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1976-VII-2 04

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LE MODELE STRUCTURO-FONCTIONNALISTE
DE LA RELATION THERAPEUTIQUE (If!)
Exposé et dépassement
par
Olgierd KU1Y
L'objet de cet article est de présenter le modèle structurofonctionnaliste de la relation thérapeutique jouant dans le
cas de la maladie chronique, de montrer ses limites et de
proposer un modèle d'analyse stratégique permettant une
meilleure compréhension des phénomènes.
Généralement, lorsque l'on parle du modèle structuro-fonctionnaliste de la relation thérapeutique, on fait référence aux travaux de
Talcott Parsons. Or, il a souvent été remarqué que ses analyses portaient davantage sur la maladie aiguë. Cela veut-il dire que la: théorie
structuro-fonctionnaliste néglige la maladie chronique? On pourrait
le penser quand on voit toute l'attention que l'Ecole de Chicago lui
a accordé (1). Il existe cependant un important travail du courant
structuro-fonctionnaliste consacré à la maladie chronique. Il s'agit
d'Experiment Perilous de Renée Fox (2). Nous allons donc nous
interroger sur cet ouvrage, sur les questions qu'il pose à la théorie
structuro-fonctionnaliste. Ensuite, nous serons attentif à un certain
(*) Cet article, qui reproduit de larges extraits d'un Position Paper présenté
au Sick Role Workshop du Sème Congrès Mondial de Sociologie (Toronto,
août 1974), a pu être rédigé grâce au soutien de la Fondation Ford et du
Fonds National de la Recherche Scientifique de Belgique. Michel Crozier et
Anselm Strauss ont bien voulu nous donner leurs commentaires sur une précédente version. Qu'ils en soient remerciés, même si nous n'avons pas toujours
suivi leurs suggestions.
(1) Pour les tuberculeux, cfr. Roth (1957, 1962, 1963a, 1963b). Pour la
poliomyélite, cfr. Davis (1963). Pour le malade au stade terminal, cfr. Glaser
et Strauss (1965, 1966). Et enfin, dans une certaine mesure, pour la maladie
mentale (qui est un cas de chronicité), cfr. Goffman (1968).
(2) Nous verrons plus loin que cet ouvrage ne porte que sur un cas fort
limité de maladie chronique. Nous regrettons de ne pas avoir pu prendre une
connaissance approfondie du dernier ouvrage du Fox (1974).
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nombre d'éléments empiriques fournis par Experiment Perilous, mais
que la vision théorique de son auteur ne lui permettait pas de considérer, et nous proposerons un modèle d'analyse stratégique permettant d'interpréter différemment les données de Fox.
J. • Les analyses de Renée Fox
A. Présentation d'Experiment Perilous
Dans cette recherche, Fox décrit les événements qui se sont déroulés
dans la salle F2 d'un hôpital universitaire américain très réputé de
la côte Est. Celle salle recueille des malades ayant un problème
métabolique au stade terminal. Toutes les thérapeutiques connues
sont épuisées. La seule chose que les médecins peuvent encore proposer à leurs malades est d'expérimenter sur eux de nouveaux traitements. C'est dans ces conditions que la salle F2 a fait progresser
la science à grands pas, mais parallèlement le taux de mortalité y
a également été très élevé. C'est donc une situation de médecine
expérimentale avec sujets humains affrontant la perspective d'une
mort très proche.
Au vu de cette brève description, on devine aisément que les
réactions des médecins et des malades y sont d'une exceptionnelle
intensité. Nous pouvons ramasser en cinq points les observations
de Fox.
La première chose qu'elle remarque, c'est l'importance des conduites affectives et irrationnelles, tant chez les médecins que chez les
malades. Les traits d'humour y sont courants, les éclats de rire fréquents ; médecins comme malades émettent des paris sur l'issue des
expériences entreprises. Les relations affectives y sont très intenses.
Fox note l'existence d'une très grande solidarité entre les malades,
tout comme entre les médecins ; de plus, toute l'unité constitue un
groupe très uni.
Ce faisant, Fox est amenée à noter un second trait: l'étroite parenté
de réactions manifestées par les médecins et malades. Ces deux strates
ont les mêmes réactions affectives (3).
(3) Mais s'agît-il des mêmes réactions affectives? Fox n'est pas toujours
très sûre (Fox, 1969: 182 et 253).
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Troisième trait: les malades et le niveau de leurs connaissances
médicales. La qualité de leur information est très élevée: ce qui leur
permet de dominer leur situation d'une certaine manière. Ils jonglent
avec les paramètres, les formules chimiques, font des suggestions,
discutent parfois d'égal à égal avec le médecin. Ils sont des quasimédecins, des confrères.
Le quatrième trait concerne l'attitude des malades à l'égard de
la recherche scientifique: c'est le vedettariat (<< stardom »). Les malades tirent leur gloire d'être les sujets d'expérimentations qui sont
souvent des premières mondiales et qui leur donnent l'occasion d'être
au centre d'articles de presse, d'être présentés à des médecins de
passage ... Toute cette atmosphère de prestige qui entoure plus particulièrement certains malades est à l'origine d'un comportement paradoxal: le malade s'acharne souvent à continuer des expériences qui
lui causent un inconfort tel que les médecins sont disposés à les
interrompre. Mais alors le malade intervient pour calmer les hésitations
médicales et tenir jusqu'au bout. Fox interprète cette conduite comme
un trait « d'achievement », caractéristique de notre société, et le rapproche de la même volonté de recherche scientifique que manifestent
les médecins. Elle relève ainsi une nouvelle similitude dans les conduites des médecins et des malades.
Il y a enfin un dernier trait: c'est l'extrême dépendance que bon
nombre de malades manifestent à l'égard de la salle F2. C'est une
infime minorité qui peut être guérie et quitter l'hôpital. Les autres
restent confinés dans l'unité métabolique, n'en sortent que pour de
brefs séjours extérieurs, et y reviennent. Ils ne voient plus que l'univers
de la salle et semblent incapables de retourner dans de monde
extérieur.
Telles sont les observations de Fox. Signalons que nulle part il
n'est explicitement fait mention de conflits entre médecins, de rapports
de pouvoir entre médecins et malades, de traits d'agressivité. Ou, les
rares fois que de tels faits sont rapportés, ce n'est qu'incidemment:
ces faits ne sont jamais intégrés dans une synthèse générale. De
même, il faut regretter l'absence d'une analyse de la strate des infirmières et de ses relations avec les médecins et malades, tout comme
l'absence d'une analyse de l'histoire de l'unité (4).
