1958 Émotion esthétique et émotion religieuse

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Émotion esthétique et émotion
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religieuse
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Article publié dans Hamoré, Paris, juin 1958, pp. 15-18.
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Je pourrais partir de la définition que le Grand Rabbin Jaïs a donnée de la prière juive
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: une « prière individuelle dite en commun ». Il n'y a pas de doute que c'est la
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définition la plus évidente de notre rite de la tefilah, considérée comme 'avodah, c'est-
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à-dire comme acte religieux concernant la communauté entière. Il s'agit d'une
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communauté dont chaque individu prie pour lui-même devant Dieu. C'est donc une
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prière individuelle en commun et elle est récapitulée seulement au niveau de
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l'officiant, qui la totalise et la présente devant Dieu. Mais il ne peut le faire que s'il y a
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une assemblée qui dit « Amen », c'est-à-dire qui adhère, qui communie totalement à
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ce qu'il dit.
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On pourrait, par conséquent, schématiser déjà cette question en disant que l'aspect de
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« droit » à la prière concerne surtout l'individu et que l'aspect de « devoir » de la
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prière s'applique au rassemblement de ces individus, c'est-à-dire à la communauté
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elle-même. Et c'est peut-être le propre d'ailleurs de toute Mitsvah d'être ainsi : son
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aspect obligatoire, contraignant s'adresse toujours à l'être collectif auquel nous
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participons (la Torah est donnée à Israël comme communauté) ; mais l'aspect du droit
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à cette Mitsvah s'adresse à l'individu plus essentiellement.
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Une prière individuelle dite en commun
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Il n'est donc pas nécessaire de déterminer le cas de la prière par excellence, celle que
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tout homme quel qu'il soit, à quelque moment de la journée et avec quelques paroles
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que ce soit, peut formuler lorsque l'événement de sa vie lui fait rencontrer la présence
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de Dieu.
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Le judaïsme est un culte de la communauté, il faut y insister, et, par conséquent, il ne
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légifère pas sur la vie religieuse stricte.
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Chaque Juif est absolument libre de se lier à son Dieu comme il peut. Mais c'est le rite
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collectif qui est régi par la loi religieuse. Donc, il nous faut partir de cette définition. Il
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s'agit bien d'une prière individuelle dite en commun.
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Il convient de définir l'émotion religieuse que M. le Grand Rabbin Jais a distinguée de
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l'émotion esthétique. Les talmudistes ont développé cette question, et il est inutile
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d'essayer, en tant que philosophes ou autrement, de réinventer ce qui a déjà été
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enseigné dans la Guemara.
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Chez les rabbins du Talmud, nous retrouvons ce souci de définir l'émotion religieuse
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de façon assez précise pour ne pas la confondre avec une autre émotion, mais en
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même temps de façon universelle pour qu'elle soit le propre de tout homme quel qu'il
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soit et non pas le résultat d'une grâce.
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Ce qui frappe, c'est qu'il n'y a pas de mot hébreu dans la langue traditionnelle pour
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dire le sentiment religieux. S'il s'agissait d'une émotion spécifique, inévitablement
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elle risquerait d'être définie comme anormale, dans le sens le plus large de ce
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mot, c'est-à-dire comme étant le propre de certains hommes qui, seuls, seraient
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capables de l'éprouver et alors, chose plus grave, elle serait intransmissible. Cela
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nous ferait peut-être comprendre pourquoi dans le monde moderne, les parents juifs
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qui ont eu l'expérience de l'émotion religieuse n'arrivent pas à la transmettre à leurs
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enfants ; ils parlent de quelque chose qui a l'air d'être arbitraire, d'être le propre de tels
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individus, ou une chance personnelle, ou finalement tout ce qu'on appelle, dans le
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vocabulaire chrétien, une grâce quelconque. Les jeunes gens nous disent : « Oh vous,
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vous êtes rabbins ; c'est normal que vous soyez religieux. (Une phrase de ce genre
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dans le contexte juif est une aberration.) Mais nous qui vivons dans un monde positif,
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nous voulons d'abord savoir de quoi il s'agit. Nous n'avons pas cette grâce. Pourquoi
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aller à la prière, nous préférons aller au théâtre. »
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Sérieux et contrition
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La frontière la plus délicate est le risque de confondre l'émotion religieuse avec
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l'émotion esthétique, dans le contexte occidental ; ou, dans le contexte oriental, avec
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l'émotion mystique, ce qui est beaucoup plus grave.
