qu’il peut devenir, et comme un
226
manque de respect pour le travail des personnels de vie scolaire, responsables de la prise en
charge de ces élèves sans information compréhensible sur les perturbations qui ont déclenché
l’exclusion. Alors que les enseignant·es peuvent négliger cette activité, les CPE peuvent y
attacher plus d’importance, reprenant les enseignant·es qui devront corriger un rapport jugé
trop négligé. Au cours de l’observation du 14 novembre 2017, la CPE55 corrige E29 en
substituant dans le rapport des termes plus châtiés, aux expressions très familières que
l’enseignant·e avait d’abord utilisé.
Comme les rapports ne sont pas systématiquement rédigés par les enseignant·es et que
certains élèves arrivent au bureau de la vie scolaire sans trace écrite de leur exclusion, il est
possible d’observer des élèves qui ne se rendent pas en cours et se présentent directement
aux AED ou aux CPE :
un grand classique, c'est le mensonge à l'exclusion, c'est encore arrivé à un d'mes
collègues hier, moi ça m'est arrivé j'sais pas combien d'fois, là, un enfant qu'on a jamais
vu qui s'est jamais présenté à l'entrée et qui va au bureau d'la vie scolaire en disant,
“Monsieur machin m'a exclu, Madame machin m'a exclu“. E31, enseignant d’anglais,
55 ans, chevronné, 73 exclusions.
Ces stratégies des élèves qui exploitent les failles du système peuvent être reprochées
réciproquement aux groupes sociaux de l’établissement : les enseignant·es reprochant aux
CPE d’accepter en vie scolaire des élèves qu’ils et elles n’ont pas exclus, les CPE leur reprochant
en retour d’être à l’origine de cette confusion en ne rédigeant pas systématiquement de
rapport. Pour les enseignant·es qui excluent systématiquement des élèves, ces élèves qui
s’excluent eux-mêmes peuvent expliquer les scores faramineux d’exclusions qu’on leur
attribue. Ils ou elles n’excluent pas si souvent des élèves, les statistiques étant biaisées par
une mauvaise gestion de la vie scolaire qui accepterait en exclusion ces élèves sans vérifier
qu’ils ont été effectivement exclus.
Dans certains cas, les élèves refusent de sortir de la classe lorsque l’enseignant souhaite les
exclure. Un AED ou un CPE peut alors être appelé pour obliger l’élève à quitter la classe : « j'ai
eu quelque fois dû intervenir parce que le gamin voulait pas lâcher et le prof arrive pas à le
mettre dehors » CPE57, « le collègue m'appelle en disant, vite le gamin veut pas sortir euh... il
est en train d'faire n'importe quoi, y refuse de sortir » CPE55, « le prof, ne peut pas exclure
l'élève, n'y arrive pas, et il est obligé de me faire intervenir. C'est, de temps en temps, y a des
exclusions comme ça et c'est celles-là qui me marquent parce qu’elles finissent mal » CPE53.
Ces situations limites peuvent basculer dans la violence ou la rupture. Elles mettent en jeu une
« super autorité » de l’adulte qui vient chercher l’élève et qui n’a pas d’autre solution que de
le faire sortir de classe : « là je suis pas, j'incarne pas que l'autorité là, j'suis obligé d'in,
d'incarner qu'que chose de ... encore plus quoi... y faut vraiment que l'élève sente, qu'il n'a,
aucune autre possibilité que de me suivre » CPE53. Ces exclusions extrêmes sont souvent des
exclusions qui se finissent mal, l’enseignant·e concédant de reconnaitre son échec :
227
« finalement on décrédibilise le prof pour moi, j'ai cette sensation-là » CPE55. Dans ces
situations, les CPE sont contraint·es par l’enseignant·e d’assumer un rôle qu’ils répugnent :
ils m'entendent largement arriver, le prof, m'a appelé 'fin les élèves savent que j'arrive
et je joue encore ce rôle euh... là, de mon spectacle de : j'tape bien des pieds en arrivant,
j'fais bouger mes clefs et j'ouvre la porte et je dis : “tu viens là tout d'suite
immédiatement“ (dit avec une voix extrêmement sévère). CPE55, 26 ans, débutante,
femme.
Certains élèves exclus peuvent disparaitre dans le collège et ne jamais se rendre dans les
bureaux de la vie scolaire, errer dans l’établissement : « je vois souvent des élèves qui
s'baladent quand on est de couloir... (…) on leur demande : “tu fais quoi ? tu de... si t'as pas
cours va en perm“... juste ça mais... qu'est-ce qu'on en sait vraiment s'il est exclu » AED60.
C’est le cas plus particulièrement des élèves exclus sans qu’aucun autre élève ne les
accompagne. Ces élèves peuvent alors se cacher dans les couloirs de l’établissement ou dans
un lieu isolé de la cour de récréation. Si les équipes de vie scolaire apprennent la disparition
d’un élève, cela peut obliger les AED à effectuer une ronde dans le collège pour retrouver
l’élève perdu. Dans ces situations extrêmes, l’attitude de l’élève suite à la décision de
l’enseignant·e va alourdir encore la faute qu’il a commise, les suites (refus de sortir de classe
ou disparition dans le collège) étant parfois plus graves que l’incident qui avait d’abord
déclenché l’exclusion.
c. Exclue « pour rien »
Lorsqu’ils arrivent dans les bureaux de la vie scolaire, une interprétation de la situation est
réalisée par les AED et les CPE. Cette interprétation prend en compte l’identité de
l’enseignant·e qui a exclu l’élève, celle de l’élève, le motif d’exclusion, les circonstances
ponctuelles dans lesquelles se retrouve le service à ce moment-là. Par exemple, dans le collège
n°1, quand un élève arrive en vie scolaire exclu par E11, l’exclusion est considérée a priori
comme illégitime. L’élève peut effectuer alors des allers-et-retours entre la salle de classe et
les bureaux de la vie scolaire, les CPE et AED demandant à l’enseignant·e des documents
justifiant l’exclusion.
Djawida : “tu sors !“ il dit : “prend tes affaires et sors !“ Pour rien.
CPE53 : (à CPE52) faut avoir... un retour avec un mot ou... qu'on l'accompagne...
CPE52 : ah mais moi c'est évident... qui est dispo là (elle interpelle les AED) ?
AED 59 : Moi j'vais la ramener...
CPE52 : voilà juste un p'tit mot et du travail si effectivement elle est exclue parce que...
fait voir le travail que tu as effectivement fait ?
AED 59 : Je vais voir si elle a un travail à faire ?
CPE53 : vous montez avec elle auquel cas...
CPE52 : le motif de l'exclusion parce que là, on a que la version de Djawida et... si
effectivement elle est exclue, un rapport d'exclusion et euh...
228
Djawida : il m'a demandé de faire cet exercice et lui y me dit : “tu l'as pas fait“ alors
qu’j'l'ai fait !
CPE52 : Tu l'as pas fait à l'arrache en copiant sur un copain ?
Djawida : non non non...
CPE53 : Et même, de toute façon, il peut pas la virer...
CPE52 (rires)
CPE53 : non mais sinon t'as plus d'élèves quoi !
CPE52 : ok, alors attend tu attends deux minutes [AED 59] elle te raccompagne pour
voir effectivement ce qui s'est passé et avoir du travail
Extrait de l’observation de vie scolaire du 02 février 2018, collège n°1.
Lorsque les élèves sont renvoyés vers l’enseignant·e pour qu’il ou elle complète les
documents officiels nécessaires, c’est que l’exclusion est interprétée a priori comme abusive.
Le fait que E11 soit un enseignant qui exclut systématiquement des élèves de sa classe
participe à le décrédibiliser auprès des élèves (il exclut « pour rien ») et des CPE (la situation
provoque des rires, CPE53 affirme : « il peut pas la virer », « sinon t’as plus d’élève quoi ! »).
En revanche, lorsque Djawida reviendra en vie scolaire avec le rapport d’exclusion, l’exclusion
devient officielle et prend un caractère plus sérieux pour les CPE qui doivent s’entretenir avec
elle :
CPE52 : Pour insolence et refus de travail
AED 59 : et il a fait un rapport en ligne...
CPE52 : d'accord... tu vois c'est pas la même chose !
Djawida : comment ça c'est pas la même chose ?
CPE52 : tu as oublié d'me dire que tu avais été insolente...
Observation de vie scolaire du 02 février 2018, collège n°1, suite 1.
La validation officielle de l’exclusion dans le logiciel de vie scolaire fait basculer la
perception qu’en ont les agents scolaires et le sens que va prendre cette punition
comptabilisée dans le logiciel de vie scolaire. Ce basculement est difficile à comprendre pour
l’élève pour laquelle, soudain, et sans justification supplémentaire que le rapport de
l’enseignant, le statut de son exclusion passe d’une mesure abusive, prononcée par un adulte
décrédibilisé par l’institution (via les CPE) à une mesure légitime entérinant un comportement
déviant. La contestation de Djawida (« comment ça c’est pas la même chose ? ») devant ce
retournement de situation marque bien cette incompréhension.
Cette lutte où l’on se « refile » l’élève de la salle de classe aux bureaux de la vie scolaire
peut durer plus de temps et ne se résoudre que lorsque l’un des deux pôles de l’échange,
renonce à se débarrasser de l’élève. Par exemple, lors de cette l’observation du cours de E11
le 9 novembre 2017, les allers-et-retours de deux élèves arrivés juste après l’entrée en classe
vont s’étaler sur un quart d’heure :
La salle est disposée en îlots, 23 élèves en classe.
229
Les élèves viennent de s’installer à leurs tables, Isaac ouvre la porte, essoufflé.
E11: why are you late?
Issac : Ben, y a un surveillant qui m’a attrapé parce qu’y en avait qui sont rentrés dans
les classes…
E11 : tu vas chercher un mot pour être sûr (l’élève ressort de la classe).
Un second élève (Bilal) arrive en retard. Il est renvoyé directement à la vie scolaire
pour le même motif.
Bilal : (il ouvre à nouveau la porte de la classe) il faut quoi déjà Monsieur ?
E11 : un billet de retard à la vie scolaire, (Bilal ressort, E11 interpelle la classe) il le fait
exprès vous voyez, il cherche à saper l’autorité du professeur !
Isaac : (il est essoufflé, comme s’il avait couru dans les couloirs pour trouver le
surveillant qui l’a retenu) je le trouve pas !
E11 : et bien tu vas le trouver… ou alors tu vas dans un autre collège. (…)
Isaac et Bilal : (ils entrent dans la classe et interpellent le professeur en cœur) : on est
pas en retard elle a dit : ça fait cinq minutes.
E11 : alors je vous accepte pas !
Isaac et Bilal : elle a dit “il est obligé“.
E11 : je vous accepte pas : dehors (les deux élèves ressortent) (…)
Un élève fait l’appel.
L’élève : who is missing today ?
E11 : Isaac and Bilal are missing !
Des élèves : mais ils sont pas absents Monsieur !
E11 : pour l’instant ils sont absents. S’ils viennent avec le justificatif ils seront pas
absents.
Bilal et Isaac reviennent avec un mot de la vie scolaire, dix minutes après le début du
cours. Mais comme le billet écrit par l’AED ne signale qu’un retard et pas l’échange
évoqué dans un premier temps par Isaac avec un AED dans le couloir, E11 renvoie
encore une fois Isaac à la vie scolaire et garde Bilal.
Un élève : (aux autres élèves de son îlot) : il est compliqué !
Isaac revient une nouvelle fois. Il n’a pas trouvé le surveillant qui doit lui faire son
mot.
E11 : (il hausse le ton) je veux un mot du surveillant. Tu y retournes : tu feras ça
pendant tout le cours. Il s’amuse comme ça : il sape l’autorité du professeur. (…)
Isaac : (il entre à nouveau dans la classe, essoufflé. Seize minutes se sont passées
depuis le début du cours) : j’ai cherché partout, je le trouve pas.
E11 : bon, mais la prochaine fois, tu dois avoir un mot… de la principale, du CPE… mais
tu dois avoir un mot. Je dois vérifier, sinon je sais pas ce qui se passe. Aller, va
t’asseoir…
Observation en classe de 6ème, E11, le 9 novembre 2017 de 14h00 à 15h00.
230
Cette situation se déroule au début du mois de novembre, avec des élèves de 6ème, qui sont
donc scolarisés depuis deux mois dans le collège n°1. On assiste ici à une lutte entre
l’enseignant et les personnels de vie scolaire qui cherchent chacun de leur côté à imposer leur
point de vue sur la situation. D’un côté les AED défendent une règle qui les protège dans le
collège n°1 et qui oblige les enseignant·es à accepter en classe les élèves en retard. De l’autre
côté, E11 qui souhaite imposer une application stricte de la règle qu’il a lui-même édicté,
défend sa liberté pédagogique et son droit à ne pas accepter en classe certains élèves : face
au refus de la vie scolaire, il affirme ainsi un pouvoir supérieur à celui des AED : « alors je vous
accepte pas ! (...) je vous accepte pas : dehors ! ». On voit que les élèves, se jouent de
l’ambiguïté de la situation, peut-être même avant l’entrée en classe (l’essoufflement d’Isaac
lors de sa première entrée peut paraître « sur joué ») en maximisant les allers-et-retours (Bilal
entre à nouveau dans la salle de classe pour faire repréciser à l’enseignant la requête pourtant
évidente adressée à la vie scolaire) et en se délectant du conflit entre les adultes : « on est pas
en retard elle a dit : ça fait cinq minutes. » « elle a dit “il est obligé“ ». On voit aussi que
l’enseignant fait disparaître règlementairement dans son appel les deux élèves qui ne sont pas
acceptés en classe en les notant « absents » et pas « exclus de cours », provoquant
l’indignation des autres élèves. Enfin, dès ces premiers mois de scolarité au collège, et ici à
partir d’un conflit mineur, la menace implicite de l’exclusion de l’établissement est déjà
naturellement brandie par E11 (« ou alors tu vas dans un autre collège »).
Les deux élèves soumis à ces échanges arbitraires entre les AED et l’enseignant, mais aussi
les autres élèves de la classe vont catégoriser la pratique de l’enseignant (« il est
compliqué ! »). Cette stigmatisation de la pratique abusive de l’exclusion pourra constituer par
la suite un motif de neutralisation de la déviance pour les élèves qui ont été décrédibilisés a
priori E11 (Matza & Sykes, 1957). Ce registre de neutralisation de l’enseignant est d’autant
plus légitime qu’il est appuyé par le discours des assistant·es d’éducation et des CPE.
Cette lutte entre les adultes se résout en fonction des statuts relatifs de l’enseignant·e et
du ou de la CPE dans l’établissement. Lorsque l’enseignant·e est proche des CPE, ceux-ci ou
celles-ci peuvent renvoyer l’élève en classe, à l’amiable, avec un mot en faisant comprendre
que le motif n’est pas suffisant pour exclure l’élève ou que le moment n’est pas bien choisi
pour l’accueillir dans de bonnes conditions, comme par exemple lors de cette observation du
03 avril 2018 :
Alors qu’il quitte le collège, CPE53 est arrêté devant son bureau par deux élèves de
troisième. Ils lui expliquent qu’un des deux a été exclu par son professeur alors qu’ils
rentraient en classe.
L’élève : chuis entré en classe, j’avais un bâton de sucette, mais y avait que le bâton, le
prof il a cru j’suçais une sucette.
CPE54 : c’est étrange une exclusion comme ça, y a pas de mot…
L’élève accompagnateur : c’est surtout très rapide ! (On est au tout début de l’heure de
cours).
CPE53 renvoie l’accompagnateur en classe. Il rentre dans le bureau avec l’élève et me
dit :
231
CPE53 : non mais je fais juste diversion. Je vais le remonter en classe, la place des élèves
c’est en classe qu’est-ce que tu en penses ? (à l’élève), tu es d’accord que tu es mieux
en classe qu’ici ?
L’élève : oui !
CPE53 : et je suis sûr que ton prof est d’accord. On va remonter en classe et tu vas faire
l’élève d’accord ? [avant de partir à CPE54 qui rentre dans le bureau] c’est [nom de
l’enseignant habitué du bureau des CPE] qui l’a exclu !
CPE54 : il est fatigué [nom de l’enseignant].
Observation du 03 avril 2018
Le retour en classe de l’élève exclu peut être une modalité négociée au préalable entre
un·e CPE et un·e enseignant·e : « en accord avec le CPE, je les sors de classe. Ils vont passer
soit le reste de l'heure chez lui, soit la discussion avec le CPE peut les ramener en classe et ils
reviennent » E6. Dans ces cas-là, l’exclusion est cogérée par le ou la CPE et l’enseignant·e dans
un esprit de collaboration, apprécié par les deux parties :
ils me mettent, voilà tel élève à fait ça, je ne peux pas l'accepter euh... je le réaccepte
lorsque cette histoire a géré, est gérée... ça j'aime bien... je prends... tu vois : une
démarche euh, voilà y a y a eu y a eu un conflit, visiblement il est énervé pour qu'que
chose, il est pas une posture de travail, je n'ai pas l'temps de régler ça parce que j'dois
faire un cours, voilà est-ce que tu peux régler ça et dès qu'c'est fait, et qu'il est calme
euh, je le reprends.... Là j'dis banco... CPE53, 41 ans, confirmé, homme.
Dans le collège n°2 où la salle des professeur·es peut réagir violemment à tout type
d’injonction qui remettrait en cause leur liberté pédagogique, les CPE ne renvoient d’élèves
en classe que dans le cas d’un accord préalable négocié avec les enseignant·es. Lorsque
l’enseignant·e occupe un statut inférieur dans l’établissement (enseignant·e débutant·e,
contractuel·le ou remplaçant·e) et que le motif d’exclusion est évalué comme peu légitime,
les CPE peuvent forcer le retour en classe (comme lors de l’observation du 3 octobre 2017
dans le collège n°1, CPE54 renvoyant un élève en classe exclu pour retard « elle va pas nous
prendre de mauvaises habitude celle-là… » à propos d’une enseignante débutante non
enquêtée). Ces retours forcés en classe ont été observés lorsque les espaces de vie scolaire
étaient saturés par le flux d’élèves accueillis. Dans les cas où les personnels de vie scolaire sont
disponibles, les CPE seront plus souples vis-à-vis des motifs d’exclusions.
Le traitement en vie scolaire des élèves exclus est fortement individualisé en fonction du
profil de l’enseignant·e qui est à l’origine de l’exclusion. Lorsque l’enseignant·e exclut très
régulièrement des élèves, et en particulier lorsqu’il ou elle a déjà prononcé plusieurs
exclusions durant la journée ou même durant l’heure, le tri devient plus strict (observation du
02 février 2018, pour un élève exclu par un enseignant non enquêté « CPE52 : non mais c’est
abusé, bientôt il a plus d’élèves en classe ! CPE53 : et après ils nous parlent d’une école
incluante ! »). En revanche, lorsqu’il s’agit d’enseignant·es plus installé·es dans l’établissement
ou n’ayant pas une pratique régulière de l’exclusion, les élèves sont pris en charge sans
discussion. Le statut relatif de l’enseignant·e dans le collège, et de ce fait le pouvoir relatif qu’il
232
ou elle possède dans l’établissement, permet d’imposer sa définition de la situation
d’exclusion. Le retour imposé d’un élève indésirable en classe peut devenir, en particulier pour
un·e enseignant·e bien installé·e dans l’établissement, un véritable affront, un motif de
rupture violent, de façon à réimposer sa lecture de la situation :
Je sais qu'y a des conflits dans le collège parfois entre profs et surveillants et qu'c'est
arrivé que des collègues excluent un élève et que les surveillants le ramènent, par, en
gros par vice de forme… en gros, le bulletin est pas rempli ou y a pas d'travail des truc
comme ça. Bon c'est, c'est un peu abusé hein mais... voilà comme j'te disais, je
m'entends bien avec tout l'monde, donc euh, on m'a jamais ramené un élève. Je... mais
bon maintenant que j'suis un ancien, j'le sens, j'le vivrais mal, j'dirais : “pardon ? non,
non...“ je dirais, “maintenant, lui y rentre pas“. Mais j'pense qu’y a des établissements
où et non, on te ramène les élèves, 'fin, j'entends parler hein, on t'ramène l'élève on te
dit : “tu peux pas l'exclure, tu le gardes“. Mais quand t'es ancien, que t'en a rien à
foutre, et que t'es fonctionnaire titulaire, tu dis : “non, je fais pas cours avec lui : tu vois
c'est toi qui t'exclus, sinon je m'exclus moi“.
E43, enseignant d’histoire-géographie, 35 ans, confirmé, 8 exclusions.
On voit ici que la menace de l’abandon de classe peut être brandie si les services de la vie
scolaire cherchent à imposer de force le retour d’un élève en classe. La remise en cause de la
légitimité d’une exclusion dépend fortement de la position relative des différent·es
interlocuteurs ou interlocutrices dans les collèges, du pouvoir que cette position leur confère
et des marges de manœuvre qu’elle leur donne dans la négociation de la situation. Certains
éléments catégoriels (“t’es un ancien… t’es fonctionnaire titulaire“) offrent des arguments
solides dans la négociation (l’enseignant se permettant, en dernier recours, protégé par son
statut, de se retirer de l’interaction « sinon je m’exclus moi »). De même, lorsque l’élève est
un élève très régulièrement exclu, l’exclusion sera presque systématiquement acceptée, les
personnels de vie scolaire ne prenant même pas la peine de lire les rapports d’exclusion.
On voit ainsi que la validation par la vie scolaire de l’exclusion des élèves correspond à un
travail d’interprétation pratique de la situation faite par les CPE. On retrouve ici les méthodes
de documentation des situations d’interaction mises en avant par l’ethnométhodologie. Les
CPE documentent les situations d’exclusion en fonction de la connaissance préalable qu’ils
possèdent des différents agents sociaux en présence, et de l’étiquetage social des
enseignant·es et des élèves, mais aussi en fonction des contingences particulières auxquelles
ils ou elles sont soumis·es (saturation des locaux, absence de personnels, état des conflits
entre les groupes sociaux de l’établissement). En fonction des contextes et des différents
acteurs ou actrices impliqué·es dans le drame social, un élève pourra être exclu ou non, pris
en charge ou non par la vie scolaire, renvoyé en classe ou non, son exclusion pourra peser
lourdement ou au contraire n’avoir pas ou peu d’impact sur son destin scolaire.
Les élèves sont alors, comme dans ces observations, témoins des mésententes des adultes
les personnels de vie scolaire validant l’hypothèse des élèves que les enseignant·es virent
« pour rien » (« non mais sinon t’as plus d’élèves quoi ! ») ou qu’ils sont dans une pratique
233
illégale (« elle a dit il est obligé »). Les élèves comprennent ainsi rapidement que concernant
l’exclusion de cours, toutes les pratiques ne se valent pas, et que les enseignant·es qui
excluent systématiquement des élèves sont discrédité·es par les personnels de vie scolaire.
Les enseignant·es qui excluent systématiquement des élèves sont l’objet de railleries de la
part des AED et des CPE, moqueries qui deviennent à ce point quotidiennes, en réponse à des
exclusions elles aussi quotidiennes, qu’elles peuvent être prononcées indifféremment devant
des élèves : « oh, y va bientôt y avoir degun dans la classe de Monsieur [nom de
E11] ! » (observation vie scolaire collège n°1, 18/01/2018) « [nom de E32] y veut battre un
record aujourd’hui ou bien ? » (observation vie scolaire collège n°2 21/12/2017). L’ensemble
des acteurs de l’établissement, à l’exception des autres enseignant·es, prend en compte ce
statut à part dans les collèges pour interpréter les situations éducatives. C’est le cas en
particulier des élèves qui ne prennent plus au sérieux les exclusions prononcées par ces
enseignant·es. L’exclusion peut devenir plus facilement un jeu, les élèves se présentant à la
vie scolaire un grand sourire aux lèvres. Dans certains cas, cette stigmatisation de la pratique
enseignante peut amener l’élève à décrédibiliser l’ensemble de l’action éducative de
l’établissement, comme dans cette observation du 03 avril 2018 dans la vie scolaire du collège
n°1. Un AED non enquêté crie sur un élève exclu : « non mais tu crois quoi, qu’on va te garder
comme ça au collège ? Si tu continues à te faire tout l’temps exclure, tu vas finir en classe
relais… l’élève : « et c’est bon frère, y rend “loco“ ce prof… y sont fous dans ce collège, si c’est
ça je préfère aller en relais ». Le discrédit des enseignant·es déteint sur l’ensemble de
l’institution, elle-même discréditée. Ce discrédit devient un motif de neutralisation de la
déviance, les élèves dérogeant aux normes parce qu’elles sont imposées par des adultes et un
établissement discrédité. Ce processus permet aux élèves d’accepter plus facilement la mise
à l’écart vers un dispositif de gestion de la déviance scolaire externalisé comme la classe ou
l’atelier relais.
d. Second tri dans les locaux de la vie scolaire
Les AED effectuent alors une nouvelle sélection qui peut amener, en fonction de leur
interprétation pratique de la situation, à ce que les élèves ne soient même pas « proposés »
aux CPE. Leur charge de travail peut ne pas du tout leur permettre de recevoir en entretien
les élèves exclus. Par exemple, lors de la matinée du 16 janvier 2018, dans le collège n°1, la
CPE54 est absente pour maladie et le CPE53 se retrouve seul dans le bureau. Il sera amené à
convoquer au cours de la matinée, des élèves suite à la demande d’enseignant·es pour divers
problèmes en classe. Cinq élèves seront exclus de cours durant cette matinée sans qu’aucun
d’eux ne passe dans le bureau des CPE : les AED, considérant le CPE occupé et les motifs
d’exclusion suffisamment banals ayant pris en charge directement les élèves : « les CPE des
fois y sont... y sont overbookés, donc des fois : “il est exclu, ok mettez-le en perm...“ » AED59.
De la même manière, le temps passé sur le cas des élèves exclus va être fonction du statut
relatif de l’élève dans l’établissement vis-à-vis de l’exclusion. Les élèves trop souvent exclus
ne seront plus reçus par les CPE et gérés directement par les AED selon un accord tacite.
L’échange peut être très rapide entre l’AED qui accueille l’élève exclu et le CPE comme lors de
l’observation du 03 avril 2018 dans le collège n°1 : « l’AED : il est encore exclu… CPE54 oui ben
234
vous me l’mettez de côté ? il aura passé sa journée ici celui-là ». Il s’agit là d’élèves qui sont
amenés à passer la quasi-totalité de leur temps au collège dans les locaux de la vie scolaire.
D’autres élèves exclus pour un motif banal feront l’objet d’entretiens très courts (observation
du 11 janvier 2018 dans le collège n°1, un élève exclu pour bavardage est reçu par la CPE54
pour un entretien de 1 minute 20). Si les CPE sont disponibles au moment où l’élève arrive en
vie scolaire, le CPE peut s’entretenir avec lui. Les entretiens entre les CPE et les élèves exclus
peuvent durer moins de deux minutes, jusqu’à une demi-heure selon la gravité relative des
faits ayant conduits à l’exclusion, mais aussi en fonction de l’identité de l’élève exclu (un élève
exclu très régulièrement ne sera pas systématiquement reçu par les CPE, même s’ils sont
disponibles : « après quand c'est un récurrent, un élève qui est tout l'temps là, je euh.... je
prends, j'avoue, même plus le, le temps de, de discuter avec l'élève... » CPE53 « je vais être
lassée des élèves qui se font systématiquement exclure par les mêmes personnes et pour les
mêmes motifs. Du coup, là, très sincèrement, je vais y accorder très peu d'attention »
CPE54 « enfin, à moins que ce soit un élève qui est régulièrement exclu, c'est une question que
j'pose plus forcément (rires..) » CPE55) ou de l’identité de l’enseignant·e (une exclusion
prononcée par un enseignant·e qui exclut systématiquement ne sera pas jugée comme une
préoccupation prioritaire : « quand c'est des profs qui n'excluent JAMAIS qui excluent un élève,
là j'comprends qu'c'est... qu'on a vraiment un problème. Quand c'est un prof qu'exclut
beaucoup, c'est, c'est dans ce cas-là que l'élève, j'prends même plus du temps… » CPE53).
A la suite de l’entretien, les élèves exclus sont pris en charge par les AED. En fonction du
nombre d’AED disponibles, les élèves exclus peuvent être pris en charge individuellement ou
en petit groupe dans une salle aménagée à cet effet, ou être envoyés dans la salle ou dans
une des salles de permanence qui accueillent les classes qui n’ont pas cours durant cette heure
(soit parce que leur enseignant·e est absent, soit parce que la classe n’a jamais cours à ce
moment-là). Dans le collège n°1, le lieu prévu pour recevoir les élèves exclus est un bureau,
posé contre le mur d’une pièce située entre le bureau des CPE, le local privé des AED et la
banque d’accueil des élèves. Dans le collège n°2, le lieu d’accueil des exclus, appelé « salle de
réflexion » est un espace vitré à l’intérieur des locaux de la vie scolaire, sans ouverture sur
l’extérieur. Selon le nombre d’exclus, des élèves peuvent se retrouver sur des chaises dans les
bureaux de la vie scolaire, à attendre d’être pris en charge. Les élèves les plus exclus peuvent
attendre ainsi l’heure de cours sans faire l’objet d’une quelconque prise en charge. Durant le
temps de cours qu’il leur reste, les élèves doivent effectuer le travail qui leur a été donné par
leur enseignant·e. Quand aucun travail n’a été remis à l’élève, les CPE ou les AED peuvent
fournir eux-mêmes du travail à l’élève exclu. Il peut s’agir d’exercices, de travail de copie, de
« fiches de réflexions » conçues par les CPE (les élèves doivent répondre à des questions leur
permettant de réfléchir sur leur comportement) ou même parfois de coloriages (les
« mandalas », canevas géométriques sensés calmer celles ou ceux qui les colorient, sont ainsi
souvent distribués aux exclus). Dans certains cas, les CPE ou les AED peuvent mettre en
pratique des compétences disciplinaires qui leur sont propres : CPE52 s’entretient en anglais
avec Djawida (observation vie scolaire collège n°1 02/02/2018), CPE56 fait réviser son
espagnol à un élève exclu (observation vie scolaire collège n°2 15/01/2018). Mais lorsque les
235
enseignant·es n’ont pas donné de travail, il est courant que les CPE et les AED n’en fournissent
pas non plus. Enfin, les élèves exécutent rarement ce travail quand il a été donné : « s’y
refusent de travailler en classe, y a pas d'raison qu’y acceptent de travailler ailleurs, donc
généralement on donne du travail puis on l'voit jamais c'travail, parce que forcément il a pas
été fait » E35, en particulier s’ils sont mélangés à une ou plusieurs classes entières en
permanence. Dans le cas où le travail est réalisé, parfois avec l’aide d’un AED, il reste à l’élève
un temps libre important. On retrouve régulièrement les élèves exclus dans des positions
d’attente et d’ennui, parfois endormis sur un bureau, la plupart du temps écoutant passifs les
conversations des AED. Les élèves les plus régulièrement exclus sont des « habitués » des
bureaux des vies scolaires. Les personnels peuvent leur donner des tâches à réaliser, comme
cet élève qui décore les bureaux de la vie scolaire à l’approche des vacances de noël
(observation vie scolaire collège n°2, 21/12/2017) ou Djawida qui renseigne des parents
(observation vie scolaire collège n°1, 03/04/2018). Lorsqu’ils sont mélangés à d’autres élèves
dans les salles de permanence, les élèves peuvent être à nouveau exclus par les AED qui
n’arrivent plus à gérer des mélanges d’élèves explosifs.
Les permanences, c'est je pense beaucoup plus difficile à gérer qu'un cours. Déjà parce
que les les AED sont euh… sont, ont moins d'outils pédagogiques hein, pour tenir un
groupe... et puis parce que c'est des 4ème, des 6ème, des 3ème c'est tout mélangé… parce
que les étudiants sont des étudiants, y sont jeunes, inexpérimentés euh, y ont envie
d'être sympa du coup ils se font croquer euh, voilà tout tout ça quoi... et quand tu
tombes sur des élèves qui euh… qui abusent, ça arrive qu'y a un conflit avec le
surveillant qui veut pas non plus lâcher mais... et du coup exclusion d'la perm... CPE53,
41 ans, confirmé, homme.
Ces élèves qui se comptent parmi les quelques élèves très régulièrement exclus, vont alors
être à nouveau renvoyés vers les bureaux des CPE :
Toujours les mêmes enfants... c'est en fait voilà, c'est... y peut s’balader dans la
permanence, euh, il peut être en train d'manger quelque chose... euh... il peut parler
fort ou quoi alors qu'y en a qui sont en train d'travailler qui ont besoin de calme et tout,
de concentration... dans c'cas-là j'dis bon... ben, maintenant tu vas tu vas chez le CPE...
AED60, Femme, 21 ans.
Les AED qui sont amenés à exclure ces élèves de la permanence constatent cependant le
caractère cyclique et vain de ces nouvelles exclusions « y vont s'retrouver ou à la vie scolaire
et puis si y a pas de... à la vie scolaire ben dans une autre perm donc c'est pareil... on enlève le
problème on l'met ailleurs quoi... » AED59.
Comme on le voit, les élèves exclus peuvent être amenés à naviguer : entre les classes, les
couloirs de l’établissement, les cours de récréation, des salles de permanence surchargées à
l’ambiance explosive, les bureaux des CPE, les espaces improvisés et mal adaptés pour
accueillir… Le trajet des élèves exclus est fait d’aller-et-retours, de longs moments d’ennui, au
236
milieu d’adultes qui ne prêtent plus attention à ces élèves qui passent plus de temps dans ces
entre-deux que dans les salles de classe.
Cette première description, à partir de nos observations, des procédures d’exclusion
ponctuelle de cours est nécessaire à la compréhension des données issues des logiciels de vie
scolaire des trois collèges enquêtés que nous allons maintenant analyser.
2. La place des logiciels dans l’interprétation de la déviance scolaire
Les établissements scolaires de l’enseignement secondaire français utilisent tous
aujourd’hui des suites logicielles qui leur permettent d’enregistrer les absences des élèves,
leurs retards, les punitions dont ils sont l’objet, mais aussi d’accéder aux emplois du temps
des classes et des enseignant·es ainsi qu’aux adresses et coordonnées téléphoniques des
familles. Ces logiciels sont devenus l’outil principal des personnels des « bureaux des vies
scolaires ». Dans chacune des « vies scolaires » enquêtées, les CPE disposent tou·tes d’un
accès au logiciel, ouvert en permanence sur l’ordinateur de leur bureau. Plusieurs autres
postes informatiques sont disponibles pour les AED, avec un accès à cette suite logicielle (trois
dans les bureaux de la vie scolaire des collège n°1 et n°2). Les AED et les CPE utilisent ces
logiciels pour obtenir les coordonnées téléphoniques des familles des élèves, lorsqu’ils
doivent les joindre, pour se renseigner ou renseigner les élèves sur leurs emplois du temps ou
sur celui d’un enseignant·e, pour enregistrer une punition, ou pour communiquer avec les
enseignant·es. Ces logiciels sont dans leur très grande majorité conçus et vendus aux
établissements par des entreprises privées, en particulier une entreprise qui équipe
aujourd’hui la plupart des établissements français. C’est cette entreprise qui fournit le logiciel
« Pronote », évoqué à plusieurs reprises dans les entretiens, utilisé par les trois collèges de
notre étude. L’achat de ces logiciels représente un coup important pour les établissements,
puisque les droits pour une année scolaire varient entre mille et deux mille euros par an selon
la taille de l’établissement. Une solution publique et gratuite existe, développée par le
ministère de l’éducation nationale, mais la suite logicielle en question, recommandée par les
circulaires officielles, a été largement boudée par les établissements scolaires.
L’investissement financier conséquent témoigne de l’importance accordée aujourd’hui à cet
outil par les acteurs et les actrices de l’éducation en France. Lorsqu’un CPE reçoit un élève,
par exemple à la suite d’une exclusion de cours, la consultation du dossier de l’élève,
enregistré dans le logiciel de vie scolaire, est un passage obligé, qui ritualise bien souvent le
début de l’entretien. Le CPE peut ainsi faire le point non seulement sur les punitions déjà
prononcées à l’égard de l’élève, mais aussi sur ses évaluations et sur son absentéisme. Ces
outils numériques s’inscrivent dans une logique de bureaucratisation du système, au cœur de
laquelle s’inscrivent des préoccupations de gestion, de mesure et de comptage des flux
d’élèves. « La poursuite de cette laborieuse entreprise de contrôle des corps et
d’enregistrement systématique des transgressions de chacun » comme le souligne Etienne
Douat à propos de l’absentéisme « capte l’essentiel des énergies et obèrent finalement la mise
en œuvre d’une réflexion collective » (2010, p. 105).
237
Dans les collèges n°1 et n°2, j’ai eu un accès illimité à ces logiciels dans les locaux des vies
scolaires et dans les bureaux des CPE. Mon appartenance au « corps » des CPE et ma
connaissance pratique du fonctionnement de ce logiciel a bien sûr, dans ce cadre, joué en ma
faveur, les CPE ouvrant cet accès comme ils l’auraient fait pour un « collègue ». Cette
confiance m’a permis de me connecter aux logiciels pendant les temps morts de mon
observation participante dans les vies scolaires. Elle m’a permis de la même manière de
produire un bilan, à la fin de l’année scolaire 2016-2017 dans le collège n°1 et à la fin de
l’année scolaire 2017-2018 dans les collèges n°1 et n°2. Dans le collège n°3, le même accès
m’a été facilement accordé par la CPE57, mais le principal n’a pas souhaité par la suite que je
puisse continuer à consulter librement ces données. J’ai donc pu collecter les données issues
du logiciel PRONOTE du collège n°3 le 15 mars 2018. Afin d’effectuer une comparaison
pertinente avec les deux autres collèges, j’ai appliqué à ces chiffres un coefficient de 1,6 me
permettant de les ramener à un total comparable à ceux des deux autres collèges. Dans la
suite de mon étude, tous les chiffres donnés seront, sans autre précision, des chiffres auxquels
auront été appliqués ce coefficient.
Il me semble nécessaire, préalablement à l’analyse des données fournies par les logiciels
des vies scolaire de ces trois établissements, d’expliciter le mode de recueil de ces données. Il
semble que l’on ne puisse pas considérer ces données comme reflétant parfaitement la réalité
des exclusions ponctuelles de cours de ces trois établissements. D’abord, ces logiciels
n’enregistrent que les élèves exclus de cours qui arrivent dans les bureaux de la vie scolaire à
la suite de leur exclusion. Nous avons vu qu’il existe beaucoup de situations dans lesquelles
les élèves sont exclus de cours sans se retrouver par la suite dans les locaux de la vie scolaire.
L’éventualité de ces exclusions qui ne passent pas par les vies scolaires dépend de la culture
propre à chaque établissement, cela peut expliquer des écarts importants dans les chiffres
globaux d’exclusion entre les trois collèges enquêtés. Nous avons vu que dans le collège n°1,
les enseignant·es excluent régulièrement des élèves qui seront pris en charge par d’autres
enseignant·es dans leurs propres salles de classe. Dans le collège n°3, les enseignant·es
excluent très régulièrement des élèves en les laissant devant la porte de leur classe. Ces
pratiques ne sont pas enregistrées. De la même manière, lorsque certain·es enseignant·es
excluent des élèves en les laissant libres dans les couloirs ou la cour de récréation, pratique
décrite par certain·es enseignant·es, et par les AED, l’exclusion n’est enregistrée qu’à
condition que l’élève soit repéré par les services de la vie scolaire : certain·es enseignant·es
peuvent être ainsi identifié·es par leurs collègues pour leur pratique déviante : « les exclusions
il les rentre pas non plus pour pas que ça se voit... donc lui il exclut comme ça... » E12. De ce
fait, les enseignant·es qui pratiquent ces exclusions sont « invisibles » pour l’établissement, il
s’agit d’enseignant·es « secrètement déviants » (Becker, 1963, p. 43). Ensuite,
l’enregistrement des données dépend de la qualité du travail effectué par les personnels de
vie scolaire. Les exclusions de cours peuvent être enregistrées directement par les
enseignant·es, dans leur classe au moment où ils excluent des élèves, ce dont témoignent
certains enseignant·es (« je remplis le truc directement sur PRONOTE en disant pourquoi je l'ai
exclu... » E9 « Parfois j'ai sur moi les papiers pour le rapport ou le renvoi de l'élève. Si on l'a
238
pas, on va sur PRONOTE et on marque l'exclusion sur PRONOTE » E2), mais dans la quasitotalité des cas, ces renseignements sont enregistrés par les AED. La fiabilité de cette saisie
dépend donc du travail de ces personnels et de la manière dont ce travail est coordonné par
les CPE. Nous n’avons pas enquêté de façon suffisamment systématique pour évaluer les
différences entre la réalité des exclusions ponctuelles de cours passées par les vies scolaires
et celles enregistrées. Cependant, les observations réalisées dans la vie scolaire du collège n°2
font clairement apparaître des écarts importants : c’est le cas en particulier pour des élèves
exclus pour retard, exclus à plusieurs d’un même cours, que nous avons vu physiquement
accueillis dans les locaux de la vie scolaire, mais que nous n’avons pas retrouvé par la suite
enregistrés dans le logiciel. Cet écart est confirmé par de la CPE55 : « y aussi pas mal de, de...
d'exclusions qu'on note pas dans PRONOTE, parce que le fait que l'urgence est l'urgence on a
pas l'temps de de respecter tous les protocoles pour avoir nos pronostics » CPE55. Dans un
échange plus informel, alors que nous l’interrogeons sur la fiabilité des chiffres issus du
logiciel, la CPE55 nous a affirmé qu’il fallait sans doute les doubler. Il semble que les élèves
exclus très régulièrement soient plus souvent « oubliés » par les personnels. Il semble aussi
que les exclusions prononcées par les enseignant·es qui excluent très régulièrement des
élèves puissent être elles aussi minorées. Ce manque de fiabilité dans l’enregistrement des
exclusions correspond aussi à une prise en main d’un service de vie scolaire par une CPE
débutante : dans le collège n°2, le travail est devenu plus efficace l’année scolaire suivant nos
observations, avec une équipe renouvelée et de nouveaux personnels, ce dont témoigne aussi
la CPE55 au cours d’échanges informels. Les observations réalisées dans le collège n°1 ne
montrent pas de tels écarts. Lorsque nous avons interrogé le CPE53 sur la fiabilité des chiffres
enregistrés, il nous a affirmé, contrairement à CPE55, que toutes les exclusions étaient
enregistrées, à l’exception de celles qui ne passaient pas par la vie scolaire. Nous n’avons pas
constaté d’écart entre les élèves accueillis dans les locaux de la vie scolaire du collège n°1 et
ceux enregistrés dans le logiciel. Enfin, dans le collège n°3, le temps passé en observation
participante a été moins important, ce qui ne nous a pas permis d’évaluer la fiabilité de cette
collecte de données. La CPE57 n’a pas noté dans mes échanges des écarts entre les exclusions
réelles et les exclusions enregistrées. Elle a cependant tenu à souligner que n’apparaissaient
pas dans les chiffres officiels les élèves exclus à la porte des classes, en nous montrant de la
main les coursives du collège pour bien signifier l’ampleur de la pratique.