(4) On a de bonnes raisons de croire que les informations dont on dispose
sur la salle F2 se rapportent à une seconde phase de son existence. Les phénomènes de rires et de paris paraissent plus caractéristiques d'une époque où
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B. Le modèle de Fox
Dans cette section, nous allons nous poser deux questions. Dans
un premier temps, nous nous demanderons quelles sont les explications
que Fox avance pour rendre compte des phénomènes observés dans
la salle F2 ? Ensuite, nous nous interrogerons sur la portée de ses
explications: ses réflexions constituent-elles un dépassement des
analyses parsoniennes ou bien se situent-elles toujours dans le courant
structuro-fonctionnaliste ?
1. Le concept de stress
Quelle est la construction théorique que Fox propose pour expliciter
ses données? Elle avance le concept de stress.
Les médecins affrontent une situation de stress, caractérisée par
trois éléments: les limites de leurs connaissances, les limites de leur
efficacité thérapeutique, et les tensions liées à l'expérimentation menée
sur des sujets humains. Face à un tel stress, les médecins ne peuvent
que se départir des rôles traditionnels: ils abandonnent le détachement
affectif et expriment leurs émotions. Fox note au passage que des
chercheurs scientifiques (autres que des médecins) qui affrontent la
même situation d'incertitude dans leurs expériences, manifestent
également dans leurs comportements cette importance des éléments
affectifs et irrationnels.
Les malades également vivent une situation exceptionnellement
stressante. Ils sont contraints à l'inactivité, coupés du monde extérieur,
soumis aux exigences de la recherche médicale; ils ne voient aucune
amélioration de leur état. Ils sont confrontés à des traitements et
expérimentations dont l'issue est très incertaine et se heurtent à la
question de la signification à donner à leur vie. Et c'est l'ampleur
de ce stress qui explique leurs réactions intensément affectives, tout
comme l'esprit de groupe fortement développé et la qualité de leurs
connaissances médicales.
les tensions ont été contrôlées. Et effectivement, on apprend que le team a
déjà acquis une certaine notoriété par ses brillantes découvertes scientifiques
et ses innovations thérapeutiques. Ne peut-on imaginer qu'avant ces découvertes, avant que les médecins ne se donnent la preuve de la valeur de leur
travail, les tensions étaient beaucoup plus grandes (cfr, spécialement le témoignage des médecins, Fox, 1969: 18-19).
174
2. Les hypothèses de base structuro-ionctionnalistes
Dans ces analyses, peut-on voir une critique qui amène un dépassement? Nous allons voir que Fox reste fidèle aux postulats fondamentaux du structuro-fonctionnalisme.
Mais pour ce faire, il faut reprendre l'analyse parsonienne de la
relation thérapeutique. On a souvent remarqué que les rôles parsoniens
sont caractéristiques de la maladie aiguë. Experiment Perilous concerne évidemment une autre situation. Ce n'est donc pas à ces différences superficielles qu'il faut s'attarder. Il faut s'interroger à un
second niveau et se demander si les principes théoriques sous-jacents
à l'un et l'autre modèles sont communs ou divergents.
Reprenons donc l'analyse parsonienne de la relation thérapeutique.
Celle-ci se caractérise par une communauté de valeurs entre le professionnel et son client. Les cinq pattern-variables structurent les deux
rôles. Il est inutile de reprendre ici cette analyse bien connue du
lecteur (Herzlich, 1970: 169-189). Ne mentionnons ici que quelques
points nécessaires pour la clarté de la suite. Le rôle médical, comme
tout rôle professionnel, se trouve caractérisé par la combinaison d'une
technologie avec un altruisme. La technologie, ensemble de connaissances pratiques basées sur des connaissances théoriques, se révèle
être universaliste, et permet la neutralité affective, la spécificité fonctionnelle et l'achievement. Le malade, lorsqu'il entre dans le rôle
institutionnalisé (sick role), manifeste non seulement sa volonté
« d'achievement :., mais aussi son adhésion aux autres valeurs fondamentales. Bien entendu, ces dernières sont provisoirement suspendues.
Telles sont les grandes lignes du modèle parsonien. Experiment
Perilous s'écarte-t-il de ce modèle? Dans un premier temps, on peut
noter que le médecin de la salle F2 est différent du médecin parsonien
sur deux points: il connaît une grande implication affective et affronte
une incertitude technologique. Est-ce propre à la maladie chronique?
Nullement, répond Fox. Elle a souligné que ces deux éléments étaient
également constitutifs du rôle quotidien de tout médecin, qu'il pratique
une médecine de pointe ou qu'il soit le généraliste de tous les jours.
Tout médecin affronte toujours dans sa vie une situation d'incertitude
technique, à des degrés divers bien sûr (Fox, 1969: 240). De même,
le médecin ne peut manifester un détachement absolu à l'égard de
son client (5). Fox présente ainsi une nouvelle formulation du rôle
(5) Face au thème parsonien de la neutralité affective, Fox (1969: 86 et 112)
développe la notion de detached concern.
175
du médecin. Mais est-ce bien une nouveauté? En relisant de plus
près les textes de Parsons, on s'aperçoit que ce dernier n'a pas négligé
ces deux aspects. Lui aussi a bien noté que les connaissances médicales
sont limitées, que le contrôle affectif est une lutte de tous les instants
(Herzlich, 1970: 176-185).
En conséquence, les deux auteurs semblent bien avoir une même
vision du rôle médical. Pourtant, il y a une différence d'accentuation.
Fox situe ces deux éléments constitutifs au centre même de ses
réflexions. Parsons ne les place qu'en marge de ses analyses: pour
lui ce sont des correctifs, des nuances. Mais Fox n'exploite pas cette
différence de perspective, qui aurait pu constituer le point de départ
d'une autre théorie de la relation thérapeutique.
A côté de cette analyse du rôle médical qui se révèle finalement
similaire, il y a une divergence plus fondamentale portant sur l'intégration de rôle. Celle-ci sera également réduite conformément aux
hypothèses de base structuro-fonctionnalistes.