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Eh bien, il y a un texte dans le cinquième chapitre de Berakhot (30 A) qui parle
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précisément de ce problème : « On n'a le droit d'entrer en prière (littéralement : on ne
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se lève pour la Tefilah) qu'à partir du moment où on est dans un état de sérieux. »
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Il s'agit donc d'une loi qui vient réglementer ce qui serait, d'autre part, le droit à la
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prière, avant même de l'imposer comme devoir. On a le droit de commencer à prier si
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l'on est déjà, après une certaine préparation, dans un état de sérieux. Donc l'objet de la
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prière n'est pas de se mettre dans cet état ; il faut déjà y être pour avoir le droit de
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prier. Et très souvent l'erreur de la Réforme a été de considérer la prière comme un
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exercice spirituel et, par conséquent, elle a changé l'ordonnance de l'office et surtout
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les textes, afin de leur donner comme but celui de faire éprouver l'émotion religieuse,
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à la façon esthétique ou mystique.
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Telle quelle, l'expression employée par la Mishnah est la description extérieure d'une
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attitude. Cela signifie le sérieux, mais littéralement, koved rosh est la tête lourde ;
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c'est le contraire de ce qui veut dire la légèreté : qalout rosh.
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Cela signifie aussi le sérieux dans le sens moral, mais l'expression est corporelle ; la
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Mishnah s'est bornée à désigner dans sa formule l'expression somatique d'une émotion
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qui reste encore à définir.
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La Guemara veut savoir de façon précise ce que doit éprouver l'homme à l'intérieur de
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lui, de telle sorte que cela s'exprime par cette attitude de sérieux que Rashi définit par
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Hakhna'ah : la contrition. On peut être dans cette attitude parce qu'on est triste ; on
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peut y être parce qu'on est désespéré ; on peut y être parce qu'on est dans la crainte,
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etc. Selon l'habitude de l'exégèse, la Guemara cite un certain nombre de versets où les
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personnages bibliques sont mis en jeu dans la prière.
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Le premier verset concerne Hanah. Elle était dans l'amertume (marat néfesh) et elle
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priait. On pourrait risquer de définir l'émotion religieuse ainsi. Mais la Guemara
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objecte que le cas de Hanah est exceptionnel. Elle était dans l'amertume non pas parce
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qu'elle devait prier, mais parce qu'elle n'avait pas d'enfants.
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Quand la Guemara dit que c'est un cas particulier, cela signifie qu'on n'a pas le droit
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de définir ainsi le sentiment religieux. Nous n'avons pas le droit de jouer à la prière. Si
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nous avons une vie confortable, nous n'avons pas le droit d'entrer dans le Temple, de
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nous mettre dans cet état, et dire : « O mon Dieu, il me manque tout », puis de nous
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mettre à prier. Ce serait une prière fausse. Si vraiment [376] on est dans les
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profondeurs, alors seulement on peut dire : Je suis dans les profondeurs. C'était le cas
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de Hanah.
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La Guemara cite ensuite le cas de David qui vient prier « dans la crainte de Toi » (Ps.
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V, 8). Peut-être est-ce le sentiment de crainte qui définit l'émotion religieuse. Là
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encore, la Guemara objecte que c'est un cas particulier ; David avait une raison
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particulière d'être dans la crainte, c'était le sentiment de sa faute. Ce n'est pas parce
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qu'il devait prier qu'il était dans la crainte, mais parce qu'il avait fauté. Et donc cette
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deuxième thèse du sentiment religieux défini comme sentiment de culpabilité est aussi
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reconnue, dépistée par la Guemara, mais rejetée comme un cas particulier.
