Je n'aime pas la danse

Telechargé par lorenzo de angelis
Voici une petite note que j’ai rédigée sur "Ce que peut la danse" dans le cadre de notre rencontre entre la
RAC et notre ministre de la culture.
"Je n’aime pas trop la danse, en tout cas, ce qu’elle est devenue, ce à quoi elle est réduite aujourd’hui :
une sorte de survivance entre burn out quasi généralisé et instrumentalisation décomplexée ; les artistes
réduits au rôle d’opportunistes producteurs de marchandises culturelles commercialement viables, institu-
tionellement acceptables, politiquement correctes, tout en étant bourgeoisement provocantes… On en est
là parce-qu’on n’écoute plus les artistes. Il me semble qu’il fut un temps où les institutions étaient censées
protéger l’artiste et la création des logiques marchandes et universitaires auxquelles elle est aujourd’hui
trop soumise. Un temps où les institutions garantissaient aux publics la découverte, l’étonnement, l’expéri-
ence, pour les ouvrir et les émanciper.
Ces même institutions dont les directrices et directeurs ne sont pas heureux non plus ; ils se font taper sur
les doigts si leurs propositions ne sont pas assez festives, trop compliquées, trop militantes mais pas assez
actuelles ou pas assez tournées vers les grands nom de l’histoire….etc.
Ce que perd le public et la société toute entière en terme de qualité est considérable. Je ne parle pas de
qualité des productions et de leur pertinence, mais de la profondeur de l’engagement possible, du déploie-
ment des imaginaires du partage et de la diversité des approches.
Il faut absolument ré-insuffluer dans l’art, de nouveaux moyens financiers, certes, mais aussi de nouveaux
moyens philosophiques, autoriser la nouveauté dans le retour aux sources de l’humain, se rappeler ce que
l’artiste fait pour la société dans son effort de mémoire active et de prospective infra-sociétale et inclusive.
On n’écoute plus les artistes, et personne ne sait qui ils sont ni ce qu’ils font. Ce sont eux qui parmi l’asse-
mblée des citoyens se désignent pour partir dans le néant et en revenir le corps marqué de nouvelles
questions à offrir à la société. Ils ne cessent de fouiller ses angles morts, ses cauchemars et ses rêves in-
avouables. Ce sont ceux qui ne cessent d’inventer de nouvelles zones de rencontre, de nouvelles pra-
tiques partage, de nouveaux langages qui augmentent les chances de se comprendre, de se respecter,
voire de s’aider les uns les autres.
En ce sens il me paraît absurde d’imposer une quantité et surtout un type de "médiation culturelle" définie
aux institutions, qui à leur tour l’imposent aux artistes et qui devient de plus en plus la condition d’une col-
laboration ou d’un soutient. Alors que l’artiste ne fait pas autre chose que de produire des outils de média-
tion, beaucoup plus variés, beaucoup performants et beaucoup inclusifs que ceux qu’on lui impose. No-
tamment la danse qui par son rapport au corps touche à ce qui relie tout le monde en amont des diffé-
rences mais sans les nier. C’est peut-être dans la danse qu’on a le corps de métier le plus expert dans les
pratiques collaboratives, de l’écoute et du soin ; c’est une mine d’or de connaissances sur le vivre en-
semble et le faire face à l’autre d’une forte puissance libératrice, réparatrice et régénératrice.
D’ailleurs il me semble qu’au regard de la crise actuelle, la société ne pourra pas ce passer de ces pra-
tiques et de leur déploiement pour sublimer ses meurtrissures et ses angoisses. La plupart des aspects de
la crise (aspects médicaux, économiques et judiciaires) ont été pris en charges par les pouvoirs publics.
Mais il me semble que les corps encaissent un traumatisme, du fait d’être enfermés, empêchés dans
l’accomplissement des rites à la fois intimes et sociétaux comme les anniversaires, les mariages ou les
rites funéraires, les fêtes, les réunion en tout genre qui maintiennent le minimum vital de lien social…
toutes ces distances, ces contritions physiques et ces méfiances incorporées… il va bien falloir traiter tout
cela, et le plus vite possible si nous ne voulons pas que ce traumatisme impacte les générations futures.
Voici deux expériences :
L’expérience des chats sans rêves :
Des scientifiques ont empêché des chats de rêver (ou cauchemarder), sans les empêcher de dormir, à
l’aide d’un petit stimuli cérébral. Au bout de dix jours tous les chats sont morts, ou devenu fous au point
s’auto-mutiler ou de s’entre-tuer.
L’expérience humanitaire :
Il y a quelques années, deux chorégraphes ont accompagné une cellule de soutien psychologique humani-
taire dans un camp de "transit" pour migrant. Il y avait là un très haut taux de mortalité, dont la cause n’était
pas directement sanitaire ; les gens mourraient de nervosité, se laissaient dépérir ou se suicidaient. Par
ailleurs ceux qui sortaient finalement de ces camps éprouvaient de très fortes difficultés à s’intégrer à la
société dans laquelle ils étaient livrés. Ces deux chorégraphes, attentifs à l’expérience que traversent les
corps des ces personnes et à leurs quasi absence de relations, leur ont proposés de s’assoir par deux,
l’un.e face à l’autre… systématiquement, au bout d’un moment, les deux personnes se mettaient à pleurer,
ensemble, sous le regard consenti et consentant de l’autre. Systématiquement, les personnes qui avaient
participé à cette expérience ont pu dormir et tous racontent qu’ils purent rêver de nouveau, pour la pre-
mière fois. On leur a proposé d’aller raconter leur expérience à ceux qui pouvaient les comprendre… on a
aperçu ce nouveau public rire et pleurer en écoutant ces témoignages.
Les personnes qui ce sont adonné à cette pratique ont eu un taux de résilience nettement supérieur à ceux
qui n’avaient pas pu participer.
Voilà ce que les arts (chorégraphiques) peuvent faire pour tout le monde ; nous permettre de nous réconci-
lier avec nos rêves et de les rendre lucides dans le partage.
Voilà, nous ne venons pas demander de l’aide, nous venons vous proposer la nôtre.
D’une certaine façon, les arts sont freinés dans leur évolution par l’institution et une très grande partie de
leur potentiel reste inexploitée."
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