Ces précisions apportées, il faut noter que la pratique que l’exclusion ponctuelle de cours,
illustrée par ces chiffres qui sont plutôt à priori en deçà de la réalité, est une pratique
considérable dans les trois collèges enquêtés, puisque qu’entre 850 et 1350 élèves y sont
notés exclus au cours de l’année scolaire 2017-2018. Ces chiffres vont dans le même sens que
les témoignages des AED, premiers personnels à être confrontés à ces exclus : « on a tellement
d'exclusions que on peut pas s'occuper de chaque exclusion, c'est pas possible (…) on est dixhuit AED dans ce collège et c'est pas assez... » AED59.
239
3. La nature des exclusions
Lorsqu’une exclusion est enregistrée dans le logiciel de vie scolaire, elle fait apparaître le
nom et la classe de l’élève exclu, la date, le créneau horaire, le nom de l’enseignant·e qui a
exclu l’élève et le motif pour lequel il a été exclu. En prenant en compte les réserves exprimées
plus haut, les données recueillies peuvent donc nous renseigner sur les classes et les niveaux
dans lesquelles on exclut plus ou moins les élèves, sur le genre de ces élèves, sur les raisons
pour lesquelles des élèves sont exclus. Ces éléments nous permettent de tirer de premiers
enseignements sur la nature des exclusions dans les trois collèges enquêtés.
a. Les exclusions en fonction des classes :
La répartition des exclusions en fonction des classes est très différente dans chacun des
collèges : dans le collège n°1, les exclusions sont réparties de façon harmonieuse en fonction
des niveaux, avec un peu moins d’exclusions en 6ème et en 3ème (respectivement 23 % et 20 %
contre 31 % en 5ème et 26 % en 4ème). Cette répartition aléatoire dépend de toute une série de
facteurs, mais en particulier le fait que des enseignant·es qui excluent systématiquement des
élèves soient les enseignant·es de ces classes. Elle remet en cause l’idée très largement
acceptée dans ces trois collèges que les élèves de quatrième seraient systématiquement les
plus exclus.
Figure 23 : exclusions officielles par classes et par niveau enregistrées dans le collège n°1
6ème 1
6ème 2
6ème 3
6ème 4
6ème 5
6ème 6
Total 6ème
Total
25
2
50
7
66
42
192
23 %
855
5ème 1
5ème 2
5ème 3
5ème 4
5ème 5
5ème 6
Total 5ème
31
21
54
14
75
74
269
31 %
4ème 1
4ème 2
4ème 3
4ème 4
4ème 5
4ème 6
Total 4ème
240
39
27
17
64
55
22
224
26 %
3ème 1
3ème 2
3ème 3
3ème 4
3ème 5
3ème 6
Total 3ème
23
39
27
45
7
29
170
20 %
répartition des exclusions par classes et par niveau dans le
Collège n°1
300
250
200
150
100
50
0
Sixièmes
Cinquièmes
1
2
Quatrièmes
3
4
5
Troisièmes
6
Source : logiciel vie scolaire du collège n°1, 2017-2018.
Comme nous le montre la figure n°23, dans le collège n°1, les cinquièmes sont les classes
dans lesquelles on compte le plus d’exclusions, deux classes de cinquième totalisant
respectivement 75 et 74 exclusions dans l’année. Les écarts sont très importants entre les
différentes classes : 2 élèves sont exclus dans la 6ème2 et 66 dans la 6ème 5, de la même
manière, 14 élèves exclus dans la 5ème 4 et 75 dans la 5ème 5.
Dans le collège n°2, les différences sont plus accentuées, les élèves étant exclus plus en
5ème (37 %) et en 3ème (30 %).
Figure 24 : exclusions officielles par classes et par niveau enregistrées dans le collège n°2 :
6ème 1
6ème 2
6ème 3
6ème 4
6ème 5
6ème 6
Total 6ème
Total
15
11
12
48
32
25
143
14 %
1042
5ème 1
5ème 2
5ème 3
5ème 4
5ème 5
5ème 6
Total 5ème
105
56
2
52
86
91
392
37 %
4ème 1
4ème 2
4ème 3
4ème 4
4ème 5
4ème 6
Total 4ème
241
82
11
48
47
87
43
318
30 %
3ème 1
3ème 2
3ème 3
3ème 4
3ème 5
3ème 6
Total 3ème
59
16
23
48
6
37
189
19 %
Répartition des exclusions par classe et par niveau dans le
collège n°2
450
400
350
300
250
200
150
100
50
0
Sixièmes
Cinquièmes
1
2
Quatrièmes
3
4
5
Troisièmes
6
Source : logiciel vie scolaire du collège n°2.
Dans le collège n°2, on peut le voir dans la figure n°24, les écarts peuvent être très
importants, puisque dans la classe de 5ème 3, on ne compte que 2 exclusions dans l’année,
alors que l’on en compte 91 en 5ème6. On retrouve des écarts semblables en quatrième (11
exclus en 4ème 2 et 87 en 4ème 5) et en 3ème (6 exclusions en 3ème 5 et 59 en 3ème 1). Dans le
collège n°2, ce sont encore les classes de cinquième qui comptabilisent le plus d’exclusions.
Dans le collège n°3, c’est le niveau de 4ème qui est le plus touché (44 %) puis celui de 3ème
(26 %).
Figure 25 : exclusions officielles par classe et par niveau enregistrées dans le collège n°3
6ème 1
6ème 2
6ème 3
6ème 4
6ème 5
6ème 6
Total 6ème
Total
6
8
35
33
31
31
144
10 %
1350
5ème 1
5ème 2
5ème 3
5ème 4
5ème 5
5ème 6
Total 5ème
18
137
30
50
5
21
261
20 %
4ème 1
4ème 2
4ème 3
4ème 4
4ème 5
4ème 6
Total 4ème
242
96
123
78
113
104
78
592
44 %
3ème 1
3ème 2
3ème 3
3ème 4
3ème 5
3ème 6
Total 3ème
108
58
60
16
49
62
353
26 %
Répartitions des exclusions par classe et par niveau dans le
Collège n°3
700
600
500
400
300
200
100
0
Sixièmes
Cinquièmes
1
2
Quatrièmes
3
4
5
Troisièmes
6
Source : logiciel vie scolaire du collège n°3.
La figure n°25 nous montre que dans ce collège, près de la moitié des exclusions sont
prononcées dans les classes de 4ème : si trois classes de quatrième sont particulièrement
concernées, le nombre d’exclusions prononcées est important dans toutes les classes de 4ème.
Les figures n°23, 24 et 25, montrent une répartition des exclusions par classe très diverse.
En revanche, on voit bien que certaines classes cumulent les exclusions alors que dans
d’autres, presqu’aucune n’est prononcée. Ces écarts avec des exclusions cumulées dans
certaines classes se retrouvent à tous les niveaux d’enseignements. Il semble que des écarts
aussi systématiques ne puissent pas relever du simple hasard et confirment la persistance de
classes de niveau dans les collèges de l’enseignement secondaire, ce dont peuvent témoigner
certains enseignant·es :
Après y a toujours la cinquième classe, la numéro cinq la numéro six de chaque niveau
qui sont... six c'est les... les bilangues, et les cinq y font option allemand... on sait très
bien que là y a toujours une euh... y a toujours plus de filles que d'garçons et puis c'est
les bons élèves donc euh, y sont plus scolaires, y a moins de problèmes de discipline.
E39, enseignant de SVT, 34 ans, confirmé, 2 exclusions.
L’existence de classes plus « difficiles » est confirmée par les observations de terrain et en
particulier par le retour récurrent dans les plaintes des enseignant·es et des personnels de vie
scolaire par rapport à certaines classes de l’établissement. C’est dans ces classes qui cumulent
le plus d’exclusions ponctuelles de cours que sont aussi scolarisés les élèves qui sont exclus le
plus régulièrement.
Dans les trois collèges, les élèves exclus sont très majoritairement des garçons, la
proportion étant de trois quarts de garçons exclus pour un quart de filles exclues, avec de très
faibles variations en fonction des établissements. Cette disproportion genrée confirme tout
243
ce qui a déjà été montré par les travaux de la recherche à propos de l’influence du genre dans
les pratiques punitives en collège (Ayral, 2011; Debarbieux, 2018; Grimault-Leprince, 2012;
Grimault-Leprince & Merle, 2008). Nous allons maintenant analyser les exclusions en fonction
des motifs enregistrés, ces données pouvant nous fournir des informations sur les situations
qui poussent à exclure des élèves dans les trois collèges qui constituent notre terrain.
b. Pour quel motif exclut-on des élèves ?
Les motifs tels qu’ils apparaissent dans les logiciels de vie scolaire sont une réinterprétation
des rapports d’exclusion remis aux AED au moment où les élèves arrivent en vie scolaire à la
suite de leur exclusion. Cette interprétation répond à des impératifs de simplification : les AED
vont devoir en un ou deux mots, catégoriser un rapport d’exclusion parfois long et complexe,
qui interprète déjà lui-même les faits tels qu’ils se sont réellement déroulés, du point de vue
de l’enseignant·e et en fonction de ce qu’il veut donner à voir de l’événement à la vie scolaire,
et à travers elle, au CPE et à la direction de l’établissement. Des motifs préexistent, en fonction
de ce que chacun des CPE de chacun de ces établissements a décidé de privilégier comme
grille de lecture. Ainsi, les collège n°2 et n°3 font apparaitre une catégorie « bavardage » que
l’on ne retrouve pas dans le collège n°1 : cela ne signifie pas que les élèves bavardent plus
dans les collèges n°2 et n°3 que dans le collège n°1, mais que dans ce collège, des exclusions
pour problèmes de bavardages, sont enregistrées par exemple dans la catégorie « problème
de comportement ». De ce fait, ces données ne peuvent pas nous renseigner finement sur la
nature factuelle des incidents qui mènent les enseignant·es à exclure des élèves. La
comparaison entre le registre des exclusions ponctuelles des trois collèges enquêtés fait
cependant apparaitre de premiers éléments pertinents pour la suite de notre étude.
Les trois figures présentées ci-dessous nous permettent de voir clairement, d’abord, que
dans ces trois établissements, une part importante des exclusions est enregistrée sans motif,
c’est-à-dire que l’élève arrive en vie scolaire, soit sans rapport d’exclusion, soit avec un papier
ne faisant apparaître aucun motif expliquant l’exclusion. La proportion de ce type d’exclusion
est importante : elle représente un quart des exclusions dans le collège n°1, un tiers dans le
collège n°2 et un dixième dans le collège n°3. Elle est confirmée par le dépouillement des
rapports d’exclusion eux-mêmes : dans le collège n°2, lorsque la CPE55 m’a remis les rapports
d’exclusion qu’elle allait jeter, elle a insisté pour que je prenne aussi les fiches d’exclusions
laissées vierges qui représentent une part importante de ces rapports récoltés (40 rapports
sur les 123 récoltés), ce qui signifie que certains enseignant·es, agacés par l’obligation qui leur
est faite de fournir un rapport d’exclusion, transmettent un rapport vierge qu’ils et elles se
sont contenté·es de signer et de dater, sans se donner la peine de décrire les circonstances
qui ont abouties à cette exclusion. Cette pratique illustre encore si nécessaire les tensions qui
se jouent autour de l’exclusion de cours entre les enseignant·es et les vies scolaires. La
proportion de ces exclusions sans motif est d’ailleurs beaucoup moins importante dans le
collège n°3 où l’exclusion ponctuelle de cours ne constitue pas un réel objet de conflit entre
les enseignant·es et la CPE.
244
L’autre élément frappant que nous tirerons de cette première comparaison est la part
importante occupée dans les collèges n°2 et 3 par les exclusions prononcées pour retard, alors
que cette part est marginale dans le collège n°1 : les retards constituent un motif d’exclusion
dans 17 % des cas dans le collège n°2 et dans 14 % des cas dans le collège n°3, contre 2 % dans
le collège n°1. Nous verrons que cet écart significatif correspond à des règles différentes sur
le traitement des retards dans les trois établissements : dans les collèges n°2 et n°3, les
enseignant·es peuvent exclure des élèves arrivés en retard, ce qui n’est pas le cas dans le
collège n°1. Nous verrons que ces règles différentes ont un impact sur le comportement des
élèves.
Enfin les figures n°25, 26 et 27 ci-dessous, montrent la part marginale occupée par des faits
que les enseignant·es qualifieraient de « violence » sachant que nous avons regroupé dans les
données de ces trois tableaux, les faits de violence physique et de violence verbale.
Figure 26 : exclusion par motif dans chacun des trois collèges
Exclusions par motif collège n°1
Comportement
Sans motif
Auto-exclusion
Insolence
Violence
Refuse d’obéir
Retard
Matériel
Total collège n°1
(447) 52 %
(215) 25 %
(49) 6%
(54) 6%
(37) 5%
(20) 3 %
(19) 2 %
(14) 1 %
855
Exclusions par motifs collège n°1
Comportement
Insolence
sans motif
Violence
Auto-exclusion
Refus d'obéir
Retards
Affaires
Source : logiciel vie scolaire du collège n°1
245
Comme nous le montre la figure n°26 ci-dessus, les exclusions pour retard sont tout à fait
marginales dans le collège n°1. Les exclusions officielles sont principalement enregistrées sous
le motif « comportement ». Il s’agit ainsi d’une appellation très vague, permettant de
regrouper tout un panel de comportements sans avoir à les préciser. Ici aussi, les
comportements perturbateurs sont de l’ordre de l’allant-de-soi : tout le monde sait bien ce
que cela signifie de perturber un cours.
Figure 27 : exclusions par motifs dans le collège n°2
Exclusions par motif collège n°2
Comportement
Sans motif
Retards
Bavardages
Insolence
Violence
Bagarre
Total collège n°2
(280) 27 %
(308) 29.5 %
(175) 17 %
(133) 13 %
(41) 4 %
(80) 7.5 %
(25) 2 %
1042
Exclusions par motifs collège n°2
retards
Comportement
Bavardage
Insolence
Bagarre violence
Sans motif
Source : logiciel vie scolaire du collège n°2
Dans le collège n°2, contrairement à ce que pourrait laisser apparaitre le discours des
enseignant·es sur la multiplication endémique des violences dans les classes, les exclusions
qui punissent des violences, verbales ou physiques, sont extrêmement rares. En revanche, une
proportion importante de ces punitions sont prononcées suite au retard des élèves.
246
Figure 28 : exclusions par motifs dans le collège n°3
Exclusions par motif collège n°3
Perturbations
Sans motif
Bavardages
Insolence
Retards
Travail
Accumulation
Pas ses affaires
Total collège n°3
(322) 24 %
(118) 9 %
(202) 15 %
(197) 14.5 %
(193) 14 %
(137) 10 %
(108) 8 %
(75) 5.5 %
1352
Exclusions par motifs collège n°3
Sans motif
perturbation
Insolence
Bavardages
Travail non fait
Affaire
retard
Source : logiciel vie scolaire du collège n°3
Comme pour le collège n°2, la figure n°28 met en avant la part importante d’exclusion pour
retard dans ce collège (14 % des exclusions prononcées et enregistrées). D’autre part, dans le
collège n°3, l’exclusion pour absence de matériel n’est pas une pratique négligeable
puisqu’elle concerne 5% des exclusions enregistrées. Bien sûr, il faut garder à l’esprit que ces
motifs sont des réinterprétations des rapports d’exclusion : des faits de violence peuvent ainsi
être enregistrés sous les motifs de « comportement » ou de « perturbation ». La qualification
de « violence » est déjà une première interprétation lorsque les enseignant·es l’utilisent pour
décrire une situation qui a donné lieu à une exclusion, l’enregistrement rajoute à cette
interprétation. Cependant, ces données recoupent la lecture des rapports d’exclusion qui ne
font apparaitre que rarement des faits exceptionnels. Les rapports décrivent dans leur grande
majorité, des bavardages, des déplacements sans autorisation, des fous rires, le refus de
travailler, bref, des petites perturbations communes de l’ordre scolaire. Dans les trois collèges
247
enquêtés, les faits de violence représentent 5% à 10% des exclusions prononcées et donc une
petite part de l’ensemble de ces exclusions. Il faut souligner à ce propos que les exclusions
officielles, enregistrées et comptabilisées dans ces logiciels sont les exclusions qui répondent
aux faits les plus graves. Les exclusions invisibles, quelle que soit leur forme, punissent des
faits plus banals encore. Ainsi, si l’on rassemble les chiffres officiels et les « chiffres noirs », les
faits de violence qui entrainent des exclusions sont extrêmement rares. L’exclusion n’est pas
une pratique exceptionnelle, elle ne répond pas à des cas exceptionnels, c’est au contraire
une pratique banalisée, punissant des faits banals du quotidien des classes.
4. Vers une première catégorisation des pratiques d’exclusion
Les données recueillies dans les trois collèges enquêté·es permettent de constater un écart
important entre les chiffres des exclusions ponctuelles de cours pratiquées dans chacun de
ces établissements. Le collège n°1 totalise en effet 855 exclusions au cours de l’année scolaire
2017-2018, le collège n°2 1042 et le collège n°3, totalisait 845 exclusions ponctuelles de cours
le 15 mars, ce total étant ramené à 1352. Ces écarts proviennent d’une part des modes de
collecte explicités plus haut, mais aussi de pratiques différenciées de l’exclusion ponctuelle de
cours dans ces trois établissements, en lien avec les cultures d’établissement spécifiques, les
rapports de force relatifs entre les groupes sociaux de ces trois établissements, les
positionnements des CPE par rapport à l’exclusion et les politiques des chefs d’établissements.
La figure n°29 ci-dessous reprend ces différents chiffres.
Figure 29 : total des exclusions ponctuelles de cours dans chacun des collèges enquêté·es
Collège n° 1 (2017-2018)
855
Collège n°2 (2017-2018)
1042
Collège n°3 (2017-2018)
1352
Source : logiciel vie scolaire des trois collèges
Bien sûr, l’importance relative de la pratique de l’exclusion dans chacun des collèges va
déterminer l’importance relative de l’exclusion chez les enseignant·es. Dans un premier
temps, nous avons établi une distinction entre cinq types d’enseignant·es en fonction du
nombre d’élèves que ces enseignant·es ont exclu dans l’année scolaire. Quelques
enseignant·es n’excluent jamais ou presque jamais d’élèves de leurs classes, nous avons
regroupé dans cette catégorie celles et ceux qui ont exclu 0 à 2 élèves dans l’année scolaire.
Quelques enseignant·es excluent un nombre très important d’élèves : nous avons regroupé
dans cette catégorie celles et ceux qui ont exclu plus de soixante fois des élèves au cours de
l’année 2017-2018. Entre ces deux extrêmes, nous avons distingué trois catégories, entre 3 et
10 exclusions, entre 11 et 30 exclusions et entre 31 et 60 exclusions, nous synthétisons cette
classification dans la figure n°30 qui suit.
248
Figure 30 : catégories d’enseignant·es en fonction de leur pratique de l’exclusion
Ceux qui n’excluent jamais
Ceux qui excluent exceptionnellement
Ceux qui excluent régulièrement
Ceux qui excluent très régulièrement
Ceux qui excluent systématiquement
0-2
3-10
11-30
31-60
< 60
Nous serons amenés par la suite à affiner et à discuter la pertinence de ces catégories, en
les enrichissant par les données collectées dans les entretiens et dans les observations de
terrain, mais si l’on se fie uniquement aux chiffres bruts des logiciels de vie scolaire, on trouve
en regroupant les trois établissements la répartition suivante entre ces différentes catégories :
Figure 31 : part de chacune des catégories de pratique d’exclusion sur le total des enquêté·es
(N1=51) comparée à la part de ces catégories sur le total des enseignant·es des trois collèges
(N2=167)
Catégories en fonction du nombre
Enquêtés (N1 = 51)
Total des enseignants
d’exclusion prononcée durant l’année
des trois collèges
2017-2018
(N2 = 167)
Ceux qui n’excluent jamais
14
27 %
19
11 %
Ceux qui excluent exceptionnellement
10
20 %
50
30 %
Ceux qui excluent régulièrement
12
23 %
65
39 %
Ceux qui excluent très régulièrement
8
16 %
18
11 %
Ceux qui excluent systématiquement
7
14 %
15
15 %
Source : logiciel vie scolaire des trois collèges
Lecture : parmi les enseignant·es enquêté·es, 14 n’excluent jamais d’élève, soit 27% des
enquêté·es. Parmi le total des enseignant·es des trois collèges, 19 n’excluent jamais, soit 11%
du total des enseignant·es des trois collèges.
Si l’on se fie aux données regroupant les trois établissements, on constate qu’un·e
enseignant·e sur 10 n’exclut jamais d’élèves dans ces trois collèges, alors que 15 % excluent
des élèves de façon systématique et presqu’un tiers de manière importante. Cela nous montre
que les écarts de pratique sont considérables dans ces trois collèges. La figure n°32 ci-dessous
détaille ces écarts en distinguant chacun des collèges.
249
Figure 32 : part des catégories de pratique de l’exclusion sur le total enquêté·es dans chaque
collège, comparé à la part ces catégories sur le total des enseignant·es de chaque collège
Collège n°1
Enquêté·es (N1=22)
Total des enseignant·es (N2=49)
Ceux qui
7
32 %
14
24 %
n’excluent jamais
Ceux qui excluent
7
32 %
19
32 %
exceptionnellement
Ceux qui excluent
3
13 %
20
34 %
régulièrement
Ceux qui excluent
2
10 %
3
5%
très régulièrement
Ceux qui excluent
3
13%
3
5%
systématiquement
Collège n°2
Enquêté·es (N1=16)
Total des enseignant·es (N2=53)
2
Ceux
qui
4
25%
4%
n’excluent jamais
19
Ceux qui excluent
0
0%
36 %
exceptionnellement
20
Ceux qui excluent
6
37,5%
38 %
régulièrement
5
Ceux qui excluent
4
25%
9%
très régulièrement
7
Ceux qui excluent
2
12,5%
13 %
systématiquement
Collège n°3
Enquêté·es N1=13
Total N2=55
3
Ceux
qui
3
23 %
5%
n’excluent jamais
12
Ceux qui excluent
3
23 %
22 %
exceptionnellement
25
Ceux qui excluent
3
23 %
45 %
régulièrement
10
Ceux qui excluent
2
23 %
18 %
très régulièrement
5
Ceux qui excluent
2
8%
9%
systématiquement
Source : logiciel vie scolaire des trois collèges
Lecture : dans le collège n°1, parmi les enquêté·es, 7 n’excluent jamais d’élèves, soit 32 %
des enquêté·es, 14 enseignant·es n’excluent jamais dans tout le collège, soit 24 % du total des
enseignant·es.
250
On voit que dans le collège n°1, les enseignant·es qui n’excluent jamais d’élèves sont
surreprésentés, et ceux qui excluent très régulièrement ou systématiquement sous
représentés, au contraire du collège n°2 où l’on retrouve moins d’enseignant·es qui n’excluent
jamais d’élèves, et plus d’enseignant·es qui excluent très régulièrement et systématiquement.
Enfin, dans le collège n°3 la proportion de celles et ceux qui excluent très régulièrement et
systématiquement est encore plus importante.
La figure n°33 fait apparaître la répartition du total des enseignant·es de chacun de ces
collèges en fonction de ces catégories : elle montre cette répartition relative des catégories
d’enseignant·es en fonction des collèges. On voit ainsi clairement que dans le collège n°1, les
enseignant·es qui n’excluent jamais d’élèves sont surreprésenté·es, alors que dans le collège
n°2 ce sont ceux qui excluent systématiquement. De la même manière, les enseignant·es qui
excluent très régulièrement ou systématiquement sont plus nombreux dans le collège n°3.
Figure 33 : histogramme empilé de catégories d’enseignant·es par collèges
Répartition des catégories d'enseignants en fonction
des collèges enquêtés
100%
90%
80%
70%
60%
50%
40%
30%
20%
10%
0%
Collège 1
jamais
exceptionnellement
Collège 2
régulièrement
Collège 3
très régulièrement
systématiquement
Source : logiciel vie scolaire des trois collèges
La figure n°34 reprend la répartition par catégorie sur l’ensemble des enseignant·es des
trois collèges (N=167). Elle montre un clivage entre une part importante qui n’exclut
qu’exceptionnellement des élèves et une part qui à l’opposé exclut de façon systématique ces
mêmes élèves.
251
Figure 34 : proportion des enseignant·es en fonction de leur pratique de l’exclusion sur
l’ensemble des trois collèges
Proportion des enseignant·es en fonction de leur pratique
de l'exclusion
Ceux qui n'excluent jamais
Exceptionnellement
Très régulièrement
Systématiquement
Régulièrement
Source : logiciel vie scolaire des trois collèges
Si la répartition relative des différentes pratiques de l’exclusion peut varier selon les
collèges, il existe un écart très important dans les pratiques, avec des enseignant·es qui
n’excluent jamais d’élèves, d’autres qui le font systématiquement. La part des exclusions
prononcées par les enseignant·es qui excluent systématiquement est ainsi très importante
dans la production générale de l’exclusion.
Dans le collège n°1, les trois enseignant·es qui excluent systématiquement excluent 198
fois dans l’année scolaire, sur les 855 exclusions prononcées dans l’année scolaire, soit près
d’un quart. Les six enseignant·es qui excluent systématiquement et très régulièrement ont
prononcé 337 des 855 exclusions de l’année scolaire, soit près de 40 %. Les dix enseignant·es
qui excluent le plus excluent 447 fois dans l’année, soit 52 % des exclusions prononcées dans
l’année scolaire alors qu’ils représentent 17 % du total des enseignant·es. La figure n°35 cidessous montre que ces proportions sont les mêmes dans les deux autres collèges, les dix
enseignant·es qui excluent le plus prononçant un peu plus de la moitié des exclusions de
l’année scolaire.
252
Figure 35 : part des exclusions prononcées les enseignant·es qui excluent le plus
Collège n°1
Part des exclusions prononcées par celles et ceux qui
23 %
excluent systématiquement sur le total des exclusions
Part
de
ces
enseignant·es
qui
excluent
5%
systématiquement sur le total des enseignant·es
Part des exclusions prononcées par les 10
52 %
enseignant·es qui excluent le plus sur le total des
exclusions
Part des 10 enseignant·es qui excluent le plus sur le
17 %
total des enseignant·es
Source : logiciel vie scolaire des trois collèges
Collège n°2
28 %
Collège n°3
38 %
6%
9%
54 %
53 %
20 %
18 %
Lecture : dans le collège n°1, les enseignant·es qui excluent systématiquement prononcent 23
% du total des exclusions, alors qu’ils représentent 5 % des enseignant·es
Là encore, ces données confirment ce que nous enseignent les travaux menés sur les
punitions dans les collèges : la majorité des punitions prononcées dans les collèges sont le fait
d’un noyau dur, d’une minorité d’enseignant·es. C’est le cas ici pour les exclusions ponctuelles
de cours : une minorité des enseignant·es sont responsables de plus de la moitié des
exclusions prononcées au cours de l’année scolaire 2017-2018.
De la même manière, la figure n°36 nous montre, à partir des données des collège n°1 et
n°2, que les exclusions concernent une petite part des élèves. Si une part importante mais
minoritaire d’élèves est exclue au moins une fois dans l’année scolaire (34 % du total des
élèves dans le collège n°1 et 44 % dans le collège n°2), la toute petite part des élèves les plus
exclus, représente presque la moitié des exclusions prononcées (4% des élèves cumulant 47 %
des exclusions dans le collège n° 1 et 6 % des élèves cumulant 49 % des exclusions dans le
collège n° 2). Là aussi, ces chiffres recueillis au niveau de ces deux établissements, nous
confirment ce qui avait déjà été établi par les différents travaux sur les punitions scolaires
(Debarbieux, 2018; A. Garcia, 2013; Grimault-Leprince & Merle, 2008).
253
Figure 36 : Quantité et part des exclusions prononcées pour les élèves les plus exclus
Pourcentage
Nombre
sur le total des d’exclusions
élèves
Collège n°1
Elèves exclus au moins une
200
fois
Elèves exclus plus de 10 fois
26
Elèves exclus plus de 20 fois
5
Collège n°2
Elèves exclus au moins une
255
fois
Elèves exclus plus de 10 fois
35
Elèves exclus plus de 20 fois
7
Source : logiciel vie scolaire des trois collèges
Pourcentage
d’exclusions
34 %
855
100 %
4%
0,8 %
404
132
47 %
15 %
44 %
1042
100 %
6%
1%
513
162
49 %
Si l’on catégorise les enseignant·es en fonction de leur ancienneté relative (nous reprenons
pour cela les tranches d’âge proposées par les fiches des établissements voir tableau n°2 en
annexe), on peut observer les comportement des enseignant·es par rapport à l’exclusion en
fonction de leur ancienneté relative. La figure n°37 ci-dessous nous permet de remarquer que
les enseignant·es excluent plus d’élèves en tout début de carrière, et que cette pratique a
tendance à diminuer en fonction de l’ancienneté relative dans l’éducation nationale.
Cependant chez les plus chevronnés, on note une augmentation des pratiques de l’exclusion
pour une part significative d’enseignant·es. Ce résultat va à l’encontre du discours très
largement partagé chez les enseignant·es, en particulier chez les plus chevronnés, qui
affirment que l’exclusion est une pratique décroissante en fonction de l’ancienneté. En fait, si
la majorité des enseignant·es abandonnent, restreignent ou apprennent à cacher leur
pratique de l’exclusion au fur et à mesure qu’ils et elles gagnent en ancienneté, une part
importante des plus ancien·nes au contraire va adopter la pratique de l’exclusion comme une
pratique banale dans leur gestion de classe.
254
i.
Figure 37 : catégories en fonction de l’ancienneté dans l’éducation nationale du total des
enseignant·es des trois collèges (N=167)
Catégories en fonction de l’ancienneté dans l’éducation nationale
100%
90%
80%
70%
60%
50%
40%
30%
20%
10%
0%
Débutants
Jamais
Exceptionnellement
Jeunes
Confirmés
régulièrement
très régulièrement
Chevronnés
systématiquement
Source : Logiciel vie scolaire des trois collèges
Lecture : 19% des "débutants" n'excluent jamais
La figure n°37 montre que la part des enseignants qui n’excluent jamais d’élèves ou
exceptionnellement est beaucoup plus importante chez les enseignant·es confirmés que chez
les débutants et les jeunes, mais que près de la moitié des enseignant·es chevronnés, les plus
anciens dans l’éducation nationale, excluent très régulièrement ou systématiquement des
élèves de leurs classes. Si la part des enseignant·es qui n’excluent jamais d’élèves est plus
importante pour les enseignant·es confirmés et chevronnés, celle des enseignant·es qui
excluent systématiquement devient nettement plus importante que chez les débutants et les
jeunes enseignant·es.
Nous pouvons retirer de cette première analyse des données issues des logiciels de vie
scolaire quelques éléments que nous serons amenés à préciser et à affiner en analysant les
données issues des entretiens et des observations participantes. D’abord, l’exclusion
ponctuelle de cours est un phénomène important dans les trois collèges enquêtés, mais il est
plus important dans le collège n°3, puis dans le collège n°2, le collège n°1 étant l’établissement
de notre terrain dans lequel ce phénomène est le moins important. Nous devons cependant
garder toujours à l’esprit l’existence d’une part importante et variable en fonction des
établissements d’exclusions « invisibles ». Le collège n°1 dans lequel on trouve le moins
d’exclusions enregistrées est aussi celui dans lequel les enseignant·es ont organisé la forme la
plus sophistiquée d’exclusion en contrebande. Les exclusions concernent très majoritairement
les garçons dans les trois collèges. Elles sont prononcées par un « noyau dur » d’enseignant·es,
qui excluent beaucoup plus régulièrement que d’autres et touchent un « noyau dur » d’élèves,
eux aussi beaucoup plus exclus que leurs camarades. Les enseignant·es excluent plus au début
255
de leur carrière, cette pratique diminuant au fur et à mesure qu’ils ou elles acquièrent de
l’ancienneté. Cependant, une partie des enseignant·es les plus ancien·nes continue d’exclure
systématiquement leurs élèves, il semble même que cette pratique puisse se développer de
manière plus importante chez ces « ancien·nes ». Enfin, un nombre important de ces
exclusions sont exécutées sans qu’aucun motif ne soit fourni aux personnels qui prennent en
charge les élèves exclus. Dans les collèges n°2 et n°3, il existe une pratique de l’exclusion pour
retard importante que l’on ne retrouve pas dans le collège n°1. Dans les trois collèges, les
exclusions prononcées pour des faits de violence sont en fait marginales (5% dans le collège
n°1, 7.5 % dans le collège n°2, le motif n’apparaissant pas explicitement dans le collège n°3)
les exclusions étant majoritairement prononcées pour punir des perturbations banales de
l’ordre scolaire.
Mais ces données numériques doivent absolument être confrontées à des données plus
qualitatives qui vont les éclairer, expliquer certains de ces chiffres en mettant à jour les
pratiques et les convictions éducatives qui en sont à l’origine. Nous pouvons nous demander,
par exemple à la lecture de ces premiers résultats, pourquoi une toute petite majorité d’élèves
est exclue très régulièrement ? Quelles sont les raisons qui amènent les enseignant·es à
exclure plus régulièrement des élèves dans le collège n°3 et n°2 que dans le collège n°1 ?
Pourquoi les enseignant·es du collège n°1 n’excluent presque jamais des élèves lorsqu’ils
arrivent en retard ? Qu’est-ce qui pousse les jeunes enseignant·es à exclure plus que leurs
ainé·es, mais qu’est-ce qui explique que certains enseignant·es très expérimenté·es excluent
très régulièrement des élèves ? De façon plus générale, comment certain·es enseignant·es en
arrivent à exclure des élèves à presque tous leurs cours, alors que d’autres n’en excluent
jamais ? Pourquoi les enseignant·es ne fournissent pas toujours de motif d’exclusion à la vie
scolaire et pourquoi plus dans le collège n°1 et n°2 que dans le collège n°3 ? En rentrant dans
le chapitre suivant dans le détail des pratiques, explicitées par les enseignant·es, mais aussi
observées au quotidien dans les classes et les vies scolaires, nous allons chercher à éclairer
ces interrogations. Nous allons ainsi, dans le chapitre 7, détailler les croyances les plus
majoritairement partagées à propos de la question de l’exclusion ponctuelle de cours par les
enseignant·es que nous avons enquêté·es. Cette mise en lumière des convictions éducatives
qui participent à la pratique de l’exclusion nous permettra de mieux comprendre la manière
dont les enseignant·es excluent mais aussi de commencer à affiner notre catégorisation.
256
Chapitre 7 : les croyances mobilisées par les enseignant·es
pour exclure leurs élèves
Au cours des entretiens demi-directifs menés avec les enseignant·es enquêté·es dans les
trois collèges qui constituent notre terrain, des croyances très majoritairement partagées à
propos de l’exclusion de cours, se sont dégagées. Ces croyances nous permettront de
progresser vers la catégorisation des différentes pratiques de l’exclusion ponctuelle de cours.
Ainsi, nous allons voir que les enseignant·es la considèrent majoritairement comme un échec,
comme une mesure inefficace d’un point de vue éducatif, qui ne doit être prononcée que
lorsque l’on a tout tenté pour l’éviter, mais aussi comme une mesure parfois nécessaire au
bon fonctionnement des groupes classes en mettant à part quelques individus qui n’ont pas
leur place au collège. Nous allons dans ce septième chapitre détailler ces différentes croyances
adoptées très majoritairement par les enseignant·es, mais aussi considérer comment
l’identification d’une minorité des enquêté·es qui ne partagent pas ces croyances, peut nous
permettre de distinguer des catégories d’enseignant·es s’écartant des pratiques communes
de l’exclusion ponctuelle de cours.
1. « L’exclusion est un toujours un échec »
Exclure un élève est toujours un échec : nous trouvons à travers ce premier postulat, une
croyance largement partagée et exprimée par les enseignant·es qui constituent notre
échantillon. Nous avons retrouvé cette affirmation en réponse directe à la question de notre
entretien « qu’est-ce que tu ressens lorsque tu exclus un élève de ta classe ». Comme on le
voit, cette question n’impliquait pas nécessairement de se positionner en termes d’échec ou
de réussite mais avait été conçue a priori pour d’amener les enseignant·es enquêté·es à
s’exprimer sur les affects qui étaient mobilisés dans les situations où ils et elles étaient
amené·es exclure un élève. Il faut noter que cette question n’a pas été posée à tou·tes les
enseignant·es : celles et ceux qui affirmaient ne jamais exclure d’élèves n’ont pas été
interrogé·es sur leur ressenti lorsqu’ils ou elles excluaient un élève (E8, E12, E13, E18, E25,
E30, E35, E36, E44, E49). Cette question s’articulait d’autre part avec une question de relance
(« as-tu déjà regretté d’avoir exclu ou de ne pas avoir exclu un élève ? ») qui a mené elle aussi
certain·es enseignant·es à associer dans un second temps l’exclusion à l’échec. Sur les 41
enseignant·es interrogé·es directement, 27 enseignant·es associent explicitement l’exclusion
à l’échec « c'est un échec pour moi, à partir du moment où, il est exclu l'gamin c'est un échec »
E39, « c'est une marque d'échec et d'impuissance pour nous » E5. Même si l’échec peut être
parfois mis à distance par l’humour, exprimé sur le ton de la boutade : « c'est toujours un échec
en fait... Parce que [à voix basse, sur le ton de la plaisanterie] ce que j'enseigne c'est super
intéressant (rire)... » E9, pour les enseignant·es cet échec est une remise en cause qui les
engage individuellement : « en fait, dès qu'c'est fait j'm'en veux... » E38, « c'est un aveu d'échec
quand même hein... ça veut dire que j'ai pas réussi à ... à l'intéresser, par, j'me remets en
question : est-ce que c'est la pédagogie qui va pas ? » E28, « c'est très souvent d'ma faute,
c'est qu'le cours il a pas été soit assez différencié, soit... j'ai pas pris assez d'temps avec lui
257
parce que j'sentais qu'il avait pas accroché... » E39, « à titre personnel que c'est un échec... ça
j'l'ai dit plusieurs fois, c'est clair, et c'est comme ça que je le ressens... » E45. Cet échec
personnel interroge des pratiques pédagogiques inefficientes (« est-ce que c’est la pédagogie
qui va pas ? ») et convoque des sentiments de culpabilité (« j’m’en veux », « c’est souvent
d’ma faute » « à titre personnel »). La similitude des termes employés confirme ici l’existe d’un
postulat à la base d’une perception commune largement partagée. Ce sentiment exprimé
permet d’affirmer que le but n’est jamais d’exclure les élèves, malgré les difficultés, au
contraire, l’exclusion est une mesure que l’on diffère, que l’on retarde au maximum, espérant
ne pas devoir y avoir recours. Le fait de passer à l’acte signe alors l’échec de toutes les
stratégies mises en œuvre pour conserver les élèves en classe : « quelque part c'est une sorte
d'échec parce que on essaye au maximum de les garder et d'avoir recours à ça on peut se sentir
en situation d'échec dans notre posture. » E3, « j'ai perdu ! Clairement que j'ai perdu. 'fin qu'j'ai
perdu, le but c'est quand même de... de pas exclure les élèves » E15. Ce sentiment concerne
globalement l’ensemble des pratiques punitives : « à partir du moment où il y a sanction pour
moi c'est un échec... c'est l'échec du dialogue... l'échec du respect mutuel, l'échec de plein de
choses... » E6, cet échec est dans ce cas un positionnement revendiqué par rapport à
l’autorité, par rapport à l’exercice de la punition considérée comme une pratique négative. Ce
sentiment peut déclencher une dynamique positive, engager l’enseignant·e à remettre en
cause sa pratique et à chercher des solutions pour changer sa relation avec l’élève : « je suis
pas contente et le soir ça me trotte dans la tête et je me dis comment je vais récupérer le gamin,
ça me préoccupe, je suis pas détendue quoi. » E7, associée à un sentiment de mal être : « on
est pas bien...c'est pas... c'est jamais une satisfaction d'exclure un élève. » E16. En assumant
leur responsabilité dans l’exclusion, ces enseignant·es reconnaissent leur part dans la
définition de la situation, et peut-être même dans cette situation :
Je participe à la situation.... Je suis pas juste un spectateur de la situation, j'y participe...
donc ça veut dire qu'à un moment donné j'ai p'être pas non plus réuni euh, tout c'qui
fallait en termes de conditions pour que cet élève-là y reste ou j'en avais pas envie et
euh… E26, enseignante d’histoire-géographie, 40 ans, débutante, 19 exclusions.
