Tiers-Monde Les multinationales et le Tiers Monde dans la mutation du système industriel mondial Marc Humbert Citer ce document / Cite this document : Humbert Marc. Les multinationales et le Tiers Monde dans la mutation du système industriel mondial. In: Tiers-Monde, tome 29, n°113, 1988. Multinationales et développement. pp. 53-72; doi : https://doi.org/10.3406/tiers.1988.3619 https://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1988_num_29_113_3619 Fichier pdf généré le 01/04/2019 LES MULTINATIONALES ET LE TIERS MONDE DANS LA MUTATION DU SYSTÈME INDUSTRIEL MONDIAL* par Marc Humbert** La firme multinationale apparaît au début des années soixante1 comme un objet spécifique d'étude. Pour nombre d'auteurs elle semble alors pouvoir devenir l'organisatrice du monde capitaliste, impérialiste, à venir, et symbolise à l'envi le profit et la puissance, l'exploitation du travailleur et du consommateur, le pillage — principalement minier puis salarial — du Tiers Monde et sa néo-colonisation. Elle est perçue soit comme le prolongement tentaculaire des nations dominantes et surtout de la plus puissante d'entre elles, les Etats-Unis, qui n'épargnent pas l'Europe que ses firmes vont défier, soit comme l'émergence d'une autonomisation de l'internationale du capital, et tend à devenir, avec le qualificatif de « transnationale », la forme achevée d'un processus historique de concentration-centralisation. Pour tous elle est, pour le moins, ce qu'il y a de mieux, de plus élaboré, en termes de firme et constitue le fer de lance, glaive ou fleuron du capitalisme. Les études sur les multinationales ont tout d'abord tenté de définir une catégorie spécifique de firmes statistiquement réparables, ayant en commun la caractéristique minimale de disposer d'implantations productives sur plusieurs territoires. Au-delà de ce caractère multiterritorial, les analystes se sont efforcés de leur trouver d'autres particularités, en liaison avec une deuxième préoccupation, découvrir les déterminants de la multiterritorialisation de leurs sites productifs. La pratique habituelle a été de mettre en * Contribution au Colloque eadi, septembre 1987, W G « Multinationales ». ** Professeur à l'Université de Rennes, gerdic, Centre de développement, ua, cnrs 1240. 1. Cf. par ex. la célèbre dissertation de Ph.D. par Stephen Hymer en 1960 ou l'analyse éclairante de Maurice Byé en 1956 (Cahiers de l'ISEA, série F, n° 2 : « La gui dans l'industrie extractive et ses plans ») qui a su en particulier éviter la confusion entre nationalité et territorialité. Revue Tiers Monde, t. XXIX, n° 113, Janvier-Mars 1988 54 MARC HUMBERT évidence un double effet de répulsion-attrait : leur territoire devient insuffisant, un avantage qui leur est propre ou accessible est à exploiter ailleurs. Enfin toutes ces études se sont attachées à évaluer l'impact des implantations productives par des firmes étrangères sur l'économie d'accueil. D'abord elles ont été accusées de tous les maux, dénoncées comme responsables de l'impossible développement du Tiers Monde; certaines subissent ici des nationalisations, quand les autres, ici et là, se voient proposer des codes d'investissements rédigés pour les attirer. Bientôt, les voilà pratiquement absoutes, pour prix de leur efficacité reconnue, par exemple, au travers de leur accueil par les pays de l'Est communiste ou encore du renversement paradoxal d'opinions autorisées2. Pendant ce temps, des difficultés surgissent et en viennent, au cours des années soixante-dix, à assaillir les économies des pays industrialisés. Elles ébranlent leurs rythmes de croissance et mettent durablement un pourcentage élevé de leurs populations au chômage. Depuis, globalement, l'économie mondiale patine, à quelques rares exceptions près, au Nord et au Sud. Dans un premier temps, les uns parlent de turbulences quand d'autres songent à l'apocalypse prévue du capitalisme, puis, peu à peu, s'installe largement l'idée de crise liée à une mutation profonde, technico-industrielle et géopolitique, de l'espace mondial. Faut-il imputer cette crise, cette mutation, aux multinationales ? On attend fort logiquement de ceux qui en ont fait le Deus ex machina de l'économie capitaliste moderne qu'ils soutiennent cette idée. En fait, il n'en est rien. Certes, tant que toutes les dimensions de la crise n'ont pas été prises en compte, certains l'avancent, avec en particulier les discours sur la Nouvelle Division Internationale du Travail3. Mais, bien vite, les analystes spécialisés se bornent à enregistrer que le phénomène de multinationalisation se poursuit et à constater, la chose est d'ailleurs contestable en raison de sa globalité, que les multinationales sont épargnées par la crise4. La crise pourrait bien être tout autre chose, un phénomène indépendant, voire même influent : elle en viendrait à faire hésiter le mouvement de multinationalisation6. En tout cas la multinationalisation ne serait en rien une voie de sortie pour la crise. Si « l'idée d'Economie mondiale est indissociable du phénomène de multinationalisation des firmes »e, mais qu'il faut cependant chercher 2. Ainsi celui opéré par Arghiri Emmanuel depuis octobre 1980 et dans son ouvrage Technologie appropriée ou Technologie sous-développée , Paris, puf-irm, 1981. 3. A la suite de Folker Froebel et al. en 1977 (en Allemagne). 4. Wladimir Andreff, Les multinationales hors la crise, Paris, Le Sycomore, 1982. 5. « Avec la crise, le mouvement semble hésiter » nous dit Charles-Albert Michalet (L'émergence d'une économie mondiale, Analyse financière, n° 57, 2e trimestre 1984). 