Girard violence

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Face à la violence: La pensée audacieuse de René Girard
Author(s): Francis Guibal
Source:
Esprit
, Février 2016, No. 422 (2) (Février 2016), pp. 107-122
Published by: Editions Esprit
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/44136467
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HOMMAGE
Face à la violence
La pensée audacieuse de René Girard
Francis Guibal*
René GIRARD est mort le 4 novembre 2015 , à l'âge de 91 ans ,
quelques jours avant une nouvelle vague d'attentats terroristes en
France et dans le monde. Né en Avignon le 15 décembre 1923 ,
diplômé de V école des Chartes , il avait dès 1947 pris le chemin des
États-Unis où il devait connaître une brillante carrière universitaire
et résider jusqu'à sa disparition l. Centrée tout entière sur la question
de la violence , l'œuvre imposante qu'il nous laisse lui a valu sans
doute d'entrer à l'Académie française en 2005 2 , mais elle n'a cessé
de susciter en France des réactions très réservées , voire hostiles. C'est
que , non contente d'explorer le champ entier des sciences humaines ,
de la littérature à la philosophie en passant par l'histoire et l'ethno-
logie, la psychologie et la sociologie , elle ne cache pas son ambition
d'en proposer une interprétation unitaire qui prend pour clef de
lecture décisive l'originalité historique et culturelle de la révélation
biblique et évangélique. Sans pouvoir évidemment suivre dans le
détail de ses analyses ce travail de pensée poursuivi tout au long d'une
vie , on en rappellera simplement ici quelques grandes orientations
théoriques dont l'actualité et la pertinence méritent sans doute d'être
méditées en ces temps de retour menaçant d'un religieux archaïque.
* Professeur émérite de philosophie de l'université de Strasbourg, attentif notamment aux
traces de la pensée biblique dans la culture contemporaine.
1. Il fut successivement professeur aux universités d'Indiana (1947-1957), de Baltimore
(1957-1968 et 1975-1981), de Buffalo (1968-1975) et finalement de Stanford (depuis 1981).
2. Élu au fauteuil du père Ambroise-Marie Carré, il a été reçu sous la Coupole par son ami
Michel Serres, le 15 décembre 2005.
ESiRTT" 107 Février 2016
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Francis Guibal
Aux sources de la violence :
le désir mimétique
C'est en 1959 que les recherches de Girard font naître en lui une
« intuition unique, mais très dense », en lien direct avec sa conver-
sion (en 1960) au catholicisme : ce fondement sur lequel tout
repose, ce socle intuitif de sa pensée, porte sur la nature essentiel-
lement mimétique du désir et son lien avec la violence sociale. Il
est au cœur de son premier livre, publié en 1961, qui analyse
quelques œuvres littéraires majeures - Cervantes et Stendhal,
Proust et Dostoïevski (Shakespeare viendra plus tard) - en y décou-
vrant la révélation de « lois psychologiques » qu'il en coûte à
l'orgueil humain de reconnaître. La première de ces lois s'en prend
au mensonge romantique dont l'imaginaire rêve d'un désir subjectif
autonome et souverain dans ses choix d'objet, alors que la vérité
romanesque 3 montre que le sujet n'a de rapport à l'objet désiré que
dans la mesure où ce dernier est préalablement investi par le désir
d'un autre. Tout se joue donc dans l'espace des relations inter-
humaines ; il n'y a de subjectivité désirante qu'à l'intérieur d'une
« triangulation » inhérente au mimétisme du désir.
Si le sujet apprend d'abord à désirer grâce à la médiation
« externe » d'un modèle idéal admiré (Don Quichotte est ici la
référence majeure de Girard), cette médiation ne va pas tarder à
prendre une forme plus « interne » ou plus égalitaire, le modèle
devenant ainsi l'adversaire qui interdit au sujet de s'approprier un
objet d'autant plus valorisé qu'il suscite davantage de rivalité entre
ceux qui le désirent également4. « L'envie, la jalousie et la haine
impuissante » (Stendhal) prennent la place de l'émulation ; nous
entrons dans le cercle infernal d'une agressivité et d'une compétition
sans fin. Le désir mimétique condamne les hommes à s'affronter les
uns aux autres ; il les entraîne dans le tourbillon contagieux d'une
violence protéiforme que rien ne paraît pouvoir arrêter.
Sous la pureté et la simplicité apparentes du désir (roman-
tique), l'analyse tend ainsi à découvrir la réalité (romanesque) de
tensions intersubjectives dont les sujets ne sont pas maîtres : «il y
a dans les rapports humains un principe de conflit qu'on ne peut pas
3. Mensonge romantique et vérité romanesque (Paris, Grasset, 1961) est en effet le titre signi-
ficatif de ce premier essai.
4. La Violence et le sacré (Paris, Grasset, 1972 ; désormais KS) résumera simplement :
« Deux désirs qui se portent sur le même objet se font mutuellement obstacle » (p. 205).