Lorsque l’exclusion est prononcée, c’est sans doute un manque de désir réel de garder
l’élève en classe, l’enseignant·e n’a plus assez envie de le garder avec lui ou avec elle.
L’exclusion répond à des comportements d’élèves récurrents usants pour les enseignant·es et
l’échec qu’ils expriment alors correspond aussi à ce moment où ils renoncent à tenir l’enfant
dans le groupe, où ils le lâchent, où ils n’ont plus envie que cet élève participe à la vie
collective. Ce sentiment va cependant à l’encontre de leurs valeurs et c’est pour cela que
lorsqu’ils et elles cèdent, ils et elles le ressentent comme un échec.
Certain·es enseignant·es qui excluent des élèves très régulièrement peuvent eux et elles
aussi, paradoxalement, associer l’exclusion à un échec : « un échec, à chaque fois je ressens
un échec, voilà : c'est pas une satisfaction » E23 (35 exclusions prononcées en 2017-2018)
« oui, et un échec de ma part et de la sienne... » E33 (39 exclusions prononcées en 2017-2018),
« c'est toujours un sentiment d'échec parce que... j'dois faire un choix, j'dois faire un choix et
l'élève il est perdant là-dedans... et quand l'élève il est perdant je suis perdant... » E47 (60
258
exclusions prononcées en 2017-2018). Il est possible qu’affirmer, pour ces enseignant·es, que
l’exclusion est un échec constitue une stratégie de présentation de soi favorable au chercheur,
un positionnement « éducativement correct », attendu par rapport à l’exclusion, même pour
celles et ceux qui la pratiquent régulièrement. Il est cependant aussi possible, que malgré la
multiplication des exclusions, ces enseignant·es continuent de vivre cette pratique banalisée
comme un échec systématique, même s’il se multiplie dans leur activité quotidienne. Cette
perception de l’exclusion comme un échec, une pratique contrainte qui heurte les convictions
des enseignant·es, rappelle cette violence symbolique imposée dans le contexte de
l’institution scolaire ségréguée à l’extrême, violence symbolique dont les enseignant·es sont
à la fois les agents objectifs lorsqu’ils ou elles excluent des élèves, mais aussi les victimes
lorsqu’ils leur activité punitive se heurte à leurs convictions personnelles.
Les enseignant·es débutant·es quant à eux, ne se positionnent pas réellement en termes
d’échec : l’exclusion ponctuelle de cours, lorsqu’ils et elles arrivent à la prononcer, découle
d’une situation de conflit tellement complexe, que ce qui prime, c’est la sensation persistante
du conflit avec l’adolescent·e qu’ils ou elles ont été amené·es à exclure : « quand j'exclue c'est
que, je suis quand même à bout... donc je suis sur les nerfs, et après il me faut du temps... en
plus c'est toujours un peu conflictuel, quand même la sortie de classe » E34. Les débutant·es
sont en difficulté, aussi, pour prononcer des exclusions ponctuelles de cours et les mener à
bien : lorsqu’ils ou elles arrivent effectivement à exclure un élève de leurs classes, ils ou elles
ne peuvent pas le ressentir à ce moment-là comme un échec, mais comme un soulagement
empreint de la violence conflictuelle qui les a mené·es à exclure.
Cependant, certain·es enseignant·es qui revendiquent ouvertement l’exclusion comme une
pratique légitime, en réponse à des comportements inadaptés, peuvent refuser explicitement
cette affirmation. Il s’agit d’enseignant·es qui pratiquent très régulièrement l’exclusion. La
banalité de la pratique qui est devenue une routine ancrée dans leur quotidien ne leur procure
aucun affect. De ce fait, l’exclusion est un non-événement : « pour moi ça relève du même
ordre que de mettre en place mon tableau, avoir fait mes photocopies, proposer un
environnement de travail propice au plus grand nombre... » E4 qui ne les touche pas : « ben
en général quand j'exclus c'est que j'ai les boules alors du coup... je m'en fous... » E24 « c'est
là où j'dois manquer par contre d'empathie [rires...] bé… en fait, pas grand-chose... » E36. La
perturbation produite par l’élève a gêné l’enseignant·e dans son activité professionnelle,
l’exclusion remet les choses en place et l’enseignant·e est soulagé·e de s’être débarrassé·e de
l’élève : « apaisée, vraiment c'est, c'est un sentiment d'apaisement : j'vais pouvoir continuer
avec plus de sérénité. » E51, « rien [rires...] de la tranquillité du calme, de l'apaisement... » E1,
« du soulagement, quand même sur le moment du soulagement, ah vraiment ! » E17. Ce
positionnement peut même aller jusqu’à une forme de satisfaction personnelle, lorsque
l’enseignant·e considère qu’en excluant l’élève, il ou elle a eu une attitude morale qui a
contribué au bienêtre de la collectivité : « j'ai fait du bien... pour pour les autres. » E21. Le
positionnement de ces enseignant·es, sans doute régulièrement exposé·es à des formes de
stigmatisation pour une pratique importante de l’exclusion, anticipe les reproches
culpabilisants : « aucune culpabilité en tous cas, (…) non j'ai aucun remords à sauver le reste
259
de la classe et à me remettre au travail, avec les autres... » E10, « Il n'est pas question
d'admettre qu'il ait été exclu à tort. C'est suivi, y a un travail éducatif : y a de l'injustice aussi
dans la société, parfois il faut qu'ils comprennent aussi que c'est injuste quand ça tombe. »
E11. Pour ces quelques enseignant·es qui se positionnent différemment de leurs collègues,
l’exclusion ne peut pas être un échec puisqu’elle est une réaction à un comportement dont
l’élève est le seul responsable. Au contraire de la majorité des enseignant·es qui, en
reconnaissant leur échec lorsqu’ils et elles sont amené·es à exclure des élèves, entame une
réflexion sur leur part dans la production d’interaction qui a provoqué l’exclusion, ces
enseignant·es ont subi une situation produite par un élève. Ils n’ont fait que réagir à la
perturbation avec les outils mis à leur disposition. Il n’est donc pas question de pour eux
d’exprimer la moindre culpabilité ou la moindre remise en cause : ce positionnement nous
amène vers une vision décomplexée et assumée de l’exclusion ponctuelle de cours.
Entre un positionnement très largement partagé qui associe l’exclusion ponctuelle de cours
à l’échec, participant ainsi chez les enquêté·es à une présentation de soi acceptable au regard
d’une punition socialement stigmatisée, mais aussi à la mise en avant des valeurs éducatives
qui fondent un engagement individuel et le refus affiché d’une minorité qui exclut très
régulièrement de se laisser enrôler dans un processus de culpabilisation, on peut pointer une
distinction d’affichage forte par rapport à l’exclusion. En adhérant à l’idée de « l’exclusionéchec », les enseignant·es construisent un discours collectif qui défend que personne ne
recherche l’exclusion, que le passage à l’acte est toujours source de regrets, que l’exclusion,
lorsqu’elle est prononcée, l’est en dernier recours, contre la volonté des enseignant·es. Ce
discours commun est une réponse aux injonctions stigmatisantes des personnels qui, en
demandant à ce que la masse d’exclusion soit diminuée, laissent sous-entendre que les
enseignant·es pourraient exclure des élèves de manière abusive, comme une solution de
facilité. La figure n°38 ci-dessous synthétise le positionnement différencié des enseignant·es
par rapport à l’idée de l’exclusion comme un échec.
Figure 38 : positionnement des enseignant·es par rapport à l’exclusion conçue comme un
échec
L’exclusion comme un Refus de l’exclusion Débutant·es soulagés N’excluent
échec (n=27)
échec (n=14)
par l’exclusion (n=3)
jamais (n=8)
E3 ; E5 ; E6 ; E7 ; E9 ;
E13 ; E15 ; E16 ; E22 ;
E23 ; E26 ; E27 ; E28 ;
E29 ; E33 ; E34 ; E37 ;
E38 ; E39 ; E40 ; E41 ;
E42 ; E45 ; E47 ; E48 ;
E49 ; E50
E1 ; E2 ; E4 ; E10 ; E11 ; E14 ; E19 ; E20
E17 ; E21 ; E24 ; E31 ;
E32 ; E43 ; E51 ; E46 ;
E51
260
E8 ; E12 ; E18 ;
E25 ; E30 ; E35 ;
E36 ; E44
Parmi les enseignants qui considèrent l’exclusion comme un échec, on trouve
majoritairement des enseignant·es qui excluent rarement des élèves, mais aussi des
enseignant·es qui les excluent très régulièrement. Les enseignant·es qui refusent de
considérer l’exclusion comme un échec sont quant à eux et elles des enseignant·es qui
excluent des élèves systématiquement, à l’exception de E1 et E10 qui exclut régulièrement
des élèves dans la classe de leurs collègues, et de E43, qui exclut rarement mais se positionne
pour la possibilité d’exclure et se réserve le droit de le faire selon les circonstances. On voit
ainsi que ce positionnement des enseignant·es permet d’affiner la catégorisation des
enseignant·es par rapport la pratique de l’exclusion de cours.
Ce positionnement justifie d’autant plus les exclusions lorsqu’elles sont prononcées : nous
arrivons ici à une nouvelle représentation majoritairement partagée par les enseignant·es :
l’exclusion se justifie parce qu’elle est prononcée à titre exceptionnelle, une fois l’ensemble
des mesures préventives prises pour éviter cet échec.
2. L’exclusion est toujours prononcée en « dernier recours »
L’exclusion étant majoritairement considérée comme un échec, les enseignant·es vont
éviter au maximum d’en arriver à une telle extrémité. Un des motifs puissants de justification
de l’exclusion est l’idée selon laquelle cette mesure est toujours prononcée à la fin d’un
processus au cours duquel toutes les stratégies existantes ont été mises en œuvre par les
enseignant·es pour l’éviter. De ce fait, lorsqu’un·e enseignant·e est amené·e à exclure un
élève, c’est que tout a été tenté et qu’il n’existe pas d’autre solution possible que l’exclusion.
« Je vais essayer d'abord un max de solutions en interne » E7, ce qui permet aussi de relativiser
l’importance de l’exclusion ponctuelle de cours dans le quotidien des classes : « donc j'donne
beaucoup de temps avant qu'ça en arrive à un bras de fer et là, vraiment en dernier recours,
(…) mais heureusement c'est pas... c'est pas souvent » E48. L’exclusion de cours, est présentée
comme une mesure rare, utilisée dans des cas exceptionnels où tout a été tenté pour l’éviter.
De ce fait, l’exclusion de cours est présentée comme une mesure non seulement nécessaire,
mais en fait inévitable, qui échappe à la responsabilité de l’enseignant·e :
Y a des exclusions que je pense nécessaires donc... quand vraiment ça nuit beaucoup
trop et de façon répétitive à la classe, là je vois pas vraiment d'autres solutions. Après
de façon... sinon je fais preuve d'énormément de patience... (…) c'est vraiment en
dernier recours que je mets les sanctions... quand c'est de façon répétée et que
j'entrevois pas vraiment autre chose. E34, enseignant de français, 28 ans, débutant, 51
exclusions.
Lorsque l’exclusion est prononcée, c’est qu’il n’y a « vraiment pas d’autres solutions »,
après avoir « fait preuve d’énormément de patience ». Avant d’en arriver à une situation
ingérable, toute une série de mesures va être mise en œuvre dans la classe pour arriver à faire
avec le perturbateur. « Même si je dois repousser les limites de supportation, je suis content si
après il est toujours là quand ça sonne. » E2 « comme c'est toujours pour moi cette dernière
extrémité de l'exclusion j'essaye quand même de trouver d'autres biais quoi... » E6 « j'essaie
261
le... dans la mesure du possible, j'essaie de, quand même garder les élèves. » E28 « je fais tirer
au maximum » E47.
Avant de se réaliser effectivement, l’exclusion de cours est avant tout une menace,
proférée régulièrement à l’adresse des élèves, comme un signal adressé à leur
comportement : en menaçant d’exclure, les enseignant·es cherchent à faire remarquer à
l’élève qu’il a franchi une limite. Les enseignant·es se retiennent le plus possible d’exclure, :
« un élève qui veut pas travailler, ou qui est pas en forme ou quoi, j'peux lui laisser du temps
pour, se reprendre, dire, bon : “j'te laisse réfléchir un peu à c'qui s'passe, on en parlera après“ je
vais trouver un moyen, un moyen de pouvoir travailler, sans, sans être interrompu avant
d'l'exclure quoi » E42. L’exclusion est prononcée quand, après avoir usé de tous les « trucs »
disponibles pour gérer l’élève dans la classe (rappel à l’ordre, menaces d’appeler la famille,
inscription sur le carnet de correspondance, déplacement dans la classe, menace d’exclusion),
l’enseignant·e constate qu’il est impossible de faire cours : « exclure un élève de cours, c'est
VRAIMENT, en cas d'impossibilité de, de faire, de faire classe... j'suis en classe et je vois que là
on peut rien faire d'autre que d'exclure l'élève quoi.» E42. Les enseignant·es cherchent ainsi à
mettre en avant le caractère inéluctable de la mesure, en prenant le chercheur à parti pour
trouver son adhésion : « on est bien d'accord que si t'as des élèves fous qui chantent en cours
ou qui font n'importe quoi, tu ne fais absolument plus cours, donc tu es obligé de le faire » E43.
L’exclusion ponctuelle de cours est prononcée après que toutes les mesures préventives aient
été prises, dans des cas exceptionnels et rares, où il est impossible de faire autrement. Le
mécanisme ainsi décrit permet de déresponsabiliser les enseignant·es qui sont amené·es à
exclure des élèves, parce que ce processus leur échappe, les dépasse : c’est l’élève qui, par un
fonctionnement sur lequel ils ne peuvent pas agir, les oblige à l’exclure.
J'avais quatre éléments perturbateurs dans la classe, tu pouvais les mettre n'importe
où, ça marchait pas du tout quoi... N'importe quel endroit dans la classe ça marchait
pas du tout ils arrivaient à se parler et donc j'ai été obligé de les exclure et la première
fois que j'en ai exclu un des quatre ça fait bizarre de se dire... et oui, parce que j'avais
pas d'autres choix c'était juste pas possible de faire autrement.
E3, enseignante d’anglais, 31 ans, jeune, 11 exclusions.
Les enseignant·es doivent donc exclure les élèves quand ils n’ont pas d’autre choix.
L’exclusion étant considérée comme un échec, elle est évitée au maximum : lorsqu’elle est
prononcée à titre exceptionnel, c’est qu’il était impossible de faire autrement. Il est cependant
frappant de constater que cette affirmation concerne aussi bien les enseignant·es qui
n’excluent jamais d’élèves et que celles et ceux qui excluent systématiquement. Par exemple,
E50 qui exclut des élèves à chacun de ses cours (142 exclusions prononcées dans l’année
scolaire de l’enquête) affirme repousser l’échéance le plus possible : « j’essaye d'éviter au
maximum, vraiment, de de pas... voilà. » « comme j'évite les conflits, j'évite d'en arriver là donc
je lui préviens » en mettant en place des mesures préalables à l’exclusion « le prévenir, ou le
changer de place, ou le mettre un peu dehors pour qui s'calme ». Cette affirmation concerne
donc les enseignant·es quelle que soit leur pratique de l’exclusion : « les exclusions de cours
262
vraiment en dernier recours » E3 (11 exclusions) « moi pour moi c'est un dernier recours » E29
(12 exclusions), « l'exclusion je le perçois comme une sanction forte déjà en dernier recours »
E4 (70 exclusions) « pour moi, le, l'exclusion c'est vraiment le dernier recours hein. » E28 (18
exclusions), « j'attends vraiment la dernière minute avant d'les exclure » E35 (0 exclusions),
« je le vois vraiment comme un dernier choix d'exclure un élève » E33 (39 exclusions), « c'est
une solution j'pense de dernier recours dans une situation (…) donc ça s'fait pas forcément
souvent et parfois y a pas d'autres solutions » E22 (9 exclusions). Cette constante de l’exclusion
en dernier recours, que ce soit pour les enseignant·es qui n’excluent jamais d’élève ou pour
celles et ceux qui excluent très régulièrement pose la question de l’évaluation par ces
enseignant·es de leur pratique personnelle de l’exclusion. En effet, si certain·es considèrent
l’exclusion comme une mesure exceptionnelle en dernier recours alors qu’ils ou elles excluent
des élèves à chacun de leurs cours, est-ce une erreur d’évaluation, une réponse à l’entretien
qui travestit volontairement la réalité, un positionnement personnel atypique par rapport à la
norme de l’exclusion majoritairement partagée ? Nous allons maintenant chercher à décrire
et à analyser les différentes façons dont les enseignant·es auto-évaluent leur pratique de
l’exclusion.
3. L’exclusion doit rester une « pratique exceptionnelle »
a. Autoévaluation
Quel regard les enseignant·es portent-ils sur leur propre pratique de l’exclusion ? Pour lire
correctement les réponses des enquêté·es, il faut situer les capacités réelles d’évaluation des
pratiques. Ma grille de lecture dans mon interaction de chercheur avec mes interloctureurs et
mes interlocutrices est en partie biaisée par les informations que je possède à propos de
l’évaluation chiffrée de leurs pratiques individuelles de l’exclusion. Si mon analyse n’était pas
toujours informée au moment de conduire les entretiens, elle l’a été systématiquement
lorsque j’en analysais les retranscriptions. Un réflexe m’amène d’ailleurs presque
naturellement lorsque je suis confronté à une affirmation d’un de mes interlocuteurs ou d’une
de mes interlocutrices sur leur pratique de l’exclusion, à aller vérifier « les chiffres » : je suis
étonné par exemple de lire qu’un·e enseignant·e qui exclut systématiquement des élèves
explique tout mettre en œuvre pour garder les élèves en classe, ou qu’il ou elle exclut très
exceptionnellement des élèves de sa classe, et je vais « vérifier » si mes souvenirs de son
« score » correspondent à la réalité. Au contraire, les enseignant·es, lorsqu’ils ou elles
répondent à mes questions n’ont, en fait qu’une évaluation très subjective de leur pratique.
D’une part parce qu’ils n’ont pas idée de leur « score » : le cumul des exclusions réalisées
n’étant pas transmis aux personnels, ce sont donc des chiffres qui sont lus, principalement par
les CPE et exceptionnellement par les chef·fes d’établissement lorsqu’une pratique
problématique leur est signalée par les CPE. D’autre part, il est plus que probable que les
enseignant·es enquêté·es n’avaient pas conscience que j’ai pu avoir accès à ces données, dont
ils ignorent en partie l’existence, ce qui ne les invitent pas à la prudence ou à moduler leur
discours en anticipant un tel écart entre des données factuelles et une présentation de soi
subjective. L’auto-évaluation de la pratique de l’exclusion est un processus individuel qui
263
correspond aussi à ce que chaque enseignant·e peut considérer comme une pratique
« normale » de l’exclusion. Sur ce point qui concerne la lecture et l’analyse des données, le
croisement de mes différentes sources d’information est fondamental. Ainsi, si l’on ne se
fonde que sur les réponses aux entretiens, l’identification des pratiques en établissement est
erronée et ne prend pas en compte ce que révèlent les statistiques tenues par les personnels
des vies scolaires. De la même manière, si l’on se contente des statistiques provenant des
établissements, toute une série de pratiques n’apparait pas. On pourrait concevoir une
enquête massive menée auprès des établissements scolaires pour recueillir le total des
exclusions prononcées dans tous les collèges d’une académie ou même de tout le pays. Dans
le collège n°1, les données qui seraient recueillies selon cette procédure ne ferait pas
apparaître les exclusions pratiquées entre enseignant·es, pourtant très nombreuses dans cet
établissement. De la même manière, on peut imaginer une enquête réalisée auprès des
personnels qui répondraient à la question : « avez-vous exclu des élèves de votre classe ces
deux dernières semaines » pour laquelle les réponses ne correspondraient pas à la réalité. Le
croisement des données hétéroclites de l’enquête de terrain est ici indispensable pour
s’approcher au mieux des pratiques effectives de l’exclusion. Ainsi, comme l’affirme Howard
Becker, « il faut toujours être à l’affut d’éventualités de ce genre et prendre des mesures
vigilantes pour s’assurer que l’on ne fonde pas ses idées et ses théories sur des artefacts
techniques subtilement déguisés » (2020, p. 23). C’est le cas de manière plus vive encore
quand l’objet de la recherche concerne une pratique honteuse pour laquelle certain·es
enquêté·es pourraient vouloir présenter leur pratique sous une apparence travestie.
b. Une routine assumée
L’exclusion de cours est une punition sur laquelle l’institution porte un regard négatif, alors
qu’elle est produite en masse dans les établissements de la très grande pauvreté. C’est le cas
dans les trois collèges enquêté·es où les équipes de direction affichent toutes leurs réserves
au moins formelles, par rapport à l’inflation de cette pratique dans leurs établissements. Au
contraire, la plupart des enseignant·es qui excluent très régulièrement des élèves ne s’en
cachent pas, montrent un positionnement tout à fait décomplexé et revendiqué de l’usage
routinier d’une punition pour elles et eux nécessaire : « oui... oui oui bien sûr... » E51 (50
exclusions), « oui,oui... ça arrive euh... 'fin c'est régulier, 'fin, pas, tous les cours, mais quand
même, ça arrive oui..., plusieurs fois dans la s'maine, c'est sûr... » E50 (142 exclusions), « oui
oui, constamment je dirais... » E2 (74 exclusions) « bien sûr ouais (ton détaché) est-ce que ça
m'arrive d'exclure ? Euh... oui bien sûr ça m'arrive, oui ça m'arrive d'exclure... ouais… » E31 (73
exclusions). Les réponses, du registre de l’évidence, ne laissent apparaître aucune forme de
culpabilité par rapport à un geste banal dépourvu d’affect, « plusieurs fois par semaine »
« constamment » « bien sûr que ça m’arrive ». Le nombre important d’exclusions peut même
devenir le sujet d’une plaisanterie :
Oui ! oui c'est.... plus qu'y a quelques années, j'ai l'impression. J'ai un seuil de tolérance
qui est plus... qui se qui se réduit euh.... oui, j'ai l'impression, un seuil de tolérance qui
se réduit un p'tit peu. Le... en cinquième j'en ai beaucoup exclu cette année. euh.... le
264
plus que j'ai exclu cette année sur une heure c'est sept élèves j'crois euh... sur une heure
de cours (rires)... E32, enseignant de sciences physiques, 39 ans, confirmé, 81
exclusions.
On retrouve ici un des premiers éléments issus de la simple lecture des données des
logiciels. Certains enseignant·es, par lassitude, ont vu baisser leur « seuil de tolérance » et se
sont mis à exclure plus d’élèves au fur et à mesure qu’ils prenaient de l’ancienneté dans
l’éducation nationale. Ces enseignant·es évaluent leur pratique de manière lucide : c’est une
pratique quotidienne qu’ils assument et qui représente une réaction « normale » aux
désordres rencontrés en classe. Ils sont amenés à exclure quotidiennement des élèves, c’est
l’indicateur, non pas d’une défaillance dans leur fonctionnement pédagogique, mais d’un
comportement massivement problématique des élèves dans leurs classes. Nous allons voir
maintenant qu’une part des enseignant·es qui excluent systématiquement des élèves de leurs
classes, affirme au contraire exclure très rarement, des individus qui donnent, selon
l’expression d’Howard Becker, une évaluation de leur pratique « quelque peu distincte de la
réalité » (2020, p.23).
c. Une évaluation « quelque peu distincte de la réalité »
Il est bien sûr difficile de mettre à jour les mécanismes qui poussent les enseignant·es à
minimiser leur pratique de l’exclusion. Est-ce que ces enseignant·es me mentent et cherchent
à déguiser une pratique qu’ils et elles se représentent comme indigne ? Est-ce qu’ils et elles
considèrent sincèrement avoir une pratique similaire à celle de leurs collègues ? Est-ce qu’ils
et elles considèrent que ce sont leurs collègues qui n’excluent pas suffisamment d’élèves et
participent par laxisme au désordre qui touche le collège ?
On peut d’abord penser qu’une part de ces enseignant·es ne prend pas en compte toutes
les exclusions qu’ils et elles prononcent : de ce fait, l’évaluation erronée proviendrait de l’oubli
dans leur décompte d’une partie des exclusions. Par exemple E4, qui a exclu 70 fois des élèves
au cours de l’année scolaire enquêtée, m’affirme : « les rares exclusions... j'exclus pas tant que
ça : on pourrait peut-être faire un bilan après comptable, mais j'ai pas le sentiment d'exclure
énormément...» E4. Elle ajoute cependant plus loin dans l’entretien :
Il y a un truc que je fais aussi c'est… je pense à un élève aussi en particulier qui est
complètement décrocheur. (…) ça se joue dans le couloir : “ tu es venu pour quoi
aujourd'hui ? “ travailler “ (…) s'il ne s'est pas [engagé] on discute longuement avant,
pendant que les autres s'installent, et on voit l'état d'énervement et on négocie qu'il ne
reste pas avec moi. E4
Dans ce cas-là, l’enseignante n’a pas, selon elle, exclu l’élève : ce dernier a décidé de ne pas
assister à son cours, après discussion. Ces élèves sont cependant pris en charge par les services
de la vie scolaire et enregistrés comme exclus par E4. De la même manière, certains élèves
peuvent ne pas être acceptés en cours, avant même que le cours ne commence : ça peut être
le cas d’élèves qui ne seraient plus acceptés en classe dans l’attente d’une échéance (un
265
rendez-vous attendu avec la famille, l’exécution d’une punition : « ça m'est arrivé de refuser
de prendre un élève tant qu'il n'avait pas accompli la sanction qu'on lui avait demandé, qu'il
n'avait pas présenté des excuses ... » E9) ou parce que le comportement rapporté par les
enseignant·es au cours des heures précédentes disqualifie l’élève a priori.
C'était des élèves qui étaient euh… dangereux et on on m'avait dit : “ne les fais pas re...
ne les ne les accepte pas dans ton cours“ c'était de suite : “ non je ne te prendrai “ pas
donc c'est pas vraiment une exclusion. E29, enseignante d’anglais, 28 ans, débutante,
12 exclusions.
De la même manière pour des élèves arrivés en classe en retard, la question reste ambiguë :
comme l’élève n’a pas été réellement mis à la porte, puisque le cours n’a pas commencé et
que l’élève n’est pas rentré en classe, certain·es peuvent se demander s’il s’agit effectivement
d’une exclusion :
Ça m'arrive de refuser des élèves qui sont trop en retard ou qui sont régulièrement en
retard et de dire : “ ben non ben cette fois-ci j'te prends pas, tu, tu reprends tes affaires“.
Donc ça compte comme une... 'fin c'est compté comme une exclusion, j'crois, je crois
dans son dossier. E42, enseignant de mathématiques, 31 ans, jeune, 9 exclusions.
On le voit, il existe toute une série de situations pour lesquelles subsistent un flou. Lorsque
les relations sont conflictuelles entre les vies scolaires et les enseignant·es, ces derniers ou ces
dernières cherchent à imposer leur définition de la situation : un élève qui n’est pas accepté
en classe n’est pas exclu mais n’a simplement pas participé à ce moment-là au cours parce
que ce n’était pas possible : « ça dépend c'que tu entends par exclusion d'classe... par exemple,
hier, moi j'ai refusé des élèves en classe : mais pour moi, c'est, c'est pas une exclusion. » E35.
Cette enseignante par exemple n’a pas accepté des élèves dans sa classe mais ces
« exclusions » n’ont pas été enregistrées en tant que telles puisque son « bilan » à l’issue de
l’année scolaire est de zéro exclusion. Il existe ainsi un écart entre les exclusions
comptabilisées pour un·e enseignant·e et celles qu’il ou elle pense avoir réellement
prononcées, en fonction de sa définition propre de l’exclusion qui ne correspond pas
obligatoirement à celle des personnels qui enregistrent ces exclusions.
L’écart entre l’évaluation personnelle et la réalité chiffrée des exclusions prononcées peut
aussi correspondre à une situation où les exclusions cumulées ne concernent en fait qu’un
seul élève. Dans ce cas, l’enseignant·e considère, à juste titre, qu’il ou elle n’exclut des élèves
que très rarement, l’exclusion systématique et récurrente d’un seul élève, à tous les cours,
produisant finalement sur l’année scolaire un nombre très important d’exclusions mais très
peu d’élèves exclus : « ouais, là en 5ème2, oui je sais qu'y en a un, maintenant, quasiment, c'est
chaque cours. » E46. L’exclusion récurrente n’est pas pensée dans ce cas-là comme
problématique puisque l’élève n’est pas à sa place :
266
Euh... après ça m'arrive très rarement... (…) Surtout, l'exclusion que j'ai eu cette année,
c'est un élève qui perturbe beaucoup, qui est pas à sa place, il devrait être en SEGPA
mais ça a été refusé. E34, enseignant de français, 28 ans, débutant, 51 exclusions.
D’une manière globale, la manière dont les enseignant·es définissent individuellement
l’exclusion est en lien avec la manière, dont ils et elles définissent les enfants dans
l’établissement qui sont des élèves, et ceux qui ne le sont pas tout à fait. Lorsqu’ils et elles
excluent un élève qui n’en est pas tout à fait un, ils et elles ne considèrent pas cette exclusion
comme une réelle exclusion. Cette distinction peut être ponctuelle : un élève n’est pas rentré
dans le cadre qui permet de l’accepter en classe, parce qu’il est arrivé trop en retard ou parce
qu’il s’est mal comporté lors du cours précédent, il ne fait plus partie, à ce moment-là, pour
l’enseignant·e, des élèves de la classe. Cette distinction peut aussi être définitive, un élève
trop éloigné des normes scolaires n’est pas à sa place dans cette classe et dans ce collège,
l’enseignant·e ne l’accepte plus en classe. Lorsque le cas de l’élève est trop lourd, les
enseignant·es ne considèrent pas tout à fait que l’exclusion qu’ils prononcent en est une :
J'exclus quasiment jamais, je sais même pas si j'ai exclu cette année déjà. Oui j'ai dû
exclure peut-être une ou deux fois, euh, mais là aussi tu vois avec des gamins qui étaient
aussi plutôt dans le, en train de me tester, que j'ai récupéré cette année, des troisièmes
en plus et quelques cas lourds. Sinon j'exclus pas. E48, enseignante d’allemand, 39 ans,
jeune, 25 exclusions.
Comme les élèves peuvent user de techniques de neutralisation (Matza & Sykes, 1957)
lorsqu’ils vont dévier de la norme qu’ils connaissent et à laquelle ils adhèrent, les
enseignant·es lorsqu’ils ou elles doivent exclure un élève peuvent neutraliser leur passage à
l’acte en disqualifiant a priori l’élève en question. Le discours est alors le suivant : je n’exclus
jamais d’élève de ma classe sauf pour tel ou tel élève qui n’est de toutes façons pas réellement
un élève.
Enfin, une partie des enseignant·es qui excluent systématiquement des élèves n’évalue pas
correctement leur pratique individuelle, parce qu’ils sont à ce point dépassés par la prise en
charge des situations de leurs classes au quotidien qu’ils ou elles ne sont pas en mesure de se
rendre compte de l’ampleur du phénomène : « ça m'arrive, oui, je saurais pas te dire à quelle
fréquence... mais ça m'arrive. (…) Enfin, j'exclus pas... enfin je crois pas exclure beaucoup non
plus... je suis pas à 45 exclusions depuis le début de l'année. » affirme E14 qui a prononcé 64
exclusions dans l’année scolaire enquêtée. On l’a vu, E14 est un enseignant « secrètement
déviant » (Becker, 1963) : ses pairs ignorent sa pratique massive de l’exclusion et lui-même,
s’il a sans doute conscience de cette gestion problématique de ses classes, n’est pas capable
de se concevoir comme un·e des enseignant·es de son établissement qui exclut le plus
d’élèves.
Dans le cas où l’enseignant·e aurait moins exclu d’élèves durant l’année scolaire en cours,
l’écart d’évaluation découle de la perception individuelle d’une évolution positive : E17 qui n’a
267
exclu « que » 24 fois des élèves au cours de l’année enquêtée explique : « j'exclus plus d'élèves
donc euh je... puis ils sont plus petits, j'ai un peu plus d'expérience, je suis là depuis trois ans,
euh... fuuu... et puis j'ai pas, j'ai pas d'élèves trop compliqués donc je... voilà, j'ai, j'ai plus
c'problème-là... ». Dans ce cas, le fait d’exclure moins d’élèves se traduit pour l’enseignante
par : « cette année je n’exclus plus d’élèves » l’écart étant sans doute suffisamment significatif
pour la faire passer d’une situation où elle se représentait personnellement comme une
enseignante qui excluait systématiquement des élèves à une situation où elle s’évalue comme
une enseignante qui n’exclut jamais d’élèves.
Finalement, l’évaluation de l’importance de la pratique de l’exclusion par les enseignant·es
reste très subjective, elle donne d’ailleurs des indices sur l’importance qu’ils accordent ou non
à l’exclusion. Ainsi, un·e enseignant·e peut considérer qu’il ou elle n’exclut pas souvent des
élèves, mais revendiquer le fait de le faire, de temps en temps, parce que ça lui semble
nécessaire. Le fait de minimiser cette évaluation ne correspond pas obligatoirement à un
mensonge, à un désir de dissimulation. Dans les faits, les enseignant·es ont peu de moyens
pour s’évaluer en se comparant à leurs collègues. Un·e enseignant·e peut avoir exclu plus que
tou·tes les autres enseignant·es de son établissement, mais considérer que sa pratique est
modérée, dans la norme sans doute parce qu’elle lui semble tout à fait appropriée aux
situations : « l'exclusion définitive du cours ça m'est arrivé très rarement, euh... (…) donc, je,
j'exclue pas beaucoup, mais, par contre, c'est vrai que c'est un outil que j'utilise » nous explique
par exemple E47 qui a exclu 60 fois des élèves de sa classe durant l’année scolaire 2017-2018.
Les enseignant·es qui entretiennent ce rapport à l’exclusion sont dans la maîtrise : ils et elles
n’excluent pas des élèves parce qu’ils et elles se sentent dépassés, ils et elles excluent des
élèves régulièrement ou très régulièrement parce que la pratique fonctionne et qu’ils et elles
la considèrent comme un des outils à leur disposition pour entretenir un climat propice aux
apprentissages dans leurs classes, sans que cette punition banalisée ne soit jamais interrogée.
L’exclusion est une pratique naturelle, inévitable.
4. L’exclusion n’est « pas une punition »
Nous avons pu voir que les enseignant·es que nous avons enquêté·es considèrent que
l’exclusion ponctuelle de cours ne doit être prononcée qu’en dernier recours, lorsque toutes
les alternatives pour garder l’élève en classe ont été exercées. Lorsqu’il n’y a plus d’autre
possibilité que de recourir à l’exclusion, ces enseignant·es s’y résolvent, mais conçoivent cette
obligation comme un échec personnel. Nous avons aussi pu constater que les enseignant·es
évaluent leur propre rapport à l’exclusion de manière très personnelle et que cette évaluation
fait apparaitre des stratégies de neutralisation qui leur permettent de distinguer ce qu’ils et
elles considèrent comme de véritables exclusions, en distinguant dans le même mouvement
ceux qu’ils ou elles considèrent comme de véritables élèves. Nous allons maintenant
poursuivre en étudiant le sens que les enseignant·es donnent majoritairement à cette
pratique de l’exclusion ponctuelle de cours.
268
Une des questions posées aux enseignant·es enquêté·es nous a permis de noter une
distinction clivante dans le rapport de nos interlocuteurs et interlocutrices à l’exclusion
ponctuelle de cours. Nous avons demandé à tou·tes les enquêté·es « quels sont les effets de
l’exclusion de cours sur les élèves ? ». Les réponses différenciées à cette question révèlent que
les agents sociaux ne conçoivent pas l’exclusion ponctuelle de cours comme une mesure
éducative, qui serait prise pour modifier positivement à long terme le comportement des
élèves, mais simplement comme une mesure d’urgence pour préserver la classe.
A partir de cette question, on peut faire une distinction très nette entre les interlocuteurs
et les interlocutrices que nous avons interrogé. La majorité des répondant·es entend dans la
question (N=39/51) : « peut-on constater des modifications positives sur le comportement
des élèves à la suite de leur exclusion ? ». Une minorité des répondants entend une question
très différente (N =12/51) : « quels sont les effets sur l’individu élève ? » ou plus précisément
« quels sont les dégâts collatéraux que produirait l’exclusion ponctuelle de cours sur les élèves
exclus ? ». La figure n° 39 ci-dessous récapitule la distribution relative de ce clivage chez les
enseignant·es de notre échantillon.
Figure 39 : positionnement des enquêté·es par rapport aux effets supposés de l’exclusion
Ceux et celles qui répondent en considérant Ceux et celles qui répondent par rapport aux
les modifications positives sur les élèves que dégâts produits sur l’élève exclu
pourrait produire l’exclusion
E1 ; E2 ; E3 ; E9 ; E10 ; E11 ; E14 ; E15 ;
E4 ; E5 ; E6 ; E7 ; E8 ; E12 ; E13 ; E16 ; E18 ;
E17 ; E19 ; E20 ; E21 ; E22 ; E23 ; E24 ; E25 ; E36 ; E38 ; E42 ; E49 ; E50
E26 ; E27 ; E28 ; E31 ; E32 ; E33 ; E34 ; E35 ;
E37 ; E39 ; E40 ; E41 ; E43 ; E44 ; E45 ; E46 ;
E47 ; E48 ; E51
Cette distinction se retrouve dans la division sociale du travail éducatif des établissements,
puisque les CPE répondent tous et toutes à cette question en décrivant le mal que l’exclusion
fait aux élèves exclus, les AED considérant unanimement cette mesure comme totalement
inefficace, les chef·fes d’établissement associant l’exclusion au décrochage. Les enseignant·es
prennent majoritairement la question par rapport à un effet escompté sur le comportement
de l’élève (N=38) une minorité (N=13) par rapport à l’effet sur l’individu (l’humiliation, le rejet
ressenti, l’influence sur son trajet scolaire).
Nous allons voir que, parmi les enseignant·es qui répondent à cette question par rapport à
son efficacité relative, la très grande majorité considère cette mesure comme inefficace pour
l’élève exclu ou du moins pour les élèves qui sont régulièrement exclus.
a. L’exclusion peut avoir un effet positif sur les « élèves normaux ».
Parmi les enseignant·es, la réaction la plus courante est de considérer que l’exclusion
pourrait être efficace ponctuellement pour les élèves sérieux, qui seraient touchés par
l’exclusion de cours, justement parce qu’ils sont sérieux, impliqués dans leur scolarité et que
269
le fait de rater des heures de cours leur poserait problème. En s’adressant à des élèves qui
auraient très exceptionnellement enfreint les normes scolaires, mais qui avaient déjà
incorporé ces normes, des élèves pour lesquels ce qui se passe en classe compte, l’exclusion
préviendrait de façon efficace la déviance scolaire. Les enseignant·es de l’éducation prioritaire
sont réalistes par rapport à l’impact de cette punition, elle ne concerne qu’une part infime de
leurs élèves, ceux qui sont déjà a priori sérieux, soucieux d’apprendre. Pour ceux-là, l’exclusion
qui les prive de l’accès au savoir aura une grande efficacité : pour preuve, ces élèves
demanderont spontanément lorsqu’ils sont exclus à rattraper le travail qu’ils ont manqué.