6. Ibid. LES MULTINATIONALES ET LE TIERS MONDE 55 ailleurs la compréhension (déterminants et résolution) de l'actuelle mutation de l'espace économique mondial, c'est qu'il y a lieu, sous l'éclairage de cette mutation (I), de réexaminer le domaine de pertinence d'une approche de l'économie mondiale en termes de « Multinationalisation » (II). Nous proposons ci-après quelques réflexions analytiques pour contribuer à un tel réexamen qui permette de mieux situer le Tiers Monde et les multinationales dans la mutation du système industriel mondial. I. — LA MUTATION DE L'ESPACE ÉCONOMIQUE MONDIAL L'évolution en forme de crise du système technico-industriel mondial (A) met en jeu des transformations techniques fondamentales qui s'inscrivent dans une dynamique historique longue où de nombreuses variables sociales, économiques et politiques ne laissent qu'une place marginale au phénomène de multinationalisation. Celui-ci ne constitue en outre que l'un des aspects de l'un des éléments marquants de l'évolution récente de l'économie mondiale, à savoir l'interouverture considérable des économies industrielles (B). Enfin la modification de la géopolitique industrielle mondiale (C) qui secoue les anciens équilibres ne peut s'expliquer, loin s'en faut, par le rôle exclusif des multinationales. A. L'évolution critique du système technico-industriel L'industrie consiste à mettre en œuvre des techniques pour produire des objets qui, directement ou indirectement, vont élever le niveau de satisfaction des populations; elle évolue, croît et se transforme dans le cadre d'un état des techniques, mais plus encore, et de manière critique, quand il y a changement dans l'état des techniques. Trois âges technico-industriels peuvent être distingués au cours des deux derniers siècles. Le premier est celui de !a vapeur. La maîtrise d'une énergie artificielle modifie profondément l'état antérieur de la technique. Jusqu'alors on utilise l'eau et le vent, la force animale, comme énergie, le bois comme matériau et l'on se communique des messages écrits à la plume transmis par courrier à cheval. La vapeur constitue le point de commande sur le nouvel état de la technique, dont les principaux éléments vont se mettre en symbiose : le fer et le charbon deviennent les matériaux importants, les canaux et plus tard les locomotives et bateaux à vapeur, le télégraphe de Chappe dans les communications apportent une mise en phase du système technique. Pour l'industrie la mise en œuvre des techniques ne passe plus, pour l'emploi d'une énergie autre que la force humaine, par le moulin 56 MARC HUMBERT (les mills qui sont aujourd'hui encore des usines en anglais) à vent ou à eau. La machine, le monde des machines est né (cf. le chapitre ajouté par D. Ricardo à ses principes) grâce à la vapeur; il perturbe l'organisation passée et fait naître l'industrie au sens où l'entendent les économistes aujourd'hui. A peu de choses près, c'est le siècle centré autour de 1790 qui constitue cet âge de la vapeur. L'industrie y évolue surtout à partir de la Grande-Bretagne et de quelques pays européens comme la France, s'appuyant sur leurs dominations mondiales pour s'approvisionner en matières premières et expédier des produits, surtout textiles, à l'extérieur. La ruralité et l'analphabétisme dominent encore, y compris dans les pays novateurs où cependant des transformations sociales soulignent la mise en place d'un nouvel âge technico-industriel et l'on voit en particulier monter le prestige du technicien et naître une sorte nouvelle d'aventurier, l'industriel. En 1880 et même encore beaucoup plus tard, pratiquement en 1913, la vapeur constitue toujours la première des sources d'énergie utilisées dans le monde industriel. Mais cela n'a pas empêché que se mette en place un nouvel état de la technique (sans que les observateurs du moment en prennent tout à fait conscience), et pour lequel le point de commande s'est déplacé, d'une énergie à un matériau, I'acier. « Le primat a passé à la métallurgie, et plus particulièrement à la métallurgie lourde, qui définit les pays forts... L'ère de la métallurgie est celle des impérialismes et de la course aux armements... Ce sont les aciers spéciaux qui ouvrent à la sidérurgie une nouvelle carrière par leurs remarquables propriétés : la résistance et la précision »7. Jusque dans les années cinquante la hiérarchie économique internationale se mesure en consommation d'acier par habitant, un acier encore produit, partout dans le monde, avec les inventions du xixe, celles de Bessemer — le convertisseur de 1856 — , de Thomas, et des aciers spéciaux qui sont principalement ceux au chrome, au magnésium ou au nickel inventés entre 1877 et 1888. Ainsi le siècle centré autour de 1880 constitue l'âge de l'acier sur lequel se construit une industrie lourde, concentrée. Elle permet la diversification des productions en aval organisées en usines aux toits caractéristiques en dents de scie sous lesquels sont installés des ensembles de machines et bientôt des chaînes. L'électricité et le pétrole apportent le renouveau énergétique nécessaire au nouvel état technique, le chemin de fer (en « acier ») prend sa véritable dimension, le télégraphe de Morse sera relayé par le téléphone, le télex, la machine à écrire et la linotype pour 7. F. Bedarida, dans le t. 3, p. 234, de Histoire générale du Travail L-F, sous la direction de H. Parias (1965). LES MULTINATIONALES ET LE TIERS MONDE 57 mettre les communications au rythme nouveau. Voilà la Grande Industrie qui s'épanouit, le plus largement aux Etats-Unis; elle s'appuie partout sur des consommations intérieures nationales croissantes qui s'orientent peu à peu des biens alimentaires et des textiles vers des biens durables, en acier. Dans le monde industriel, l'alphabétisation, la scolarisation et l'urbanisation généralisent progressivement le salariat, le syndicalisme; de ces transformations sociales majeures il faut aussi souligner le passage de l'époque des techniciens et des aventuriers à celle des ingénieurs et des pionniers. Bien évidemment les périodes où les modifications et les substitutions s'intensifient sont des moments difficiles que les groupes sociaux gèrent plus ou moins bien, les sous-périodes qui précèdent celles-là peuvent être des périodes d'essoufflement du modèle. Lors de la naissance de l'industrie, l'autonomie britannique dans le monde d'alors est pratiquement totale et l'on passe d'une économie préindustrielle peu progressive à une économie industrielle en croissance. La mise en place de l'âge de l'acier s'accompagne d'une première redéfinition de la géopolitique industrielle avec la montée de l'Allemagne sur le continent et celle des Etats-Unis candidats au leadership mondial, industriel si ce n'est politique, quand s'affirme par ailleurs la colonisation de l'Afrique (partagée à Berlin) au profit des pays concurrencés, la Grande-Bretagne et la France. Pour ces derniers l'histoire enregistre bien l'essoufflement du modèle technicoindustriel, tandis que les