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Face à la violence. La pensée audacieuse de René Girard
résoudre rationnellement 5 ». Dès ce premier livre, cependant, Girard
ne s'en tient pas à cette approche de la violence interhumaine. Car
les grandes œuvres de la littérature ne lui paraissent révéler la
pathologie mortifère du désir mimétique qu'en évoquant sa guérison
possible, grâce à une « conversion » qui renoncerait à la jalousie et
à l'orgueil pour renvoyer les humains à la vérité humblement
partagée de leur condition finie : passage d'une « transcendance
déviée » à une « transcendance verticale », où « le mensonge fait
place à la vérité, l'angoisse au souvenir, l'agitation au repos, la haine
à l'amour, le désir selon l'Autre au désir selon Soi6 ». Mais cet
horizon final devait sans doute être mis à l'épreuve d'analyses
débordant l'univers de la simple fiction.
La conjuration « religieuse » de la violence :
le bouc émissaire
Avec la Violence et le sacré (1972), Girard entre plus résolument
dans le champ de l'anthropologie sociale et religieuse. En continuant
à partir, toutefois, des « dissensions, rivalités, jalousies et querelles »
(FS, 22) qui dressent les individus les uns contre les autres et
tendent à susciter une crise généralisée à l'intérieur du groupe
dont elles menacent la cohésion. C'est de l'exaspération même de
cette crise que va naître sa résolution, sous l'effet d'une violence qui
se décharge d'elle-même en se concentrant ou en se focalisant sur
la responsabilité prétendue d'un coupable désigné : « l'antagonisme
de chacun contre chacun fait place à l'union de tous contre un seul »
(F5, 116) ; l'unanimité s'obtient par transfert de la violence sur un
bouc émissaire.
Pour « apaiser la violence et l'empêcher de se déchaîner » (KS,
38), pour s'en protéger, la communauté recourt donc au sacrifice
d'une victime dont la mise à mort expiatoire est censée libérer le
groupe de ses conflits et lui apporter une réconciliation salvatrice.
À l'origine des religions archaïques, il y a ce mécanisme victimaire
ou cet imaginaire « sacrificiel » (producteur de sacré) qui fait porter
à un seul, la victime, le poids et l'expulsion de la violence commune.
D'où la sublimation ou la sacralisation ultérieure de cette victime,
5. R. Girard, Quand ces choses commenceront. . . (désormais QCCh ), Paris, Arléa, 1994,
p. 33.
6. Id., Mensonge romantique et vérité romanesque , op. cit., p. 336, qui se réfère notamment
à Proust et à Dostoïevski, mais dont l'ultime formulation est à tout le moins ambiguë.
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Francis Guibal
à travers laquelle s'opère le passage d'une violence destructrice à
une (contre-)violence sacrée qui « se montre sous un jour pacifica-
teur » et « répand autour d'elle les bienfaits du sacrifice7 » offert à
la divinité et accepté par elle : celui qui menaçait de détruire la
communauté devient le principe de sa reconstruction.
Réel ou imaginaire, ce sacrifice religieux joue le rôle d'un événe-
ment fondateur : il a sauvé la communauté en mettant fin à la crise
qui la menaçait. Encore faut-il, cependant, que cette réconciliation
inaugurale s'inscrive dans la durée de la vie historique. Les mythes
vont y contribuer en rappelant et en ravivant le souvenir de ce qui
s'est passé à l'origine. Et les rites, surtout, vont répéter et réactiver
sous la forme pratique du culte cette mise à mort salvatrice qui « a
refait, contre la victime émissaire et autour d'elle, l'unité perdue dans
la violence réciproque » (VS, 138). L'ordre social et culturel, avec ses
institutions symboliques, ne cesse de renaître de cette répétition
pratique qui interdit de retomber dans la crise en prenant pour
guide le geste salvateur : « Pour comprendre la culture humaine, il
faut admettre que l'endiguement des forces mimétiques par les
interdits, leur canalisation džins des directions rituelles, peut seul
étendre et perpétuer l'effet réconciliateur de la victime8 » sacrifiée.
Fondé sur le sacrifice, se maintenant par des mythes qui le
rappellent et des rites qui l'actualisent, le religieux, au sens
archaïque que lui donne Girard, apparaît éminemment ambigu.
On peut mettre à son crédit, d'un côté, un effort toujours repris pour
surmonter les divisions qui menacent la communauté en faisant
appel à un principe de réconciliation qui n'est pas à la mesure de
la fragilité humaine ; c'est sa fonction positive que de « contenir le
déchaînement de la violence » ( QCCh , 109-110) en recourant au
sacrifice fondateur de culture pacifiée. Mais l'autre face du sacré
religieux est que, s'il « protège les hommes » contre eux-mêmes et
contre leur violence, il le fait seulement « tant que son fondement
ultime n'est pas dévoilé » (FS, 192). Son emprise est liée à la
méconnaissance de la violence sacrificielle qu'il met en œuvre : pour
que cela fonctionne, « il faut que la glorification de la victime
s'effectue sur la base même de la persécution. Il faut que les crimes
imaginés par les persécuteurs soient tenus pour véridiques9 » et que
7. R. Girard, la Violence et le sacrée op. cit., p. 61 ; il y a donc un double visage de la
violence, mais « les hommes ne pénètrent pas le secret de cette dualité » (ibid.) énigmatique.
8. Id., Des choses cachées depuis la fondation du monde (désormais CCFM), Paris, Grasset,
1978, p. 40-41, qui ajoute : « Le religieux n'est rien d'autre que cet immense effort pour main-
tenir la paix » à travers la (contre-)violence sacrificielle.
9. Id., le Bouc émissaire (désormais BE), Paris, Grasset, 1982, p. 277.
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