Alors que Parsons parle d'un haut niveau d'intercorrélation entre
les normes du rôle médical correspondant aux cinq grandes variables,
Fox observe une contradiction entre certaines de ces normes. De
quelle contradiction normative s'agit-il? Par exemple, le médecin se
doit d'être «objectif, détaché, froid» dans son approche du problème; en même temps il doit être proche du patient, attentif à
son bien-être, ne pas geler tous les mécanismes d'identification (Fox,
1969: 86). De même, le médecin de l'unité métabolique plus particulièrement, se sent écartelé entre les exigences pesant sur son rôle
de chercheur médical décidé à faire progresser la science et celles
attenant à son rôle de clinicien soucieux du confort de son malade
(Fox, 1969: 241).
Cette description de normes contradictoires soulève une question
capitale: comment vont s'organiser les normes? comment la contradiction va-t-elle s'aménager? Schématiquement parlant, deux voies
sont possibles. Ou bien le médecin organise ses normes tout seul,
ou en construit une synthèse en communauté avec ses collègues: c'est
l'hypothèse endogène de l'intégration de rôle. Ou bien, la structuration
se fait en relation avec le partenaire de rôle qu'est le client: c'est
l'hypothèse exogène de l'intégration. L'hypothèse exogène est intéressante: la contradiction des normes y est un levier sur lequel le malade,
pourrait peser et nous serions amené à une théorie du pouvoir dans
la relation thérapeutique.
Or justement, Fox reste fidèle à une théorie endogène de l'inté176
gration de rôle. Le rôle du professionnel trouve sa définition et sa
cohésion dans le groupe professionnel, c'est-à-dire en relation avec
des acteurs porteurs du même rôle, en dehors et avant la rencontre
avec le client. On minimise l'influence du partenaire de rôle qu'est le
patient. L'hypothèse endogène est bien la réponse structuro-fonctionnaliste à la question de l'intégration interne de rôle (6). Elle va de
soi dans la théorie parsonienne puisque le rôle professionnel est
caractérisé par une haute intercorrélation interne des normes. Elle
se retrouve également dans les réponses apportées par les travaux
structuro-fonctionnalistes ultérieurs aux deux problèmes de l'implication affective du médecin et de sa réaction à l'incertitude technique.
Merton et ses collègues (dont Fox) ont noté que le médecin doit se
conformer à des normes assez contradictoires: par exemple, il doit
à la fois éviter les identifications excessives (emotionally detached),
mais être aussi très proche de son malade (compassionate concern)
(1957: 74). Comment un équilibre est-il atteint? Merton insiste sur
la formation médicale qui fournit au futur médecin le moyen d'être
à la hauteur de ces normes contradictoires (1957: 72). Au même
moment, Coleman, Katz et Menzel ont montré dans la recherche
subventionnée par les laboratoires Pfizer et destinée à découvrir les
mécanismes d'adoption de nouveaux médicaments par les médecins,
le rôle central des petits groupes informels de praticiens. Enfin Fox,
dans ce même ouvrage, insiste sur le rôle capital du groupe de pairs,
pour affronter à la fois les problèmes émotionnels et l'incertitude
technologique.
En conséquence, on peut dire que c'est chaque fois à la même
conclusion qu'on aboutit dans la théorie structuro-fonctionnaliste :
c'est toujours le groupe des professionnels qui apporte une réponse
au problème posé. Et lorsque, par hasard, une recherche nous amène
tout près des limites de cette hypothèse, lorsqu'on devine que le
patient joue un rôle dans l'adaptation médicale, ainsi que le suggèrent
quelques pages de Fox (1969: 85-109), on reste quand même avec
(6) Elle semble bien être reprise telle quelle dans la tentative de Twaddle (1972)
de sortir les analyses parsoniennes de leur impasse. Twaddle distingue deux
niveaux d'analyse: le «rôle JO et le comportement (<< behavior ,.). Il considère
que l'analyse parsonienne du sick role tient toujours, parce que les critiques qui
ont été portées à son encontre se situent au niveau d'un autre concept, l'illness
behavior, lequel peut réussir à intégrer toutes les critiques. Même si l'on veut
bien être d'accord avec cette distinction, on doit aussi remarquer que Twaddle
ne donne aucune réponse à la question de l'intégration entre le rôle du médecin
et l'illness behavior. Ce qui laisse supposer qu'il reprend à son compte l'hypothèse endogène de l'intégration.
177
l'impression que cette intervention du patient vient plutôt nuancer de
l'extérieur un rôle médical dont les traits fondamentaux ont été constitués en dehors de sa présence.
Cette hypothèse sur le caractère endogène de l'intégration interne
de rôle a révélé l'étroite parenté entre les réflexions de Fox et de
Parsons. Elle montre que fondamentalement Fox appartient à la
même veine théorique. Il n'est dès lors pas étonnant que les deux
autres hypothèses fondamentales, l'identité de situation et la communauté de valeurs, porteuses de cette conception endogène de l'intégration, soient également partagées par les deux auteurs.
Qu'est-ce l'hypothèse de l'identité de situation? Elle veut dire que
les acteurs sociaux affrontent tous une même situation. On pourrait
objecter que la situation des médecins de la salle F2 est différente
de celle des malades. La théorie structuro-fonctionnaliste opte pour
une réponse en termes de similitude. Rappelons ce que nous avons
dit précédemment d'Experiment Perilous. Après avoir remarqué
l'étroite parenté des réactions affectives des médecins et malades, Fox
(1969, 182, 237 et 253) dégage l'idée d'une communauté d'individus
affrontant une même situation de stress.
Bien sûr, l'inventaire des éléments de stress auquel elle se livre
est différent pour chacun des deux groupes en présence. Il suffit que
le lecteur se reporte à notre présentation de l'ouvrage. Mais cet inventaire n'est pour elle qu'une étape permettant de dégager ce qu'il y a
de commun derrière cette multiplicité de stress particuliers. Fondamentalement, le stress commun trouve son origine dans l'incapacité
des médecins comme des malades à pouvoir réaliser les rôles attendus,
c'est-à-dire les rôles aigus dégagés par Parsons (7).
Cette dernière considération nous amène à la troisième hypothèse
structuro-fonctionnaliste:
la communauté des valeurs. Le thème de
l'identité de situation renvoie au thème de la communauté de valeurs.