précédents prennent appui sur la mutation et le passage à l'âge de l'acier. Le club des pays du monde industriel devenu bien vaste ne pose pas trop de problèmes de gestion tant que chacun reste relativement autonome en commerçant avec des tiers de sa zone d'influence ou de proximité. Les choses sont plus difficiles quand les interrelations s'accroissent et prennent des formes complexes comme à l'occasion du grand conflit mondial puis d'un défaut manifeste de régulation financière internationale en 1929. Autour des années soixante-dix se met en place un nouvel état technicoindustriel ce qui fait naître les mêmes difficultés : essoufflement du modèle ancien ressenti surtout par le monde industriel construit sur lui, problème de gestion internationale d'un nombre encore accru de participants actifs aux interrelations plus nombreuses (B), modification de la géopolitique industrielle (C). Ces éléments sont typiques d'une évolution critique qui marque toute mutation de l'espace économique mondial. Ainsi, les difficultés actuelles sont à resituer dans une dynamique historique longue, progressive et non mécaniste, planétaire, à laquelle participe un nombre limité bien que croissant de pays et dont la compréhension ne semble pas exiger la mise en avant privilégiée du phénomène de multinationalisation. C'est avec cette perspective longue qu'il convient d'analyser 58 MARC HUMBERT la présente mutation de l'espace économique mondial, dans sa dimension technique puis dans les autres (cf. В et C) et nous essaierons d'y resituer le rôle des multinationales. Concernant la première dimension, il faut souligner que nous vivons aujourd'hui un nouveau déplacement du point de commande sur le système technico-industriel, il repose maintenant sur la communication, par I'électronique, « ensemble de techniques qui utilisent des variations de grandeurs électriques (champs électromagnétiques, charges électriques) pour capter, transmettre et exploiter une information »8. Aussi le siècle centré autour de 1970 voit-il l'électronique s'installer, introduisant partout des microprocesseurs — ces machines miniaturisées à capter, traiter, transmettre des quantités considérables d'information —, renouvelant l'ensemble des activités qui toutes emploient ces machines. Les matériaux deviennent composites et légers pour se mettre en harmonie avec un système technique où l'on manipule l'infiniment petit à vitesse accélérée, les biotechniques émergent, le nucléaire, qui associe transformation de la micronature et industrie lourde, ne semble qu'une énergie complémentaire avant l'utilisation de l'énergie solaire. La télévision, les satellites, la fibre optique demain mettent la communication elle-même à l'heure des réseaux mondiaux de transmission en temps réel. C'est l'âge de l'industrie intelligente, « cérébrofacturière », totale, avec des usines sans hommes où la machine est atelier flexible ce qui impose des transformations sociales corollaires. Pour leur importance au regard de l'industrie, l'ingénieur et l'entrepreneur pionnier cèdent la place au concepteur et au manager. Cet âge de l'électronique centré en 1970 repose sur un ensemble de progrès techniques fondamentaux qui créent une rupture par rapport à l'état antérieur du système technique. Cette rupture n'est pas l'œuvre des multinationales, même si certaines y ont participé. La lampe triode va très vite se retrouver dans le giron d'ATT et les multinationales américaines de l'électricité vont constituer ce qui a pu être dénommé « le cartel exemplaire de l'industrie électrique »9 pour en particulier la radio, la télévision, l'électroménager. Mais la naissance de l'informatique, du traitement électronique de l'information qui constitue les prémices de l'âge de l'électronique dans le domaine industriel, repose sur les recherches menées à l'instigation des pouvoirs publics américains, civils et militaires10. Le premier ordinateur à transistor est le fait d'une pme, ce sera la même chose du premier circuit 8. Encyclopaedia Universalis, vol. 6, p. 57, 1970. 9. Kurt Rudolf Mirow, La dictature des cartels, pug, 1982, 207 p. 10. Voir sur ce point par exemple Jean-Louis Perrault, Branche historique et structuration mondiale. Le cas de la branche du traitement des données, Revue d" Economie industrielle, n° 21, 3e trimestre 1982. LES MULTINATIONALES ET LE TIERS MONDE 59 intégré, du premier microprocesseur; ce ne sera pas ibm, qui bientôt rivalise de puissance avec att et même avec les grandes multinationales de l'automobile et du pétrole, qui invente les mini-ordinateurs puis les microordinateurs, ce sont encore des pme. Ce ne sont donc pas les géants internationaux du secteur primaire ou les conglomérats annoncés encore au début des années soixante-dix comme plus puissants que toutes les multinationales d'alors (aujourd'hui itt s'allège terriblement, est-ce cela être épargné par la crise?) qui provoquent la mutation de l'économie mondiale. Elles s'efforcent de suivre, att tente de faire de l'informatique, ibm des télécommunications; General Motors et Ford s'adaptent avec difficulté à de nouvelles manières de produire de l'âge électronique et initiées ailleurs par des firmes jusqu'ici très peu multinationalisées. Ne parlons pas des multinationales européennes ou françaises qui dans le domaine de l'électronique sont plutôt sur la défensive et nécessitent un soutien public fort, aux niveaux nationaux et au niveau d'ensemble avec des programmes tels qu'ESPRiT. Mais le miti au Japon (avec le plan vlsi pour les circuits intégrés) ou le dod (avec par ex. le plan vhsic) aux Etats-Unis sont également là pour souligner le poids considérable joué partout par les Etats pour l'installation de l'âge électronique. Les firmes multinationales jouent leur partition mais indubitablement le phénomène de multinationalisation n'est pas le chef d'orchestre de la mutation du système technico-industriel. Elles ont cependant un avantage structurel indéniable pour l'une des caractéristiques de ce nouvel âge : la mondialisation des marchés. B. U interouverture croissante des économies industrielles II est commun de souligner que l'ère industrielle s'est accompagnée d'une intensification des relations entre les économies nationales; plus précisément on met en avant l'échange type produits industriels