J'pense que tu en as.... Les deux tiers pour lesquels c'est inefficace et un tiers que ça
marque vraiment quoi et c'est ceux qui reviennent en disant mais euh... de quoi vous
avez parlé euh... pouvez me réexpliquer ce que vous avez fait euh, est-ce que j'peux
venir entre midi et deux etc.. ». E47, enseignant de mathématiques, 48 ans, chevronné,
60 exclusions, PFA.
Cette idée se heurte évidemment à un paradoxe, c’est que, la plupart du temps, ces élèves
ne sont pas exclus puisqu’ils sont sérieux : « mais honnêtement c'est assez peu d'élèves parce
que les élèves qui sont très sérieux qui veulent travailler c'est quand même rare que j'en vienne
à les exclure parce que justement j'arrive à les t'nir par le travail » E40. Autour de cette idée
de l’exclusion, on retrouve une distinction nette entre les élèves « normaux » et ceux qui n’ont
pas leur place au collège : « mais j'allais dire l'élève normal qui a envie de bosser, je trouve que
ça peut être constructif dans la mesure où on en rediscute. » E7. Si on pousse le raisonnement
un peu plus loin, l’exclusion fonctionnerait pour ces élèves « normaux » et de la même
manière, ce serait une mesure adaptée aux collèges « normaux », dans lesquels l’exclusion
deviendrait efficace, parce qu’elle y serait exceptionnelle et s’adresserait à des élèves qui
seraient atteints par la punition : « c'est pas pareil si tu appliques une sanction dans un collège
bien bourgeois et bien classé, ou un lycée » E48. L’exclusion ponctuelle de cours est alors
décrite au regard de ses conditions de réalisation idéales : dans des collèges où les
comportements des élèves correspondent très majoritairement à la norme scolaire, les écarts
marginaux et finalement insignifiants sont punis par une mesure exceptionnelle qui marque
de façon brutale et choquante les rares écarts à cette norme. Ce type d’établissement idéal
ou « normal », rappellent aux enseignant·es les collèges dans lesquels ils et elles ont été
scolarisé·es dans leur adolescence : le processus idéal de l’exclusion, avec cette crainte d’une
punition extrême, capable de toucher les élèves et de provoquer chez eux un électrochoc, les
renvoie à leur propre scolarité, dans des contextes qui correspondent à la norme scolaire, bien
éloignés de la réalité exceptionnelle dans laquelle ils et elles exercent leur métier : « j'ai fait
ma scolarité dans du privé, être exclue de cours c'était le drame : ça séchait la classe entière
on entendait les mouches voler pendant une heure et ça avait vraiment un gros impact. » E3.
Dans ce processus idéal, les familles jouent selon les enseignant·es un rôle central. Ainsi,
les élèves « normaux » sont ceux, dans cette représentation, qui sont éduqués dans des
familles adhérant elles aussi aux normes scolaires. La réaction de ces familles à l’exclusion est
270
essentielle : c’est parce qu’elles vont réagir à la hauteur de cette punition exceptionnelle, que
l’élève va lui aussi être touché.
La première année où j'étais prof, j'étais prof dans un collège vraiment tout à fait
lambda donc à priori les motifs d'exclusion d'élèves étaient rarissimes. Et quand t'exclus
un élève, c'est quelque chose de très grave qui est vécu comme tel par l'élève, et euh...
comme tel par les parents et donc ça permet vraiment d'marquer l'coup sur euh, une
attitude qui est pas appropriée de... j'sais pas de non-respect ou de... de retards
successifs etc... E40, enseignante d’histoire-géographie, 30 ans, jeune, 12 exclusions.
Dans les discours que nous avons recueilli, les élèves adhèrent à la norme scolaire et donc
aux punitions qui en marquent l’infraction, dans la mesure où les familles adhèrent ellesmêmes à ces règles et les promeuvent auprès de leurs enfants dans le même sens que les
enseignant·es. La caractéristique principale de ces élèves est d’être associés à des parents qui
prendront le relais, une fois l’élève de retour chez lui. « On va dire que les “gentils“ qui auraient
peur qu'on appelle chez eux, se calment tout de suite. » E12. Dans l’application de l’exclusion
de cours idéale, il y a la sévérité des parents qui vont, une fois de retour à la maison, intervenir
auprès de l’enfant pour le punir à nouveau. La crainte de cette punition parentale donne toute
sa force à l’exclusion. « Quand c'est un élève, qui est un bon élève, qui a pas l'habitude d'être
exclu, et que les parents y sont derrière, et qui se fait euh... y se fait gronder, euh sèchement,
ça va lui faire un effet » E43. On peut même imaginer que pour ces élèves, l’exclusion serait la
pire des punitions qui puisse exister :
Les élèves euh, “autres“, qui sont pas dans cette catégorie-là, j'pense que... là où
justement, c'est vraiment être, cette sensation d'être exclus du groupe, j'pense que
pour eux, c'est vraiment la la punition ultime quoi... c'est à dire, tu n'es pas tu n'es pas,
j'pense que c'est pour ça que l'exclusion ça doit être, vraiment gardée en dernier, tu
n'es pas tu n'es pas adapté pour être dans le groupe, tu n'es pas, t'as pas un
comportement approprié tu mérites pas entre guillemets d'être dans l'groupe, donc
j'pense que... pour un élève qui est pas dans la catégorie dont j'te parlais c'est euh...
c'est... ça doit être un gros coup d'massue quand même. E25, enseignante d’anglais, 34
ans, confirmée, 1 exclusion.
L’efficacité de l’exclusion pour les élèves « normaux », illustre une image très partagée du
fonctionnement idéal de l’exclusion, pour des élèves idéaux. L’exclusion étant la punition
ultime, celle que les élèves doivent craindre le plus, elle devrait représenter une force de
dissuasion puissante, dont le spectre pourrait être brandi par l’enseignant·e afin d’anticiper le
moindre débordement :
Quand j'prends ces deux élèves de troisième l'autre fois, qu'j'ai fait ça pour leur montrer
que ... même si sont bons élèves ils ont pas à faire ça... je sais qu'ça a marché. Au cours
qu'après, ils ont essayé d'bavarder, j'leur ai : “eh !“ “oui m'sieur“... tac tac tac.
271
Vraiment, là, ça a vraiment très très bien marché. » E32, enseignant de sciences
physiques, 39 ans, confirmé, 81 exclusions.
Une fois l’expérience vécue exceptionnellement par des élèves sérieux, il suffirait de
claquer des doigts (« tac tac tac ») pour éviter de nouveaux débordements. On trouve ici un
second sens attribué à cette punition, celui de servir d’exemple au reste de la classe,
l’exclusion ayant alors principalement un rôle dissuasif, en signifiant au collectif une limite
infranchissable. L’efficacité de l’exclusion de cours repose sur une affirmation partagée très
majoritairement : lorsqu’un élève est exclu de classe, le renvoi permet de ramener le calme
dans la classe (37 enseignant·es adhèrent explicitement à ce postulat, sur les 51 interrogés).
L’effet positif que constate ainsi une majorité d’enseignant·e ne concerne donc pas l’élève
exclu, mais ceux qui restent : « ça permet aussi de prévenir les autres qu'ils seront punis si ils
sont trop bavards, trop pénibles : y en a un qui a été exclu, mais toi tu seras le prochain sur la
liste » E1. Ce point de vue très majoritaire met en avant un aspect central de la conception de
cette punition : elle n’est pas prononcée dans un but éducatif qui vise l’élève puni mais comme
une mesure d’urgence visant à ramener le calme : « l'effet est surtout un effet immédiat : ça
me sert surtout à rétablir une bonne ambiance sur le moment. » E3.
En plus de cet effet direct sur l’ambiance de la classe, qui est apaisée par la mise à l’écart
de l’élément qui produisait le désordre, la mesure a pour les enseignant·es une valeur
d’exemple. Ils ou elles y trouvent une valeur dissuasive, leur permettant d’asseoir leur autorité
auprès de l’ensemble des élèves : « ça a un effet sur la classe parce qu'ils se disent : “bon, elle
se laisse pas marcher dessus, elle a des limites quoi“ et quand ils voient, ils me connaissent
après ils savent ma limite » E27. L’exclusion serait alors principalement efficace de par la peur
qu’elle distillerait auprès des élèves : « les autres se disent : “j'aimerais pas passer à la
casserole après“ (…) et ça a un effet sur toute la classe... c'est à dire que là... après ça, ça
bronche plus dans la classe... » E6. Les enseignant·es voient ainsi dans l’exclusion une mesure
qui « sèche » l’ensemble des élèves : à la fois une punition qui permet de faire cesser
immédiatement un désordre endémique ou qui aurait tendance à s’installer sournoisement
dans leur classe, mais aussi de prévenir l’arrivée de futurs incidents : « ceux qui auraient eu
envie de faire n'importe quoi bon s'arrêtent parce qu'ils veulent pas être exclus, parce que
quand même ça les embête un petit peu... » E9. La croyance des enseignant·es dans l’efficacité
de l’exclusion comme exemple est telle que, même lorsque l’exclusion ne ramène pas le calme
dans la classe, l’enseignant·e peut continuer d’exclure, jusqu’à ce que les élèves prennent
enfin en compte le signal :
Et la fois où j'ai exclu sept élèves de cours. Sept ! La classe, c'était ma première année
ici. Pareil, une classe de fous, mais de fous, des quatrièmes. Et... et genre y arrivent
hyper excités, vraiment tu sentais, ça c'était l'angoisse, hein. Et donc j'en ai exclu un,
puis deux puis trois et puis après ça continue, et y continuent, après j'ai dit :
“maintenant, je... tout l'monde ferme sa gueule maintenant c'est là on fait le cours, on
arrête“. Y en a encore un ou deux qui ont encore fait des blagues ou quoi, donc c'est
272
arrivé jusqu'à sept. Y restait plus que dix élèves dans la classe, euh... voilà. Là c'était le
cours, peut-être le plus calme de ma vie. Même quand y avait des temps morts,
personne disait rien, mais j'crois voilà y avaient compris. Ça a servi d'exemple après
pour la suite. E43, enseignant d’histoire-géographie, 35 ans, confirmé, 8 exclusions.
Dans cette situation, l’exclusion procède à un tri radical : ne resteront en classe que les
élèves qui acceptent de se soumettre à l’enseignant·e. D’une certaine manière, l’exclusion
ponctuelle de cours représenterait une pratique d’une extrême efficacité qui permettrait
lorsqu’on la prononce de rétablir l’autorité dans la classe, de ramener tous les élèves au
silence et à l’attention (« un effet immédiat » « ça bronche plus ») mais aussi de signifier par
l’exemple une limite à ne pas dépasser.
D’autre part, il faut que l’ensemble du groupe puisse voir qu’il y a une limite qui peut être
posée par l’enseignant·e. Il s’agit par l’exclusion de signifier à l’ensemble des élèves le cadre
éducatif : « quand on fait une bêtise on est puni. Quand on tarde trop à mettre une personne
à l'écart ils ont l'impression qu'il existe des passe-droits et ils vont eux aussi chercher... » E10.
Contre la contagion des désordres, l’exclusion sert d’exemple, de mesure préventive qui
permettra d’avoir le calme, à tel point que l’on pourrait concevoir une exclusion pour chaque
classe, permettant d’affirmer a priori la position de l’enseignant·e et ainsi de dire à la classe :
attention, je peux aller jusque-là : « justement c'est vrai que d'exclure à chaque fois dans
chaque classe, presque ça leur donne une leçon y voient que le, le prof finalement est capable
d'aller jusque-là, jusqu'à l'exclusion » E41.
Pour faire exemple, l’exclusion doit s’adresser aux « durs » de la classe ce qui permettra
d’éviter tout risque de contagion. Il s’agit de « couper la tête » des leaders négatifs.
Il suffit de repérer les meneurs... il faut être très sévère en début d'année : on a les
meneurs et tout ce ventre mou qui suit, qui craignent leurs parents et qui si eux on
appelle leurs parents en disant qu'ils ont été insolents ça se passera pas bien... une fois
que ces meneurs n'ont plus la base pour les suivre, c'est beaucoup plus facile de calmer
les élèves et du coup il suffit d'exclure celui qui va vouloir se montrer après c'est fini, on
arrive à travailler… E12, enseignant d’histoire-géographie, 46 ans, confirmé, 2
exclusions, responsable de l’école ouverte.
On voit comment dans le discours des enseignant·es, les groupes d’élèves sont assimilés à
des bandes organisées : avec des meneurs qu’il faut repérer et punir le plus rapidement
possible, et des suiveurs, auxquels il faut faire peur. Le spectacle viril de l’enseignant qui ne
craint pas de s’attaquer aux durs de ces bandes d’adolescent·es envoie un signal à tous les
élèves. Encore une fois, cette dimension dissuasive prend tout son sens dans la mesure où la
peur de la punition, actualisée par l’exclusion des plus durs des élèves, s’accompagne derrière
de la peur des parents. De la même manière qu’un élève « normal » exclu très
exceptionnellement ne reproduira plus ses atteintes à la norme par crainte de la réaction de
273
sa famille, un élève « normal » voyant son enseignant·e exclure les « caïds » de sa classe
anticipera le risque de se faire exclure et donc de se faire punir par sa famille. La dissuasion
fonctionnera ainsi dans cette anticipation d’un blâme adressé à la fois par l’école et par les
parents, l’exclusion prononcée à titre d’exemple utilise explicitement l’élève sacrifié pour
donner un signal aux autres qui pourraient être tentés de suivre le chemin emprunté par le
déviant.
Dans les faits, l’efficacité de l’exclusion comme exemple dissuasif pour le groupe classe
semble moins systématique que ne l’affirment les enseignant·es. Au cours des observations
de classes, nous avons pu constater que des enseignant·es dans des situations de classe
souffrant d’un désordre important (par exemple l’observation cours E14 du 3 avril 2017)
pouvaient exclure un élève sans que cela n’ait le moindre effet sur le reste du groupe,
l’exclusion elle-même pouvant passer inaperçue pour un observateur distrait : le chahut
général se perpétue après la punition. Un seul de tous les enseignant·es enquêté·es, E8,
présente un point de vue contradictoire à celui de ses collègues sur ce point. L’effet n’est pas
toujours positif sur la classe, il peut au contraire engager le collectif dans plus de désordre
encore :
ils se disent, y en a un qui s'est fait renvoyé, y en aura pas un deuxième, on y va à fond,
on risque rien, ce qui arrive assez régulièrement, et du coup la classe continue d'être
agitée, même plus agitée, parce qu'ils savent qu'elle a grillé son joker renvoi et c'est
fini, elle rappellera pas un deuxième surveillant pendant l'heure pour renvoyer un élève.
E8, enseignant de mathématiques, 39 ans, confirmé, 2 exclusions, responsable de
l’amicale.
La majorité des enseignant·es, gardant une certaine réserve qui les contraint à limiter les
exclusions, ne se permettent en effet pas d’exclure plus d’un élève de leur classe. Lorsqu’ils
ont exclu un élève, ils et elles ne peuvent plus se permettre de recommencer et le reste de la
classe peut alors y voir une invitation à produire plus de désordre encore.
Les enseignant·es peuvent d’ailleurs avoir conscience que l’exclusion, lorsqu’elle s’adresse
à ces élèves exclus systématiquement, en punissant devant l’ensemble de la classe un
comportement, peut se révéler contreproductive en valorisant aux yeux de leurs pairs, le
comportement de ces exclus. « Bon en même temps y en a pour qui c'est : "je veux être exclu
parce que je montre que je suis le caïd du coin..." donc c'est un peu à double tranchant... » E7
« ou alors pour ceux qui sont dans la transgression, ça va faire flamber leur capacité de
transgresser et y vont essayer d'aller encore plus loin dans la provocation jusqu'au bout,
voilà. » E26, « l'effet que... que ça leur fait... les élèves qui sont exclus souvent, j'pense que ça
fait que les enfoncer dans leur position d'élèves euh... d'élèves relous quoi... » E16. L’exclusion
à titre d’exemple peut ainsi être « à double tranchant » : elle permet de dissuader la plupart
des élèves de suivre la voie empruntée par leurs camarades exclus, elle peut aussi dans le cas
de classes particulièrement « difficiles » produire plus de désordre encore. L’exclusion peut
274
exacerber les conflits entre la classe et l’enseignant·e : dans ces cas considérés comme
exceptionnels, l’exclusion, bien loin alors de ramener le calme, va alors contribuer à la
multiplication des incidents quand les élèves restant dans la classe prennent parti pour leur
camarade exclu : « ça peut aussi, généraliser, rajouter de l'agitation, parce qu'y a parfois des
élèves qui ont envie de s'en mêler, de donner leur point... “non y mérite pas“, 'fin de...
participer, de faire l'avocat du diable essayer de le défendre » E28.
Ainsi, les preuves factuelles de l’efficacité ou de l’inefficacité de l’exclusion permettent aux
enseignant·es de conforter leur représentation d’une partie des élèves, les irréductibles, que
l’on ne peut pas changer, qui même frappés par la punition ultime, ne changeront jamais
d’attitude. Ces élèves, sont les « caïds », les « meneurs ». L’utilisation de termes issus de
l’univers policier participe à leur stigmatisation et à leur disqualification. D’autre part, on
constate que ces enseignant·es sont finalement convaincu·es de l’absence d’efficacité de la
punition dans l’éducation des élèves. La punition ultime dont ils disposent n’a pas
d’impact éducatif direct : elle fonctionne avec les élèves qui ont déjà incorporé en amont les
normes scolaires, l’exclusion étant alors un signal, une piqure de rappel. En revanche, elle ne
permet pas d’apprendre ces normes aux élèves qui ne les connaitraient pas.
b. L’exclusion n’a pas d’effet sur les exclus
Si l’on met à part la catégorie des bons élèves qui ne sont finalement que très rarement
soumis à l’exclusion ponctuelle de cours, les enseignant·es identifient un groupe d’élèves sur
lesquels l’exclusion de cours n’a plus aucun effet. Second paradoxe, ces élèves sont justement
ceux qui sont exclus très régulièrement : « donc les élèves euh... du camp... qui sont exclus,
l'exclusion en soit, à part que moi, elle va m'permettre… sur eux je pense que ça a strictement
aucun effet parce qu'ils s'en moquent royalement d'être en cours ou pas la plupart du temps.
» E40. L’exclusion ne touche pas ces élèves, parce qu’il est alors déjà trop tard. Les
enseignant·es font le constat d’une banalisation de l’usage des punitions, principalement des
mises en retenue et des exclusions ponctuelles de cours, cette inflation étant très largement
perçue comme inefficace : « ça sert à rien hein... parce que, moi j'leur mets des heures de
retenue mais tout l'monde leur met des heures de retenue à gogo, ils sont exclus et.... de toutes
façons, on a absolument aucune prise sur eux » E17. Ce constat correspond à ce que l’on a
déjà pu noter : les élèves qui sont exclus constituent un groupe à part (« du camp qui sont
exclus ») soumis à l’exclusion de façon très régulière et récurrente. Pour ces élèves, il est déjà
trop tard : « les élèves que j'ai eu à exclure étaient des élèves qui à ce moment-là en avaient
plus rien à faire donc il y avait pas vraiment de repenti sur le fait de s'être fait exclure. » E3.
Ces élèves-là sont disqualifiés par les enseignant·es, considérés comme des cas désespérés,
sur lesquels toutes les mesures « glissent », sur lesquels les adultes n’ont plus aucune prise :
« tu sais qu'ils se font exclure tout le temps, pfuuu... ça glisse comme une lettre à la poste... »
E48 « en général je pense qu'ils s'en foutent complètement... » E9, « s'ils sont tout le temps
exclus, l'effet s'est qui s'en fout quoi... » E24. Il faut cependant noter que le constat de
l’inefficacité de l’exclusion n’amène pas les enseignant·es à limiter ces exclusions : si la mesure
n’est pas efficace pour ceux qui sont exclus systématiquement, elle reste le seul outil efficace
275
pour les autres. Ces exclus systématiques sont hors de portée des enseignant·es : ce constat
est à double sens : s’il est impossible de les changer, de modifier leur comportement
inadapté : « on va dire, ils veulent pas revenir sur leurs position ils restent enfermés sur leurs
attitudes... » E23, ces élèves perdent certainement leur temps au collège puisque l’action
éducative et pédagogique qui y est menée n’a plus le moindre impact sur eux. Il est d’autre
part inutile de s’acharner, de perdre de l’énergie à chercher à agir sur ces enfants puisqu’ils
sont totalement hermétiques à l’action des adultes du collège : « on a quand même dans
l'collège des élèves qui sont exclus, deux trois fois dans la journée hein, ça existe... sur des
élèves comme ça, je pense qu'on a plus beaucoup de prise hein... » E28. On voit que les
enseignant·es identifient clairement ce groupe d’élèves exclus systématiquement comme des
« causes perdues » pour l’enseignement.
Nous allons voir pour finir que si cette mesure n’est pas efficace pour remédier aux
comportements déviants des élèves, c’est en partie parce que le contexte des établissements
ne permet pas de prendre en charge ces exclus comme il le faudrait en dehors de la classe.
c. « C’est efficace s’il se passe quelque chose après »
Lorsqu’ils et elles décrivent sur ce que devrait être les suites « idéales » de l’exclusion dans
les services de la vie scolaire, les enseignant·es dressent l’image de leur conception de la
division du travail éducatif dans l’enseignement secondaire. L’écart qu’ils et elles constatent
ainsi entre ce qu’ils et elles jugent devoir être la norme et la division du travail éducatif telle
qu’elle s’actualise dans les collèges de l’éducation prioritaire renforcée, et en particulier dans
le leur, pourrait expliquer l’inefficacité de l’exclusion qui ne serait plus alors l’inefficacité de la
punition en tant que telle, mais le caractère contre-productif induit par une gestion défaillante
des exclus par les personnels de la vie scolaire. Les personnels enquêtés peuvent expliquer
dans leur discours ce défaut d’accompagnement par un manque de moyens (les élèves ne
seraient pas pris en charge correctement parce que les personnels de vie scolaire ne seraient
pas suffisamment nombreux, les locaux inadaptés etc..) ou par un manque de sérieux, une
attitude laxiste et inappropriée de ces personnels.
L’exclusion ponctuelle de cours devrait, pour avoir un réel effet sur les élèves, faire
systématiquement l’objet d’une suite. C’est à cette condition que cette punition pourrait
permettre d’éviter toute forme de récidive. Si ce travail n’est pas mené correctement, la
mesure risque d’être banalisée : « si c'est un gamin qui s'fait exclure souvent et qui derrière
remonte en cours, sans qui ne se passe jamais rien, bon ben j'pense qu'à un moment donné ça
devient un peu... situation normale… » E25. L’exclusion devrait déclencher toute une série de
conséquences à ce point pesantes pour l’élève qu’il ne souhaiterait plus jamais subir cette
suite pesante :
après y faut on va dire « maximiser » l'effet que tu vas avoir, pour maximiser l'effet
qu'tu vas avoir à mon sens, t'as le... le suivi administratif : parce que, des fois t'exclus,
t'exclus t'exclus pendant ton cours, mais y a pas le suivi derrière. Donc pour les élèves
c'est une exclusion... y a rien. (…) si y a un suivi derrière, ça a d'l'effet. Pour si, pour les
276
élèves, exclusion égale euh...conséquences... E43, enseignant d’histoire-géographie, 35
ans, confirmé, 8 exclusions.
L’exclusion n’aurait ainsi pas d’effet en soi, mais en fonction des conséquences pour l’élève
exclu. Les enseignant·es ont en effet bien conscience du caractère possiblement libératoire
lorsqu’un élève est sorti de sa classe. Pour que les élèves ne voient pas l’exclusion comme une
possibilité d’échapper aux contraintes de l’apprentissage, il serait nécessaire que les élèves ne
puissent pas envier le sort qui les attend lorsqu’ils sont envoyés vers la vie scolaire.
Malheureusement, dans les faits, les suites données à l’exclusion ne sont pas à la hauteur des
attentes : « oui alors, le problème, quand tu exclus les gamins, c'est que souvent y a pas
d'suivi. » E45. Pour certain·es enseignant·es, l’exclusion n’est pas efficace parce que ce travail
de suivi nécessaire n’est pas exécuté comme il le faudrait. Sa banalisation lui enlève tout
caractère sacré : « j'pense que... le, le, le choc que ça devrait être ne l'est plus » E25. Dans cette
conception de l’exclusion et de son efficacité, les enseignant·es se représentent la mise à
l’écart de l’exclu dans un lieu adapté, dans lequel il serait isolé, plus contraignant et
inhospitalier que celui de la salle de classe, l’obligeant à vivre une expérience suffisamment
pénible pour que l’élève la craigne et ne veuille pas y être confronté à nouveau. Les
enseignant·es souhaiteraient que les élèves aient peur d’être exclus et pour cela, il faudrait
que la suite de l’exclusion soit douloureuse. Cette image de la prise en charge « idéale »
renvoie là aussi aux collèges « normaux » dans lesquelles l’exclusion serait exceptionnelle, et
deviendrait ainsi un fait marquant pour les personnels de vie scolaire : « dans un autre bahut
classique, (parce que j'parle aussi avec d'autres collègues qui sont dans d'autres
établissements) un élève qui va être exclu ça va être l'événement d'la matinée » E25. Dans ce
type d’établissement, les exclusions étant certainement très rares, ou en tous cas plus rares
que dans les collèges REP+, il serait possible d’y accorder toute l’attention nécessaire et donc
de mettre en œuvre un dispositif symbolique lourd qui donne tout son sens à la punition. Au
contraire, les enseignant·es se représentent la vie scolaire de leur collège comme un lieu
saturé par des problèmes de toutes sortes à régler, un espace tout entier soumis à « la
tyrannie de l’urgence » (S. Condette, 2013, p. 121) : « la vie scolaire ben y sont un peu
débordés, y a beaucoup d'exclusions de cours et je sais que... ça les embête quoi » E28, « y sont
quand même sur… submergés de problèmes à régler » E31, « je me figure, qui y a beaucoup
d'exclusions et que donc y a beaucoup d'élèves qui s'retrouvent dans c'cas là et que donc
l'accueil individuel est quasi impossible » E25. Cette saturation est due en partie à une
multiplication des exclusions liées au contexte d’établissements « difficiles » en partie au
manque de moyens : « on a pas les moyens matériels et humains de faire un suivi, euh...
correct. C'est à dire que le gamin qui est exclu, il devrait être pris en charge correctement par
la vie scolaire » E45. Mais comme ce qui se passe lors de l’accueil des élèves en vie scolaire
reste opaque pour les enseignant·es (puisque par définition ils ne se trouvent pas dans la vie
scolaire lorsque les élèves qu’ils ont exclu y arrivent), ces derniers ou ces dernières
restent méfiants et doutent de la qualité effective de cet accueil : « on sait pas toujours si y a
eu qu'que chose qui a été fait ou si simplement l'enfant a été admis dans la salle de
277
permanence » E31. On touche ici du doigt l’étanchéité relative des salles de classe d’une part
et des bureaux des vies scolaires d’autre part. Les projections des enseignant·es sur la manière
dont ça se passe en vie scolaire, sont pleines de doutes et de zones d’ombre :
j'ai pas toujours confiance, hein, c'est pas que je me méfie mais, je sais pas y va arriver
à la vie scolaire, bon, qu'est-ce qui s'passe ? est-ce qu'on va pouvoir le prendre en
charge ? est-ce qui va pas y avoir, en même temps cinq exclus, la bagarre, le truc, le, le
CPE qui est en entretien ? et est-ce qu'on va pas juste lui dire : “bon allé dans un coin,
fait tes exos et puis...“ et ça c'est pas bon, hein. E38, enseignante de français, 52 ans,
chevronnée 19 exclusions.
On peut ainsi passer de l’ignorance (« on sait pas toujours… ») ou la méfiance (« j’ai pas
toujours confiance »). La surcharge supposée des services de vie scolaire pourrait avoir un
effet négatif sur des élèves exclus qui ne seraient pas correctement pris en charge mais selon
les cas, simplement abandonnés dans une sorte de garderie désordonnée, même si cette
absence de prise en charge correcte n’est pas toujours directement imputée à la
responsabilité des personnels « voilà, j'leur jette pas la pierre non plus y sont parfois
surveillants, CPE ont pas l'temps d'faire tout c'qui voudraient faire aussi voilà » E31. Quoi qu’il
en soit, les enseignant·es qui souhaiteraient une prise en charge stricte des exclus, se
représentent au contraire le vécu des élèves dans les espaces de vie scolaire, les salles de
permanence, comme des moments de repos, des situations souhaitées par certains élèves qui
pourraient y jouir d’un plaisir hédoniste. Les personnels qui les prendraient alors en charge
peuvent être perçus comme des professionnels laxistes, permissifs, laissant faire aux élèves
ce qui leur plait, plutôt que de les soumettre à la discipline stricte qui leur enlèverait l’envie
de renouveler leurs atteintes à la règle :
Parce que y a peu d'heures dans la semaine où la perm est tenue par des AED stricts...
Donc, en fait le petit il est exclu mais il va en perm avec les copains... Donc il préfère
être en perm avec les potes... Même s'il a du travail à faire c'est un peu « one again »
là-bas... donc ils s'en foutent complètement... » E9, enseignante d’anglais, 40 ans,
confirmée, 2 exclusions.
Cette absence de rigueur individuelle a des conséquences néfastes, banalise l’exclusion et
pourrait même donner envie à certains élèves de se faire exclure pour se libérer des
contraintes de la classe et aller s’amuser avec leurs « potes ». La prise en charge des élèves
par la vie scolaire s’apparente alors pour les enseignant·es à des moments de loisir, où les
élèves se retrouvent entre eux, pour jouer au football, ou se dorer au soleil. Les difficultés
rencontrées dans les mesures d’accompagnement des exclus on l’a vu peuvent être associées
à un manque de moyen ou à une trop grande inflation des exclusions qui saturerait les services
de vie scolaire, elles peuvent faire l’objet d’une remise en cause de la rigueur professionnelle
de certain·es AED :
278
selon qui est en vie scolaire, ça peut arriver que les surveillants prennent les gamins
exclus et puis que finalement sans faire attention, les gamins, sortent euh, de la salle
d'exclusion et qu'ils viennent ici et qu'ils viennent faire des coucous par la fenêtre aux
élèves qui sont en cours par exemple. Là pour le coup la situation est encore pire après »
E41, enseignante d’anglais, 33 ans, confirmée, 4 exclusions.
Le manque de sérieux professionnel de ces personnels on le voit est à l’origine de
l’inefficacité de la punition, non seulement parce qu’elle ne lui permet plus de jouer
pleinement son rôle dissuasif, mais aussi parce que la perturbation évacuée peut se réinviter
dans la classe. Les enseignant·es feraient ainsi correctement leur travail en envoyant vers la
vie scolaire des élèves perturbateurs, mais les AED et les CPE, dont le rôle central est pourtant
de s’occuper de ces élèves exclus, ne joueraient pas le jeu et réduiraient à néant le travail
éducatif réalisé en refusant d’y prendre leur part. L’attitude des personnels serait ainsi
symptomatique d’un laxisme généralisé de l’institution vis-à-vis en particulier des élèves
perturbateurs. En plaçant les élèves exclus dans des situations enviables, l’institution
participerait ainsi au désordre général :
y a des enfants qu'on exclut qui sont accompagnés, jusqu'à la vie sco mais qui sont pas
gérés par un CPE, qui sont pas récupérés par la perm... et après on les voit ils sont dans
la cour... donc eux, je pense que l'exclusion n'a pas un poids très lourd... c'est pour ça
que j'exclus pas énormément parce que si c'est pour aller se chauffer les fesses sur un
banc dans la cour... quand on les retrouve pas en train de jouer au foot... E9
Dans ces descriptions récurrentes des élèves goutant le repos au soleil dans la cour de
récréation ou s’adonnant à des jeux futiles, on retrouve un jugement moral adressé à ces
élèves qui suivent leurs penchants « naturels » les incitant à la paresse, mais aussi un
jugement adressé aux professionnels qui plutôt que de promouvoir comme eux les valeurs
d’effort et de travail favoriseraient par leur négligence l’attitude immorale à l’origine de la
déviance scolaire.
y va pas se retrouver dehors à être bien oisif au soleil, tranquille, c'est le printemps qui
commence à arriver, y sont au soleil, y sont bien... non : c'est que eux aussi y
comprennent bien que si on les a sortis, euh... c'est une sanction : c'est pas euh... c'est
pas pour qui se mettent à côté, qui regardent les autres dans la cour qui sont en train
de jouer au basket euh... ou qui se retrouvent au soleil, à se faire dorer, à faire le
lézard... E44, enseignant de mathématiques, 49 ans, jeune, 0 exclusions.
On voit comment cet exemple néfaste des élèves punis qui s’adonneraient à un plaisir facile
remet en cause la valeur exemplaire de l’exclusion telle qu’elle est conçue par les
enseignant·es. Alors qu’ils ou elles imposent une discipline stricte permettant de prévenir les
comportements déviants en classe par l’usage d’une punition qui doit être redoutée et ainsi
dissuader les élèves de se livrer à leurs mauvais penchants, l’institution laxiste les laisse
exhiber leur nonchalance aux yeux de tous et de toutes, offrant aux élèves sérieux un
279
spectacle qui ruine tout effort. Ce manque de soutien a tout pour désespérer les enseignants
sérieux ou les enseignantes sérieuses et promouvoir des valeurs immorales chez les élèves.
Et quand j'vois le vendredi soir quand j'l'exclue, l'élève, y joue au foot... parce qu'y a pas
d'salle de perm qui est... ouverte... donc y a tout ça qui est quand même... démotivant.
Parce que j'pense qu'y aurait des solutions pour trouver pour cet élève-là, en effet si
vraiment il était, en retenue, enfin en retenue, en exclusion, hyper cadré,
systématiquement, que, y avait des heures de retenue qui suivaient derrière, à un
moment donné, bon, y s'rendrait compte qui s'rait mieux en cours... (…) Donc il a... en
tant qu'ado, il a raison hein, de chercher à s'faire exclure (rires) il est bien mieux
dehors ! » E46, enseignante d’histoire-géographie, 34 ans, confirmée, 53 exclusions.
Cette prise en charge défaillante peut ainsi témoigner de cette fameuse bienveillance
coupable à l’égard des perturbateurs d’une institution soumise à la culture de l’excuse pour
ces élèves « qui ont acquis un sentiment d'impunité dans le bahut qui fait qu'à ce moment-là,
au moment où ils parlent avec nous, au moment où ils nous regardent, on voit bien que de
toutes façons ils en ont rien à carrer... » E9. Dans cette perspective, certain·es enseignant·es
mettent en avant un conflit de valeur au cœur du travail éducatif, et fustigent l’attitude
permissive de leur hiérarchie « je pense que, peut-être qu'à leur âge, j'aurai aussi joué, si
j'avais vu que bon… ceux qui sont chargés d'faire respecter les règles finalement insistent pour
qu'elles soient pas respectées » E31. Les élèves s’engouffrent naturellement dans cette
indulgence coupable et les enseignant·es se retrouvent abandonné·es face à la démission
d’une institution qui refuse de jouer son rôle (« ceux qui sont chargés d’faire respecter les
règles »).
Si l’ensemble des enseignant·es s’accorde sur le fait que la prise ne charge qui suit
l’exclusion ponctuelle de cours ne correspond pas à ce que l’on pourrait souhaiter dans les
vies scolaires des trois collèges enquêtés, l’explication de ce problème qui retire toute son
efficacité à l’exclusion va être différente en fonction de l’état des relations entre « la salle des
professeurs » et « la vie scolaire ». Ainsi, dans le collège n°3 où ces deux pôles entretiennent
des relations de confiance, la défaillance sera attribuée individuellement aux AED défaillants.
Dans les collèges n°1 et n°2 où ces groupes sociaux sont sous tension, les réactions peuvent
aller d’un discours compatissant (ils sont débordés) à un discours accusateur (ils ne travaillent
pas correctement) qui renseigne sur les rapports individuels des enseignant·es avec les CPE et
avec les personnels de vie scolaire dans leur ensemble.
Nous avons ainsi pu voir que l’exclusion, qui devrait, dans les représentations partagées
par les enseignant·es, être une mesure exceptionnelle, représente toujours un échec
personnel. Elle ne constitue pas pour les enseignant·es une punition capable de modifier
durablement le comportement des élèves et cela en partie parce que sa banalisation dans les
collèges de l’éducation prioritaire la vide de son sens. Les enseignant·es qui souhaiteraient par
cette punition promouvoir des valeurs d’effort et de travail ne se sentent pas soutenus par
280
l’institution qui, soit par manque de moyens, soit par laxisme, n’offre pas aux élèves un cadre
suffisamment contraignant à la suite de leur exclusion. Nous allons enfin voir comment
l’obligation de sauvegarder une majorité soucieuse d’apprendre justifie en dernier recours
l’usage de l’exclusion ponctuelle de cours pour mettre à l’écart une minorité perturbatrice.
5. L’exclusion est là pour « sauver la majorité »
« Après, moi... si j'dois sacrifier... après c'est un... si je dois sacrifier c'est.... au profit du groupe
y a pas photo quoi. » E47
Lorsque j’ai commencé ce travail de réflexion sur l’exclusion, une amie enseignante
exerçant dans un lycée général de l’enseignement privé qui, elle, n’avait jamais exclu d’élèves
de ses cours, mais que mon travail interrogeait, est allée se renseigner auprès d’une de ses
collègues qui pratiquait, parfois, l’exclusion ponctuelle de cours. Elle est revenue vers moi avec
LA solution à mes interrogations, presqu’étonnée que je n’ai pas pu y penser par moi-même :
« dans une classe de 24 si un des élèves empêche les autres de travailler, il faut l’exclure pour
permettre aux 23 élèves restants de travailler ». Cette affirmation a des allures de théorème :
le lien logique qu’elle établit est de l’ordre de l’évidence. Elle se présente sous la forme d’une
tautologie et possède à ce titre la beauté intellectuelle des démonstrations mathématiques
les plus élégantes. Simple et limpide, elle semble justifier in fine le principe de l’exclusion de
cours et au-delà, le principe de la mise à l’écart d’une partie de la population scolaire,
minoritaire mais inadaptée. Comme le résume bien l’enseignante n°9 dans le collège n°1 :
« comme je te disais au début “entre vingt qui vont pouvoir travailler et un qui même s'il est là
va juste faire péter le cours“, le choix il est vite fait ». Au-delà des distinctions catégorielles que
nous avons déjà envisagées, les enseignant·es enquêté·es dans nos trois collèges sont à ce
point unanimes sur la consistance de cette règle, qu’elle peut être considérée comme une
véritable doctrine inattaquable, une évidence première. Seuls quelques très rares
enseignant·es (E8, E13, E18, E36, E49) peuvent, nous y reviendrons plus tard, contredire cette
« évidence ». Le registre de justification de cette nécessité de jouer le groupe contre l’individu
repose sur le constat que la majorité des élèves est là pour travailler, qu’ils adhèrent à la
démarche entreprise par les enseignant·es et de ce fait plus largement par l’école, que les
élèves eux-mêmes demandent cette mise à l’écart des gêneurs. Nous allons détailler les
étapes de ce raisonnement qui justifie l’exclusion aux yeux de la quasi-totalité des
enseignant·es, et même de celles et ceux qui ne la pratiquent jamais.
a. La majorité qui veut travailler
« Quand on se retrouve à avoir une classe complète qui adhère à une démarche et un élève
dont l'objectif évident est de foutre en l'air le travail de tous les autres je le garde pas... » E9
Les élèves de l’éducation prioritaire renforcée, mais particulièrement les élèves des trois
collèges que nous avons enquêtés, vivent dans un contexte social caractérisé par une extrême
pauvreté. Si les enseignant·es enquêté·es ne font qu’exceptionnellement référence à ces
épreuves de la grande pauvreté, ils et elles considèrent qu’il est fondamental de permettre à
ces élèves de travailler dans un climat scolaire apaisé. Ils affirment ainsi que, pour ces enfants
281
confrontés à « des conditions de vie très, très difficiles pour un grand nombre voire la majorité
(…) notre travail d'enseignants à mon sens c'est aussi de leur offrir des espaces où ils vont être
épanouis et dans le calme » E9. Cette volonté des élèves de venir au collège pour apprendre
est d’autant plus appréciable et doit être d’autant plus prise en considération que la
contrainte scolaire est une contrainte lourde pour des élèves vivant dans un contexte social
défavorisé : « ils se lèvent tôt, ils fait beaucoup d'efforts pour venir... pour venir dans la classe,
à mon cours, au collège, c'est pas facile pour beaucoup de eux, c'est pas facile » E19. C’est une
information fondamentale, qui vient contredire les représentations communes sur la réalité
de l’éducation prioritaire. L’image d’une population scolaire rétive au projet d’apprentissage
proposé par l’école française est battue en brèche par les enseignant·es de ces établissements.
En fait, pour eux, la quasi-totalité des élèves, ou disons une majorité significative des élèves,
souhaite travailler, apprendre, partager les valeurs de l’école : « ... y a quand même toujours
dans une classe (…) une majorité d'élèves qui sont là pour travailler » E16, « y en a 20 (…) qui
sont quand même venus là pour apprendre quelque chose » E1 « parce que y en a d'autres qui
ont envie d'être là qui sont sérieux et qui ont envie d'apprendre. » E37. Ce constat est vrai
même lorsque l’on s’adresse aux élèves dont le niveau est très faible, « révélateur de très très
très grandes difficultés dans le passage à l'écrit et cognitif » E9.
