Correction du sujet de dissertation no1 (Gaëtan Picon) * NB : Cette correction vous propose un modèle d’introduction qui ne tend pas à la perfection mais à la fonctionnalité, et qui vous montre ce vers quoi vous devez tendre vous-même jusqu’à être capable de le reproduire d’ici à la fin de votre licence. Aussi aurais-je pu pousser plus loin l’analyse de certains points (comme l’emploi a priori contradictoire des verbes « s’imposer » et « s’offrir »), mais j’ai préféré aller droit au but et ai privilégié la synthèse efficace. Introduction : « L’humanité lisant, c’est l’humanité sachant1 » écrit Victor Hugo dans L’Art et la Science, qui pose dès lors le livre comme un moyen de connaissance immédiat. C’est cette posture sans ambages, et qui semble ne désigner au lecteur qu’une seule manière de s’emparer de la littérature, que nuance Gaëtan Picon lorsqu’il affirme, dans L’Écrivain et son ombre : « L’œuvre littéraire […] ne s’impose pas seulement comme un objet de jouissance ou de connaissance, elle s’offre à l’esprit comme un objet d’interrogation, d’enquête, de perplexité ». Un tel propos suggère que l’œuvre littéraire, en tant qu’œuvre de langage, poursuit non seulement deux visées principales mais encore offre au lecteur la possibilité entre deux attitudes. D’une part, elle provoque le plaisir tout en s’alliant à une forme d’apprentissage ou d’éducation, autorisant le lecteur à se contenter d’éprouver passivement ces fonctions esthétiques, affectives mais aussi épistémiques. D’autre part, l’œuvre littéraire serait aussi le prétexte, l’occasion ou le catalyseur d’un effort intellectuel de questionnement chez le lecteur. Cette seconde attitude, plus exigeante, impliquerait que le lecteur ne se contente pas de recevoir l’œuvre là où elle veut bien se dévoiler et se donner, mais qu’il se livre au contraire à une quête active de sens, ou qu’il accepte du moins de se perdre dans l’œuvre et dans ses zones d’ombre, qu’il renonce au confort intellectuel de l’évidence et de la lecture littérale. Gaëtan Picon met donc implicitement en garde contre l’écueil d’une réception trop hâtive : loin de n’être qu’une occasion d’éprouver du plaisir ou de se cultiver, l’œuvre littéraire est aussi à prendre et à accepter comme une remise en question. Dès lors, on peut même se poser la question suivante : dans quelle mesure la jouissance provoquée par l’œuvre littéraire ne réside-t-elle pas essentiellement dans son caractère insaisissable, et dans sa capacité à refuser toute certitude ? On verra dans un premier temps que le consentement du lecteur à l’effort intellectuel peut effectivement être regardé comme la condition sine qua non pour que ce dernier puisse éprouver la satisfaction que procure l’œuvre littéraire. Nous montrerons toutefois que cette dernière n’est pas réductible à cette satisfaction intellectuelle et esthétique, qui elle-même ne constitue jamais un acquis définitif. On cherchera enfin à dépasser l’idée d’une supposée intention de l’œuvre littéraire pour en rappeler l’essentielle inutilité, condition peut-être plus intangible du plaisir qu’elle provoque. 1 Je reprends l’idée de cette accroche, que j’ai trouvée particulièrement efficace, à l’une d’entre vous. Proposition de plan ( je pose très rapidement des idées, comme il faudrait le faire sur un brouillon, mais qui seraient à étayer davantage dans un développement rédigé) : I. Consentir à l’effort, une condition du « placere » et du « docere » ? → Développer dans cette partie la contradiction apparente entre divertissement et effort. 1) Conjuguer la « jouissance esthétique » et la « connaissance » : une acception classique de l’œuvre littéraire Conception de l’œuvre littéraire héritée d’Horace, qui innerve toute la littérature classique. Voir la démonstration de La Fontaine dans « Le Pouvoir des Fables » : l’orateur ne parvient à intéresser et instruire son public qu’en lui racontant une petite fiction. L’apologue doit susciter plaisir et intérêt du lecteur pour lieux lui inculquer un enseignement moral. Passer par le divertissement pour instruire reste aujourd’hui l’enjeu de la littérature de jeunesse, par exemple. 