contre matières premières qui correspond harmonieusement à la spécialisation avantageuse ou conforte l'inégalité entre le Centre et la Périphérie. Les firmes multinationales ont d'abord joué principalement le rôle d'opérateurs dans les pays non industrialisés pour y assurer l'exploitation et l'exportation de produits primaires. L'intérêt nouveau qui leur a été accordé au début des années soixante est lié d'une part à leur poids dans les nations indépendantes qui voudraient récupérer l'éventuelle rente d'exploitation de leurs produits primaires et s'industrialiser (changer la structure de leur appareil de production), d'autre part à l'émergence d'un autre type de firme multinationale, la multinationale du secteur manufacturier. C'est celle-ci qui a peu à peu focalisé l'essentiel de l'attention, avec principalement le mouvement d'investissement direct 60 MARC HUMBERT entre les Etats-Unis et l'Europe, qui s'est accompagné de la prise de leadership global des Etats-Unis comme premier investisseur direct à l'étranger. Manifestement, plus encore que la recherche d'une main-d'œuvre peu chère, il s'agissait, nous ont expliqué tous les auteurs, de pénétrer de manière plus efficace que par les exportations le marché européen. Le célèbre article de Raymond Vernon lui a acquis une notoriété mondiale pour avoir soutenu l'idée d'une hiérarchie de multinationalisation, consécutive aux exportations, entre les Etats-Unis, les autres pays industrialisés, puis les pays moins développés, et fondée sur un double avantage de technologie et de niveau de revenu11. Le monde se trouvait ainsi organisé par le phénomène de multinationalisation et une pénétration en cascade des plus puissants vers les plus pauvres. En 1981, quand il est maintenant clair qu'il n'y a pas sens unique mais interpénétration, R. Vernon lui-même redonne aux Etats le rôle important qu'il semblait avoir fait disparaître12. Le phénomène plus large, auquel participe celui de multinationalisation, et qui caractérise le nouvel âge technico-industriel de l'électronique, est celui du passage d'appareils de production industrielle sur un nombre encore limité de territoires nationaux presque indépendants, maîtrisant leurs approvisionnements primaires et orientés vers des demandes intérieures nationales, à des ensembles organisés de production, mais déterritorialisés sur un grand nombre d'espaces nationaux et orientés vers une demande mondialisée : cela se traduit par une interouverture croissante des économies industrielles. Celle-ci s'observe en premier lieu en examinant le rapport des flux transfrontières de biens manufacturés à la production de ces biens. Le dernier document du gatt nous donne par exemple les modifications suivantes sur ce rapport (en %) : 1963 1973 1983 Acier Voitures de tourisme Camions 9 14 20 18 30 39 14 18 33 II nous apprend également qu'en volume les exportations industrielles entre 1950 et 1985 ont été multipliées par près de 16, tandis que la production manufacturière l'était par moins de 7 (qu'elle soit le fait de firmes multi11. R. Vernon, International investment and international trade in the product cycle, Quarterly Journal of Economies, mai 1966, p. 190-207. 12. R. Vernon, Sovereignty at Bay ten years after, International Organization, été 1981, p. 517-529. LES MULTINATIONALES ET LE TIERS MONDE 61 nationales ou non). La grande affaire apparente c'est le commerce accru^ certainement sous l'action de libéralisation entreprise par le gatt et qui a obtenu pour résultats une ouverture inconnue jusqu'alors. A. Maizels note des taux d'exportations manufacturières, pour les seuls pays industrialisés, qui culminent au début du xxe siècle : 18 % en 1913 (19 % en 1899), puis chutent : 15% en 1929 et 10% en 195013. En France, au début des années soixante les taux de pénétration du marché intérieur et le rapport des exportations à la production étaient dans l'industrie aux alentours de 12 %, aujourd'hui ils ont triplé et dépassent 36 % (cf. graphique 1). Graphique 1. — La pénétration du marché intérieur et l'effort à l'exportation dans l'industrie en France г 35 -| 30 25 20 -Illustration non autorisée à la diffusion 15 10 1960 1965 1970 1975 1980 1985 Source : insee. Aux Etats-Unis où le commerce extérieur tient traditionnellement une place relativement modeste, on enregistre le même mouvement remarquable (cf. graphique 2)14. Il faut également ajouter qu'une part croissante de ces échanges sont dits intra-industriels15, manifestant — mais ce n'est pas toujours compris ainsi — une interouverture qui offre un marché mondial à chaque producteur et à l'organisation de sa production, puisqu'une part élevée et croissante — les deux tiers en France aujourd'hui — des importations industrielles sont des importations de consommations intermédiaires16. 13. A. Maizels, Industrial Growth and World Trade, Cambridge, 1965. 14. D'après Industrie mondiale : la compétitivité à tout prix, sous la direction de Michel Fouquin, Paris, cepii, Economica, 1986, 322 p. 15. Cf. par ex. H. Grubel et P. Lloyd, Intra-Industry trade, the theory and measurement of international trade in differentiated products, Londres, Mac Millan, 1975. 16. Cf. Bernard Lassudrie-Duchêne et al., Importations et productions nationales, Paris, Economica, 1986, p. 18. MARC HUMBERT 62 Graphique 2. — Les échanges et le marché intérieur américain Taux de pénétration (tx) et taux d'exportation (tj 1963 à 1985 Illustration non autorisée à la diffusion P- X+M X P-X+H 62 (A 66 68 70 72 74 76 78 80 82 Importation» Demande Exportations Demande 84 86 ANNEES СЕРП. Cette interouverture croissante concerne non seulement les échanges de produits manufacturés, mais aussi les investissements directs. Ainsi l'Europe s'est interouverte très largement et a répondu par une action symétrique à la pénétration des firmes américaines. L'examen des stocks d'investissements directs à la fin de 1983 (tableau 1) souligne ce caractère croisé des Tableau 1. — Stock d'investissements directs dans le secteur manufacturier fin 1983 (en milliards de dollars) Mo/en- Afrique Aaérique- «aie ТОШ, "^~-^Pays investisseur» EtataUnia Canada £urope Japon, ANZAS Orient Etata-Uiis Canada Burope * Japon ANZAS ** Hoyen-Orient Afrique A«érfque-LaUne A«ie КИЛЬ 3 S 40 20 S 1 44 2 45 3 2 1 1 1 1 4 Illustration non 