Une situation n'est la même, socialement, pour tous les acteurs que
parce qu'elle est structurée de la même manière pour tous, et cette
structuration nous vient des pattern-variables dégagées par Parsons.
Rappelons cette hypothèse consensualiste. Chez Parsons, nous l'avons
vu, il y a communauté de valeurs entre les rôles de médecin et de
malade, notamment en ce qui regarde l'achievement (8). Fox amène
(7) Pour le médecin, cfr. Fox (1969: 86 et 251). Pour le malade, cfr. Fox
(1969: 116).
(8) C'est pourquoi nous pensons qu'une théorie du pouvoir ne peut prendre
178
une même réponse: dans la salle F2, ce sont les mêmes valeurs que
l'on découvre, l'intensité affective par exemple (ce qui nous écarte
du rôle parsonien), mais aussi l'accent mis sur l'achievement (ce qui
nous rapproche du rôle parsonien). Cette hypothèse consensualiste
ne doit pas nous étonner: le structuro-fonctionnalisme est une théorie
reconnaissant un rôle important, sinon central, aux valeurs dans la
détermination des conduites humaines.
Nous pouvons conclure. C'est la même théorie structure-fonctionnaliste de la relation thérapeutique que l'on découvre dans les analyses
de Parsons et de Fox. Elle repose sur une hypothèse consensualiste,
affirmant la communauté de valeurs entre les acteurs sociaux, qui
fonde une identité de situation et qui permet par ailleurs une conception endogène de l'intégration de rôle.
n.
Pour un dépassement:
vers une analyse stratégique
Mettre l'accent sur la communauté de valeurs conduit à mettre
de côté, dans l'analyse, ces éléments de contrainte, ces rapports de
force qui apparaissent ça et là dans Experiment Perilous. Dans le
cadre de la brève introduction qui suit, nous n'allons en considérer
que quelques uns, de manière à amorcer le débat.
A. Introduction
Posons-nous donc la question suivante: pourquoi le malade de
la salle F2 se soumet-il aux expériences? Parce que cela lui permet
de se comporter d'une manière conforme aux valeurs fondamentales
d'achievement de notre société? ou bien parce que les «médecins
sont de chics types» (Fox, 1969: 104) auxquels on ne peut rien
refuser ?
Ce second type d'explication suggère une autre manière de voir
les choses. En effet, il ne faut pas perdre de vue le fait suivant: si
les médecins sont présentés par Fox comme des individus souffrant
également de la situation d'expérimentation qu'ils connaissent, ce
n'est pas la seule dimension qui décrit leur position. La situation
de stress qu'ils affrontent n'est pas «objectivement» la même que
place dans un tel cadre de référence, caractérisé par une communauté de valeurs.
Pour une opinion en sens contraire, cfr. Smelser (1971: 25).
179
celle des malades: ils ne font pas que subir une réalité. C'est aussi
une situation qu'ils créent: ils prennent une part active à la «transgression» des normes du sick role.
Une première manière de voir cette idée de création est assez
simpliste: la salle F2 n'existe que parce que certains médecins l'ont
prise en charge. Il ne faut pas objecter que cette salle trouve son
existence, d'abord et avant tout, dans le développement d'une technologie de pointe. La technologie ne se développe pas par elle-même,
en fonction d'une dynamique autonome: elle requiert la présence
d'une catégorie spéciale de médecins, aptes et désireux de la pousser
le plus loin possible. C'est pourquoi une seconde manière d'exposer
la même idée est beaucoup plus pertinente. Les médecins tirent leur
gloire des activités de la salle F2 et se bâtissent de la sorte une
carrière (9): ils publient des articles importants et, devenus assez
célèbres, ils reçoivent la visite de nombreux médecins.
La conclusion qui découle de cette présentation est que les médecins,
poursuivant également des objectifs qui leur sont propres, doivent
exercer une certaine influence sur le malade pour l'amener à collaborer.
Les exemples de ces moyens de « suggestion» abondent. La tactique
peut être financière: il y a la réduction ou l'annulation des frais
d'hospitalisation, ce qui n'est pas négligeable lorsque l'on songe au
coût énorme des soins médicaux à charge des malades aux Etats-Unis
(Fox, 1969: 89 et 104). Mais il y a surtout la manipulation symbolique: par exemple, il s'agit de la « célébration» du patient par les
médecins (Fox, 1969 : 92) : les lettres de reconnaissance des médecins
au malade, les articles de presse valorisant le malade. Plus généralement, il y a la mise en œuvre de tous les mécanismes facilitant
l'identification du malade à son médecin. Le résultat de telles tactiques
est prévisible: à côté de certains malades refusant de servir de
cobayes, on peut en voir d'autres, récalcitrants à l'origine, qui manifestent ensuite une telle intériorisation des nouvelles normes qu'ils
n'éprouvent plus aucune résistance intérieure. C'est le cas de Gene
Gordon qui, au début, refusait d'envisager la perspective d'une transplantation rénale. Après quelque temps, il est volontaire, il réclame
l'opération (Fox, 1969: 153). C'est à un véritable processus de
conversion qu'on assiste dans l'unité.
(9) Ce point est signalé très indirectement par Fox dans son introduction
(1969: 20) et lorsqu'il est repris par la suite dans les mécanismes d'adaptation
(Fox, 1969: 69-71), c'est dans une perspective qui ne nuit en rien à l'orientation
altruiste.
180
Cette description des moyens utilisés par les médecins, de leurs
tactiques de persuasion, nous écarte beaucoup d'une analyse consensualiste. C'est à une analyse du pouvoir dans l'unité que nous devons
nous livrer.
B. La relation thérapeutique, relation stratégique
Si donc la situation n'est pas identique pour tous les acteurs, il
faut reprendre à la base les analyses de Fox et proposer une nouvelle
conceptualisation du milieu social de la salle F2. Pour ce faire, nous
devons abandonner son hypothèse que le stress est (a) issu d'une
série d'incertitudes et de problèmes qui se posent aux médecins et
aux malades et (b) qu'il est de ce fait source des relations sociales
caractéristiques de l'unité métabolique. Nous croyons, tout au contraire, que le stress est logé à l'intérieur même du nouveau système
de relations créé dans l'unité. Ce n'est pas la situation qui est stressante, c'est le système de relations lui-même qui l'est. D'où vient
ce stress? Il tient au pouvoir médical excessif qui règne dans l'unité
métabolique et aux stratégies correspondantes des malades. Prouver
cette hypothèse demande de démontrer deux propositions distinctes:
- d'abord qu'un système de relations qui réalise un certain équilibre
des pouvoirs est impraticable dans la salle F2. Ce sera l'objet de
notre première section où nous essayerons de montrer que les deux
modes traditionnels de relation thérapeutique dans notre société, la
relation thérapeutique en situation aiguë et celle en situation chronique,
voient le pouvoir médical limité et contrôlé par l'existence d'un certain
pouvoir du patient. Pour terminer, nous nous demanderons pourquoi
ces deux modes de relation sont impraticables dans l'unité métabolique.