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Terreur et splendeur
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Et la Guemara continue en citant le verset : « Prosternez-vous devant le Seigneur,
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dans la splendeur » (Ps. XXIX, 2). C'est là que nous rejoignons le problème de la
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confusion possible entre l'émotion religieuse et l'émotion esthétique. Rabi Josué ben
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Lévi dit : Il ne faut pas lire ce verset ainsi, mais : « Prosternez-vous devant le
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Seigneur, dans la terreur du sacré. »
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Il n'y a pas de doute que cette thèse ici renvoie à ce qu'on pourrait appeler, en général,
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le sentiment de la nature ; l'homme perçoit dans le spectacle de la nature une
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harmonie, harmonie qui n'est pas la preuve de l'existence de Dieu, mais qui pour un
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croyant peut nourrir sa propre émotion religieuse» Mais en réalité cette émotion de la
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nature, nous dit très finement la Guemara, a deux tonalités. Cela peut être la
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splendeur, mais cela peut être aussi la terreur. Car le spectacle de la nature
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précisément, parce qu'il n'est pas la preuve de l'existence d'un Dieu personnel, mais
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qu'il ne renvoie qu'au pressentiment d'une divinité impersonnelle, peut au contraire
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déclencher la terreur, l'horreur du sacré que connaissaient les anciens. Et c'est
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pourquoi Rabi Josué ben Lévi préfère que l'on fasse cette correction. Ce n'est pas une
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correction de critique biblique ; en effet, les commentateurs nous aident à comprendre
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que ce verset se trouve deux fois dans le psautier : une fois dans un contexte de
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splendeur (XXIX, 2) et une autre fois dans un contexte de terreur, parce qu'il est suivi
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de l'hémistiche : « Tremblez devant Lui, toute la terre » (XCVI, 9). Il semble bien ici
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que le risque soit grand de confondre l'émotion religieuse elle-même avec l'émotion
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esthétique sous toutes ses formes.
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Joie et crainte
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Et la Guemara après avoir rejeté ces différentes thèses, qui sont à peu près l'ensemble
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des thèses que tous les psychologues ou les sociologues nous donnent habituellement
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dans un essai de définition du sentiment religieux, cite un verset définitif : « Servez
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Dieu dans la crainte, et réjouissez-vous en tremblant » (Ps. II, 11). Ce verset décrit,
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non pas un certain sentiment spécifique, mais une coexistence de deux émotions les
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plus universelles de l'homme, qui sont la crainte et la joie, quand elles sont ensemble.
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Tel est l'enseignement que les rabbins donnent à propos de la prière. La Mishnah
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exige une attitude de sérieux. La Guemara décrit un sentiment intérieur que tout
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homme est capable d'éprouver, puisque la joie et la crainte sont le minimum commun
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de toutes les émotions humaines. Le sentiment religieux apparaît lorsque ces deux
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notions contradictoires sont perçues ensemble. C'est cela l'émotion devant Dieu. A la
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fois, joie et crainte. Joie parce que devant Dieu, et crainte parce que devant Dieu. Et la
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Guemara nous fait comprendre que chaque fois que ces deux émotions sont vécues
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ensemble, il y a fait religieux, donc émotion religieuse. Cela est vrai, même pour les
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hommes qui se croient agnostiques, parce qu'ils ne comprennent pas un certain
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catéchisme, et qu'ils sont peut-être agnostiques d'un point de vue intellectuel. Mais,
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dès que l'homme se trouve dans une situation authentique de prise de conscience de
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lui-même, à la fois joyeux de vivre, joyeux d'exister, mais craignant d'exister, alors il
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y a expérience religieuse. La joie et la crainte sont affectivement la façon dont
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l'homme perçoit sa propre liberté.
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Il y a joie lorsque la liberté réussit et il y a crainte lorsque la liberté est en échec. Il
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s'agit donc de la prise de conscience de l'homme comme être libre devant un
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souverain. Comme le disait en d'autres termes le Grand Rabbin Jaïs, il s'agit d'un acte
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de présence devant Dieu de la part de l'être libre qui a entre ses mains le salut de sa
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destinée et qui ne le délègue à personne d'autre ; dans la prière liturgique que nous
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connaissons, c'est en commun que cette prise de conscience se fait.
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En effet, joie parce que libre et que la liberté peut réussir, mais crainte parce que libre
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et que la liberté peut échouer. Et lorsque l'homme prend conscience de lui-même, de
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cette façon authentique là, alors il est en situation religieuse.
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