1autorisée à la diffusion 4 1 10 J 1 1 1 1 S 1 12 4 1$ 1 3 1 7 2 3 4 1 S 90 8 124 22 3 1 2 s Source : Michel Fouquin, серп, op. cit., p. 48 2T 100 6 17 3 в 33 21 260 65. * Pays européens de la Communauté et hors Communauté, pays de l'Est exceptés. ** Australie, Nouvelle-Zélande et Afrique du Sud. LES MULTINATIONALES ET LE TIERS MONDE 63 investissements directs; leur concentration au sein des pays industrialisés montre en outre que ce phénomène participe au mouvement plus général d'évolution structurelle qualifié parfois de « montée des interdépendances ». Ce qualificatif nous amène à l'examen d'une autre dimension de la mutation de l'espace économique mondial. C. Le bouleversement de la géopolitique industrielle Le siècle centré autour de 1970 se caractérise par une extension géographique des activités industrielles à des territoires qui jusqu'alors pesaient peu, politiquement, pour l'organisation du monde, certains n'étaient même pas indépendants avant les années cinquante ou soixante. Ceux-là luttent d'abord pour l'indépendance politique pour vraiment se joindre à l'ensemble des autres afin de refuser le statu quo ancien d'une spécialisation première qui les exclut de la production industrielle. C'est le sens essentiel de la protestation de R. Prebisch contre la dégradation des termes de l'échange entre produits primaires et produits industriels et de sa conceptualisation de programmes de substitutions aux importations. Les pays d'Amérique latine et bientôt tous les pays du Tiers Monde veulent produire, sur leurs territoires, une part non négligeable et croissante des biens industriels qu'ils consomment déjà et qu'ils veulent consommer en plus grande quantité et variété. C'est l'émergence, au-delà du droit à l'indépendance (l'Amérique latine est alors indépendante depuis un siècle), du droit au développement, du droit à l'industrialisation que reconnaîtra peu à peu la communauté internationale. En Amérique latine cette conceptualisation fait suite à une pratique plus ancienne et se conduit principalement avec un schéma industriel qui est celui de l'âge de l'acier. Il va s'appuyer en particulier sur l'installation de filiales de firmes multinationales pratiquant les opérations traditionnelles d'investissement étranger. Ce couplage, firmes multinationales-âge de l'acier, n'est pas étranger aux difficultés, aux blocages rencontrés par la poursuite de l'essor industriel en Amérique latine. Toutefois, quoi qu'il en soit du détail des situations spécifiques, l'essaimage planétaire d'activités industrielles, à la production croissante, concurrence les économies anciennement industrialisées qui voient leur monopole ébranlé et doivent s'adapter à un monde plus complexe. Des difficultés fortes apparaissent lorsque leurs propres marchés nationaux sont pénétrés par les exportations des nouveaux producteurs de biens industriels, et c'est seulement à ce moment que se développe une prise de conscience du bouleversement en cours de la géopolitique indus- 64 MARC HUMBERT trielle. D'abord timide et semble-t-il circonscrite au coton — la GrandeBretagne et les Etats-Unis de la fin des années cinquante confrontés aux exportations de coton en particulier de l'Inde, du Pakistan, de Hong-Kong, du Japon — , l'alerte devient générale sur le textile et conduit à faire une entorse au GATT avec I'amf (1973) (que l'on croyait provisoire mais qui a été régulièrement renouvelé et à nouveau en 1986). Elle est bientôt plus vaste et donne naissance à un nouveau sigle : les « npi », les nouveaux pays industrialisés, apparu à la fin des années soixante-dix17. Depuis lors, de nombreuses études, notamment de la Banque mondiale, ont souligné l'essor des exportations industrielles des pays du Tiers Monde et celui du nombre de pays du Tiers Monde produisant et exportant des produits industriels; certains parlent pour cette raison de différentes vagues de npi. Il est intéressant de remarquer qu'en matière textile, pour ce qui est des filatures ayant provoqué les premiers accords, les firmes multinationales n'y sont pour rien ou presque, mais qu'en revanche les difficultés survenues ont constitué une incitation à la multinationalisation ou tout au moins à l'internationalisation des activités des firmes sous des formes non nécessairement traditionnelles. Toutefois, la perturbation la plus forte vient de l'industrialisation d'un ensemble de pays qui prennent appui sur la mise en place du nouvel âge technico-industriel. Au premier rang d'entre eux se trouve évidemment le Japon. Si comme l'Amérique latine il a substitué aux importations, en revanche il est resté fortement fermé aux investissements étrangers; sa remarquable ascension dans la hiérarchie des puissances industrielles nationales et les perturbations importantes qu'il y a fait naître ne doivent rien ou presque au phénomène de multinationalisation. Son essor repose non seulement sur le textile, mais aussi par exemple sur la sidérurgie, mais une sidérurgie nouvelle : dans un pays d'îles sans matières premières il a inventé la sidérurgie au bord de l'eau et a employé, de manière étendue, la coulée continue, l'acier à l'oxygène que d'anciens pays industrialisés ont essayé, marginalement et avec retard, de copier en partie à Fos-sur-Mer ou ailleurs. Quand la France ou l'Allemagne faisaient venir des travailleurs immigrés, illettrés, le Japon employait des travailleurs ayant suivi douze années d'études. L'essor japonais dans l'automobile est du même ordre; sur le plan des qualifications, cela a permis une publicité amusante de Toyota : « Achetez une automobile fabriquée par un bachelier! » A 17. L'ocde est à l'origine de cette dénomination et de l'expression de l'inquiétude que nourrissent les pays anciennement industrialisés face à la concurrence du Tiers Monde. Voir par ex. : ocde, L'incidence des nouveaux pays industriels sur la production et les échanges de produits manufacturés, Paris, 1979, 104 p. LES MULTINATIONALES ET LE TIERS MONDE 65 l'heure des industries cérébro-facturières ce sont les firmes japonaises très peu multinationalisées qui ont réinventé de nouvelles manières de produire : robotisation, mais surtout systèmes kanban (just in time), et cercles de qualité... que les grandes firmes multinationales nord-américaines cherchent à adopter. L'essentiel de