A la marge, il existe cependant quelques adolescent·es, qui ne sont pas prêt·es à jouer le
jeu « une ou deux individualités, parce que ça va jamais plus loin » E4. Les perturbations
scolaires sont ainsi considérées comme produites par des individus, comme le soulignait déjà
en 2002 Anne Barrère : « le fait qu’un très petit nombre d’élèves, parfois un seul, puisse
fragiliser, voire détruire l’équilibre collectif de la classe est devenu une expérience courante
pour les enseignants. » (2002a, p. 6). Ce sont ces quelques élèves qui sont responsables du
désordre scolaire : « cette ambiance bruyante, on a l'impression que toute la classe bout et
que toute la classe fasse du bruit, en fait on se rend compte que ça relève toujours de ces
quelques deux trois élèves » E2. Certains de ces très rares élèves qui empêcheraient les autres
d’apprendre dans de bonnes conditions, ne sont pas fondamentalement mauvais. Ils ne
peuvent tout simplement pas s’empêcher d’agir comme ils le font : « parce que c'est le gars
pas méchant, mais qui va être là à jouer avec ses bouts de gomme à droite à gauche, du coup
ça va mettre le bordel tout autour, puis il se tape un fou rire » E7. Certains au contraire,
adoptent, selon leurs enseignant·es, ces comportements volontairement, avec le désir de
nuire : « il a joué antijeu complet en opposition et en provocation... » E1 « quand on se
retrouve à avoir une classe complète qui adhère à une démarche et un élève dont l'objectif
évident est de foutre en l'air le travail de tous les autres je le garde pas... » E9. Ce
comportement incompatible avec le fonctionnement du reste de la classe peut être ponctuel,
découler d’un état anormal mais passager : « l'élève qui vraiment est dans un état qui lui
permet pas de... qui perturbe la classe, (…) on voit bien que ça va pas du tout, ce jour-là il y est
pas, il faut le sortir » E5, « si une ou deux individualités (…) ne jouent pas le jeu, ponctuellement,
ce jour-là, ce qui remet absolument pas en cause le fait que le lendemain, ils reviennent... » E4.
L’exclusion ponctuelle de cours ne serait alors qu’une forme de régulation, au quotidien, des
comportements déviants, nécessaire mais sans conséquence grave, qui ne remettrait pas en
282
cause la suite de la scolarité de ces élèves que l’on mettrait à part, le jour où leur état
empêcherait les autres de travailler, puisque lorsque l’élève sera revenu à son « état normal »,
il réintégrera la classe. Cette conception est pourtant en contradiction avec la réalité de la
pratique de l’exclusion de cours dans ces trois collèges qui, nous l’avons vu, est une pratique
qui s’adresse très régulièrement à un petit nombre d’élèves systématiquement exclus.
D’autres enseignant·es décrivent au contraire ces comportements comme naturalisés,
fondamentalement constitutifs de l’élève : il s’agit alors de protéger durablement la classe
d’un élève qui empêche toute la classe de travailler : « il est comme ça, c't'a dire qu'il se cache
de partout, il ouvre les portes de tous les profs et... (…) c'est pour, préserver la classe, c'est pas
pour lui que je fais ça voilà... » E32. L’exclusion de cours est clairement dans ce sens une
mesure de sauvegarde qui n’a aucune visée éducative sur l’élève exclu. Certains élèves, dont
le comportement est essentialisé par les enseignant·es pourraient ainsi contaminer les élèves
qui sont là pour travailler, il faut, pour éviter le risque de contagion, les séparer des autres,
comme le dit de manière plus imagée cet enseignant :
donc pour laisser travailler quelques élèves, je les exclus. Comme on dit, comme diraisje... le proverbe euh, vous voyez, le fruit, une tomate, qui qui pourrit... si on laisse avec
les autres tomates euh... ça va être pourri, c'est pareil. Donc j'enlève la, la pourrie, pour
laisser les autres. E21, enseignant de mathématiques, 62 ans, chevronné, 49
exclusions.
Les élèves étant en difficulté socialement et scolairement, la possibilité de mettre en œuvre
un temps d’apprentissage effectif et efficace représente un véritable enjeu, ce temps
d’enseignement est précieux, il ne doit pas être gâché : « je le garde pas parce que, je peux
pas me permettre de gaspiller ce temps-là surtout si les autres montrent un réel désir
d'avancer... Donc à ce moment-là, oui, je préfère sortir l'élève en question... » E9. On voit que
la revendication de l’exclusion qui sauve les élèves victimes des comportements perturbateurs
est affirmée et assumée avec vigueur. Le droit à l’éducation est un droit fondamental, il l’est
d’autant plus pour les élèves qui d’autre part ne bénéficient pas dans leur milieu familial d’un
apport culturel leur permettant d’entrer dans notre société avec les mêmes chances que les
autres : comme le remarque Jean-Paul Payet, « c'est bien parce que l'école affiche un tel
niveau d'ambition dans la promotion (scolaire et sociale) des élèves et l'égalisation des chances
qu'il est d'autant plus insupportable, pour le corps enseignant et le public, d'échouer à
atteindre cet objectif » (1997a, p. 79). De ce fait, la minorité qui empêche les enseignements
de se dérouler correctement remet en cause ce droit à l’éducation pour la majorité qui
souhaite travailler « aujourd'hui la majorité mérite un cadre de travail » E4, les enseignant·es
qui auraient des réticences à exclure admettent par ce raisonnement la justice de cette
mesure, comme l’explique cet enseignant du collège n°2 :
J’ai un collègue qui les met dehors dès que ça empêche le reste de la classe de travailler.
Donc peut-être qu'il en vire plus, mais parce qu'il a ... moi je comprends en fait, les
élèves ils sont là, ils ont le droit à apprendre dans des conditions favorables et quand y
283
a des élèves qui empêchent ces conditions favorables c'est pas... E24, enseignant de
mathématiques, 32 ans, débutant, 47 exclusions.
En se préoccupant systématiquement des mêmes individus en difficulté, ou qui posent des
difficultés, on en oublierait finalement tous les autres en les privant d’un droit humain
fondamental. L’exclusion ponctuelle de cours est alors pour les enseignant·es un outil au
service du groupe contre les individus perturbateurs. Le paradoxe de ce raisonnement, c’est
qu’il fait reposer l’accès à ce droit à l’éducation pour tous et pour toutes, sur une punition qui
prive justement une minorité de ce droit. Si ce raisonnement est si puissant, c’est qu’il repose
sur une lecture de la gestion de la classe où concilier le rapport au collectif et à l’individu est
impossible :
Des fois c'est compliqué d'estimer jusqu'où il faut aller pour tendre la main et jusqu'où
à un moment donné se dire les 24 autres ils ont hâte qu'on bosse... donc pour moi c'est
l'éternelle question... On peut pas tout le temps faire passer l'individu devant le
groupe... A un moment donné, on est en collectif, y a une règle collective, y a un objectif
commun, après celui qui veut pas l'atteindre, je vais arrêter de m'en occuper... E7,
enseignante de sciences, 40 ans, confirmée, 8 exclusions.
Il y a d’ailleurs là une incompréhension fondamentale entre les enseignant·es dont le
quotidien consiste à prendre en charge des classes, avec toutes les difficultés que
représentent cette prise en charge du groupe, et les autres acteurs éducatifs qui entretiennent
avec ces élèves des rapports uniquement individuels.
Et en moyenne toujours le gros défaut c'est que on pense pas toujours, on pense de
moins en moins au groupe.... Dans, les réflexions qu'on peut nous faire suite à une
exclusion par exemple. Le point d'vue du groupe, souvent, y disparait du discours de la
personne qu'on a en face. Et on est obligés d'dire : “mais attendez, mais...
malheureusement nous, on aimerait bien aider tout l'monde mais on doit protéger
aussi les autres“. E31, enseignant d’anglais, 55 ans, chevronné, 73 exclusions.
Cette contradiction peut être d’ailleurs on le voit verbalisée comme un déchirement : les
enseignant·es souhaiteraient entretenir un rapport individuel avec chacun de leurs élèves,
relation qui est jugée plus enrichissante que le rapport impersonnel avec une classe. Les
injonctions stigmatisantes sur l’exclusion (« les réflexions qu’on peut nous faire suite à une
exclusion »), formulées par celles et ceux qui entretiennent des relations individuelles en face
à face avec les élèves (CPE, chef·fes d’établissement, infirmiers ou infirmières, assistant·es
social·es) ne prennent pas en compte les réalités qu’impliquent ce rapport collectif. Cette
tension autour de la relation collective ou individuelle aux élèves représente une forme de
division sociale du travail qui nous renvoie, de manière inversée à celle envisagée jusqu’à
présent entre les vie scolaires et les enseignant·es, au « sale boulot » : les enseignant·es
considérant faire le « sale boulot » dans la relation collective aux élèves, alors que d’autres
professions éducatives prendraient en charge une partie valorisée et plus enrichissante des
284
relations aux l’adolescent·e dans un rapport intime de face à face. On voit aussi qu’il y a dans
ces affirmations un positionnement idéologique contre une société individualiste qui
oublierait la nécessité de prendre en compte la construction du commun. La tension dans
laquelle se situent les enseignant·es par rapport au collectif se résout ainsi dans l’exclusion,
même si ce processus de mise à l’écart qui marginalise certains élèves peut être vécu comme
un déchirement. On ne peut pas à la fois faire travailler une classe et s’occuper des individus
déviants, il faut donc les mettre à part, à contre-cœur, les marginaliser :
Soit on se consacre à eux et alors on fait pas cours avec les autres. Soit vice versa on
essaye de faire cours avec les autres et on est amenés à exclure mais dans le sens plus
large ces quelques élèves qui se retrouvent après marginalisés. E2, enseignant d’italien,
42 ans, jeune, 74 exclusions.
Les enseignant·es parlent d’ailleurs de cette dérive dont le système scolaire est victime
comme d’une situation qu’ils subissent au quotidien, d’un risque qui les guette dans la
répartition de leur travail en classe, l’exclusion étant l’outil qui permet de remettre les choses
en ordre, de rétablir un rapport plus juste aux élèves « le jour que je l'ai exclue, les autres
pouvaient faire le cours. Et moi là aussi, je me rendais compte, que oui, je pensais beaucoup à
elle, mais j'oubliais les autres. Et les autres ont le droit de... » E19. L’exclusion permet de
réorienter son énergie vers la majorité : « à partir du moment où un élève me demande trop
d'énergie au détriment du reste (…) pour que mes 22 autres élèves avancent, il faut que lui
sorte... Je ne peux pas m'occuper de “un“ au détriment des autres... » E6, « pour le reste de la
classe, pour qu'j'continue à avancer parce sinon je m'occupe que d'lui, je je, l'exclue » E39. On
voit que l’exclusion permet une prise de conscience salutaire : les élèves perturbateurs
recherchent une attention individuelle, et cette demande peut tromper l’enseignant·e qui
s’égarerait en consacrant trop de temps et d’énergie à un individu qui l’aspirerait tout entier.
L’exclusion permettrait de remettre les choses en place et de se focaliser sur les véritables
priorités de sa mission.
Faut toujours arriver à trouver l'équilibre entre l'intérêt du gamin et l'intérêt du
collectif et par moment, euh, pour préserver le collectif, on est obligés de les laisser
s'enfermer entre guillemets dans ... dans leur merde quoi... on est quand même là
pour euh... la majorité... E16, enseignante de SVT, 38 ans, confirmée, 2 exclusions.
S’il y a un équilibre à trouver dans cette balance, il ne faut pas oublier que, l’on est là pour
la majorité. L’espace de la classe est un espace de travail, il doit être protégé, comme un
espace sacré, des éléments qui viendraient en empêcher le bon fonctionnement. On le voit,
ce raisonnement ne peut pas concevoir que l’exclusion puisse, tout en protégeant le groupe
des comportements perturbateurs, avoir une action négative sur les élèves qui assistent à
l’exclusion et voit un des leurs les quitter à cette occasion.
285
b. La majorité qui souffre
« J’veux dire y sont, y sont vingt-deux y en a trois qui font n'importe quoi, tu peux en sauver
dix-neuf, putain y faut en sauver dix-neuf quoi. Ou au moins en lourder, en sortir un quoi... »
E44
Cette majorité qui désire travailler et apprendre à l’école, cette majorité dont les
enseignant·es voudraient se charger, est la première à souffrir des désordres scolaires. Ces
élèves qui suivent les règles sont les premières victimes, prisonniers de ces classes
perturbées : « dans un contexte où la classe aussi est prise un peu en otage » E22, « un élève
qui prend en otage le le travail de la classe » E22… « la limite c'est quand l'élève (…) perturbe
tellement que les autres en sont victimes... et là c'est plus possible... » E6 « Ou quand je vois
qu'il y a des élèves qui souffrent d'autres qui débordent trop » E7. Ces élèves subissent les
perturbateurs en silence, la plupart du temps sans réagir, sauf dans les cas extrêmes.
La partie qui est en souffrance va pas trop l'ouvrir en général. Quand elle l'ouvre, c'est
vraiment grave... (rires...) en général c'est qui z’en peuvent vraiment plus... là, la classe
que j'avais là ce matin où j'ai viré l'élève, c'est une classe où je pense qui y en a pas mal
qui sont en souffrance. E24, enseignant de mathématiques, 32 ans, débutant, 47
exclusions.
Dans la décision qu’il va falloir prendre alors, il ne s’agit plus simplement d’évaluer ce que
cela coûte de priver un élève d’une heure de cours ou pas, mais bien de savoir si l’on est prêt,
pour éviter de priver un élève d’une heure de cours, à laquelle il ne veut en fait sans doute
pas réellement assister, à le laisser prendre en otage et faire souffrir toute une classe d’élèves
déjà en difficulté, scolaire et sociale, mais qui eux, veulent travailler, apprendre et progresser.
On voit que présenté sous cette forme, le dilemme est vite résolu : « mais, j'me pose même
pas la question en me disant, bon il a perdu l'heure d'histoire parce que... si j'le mets pas à la
porte, c'est tous les autres qui vont... qui vont enfin en sou... » E46. Ce processus fonctionne
aussi dans une perspective où les élèves de l’éducation prioritaire doivent être « sauvés » :
J’veux dire y sont, y sont vingt-deux y en a trois qui font n'importe quoi, tu peux en
sauver dix-neuf, putain y faut en sauver dix-neuf quoi. Ou au moins en lourder, en sortir
un quoi... (…) les règles dans le collège, c'est comme ça donc tu les respectes pas, à
cause de toi y en a dix-neuf qui sont en souffrance ou y en a vingt qui sont en
souffrance... dans une classe parce que, c'est eux qui faut sauver... c'est à eux qui faut
penser aussi hein ! E44, enseignant de mathématiques, 49 ans, jeune, 0 exclusions.
La rhétorique du sauvetage a une place importante dans le discours des enseignant·es : « il
faut sauver la classe... Voilà, il faut que le cours continue, celui-là je l'exclus » E5, « donc c'est
un peu un sas, quelque chose déjà pour sauver le reste de la classe » E10, « pour préserver le
groupe, et j'le dis comme ça hein, je l'exclus d'la classe, de l'espace où on est en train
d'travailler. » E26, « l’exclusion elle a un rôle d'urgence, de sauver ton cours » E43, « j'ai aucun
remord à sauver le reste de la classe et à me remettre au travail, avec les autres... » E10. Il
s’agit bien pour l’enseignant·e d’extraire les élèves du milieu dans lequel ils se trouvent, les
286
sauver de leur contexte, de leur quartier, même s’il faut pour cela exercer une certaine
violence : « si tu es en train de te noyer, j'peux pas être au bord là, de la piscine et te dire
écoute, y faut qu'tu fasses comme ça etc... j'dis j't'attrape par les cheveux j'te sors ! voilà, mais
j't'aurais sauvé. » E47
Cette logique met à nouveau en avant une réalité centrale dans l’application de l’exclusion
de cours : il ne s’agit pas dans l’esprit de l’enseignant·e d’une mesure éducative, il ne s’agit
pas de prendre en compte l’élève exclu : « il faut éloigner le problème... et aussi pour le reste
la classe parce que ça empêche, ça bloque vraiment la classe, ça l'empêche de travailler.
Finalement c'est beaucoup plus exclure pour les autres que pour lui. » E34. Ce sauvetage est
une tâche d’autant plus importante qu’elle est justifiée comme une demande explicite des
élèves eux-mêmes.
c. La majorité qui demande l’exclusion
« Parce qu'ils le disent en plus entre eux... au bout d'un moment : vous voulez pas je le sors ?
vous voulez pas ? vous avez envie de bosser ? Oui oui oui oui alors très bien, alors dégage... »
E9
De façon assez logique, cette tension entre l’individu et le groupe doit amener le collectif à
se détacher « naturellement » de l’élément qui n’y a pas sa place. Dans la justification de
l’exclusion qui permet au groupe classe de fonctionner, il y aurait une demande formulée
explicitement par les élèves. La situation décrite par l’enseignant·e n°41 du collège n°3 montre
bien comment les élèves qui souhaitent travailler, les bons élèves, demandent finalement à
être préservés de la minorité qui n’arrive pas à se plier aux normes scolaires.
C'est assez terrible hein, parce que c'est pas un élève non plus qui va être insultant ou
violent que ce soit envers moi ou envers d'autres élèves mais c'est un élève qui en gros
qui n'arrive pas à s'taire quoi : il est en classe de quatrième il est là pour amuser la
galerie, et euh... et euh... voilà, il arrive pas à se taire, je l'ai exclu donc la dernière fois
parce qu'il a eu trois retards consécutifs dans mon cours et en c'moment mes
quatrièmes font un travail de... de groupe, bref y m'écrivent une scénette qu’y doivent
jouer devant la classe et euh, ben cet élève est tellement problématique que... ben j'ai
eu énormément de mal à trouver un groupe qui veuille bien l'accepter au travail avec
eux et euh... en fait le groupe dans lequel il est, il est avec deux élèves super sérieux et
euh… ben il embête les camarades dans le groupe et il n'arrivait vraiment vraiment pas
à travailler, parce que ben, il est, toujours distrait, à faire ceci cela à s'lever, ceci, et les
élèves m'ont eux-mêmes demandé : “madame, on en peut plus, il nous embête, on
arrive pas à travailler avec lui“ et je lui avais dit justement à cet élève-là : “j'te préviens,
j'te laisse une chance de faire ton travail de groupe, t'es avec de bons élèves, t'as une
chance d'avoir vingt sur vingt si t'es pas capable, ce sera, exclusion quoi, parce que je...
on fait un travail de groupe, t'es pas capable de bosser en groupe c'est “au revoir“ quoi,
tu... tu perturbes les autres“. E41, enseignante d’anglais, 33 ans, confirmée, 4
exclusions.
287
Le processus est implacable, il est même présenté comme « terrible » : on offre aux élèves
perturbateurs une place parmi les « bons élèves », parmi ceux qui sont là pour travailler, qui
suivent les cours et qui sont « à l’heure ». Cette place accordée est présentée comme une
chance, une occasion à saisir (« j'te laisse une chance de faire ton travail de groupe, t'es avec
de bons élèves »). Ici encore l’exclusion est présentée comme une fatalité (« c'est un élève qui
en gros qui n'arrive pas à s'taire quoi ») l’enseignant·e attribuant à l’élève un pseudo handicap
qui l’empêche d’agir selon les normes scolaires. Malgré le passif construit par les exclusions
précédentes (l’élève est en décalage par rapport à ses camarades parce que, arrivé en retard
à trois reprises, il a déjà été exclu par l’enseignante et a ainsi raté les cours précédents),
l’enseignante attribue l’entière responsabilité individuelle à l’élève. Il n’y a ainsi aucune
solidarité ou compassion de la part des élèves qui assistent à l’exclusion : « on va se moquer
de lui à la rigueur : “tu t'es déjà fait exclure du cours d'avant“ l'élève a disparu du corps
classe. » E4. On voit ainsi la logique de l’exclusion se développer jusqu’à son terme : certains
élèves, même s’ils ne sont pas « insultants ou violents », vont être rejetés par le groupe
comme le corps pourrait rejeter une greffe qui a mal pris. Les exclusions précédentes (ici celles
pour cumul de retard) ont éloigné au fur et à mesure l’élève en question de ses camarades, il
est alors impossible de combler cet écart. La majorité des élèves semble alors adhérer au
processus d’exclusion mené par l’enseignant·e.
On retrouve dans ce processus collectif piloté par l’enseignant·e, un processus de
désignation de l’élève déviant adressé au groupe classe. Harold Garfinkel nomme « cérémonie
de dégradation », ces rituels au cours desquels un accusateur, soutenu par la communauté,
va signifier publiquement à un individu son changement de statut social. Il note « qu'il n'y a
pas de société dont la structure sociale n'offre pas, dans ses caractéristiques habituelles, les
conditions d'une dégradation de l'identité » (Garfinkel, 1956, p. 420)48. L’exclusion ponctuelle
de cours participe à renforcer, en marquant la différence entre les « bons élèves » et les
perturbateurs, la cohésion de ceux qui restent en classe. Parce qu’elle représente une
désignation publique au cours de laquelle la personne dénoncée (l’élève) va être
« rituellement écartée de l’ordre légitime, et ce faisant, être définie comme occupant une place
à part opposée à cet ordre » (Garfinkel, 1956, p. 143) 49 , l’exclusion ponctuelle de cours,
prononcée pour l’exemple, correspond bien à ce que Garfinkel qualifie de « cérémonie de
dégradation de statut réussie » (1956). Pour que le statut soit dégradé aux yeux de l’élève et
de la collectivité, sa personne « doit être placée “à l’extérieur“, il doit être rendu “étrange“ »
(Garfinkel, 1956, p. 423)50. Les élèves exclus de façon récurrente se sont éloignés à ce point
des normes scolaires que leur éviction constitue une évidence, à la fois pour l’enseignant, mais
aussi pour les autres élèves. Comme dans cet exemple, Garfinkel note la nécessité, pour une
cérémonie de dégradation de statut réussie, d’une identification des témoins (les élèves) à
l’auteur de la dénonciation (l’enseignant) : « le dénonciateur doit s'identifier aux témoins (…).
48
Traduit de l’anglais par nos soins.
Idem.
50
Idem.
49
288
Il doit agir en tant que participant de bonne foi aux relations tribales auxquelles les témoins
souscrivent. Ce qu'il dit ne doit pas être considéré comme vrai pour lui seul » (1956, p. 423)51.
Les enseignants cherchent ainsi l’adhésion du groupe classe complice de leur décision, en
excluant un élève gênant, ils ne font que répondre à la demande silencieuse de la majorité :
« parce qu'ils le disent en plus entre eux... au bout d'un moment : vous voulez pas je le sors ?
vous voulez pas ? vous avez envie de bosser ? Oui oui oui oui alors très bien, alors dégage... »
E9. On voit que dans le discours, le rejet peut devenir violent (« alors dégage ! »), dans cet
extrait, l’enseignante prenant à témoin la classe pour valider dans un accord collectif, la mise
à l’écart de l’élève perturbateur. On voit bien ici comment le processus d’étiquetage,
littéralement de désignation, de l’élève déviant, anormal, aux yeux de l’ensemble de la classe,
face au groupe des élèves, impose à cet élève déviant, exclu par l’enseignant·e et par
l’ensemble de la communauté, une redéfinition de son identité.
La nécessité de s’occuper de cette majorité des élèves qui sont là pour travailler s’inscrit
enfin dans une perspective à plus long terme. Certains élèves, déjà trop éloignés des enjeux
scolaires, ne sont malheureusement plus dans la course pour la suite de leurs études. Ils ne
sont plus concernés par les questions d’orientation, de réussite aux examens, de préparation
à l’entrée au lycée. Il y a au contraire des attentes fortes qui concernent les autres : la
préparation au brevet, l’entrée en seconde, la perspective, pourquoi pas, à long terme de
suivre des études supérieures. « Là c'est le côté prof avec son programme qui revient... Qu’on
regrette parfois, parce qu'on se dit faudrait peut-être passer plus de temps sur le
comportement des choses comme ça... Mais il faut quand même qu'on avance » E6. La classe
de troisième est pour cela une classe chargée d’enjeux qu’il faut bien prendre en compte et
ne pas oublier des objectifs qui vont devenir d’autant plus urgents que l’on s’approche des
échanges de fin d’année « et on est en troisième et que y a le brevet blanc qui se pointait et
j'ai dit bon stop là les autres ils ont le droit de savoir, de se préparer au brevet blanc quoi... »
E7. Il faut remettre au cœur de l’activité ces réalités qui incitent les enseignant·es à se focaliser
sur ceux parmi leurs élèves qui peuvent relever les défis de la fin du collège et mettre à part
ceux pour lesquels la partie est déjà perdue. La fin d’année constitue ce moment où l’on doit
réellement se débarrasser des gêneurs pour préparer les élèves que l’on peut « sauver » à leur
avenir :
En fin d'année, un élève qui vient vraiment pour faire n'importe quoi, après les conseils
de classe… je lui dis : “écoute, t'es là pour réviser l'brevet, si ça t'convient pas... voilà,
tu peux aller ailleurs“, ça ça arrive, sur trois quatre élèves peut être en fin d'année
E22, enseignant de mathématiques, 34 ans, confirmé, 9 exclusions.
On voit que l’on passe alors aux choses sérieuses, l’entrée au lycée général devenant une
justification suffisante pour se débarrasser de ces élèves qui n’ont pas leur place dans ce
processus. Ainsi la distinction d’une part des élèves, les vainqueurs destinés à la réussite
scolaire, se construit en opposition et à partir du sacrifice des perdants. Finalement, cette
51
Idem.
289
nécessité de penser d’abord à la majorité et de rejeter les individus inadaptés va justifier la
prise en charge de ces élèves dans des « dispositifs » externalisant la difficulté scolaire :
Je pense qu'à un moment, y faut pas euh... sacrifier une classe, pour un ou deux élèves.
Je pense que l'intérêt général prime sur l'intérêt euh, d'un individu et que si celui-là y
a vraiment rien qui marche ni la pédagogie différenciée, ni rien, ben y vaut mieux
l'sortir et arriver à faire et après on essaye d'autres choses à l'extérieur.
CPE57 du collège n°3, femme de 50 ans, chevronnée.
Que ce soit parce que les enseignant·es le ressentent, ou parce que les élèves le demandent
explicitement, l’exclusion est pensée comme un processus qui permet de protéger la majorité
des élèves qui veut travailler. Cette exclusion est bien conçue comme un abandon de l’élève
exclu : au moment où les enseignant·es font le choix du groupe contre l’individu, ils ou elles
« lâchent » l’élève, ils ou elles l’abandonnent, le « sacrifient » pour s’occuper du reste de la
classe. Le choix proposé est simple : soit l’on perd 24 élèves, soit un seul : « après, moi... si
j'dois sacrifier... après c'est un... si je dois sacrifier c'est.... au profit du groupe y a pas photo
quoi. » E47. L’exclusion s’inscrit ici dans une dimension sacrificielle qui réaffirme la force du
collectif des élèves. Mis à l’écart de la classe mais aussi du groupe des pairs, les exclus, vont
ainsi constituer « le groupe des parias parmi les parias, une catégorie sacrificielle que l'on peut
vilipender et humilier en toute impunité et pour d'immenses profits symboliques » (Wacquant,
2004, p. 186)52, leur sacrifice contribue à la défense des valeurs communes promouvant une
forme de solidarité mobilisée contre ces déviants. Ces enfants sont « de plus en plus perçus
comme intrinsèquement perturbateurs en classe et “infréquentables“ dans le reste de l’espace
scolaire » et de plus en plus ouvertement désignés, « comme “irrécupérables“ sur le plan
social, de telle sorte qu’il faudrait repérer de plus en plus tôt leur potentielle dangerosité et si
possible les éloigner » (Beaud, 2011, p. 78)
Il s’opère ici un curieux parallèle établi par les enquêtés entre ce que ressent l’enseignant·e,
en souffrance dans sa classe et comme « pris en otage » par ces élèves perturbateurs qui
débordent d’énergie et qui lui demandent en retour toute son attention, et ce que ces
enseignant·es projettent sur le reste du groupe classe. Les élèves témoins de l’exclusion se
retrouvent ainsi spectateurs actifs de cette dégradation du statut de leur camarade.
d. Des élèves qui ne sont « pas à leur place »
« Y a des élèves perturbateurs mais tu as l'impression des fois quand tu leur parles, rien ne se
passe en fait. On dirait tu t'adresses pas à des êtres humains en fait. (…) je pense qu'ils sont
pas à leur place vraiment dans un collège en classe de quatrième enfin c'est mon avis. » E37
L’exclusion ponctuelle de cours, en mettant à part certains élèves, en les désignant comme
incapables de participer à la vie de la classe, établit une coupure nette qui retire aux
adolescent·es exclu·es la qualité d’élève : « et puis laisse la classe travailler parce que là t'y t'y
es pas un élève quoi ! » E39. Ce raisonnement mène logiquement les enseignant·es à identifier
52
Traduit par nos soins.
290
quelques très rares individus qui n’ont pas leur place dans le collège : « c'est un élève qui
perturbe beaucoup, qui est pas à sa place » E34. Evidemment, affirmer que certains élèves
n’ont pas leur place au collège, c’est affirmer du même coup qu’ils auraient plutôt leur place
ailleurs. Cette inadéquation est avant tout associée à un niveau scolaire trop faible, qui rend
les exigences du collège brutales pour l’élève : « parce qu'il est extrêmement faible, il a des
lacunes qui datent de l'école primaire. Donc quand tu lui dis t'avais qu'à travailler, pour lui c'est
une agression. » E31. L’apparition de ces difficultés est identifiée dans les années qui
précèdent l’entrée au collège c’est donc une responsabilité qui est rejetée en amont, vers les
professeurs des écoles : « ces élèves ont un parcours scolaire très difficile qui a commencé à
se dégrader déjà à l'école primaire et pour lesquels on est pas intervenus soit au bon moment
soit suffisamment bien » E2. Ces élèves dont le niveau trop faible ne leur permet pas d’être à
leur place au collège perturbent volontairement les cours, justement parce qu’ils n’y trouvent
pas leur place « je pense qu'il y a des lacunes énormes chez cet élève, donc lui, je pense que
c'est possible qu'il le fasse exprès parce qu'il se sent pas à sa place. » E33. Reconnaitre que ces
élèves n’ont pas leur place au collège, c’est reconnaitre que finalement, ils ne sont pas
réellement responsables de leur comportement, pas plus que les enseignant·es ne sont
responsables de l’exclusion qu’ils et elles pratiquent et qui devient une nécessité. Cette
affirmation peut d’ailleurs être une critique adressée à la structure du collège unique tel qu’il
est conçu et qui n’est pas fait pour accueillir ces élèves.
Ces gamins-là dont j'te parle qui sont les poly-exclus, qui passent leur temps en
permanence, ils ont clairement pas leur place dans ce moule à gaufre-là (…) pas leur
place dans notre système éducatif, tel qu'il est conçu à l'heure actuelle.
E49, enseignant de mathématiques, 46 ans, chevronné, 0 exclusion.
C’est le système, qui aujourd’hui, en imposant au collège ces élèves et à ces élèves le
collège, est le véritable responsable de ces comportements perturbateurs et donc responsable
aussi de ces exclusions. Dans cette logique, l’exclusion est finalement une aide apportée à ces
élèves qui ne sont pas à leur place. Ces élèves sont donc consciemment mis à l’écart dans la
mission d’éducation des enseignant·es : ils ont été placés là par erreur, ils devraient être pris
en charge dans des dispositifs adaptées : « y a des élèves qui n'ont pas leur place. Justement
on peut pas les gérer parce que c'est pas leur place le collège. Ils ont besoin d'aller dans une
structure spéciale. » E37. Ces quelques élèves « pour qui on ne fournit pas du tout le cadre
euh... dont ils ont besoin » E31 se retrouvent démunis, en souffrance « et qui dérivent, euh qui
gênent beaucoup les autres parce que ils sont pas à leur place et ils nous l'font sentir quoi... »
E31. L’agressivité des élèves (« ils nous l’font sentir ») serait ainsi le résultat de la faillite du
système éducatif, incapable de prendre en charge les élèves en difficulté dans des structures
qui répondraient correctement à leurs difficultés.
Ces élèves qui ne sont pas à leur place, il est impossible de rentrer en contact avec eux : ils
restent un mystère pour l’adulte qui chercherait à les aider, à discuter avec eux de façon
rationnelle. Les enseignant·es, face à ces élèves inéducables, se heurtent à un mur lorsqu’il
s’agit d’entreprendre une démarche de remédiation.
291
J’arrive pas trop à lire ses émotions et j'ai essayé de discuter avec lui, il reste muet
quand j'essaye de lui poser des questions, je lui dit : “j'aimerais bien comprendre
pourquoi ça se passe aussi mal... Qu’est-ce qui va pas, est-ce que je peux vous aider
etc.“ Il répond pas... et comme il est dans le refus en bloc, et qu'en plus on arrive pas à
contacter les parents, la maman, je tombe toujours sur répondeur et le répondeur est
plein donc je peux pas laisser de message... j'ai plus, d'autre choix en fait [soupir, un
ton sans espoir]. E33, enseignante de français, 28 ans, débutante, 39 exclusions.
Impossible donc de développer une quelconque empathie pour ces élèves dont on ne peut
pas lire les émotions, qui refusent en bloc l’aide qu’on leur propose. Ils peuvent se murer dans
le silence, refuser de parler pour s’expliquer et révéler les raisons de cette rupture, ils peuvent
aussi rejeter l’aide qu’on leur propose d’un rire insolent,
Donc j'en ai discuté avec elle un p'tit peu... plusieurs fois... le truc c'est qu'j’arrive pas à
établir vraiment le contact, parce que j'peux être seul avec elle, elle est capable
d'exploser de rire et puis d'partir avant qu'j'lui parle... donc j'ai j'ai pas, j'y arrive pas
avec elle... E32, enseignant de sciences physiques, 39 ans, confirmé, 81 exclusions.
Ces élèves, qui ne sont pas à leur place, sont considérés comme « inéducables », tous les
efforts réalisés dans ce sens étant voués à l’échec , que ce soit en appliquant le panel punitif
disponible : « on peut pas les exclure à chaque fois, mais y a rien à faire y changent pas de
comportement : y a des élèves que j'ai exclu une fois deux fois, les observations, les rapports,
l'appel aux parents, y a rien qui change » E23 ou par des stratégies didactiques ou
pédagogiques : « mais après il y a l'irréductible, qui sera jamais actif et là tu peux plus rien
pour lui.» E10. Les enseignant·es constatent ainsi que quelles que soient les stratégies
éducatives qu’ils et elles engagent, elles sont incapables de produire des effets sur ces élèveslà : « après c'est toujours les mêmes qui le comprennent très vite et qui le comprendraient
même sans ça et les autres qui ne le comprendront jamais. Une petite partie qui le comprendra
jamais. » E2. Et puisque tout effort est inutile, ces exclus de l’intérieur, condamnés à être
scolarisés dans un cadre qui ne leur convient pas sont finalement abandonnés : « y en a certain
au bout d'un moment auxquels au bout d'un moment on adresse vaguement la parole... et je
crois que je suis pas la seule : “tu veux pas sortir tes affaires ? c'est pas grave“... » E9. « j'ai
l'impression qu'à un moment donné ils baissent les bras, ils se disent : “ bon je suis un mauvais
élève, c'est ma part, c'est mon rôle, je l'assume, je vais être le mauvais élève, le cancre pendant
toute ma vie scolaire “ » E2.
Une fois ces quelques élèves identifiés comme étrangers à l’école, pas plus d’un ou deux par
classe au maximum, ce qui relativise encore une fois l’importance du problème, on arrive
logiquement à la stigmatisation, à une distinction nette entre un « nous » et un « eux ». Le
processus conduit logiquement à déshumaniser ceux qui n’ont pas leur place au collège.
Y a des élèves perturbateurs mais tu as l'impression des fois quand tu leur parles, rien
ne se passe en fait. On dirait tu t'adresses pas à des êtres humains en fait. C’est bizarre,
292
t'as des profils, ils sont là juste parce que... je pense qu'ils sont pas à leur place vraiment
dans un collège en classe de quatrième enfin c'est mon avis. E37, enseignant de
sciences physiques, 32 ans, débutant, 19 exclusions.
Comme nous l’avons vu plus haut, ces élèves sont inaccessibles, le discours des
enseignant·es ne les atteint pas. Ce rejet repose sur une forte conflictualité réciproque qui
éloigne l’adolescent et l’adulte, naturalise les comportements et dénie toute efficacité de
l’action éducative : « 99% des élèves y sont sympas, y ont un bon fond, ils sont gentils. 1% c'est
vraiment des pourritures, 'fin c'est vraiment des petits cons tu vois, vraiment des petits cons
qui deviendront des grands cons... » E43. La confrontation qui résulte de ces interactions
conflictuelles provoque on le voit des réactions de rejet violentes. On peut comprendre que
cette manière d’envisager l’individu par rapport au groupe a une incidence sur le
positionnement de ces enseignant·es par rapport à la problématique de l’inclusion scolaire.
Le cadre de réflexion idéologique se développe bien dans ce contexte de l’inclusion scolaire
tel qu’il est prescrit par les réformes éducatives nationales et les orientations des politiques
éducatives internationale. Il faut entendre qu’effectivement, on demande de plus en plus aux
enseignant·es, à l’école, de prendre en compte les particularités de chacun des élèves, de
s’adapter à chacun des besoins éducatifs particuliers des élèves et que cette réponse
nécessairement individuelle aux besoins entre en contradiction avec la prise en charge et la
réussite du collectif.
e. L’inclusion qui justifie l’exclusion
« J’suis pas psy quoi... et euh... et les cas psy ça se gère pas à 24 dans une salle » E48
Le fait qu’il existe, dans les classes des trois collèges, des élèves souffrant de troubles ou
de handicaps, qu’il serait impossible de prendre en charge dans ces classes ordinaires, est
aussi une réalité sur laquelle s’accorde la grande majorité des enseignant·es enquêté·es. Ils et
elles diagnostiquent les troubles de ces élèves, en mélangeant pêle-mêle les nonfrancophones, les élèves en grande difficulté en français, les élèves souffrant d’un handicap
physique ou mental, les élèves atteints de troubles, les élèves supposés délinquants : « c'est
un élève extrêmement faible » E33, « Il était hyper actif » E7, « un élève avec un gros problème
psychiatrique, qui était ingérable, pas seulement hyperactif » E4, « un élève par contre qui
euh… qui pose lui des problèmes.... assez, assez graves, parce que c'est vraiment un élève qui
a des problèmes d'ordre psychologique... » E17 « tous les dys possibles etc... c'est un élève qui
est malade aussi, qui a une alimentation particulière je crois... il n'a pas tous ses doigts, il a
juste une pince... il est très fantasque... » E6, « j'ai jamais vu ça d'avoir autant de gamins qui
soient euh profil ULIS limite euh ITEP, SEGPA euh ‘fin des gamins qui sont non lecteurs en
français (…) tu leur parles vraiment russe quoi, c’est hyper dur » E25, « y sont... en FLE... et le
problème c'est que moi je les ai en cours... et y comprennent pas... » E20, « ils auraient dû être
en dispositif FLE, donc ça veut dire que ce que tu leur racontes, c'est de l'hébreu... » E10, « y en
avait trois, c'était trois jobards ! que ça relève de... la dys ou de machin ou d'autre ou de la
psy... » E44 Ils associent à ces déficiences, des structures diverses qui devraient accueillir ces
293
élèves : « qui relevait d'ULIS et pas de SEGPA » E4. Ces diagnostics au jugé ont tous pour
conséquence de renvoyer la responsabilité de la prise en charge de ces élèves à l’extérieur du
collège. Si ces élèves ne se trouvent pas pris en charge dans ces dispositifs, c’est selon les
enseignant·es dû à des familles défaillantes qui refusent des orientations conçues pour le bien
de leurs enfants : « qui était dans une classe standard parce que les parents refusaient de faire
la démarche » E4, « Il aurait dû être en SEGPA les parents ont refusé, donc bon... » E32, « c'est
un élève qui perturbe beaucoup, qui est pas à sa place, il devrait être en SEGPA mais les parents
ont refusé etc... » E34, « y a aussi des élèves très faibles qui font n'importe quoi, j'ai une élève
qui devrait être en SEGPA par exemple, mais la famille a refusé l’orientation » E33 ou aux
lourdeurs de l’institution : « les attentes pour aller en SEGPA, c'est tant tant d'mois, les
évaluations des fois pour, pour réorienter un un enfant vers un dispositif un peu spécialisé des
fois c'est c'est ça prend plusieurs mois aussi » E31. Dans le discours des enseignant·es, les
familles sont largement considérées comme fautives de cette situation où on leur impose des
élèves qui devraient être ailleurs. Enfin, les enseignant·es, face à cette diversité de difficultés,
ne se considèrent pas comme compétents, soit parce qu’ils et elles n’ont pas été formé·es à
la prise en charge de tels élèves, « les cas où y a un suivi, y a un problème médical, un certain
handicap. Euh, là je... j'ai l'impression d'pas être formée, là vraiment ça me... ça m'met en
difficulté... » CPE54, « et puis je suis pas prof de FLE, j'ai pas été formée pour ça, je n'en ai
jamais fait... donc ça c'est aussi... » E20, soit parce que ces cas sont de toutes façons
impossibles à gérer dans une salle de classe : « J’suis pas psy quoi... et euh... et les cas psy ça
se gère pas à 24 dans une salle » E48, « là, vraiment on atteignait les niveaux de c'que pouvait
faire un enseignante » E39, « y a un moment c'est pas à toi de les gérer quoi... » E44. Les
difficultés de ces élèves se répercutent sur leur comportement, parce qu’ils sont « dans le mal
être » et donc « dans l'agressivité permanente » E33, parce qu’ils « viennent d'arriver
récemment [en France] donc y a aussi des codes qui sont pas forcément acquis, codes culturels
codes sociaux, enfin des façons d'être qui sont pas forcément acquises » E34, à cause de leur
niveau inadapté, « il s'enferme dans un comportement où il s'amuse, où il joue, il est sans cesse
en train de déplacer sa table, se déplacer dans la classe » E34. Enfin, l’inclusion est d’autant
plus impossible à réaliser que les moyens nécessaires ne sont pas réellement mis en œuvre
pour la favoriser (« dans une classe de cinquième sans aménagement, sans AVS, sans
adaptation » E33).