- ensuite, que le nouveau système de relations instauré dans la
salle F2 est de nature totalitaire et que c'est ce caractère qui est
porteur de stress. Ce point fera l'objet de notre seconde section.
1. Les phénomènes de pouvoir dans la relation thérapeutique traditionnelle
Dans cette section, nous voulons montrer que les deux modes
traditionnels de relation thérapeutique sont basés sur un certain équilibre de pouvoir entre les deux partenaires de l'interaction. C'est cet
181
équilibre tout relatif qui inhibe le stress que l'on découvre dans l'unité
métabolique (10).
Précisons bien notre objectif. Nous ne prétendons pas que le malade
contrôle la relation autant que le fait le médecin. Ce serait une
proposition assez curieuse dans le courant actuel de dénonciation
de la violence symbolique médicale. Mais ce faisant, nous souhaitons
envisager un problème éliminé par ce dernier courant: si effectivement,
le patient est constamment «violenté ou spolié s dans la relation
thérapeutique, comment expliquer qu'il continue à entretenir une telle
relation? Il faut admettre que le bénéfice qu'il retire de la relation,
à savoir la guérison, ne se paie pas à n'importe quel «coût social
ou symbolique s : il exerce un contrôle, qui est bien sûr limité et
latéral. La structuration d'une relation ne tient pas seulement au
pouvoir du membre dominant de cette relation (argument de coercition
et de force) ; ['autre partie, dominée, y trouve aussi un certain avantage, un certain intérêt. Tel est le fondement de notre principe
d'analyse stratégique (11).
Quels sont ces deux modes traditionnels de relation thérapeutique?
Il s'agit de la relation thérapeutique en situation aiguë et de la
relation thérapeutique en situation chronique. Ce sont, bien sûr, deux
modèles purs. L'un est caractéristique d'une relation brève, la guérison
étant très souvent à la clé; l'autre est caractérisé par une certaine
permanence, le plus souvent sans guérison. Il importe de considérer
chacun de ces deux modes et de ne pas se limiter au seul premier
qui a été décrit par Parsons.
Est-il possible de montrer que ces deux modes sont basés sur un
« certain équilibre ~ de pouvoir entre le médecin et le malade? Les
preuves directes font défaut, car les travaux s'interrogeant sur cette
hypothèse du pouvoir au sein de la relation thérapeutique « organico-
(10) TI s'agit d'un équilibre caractéristique d'un moment donné et donc
toujours mouvant. On s'aperçoit qu'il est remis en cause aujourd'hui dans notre
société actuelle et nous pensons que c'est lié à une autre remise en cause, plus
profonde, celle d'une représentation de la maladie et de la mort notamment
(cfr. infra).
(11) Nous faisons ici référence aux principes d'analyse stratégique de Michel
Crozier qui pose comme hypothèse de travail la saisie de toute relation humaine
comme une relation de pouvoir. Ce faisant, il entend que l'acteur cherche à
contrôler son environnement, c'est-à-dire réduire les incertitudes que sont pour
lui les comportements des autres acteurs avec lesquels il est en interaction. La
rencontre de ces stratégies est constitutive de la structure organisationnelle.
Le développement de ces principes dans le cas de la relation thérapeutique a
fait l'objet d'un autre article (cfr. Kuty, 1976a).
182
somatique» (autre que la relation psychiatrique) sont très rares. Nous
ne pourrons que livrer des conjectures, ouvrir des pistes.
Au sujet de la relation chronique, On peut mentionner les recherches de Roth sur les tuberculeux. Roth insiste très fort sur la négociation permanente qui se déroule dans le sanatorium entre le patient,
le médecin et l'infirmière (Roth, 1962, 1963a, 1963b). Cette négociation permanente, ininterrompue, ne révèle-t-elle pas le faible pouvoir des valeurs médicales, et parallèlement la pertinence des valeurs
du malade qui échappe à l'emprise des normes thérapeutiques? Ne
peut-on penser que le type d'échange qui apparaît dans une telle
relation montre un pouvoir médical très limité, forcé de se justifier
régulièrement sur le plan rationnel face aux connaissances toujours
croissantes du malade, et finalement contraint, soit à recourir à des
techniques hiérarchiques ritualistes (Roth, 1957), soit à des comportements de fuite (Davis, 1960: 44-45)? Et ne peut-on penser que
de l'autre côté, faisant pendant à cette insatisfaction médicale, existe
la profonde insatisfaction du malade (Singer, 1974: 146) qui se
méfie de l'idéologie médicale et défend ses propres valeurs (12).
En ce qui concerne la relation aiguë, nous pouvons faire mention
des réflexions suivantes. Fondamentalement d'abord, nous pensons que
l'attitude autoritaire du médecin, et la soumission corrélative du
malade, s'expliquent par une représentation culturelle de la maladie
aiguë. Celle-ci, parce qu'elle est brève et réversible, peut être vécue
par le malade comme n'entraînant aucun changement dans son
identité. Et ne pas changer, n'implique-t-il pas une conception de
la maladie comme quelque chose d'extérieur à soi, ne touchant pas
l'identité profonde, et donc ne réclamant aucun rôle actif du patient?
Ne peut-on alors formuler l'hypothèse que l'attitude hiérarchique du
médecin est reliée à cette conception de la maladie? L'idée de
non-changement du malade réclame la passivité du malade et donc
un rôle actif et autoritaire du médecin (Kuty, 1975: 212). Ce qui
revient à dire que le malade peut trouver un intérêt dans cette
croyance, et dans l'attitude autoritaire du médecin.