l'essor japonais repose plus fondamentalement sur une mise en phase avec l'élément central de la mutation technico-industrielle, celui qui concerne la machine. Après des lois et des mesures de soutien séparées en 1956 et 1957 pour la mécanique et l'électronique, la loi de 1971 les réunit (Law concerning Tempory Measures for the Promotion of Specified Electronic and Specified Machinery Industries), et celle de 1978 consacre en quelque sorte la naissance de la mécatronique (Machinery and Information Industries Promotion Law) qui caractérise, on l'a vu plus haut, le nouvel âge industriel18. Ainsi, quand l'Europe se reconstruisait sur le charbon et sur l'acier et accueillait les filiales des firmes américaines, le Japon mettait en chantier l'âge de l'électronique en achetant des brevets et des licences sans s'ouvrir aux firmes étrangères. L'exemple du Japon est manifestement suivi par la Corée19 et par Taïwan dans une moindre mesure, deux pays qui ont cependant accueilli bon nombre de firmes multinationales. Toutefois c'est plutôt la sous-traitance internationale qui leur a servi de tremplin chez eux comme au Japon. Le rôle clé reste joué par les pouvoirs publics qui développent une planification plus qu'indicative et même très musclée, par exemple en Corée du Sud. L'idée d'espaces ateliers, jouets entre les mains des firmes multinationales américaines, est à abandonner définitivement. On peut même lui opposer quelques exemples diamétralement opposés tels que les investissements directs de firmes coréennes (par ex. Lucky Gold Star) et taïwanaises (Tating Co.), contrôlant à 100% des filiales de production (« ateliers »!) aux Etats-Unis ou en Europe dans l'industrie électronique20. Ainsi il apparaît clairement que c'est bien autre chose que le phénomène de multinationalisation qui a orchestré la mutation de [l'espace économique mondial : il convient donc, face aux réalités mondiales produites par cette mutation, de relativiser la pertinence de l'approche par la multinationalisation si l'on veut prendre la pleine mesure de ces réalités. 18. Sur le Japon, voir par ex. : Marc Humbert, Le typhon électronique japonais, Chroniques SEDEIS, t. XXX et 5, 15 mai 1984, p. 150-162. 19. Après des difficultés en 1985 où la croissance s'était fortement ralentie, la Corée a retrouvé en 1986 un taux de croissance à deux chiffres qui continue de contraster avec l'apathie de la croissance mondiale et lui gagne des places dans la hiérarchie internationale. 20. Voir par ex. Analyse fine des politiques d'industrialisation, Rapport au Plan, Paris, janvier 1987, 364 p., sous la direction de Marc Humbert, gerdic/cernea, cerem, irep. tm — 3 66 MARC HUMBERT IL — LA MULTINATIONALISATION FACE AUX RÉALITÉS MONDIALES Les réalités fortes produites par la mutation qu'installe l'âge de l'électronique et qui relativisent la pertinence d'une approche de l'économie mondiale par le phénomène de multinationalisation sont au nombre de trois. C'est tout d'abord la mondialisation de l'espace sur lequel toute firme se trouve en concurrence (A), ce qui enlève beaucoup de l'intérêt à la définition d'une catégorie de firmes particulière : « les multinationales ». Ensuite l'extension et l'hétérogénéité du club des pays industrialisés ont montré le caractère non spécifique à une catégorie de pays du fait industriel21; l'industrie et le progrès technique sur lequel elle est construite constituent un patrimoine universel ou plutôt une construction universelle à laquelle doivent participer tous les groupes nationaux (B). Enfin la rencontre des pays et de leurs firmes sur cet objectif de construction industrielle commune présente deux caractéristiques qui leur imposent d'inventer un nouveau mode de régulation internationale (C) : d'une part, ces rencontres sont l'occasion de conflits complexes pour lesquels il faut trouver des procédures nouvelles de résolution, d'autre part, elles ne constituent qu'un sous-ensemble de points de contact de plus en plus nombreux, en divers domaines au sein de la communauté internationale. A. Un espace mondial ouvert, où concourir pour toute firme Sous l'impulsion principale des Etats-Unis d'Amérique et du gatt les Etats ont été amenés à ouvrir partout largement leurs frontières et, si l'on est encore loin du marché unique22, la situation n'a plus rien de comparable avec le cloisonnement qui prévalait dans les années trente et antérieurement. L'évolution des moyens de transports, mais plus encore des techniques de production et du rôle joué par la communication et l'installation des réseaux mondiaux, ont facilité cette transformation. Aujourd'hui pratiquement toute unité de production installée en n'importe quel point de la planète peut voir son marché de proximité attaqué par des producteurs étrangers au moyen de flux commerciaux ou d'un possible investissement direct. Cette menace potentielle indique à cette unité de production qu'elle se trouve implantée sur une portion d'un espace mondial. Qu'elle soit une pme mono-établissement ou une filiale d'une « multinationale », elle doit s'organiser en fonction du fait que cet espace, sur 21. En dépit de ce que F. List indiquait lui-même en excluant de tout avenir industriel les pays tropicaux. 22. Que même la cee est encore à construire pour le début des années quatre-vingt-dix. LES MULTINATIONALES ET LE TIERS MONDE 67 lequel elle n'occupe certes qu'une petite place, est formé de nombreux pays, ouvert à la concurrence de toute firme, <c Une entreprise qui s'est organisée dans un espace qui comprend de nombreux pays »23 : telle est la définition de toute firme mettant de son côté des atouts pour être en prise sur les réalités d'aujourd'hui, telle est la définition d'une entreprise multinationale par Celso Furtado que rapporte Jean Masini dans un excellent ouvrage, le dernier publié par I'irm (Institut des Recherches sur les Multinationales) avant que cet Institut décide d'arrêter ses activités. Au-delà de cette péripétie, on est frappé par l'extension quasi banalisée à toute firme de caractéristiques qui, dans le passé, étaient supposées appartenir aux seules « multinationales ». Aujourd'hui toute firme s'insère dans un espace mondial. L'ouverture même rend caduques certaines des raisons invoquées de se multinationaliser : les tariffs factories qui sont