La médiatisation de la notion d’inclusion amène ainsi paradoxalement à se servir de
l’identification d’élèves censés être des « élèves à besoins éducatifs particuliers » pour les
étiqueter, les stigmatiser et les exclure. Les diagnostics médicalisants et psychologisants
produits sur le tas par les enseignant·es les amènent à considérer que ces élèves ne sont plus
de leur responsabilité. Ici aussi, il s’agit d’une critique adressée à la hiérarchie de l’éducation
nationale et au-delà à l’ensemble du système éducatif : la scolarisation des élèves à besoin
éducatifs particuliers dans les classes ordinaires est facteur de souffrance pour ces élèves
(parce que leur niveau et leur comportement n’est pas adapté au collège unique), pour leurs
camarades (qui sont victimes des perturbations incessantes produites involontairement par
ces élèves) et pour les enseignant·es (qui ne sont ni formés, ni préparés pour prendre en
294
charge des adolescent·es de ce type dans leurs classes). Par rapport à ces injonctions
inadaptées à la réalité des classes et des élèves, l’exclusion ponctuelle de cours, même si elle
est considérée comme un échec, même si elle est reportée au maximum, devient une
nécessité pour préserver l’enseignant·e victime des désordres, pour préserver l’ensemble des
élèves qui méritent de travailler dans des conditions correctes et pour permettre au cours de
se réaliser.
Nous avons pu faire le point dans ce chapitre 7 sur des croyances très largement partagées
par nos interlocuteurs et nos interlocutrices dans les trois collèges où nous avons mené notre
enquête. Ces croyances constituent des registres de justification puissants quand il s’agit de
revendiquer l’exclusion ponctuelle de cours comme une démarche nécessaire dans les classes
de l’éducation prioritaire renforcée. Nous avons vu que l’exclusion est majoritairement
considérée comme un échec, même lorsqu’elle est pratiquée régulièrement. Elle témoignerait
ainsi d’un processus de violence symbolique dans lequel les enseignant·es sont à la fois
responsables de l’imposition d’une domination normative, mais aussi victimes de l’institution
qui leur impose un contexte dans lequel ils ne peuvent pas faire tenir les situations de classe
sans se débarrasser de certains élèves. Les enseignant·es sont en fait incapables d’évaluer la
réalité de l’exclusion, que ce soit au niveau de leurs classes ou au niveau de l’établissement.
Minoriser l’importance des exclusions ponctuelles de cours dans leur collège, leur permet sans
doute d’atténuer la part qu’ils ou elles prennent individuellement dans un processus plus
global de tri social. En affirmant que l’exclusion ponctuelle de cours n’est pas une punition,
mais une mesure d’urgence, ils identifient une frange d’élèves qui n’ont pas leur place dans le
collège unique, dont il faut se protéger, protéger les autres élèves, et protéger l’institution.
Cette désignation passe par l’usage de catégories stigmatisantes, quand ces élèves sont
assimilés à des « irréductibles », « fruits pourris » « des pourritures » « des anormaux » « des
petits cons » « des caïds » « des meneurs » de bande, des « problèmes » qu’il faut éloigner
pour éviter la contagion. Nous allons à présent, dans le chapitre 8, chercher, en nous appuyant
sur l’adhésion à certaines, ou à l’ensemble de ces croyances, à distinguer différentes
catégories typiques d’enseignant·es en fonction de leur rapport à l’exclusion ponctuelle de
cours.
295
Chapitre 8 : typologie des enseignant·es en fonction de leur
pratique de l’exclusion
Afin d’établir une typologie des pratiques enseignant·es de l’exclusion ponctuelle de cours
dans les collèges de la très grande pauvreté, nous partirons de deux constats empiriques
simples. Le premier s’attache à la manière de percevoir le comportement des élèves en classe.
Lorsque l’on sort d’une observation de cours, les enseignant·es vont exprimer des sentiments
extrêmement divergents par rapport à ce que l’on peut qualifier de « désordre scolaire ». Dans
une même classe, les mêmes élèves, se comportant exactement de la même manière, seront
jugés comme insupportables par un·e enseignant·e, alors qu’un·e autre sortira du même cours
satisfait de l’ambiance de travail à laquelle il ou elle vient d’être confronté·e. Cette relation
différenciée aux comportements des élèves correspond aux « perspectives subjectives »
différenciées des enseignant·es (Esland, 1971, p.72), « constitutives de leurs identités
professionnelles » (Forquin, 1984, p. 223). Elle s’illustre clairement lorsque l’on examine la
tolérance relative de chacun·e au silence et au bruit : certain·es enseignant·es acceptent
l’existence d’un bruit de fond dans leurs classes, certain·es en font même un indicateur positif
de l’activité effective de leurs élèves quand ils le perçoivent comme un bruit de travail : « je
n'attends pas le silence tout le temps. J'ai reçu des stagiaires qui considéraient que ce n'était
pas le calme plat, parce qu'ils ont un idéal du cours qui n'existe pas ». Pour les stagiaires de
E12, l’ambiance sonore des cours qu’ils observent n’est pas propice au travail alors que lui
perçoit cette agitation comme l’indice d’une activité d’apprentissage effective chez ses élèves.
D’autres ne peuvent travailler que dans le silence absolu. Ainsi E24, lorsqu’il travaille en cointervention avec d’autres collègues, a beaucoup de mal à supporter ce qu’eux jugent comme
une ambiance de classe tout à fait acceptable. « La tolérance, c'est très dépendant de tout ce
qu'on est capables d'entendre (…) là du coup en co-intervention j'vois que j'peux pas travailler
(…) y a trop de bruit dans les classes des autres... j' pète les plombs... » E24. L’observation
empirique nous amène ainsi à constater que « des perspectives différentes auront des vues
différentes sur ce qui constitue la perturbation » (Woods, 1990, p. 53). D’autre part, lorsque
l’on est amenés à observer une classe prise en charge successivement par différent·es
enseignant·es, le comportement de la classe peut se révéler incroyablement différent. Alors
que des élèves sembleront ingérables, capables de comportements inacceptables ou tout
bonnement inconcevables avec un·e enseignant·e, ils apparaitront concentrés, sympathiques,
capables de suivre les règles de vie de classe sans difficulté l’heure suivante avec un·e autre.
Peter Wood souligne cette évidence qui nous amène à observer certains « styles
d’enseignement engendrant plus de déviance que d’autres en termes d’infractions générales
en vigueur » (1990). Ces constats simples nous amènent à regarder du côté des enseignant·es
pour voir ce qui, dans leur pratique, dans leurs représentations, dans leurs croyances, dans
leurs perspectives vis-à-vis des élèves, participe à générer de la déviance en classe ou au
contraire à éviter que cette déviance n’advienne, ou pour reprendre les termes de Wood
(1990, p. 56) qui reprend la catégorisation de Hargreaves et al. (1975), à distinguer dans les
296
enseignant·es que nous avons enquêté les « isolateurs de déviance » et les « provocateurs de
déviance ».
Nous allons ainsi distinguer des enseignant·es qui se refusent d’exclure, qui sont des
« résistant·es » à l’exclusion et des enseignant·es qui s’appuient au contraire dans leur activité
sur une pratique de l’exclusion systématique que nous appellerons des « exclueur·es ». Ces
enseignant·es ont pour caractéristiques principales de refuser certaines des croyances
majoritairement partagées sur l’exclusion de cours. Les exclueur·es par exemple refusent de
considérer l’exclusion comme un échec personnel et ne souhaitent pas recourir à l’exclusion
en dernier recours. Ils soutiennent l’idée que l’exclusion est une punition éducative, efficace
pour modifier en profondeur les comportements de leurs élèves. A l’opposé, les résistant·es
refusent l’idée qu’il faudrait protéger la majorité des élèves d’une minorité déviante qui
n’aurait pas sa place au collège. Entre les deux, nous trouvons des catégories intermédiaires
avec des enseignants provocateurs de déviance et des isolateurs de déviance ou des
enseignantes provocatrices et isolatrices de déviance qui excluent rarement ou régulièrement
des élèves.
Nous allons étayer cette catégorisation à partir de l’analyse des réponses différenciées aux
questions des entretiens. Par exemple, lorsque nous demandons aux enseignant·es
« comment tu t’y prends pour exercer ton autorité ? », nous nous retrouvons face à des
enseignant·es qui répondent spontanément en décrivant le dispositif punitif gradué qu’ils et
elles mettent en place, et d’autres qui répondent spontanément en décrivant la nature de
leurs stratégies pédagogiques de mise en activité des élèves. Ces réactions nous permettent
de décrire, en fonction des différent·es enseignant·es, les « catégories de l’entendement
professoral » (M. de Saint Martin & Bourdieu, 1975). Ces schèmes d’interprétation de l’action
enseignante sont d’autant plus divers que le monde enseignant est aujourd’hui traversé par
une pluralité de références idéologiques, convictions, représentations parfois totalement
opposées. Anne Barrère affirme à ce propos que « ce sont des différences dans la manière de
justifier l’action éducative qui font vivre aujourd’hui les enseignants “entre plusieurs mondes“,
dans une institution qui vit moins un déficit de sens que d’une pluralité de sens possibles. »
(2005, p. 64). Nous chercherons en particulier à déterminer comment ces « systèmes
représentationnels conditionnent des routines et des automatismes que les acteurs
reproduisent, souvent à leur insu, pour faire face à la complexité » (Rousseau et al., 2013,
p. 78). L’action qui consiste à catégoriser les individus avec lesquels nous avons été en
interaction dans le cadre de notre enquête est une action constitutive de la démarche
sociologique critique :
Lorsqu’il s’agit de spécifier les attributs d’une classe d’individus, nous avons à faire
avant tout à une opération propre à l’activité scientifique. En réalité, elle s’attache plus
à décrire la structuration de l’espace social qu’elle ne qualifie ad hominem des sujets
réels. (Roiné, 2015, p. 37).
297
Cette précision épistémologique a son importance : affecter telle personne dans telle
catégorie, c’est l’extraire du rapport intime que l’on entretenait avec elle pour la constituer
en objet. Cependant, ce qu’a créé la relation ne peut disparaître totalement et dans la
catégorisation, il nous a fallu systématiquement lutter contre les biais constitutifs de la
familiarité avec les enquêté·es. Les interactions multipliées par le temps long de l’observation
participante ont créé des affects multiples, tant positifs que négatifs dont il faut se défaire
dans l’analyse compréhensive des actions et des schèmes interprétatifs des enquêté·es. Ces
éléments qui nous lient aux agents sociaux sur notre terrain d’enquête nous obligent
cependant à refuser toute forme de stigmatisation des enquêté·es en fonction de leurs
pratiques : nous les avons tou·tes fréquenté·es dans leur quotidien, et nous avons rencontré,
au-delà de leurs rôles d’enseignant·es provocateurs ou provocatrices de déviance, résistant·es
ou exclueur·es, des hommes et des femmes qui, dans un contexte social exceptionnel,
cherchent à s’en sortir. Au sens propre comme au sens figuré, « nous avons bu leur vin », et
ce lien affectif nous prémunit contre une abstraction naturalisante. Nous reviendrons si
nécessaire sur ces biais durant l’opération de catégorisation que nous présentons maintenant.
Cette catégorisation se développe en situation : le positionnement des agents sociaux n’est
pas une abstraction essentialisante, mais bien une observation et une interprétation pratiques
des situations dans lesquelles ils ou elles se retrouvent impliqué·es. Les croyances qui nous
permettent d’établir cette typologie sont constitutives de l’action au cours de laquelle, les
personnels sont amenés à faire des choix pratiques dans leur quotidien, à partir de l’éventail
de possibilités offertes par l’institution scolaire.
Pour rendre toute sa complexité à cette présentation des différentes catégories
constituées en lien avec l’exclusion de cours, nous décrirons pour chacune de ces catégories,
les éléments constitutifs qui distinguent chacune d’entre elles, puis nous illustrerons chacune
de ces catégories par un ou plusieurs portraits d’enseignant·es appartenant à ces catégories.
Les portraits des enseignant·es seront présentés en encadré, au fil de la présentation de la
typologie des pratiques enseignant·es. Nous commencerons par présenter le cas des
débutant·es qui, n’ayant pas encore stabilisé leur pratique, n’appartiennent pas encore
clairement à l’une ou l’autre de ces catégories. Nous éclairerons ensuite les clivages normatifs
très forts qui existent entre les enseignant·es, en prenant l’exemple de positionnements
divergents sur les attentes vis-à-vis du matériel scolaire ou du travail à la maison.
1. Les débutant·es
« C'est criminel de mettre des jeunes sans expérience devant ces élèves-là » E49.
Selon une représentation très largement partagée dans le champ de l’éducation l’entrée
dans le métier et dans les contextes d’éducation de la très grande pauvreté serait
nécessairement difficile pour ces enseignant·es débutant·es. Nous verrons que certain·es
vivent effectivement ces débuts comme une épreuve, usant parfois de l’exclusion ponctuelle
de cours dans l’urgence pour s’en sortir. Nous verrons cependant que d’autres entament leur
carrière dans les mêmes contextes sans difficulté particulière et parviennent à mettre en
298
œuvre dès leurs premières semaines dans les collèges, des interactions satisfaisantes avec
leurs élèves. Nous détaillerons ainsi les différents éléments qui déterminent ces
positionnements clivés, pour enfin détailler notre typologie.
a. Celles et ceux qui tâtonnent
« j'me sens vraiment en fait physiquement dans : “ dégage quoi “ » « on peut plus l'voir »,
« qui dégagent ouais, j’veux plus les voir, ouais c'est assez violent quoi... » E29
Nous avons d’abord pu identifier une catégorie d’enseignant·es qui n’ont pas stabilisé leur
pratique et pour lesquel·les, de ce fait, il n’est pas possible définir un « style éducatif » qui leur
serait propre. Six enseignant·es appartiennent dans notre échantillon à cette catégorie (E14,
E17, E19, E20, E29, E34). Ce qui rassemble ces enseignant·es est de se trouver en grande
difficulté dans la mise en œuvre de leur activité professionnelle. Cette catégorie regroupe des
débutant·es qui tâtonnent dans la mise en œuvre de leur enseignement et dans leurs rapports
avec les élèves. Ils sont dans une position intermédiaire : aucun des éléments sur lesquels
reposent les pratiques éducatives ne sont stabilisées chez eux, je les appellerai donc des
« débutant·es précaires ». Ils n’ont pas encore réussi à s’affilier à un groupe de pairs qui
viendrait soutenir leur activité en accompagnant de manière efficace leur manière de faire. Le
rapport de ces débutant·es à l’exclusion ponctuelle de cours n’est pas encore fixé. Ils ou elles
peuvent être amené·es à exclure de façon systématique des élèves, ou au contraire à ne
jamais pratiquer d’exclusion. Leur maladresse professionnelle les oblige à faire face, jour après
jour et heure après heure, aux situations de classe. Certain·es vont exclure leurs élèves dès
qu’ils ou elles rencontrent une difficulté et peuvent ainsi exclure plusieurs élèves pendant une
même heure de cours : c’est le cas par exemple de E14 et de E34. D’autres peuvent exclure
systématiquement à chaque cours un élève en particulier avec lequel la situation s’est
enkystée. D’autres n’arrivent pas à exclure d’élèves (par exemple E20 ou E29), soit parce qu’ils
ou elles expriment encore des réticences par rapport à l’exclusion, soit parce qu’ils ou elles
n’arrivent pas à mettre en œuvre l’autorité suffisante qui leur permettrait d’exclure des élèves
de leur classe :
y a des moments où je suis fatigué, où je suis un peu passif sur des trucs. Et du coup je
me dis là il faudrait taper un coup, mais je sais pas où taper et donc du coup j'exclus
pas parce que j'ai pas envie d'en exclure au hasard mais je vois bien que du coup je
renonce à faire un truc radical et je vois le cours se dérouler de manière un peu
bordélique. E14, enseignant de français, 29 ans, débutant, 64 exclusions.
Manquant d’assurance vis-à-vis de leurs collègues et de la hiérarchie de l’établissement, ils
et elles redoutent que l’exclusion ne révèle au grand jour leur maladresse et hésitent alors à
envoyer des élèves à la vie scolaire mais aussi dans la classe de leurs collègues quand cela leur
est proposé. Ils peuvent subir des auto-exclusions d’élèves qui quittent leurs classes
spontanément suite à des conflits violents, sans autorisation (« j'en ai une qui s'auto exclut...
tous les mardis... et tous les jeudis... » E20). Lorsque ces débutant·es sont amené·es à exclure
un élève, il s’agit souvent d’un élève parmi tous les responsables du désordre de la classe, sans
299
que l’exclu ne soit responsable plus que les autres de ce désordre (ça a été le cas lors de
l’observation du cours de E14 du 3 avril 2017 de 14h00 à 15h00). Enfin, ces enseignant·es
peuvent alterner chacune de ces pratiques, essayant au fur et à mesure de voir ce qui
fonctionne et ce qu’ils arrivent à mettre en œuvre. Ces enseignant·es tâtonnent, ils testent
des solutions qui se révèlent plus ou moins efficaces « c'est pour ça que j'utilise des petits trucs
un par un » E14, « y faut que, je je cherche, j'suis, je je... tâtonne hein je... ça marche pas...
forcément bien... » E17. Ils ou elles peuvent en particulier ne pas exclure du tout d’élève dans
un premier temps, puis se mettre au contraire à exclure systématiquement lorsqu’ils ou elles
sont arrivé·es à passer le cap. Exclure correctement, selon les règles de l’art, n’est pas
accessible pour ces débutant·es qui ne savent pas à qui s’en prendre : « alors la première
année, non, j'ai essayé à tout prix d'pas les exclure, de toute façon, si j'avais dû les exclure,
j'aurais exclu [rires] les trois quarts de la classe [rires]... donc ça n'servait à rien... » E46.
Les enseignant·es interrogé·es de notre échantillon que nous avons pu observer à ce point
en difficulté face à l’exclusion occupent tou·tes des situations professionnelles précaires : soit
parce qu’ils ou elles sont contractuel·les, remplaçant·es, ou partagent leur service entre
plusieurs établissements, soit parce qu’ils ou elles présentent et expriment une fragilité
personnelle plus importante encore que celle des autres débutant·es. Ils ou elles affirment de
manière tranchée et sans nuance que ça se passe mal pour eux en classe et sont rares dans
l’échantillon enquêté. Il s’agit d’enseignant·es débutant·es (E14 ; E19 ; E20 ; E29 ; E34) et d’une
ancienne professeure documentaliste (E17) en reconversion récente, donc enseignante pour
la seconde année seulement malgré une expérience de dix-huit années dans l’Éducation
Nationale. Quatre de ces enseignant·es, possèdent un statut précaire ou particulier : E19 est
contractuelle, E20 TZR (titulaire sur zone de remplacement), donc remplaçante d’une
enseignante en arrêt maladie dans le collège n°1, E14 est néo-titulaire à mi-temps affecté sur
deux établissements, le collège n°1 et un autre établissement d’éducation prioritaire
renforcée dans la même ville et E17 est en reconversion professionnelle. Les deux dernièr.es
(E29 et E34) sont respectivement une T2 et une T1, donc titulaires pour la seconde et la
première année dans le collège n°2. E14 et E34 font partie des enseignant·es qui excluent
systématiquement des élèves, deux d’entre elles excluent régulièrement (E17 et E19) et deux
d’entre elles n’excluent jamais (E20 et E29).
Contrairement aux autres enseignant·es qui seront amené·es à relativiser les difficultés
qu’ils ou elles rencontrent dans leurs classes, ces débutant·es s’engagent dans les entretiens
en avouant d’emblée leur faiblesse : « après j'ai quand même globalement du chahut,
beaucoup de chahut. Du mal, beaucoup de difficulté à les mettre au travail... (…) globalement
c'est pas facile. » E14. La difficulté est sans doute telle qu’elle n’offre pas de faux-semblant et
oblige les enquêté·es à la révéler sans aucune nuance.
Les six entretiens réalisés avec ces enseignant·es occupent une place à part dans l’ensemble
du corpus, dans la mesure où ces interlocuteurs ou interlocutrices semblent vouloir me livrer
spontanément leur souffrance, profiter de l’occasion pour se libérer de ce qu’ils ou elles ont
sur le cœur. Ces entretiens constituent dans l’enquête réalisée des moments à part, plus
300
proches de la « confession », comme si ces enseignant·es en difficulté avaient besoin, à cette
occasion, de « vider leur sac ». Ce registre de confession se retrouve dans les termes employés
qui insistent sur la difficulté et donnent à voir la souffrance ressentie « c'était aussi la Bérézina,
c'était affreux... » E17, « c’était horrible » E20 et « mais après c'est quand même très difficile.
Très très difficile. » E29 « c'est vraiment c'est l'enfer. C'est l'enfer » E19. Au-delà de ce qui est
exprimé verbalement, la nature de l’interaction au cours des entretiens avec les « débutant·es
précaires » est, elle aussi, à part comme si chacun·e cherchait à me confier un secret, le temps
de l’entretien étant alors caractérisé par une forme exceptionnelle d’intimité. Par exemple,
alors que nous étions enfermé·es dans une salle de classe pour mener l’entretien avec E19,
des élèves ont frappé à la porte, et nous ont interrompu. Cette situation a pu advenir à
plusieurs reprises au cours de nombreux entretiens, mais avec ces « débutant·es précaires »,
l’interruption est suivie d’un moment d’intense malaise, comme si les confidences faites dans
la salle close leur avaient échappé et que l’expression de leur faiblesse avait été ainsi révélée
aux élèves. Alors qu’elle vient de refermer la porte sur une élève qui nous demandait un
renseignement E19 me dit, d’un air atterré : « c'était elle, la personne de qui je parle... ». De
même, alors que E20 décrit les interruptions récurrentes des élèves : « c'est c'est c'est ça
prend énormément d'énergie et c'est frustrant d'avoir à lui dire... », une élève frappe à la porte
de la classe, elle cherche une enseignante, nous l'orientons… E20 reste silencieuse, elle me
regarde interloquée : « c'est une de mes élèves, qui... » et a du mal à reprendre l’entretien,
comme si ce moment intime et protégé entre adultes, à propos de ses difficultés avait été
forcé par l’intrusion et avait déstabilisé la jeune enseignante. Alors que les autres personnels
enquêtés s’appuient sur une forme de maîtrise de la présentation de soi qu’ils construisent à
partir de la stabilité de leur activité professionnelle, ces débutant·es profitent de l’entretien
pour mettre à nu une souffrance qui les dépasse.
Cette difficulté s’articule à l’opacité du système dans lequel ces enseignant·es se retrouvent
plongé·es. Ils ou elles arrivent dans un établissement dont ils ou elles ne connaissent pas les
règles, ne sachant pas comment punir ou sanctionner les élèves : « j'suis arrivée déjà j'me suis
dit je n'sais même pas... à quel moment je dois mettre un rapport, à quel moment, j'avais pas
mis d'heure de colle pas d'rapport jamais donc euh... » E20, ni quelles sont les pratiques
propres à l’établissement : « Et euh... et quand tu arrives dans un établissement que c'est pas
le tien, alors tu ne te sens pas encore à l'aise, tu ne sais pas comment va répondre la vie scolaire
par rapport à ta façon de réagir, euh... voilà... au début... c'est compliqué » E17. Les
enseignant·es en question se sentent lâché·es dans la nature sans préparation préalable.
Quand j'ai commencé ça était trop dur, parce que... le rectorat n'a même pas prévu...
même pas j'ai reçu non plus une formation par rapport les... les, comment dire... la
discipline. Alors euh, quand je suis rentrée dans mon cours, ça été vraiment... dur. De
me voir en face de 25 élèves qui est en train de me tester, et dans un contexte que je
connaissais pas trop, et ça été trop dur, ça a été très difficile. E19, enseignante
d’espagnol, 38 ans, débutante, 22 exclusions.
301
Ces enseignant·es, sans doute en partie du fait de leur situation précaire, n’ont pas pu
bénéficier d’un accompagnement efficace entre pairs à leur entrée dans le métier. L’écart
entre les compétences qu’ils ou elles maîtrisent et celles qu’ils ou elles devraient mettre en
œuvre sur le terrain est tel, qu’ils ou elles n’arrivent pas à décoder les formations d’entrée
dans le métier qui leur sont proposées :
Monsieur [nom de E18] lui il est formateur REP+ et donc dans les 3 journées de
formation REP+ d'arrivée dans le métier qu'on a eu, c'est lui qui était notre formateur,
et donc du coup on a eu un échange... j'ai pas très bien compris comment il marchait,
mais j'ai cru comprendre qu'il excluait le moins possible. Mais bon après, il avait toute
l'expérience, le truc de ce que je comprenais, c'est qu'il y avait pas de problèmes de
toutes façons (rires...). Donc du coup, je me dis il faut arriver à cette espèce de sérénité
mais... pour l'instant j'ai pas très bien compris comment faire... E14, enseignant de
français, 29 ans, débutant, 64 exclusions.
Parce qu’ils ou elles sont en situation de précarité par rapport à l’établissement, ils ou elles
manquent de temps pour bénéficier de cet accompagnement. Leur fragilité est telle qu’ils ou
elles ne sont pas amené·es à se rapprocher spontanément des autres enseignant·es pour
bénéficier de leur soutien et apprendre à leur contact, des pratiques efficaces de gestion de
classe. Ils ou elles expriment cette difficulté sur le registre de la timidité, de la réserve : « j'suis,
en fait comme j'suis sortie d'mon milieu, j'suis très réservée, j'vais pas trop en salle des profs,
j'ose pas trop communiquer, j'suis assez mal à l'aise quoi... un peu bizarre... » E20.
Parachuté·es dans un champ social qui leur est étranger, sans doute aussi mal à l’aise dans le
monde des adultes, ces débutant·es préfèrent se refermer sur eux-mêmes ou sur elles-mêmes
et subir, à l’abri des jugements, le chahut endémique de leurs classes sans demander de l’aide.
Cette crainte peut d’ailleurs être accompagnée d’un diagnostic erroné de la part du groupe
des anciens. Par exemple, E14, qui est un néo titulaire (T1), en grande difficulté dans ses
classes, (ce qui a été confirmé aussi bien par l’observation du cours du 3/04/2017 que par ses
réponses à nos questions lors de l’entretien), exclut systématiquement des élèves de sa classe
(64 exclusions pour l’année scolaire 2016-2017). Ses pairs expérimentés considèrent
cependant qu’il s’en tire bien, ce que j’ai pu observer dans les échanges informels entre les
enseignant·es en salle des professeurs durant une récréation (E5 faisant remarquer,
impressionné, à E22 : « beau gosse, [prénom E14], ça passe bien avec ses élèves ! »). Et dans
le cas où un·e enseignant·e ouvrirait sa porte pour montrer comment les choses se passent,
le système qui régit l’institution reste illisible, avec des instances inconnues, des gestes
professionnels indéchiffrables, l’intention d’apprentissage entre pairs est pour ces
débutant·es inefficace.
Je le vois prendre des carnets je le vois poser des commissions éducatives aussi... des
fois : “toi tu vas avoir une commission éducative, on va voir ça avec le CPE“... mais ça
c'est mon problème, je sais pas bien encore tout ça comment ça fonctionne. Donc c'est
302
un truc je ferai jamais de dire à un élève : je vais demander une commission éducative.
E14, enseignant de français, 29 ans, débutant, 64 exclusions.
De la même manière, E20, qui exprime une grande difficulté dans son entrée dans le métier,
est considérée par ses pairs comme efficace dans la prise en charge des classes. En tant que
TZR (Titulaire sur Zone de Remplacement), elle remplace une enseignante ancienne dans
l’établissement, victime d’un « burn-out », considérée par l’ensemble des personnels comme
étant depuis plusieurs années en très grande difficulté avec les élèves. Les difficultés de E20
par rapport à ses classes sont ainsi moins flagrantes que celle de sa prédécesseure. Ainsi
isolée, elle est incapable de demander de l’aide aux enseignant·es plus installé·es dans
l’établissement : « pour moi c'est un peu gênant parce que comme je les connais pas trop... et
je sais même pas quel prof est à côté » E20. De la même manière, E17 a été professeure
documentaliste pendant de longues années, elle n’est donc pas perçue comme une débutante
par ses collègues. La situation de ces enseignant·es est ainsi empreinte de solitude dans les
collèges, solitude qui accentue encore leur difficulté pour s’en sortir avec leurs classes. On voit
ainsi que la solidarité, mise en avant comme une valeur constitutive du corps enseignant, en
particulier dans ces territoires scolaires pauvres, n’est pas spontanée pour ces débutant·es.
Cette difficulté à se tourner vers leurs pairs s’accompagne d’une fragilité physique que tous
ces débutant·es partagent. Les débutant·es sont bien sûr caractérisé·es par leur jeunesse (E14
a 29 ans, E20 a 26 ans, E29 28 ans et E34 28 ans), mais au-delà de l’âge, ces enseignant·es
paraissent plus jeunes encore : leurs visages, leurs voix, leur façon de s’habiller, tout concourt
à cette fragilité qui apparaît à l’occasion de notre première rencontre. Cette fragilité est
renforcée chez E19, enseignante contractuelle d’espagnol, de nationalité espagnole qui
maîtrise très mal le français et s’exprime avec un très fort accent.
Ces enseignant·es fragiles n’ont pas encore défini de style propre dans leur exercice de
l’autorité : ils sont en difficulté dans la mise en activité, souhaiteraient établir des relations de
confiance avec leurs élèves : « ma relation affective avec eux... en fait ma priorité c'est d'avoir
un lien... un lien... d'affection, d'affection » E19, « j'aurais envie de plus un “éveilleur de
conscience“ que un... prof » E20, « j'vais leur dire quand même : “j'suis là si t'as besoin j'suis là
j'suis là“ puis après ils arrivent à venir me voir donc ça ça instaure un climat d'confiance et
sinon l'autorité de classe vraiment pfffuuu.... c'est dans l'rapprochement » E29 , gérer leurs
classes dans une relation de confiance et user de l’humour (« J'essaye de faire ça à l'humour :
des fois ça les fait sourire, mais du coup c'est pas toujours très efficace » E14) pour répondre
aux désordres scolaires. Mais ils perdent patience et crient lorsque le bruit devient trop
important : « crier parfois, je le fais, même trop, mais il faut couvrir les voix » E34 , « j'ai
l'impression de parler beaucoup, de brailler » E20. Ils n’expriment pas obligatoirement de
position de principe par rapport à l’exclusion de cours, mais peuvent ressentir du soulagement
lorsqu’ils sont arrivés à exclure un élève et donc à avoir supprimé le désordre dont il était la
cause.
303
Les élèves sont perçus par ces débutant·es comme un groupe hostile, qui cherche à les faire
craquer. La description de classe révèle un face-à-face usant, le rappel systématique du
nombre d’élèves qui constituent le groupe insistant sur la lourdeur des situations :
C'est trop dur, parce que c'est... c'est 25 personnes face à toi en train de faire différents...
tests ... de de de de essayer de que, tu perdes ton, que tu perdes ton rôle et comme ça on
perd du temps on ne fait rien. Mais... pour la personne qui est en face, c'est vraiment c'est
l'enfer. C'est l'enfer. Parce que tu ne veux pas perdre ton rôle mais y a des moments qui
sont trop compliqués. Parce que... c'est pas une personne deux ou trois c'est 25... E19,
enseignante d’espagnol, 38 ans, débutante, 22 exclusions.
Les élèves possèdent une gamme d’actes perturbateurs qui semblent infinie pour remettre
en cause l’ordre dans leurs classes. Ces « tests » s’adressent à la personne de l’enseignant·e
pour voir jusqu’à quel point il ou elle est capable de tenir son rôle. Le constat est simple :
durant ce temps d’opposition où les élèves cherchent par tous les moyens à faire échouer le
cours, il ne se passe rien. Ces enseignant·es attribuent aux élèves une volonté consciente et
calculée de leur nuire, ce qui fonde, dès les premiers contacts avec les élèves, la relation sur
le terrain de la lutte, induisant comme l’observait déjà Willard Waller (1932) une interaction
d’opposition :
Quand j'suis arrivée ici j'avais des élèves de troisième qui m'ont bien fait comprendre
que y étaient là depuis quatre ans, contrairement à moi, et y m'ont fait la misère et leur
but en fait c'était que je sois virée. Donc y m'ont fait la misère toute une année et ça a
été quand même assez, assez dur assez euh... voilà, ça a été un vrai corps à corps...
E17 enseignante de français, 44 ans, jeune, 24 exclusions.
Ces débutant·es pénètrent dans le territoire des élèves : les troisièmes sont là depuis
quatre années, ils connaissent toutes les règles, toutes les ficelles du collège. Ils sont en
position de force par rapport aux débutant·es qui eux ou elles ne maîtrisent rien, ne savent
pas comment agir, ne savent pas ce que cherchent les élèves. Ces derniers sont d’ailleurs
soupçonnés d’intentions perverses : puisqu’ils sont là en position de force, ils vont user de ce
pouvoir sur un adulte perdu dans un environnement hostile, « leur but en fait c’était que je
sois virée ». On voit ici de quelle manière le fossé social auquel sont confronté·es ces
« débutant·es précaires » les amène à percevoir leurs élèves à travers des représentations
sans doute bien différentes de la réalité.
Ces enseignant·es constituent une catégorie à part. Il s’agit d’une catégorie provisoire,
constitutive pour certain·es d’un moment particulier, de leur entrée dans le métier. Chacun·e
de ces enseignant·es aura d’ailleurs un parcours par la suite qui lui permettra d’échapper en
partie à cette catégorie précaire : E14 a été affecté, à partir de 2017-2018 à plein temps dans
l’autre collège d’éducation prioritaire dans lequel il exerçait à temps partagé la première
année, E19 s’est inscrite à l’INSPE pour passer le CAPES externe d’espagnol, E29 s’implique
dans le collège n°2, en particulier dans les luttes syndicales de l’établissement, ce qui en fait
304
une figure centrale de la salle des professeurs. E20 remplace sur une durée plus importante
l’enseignante qu’elle remplaçait à court terme lors de l’entretien et s’intègre ainsi à
l’établissement. E17 prend conseil auprès de la CPE54.
Le fait quand même de de travailler avec avec le CPE, enfin c'est surtout avec [prénom
CPE54]... euh moi ça m'aide, ça m'aide beaucoup parce que j'trouve qu'elle est
extrêmement euh rigoureuse, elle est carrée elle sait où elle va et du coup moi qui suis
un peu plus flottante elle me donne quand même des pistes qui sont, voilà, qui sont très
utiles... E17 enseignante de français, 44 ans, jeune, 24 exclusions.
Il semble d’autre part que sa difficulté ait été « intégrée » à son service par la direction de
l’établissement qui la ménage en lui donnant des classes plus faciles (« mais du coup, j'ai, j'ai
des p'tites classes, j'ai des élèves de sixième et d'cinquième et en fait je me rends compte d'une
chose c'est qu'avec les élèves de sixième, ça s'est toujours bien passé » E17). On peut ainsi
considérer que cette catégorie d’enseignant·es en très grande difficulté et prêt·es à livrer
spontanément cette difficulté à l’enquêteur est une catégorie transitoire, qui correspond pour
certain·es à une étape particulière de l’entrée dans le métier. Cette immersion dans un monde
indéchiffrable, ce « bizutage », restera cependant une expérience qui va déterminer l’agir
professionnel des enseignant·es qui, par la suite et une fois le système maîtrisé, vont tout
mettre en œuvre pour que cette relation d’interaction qui leur était défavorable et au cours
de laquelle les élèves définissaient la situation de la classe à leur avantage ne puisse plus se
reproduire.
On le voit, les représentations du métier d’enseignant chez ces débutant·es se heurtent à
la réalité du champ social auquel ils ou elles sont confronté·es. Alors qu’ils ou elles associent
leur activité professionnelle à « la confiance », « l’humour », « l’affection », « l’éveil de
conscience », sans doute en mobilisant les souvenirs de leur propre expérience d’élèves, ils
ou elles se retrouvent face à un véritable « enfer », des élèves qui les « testent », cherchent à
les faire craquer, à les faire sortir de leur rôle, dans une lutte de territoire et de pouvoir sans
fin. On le voit, les valeurs sur lesquelles ils ou elles fondent ces perspectives sont des valeurs
contextualisées socialement et l’expression de cette épreuve d’entrée dans le métier est aussi
l’expression d’une confrontation à l’altérité sociale, déterminée par le fossé qui sépare ces
débutant·es, issu·es des classes moyennes et favorisées, aux élèves les plus pauvres du
territoire français.
Pour illustrer cette première catégorie d’enseignant·es, « débutant·es précaires », nous
allons maintenant présenter le portrait de Sylvie.
Portrait n°1 : Sylvie (E29)
Sylvie est enseignante d’anglais dans le collège n°2. Débutante de petite taille, aux longs
cheveux noirs et aux grands yeux bleus, âgée de 28 ans, son allure et ses vêtements juvéniles la
font paraître plus jeune encore qu’elle ne l’est effectivement. Elle a été affectée sur ce premier
305
poste à l’issue de son année de formation. Elle est donc, à la rentrée de l’année scolaire 20172018, ce qu’on appelle une T2, une titulaire de seconde année. Sylvie fait partie des
enseignant·es qui participent de manière active aux activités festives de la salle des professeurs
dans le collège n°2. Son amitié avec E24 m’a permis de partager plusieurs moments de détente
pendant les pauses déjeuner et ainsi de développer avec elle une certaine familiarité. Au cours
de ces repas partagés, elle racontait ses péripéties amoureuses, ses mésaventures sur les
applications de rencontre pour célibataires ou encore elle nous montrait les photos d’elle en
costume traditionnel arlésien lors des manifestations folkloriques provençales du week-end. Cet
univers personnel qu’elle transporte avec elle dans la salle des professeurs du collège n°2,
contraste fortement avec l’ambiance générale de l’établissement. Durant ses pauses, elle
protège cet espace intime partagé avec ses collègues en renvoyant violemment les élèves qui
chercheraient à s’introduire en salle des professeurs pour une raison ou une autre.
La première année, découverte de la pauvreté
La première année de Sylvie dans le collège s’est très mal passée, au point qu’elle a songé à
abandonner l’éducation nationale « l'année dernière j'ai failli arrêter… en fait l'année dernière
j'étais à deux doigts de démissionner ». Pour surmonter ses difficultés, elle s’est mise pendant
plusieurs semaines en arrêt maladie, a entamé une analyse et s’est plongée dans la méditation :
« parce que j'y arrivais plus, parce que j'trouvais qu'c'était l'horreur, j'comprenais pas c'que
j'faisais là ». L’entrée de Sylvie dans le métier, en éducation prioritaire, a été un véritable choc.
Elle souhaitait depuis toujours devenir enseignante et décrit ce choix professionnel comme une
véritable vocation : « depuis toujours je savais ! », à la fois portée par son amour de la langue
anglaise et de la culture britannique, mais aussi par le souvenir de son grand-père enseignant,
mort trop tôt et auquel elle tenait énormément : « mon grand-père était prof et.... je l'aimais
beaucoup, il est mort euh, très rapidement, ça m'a, ça m'a choqué et euh... j'pense que ouais, ça
m'a ça m'a orienté ouais.... ». Affectée dans le collège n°2, elle s’est retrouvée projetée, sans y
être préparée, dans un contexte social qu’elle subit comme une violence qui lui est imposée.