2) Pour jouir des bienfaits de l’œuvre, la nécessité d’un effort d’apprentissage Développer l’idée que l’accès à ce que l’œuvre a de plus plaisant se fait parfois en contrepartie d’un effort apprentissage et de recherche : comment comprendre, par exemple, un texte comme Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné sans une connaissance de l’épisode historique auquel se réfère l’auteur ? (Les guerres de religion catholiques/protestants et le massacre de la SaintBarthélemy). L’œuvre peut pousser qui veut pleinement jouir d’elle à une enquête, qui laquelle peut elle-même peut susciter une certaine satisfaction chez l’enquêteur/le chercheur en quête d’érudition. 3) Une interrogation plus profonde : la visée ontologique de la littérature L’interrogation à laquelle pousse l’œuvre littéraire peut aller au-delà des considérations historiques et culturelles évoquées précédemment. L’œuvre littéraire peut être une interrogation en soi, sur soi, sur notre nature et notre réalité, qu’elle met à l’épreuve : les œuvres d’Aldous Huxley et de George Orwell mettent à l’épreuve le réel tel que nous le connaissons, et par là le questionnent. II. « Jouissance » et « connaissance » : des acquis non définitifs → Dans cette partie, montrer que l’œuvre littéraire n’est pas réductible à ces notions de jouissance et de connaissance. 1) De l’œuvre de jouissance à l’œuvre de souffrance L’œuvre littéraire peut provoquer de la douleur, lorsqu’elle ébranle son lecteur, le bouleverse, le dégoute, le choque. La Mort est mon métier (1952), de Robert Merle, qui expose les problèmes pratiques et matériels de l’organisateur des camps de la mort, suscite plus d’effroi que de plaisir. Toutes les œuvres ne sont pas propres à susciter le plaisir esthétique. 2) Interroger la possibilité même de la connaissance : le paroxysme de l’inconfort intellectuel Montrer que le savoir offert par la littérature est voué à fluctuer. La fiction est l’exemple même de cette remise en question de l’œuvre littéraire comme porteuse de vérité ou d’un savoir donné comme acquis. Ex : Chrétien de Troyes déplace constamment le sens des symboles dans son œuvre littéraire (voir les travaux de Peter Hauder), ce qui prévient du risque d’enfermement dans une interprétation unique et prise comme vraie. L’œuvre littéraire, plus que dispenser un savoir, aime donc à remettre en cause les certitudes. III. Dépasser la supposée intention de l’œuvre littéraire (« s’impose » / « s’offre ») → Ici, Jouer autour des mots « s’impose » et « s’offre », qui supposent à l’œuvre littéraire une intention. 1) Résistance(s) de l’œuvre littéraire à sa propre instrumentalisation Picon suppose une intention à l’œuvre littéraire, perceptible à travers l’emploi de la forme pronominale des verbes « imposer » et « offrir ». Montrer que l’œuvre littéraire n’est réductible à aucune intention, en évoquant la théorie de « l’art pour l’art » des parnassiens, pour qui la seule visée de l’œuvre est l’œuvre elle-même et la création artistique. 2) L’œuvre littéraire, un objet autotélique et dont le sens reste ouvert Rappeler qu’on ne fixe jamais définitivement le sens d’une œuvre littéraire, qui reste toujours ouverte à la réflexion, à la relecture, à la réinterprétation (c’est tout l’enjeu de la recherche en littérature). Évoquer le cas des œuvres inachevées, paroxysme de l’œuvre « éternellement ouverte » et qui conservent tout leur mystère (ex : Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes). 3) L’essentielle inutilité de l’œuvre littéraire Proposer un passage suggérant que l’œuvre littéraire tire sa force du fait qu’elle ne remplit aucun besoin matériel (et que donc prêter une intention à l’œuvre est une attitude qui a ses limites). On peut ressentir un plaisir pur à la contemplation d’une œuvre détachée de toute utilité ou instrumentalisation. L’œuvre n’a pas besoin de remplir une fonction pour provoquer la « jouissance », il lui suffit d’être.