Dans le même ordre d'idée, on peut réinterpréter l'ouvrage de
Balint (1960) (qui par certains côtés traite peut être aussi de la
relation chronique). On y voit des généralistes se lancer dans la
(12) Situer ici nos propres analyses sur les phénomènes de pouvoir dans les
unités de rein artificiel ne serait pas justifié. En effet, les unités rénales constituent un milieu qui s'apparente davantage à celui de l'unité métabolique. C'est
également une relation chronique d'un type très particulier.
183
médecine psychosomatique destinée à venir en aide aux malades
« fonctionnels ». Balint montre que l'organisation traditionnelle de
la pratique médicale requiert que le médecin procède à un examen
physique, puis prescrive une thérapeutique. L'omnipraticien à orientation psychothérapeutique peut vouloir renverser cette attitude activiste et adopter un comportement d'écoute. Si le patient « fonctionnel,
entend convertir ses troubles de relations en symptômes physiques,
et se refuse à ce que le médecin dirige la discussion vers le plan
relationnel, il peut contraindre son médecin à rentrer dans le modèle
traditionnel de la relation thérapeutique e organico-somatique e. On
voit bien ici l'intérêt du malade dans une certaine conception de
la médecine, et dans l'attitude autoritaire des médecins.
On peut également faire référence à Parsons lorsqu'il décrit le rôle
du médecin, et plus spécialement les problèmes affectifs que ce dernier rencontre, tout comme les moyens institutionnels dont il dispose.
Cet auteur esquisse un tableau où l'on voit le médecin protégé contre
une série d'assauts et de pressions dont le patient n'est pas le moindre.
Mais en fait, tous ces moyens ne servent-ils pas aussi à protéger le
patient contre un détournement de pouvoir par le médecin au détriment de son client?
Enfin, et ceci est une preuve indirecte, pourquoi le médecin
recourt-il dans certains cas à l'hospitalisation de son malade? Parsons
et Fox (1952) ont montré que le maintien à domicile du malade
pouvait poser des problèmes fort difficiles pour l'équilibre émotionnel
de la famille. Certainement, mais ne peut-on penser que cette décision
d'hospitalisation ne sera prise par le médecin que lorsque les tensions
affectives intra-familiales auront atteint un certain seuil, celui où sa
propre relation thérapeutique sera mise en difficulté (Davis, 1960:
46)? Ce qui revient encore à noter l'impact des valeurs propres du
malade.
Si l'on essaye de synthétiser ces quelques idées, on pourrait émettre
l'hypothèse suivante. Dans la relation aiguë, il y a pouvoir médical,
attitude autoritaire, mais ceux-ci sont contrôlés par la brièveté de
l'interaction, par l'attente d'une guérison, le tout ne remettant que
fort peu en cause le mode de vie (relationnel) du malade (cfr. la
représentation culturelle de la maladie). C'est dans le respect de ces
valeurs fondamentales du malade que se trouveraient son pouvoir,
et partant son intérêt à maintenir un tel style de relation.
Dans la relation chronique, le pouvoir médical que le malade doit
reconnaître au médecin malgré son inefficacité thérapeutique, se
184
trouve limité par la guérilla psychologique que lui livre le malade.
De la sorte ce dernier proclame également, tant bien que mal, ses
valeurs. En conclusion, ces deux modes de relation révèlent que le
malade garde un certain pouvoir dans la relation, qu'il contrôle le
médecin et ce en prenant appui sur les autres groupes sociaux auxquels il appartient (sa famille, ses amis, voire même le groupe des
malades en tant que groupe opposé à celui des professionnels).
Il reste une dernière question à envisager pour introduire la section
suivante: pourquoi ces deux systèmes sont-ils impraticables dans
l'unité métabolique? Parce qu'elle représente un milieu mixte, combinant à la fois la situation aiguë et chronique: d'une part, c'est une
situation d'attente, probablement sans issue, et d'autre part, c'est un
lieu où l'on met en œuvre des techniques de pointe très sophistiquées.
Mais cette conjonction, comme on va le voir maintenant, ne fait
qu'additionner les éléments de pouvoir dont dispose le médecin, tout
en supprimant les barrières protectrices dont bénéficiait le malade.
Le malade ne peut abriter une représentation de la maladie limitant
toute idée de changement de sa personnalité, et par ailleurs, il se
trouve dans une situation de gratitude forcée à l'égard de ceux qui
sauvent sa vie tous les jours sans le guérir (13). Telle est également,
avons-nous dit, la situation des unités de dialyse rénale. Ce sont les
caractéristiques de ce système social très particulier que nous allons
examiner maintenant.
2. La salle F2, milieu totalitaire
L'élément de stress tient à la nature même du système de relation
mis en place dans l'unité métabolique. Pourquoi? Parce que la salle
P2 constitue un milieu totalitaire. Nous allons montrer que les médecins cherchent à prendre un contrôle quasi-absolu sur leurs malades,
ce qui est à l'origine du stress des malades. Et nous verrons aussi,
dans un second temps, comment les malades développent des stratégies affectives extrêmes, sources du stress médical.
(13) C'est pourquoi nous nous écartons ici de Fox qui voit le stress dans
l'incapacité des médecins et des malades à se conformer aux rôles de la relation
thérapeutique (qui sont en fait ceux de la situation aiguë) (cfr. supra note 7).
Il faut donc distinguer deux relations, l'aiguë et la chronique, et se serait plutôt
l'inapplicabilité du modèle chronique qui serait source de stress. Ceci n'est
qu'une remarque à côté de notre critique plus fondamentale dans la section
qui suit.
185
a. La totalitarité
Nous avons développé ailleurs (Kuty, 1976b) que le phénomène
totalitaire reposait sur des «pratiques d'omniemprise s. Dans un
contexte donné, certains acteurs sociaux cherchent à contrôler tous
les comportements et représentations de l'acteur social (reclus) en lui
imposant un système de valeurs unique. Ces pratiques paraissent
souvent liées à un phénomène de transition de statuts. La transition
de statuts fait référence au processus de resocialisation que doit
connaître un acteur pour s'adapter à une nouvelle situation: tel est
le cas du malade dont le rein est définitivement atteint, ou du malade
de la salle F2 ; tel est également le cas du psychanalysé, du novice
religieux. Les analyses ont montré que l'accompagnant social s'occupant de l'acteur en transition de statuts se trouve doté d'un grand
pouvoir. A côté de la transition de statuts, il y a un autre facteur
spécifique pouvant conduire à l'omniemprise: la situation d'incertitude. Ici, nous ne pouvons que mentionner ces analyses.
b. Les conduites médicales totalitaires
D'où vient donc ce pouvoir énorme du médecin dans l'unité métabolique? On s'aperçoit que la salle F2 combine deux sources d'omniemprise: la transition de statuts et l'incertitude thérapeutique. Ce
qui en rend l'analyse plus difficile. Nous n'examinerons ici que le lien
entre la totalitarité et l'incertitude technologique. En fait, Fox fournit
bon nombre d'informations que l'on pourrait également reprendre
dans cette perspective de travail de transition de statuts mené tant
par l'équipe médicale que par les autres malades. Par souci de
simplification, nous nous limiterons à un seul facteur, l'incertitude
technologique.