Confrontée à la misère des élèves, elle s’est sentie impuissante : « quand j'ai vu la pauvreté je
me suis dit mais, je sers à rien... Quand j'ai vu les problèmes j'me suis dit mais ça sert à rien, j'vais
rien pouvoir changer ». Entrée dans l’éducation nationale pour transmettre sa passion, elle s’est
vite rendue compte que ce métier, dans lequel il s’agissait d’éduquer des élèves très éloignés
des normes scolaires, n’était pas celui dont elle avait rêvé : « c'est pas c'que j'voulais faire de
base quoi… ». On peut entrevoir la déception, l’écart entre le métier fantasmé exercé par son
grand-père adoré et la réalité de l’éducation prioritaire dans laquelle la transmission des savoirs
passe au second plan. Pour illustrer l’extrême violence de la vie de ses élèves, Sylvie évoque en
entretien une situation à laquelle nous avons été confrontés tous les deux quelques semaines
auparavant (le 14 novembre 2017). Alors que j’étais en entretien avec la CPE55 dans son bureau,
Sylvie y a fait irruption en urgence et nous a interrompu. Elle semblait extrêmement affectée
par ce qu’elle venait d’apprendre : à la pause méridienne, un élève de la classe dont elle est
professeure principale, avait été pris à parti devant le collège et jeté au sol par l’un de ses
camarades. Alors qu’il était à terre, entouré par un « moulon » d’élèves, son camarade lui a uriné
dessus : « t'y étais là, j'crois quand j'ai j'l'ai expliqué à la à la CPE ». Cette violence quotidienne,
Sylvie la ressent comme un poids auquel elle n’était pas préparée et qui relègue l’enseignement
au second plan : c'qui est difficile aussi c'est les problèmes des élèves (…) les problèmes des élèves
306
qui sont assez énormes euh... voilà et tout ce travail pour essayer de les raccrocher euh... qui
rend l'enseignement vraiment en fait euh... qui passe en deuxième temps…
Ainsi, cette révélation des conditions misérables des élèves ne provoque pas chez elle de
l’empathie, mais de l’impuissance et du découragement. La confrontation à l’existence des
élèves constitue un choc d’autant plus important que Sylvie avait évolué jusqu’à présent dans
un champ social particulièrement préservé, dans un village de la campagne du pays d’Arles, bien
loin des réalités sociales du quartier le plus pauvre d’Europe.
Comme tou·tes les « débutant·es précaires », Sylvie ne cherche pas à me cacher ou à
amoindrir les difficultés importantes qu’elle rencontre dans l’exercice de son métier. Elle
reconnait tout de même que les choses se sont un peu améliorées cette année : ça s'passe
beaucoup mieux que l'année dernière (…) mais après c'est quand même très difficile. Très très
difficile… (…) ça s'passe pas non plus hyper bien faut pas trop... faut pas mentir quoi ... [rires
nerveux] ».
Agressée sexuellement
Elle a accepté l’entretien grâce à l’entremise de E24 et à la familiarité créée en salle des
professeurs lors des pauses méridiennes. Elle était cependant dans un premier temps, comme
beaucoup de débutant·es, rétive à s’entretenir avec un enseignant de l’INSPE. Si les apéros en
salle des profs ont fait évoluer nos relations, dans le face-à-face de l’intimité d’une salle de
classe, l’interaction est dissymétrique. L’entretien réalisé avec Sylvie est tendu, et j’ai du mal à
la faire parler. Une question de relance va cependant déclencher une longue tirade, comme si
Sylvie attendait ce signal pour me dire ce qu’elle avait sur le cœur. Alors qu’elle évoque un élève
qui l’avait mise en difficulté l’année dernière en proférant dans sa classe des propos sexistes et
racistes, je lui demande : « Est-ce que le fait que tu sois une femme ça entre en jeu dans tes
rapports avec eux ? ». Elle enchaine alors comme si elle attendait que je lui pose cette question
depuis le début de l’entretien pour pouvoir dérouler son histoire. « Oui beaucoup ». Elle l’aborde
d’un trait, sans reprendre son souffle, en me fixant droit dans les yeux. « L'année dernière j'ai eu
un problème avec une de mes classes ... un problème qu'y a duré toute l'année, c'était que y avait
des élèves qu'y ESSAYAIENT [le mot essayé est très appuyé, comme si Sylvie voulait bien insister
sur le fait que ça ne s'était pas passé ou comme si elle voulait elle-même s’en convaincre] dans
mon dos de faire comme si ils me touchaient les fesses. Donc ils mettaient leurs mains au niveau
d'mes fesses, ils attendaient qu'je marche pour euh... faire semblant d'me les toucher ou même
des fois qu'je pense qui voulaient le faire ». Cet incident est d’autant plus déstabilisant pour
Sylvie, que l’inspectrice qui est venue la visiter durant l’année scolaire l’a confrontée de façon
très abrupte à sa posture de femme vis-à-vis de ses élèves : « et j'me suis fait inspecter l'année
dernière et la première chose qu'elle m'a dite c'est euh... “vous êtes trop proche d'eux et vous
avez leur regard… leur regard est au niveau d'vos fesses vous devriez changer ça“. Et j'me suis
senti un peu ben... attaquée en tant que femme là, j'me suis dit : “ouais mais j'peux pas changer
mes fesses en fait c'est pas possible j'sais pas comment j'dois faire“. Et en fait j'ai compris que
c'qu'elle voulait dire c'est qui fallait qu'j’fasse attention un peu à ma posture en tant que femme
parce qu'y avait des regards y avait des choses qui s'faisait et euh... ça a été difficile au début
franchement euh j'l'ai mal vécu, très très mal vécu au début... ». Il est important de souligner
que cette question sur des interactions fortement sexualisées avec les élèves, posée à une jeune
femme par un homme en position de domination symbolique du fait de son statut n’est pas
307
neutre et que les révélations qu’elle fait alors sont rendues encore plus difficiles par cette
dissymétrie de genre, d’âge et de statut, dans l’entretien. Ces violences sexuelles, auxquelles
Sylvie a été soumise, révèlent plus encore sa fragilité, sa solitude au sein de la classe et de
l’institution, le manque de soutien de sa hiérarchie. Elles illustrent une lacune préoccupante
dans la maîtrise des compétences relationnelles nécessaires aux interactions avec des
adolescent·es. Cette carence l’expose à la violence du groupe. Pour éviter d’être confrontée à
nouveau à ce type de situation, elle adopte une attitude de rupture : « en début d'année j'ai vu
qu'mes élèves ils m'cherchaient encore, ils ont essayé d'voir certains garçons de m'dire des choses
m'écrire des mots et euh... en fait j'ai été très très sévère dès l'début et du coup ça les a, ça les a
humiliés quoi... mais j'ai été obligée d'passer par là ». La violence objectivement vécue lors de
sa première année dans le collège n°2 justifie une attitude violente en retour (« j’ai été obligée
d’passer par là ») qui se concrétise par une humiliation nécessaire des élèves. Ainsi, à l’issue de
sa première année d’enseignement, elle se considère comme « déjà blasée... j'crois qu'c'est ça
en fait malheureusement, c'est... j'pense que c'est ça ... parce que j'en ai déjà vu beaucoup et...
de ma petite expérience du coup euh ouais, j'me suis barricadée quoi... ». Elle a décidé de
poursuivre, mais en ayant fait le deuil de ses représentations idéalisées du métier et en s’étant
fermée pour ses élèves.
Le rapport à l’exclusion
Sylvie pratique peu l’exclusion : « rarement... (…) euh ouais non ça m'arrive quasiment
jamais...». Au moment où se déroule l’entretien, elle n’a à son actif que 3 exclusions enregistrées
dans le logiciel de gestion des punitions et n’en aura que 12 à la fin de l’année scolaire. Sylvie
n’a pas encore fixé sa pratique professionnelle et l’exclusion est une mesure trop complexe à
mettre en œuvre pour elle : cela l’oblige à arrêter son cours, (elle risque alors de perdre les
élèves qu’elle a peiné à enrôler dans l’activité), mais aussi à négocier avec l’élève à exclure : « ça
m'fait perdre du temps. Et ça m'fait quand j'suis dans un dynamisme à essayer de tous les choper
de tous les entrainer parce que voilà parce que j'veux qui y ait un truc, de sortir un papier qu'les
autres soient un peu euh... aux aguets pendant cinq minutes où y discutent y s'remettent à partir
français tout ça... ben ouais non ça m'gonfle quoi... »
D’ailleurs, il a pu lui arriver d’essayer d’exclure un élève de sa classe et de ne pas y arriver, ce
qui est là aussi caractéristique des débutant·es fragiles. « Là récemment j'ai voulu en exclure un
mais il a pas voulu sortir donc je l'ai laissé puisque de toutes façons voilà euh... ». Là où un·e
enseignant·e confirmé·e ferait appel à un CPE ou à un surveillant mais ne cèderait pas, les
précaires, trop incertain·es de leur position dans l’établissement préfèrent garder l’élève en
classe : « il m'a dit non non j'sors pas... il s'est rapproché d'plus en plus de moi il m'a dit : “non
j'sors pas...“ j'lui ai dit “écoute tu veux que j'fasse appeler un surveillant ? “ il m'a dit “non non y
a pas d'surveillant j'fais c'que j'veux...“ là j'ai vu qu'il était… bon il arrive pas à s'maîtriser quoi
hein j'lui dis : “bon écoute pose-toi cinq minutes on en reparle après“ puis après j'lui ai donné du
travail à faire et j'l'ai, j'l'ai gardé en cours quoi parce qu'y s'était apaisé mais ouais... j'me suis
dit, j'voyais très bien que euh... j'allais pas utiliser la force quoi donc euh ça servait à rien... donc
voilà... »
Plutôt que de rentrer dans une situation conflictuelle en face du groupe, elle a pu être
amenée, sur les conseils de ses collègues, à refuser à certains élèves de rentrer dans sa
classe avant même le début du cours : « ça m’est arrivé parce que c'était des élèves qui étaient
308
euh… dangereux et on on m'avait dit ne les fais pas re... ne les, ne les accepte pas dans ton cours…
c'était de suite : “non je ne te prendrais pas“ donc c'est pas vraiment une exclusion ». Elle a pu
aussi refuser à un élève de rentrer dans sa classe pendant plusieurs cours, dans l’attente
d’excuses (« lui j'lui ai dit j'veux pas t'voir euh tant que l'problème sera pas résolu » « des
excuses... si y a pas eu j'les accepte pas euh... »). Le refus d’un élève en classe, nous l’avons vu,
n’est pas considéré par les enseignant·es comme une réelle exclusion : si l’élève n’a pas franchi
le pas de la porte, il ne fait pas encore partie du groupe : « mais ça c'est pas des vraies exclus...
enfin j'sais pas si c'est pareil... ». Sylvie considère qu’elle est en droit de faire ce tri, par solidarité,
en fonction de ce qui a pu se passer lors de l’heure précédente : « quand c'est des élèves qu'on
me dit, enfin, qui viennent normalement alors qu'à l'heure d'avant ils ont fait n'importe quoi. Là
là j'les prends pas... ». Il s’agit bien par ce tri a priori de prendre le pouvoir sur les élèves, de
montrer que le groupe d’enseignant·es possède ce pouvoir de choisir parmi les élèves ceux qu’ils
acceptent en classe et ceux qu’ils n’acceptent pas : « non c'est pas eux qui décident mais c'est
nous ». On constate dans la lutte qui est ici exposée une forte distinction mise en place entre
« nous et eux » constitutive selon Bruce Link et Jo Phelan du processus de stigmatisation (2001,
p.370). Le tri est alors plus facile à réaliser puisqu’il ne s’effectue pas dans le fil du cours, l’élève
étant directement renvoyé vers la vie scolaire et ne franchissant pas le seuil de la porte.
De plus, exclure un élève, peut exposer au jugement des autres personnels et en particulier
des personnels de vie scolaire. Sylvie a bien compris ce processus stigmatisant lors d’un
entretien l’année précédente avec un CPE qui a depuis obtenu sa mutation et quitté le collège :
« le CPE qui m'avait montré mes stats, parce qu'apparemment y avait des stats en vie scolaire
sur les enseignant·es qu'excluaient et les autres ». Comme elle n’avait pas exclu d’élève ou
presque pas, il lui a offert la possibilité de le faire : « moi j'avais rien. J'avais genre euh... une
exclusion de cours, y en avait une… il m'avait montré y m'a dit : “elle euh par exemple c'est trop“
et, elle en avait, j'sais pas, cent euh trente, elle excluait pour euh… pas grand-chose
apparemment et y m'avait montré en gros où j'me situais et j'pourrais en faire plus si j'avais
vraiment envie d'me délaisser. Y m'a dit, moi je peux euh... enfin, y faut pas qu't’hésites quoi et
voilà (…) mais j'avais trouvé ça bizarre et depuis j'ai pas trop osé, parce que j'me suis dit, on
pointe du doigt certaines personnes, d'autres... j'me suis dit vaut mieux chacun fasse dans son
coin en fait hein, chacun gère ça comme y veut... j'pense qui vaut mieux pas trop en parler non... »
Ce risque de stigmatisation renforce la crainte de Sylvie et ses appréhensions à se saisir de
l’exclusion ponctuelle de cours comme d’un outil dans son activité d’enseignante.
Lorsque Sylvie évoque l’exclusion de cours, elle ne l’envisage à aucun moment comme une
punition, mais bien comme une mesure de mise à l’écart, de protection pour les élèves et pour
elle-même. Elle refuse de prendre les élèves en classe parce qu’ils la dégoutent, qu’elle ne veut
plus les voir, qu’elle ne peut tout simplement pas envisager d’y être confrontée. A travers
l’exclusion, elle efface l’élève de sa classe, l’éloigne physiquement « j'me sens vraiment en fait
physiquement dans : “ dégage quoi “ » « on peut plus l'voir », « qui dégagent ouais, j’veux plus
les voir, ouais c'est assez violent quoi... ». Ces élèves sont des garçons et si leur appartenance
ethnique n’est pas directement évoquée, dans le rejet qu’évoque Sylvie, il y a un rapport
racialisé vis-à-vis de ces garçons sexistes, homophobes et racistes (« si eux-mêmes ils ont des
propos racistes, sexistes, homophobes, ça m'intéresse pas d'les voir »). L’espace de la classe reste
ainsi un espace sacré qui ne peut pas être souillé par certaines atteintes inadmissibles aux
309
normes morales : « pour moi ils sont pas, ils méritent pas en fait d'être en cours normalement
avec les autres ».
Pour sa seconde année de titularisation, Sylvie est encore dans une situation précaire : elle
n’est pas suffisamment assurée pour stabiliser des pratiques qui lui permettraient d’assumer
l’exclusion régulière des élèves de sa classe. Au cours des années scolaires suivantes, la solution
trouvée par Sylvie pour dépasser ses difficultés a été de s’impliquer plus dans la vie du collège.
Au cours de l’année 2017-2018, elle est devenue professeure principale et a été active dans tous
les mouvements de blocage du collège. L’année suivante, elle a été au cœur de l’opposition à la
rénovation du collège telle qu’elle est prévue par les responsables politiques, représentant ses
collègues dans les médias. Elle est ainsi devenue une figure de la salle des professeurs qui se
met régulièrement en avant dans les conflits avec la hiérarchie de l’établissement ou plus
largement de l’éducation nationale.
Le portrait de Sylvie nous plonge dans la violence objective des rapports sociaux entre les
enseignant·es et leurs élèves. Cette violence est ici exacerbée par le fossé social du contexte
du collège n°2. Sylvie est agressée en tant que femme blanche issue d’une classe favorisée par
des garçons pauvres et racisés : elle l’est d’abord par la confrontation forcée à une altérité
sociale insoutenable pour elle, puis concrètement dans sa classe. En retour, elle exprime un
rejet violent de ces élèves, refusant littéralement de leur accorder une place, procédant à un
tri explicite avant même le début de ses cours entre les élèves qui méritent et ceux qui ne
méritent pas d’y participer.
b. Des débutant·es en grande difficulté : une croyance partagée
L’expérience limite rencontrée par les débutant·es fragiles constituerait, un passage obligé
pour de nombreux enseignants et de nombreuses enseignantes qui entrent dans le métier et
rencontrent leurs élèves de la manière la plus désordonnée possible, dépassé·es chaque jour
par un désordre endémique qu’ils et elles n’arriveraient pas à contenir. Cette violence des
débuts constitue en effet un souvenir marquant, une expérience fondatrice pour une partie
importante des enseignant·es confirmé·es qu’ils et elles évoquent dans leurs entretiens. La
force de cette première expérience est telle qu’elle va structurer une croyance collective sur
le métier et sur l’exclusion de classe : tous les enseignant·es commenceraient par un ou des
premières années difficiles, cette difficulté disparaissant ensuite avec l’expérience. En réponse
aux difficultés, tou·tes les débutant·es excluraient régulièrement des élèves de leurs classes,
la pratique de l’exclusion diminuant aussi avec l’expérience et le temps passé dans les
établissements.
Pour ces enseignant·es, le souvenir de cette entrée dans le métier est une expérience
traumatisante : « quand on arrive nouveau dans ce collège, c'est très difficile, les deux
premières années, ça été extrêmement difficile. » E12, « le début était très très difficile,
j'rentrais chez moi en pleurant très souvent de septembre à décembre » E25, « la première
année c'était un carnage, c'était horrible, on se dit mais qu'est-ce que j'fais là bref… » E39,
« donc au début les premières années où je suis arrivée ici c'était compliqué : je rentrais chez
moi en pleurant, c'était vraiment dur. » E45. Comme pour Sylvie, les difficultés rencontrées
ont provoqué alors des remises en cause individuelles profondes (« on se dit mais qu’est-ce
310
que j’fais là ») et déstabilisé les personnels : l’expérience des pleurs étant régulièrement mise
en avant : « j’rentrais chez moi en pleurant ». Avec le recul, cette difficulté est d’ailleurs mise
en relation avec le trop jeune âge de cette première expérience, les débutants ne se
considérant pas, rétrospectivement, comme véritablement adultes : « euh moi j'avais euh...
j'ai, j'avais 23 ans donc euh c'était hyper dur, j'me d'mandais des fois si j'étais du bon côté du
bureau quoi ! » E23. Dans ces souvenirs, lorsqu’ils ou elles ont commencé dans l’éducation
nationale, ces enseignant·es manquaient d’expérience (« par manque d'expérience, parce que
quand je suis arrivée dans le collège, j'avais enseigné que pendant deux ans et encore, deux
mois par-ci, deux mois par-là » E1) et étaient encore trop « tendres » (« genre c'était marqué
sur ma tête euh, trop gentille, les élèves j'allais les chercher au début, j'essayais d'avoir une
tête super méchante et euh... au bout d'deux minutes : “madame vous avez l'air trop gentille“
» E16). Ces situations correspondent bien à celles des débutant·es fragiles de notre
échantillon, à la fois manquant de pratique et de solutions concrètes face aux problèmes posés
par leurs élèves, mais manquant aussi de maturité personnelle pour faire face à la prise en
charge d’adolescent·es dans leurs classes.
Ces premières difficultés ont amené ces enseignant·es à exclure très souvent des élèves au
cours de leurs débuts : « ça m'arrivait beaucoup plus souvent d'exclure, parce que ça m'arrivait
beaucoup plus souvent que les élèves remettent en cause mon autorité, mes décisions » E1,
« c'est surtout au début de la carrière, parce que au début dans ce collège ils essayent de vous
tester » E12 « j'ai été amené, à exclure, beaucoup plus dans la première année où j'étais
enseignant·e que maintenant, y a une euh... très nette évolution. » E22. Dans cette situation,
les seules ressources sur lesquelles ils et elles ont pu s’appuyer, ces enseignant·es les ont alors
trouvées auprès de leurs collègues et la notion de solidarité, constitutive du milieu
professionnel enseignant de l’éducation prioritaire prend alors tout son sens : « sans le soutien
d'autres profs, j'aurais vraiment été en difficulté. » E1.
Cette entrée difficile dans le métier qui nécessite de recourir à l’exclusion ponctuelle de
cours régulièrement durant les premières années constitue une nouvelle croyance largement
partagée par les enseignant·es enquêté·es, à tel point que l’existence possible d’enseignant·es
qui ne passeraient pas par cette phase semble impossible. Celles ou ceux qui affirmeraient le
contraire seraient d’ailleurs soupçonné·es de tricher sur la réalité de leur expérience et sur
leurs difficultés effectives : « alors la première année ça a été euh... très dur, comme pour
beaucoup d'profs si... y a des profs qui disent que c'est faux, avec qui ça s'passe très bien, c'est
faux.... (rires) non non ça a été… » E46. Nous allons voir cependant que quelques enseignant·es
atypiques entrent au contraire dans le métier sans éprouver ces difficultés.
c. Les débutant·es qui s’en sortent
Tou·tes les enseignant·es en effet ne passent pas nécessairement au cours de leurs
premières année par cette phase de fragilité plus ou moins forte. Nous avons pu ainsi
distinguer parmi les titulaires de première ou de seconde année (T1 et T2), des « débutants
fragiles » (E14, E19, E29, E34) et d’autres qui s’en sortent (E3 dans le collège n°1, E26, E27
dans le collège n°2). Ces quelques enseignant·es débutant·es remettent en cause la croyance
311
d’une entrée nécessairement difficile dans le métier et dans l’éducation prioritaire. Si E26
s’appuie pour cela sur son expérience professionnelle d’éducatrice pour s’en sortir avec ses
élèves, E3 et E27 sont toutes les deux des enseignantes débutantes, jeunes (respectivement
31 ans et 26 ans) entrées dans le métier sans expérience préalable. Aucune de ces deux
débutantes ne considère l’entrée dans le métier comme une expérience traumatisante, au
contraire, la découverte de l’éducation prioritaire renforcée a été pour elles une remise en
cause des représentations inquiétantes construites par leur entourage proche : « quand je
disais où j'avais été affectée, ce qui m'a fait un peu appréhender la rentrée l'année dernière
puisque les gens me disaient beaucoup : “ouh-là, il va te falloir du courage, c'est pas facile“... »
E3 « on pensait que j'allais me faire bouffer » E27.
La nature des entretiens avec ces deux débutantes est tout à fait différente de celle des
entretiens menés avec les débutants fragiles : ces deux enseignantes affirment dès le départ
et sans nuance se sentir bien dans l’établissement « ça se passe bien en classe. Mieux que
l'année dernière, (…) mais même l'année dernière, c'était quand même très gérable... » E3
« Étonnamment bien. » E27 et avec les élèves : « j'ai un bon contact avec les gamins » E27.
L’échange est cordial et révèle un plaisir à témoigner sur l’activité enseignante. Les élèves n’y
sont pas évoqués comme un groupe hostile.
Pour ces deux enseignantes, leur jeunesse n’est pas considérée comme une faiblesse, mais
comme une qualité particulière sur laquelle elles peuvent s’appuyer dans leurs interactions
avec les élèves : « parce que du coup comme j'étais plus jeune, niveau caractère, je suis plutôt
calme » E27, « Je suis jeune et ça me fait pas défaut au contraire. Parce que je peux me
permettre certaines choses avec les élèves qui sont peut-être pas très éthiques et responsables,
de temps en temps mais qui sont faites sur l'humour et que les élèves saisissent bien » E3. La
jeunesse de ces enseignantes est alors un atout, la possibilité d’une plus grande proximité
avec leurs élèves, d’un surcroit d’énergie qu’elles exploitent dans leurs interactions en classe.
E3 et E27 ont toutes deux déjà conforté leur point de vue sur l’exclusion et le mettent en
œuvre dans leurs classes : « je pourrais très bien exclure plus facilement et avoir des cours plus
calmes, mais du coup je me retrouverais avec des élèves en moins à presque tous les cours et
on en fait quoi de ces élèves au final ? » E3, « je pense que faut pas exclure pour rien parce que
du coup ça apporte rien, juste l'élève il s'en va et (…) ça sert à rien en fait. » E27. Elles ne
refusent pas l’exclusion mais ont réfléchi à comment elles veulent intégrer de manière
mesurée cette pratique dans leur classe. E3 participe d’ailleurs parfaitement dans le collège
n°1 au système d’exclusion entre pairs : elle peut être amenée à exclure des élèves dans la
classe de ses collègues, mais elle peut être amenée aussi à recevoir des exclus de la part
d’enseignant·es voisin·es en difficulté. Cette facilité à participer au dispositif témoigne d’une
intégration forte dans l’établissement et de la qualité des relations qu’elle a su très
rapidement créer avec ses collègues : « on me l'a dit presque à tous les étages. Vu que j'ai pas
de salle fixe et que je tourne beaucoup, j'ai eu l'opportunité de le faire à tous les étages » E3.
Contrairement à ses jeunes collègues pour lesquels les changements de salle successifs et la
crainte de s’adresser à des enseignant·es plus ancien·nes qu’ils et elles ne connaissent pas
312
empêchait de participer au système d’arrangement local de l’exclusion organisé par les
enseignant·es, E3 utilise le dispositif sans difficulté dès sa première année dans le collège n°1.
Toutes les deux semblent avoir appris de leurs pairs, en particulier en relation avec les
enseignant·es de leur discipline (anglais pour E3 et mathématiques pour E27). J’ai pu ainsi
constater que E3 avait été en quelque sorte prise en charge par E9 avec laquelle elle entretient
des relations amicales. Les deux enseignantes partagent de nombreux points communs dans
leur rapport à leur métier et à leurs élèves. Contrairement aux débutant·es fragiles, E3 et E27
insistent sur la qualité de leur intégration à l’établissement : « j'ai été très bien accueillie, très
bien intégrée, épaulée... » E3 et considèrent les modalités d’accompagnement dans leurs
premières années dans l’éducation prioritaire comme très efficaces : « puisqu'on a un
professeur dans l'établissement qui fait les formations REP+ à gestion autorité ... et qui du coup
nous a vu plusieurs fois dans l'année, pour nous aider, nous demander quand ça allait, pas tout
ça... » E3. On constate ici un écart de perception dans cet accueil puisque E3 est enseignante
dans le même collège que E14, E19 et E20, tou·tes les trois débutant·es fragiles qui ne sont
pas arrivé·es à se saisir pleinement de l’aide proposée par leurs collègues dans l’établissement.
Cette intégration a été pour E3 une stratégie consciente qui lui a permis de se rapprocher des
élèves et des enseignant·es, en particulier en participant à l’école ouverte de l’établissement :
De moi-même je me suis bien intégrée puisque j'ai participé à l'école ouverte qui a lieu
à toutes les vacances je l'ai fait deux fois l'année dernière et j'ai participé à deux
voyages scolaires. Dont un avant les vacances de la Toussaint. Donc forcément les
élèves ont rapidement mis un visage sur mon nom, même ceux que j'avais pas en cours
et c'est aussi quelque chose qui est important que ce soit au niveau des collègues qu'au
niveau des élèves, c'est quand ils voient qu'on est présents, pour faire nos cours
évidemment mais aussi pour le reste et mine de rien ça joue dans l'établissement pour
le rapport humain et pour le rapport du coup aux classes. E3
Ainsi, E3 perçoit, dès ses premières années d’enseignement, l’importance de se faire
reconnaitre et accepter des élèves, à travers des activités qui dépassent l’enseignement. La
relation personnelle est mise en avant. Elle correspond à une perception bienveillante des
élèves qu’elle appelle les « enfants » : « il faut toujours garder en tête que c'est nous les
adultes... c'est nous les adultes et ce sont des enfants...donc on peut pas dire : “non je te boude
je veux plus te voir“… ça marche pas ». Elle relativise d’ailleurs les incidents produit par ses
élèves en classe : « c'est pas non plus insurmontable et ça reste des enfants quoi... » E3. E9 et
Cette posture professionnelle, adoptée par E3 et par E9, qui tout en mettant en avant la
qualité de la relation affective, situe professionnellement l’enseignant·e comme un adulte
face à un enfant, permet de dépasser ou de neutraliser les antagonismes sociaux dans
l’interaction.
L’expérience de ces deux débutantes contredit les croyances sur l’entrée nécessairement
difficile dans le métier et dans l’éducation prioritaire. Si E27 a été scolarisée dans l’éducation
prioritaire et a ainsi développé son envie de devenir enseignante de mathématique à partir
313
de l’image d’un enseignant de son collège REP+ : « j'étais en REP je sais pas si c'est + ou quoi,
c'était en ZEP en ce temps-là, [nom d’un collège de la ville de l’enquête], et on va dire que c'est
plutôt là-bas que j'ai eu envie d'être prof » E27, E3 n’a pas un parcours particulier qui
expliquerait ses facilités d’adaptation « j’ai fait ma scolarité dans le privé » E3.
2. Divergence des points de vue normatifs
Nous allons maintenant, à partir de l’analyse de nos entretiens, identifier les clivages qui
séparent les enseignant·es que nous avons enquêté·es à propos de l’exclusion ponctuelle de
cours. Nous prendrons pour commencer l’exemple de l’exclusion pour « oubli de matériel »
ou pour « travail non fait », pratique qui met en lumière la divergence très nette qui existe
dans les positions de ces différent·es professionnel·les.
a. Des perspectives irréconciliables
Parmi les enseignant·es dont la pratique s’est routinisée, Peter Woods distingue des
« provocateurs ou des provocatrices de déviance » et des « isolateurs ou des isolatrices de
déviance » (Woods, 1990). Nous reprendrons cette typologie en distinguant des
« provocateurs ou provocatrices d’exclusion » et des « isolateurs ou isolatrice d’exclusion »,
même si la binarité de cette catégorisation ne correspond pas à la palette très diverse des
attitudes que l’on peut observer chez l’ensemble de ces enseignant·es. Bien sûr, les pratiques
par rapport à l’exclusion permettent, comme nous l’avons fait précédemment, de procéder à
un classement qui part de celles et ceux qui excluent presque quotidiennement des élèves
jusqu’à celles et ceux qui n’en excluent jamais. Cependant, cette catégorisation manque de
précision : nous avons par exemple pu constater dans le collège n°1 que les enseignant·es
étaient en mesure de dissimuler leur pratique et les « chiffres » recueillis dans les logiciels de
vie scolaire ne suffisent pas. Certain·es enseignant·es peuvent aussi ponctuellement, lors de
l’année scolaire au cours de laquelle nous avons réalisé notre enquête, n’avoir pas exclu du
tout ou avoir exclu très peu d’élèves, mais peuvent potentiellement, en se projetant sur des
années plus difficiles où ils ou elles seraient confronté·es à des classes et à des élèves plus
difficiles, s’engager à nouveau dans une pratique plus systématique de l’exclusion. C’est en
rentrant dans le détail des pratiques observées dans l’établissement, dans la confrontation de
ces pratiques avec le discours des enseignant·es dans leurs entretiens et avec les rapports
d’exclusion qu’ils et elles produisent que l’on peut établir des distinctions plus précises entre
des provocateurs ou provocatrices d’exclusion et des isolateurs ou isolatrices d’exclusion. Il
ne s’agit pas alors de catégoriser des individus, mais bien de catégoriser la manière dont ces
individus, dans le champ social, actualisent leurs pratiques en fonction du contexte et des
marges de manœuvres que leur offre l’institution. Il ne s’agit pas non plus de classer
artificiellement des individus en les enfermant dans des cases : l’action humaine est faite de
complexité et en traçant les grands traits des agents sociaux que nous avons rencontrés, nous
avons pu constater des contradictions qui placent parfois nos enquêté·es des deux côtés des
clivages identifiés.
314
Notre exploration des entretiens nous permet d’identifier les éléments centraux dans le
positionnement vis-à-vis de l’exclusion ponctuelle de cours : la conception de l’autorité, les
perspectives par rapport aux élèves, les représentations par rapport à la pédagogie, les
représentations du rôle de l’enseignant·e, la place relative accordée au groupe ou à l’individu,
le rapport à la hiérarchie. La figure n°40 présentée ci-dessous schématise ces éléments qui
détermineront des pratiques différentes de l’exclusion. On voit bien que l’exclusion se situe
dans un système plus large qui l’englobe et dépasse la question de la gestion des désordres
scolaires.
Figure 40 : les différents indicateurs déterminants le positionnement des enseignant·es par
rapport à l’exclusion
rapport à la
hiérarchie
Représentation
vis-à-vis de
l'enseignement
Provocateurs et
provocatrices
Isolateurs et
isolatrices
place relative
accordée au
groupe et à
l'individu
conception de
l'autorité
représentation
vis-à-vis des
élèves
Les provocateurs ou provocatrices d’exclusion placent la soumission aux savoirs au centre
de leur mission d’enseignant·es. Ils et elles associent leur autorité à une application stricte des
règles disciplinaires qui les amènent à recourir fréquemment à la punition. Ils et elles
privilégient le groupe par rapport à l’individu. Ils et elles peuvent admettre que leurs élèves
vivent dans des conditions sociales difficiles, mais refusent de faire de ces conditions
d’existence une explication qui excuserait de leurs comportements. Ils et elles accusent la
hiérarchie de l’Éducation Nationale d’une fausse bienveillance, dénoncent le laxisme de
l’institution et son incapacité à assumer ses responsabilités.
315
Les isolateurs ou isolatrices accordent une place centrale à la mise en activité des élèves et
à l’adaptation de leur enseignement aux difficultés de chacun et de chacune. Ils et elles
associent l’autorité à la bienveillance et à la qualité de la relation humaine. Ils et elles ne
recourent que très rarement ou jamais à la punition, c’est un choix volontaire et affirmé
explicitement. Ils et elles cherchent à mettre en place des pédagogies collaboratives et à
donner à tous leurs élèves une place dans leur classe. Ils et elles sont attentifs et attentives au
contexte social dans lequel vivent leurs élèves et privilégient la figure de l’enseignant·e
accompagnateur ou accompagnatrice par rapport à une figure plus traditionnelle.
Bien sûr, ces grands traits caractéristiques s’observent de manière plus ou moins marquée
en fonction des enseignant·es : on rencontrera une diversité importante entre ces deux
représentations paradigmatiques. On observera ainsi, chez les isolateurs ou les isolatrices
d’exclusion, des enseignant·es que nous appellerons des « résistant·es » qui se positionnent
radicalement contre l’exclusion de cours, n’excluent jamais d’élèves et refusent le principe
même de cette punition et d’autres que nous qualifierons simplement d’ « isolateurs ou
isolatrices confirmé·es » qui tout en excluant très rarement des élèves de leurs classes,
peuvent dans certaines conditions accepter l’idée de cette punition. De la même manière, on
observera chez les provocateurs ou provocatrices d’exclusion, des enseignant·es que nous
appellerons des « exclueur·es » qui ont totalement routinisé l’usage de l’exclusion dans leur
pratique quotidienne, en revendiquent l’usage systématique comme une réaction directe aux
comportements d’élèves ingérables, et d’autres que nous qualifierons de « provocateurs ou
provocatrices confirmés » qui excluent régulièrement des élèves sans adopter une position
totalement décomplexée par rapport à l’exclusion. La figure n° 41 présentée ci-dessous
récapitule cette typologie que nous allons détailler dans la suite de ce chapitre.
Figure 41 : typologie des enseignant·es en fonction de leur pratique de l’exclusion
Résistant·es
Isolateurs ou
isolatrices
d'exclusion
Provocateurs ou
provocatrices
d'exclusion
Exclueur·es
316
b. Clivage autour de l’oubli de matériel et du travail non-fait
« L’oubli du matériel m'est insupportable » E47
« J’ai une armoire avec du matériel, dedans donc euh, le gamin il a pas son matériel (…) c'est
jamais une excuse pour pas travailler » E49
Nous avons vu que, bien loin d’être une mesure exceptionnelle répondant à des
comportements extrêmes dont il faudrait protéger les classes et les élèves, l’exclusion
ponctuelle de cours est une pratique banalisée punissant des atteintes courantes à la norme
scolaire. C’est le cas par exemple pour l’oubli de matériel ou pour le travail non-fait, les élèves
pouvant être régulièrement renvoyés en vie scolaire parce qu’ils ont oublié un livre ou un
cahier à la maison : « “t'as pas tes affaires ben allez... tu sors !“ (…) ce matin un élève qui a été
exclu euh... il a été exclu parce qu'il avait pas son livre d'anglais » AED59. Nous avons constaté
une opposition forte entre les enseignant·es qui illustre parfaitement selon nous la distinction
entre les provocateurs ou provocatrices d’exclusion d’une part et les isolateurs ou isolatrices
d’exclusion d’autre part. Les premiers et les premières mettent un point d’honneur à exclure
systématiquement de leur classe les élèves qui viendraient en classe sans leur matériel : le fait
alors de ne pas avoir son cahier, son équerre, son livre, deviendrait un motif légitime pour
renvoyer un élève vers les personnels de vie scolaire. On se retrouve ici au cœur de pratiques
considérées comme relevant de « l’arbitraire pur et simple » selon l’inspecteur général de
l’éducation nationale Didier Bargas : « aucun élève ne devrait être exclu d’un cours pour un
oubli ponctuel de matériel quel qu’il soit » (2014, p. 46). L’exclusion de cours pour oubli de
matériel peut ainsi apparaître comme l’extrême limite à ne pas franchir, comme une mesure
excessive ou un abus de pouvoir (Durkheim, 1903, éd. 2006). C’est elle qui est brandie par les
directions des collèges pour signifier l’existence d’abus dans la pratique de l’exclusion
ponctuelle de cours : « on l'entend par les échos de l'administration qu'il y a des profs qui
excluent pour un oui et pour un non... pour un oubli de matériel, pour le carnet qui est pas
présenté... » E5. Cette pratique qui n’est pas marginale, mérite cependant d’être observée
sans jugement moral stigmatisant qui viendrait la décrédibiliser a priori, de manière à en
comprendre la cohérence, le problème n’étant pas la pratique mais le système qui la produit
et l’alimente. Il serait ainsi facile de considérer que les enseignant·es qui excluent des élèves
pour absence de matériel le font exclusivement par lassitude ou facilité, parce qu’ils ou elles
auraient baissé les bras face à l’attitude désinvolte récurrente des élèves : « par exemple une
personne qui n'a pas ses affaires mais constamment : non ! Y faut sans arrêt lui redonner une
photocopie ! » E51 « si ça fait cinq ou six fois qu'il a toujours pas son matériel, euh, j'veux dire,
maintenant, c'est la porte quoi ! » E44. Si l’on ne peut pas évacuer l’hypothèse d’un prétexte
permettant à certain·es de se débarrasser de certains élèves, comme une stratégie de survie
(Woods, 1997), les enseignant·es qui excluent des élèves de leurs classes parce qu’ils n’ont
pas leurs affaires défendent cette position en lien avec leurs convictions éducatives : « l'oubli
du matériel m'est insupportable, l'oubli du cahier m'est insupportable » E47. Punir l’attitude
« insupportable » des élèves constitue alors un symptôme de l’enseignant·e qui refuse de se
confronter à la réalité des situations qui adviennent dans la vie de leur collège. Accepter des
élèves en classe sans leurs affaires, ce serait céder à la facilité, faire preuve de laxisme et de
317
démagogie, les abandonner à leurs penchants naturels, refuser l’exigence et la valeur du
travail et de l’effort : « j'pense que c'est MON devoir de les éduquer à ça. Et j'pense que de leur
filer le matériel etc.… on, on continue à, à les infantiliser etc. et on est pas dans, dans l'accès à
l’autonomie. » E47. On voit que la notion d’éducation est ici synonyme de soumission aux
normes scolaires. La pratique de l’exclusion est ici déterminée par des perspectives
différenciées vis-à-vis des élèves, semblables à celles mises en avant par Peter Wood, selon
lesquelles : « on explique l’opposition déclarée par des pulsions anti-sociales naturelles se
frayant un passage au travers de la structure de la règle, le seul remède étant de la resserrer »
(Woods, 1990, p. 53). En acceptant des écarts minimes aux règles de base, on entre dans une
spirale négative qui permet aux élèves de grignoter centimètres par centimètres le terrain de
l’enseignant·e afin d’imposer leur point de vue sur les interactions :
Moi j'ai l'image tu vois de… “un deux trois soleil“. Tu vois tu te retournes et tac y
avancent un peu.... à chaque fois y avancent un peu, y avancent pas physiquement,
mais y avancent dans l'amusement, dans la dissipation tu vois. Et y essayent un peu
d'avancer, de prendre possession. E43, enseignant d’histoire-géographie, 35 ans,
confirmé, 8 exclusions.
Cette conception qui refuse de laisser s’installer la moindre déviance qui risquerait de
remettre en cause l’ordre dans la classe, qui peut être rapprochée, on le voit, de la théorie de
la vitre brisée (Wilson & Kelling, 1982), refuse aussi d’adapter les règles au contexte des
collèges de la grande pauvreté. La très grande pauvreté peut placer certain·es élèves dans des
situations où l’achat du matériel scolaire devienne une difficulté en soi. Jean-Paul Delahaye
rappelle ainsi, dans le rapport « Grande pauvreté et réussite scolaire » (Delahaye, 2015, p.45)
que les familles ne sont pas toujours capables de faire face, aux exigences en matière de
fournitures scolaires, parfois inadaptées à leur situation sociale. Cependant, pour ces
enseignant·es, en prenant en compte la situation sociale de ces élèves, en permettant ce que
l’on ne permettrait pas à d’autres élèves dans d’autres contextes, on tomberait dans le
misérabilisme et l’on abandonnerait « ces élèves-là » à leur condition. Il est ainsi nécessaire
d’exiger que les élèves jouent, avant d’entrer dans la classe, leur rôle d’élèves, l’exclusion
ponctuelle de cours permettant de mettre à l’écart celle et ceux qui n’accepteraient pas les
prérequis pour entrer dans l’enseignement :
je dis : “ouvrez vos cahiers, montrez-moi le travail d'aujourd'hui-là“ (il claque des
doigts) fuuut... dehors“. “Non mais“… “y a pas de non mais...“ voilà... “j'avais pas noté,
j'avais pas“... “je ne discute pas avec vous“... voilà... voilà, “vous n'êtes pas dans votre
rôle d'élèves“. E47, enseignant de mathématiques, 48 ans, chevronné, 60 exclusions,
PFA.