implantées pour contourner la protection douanière ne le font aujourd'hui que sous la menace de fermeture. Tant que protection et fermeture restent relatives, on peut avancer que « le concept de multinationale est dépassé, le succès ne peut aujourd'hui être atteint qu'au moyen d'alliances donnant un accès simultané à tout point du marché global »24. Ce jugement tranché est celui d'un praticien, Carlo de Benedetti qui dirige Olivetti. Ce n'est pas une boutade d'un jour, car il réaffirme souvent sa position ; par exemple, quelques mois plus tard il confie : « Le temps des multinationales classiques est passé et l'avenir appartiendra désormais aux alliances »25. Des plus grandes aux plus petites, pour avoir une meilleure prise sur l'évolution technique et un meilleur accès à l'ensemble du marché mondial afin d'y vendre les biens finals ou intermédiaires, d'y acquérir ou d'y produire les intrants nécessaires, les firmes nouent des alliances qui tissent un réseau d'une densité considérable. Il n'est pas question ici d'en dresser un panorama complet, citons un seul exemple ponctuel pour en donner une idée. Dans une sous-branche de l'industrie électronique, celle des composants, au sein d'une de ses subdivisions, les semiconducteurs, pour la période allant de juin 1979 à juin 1983, on a pu enregistrer 69 accords technologiques mettant en jeu 91 entreprises. « Ces accords ont revêtu l'une ou plusieurs des formes suivantes : création d'une co-entreprise, concession de licence, prise de participations au capital, fusion, accord de recherche »26. Si les premiers accords noués entre grandes 23. Citation de Celso Furtado par Jean Masini, in Multinationales et pays en développement. Le profit et la croissance, Paris, puf-irm, 1986, 104 p., p. 12. 24. Carlo de Benedetti, International Management, avril 1986. 25. Intervention de C. de Benedetti à la session d'ouverture de la Convention informatique 1986 en septembre 1986 à Paris (cité d'après Ordinateurs, 22 septembre 1986, p. 20). 26. OCDE, L'industrie mondiale des semiconducteurs, Paris, 1985, p. 54. 68 MARC HUMBERT firmes, ou entre une grande et une plus petite firme, prenaient l'allure d'une alliance stratégique, la multiplication des opérations montre que l'éventail des stratégies potentiellement efficaces s'est ouvert : la stratégie d'alliances27 concurrence la stratégie de multinationalisation. L'exemple des firmes japonaises a, en outre, montré que pour une firme la multinationalisation, au moins dans sa forme classique, n'avait pas besoin de suivre l'exemple américain et pouvait rester modeste sans empêcher cette firme d'occuper une place remarquable sur le marché mondial. L'organisation sur un espace multiterritorial prend ainsi, avec les alliances, des formes non traditionnelles, qui peuvent cependant être considérées comme des investissements, éventuellement à l'étranger. Tant qu'il ne s'agit pas d'opérations purement commerciales, comme une vente, mais que la firme engagée dans une opération en espère, nous dit Charles Oman28, des résultats futurs, il faut considérer qu'il y a investissement89. Pour lui le développement de ces nouvelles formes plutôt que des anciennes dépend de la dynamique des rivalités entre les firmes — rivalités offensives et défensives — ainsi que de l'articulation de cette dynamique avec celle des actions de pouvoirs publics. Si on envisage comme actions publiques, non seulement celles des Etats d'accueil mais aussi celles des Etats d'origine — un Etat peut être l'un et l'autre — , on définit là un lieu de production des réalités, que nous appelons une Branche-Système mondiale. Tous les acteurs, firmes et pouvoirs publics, s'y confrontent sur un espace mondial et, de leurs interactions, se dégage une sorte de loi de la BrancheSystème80 qui construit une industrie commune. B. Une œuvre industrielle commune à construire par tout pays La crise au sein des pays anciennement industrialisés montre clairement qu'ils ne détiennent pas l'exclusivité de l'industrie efficace et que les appareils de production installés sur leur territoire ne peuvent constituer la référence 27. J. Arlandis, De l'alliance stratégique à la stratégie d'alliance, Revue d'Economie industrielle, « Les nouvelles technologies de l'information et de la communication », sous la direction de Marc Humbert, n° 39, 1er trimestre 1987. 28. C. Oman, Les nouvelles formes d'investissement dans les pays en développement, Paris, OCDE, 1984,154 p. 29. Notons aussi qu'il y a alors déconnexion entre ce qui peut encore s'appeler « l'internationalisation des activités » et la concentration-centralisation du capital, puisque sont prises en compte alors des opérations avec participations au capital de nouvelles unités de production, voire même des opérations sans participation du tout au capital social. 30. Voir par ex. M. Humbert, La socio-dynamique industrialisante : une approche de l'industrialisation fondée sur le concept de système industriel mondial, Tiers Monde, n° 107, juillet-septembre 1986, p. 537-554. LES MULTINATIONALES ET LE TIERS MONDE 69 définitive d'un modèle industriel, que devraient tenter de recopier les pays à la recherche de leur industrialisation. L'industrie est une construction universelle toujours inachevée, qui se nourrit de perpétuels progrès, qu'ils s'inscrivent dans un état des techniques ou qu'ils en amènent un autre comme dans les moments de mutation. Cette frontière dépasse les possibilités intrinsèques d'un seul groupe national sur un territoire donné; aussi l'état-de-l'art (the industrial state-of-the-art) dans l'industrie, le modèle de référence, n'est défini de manière endogène par aucune économie nationale, par aucun système socio-économique lié à un territoire particulier. Il est la résultante d'actions conjuguées, souvent plus conflictuelles que coopératives, engagées par de nombreux acteurs aux statuts divers, de nationalités différentes, pour tirer des avantages de la production plus efficace de biens, dont la valeur sociale est reconnue par leur diffusion la plus large. Les pouvoirs publics ne peuvent nulle part abandonner cette responsabilité aujourd'hui consciente de faire participer leurs peuples à la construction de l'industrie mondiale et aux avantages que l'on peut en tirer. C'est la raison des interventions fortes de