Les médecins de la salle F2 n'affrontent pas l'incertitude technologique, ils la créent, avons-nous dit. Ce faisant, ils créent une situation
d'arbitraire social. Expliquons-nous. L'activité d'expérimentation
représente certainement une situation d'innovation technologique. Mais
elle est aussi, il ne faut pas l'oublier, un processus de création de
nouvelles règles sociales. Expérimenter c'est progressivement mettre
en place de nouvelles procédures d'action. TI s'agit de règles perçues
comme provisoires, toujours modifiables, soumises au génie inventif
des médecins. De ce fait, ces règles paraissent aux malades très personnalisées, hautement charismatiques. Le malade ne dispose que
186
de peu de moyens pour se livrer à une critique de la rationalité de
ces décisions médicales (14). Il s'ensuit que tous ces éléments de
contrôle du pouvoir médical dont disposait le malade dans la relation
aiguë ou chronique classique s'effondrent. Nous assistons au démantèlement progressif d'un paradigme, c'est-à-dire d'un cadre de relations
négocié par les acteurs (cfr. Kuty, 1976a), et à l'émergence d'un
nouveau paradigme qui sera finalement le système de relations de
la salle F2.
Oue se passe-t-il donc? Au fur et à mesure que disparaissent les
éléments de contrôle du malade, les zones du pouvoir médical, qui se
trouvaient limitées dans le paradigme traditionnel, s'élargissent démesurément. Le médecin se trouve nanti d'éléments de contrôle accrus
sur son patient: telle est bien la situation d'omniemprise.
Voyons cela de plus près dans la salle F2. Le médecin, inquiet de
l'issue de ses expérimentations et de l'évolution de ses malades, va
progressivement chercher à contrôler toutes les zones d'incertitude qui
pèsent sur son action. Ainsi il va vouloir maîtriser tous les aspects
de la vie du malade: son régime alimentaire, sa vie privée, sa vie
affective, sa vie sexuelle. Le médecin devient alors la seule source
de référence du malade, fondement d'un seul système de valeurs
signifiant pour ce dernier: à la pluralité de groupes sociaux antérieurs
(famille, amis etc.) se substituera un groupe social unique, réunissant
les médecins et les malades de l'unité métabolique. C'est bien là que
se trouvent les pratiques médicales d'omniemprise. Ce sont ces comportements que l'on peut appeler totalitaires. C'est cela qui est source
de stress pour les médecins comme pour les malades.
Nous voyons alors les médecins multiplier les comportements qui
accroissent la dépendance du malade. Rappelons-nous que le médecin
conclut des arrangements financiers spéciaux pour le malade: n'est-ce
pas le placer dans une situation forcée de reconnaissance? Souvenonsnous aussi de la célébration des patients (stardom), des relations de
confraternité professionnelle (colleagueship), même d'amitié: n'est-ce
pas là toute une tactique inconsciente destinée aussi à briser sa résistance, et forcer son adhésion à des valeurs professionnelles?
(14) Ceci ne veut pas dire qu'il n'y a pas négociation de ces règles entre le
médecin et le malade. Nous l'avons montré dans une situation très similaire,
la création d'une unité de dialyse rénale (cfr. Kuty, 1976a). On peut également
voir apparaître des phénomènes de négociation dans la salle F2, par exemple
lorsque le malade veut coûte que coûte poursuivre une expérience que les
médecins n'osent plus continuer. On peut interpréter cela comme la formation
d'une nouvelle règle de conduite par le malade. Mais ce n'est qu'un moyen
de retourner l'arbitraire médical, et donc finaiement de le reconnaître.
187
Induire la dépendance, c'est créer un système de valeurs unique
mêlant le professionnel à l'amical et au familial. Nous avons vu plus
haut que le pouvoir du malade dans les relations thérapeutiques traditionnelles reposait justement sur sa capacité de mobiliser ces appartenances à d'autres groupes sociaux et de les opposer à l'impérialisme
d'un système de valeurs unique. Maintenant, pour le malade de la
salle F2, le monde extérieur perd de sa signification, c'est l'unité
métabolique qui devient tout son univers. Deux anecdotes illustreront
très bien le terme de ce processus de création de dépendance, c'est-àdire d'enfermement dans un univers clos, avec lieu de référence unique.
Un jour, quand un médecin décida de renoncer à une expérience sur
un des malades, celui-ci éprouva un sentiment d'abandon et le cri de
détresse qu'il poussa alors exprimait bien ses sentiments: «li y
avait un moment où tous vous jugiez mon cas intéressant, et vous
veniez tous me voir les uns après les autres. Maintenant, c'est fini,
je ne suis plus intéressant! :. (Fox, 1969 : 183). Ou encore, la maladie
dont le malade souffre n'est plus à ses yeux d'origine organique, mais
surtout de nature affective: c'est le médecin le responsable de sa
maladie (Fox, 1969: 168).
c. Les stratégies affectives des malades
Comment se construit progressivement ce système de relations,
sous l'action de quels facteurs? On aurait aimé avoir des renseignements sur l'interaction existant entre les médecins de l'unité, entre
ces derniers et les infirmières, entre les médecins et leurs collègues
du service, tout un ensemble de relations dont nous avons pu noter
l'importance centrale (15).