Les élèves doivent donc se présenter dans l’institution scolaire munis de tous les éléments
de façade (E. Goffman, 1973) leur permettant de jouer leur rôle d’élève. Il s’agit bien ici, par
des exclusions ponctuelles de cours qui refusent les élèves qui ne sont pas en mesure ou qui
refusent de se soumettre, avant même d’entrer dans le collège, à la norme scolaire, de
318
marquer son territoire, d’expliciter le pouvoir nécessaire, de ne pas se laisser gagner par les
réalités de champ social dans lequel vivent de l’école sur les élèves et sur leurs familles. La
norme scolaire doit ainsi pénétrer et s’imposer aux familles, « parce que le cours commence,
la veille, au moment où tu prépares tes affaires, où tu fais tes exercices etc... donc tu as pas
ton cahier... tu m'attends dehors » E47.
A l’opposé de cette position, qui stigmatise et étiquette tout ce qui éloignerait les enfants
et les adolescent·es de leur rôle d’élève, les isolateurs et les isolatrices d’exclusion vont
chercher à neutraliser les éléments qui empêcheraient la mise au travail des élèves. Ainsi,
l’absence de matériel ne doit pas devenir un prérequis pour entrer dans les apprentissages.
Ces enseignant·es me présentent ainsi leur « boîte » à matériel, dans laquelle les élèves
viennent piocher pour récupérer une règle, un stylo… « j'ai pas mon stylo, je suis venu les
mains dans les poches, c'est pas bien, ça permet pas de travailler, mais j'ai un tiroir qui est
rempli de stylos, je lui prête un stylo, je lui prête une feuille » E1, cette attitude étant d’ailleurs
explicitement prescrite par les personnels de direction : « vous avez du matériel dans les
tiroirs, euh, si vous en manquez euh, hop euh hop, on vous achète dix calculatrices, vous les
avez dans votre armoire, (…) donc, les les gamins sont plus exclus pour euh, ça... » P67. Ainsi,
ces enseignant·es cherchent à neutraliser a priori les éléments qui participeraient à la
construction d’une relation conflictuelle et permettrait aux élèves de s’extraire de la classe.
Moi j'ai une armoire avec du matériel, dedans donc euh, le gamin il a pas son matériel,
je le note, j'appelle les parents, j'fais l'travail de, de suivi après derrière, mais par contre
c'est jamais une excuse pour pas travailler. E49, enseignant de mathématiques, 46 ans,
chevronné, 0 exclusion, chargé d’inspection.
On observe ici deux points de vue totalement irréconciliables. Sur cet exemple du matériel,
l’opposition provocateur/isolateur prend tout son sens. D’un côté, des enseignant·es
défendent strictement l’application d’une norme dont le respect leur semble indispensable au
bon déroulement des missions d’enseignement et vont ainsi provoquer des atteintes
régulières à cette norme qui seront punies par des exclusions, de l’autre, des enseignant·es
neutralisent, isolent la possibilité de déviance en faisant disparaître une norme. Du point de
vue des premiers, le fait de ne plus soutenir les règles nécessaires à la vie commune
provoquerait l’effondrement des valeurs, et serait responsable du désordre endémique dans
les établissements scolaires et d’un abandon des élèves les plus fragiles à leur condition, pour
les seconds, empêcher les élèves de trouver des portes de sortie évidentes et les forcer à
« essayer » quand ils voudraient baisser les bras, est une priorité. Il serait illusoire de chercher
à rapprocher ces points de vue, l’écart entre ces différentes perspectives étant trop important
et impliquant des positionnements qui ne peuvent pas être mis en discussion :
C’est vraiment je pense un des points qui est le moins négociable pour les profs... j'pense
que, un prof qui exclue pas comme moi, c'est hors de question qu'un jour, même si on
lui dit "y faut exclure", je le ferai pas, ça c'est sûr, je s'rai rebelle de s'côté-là, et un prof
qui exclut parce que c'est ça manière d'enseigner, je pense pas que quelqu'un pourra
319
lui montrer que c'est plus performant de faire autrement... E18, enseignant de
mathématiques, 48 ans, chevronné, 0 exclusions, chargé d’inspection, formateur REP+.
Nous allons à présent chercher à entrer dans le détail des éléments qui caractérisent les
pratiques et les représentations des provocateurs et les provocatrices d’exclusion, puis celles
des isolateurs et des isolatrices d’exclusion, en commençant par observer le positionnement
des débutant·es par rapport à ce clivage.
3. les provocateurs et provocatrices d’exclusion
« je fais en sorte qu'il y ait une sorte de zone étanche : quand ils arrivent ici je leur dis aussi
qu'il faut pas apporter les problèmes extérieurs ici » E11.
Parmi les enseignant·es qui ont routinisé leur pratique de la gestion de classe et de
l’exclusion, nous avons pu observer des enseignant·es « provocateurs et provocatrices
d’exclusion ». Ces enseignant·es accordent une importance centrale aux savoirs auxquels les
élèves doivent se soumettre pour apprendre. Pour cela, ils ou elles préconisent un régime
disciplinaire strict, fondé sur une réponse punitive systématique aux incidents provoqués en
classe par leurs élèves. Ils ou elles se sentent cependant bien isolé·es, abadonné·es par une
institution et une société permissive. Nous verrons comme certain·es de ces enseignant·es en
défendant ces points de vue de manière radicale, adoptent une pratique plus extrême encore
de l’exclusion ponctuelle de cours.
a. Les savoirs au centre
Pour les provocateurs et les provocatrices d’exclusion, « l'autorité passe d'abord par les
savoirs » E4. La maîtrise des connaissances établit une relation hiérarchique qui place
l’enseignant·e en position de surplomb par rapport aux élèves.
Les connaissances, culturelles et tout ça, ça donne une posture d'autorité. En parlant
anglais j'ai une posture différente : “ ah monsieur vous parlez bien anglais ! “ “oh
monsieur vous connaissez beaucoup de choses ! “. (…) par ce biais là, ils captent qu'il y a
une autorité. Ils voient qu'il y a quelqu'un qui a fait des études qui est là pour eux, ils ont
des choses à apprendre. E11, enseignant d’anglais, 53 ans, chevronné, 57 exclusions.
On retrouve ici une conception traditionnelle de l’enseignement, où le professeur est
dépositaire des savoirs académiques légitimes parce que transmis dans le cadre d’un
apprentissage universitaire et certifié par la réussite des concours nationaux de
l’enseignement. Christian Maroy relève ainsi la persistance de modèles anciens
d’enseignant·es, « le modèle du “maître instruit“ entre autre » (2006, p. 133) particulièrement
« en France, [où] la conception du travail enseignant au secondaire, est plus académique »
(2006, p. 133) que dans les autres pays européens. Cette autorité se fonde sur une relation de
domination depuis la culture scolaire légitime sur les élèves, disposant d’une culture illégitime,
d’une part parce qu’ils sont des enfants, d’autre part parce qu’ils appartiennent aux classes
320
populaires. Cette relation hiérarchique repose sur la nécessité de l’existence d’une
dissymétrie consubstantielle à la possibilité de transmettre des savoirs :
Je pense surtout qu'un professeur tire son autorité de son savoir... et du fait qu'il soit prêt
à le partager... donc j'essaye de leur apprendre des choses, je pense que c'est ça qui fait
la base de mon autorité c'est que je sais plus de choses qu'eux et que je suis là pour les
leur apprendre. E33, enseignante de lettres, 28 ans, débutante, 39 exclusions.
Elle s’appuie aussi sur la reconnaissance de la qualité de l’enseignant·e par les élèves : c’est
parce que l’enseignant·e est en capacité de répondre à toutes les questions des élèves que
l’enseignant·e fait autorité :
J'essaie de leur montrer que je fais autorité, que j'maîtrise ma matière. Et ça aussi, ça
c'est ind.… c'est le truc absolu pour moi, voilà, les gamins me posent des questions sur
des choses assez pointues, je leur réponds jusqu'à c'que je puisse parce qu’ils ont un
niveau d'connaissance qui est pas, suffisant, souvent. E47, enseignant de
mathématiques, 48 ans, chevronné, 60 exclusions.
Mais cette relation implique comme on le voit le postulat d’une confrontation entre celui
qui sait, et ceux qui ne savent pas : « je sais plus de choses qu’eux » « ils ont un niveau de
connaissance qui est pas suffisant ». L’enseignant·e est celui ou celle qui a suivi des études
universitaires, à ce titre il ou elle est dépositaire de l’autorité que lui confère l’institution, et à
travers elle, la maîtrise d’une culture dominante : « ils voient qu'il y a quelqu'un qui a fait des
études ». Ce rapport à un savoir surplombant, définissant celui qui le possède en position de
domination par rapport à celui qui ne le possède pas procède du « racisme de l’intelligence »
(Bourdieu, 1978) qui peut être considéré comme « l’une des formes les plus aboutie de la
domination » (Croizet, 2011, p. 138).
Dans cette optique, l’exclusion de cours doit priver les élèves d’un accès au savoir dont ils
ne se montrent pas dignes : « voilà et je sourie même pas tu vois, et je tire le rideau. Vraiment
pour leur dire : “ben voilà, j'te donne tout, et tu en veux pas. Tu ne prends pas c'qui est là, à ta
portée, donc tu mérites pas... tu mérites pas“… » E47. Être confronté au savoir doit être perçu
par les élèves comme une chance ou comme une faveur qui peut leur être retirée s’ils ne
prouvent pas leur volonté d’apprendre : « quand je les exclue de cours, je leur donne des lignes
à faire... parce que du coup... c'est un parti-pris parce que je veux pas leur donner des maths...
Parce que faire des maths c'est un privilège quelque part. S'il sort de la classe, ils ont pas le
droit de faire des mathématiques » E24. L’activité abêtissante de « copier des lignes » se
substitue à l’activité noble de l’apprentissage. L’exclusion est alors pour ces enseignant·es une
manière de couper leurs élèves de l’accès au savoir, comme le résume bien E47 : « je les punis
de mathématiques ».
321
b. Une discipline stricte
Pour exercer de façon efficace cette autorité, ces enseignant·es considèrent qu’il est
nécessaire d’adresser dès les premières séances un signal fort aux élèves en leur présentant
le visage d’un professionnel strict, n’hésitant pas à punir de façon sévère ses élèves : « en
général en début d'année et à chaque rentrée des vacances je suis très strict, très sévère, je
mets des observations ou même des rapports, ou je les mets dans le couloir au moindre
problème. E2. Une fois que le cadre est posé, une fois les règles acceptées par les élèves, il est
possible de relâcher la pression. Mais dans un premier temps, il s’agit de réagir « au moindre
problème ». Cette entrée en matière annonce la couleur pour les élèves et permet de se faire
une réputation dans l’établissement : « je sais qu'il y a un ou deux profs ici c'est... des terreurs,
(…) ils créent une sorte de terreur sur la classe, alors ils tiennent la classe » E5. Ainsi, les élèves
arrivent dans les classes de ses enseignant·es en connaissant à l’avance le régime disciplinaire
strict qui les y attend.
Pour imposer cette discipline, l’enseignant·e endosse consciemment un costume, adopte
un rôle social. L’image qu’il ou elle renvoie alors est différente de celle qu’il ou elle choisit
d’adresser couramment à ses proches : « les gens qui me connaissent ont du mal à imaginer
que je puisse être sévère, mais avec les élèves je le suis, j'suis très dur euh, j'peux, ouais un peu,
les bousculer, leur crier dessus » E43, ni celle qu’il ou elle considère correspondre à son moi
intime :
J'pense que tout se joue dans les premières heures de cours. Donc je suis assez euh, assez
rigide et, dans les premières heures et quand j'accueille mes troisièmes dont j'suis le prof
principal ou les premières heures de cours avec les quatrièmes, en cours j'suis assez dur,
on m'a filmé d'ailleurs, [prénom E49] m'a filmé d'ailleurs sur, mes premières heures de
cours y a quelques années, c'est... c'est pas très joli à voir, c'est c'est pas l'image, c'est
pas c'que je suis, mais, c'est la posture que je dois avoir, la posture d'autorité en fait, et,
et je leur montre bien ma priorité, c'est de leur montrer que, j'ai de l'autorité. E47,
enseignant de mathématiques, 48 ans, chevronné, 60 exclusions.
Cette image que E47 fabrique volontairement ici est indispensable à la mise en œuvre de
l’autorité (« c’est la posture que je dois avoir »). Dans leur discours, Les enseignant·es
concrétisent cette distance au rôle (E. Goffman, 2002) en attribuant à la règle une valeur
autonome. C’est la règle qui s’applique lorsque l’enseignant·e punit. Il n’y a pas là de décision
prise, mais le couperet aveugle d’une justice scolaire « automatique » : « euh, j'applique les
règles, tu vois j'me protège beaucoup derrière les règles. Dis, voilà : “c'est pas moi, c'est la
règle, tu la connais, donc euh voilà, règle enfreinte, sanction et voilà“. » E43. Cette conception
de la punition permet aux enseignant·es de se dédouaner de leur responsabilité : ce n’est que
la main invisible de la justice scolaire qui s’applique à travers eux. S’il faut se détacher du rôle
de l’enseignant·e autoritaire, c’est bien parce que cette conception repose encore
majoritairement sur la version autoritariste de l’autorité (Robbes, 2016), il s’agit d’être
« sévère » « très dur » de « crier ».
322
L’autorité se construit ainsi au départ, « dès les premières heures » en adoptant une
posture artificielle qui ne correspond pas à l’image idéalisée de l’enseignant·e (« c’est pas joli
à voir ») ni à la véritable personnalité (« c’est pas c’que je suis » « les gens qui me connaissent
ont du mal à imaginer que je puisse être sévère »). L’application stricte des règles repose sur
une croyance forte dans l’immanence de la règle qui s’applique de manière aveugle,
« indifférente aux différences ». Ce positionnement a priori censé anticiper l’arrivée de
désordres qui deviendraient alors incontrôlables et déborderaient l’enseignant·e, va se
concrétiser dans l’application d’un système de réponse hiérarchisé, faisant entrer les
enseignant·es dans une surenchère punitive.
Il existe dans les trois collèges enquêtés, un système punitif bien établi, répété par de
nombreux et de nombreuses enseignant·es, qui semble correspondre à une réponse
automatique aux incidents rencontrés dans les classes, transmise entre pairs. Ce système peut
se résumer ainsi :
En gros, premier avertissement je l'annonce à l'oral, bon maintenant tu m'embêtes, ce
sera ton premier avertissement à l'oral, deuxième avertissement je prends le carnet,
troisième avertissement je mets une observation, si ça continue je mets une heure de
colle, si ça continue c'est vraiment tu m'empêches de faire cours je t'exclue. Donc je
monte progressivement. E37, enseignant de sciences physiques, 32 ans, débutant, 19
exclusions.
Le système de réponse graduée et hiérarchisée est adopté comme une solution « clef en
main » à la gestion des désordres scolaires. Il s’agit d’un système transmis entre pairs, les
enseignant·es installé·es conseillant aux débutant·es de s’appuyer sur cette mécanique
punitive bien huilée pour résoudre leurs difficultés avec leurs élèves. Il semble aussi que ce
système punitif puisse être conseillé aux débutant·es par certains enseignant·es dans les
Instituts Supérieurs Nationaux du Professorat et de l’Éducation. Ce processus engage vers des
conséquences logiques à l’issue de cette hiérarchisation : lorsque l’enseignant·e a épuisé
l’ensemble des punitions mises à sa disposition (rappel à l’ordre, mot dans le carnet de
correspondance, mise en retenue de l’élève) la solution en dernier recours est d’exclure
l’élève de classe : « ils ont un protocole, combien d'étapes, j'en sais rien, (…) mais en général
ça finit par souvent deux trois élèves, quasiment à systématiquement à chaque cours qui
finissent par être exclus » E49, même si ce dernier recours, bien loin d’être exceptionnel peu
devenir la norme. Ce système se retrouve tel quel dans les trois collèges enquêtés. Lors du
cours de E24 du 9 janvier 2018 de 11h00 à 12h00, j’ai pu observer la mise en œuvre « experte »
de ce système. Le dispositif est à ce point maîtrisé par l’enseignant et assimilé par les élèves,
que E24 se contente de prononcer le nom de l’élève qui vient d’enfreindre une règle pour que
ce dernier vienne déposer son carnet de correspondance sur son bureau. La pratique est à ce
point ritualisée et intégrée au flux du discours de l’enseignant qu’il est difficile dans un premier
temps pour un observateur extérieur de comprendre ce qui amène les élèves à se lever pour
se diriger vers le bureau de l’enseignant. Par la suite, les carnets de correspondance changent
de place sur le bureau de E24 : selon la position occupée par le carnet sur le bureau, l’élève
323
sait qu’il a passé un cap dans l’échelle punitive, se rapprochant ainsi de l’exclusion. A l’issue
du cours, E24 m’avouera, assez fier de son dispositif : « tu vois, cette classe, je pourrais ne faire
rien d’autre que de les punir ». Il décrit le dispositif mis en œuvre durant son entretien :
Alors juste en le regardant normalement il le sait, il revient dans le cours. Si c'est des
élèves qui sont un peu plus avancés dans le... dans le... qui sont encore moins dans le
cours finalement... il faut que je dise leur nom, que je dise qu'est-ce qui font et qu'est-ce
qui faut pas faire... après du coup c'est rappel à l'ordre accompagné de menaces
éventuellement, prise de carnet et.... et si vraiment tout ça à pas fonctionné... si même
les menaces d'heure de colle, d'appeler les parents et tout ont pas fonctionné, qu'on a
un élève qui empêche concrètement le cours parce que il va se mettre en scène, se mettre
en danger euh...euh... interagir pour faire sortir du cours d'autres élèves, alors à ce
moment-là je le met dehors... E24, enseignant de mathématiques, 32 ans, débutant, 47
exclusions.
L’élève peut être exclu ou simplement attendre le verdict qui tombera à la fin de l’heure :
l’enseignant·e fait ainsi le point à la fin du cours avec les quelques élèves dont le carnet de
correspondance se trouve sur le bureau. Les élèves ainsi désignés attendent patiemment leur
tour, les uns après les autres. Les moins perturbateurs seront repris avec des menaces pour
l’heure suivante, les autres peuvent être mis en retenue, un mot peut être noté sur le carnet
de correspondance, l’élève attendant de récupérer le carnet sur lequel il pourra lire la
remarque adressée aux parents, là aussi assortie de menaces pour le cours suivant.
Ce système repose aussi sur toute une série de sanctions informelles utilisées par
l’enseignant·e : échange de regards, claquement dans les mains, rappel à voix haute du nom
des élèves. Le système peut être adapté par certains et certaines enseignant·es qui peuvent
noter, de façon plus ou moins visible, des rappels à l’ordre (sous forme de croix, par exemple
en face du nom de l’élève sur un cahier ou sur le tableau), instaurant un degré supplémentaire
dans l’échelle.
Comme la punition n’est jamais prononcée qu’à l’issue d’un processus lisible, ce système
permet aux enseignant·es de présenter le dernier recours comme une mesure qui est de
l’entière responsabilité des élèves. Ils savent où ils vont et des mesures multiples ont été mises
en œuvre avant d’en arriver à l’exclusion. Ce système atteste de la bonne volonté de
l’enseignant·e : « s'ils ont fait des efforts sur le reste de l'heure, je leur rends leur carnet sans
aucune sanction, sans rien » E1 et de son extrême patience par rapport aux réitérations des
élèves « je passe pas directement à l'observation pour leur montrer que quand même bon, j'ai
quand même de la patience, avant de m'énerver » E27, « et si vraiment tout ça a pas
fonctionné... » E24.
Pour ces enseignant·es, l’exercice de l’autorité est directement lié à la punition, le
raffinement du système gradué qu’ils et elles mettent en œuvre, fait entrer les élèves dans
une logique reconnue par tous et par toutes. Si ce fonctionnement n’empêche pas les
comportements déviants d’advenir, il offre à l’élève la possibilité de s’y retrouver et de bien
324
identifier sa position, les risques qu’il court, les limites qu’il a franchies, qu’il est en train de
franchir ou qu’il va franchir. Il assure à l’enseignant·e que tout a été tenté avant de faire sortir
l’élève de sa classe et l’affranchit de sa part de responsabilité dans l’exclusion. Il limite les
risques de voir les élèves protester contre leur éviction, l’enchainement des mesures et des
punitions les accompagnant sans rupture vers l’extérieur de la salle. L’enseignant·e garde ainsi
le monopole sur la définition non partagée de la situation. Cependant, il fonde la relation avec
les élèves sur l’activité punitive qui occupe toute la place du cours, verrouille les moments
d’apprentissages et l’activité des élèves.
Le système mis en œuvre ici par les enseignant·es fonctionne sous la forme d’une
mécanique bien huilée : face à l’incertitude, à une institution dont les valeurs et les hiérarchies
placent les enseignant·es dans des situations à redéfinir constamment, l’engrenage est
rassurant, il balise la nature des réponses à apporter. Cette mécanique punitive constitue
l’arsenal punitif des enseignant·es pour s’opposer à la montée des désordres scolaires :
t'as le, le p'tit couteau que t'as dans la... la chaussure... c'est mettre le carnet sur le
bureau, voilà, après t'as le... ben t'as le pistolet, t'as le... le, la mitraillette, t'as le
bazooka, voilà, après t'as le... le char d'assaut... ou la bombe au napalm... voilà c'est
en gros, t'as d'abord : arrête ! Mes ton carnet sur mon bureau, j'te mets une
observation, j'te mets une punition euh... j'te sors de cours, j'te fais un rapport
disciplinaire... E43, enseignant d’histoire-géographie, 35 ans, confirmé, 8 exclusions.
La manipulation de ces « armes » nécessite un apprentissage de compétences complexes
qui permettent le dosage subtil qui donnera tout son sens à cette mécanique punitive. Le
risque cependant est de se laisser piéger par l’engrenage. L’exclusion ponctuelle de cours
étant l’aboutissement de toute cette logique répressive, la menace de faire sortir l’élève de la
classe doit parfois s’actualiser :
Si devant la classe j'annonce : je veux que tu travailles parce que sinon je t'exclus... c'est
un piège, si l'élève travaille pas... y en a un des deux qui va perdre la face et quelque part
personne ne veut la perdre... c'est pour ça qu'il faut faire attention aux sanctions qu'on
annonce. E12, enseignant d’histoire-géographie, 46 ans, confirmé, 2 exclusions,
responsable de l’école ouverte.
Une part importante des enseignant·es interrogé·es pratique donc un système punitif
hiérarchisé, dont la logique se transmet entre pairs, mais certainement aussi dans le cadre de
la formation initiale.
Par contre cette notion de hiérarchie et tout, c'est en parlant avec les autres professeurs
euh... l'année dernière y a même un professeur qu'y avait donné tout un catalogue de ....
comportements à avoir, et il le transmettait parce qu'il avait eu ça d'anciens profs de
REP+ et donc effectivement ça m'a pas mal aidé et y avait cette notion de hiérarchie, que
l'élève comprenne bien qui monte qui monte. E23, enseignante d’arts plastiques, 59 ans,
jeune, 35 exclusions.
325
Pour ces enseignant·es, l’autorité est fondée sur cette pratique efficace qui permet de
maîtriser la situation dès le début et d’éviter des contestations de la part de leurs élèves. Si
cette pratique ne résout pas réellement les problèmes de désordre, elle offre aux
enseignant·es la conviction qu’ils ou elles ont tout essayé avant d’en arriver à des punitions
qu’ils et elles répugnent à prononcer. Cette logique envahissante fait cependant l’impasse sur
les stratégies pédagogiques. L’exclusion est l’aboutissement de cette démarche punitive.
L’extrême hiérarchisation permet de simplifier le passage à l’acte pour l’enseignant·e qui doit
exclure l’élève : comme un nombre important de punitions intermédiaires a été prononcé
avant d’en arriver à l’exclusion, l’enseignant·e se sent dédouané de sa responsabilité qui est
reportée sur le comportement de l’élève.
c. Une hiérarchie laxiste
La défiance vis-à-vis de celles et ceux que les enseignant·es rassemblent dans le groupe
social de « l’administration » se décline très différemment, nous l’avons vu, dans chacun des
trois établissements. Depuis le rejet global et violent de la direction et des CPE dans le collège
n°2 jusqu’à la collaboration apaisée dans le collège n°3, les relations sociales sont fonction de
la culture des trois établissements, des rapports de force installés historiquement, mais aussi
des personnes et de leur positionnement relatif dans l’institution. Cependant, une des
caractéristiques des provocatrices et des provocatrices d’exclusion est qu’ils et elles se
perçoivent comme abandonné·es face aux élèves perturbateurs par une hiérarchie qui
rechigne à prendre ses responsabilités. Ils et elles considèrent qu’ils et elles jouent le jeu, fond
leur part du « sale boulot » en appliquant une discipline stricte dans leurs classes, en « faisant
le flic », même s’ils et si elles regrettent de devoir endosser ce rôle que l’institution les force
à jouer. En retour, ils et elles sont confronté·es à des personnels qui refusent d’appliquer la
même sévérité : « le collège a été défaillant pour gérer cet élève ce qui m'a d'autant plus
énervé... il s'est manqué avec moi, il s'est manqué avec d'autres, sans qu'il y ait une sanction
ferme qui soit mise en place, notamment sans qu'il repasse par un conseil de discipline... » E1.
La rupture entre ces enseignant·es et « l’administration » se situe autour d’un véritable conflit
de norme. Pour « l’administration », l’inclusion, c’est-à-dire la prise en charge de tous les
élèves, est le cadre de référence imposé par leur hiérarchie et par les politiques éducatives.
Pour ces enseignant·es, tous les élèves n’ont pas leur place au collège. Ces enseignant·es
considèrent que le rôle de « l’administration » est de protéger l’ensemble de la communauté
éducative en isolant les élèves qui sont un danger pour les adultes et les enfants dans le collège
et donc que l’absence de mesures disciplinaires fortes, dans la continuité du régime strict et
rigoureux qu’ils et elles imposent dans leurs classes est une « défaillance ». Ces enseignant·es
souhaitent, dans la mouvance du courant #pasdevagues, la mise en œuvre de conseils de
discipline systématiques en réponse aux incidents provoqués par les élèves, mais constatent
que leur travail n’est pas suivi d’effets : « je l'ai signalé plein de fois l'année dernière mais y a
pas eu de... pas eu vraiment de suite » E32. La bienveillance largement mise en avant dans les
politiques éducatives est ainsi considérée comme un synonyme adouci du laxisme : « la
direction ils nous disent d'être bienveillants donc euh… ce qui se traduit essentiellement par
“oh se serait bien de pas mettre de conseils de dis...“ » E24. Ces enseignant·es demandent aux
326
chef·fes d’établissement et aux CPE d’assumer le rôle central dans l’imposition d’une discipline
sans faille qui punirait systématiquement les écarts à la norme dans ces collèges. Ces
représentations de la figure de l’autorité quasiment militaire sont d’ailleurs fortement
genrées, la principale du collège n°2 pouvant percevoir que la relation d’écoute bienveillante
qu’elle cherche à instaurer avec les élèves est perçue comme une faiblesse : « je dois... je dois
peut être passer pour être trop gentille parfois... voilà... » P68, quand le principal du collège
n°3 assume cette figure autoritariste qui inspire de la peur chez ses élèves comme constitutive
de sa mission : « y a y a aussi après un peu la crainte du méchant loup hein, quelque part, on
est là un peu pour ça aussi hein... j'veux dire » P69. Le refus de prendre en charge cette part
punitive est jugé durement par ces enseignant·es : « [un élève] s'fait virer deux fois de cours
dans la même journée, y devrait être reçu par l'administration (…) nous avons proposé ça à
notre principale qui nous a dit que tant qu'à faire, elle pourrait faire les carreaux ! » E35. Dans
dans cette perspective guerrière, ces personnels se considèrent comment abandonnés face à
l’ennemi : « j'ai déjà dit hein à ... à la vie scolaire, aux chefs... on se sent terriblement seuls et
puis on s'dit mais... est-ce que on est les seuls à s'rendre compte de LA réalité ? On est au
front ! » E31. En réponse à cette incompréhension de la part de personnels isolés dans leurs
bureaux, protégés des désordres quotidiens, les enseignant·es fustigent une fausse
bienveillance, associée au laisser-faire qui finalement démotive les bonnes volontés : « y a des
collègues qui disent : “on en a marre“, et qui sont blasés, qui disent : “je suis là pour enseigner
point-barre, j’suis pas là pour éduquer, montrer c’qu’est la vie“, la bienveillance à des limites »
E11.
Les enseignant·es n’évoquent que très exceptionnellement les conditions sociales
particulières dans lesquelles vivent leurs élèves, pourtant les plus pauvres de France et parmi
les plus pauvres d’Europe. Alors que la caractéristique principale des trois établissements
enquêtés est de se situer dans un des secteurs géographiques les plus démunis du territoire
français, les termes de « pauvreté », « pauvre », ne sont utilisés qu’à deux reprises dans
l’ensemble des entretiens, le milieu social ou l’environnement à deux reprises également.
Dans les cas exceptionnels où ces éléments sont évoqués, c’est principalement pour faire le
lien entre le milieu social et la violence : « après par rapport au milieu social, c'est beaucoup
plus tendre entre guillemets que ce à quoi je m'attendais » E34, « un adulte 24 élèves, ça
devrait être dans un milieu difficile comme celui-là un environnement social euh... très
compliqué quand même ça devrait être un maximum » E45 « les élèves sont meneurs, très
souvent parce que les conditions à la maison sont pas bonnes, soit pauvreté, soit famille mono
parentale... » E12, « des milieux très très très lourds ce qui explique euh, ce qui explique des
difficultés de faire régner un cadre correct en classe » E10 . Les références concrètes qui
peuvent être faites aux conditions de vie des élèves concourent à expliquer leurs difficultés à
s’adapter au cadre scolaire par l’absence de référence masculine dans leur éducation : « on
m'a toujours dit qu'c'était des enfants qui avaient de gros problèmes familiaux... et...
notamment qui manquaient de cadre... » E20, « pour beaucoup euh... à la maison, y a pas la
structure » E47, et à adopter une grille de lecture culturalisante de leur rapport aux
enseignantes : « qui sont parfois très misogynes, aussi, les garçons, et qui n'écoutent pas la
327
parole de ... du professeur femme (…) parce que c'est une femme qui a un statut particulier
dans leur vie euh... quotidienne.. » E10. Cette absence quasiment totale de la prise en compte
de l’impact du contexte social sur la scolarité de leurs élèves rejoint les constats effectués dans
d’autres recherches sur le même type de terrain : « lors de nos entretiens avec différents
enseignants, instituteurs ou conseillers pédagogiques, très peu nous ont parlé des conditions
de vie des élèves » (Saharaoui-Chapuis, 2014, p. 52). Cependant, la particularité des
provocateurs ou des provocatrices d’exclusion lorsqu’ils ou elles évoquent ces supposées
difficultés est de bien mettre en avant que ce contexte, réel ou supposé, ne peut être
considéré comme une circonstance atténuante pour les élèves déviants. Les conditions
sociales difficiles sont ici perçues comme une abstraction globale : dans le discours de ces
enseignant·es, tous les élèves de ces collèges ont une vie personnelle difficile, et on peut alors
établir une distinction entre celles ou ceux qui ne laissent pas ces facteurs se répercuter sur
leur comportement ou leur travail scolaire, et celles ou ceux qui y trouvent une excuse. On
retrouve ici une représentation qui fait consensus dans notre société à propos des jeunes
délinquants, ces mécanismes sociaux sont reconnus « mais dans la mesure où ils seraient
communs à toute la jeunesse de ces quartiers, ils ne pourraient expliquer quel seul un petit
nombre commettre des actes de délinquance. Il y aurait donc, au fond, des “bons jeunes“ qu’il
faudrait aider parce qu’“ils veulent s’en sortir“ versus des “mauvais jeunes“ qui auraient “choisi
la délinquance“ au terme d’un simple calcul coût/avantage et en raison d’une absence de
moralité. » (Mucchielli, 2006, p.48). Le contexte social difficile dans lequel sont plongés tous
leurs élèves doit contribuer à distinguer celles et ceux qui font tout de même l’effort de
répondre aux attentes de l’école et au contraire celles et ceux qui, encouragés par le laxisme
de l’institution, sa fausse bienveillance, sa « culture de l’excuse », se laissent aller à leurs
penchants déviants. Le constat est simple : « il s'agit souvent d'élèves qui ont aussi des soucis
à la maison. Mais il y a aussi des élèves qui ont des problèmes à la maison qui se comportent
très bien » E2, « tous les enfants ici ils ont des problèmes et même les adultes peut-être, mais
que je voudrais que les règles de vie, vraiment qu'il y ait le respect » E11. Cette prise de position
renvoie à nouveau à un conflit de valeur et de pratique dans les collèges enquêtés. D’un côté
les CPE, proches des familles et conscients des conditions de vie des élèves mettent en avant
dans leur discours que l’impact de la grande pauvreté sur la scolarité de certains élèves doit
être pris en compte, de l’autre, les enseignant·es qui déplorent l’impunité de ces élèves dont
le comportement est « excusé » par des conditions de vie difficiles.
C'est des enfants qui ont des situations qui effectivement sont très très très difficiles (…)
ils bénéficient de passe-droits invraisemblables dans certaines situations, ben c'est plus
des élèves... donc au moment où un adulte s'adresse à eux en les remettant dans leur
situation d'élèves ils nous regardent en disant : “tu as pas compris que j'ai une place à
part ?“ » E9, enseignante d’anglais, 40 ans, confirmée, 2 exclusions.
Pour ces enseignant·es, les élèves sont ainsi les premières victimes de cette culture de
l’excuse. L’exclusion ponctuelle de cours serait au contraire une véritable prise en
considération de ces élèves que l’on se refuse à abandonner à leur sort : « j’ai l'impression qui
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comprennent que c'est, par respect que je fais ça : parce qu'ils le méritent... et moi je refuse
absolument de laisser mourir ces gamins-là. » E47. On trouve dans ce discours le refus du
misérabilisme et la revendication de la même exigence pour tous les élèves, l’adaptation à des
difficultés particulières étant considérée comme incompatible avec cette exigence. Les
problèmes doivent être laissés à la porte du collège : « je fais en sorte qu'il y ait une sorte de
zone étanche : quand ils arrivent ici je leur dis aussi qu'il faut pas apporter les problèmes
extérieurs ici » E11 et l’école doit refuser de prendre en compte les situations individuelles qui
demanderaient des « adaptations raisonnables » : « ils sont en procédure de divorce,
problèmes d'adultes, ce qui empiète sur la vie de la fille, ils habitent ce qu'ils disent eux loin,
mais pas très loin... elle m'explique ça trois fois, moi je lui dit que je ne m'adapterai pas à elle ! »
E11. Ce discours minore les « problèmes des élèves » : le divorce est ainsi une réalité partagée
quelle que soit la classe sociale, les difficultés occasionnées par la distance géographique sont
disqualifiées (« ce qu’ils disent loin, mais pas très loin ») et refuse explicitement de concevoir
la pauvreté comme un élément constitutif du rapport à l’école de ces élèves. L’école doit
former les élèves pour une société qui, elle, ne sera pas bienveillante, l’application de règles
strictes qui ne prennent pas en compte ces conditions de vie particulières prépare les élèves
à cette réalité : « je me bats pour qu'il y ait une coupure entre son problème familial et les
règles de vie en classe. Parce que c'est ce qui l'attend dans la vie. Je lui ai expliqué plusieurs
fois, elle veut pas comprendre, je la vire ! » E11. La violence de l’institution scolaire est ainsi
justifiée par la violence endémique de notre société
Les provocateurs et les provocatrices d’exclusion peuvent, en fonction des collèges dans
lesquels ils ou elles exercent, des arrangements locaux avec l’exclusion, mais aussi en fonction
des classes auxquelles ils ou elles sont confronté·es, exclure plus ou moins régulièrement des
élèves. Leur positionnement en matière d’autorité peut ainsi s’actualiser ou non dans une
pratique de l’exclusion plus ou moins importante et plus ou moins visible. Dans les trois
collèges enquêtés, les enseignant·es dont la pratique correspond à ces caractéristiques sont
E1 ; E4 ; E10 ; E15 ; E23 ; E28 ; E38 ; E46 ; E48. Nous allons maintenant dresser le portrait de
Myriam pour illustrer la catégorie des provocateurs et des provocatrices d’exclusion.
Portrait n°2 : Myriam (E4)
Myriam a 42 ans, elle enseigne les mathématiques depuis 18 ans et depuis 3 ans dans ce
collège. Elle est professeur académique formatrice associée à l’INSPE, et accueille à ce titre
régulièrement des étudiant·es stagiaires dans ses classes, participe à leur formation. Elle
préparait, l’année de l’enquête, une thèse en didactique des mathématiques qu’elle
soutiendra en décembre 2018. Je l’ai rencontrée par hasard dans la salle des professeur·es du
collège n°1. Voyant un inconnu corriger des copies, elle m’a spontanément interpellé, me
demandant si j’étais un nouvel enseignant. Nous avons rapidement échangé sur nos travaux de
thèse respectifs et nos statuts à l’INSPE. L’ensemble de ces éléments nous a spontanément
rapprochés : nous avons échangé sur mon travail de thèse en fumant des cigarettes dans
l’espace dédié à cette activité dans le collège n°1, confrontant nos expériences de thésards
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salariés. De ce fait, Myriam m’a proposé spontanément de se livrer à un entretien, ce que nous
fîmes le jour même de notre rencontre, puis d’assister à des cours.
Dans un premier temps, cet entretien ne me marqua pas particulièrement. Il s’inscrivait dans
la logique de notre relation naissante : les marqueurs sociaux qui nous avaient permis de nous
rencontrer s’accordaient à ce que je pouvais percevoir de la pratique de Myriam avec ses élèves,
c’est-à-dire d’une professionnelle compétente, souriante, bienveillante avec ses élèves etc…
Ayant déjà enquêté plusieurs enseignant·es qui affirmaient en entretien exclure très
exceptionnellement des élèves, j’étais à la recherche d’interlocuteurs ou d’interlocutrices qui
auraient une pratique plus massive de l’exclusion. L’entretien mené avec Myriam me semblait
ainsi redondant, puisqu’elle m’affirmait clairement : « je recours peu à l'exclusion les élèves le
savent donc ça reste un moyen exceptionnel » E4. A ce moment de mon travail de terrain, je
restais convaincu qu’il serait difficile d’accéder à aux enseignant·es déviant·es qui excluaient des
élèves de leur classe quotidiennement. L’entretien mené avec Myriam constituait ainsi un bon
moment, parce que l’interaction était tout à fait agréable, mais je n’y prêtais pas réellement
d’attention, focalisé sur la nécessité de trouver des enseignant·es qui excluaient
systématiquement leurs élèves. Je me tournais ainsi vers les CPE de l’établissement pour qu’ils
me fournissent une liste de « clients ». Le 28 février 2017, le CPE53, en consultant son logiciel,
me permis ainsi de noter les dix enseignant·es en tête du classement de celles et ceux qui
excluent le plus d’élèves du collège n°1, tout en me mettant en garde : « ceux-là, si tu leur dis
que tu fais une thèse sur l’exclusion de cours, y voudront jamais te répondre ». Afin de
m’informer sur le « score » des enseignant·es avec lesquel·les je m’étais entretenu jusqu’alors,
je lui donnais à mon tour ma liste de noms. Alors que j’énonçais le nom et le prénom de Myriam
(E4), le CPE53 s’arrêta : « mais je te l’ai dit Myriam : c’est la number one ! ». Je ne comprenais
pas et vérifiais bien avec lui qu’il n’y avait pas d’erreur. J’expliquais à CPE53 que j’avais mené un
entretien avec Myriam et qu’elle m’avait affirmé exclure que très rarement des élèves de sa
classe. CPE53 prit ma remarque comme une bonne blague et s’adressant à la CPE54 présente
dans le bureau : « t’entend ça [prénom CPE54] elle a pété un câble Myriam ! ». Puis se tournant
vers moi : « mais elle est pas en forme cette année Myriam… ». Alors que j’étais à la recherche
de ces enseignant·es qui excluent systématiquement des élèves, j’avais interrogé quelques jours
avant celle qui était tout en haut du podium sans m’en rendre compte ! En reprenant l’entretien,
je découvrais les raisons de cette confusion.
L’exclusion comme un geste pédagogique naturel
Myriam ne triche pas lorsqu’elle affirme n’exclure des élèves que très rarement. El
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