La seule chose que nous puissions faire ici est de nous pencher
sur les conduites des malades de la salle F2. Nous voulons montrer
dans ce paragraphe que les comportements des patients peuvent
s'analyser comme des conduites stratégiques destinées à exercer un
certain contrôle sur la strate médicale. Leurs conduites sont à la
fois induites par la strate médicale, mais également source en retour
de nouveaux comportements renforçant la strate médicale dans ses
(15) Nous avons remarqué l'importance de ces relations entre professionnels
pour la compréhension de la relation thérapeutique (cfr. Kuty, 1975). Fox (1969:
110) a renoncé délibérément à étudier les relations entre médecins, ne parle
jamais des relations avec les infirmières, et ne propose qu'une vision statique
de l'unité, sans aucune perspective historique.
188
conduites. En passant, signalons que cette manière de voir entraîne
une conception exogène de l'intégration.
Ceci revient à montrer que la situation d'extrême dépendance du
malade ne signifie pas qu'il perd tout contrôle sur son environnement.
S'il se trouve privé de tous les éléments de négociation lui venant du
monde extérieur (ses rôles familiaux, sociaux et professionels), il concentrera toute son énergie sur le monde de la salle F2. En conséquence,
sa stratégie ne pourra reposer que sur des armes affectives. Dépouillé,
de par la stratégie médicale d'inquisition permanente, de ses appartenances signifiantes à d'autres groupes sociaux, confronté de ce fait
à une situation qui porte l'ambivalence inscrite dans sa structure, le
malade ne dispose plus que d'une seule stratégie: mener la lutte sur
le plan des relations affectives (16).
Les quatre idées suivantes vont nous permettre d'illustrer cette
stratégie des malades. Les patients de la salle F2 chercheront à
s'identifier aux médecins, recoureront à un chantage affectif, agresseront le médecin et finalement essayeront de retourner leur situation
de dépendance.
Les exemples d'identification ont été très bien soulignés par Fox:
il s'agit essentiellement de relations quasi-collégiales développées entre,
les médecins et les malades. Le chantage affectif est tout aussi présent: nous venons d'en donner deux exemples plus haut, à savoir le
sentiment d'abandon éprouvé et exprimé par le malade à l'encontre
de son médecin et le diagnostic d'un manque d'amour des médecins
à leur égard.
L'agressivité, déjà perceptible dans les lignes qui précèdent, peut
prendre les formes suivantes. L'humour, par exemple, prenant les
médecins et la situation comme cibles, en est déjà une manifestation.
Mais il y a aussi une expression plus directe de cette hostilité, lorsque
les malades s'en prennent aux jeunes médecins et étudiants en médecine
qui effectuent des stages dans l'unité (<< nous en savons plus qu'eux :.
Fox, 1969: 157). Nous interprétons cette conduite comme une réaction de clivage, concentrant toute l'agressivité contre certains médecins
et permettant de garder de bonnes relations avec les autres médecins
auxquels on n'ose pas dire ce que l'on ressent exactement. De tels
mécanismes de défense ne font que révéler l'ambivalence des malades
à l'égard de leurs médecins.
(16) Nous avons observé une stratégie analogue dans notre recherche sur
les unités de rein artificiel (cfr. Kuty, 1976b).
6
189
L'ambivalence des malades apparaît encore plus nettement, plus
profondément dans leur volonté de retourner leur situation de dépendance. Nous savons qu'ils se sentent déjà des quasi-médecins (Fox,
1969: 186), mais l'analyse doit être poussée plus loin, et pour ce,
il faut développer une réflexion différente à propos de la motivation
à participer à des expériences et du vedettariat. Ce n'est pas seulement une manière d'être conforme à la norme d'achievement (Fox,
1969: 251), et c'est plus qu'un simple renversement des rôles (Fox,
1969: 113). C'est surtout une manière de nier sa dépendance à
l'égard des médecins en les rendant dépendants des malades! Le
médecin reconnaît publiquement que sans la collaboration du malade,
aucun résultat valable n'aurait pu être atteint (<< nous reconnaissons
notre dette envers Mr. X, dont la coopération enthousiaste a rendu
cette recherche possible >, Fox, 1969: 93). Les malades n'ont pas
seulement fait avancer la science, ils ont aussi fait progresser la
carrière des médecins! li n'est pas étonnant que les médecins réagissent alors agressivement à cette situation de captivité dans laquelle
ils se trouvent enchaînés. li est malheureusement difficile de trouver
des matériaux tendant à supporter cette idée dans Experiment Peri/ous.
Mais on peut aussi conjecturer que les expériences sont une situation
dont les composantes sadiques ne sont pas absentes. Dans ce cadre,
il eut été intéressant de recueillir des informations sur les rapports
de pouvoir entre médecins, et de savoir quels médecins étaient davantage poussés vers l'accomplissement à tout prix d'expériences et
lesquels étaient plus cliniciens. Toutefois une phrase peut donner une
information pertinente: les comportements des médecins à l'égard de
Léo Angelico, l'un des malades qui leur a été le plus utile pour
l'avancement des connaissances. Dans un compte-rendu de son dossier, les médecins écrivent qu'ils n'ont jamais pu, de manière satisfaisante, le résoudre à adopter une vie plus indépendante hors de
l'hôpital. Une certaine lassitude et un certain agacement, pour dire
le moins, transparaissent clairement (Fox, 1969: 196).
En conclusion, le tableau d'une vie de communauté offert par la
salle F2 réclame de sérieuses réserves. Ne s'agit-il pas davantage
d'une idéologie créée tant par les médecins que par les malades pour
masquer le conflit de stratégies affectives? Plus fondamentalement,
toute la théorie structuro-fonctionnaliste de la relation thérapeutique
n'est-elle pas une transposition c scientifique >, non seulement de
l'idéologie médicale comme certains auteurs l'ont déjà souligné, mais
aussi de l'idéologie des malades qui ont (ou avaient encore) un certain
190
intérêt à ne pas prendre conscience des lignes de conflit traversant
la relation?
Conclusion
Nous avons examiné un des rares ouvrages du courant structurofonctionnaliste qui se soit intéressé à la maladie chronique. Nous avons
montré qu'au delà des différences superficielles, existait une profonde
convergence entre le modèle aigu (parsonien) et le modèle chronique
(foxien), reposant sur les hypothèses d'une communauté de valeurs
et d'une identité de situation. Nous avons remarqué que ces hypothèses fondamentales se heurtaient à des difficultés, et qu'un autre
principe d'explication, considérant les acteurs sociaux comme des
sujets stratèges et négociateurs, cherchant à contrôler leur environnement, permettait une compréhension plus approfondie des événements
qui se sont déroulés dans l'unité métabolique F2.
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