l'Etat, directes dans telles et telles activités productives, indirectes dans d'autres, auprès d'entreprises, par des commandes, des aides fiscales ou des facilités d'emprunts pour la production et l'investissement, par la prise en charge de dépenses de recherche et de développement, de formation, etc. Qu'elles soient ou non coordonnées par un organisme central donnant un nom à cet ensemble de mesures, elles constituent une politique industrielle, c'est là le nom traditionnel employé dans les pays du « Nord » quand on parle de stratégies d'industrialisation dans les pays du « Sud », mais pour des actions de même nature. Il s'agit pour les pouvoirs publics de s'insérer dans une industrie mondiale à la construction de laquelle ils s'efforcent de contribuer, mais qui garde une exogénéité plus ou moins forte vis-à-vis de l'évolution de leur propre système socio-économique national, de leur propre appareil de production territoriale. Il y a donc lieu pour s'industrialiser, pour ne pas se désindustrialiser ou tout simplement pour maintenir une participation active à l'œuvre industrielle commune, de promouvoir une mise en phase de potentiels nationaux avec l'état-de-l'art mondial. Cette stratégie de crêtes technologiques est une stratégie de long terme, qui vise une cible se mouvant avec la frontière technico-industrielle. Elle exige des tactiques de pénétration de l'industrie mondiale, qui peuvent employer tant la formation de groupes nationaux et leur incitation à pratiquer l'investissement à l'extérieur que la densification du tissu industriel national par la promotion de PME ou encore le recours à diverses formes d'investissement traditionnel ou non de la part de firmes étrangères sur le territoire national. 70 MARC HUMBERT L'éventuel repli prolongé à l'intérieur d'un territoire constitue une mise à l'écart du processus qui poursuit la construction de l'industrie mondiale. Il risque d'aboutir à l'aggravation d'un retard par rapport aux normes mondiales ressenti comme un différentiel accru de niveau de vie quelle que soit la batterie de critères employée pour sa mesure. C'est bien ce constat qui est depuis longtemps à l'origine de la soif d'ouverture des pays de l'Est et plus récemment des grands pays d'Asie, la Chine et l'Inde. L'objectif d'industrialisation est au sens strict la volonté de pénétrer l'industrie mondiale, la volonté de participer à la construction d'une œuvre industrielle commune, planétaire. Sur l'espace mondial ouvert à toutes les concurrences, les actions des firmes et des Etats entrent souvent en conflit et si la société des hommes veut effectivement faire progresser une œuvre commune il faut inventer un mode efficace de régulation internationale. C. Un nouveau mode de régulation internationale à inventer En premier lieu, il faut noter la réalité forte de l'orthogonalité de la logique industrielle mondiale et des logiques socio-économiques nationales. La logique de l'industrie mondiale est celle de l'efficacité productive et du progrès technique. Elle est véhiculée certes par les firmes multinationales mais aussi et surtout, beaucoup plus largement, par tout ce qui a produit en particulier l'évolution critique du système technico-industriel (cf. supra I . A), c'est-à-dire par la conjugaison, sur ce terrain de l'industrie mondiale, des actions tant de multiples pouvoirs publics que de pme. Face à cette logique de la construction industrielle mondiale qui suit l'évolution de la frontière technologique et qui est le produit de la conjugaison, sur l'espace mondial, des actions et interactions d'une grande diversité de très nombreux intervenants, chaque système socio-économique national développe sa logique sociale, spécifiée par des caractéristiques d'histoire et d'évolution propres. Chaque logique sociale recherche à atteindre les projets propres à ce groupe national pour lequel les activités de production ne constituent qu'un moyen destiné à servir ce projet. Les pouvoirs publics ont en charge de dessiner et de favoriser le cheminement de la société vers ce projet aux multiples dimensions. En matière économique les objectifs de l'emploi et de la croissance du niveau de vie, et, en raison des exigences de l'organisation politique, un cheminement avec des réalisations rapides à court ou court-moyen terme, constituent des éléments essentiels qui viennent facilement en contradiction avec la logique mondiale dont il faut alors se protéger. Les Etats les plus industrialisés ont souhaité cependant ouvrir largement LES MULTINATIONALES ET LE TIERS MONDE 71 à leurs acteurs nationaux les espaces des territoires étrangers; dans bien des cas, entre pays industrialisés l'interouverture sous l'égide du gatt a produit des interspécialisations structurantes31. Toutefois l'ouverture même pour les Etats industriels est parfois ressentie comme une agression, on l'a rappelé plus haut avec l'exemple des textiles et de I'amf, elle l'est, bien sûr, plus encore pour les Etats ayant à protéger une industrie dans l'enfance. En second lieu il faut souligner qu'en dehors de l'industrie mondiale les espaces nationaux ont d'autres points de contacts qui peuvent être l'occasion de relations conflictuelles, en particulier dans les domaines monétaire et financier où le besoin de régulation internationale apparu depuis longtemps reste en suspens. La réforme du système monétaire et financier international est plus que jamais à inventer32. C'est son relativement bon fonctionnement passé qui a permis l'essor des flux commerciaux. Le phénomène de multinationalisation a en quelque sorte constitué un substitut à une ouverture imparfaite. Son importance sous sa forme traditionnelle tend à diminuer encore, quand l'ouverture s'améliore, mais si la régulation financière est défectueuse, faute de pouvoir recourir au financement international, bien des Etats du Tiers Monde souhaiteraient voir un phénomène de multinationalisation traditionnelle reprendre plus de poids. Les difficultés actuelles du système monétaire et financier international ainsi que la montée du protectionnisme traduisent les limites rencontrées par une interconnexion des systèmes socio-économiques nationaux circonscrite à la logique industrielle mondiale avec laquelle ils développent chacun, orthogonalement à celle-là, leur propre logique sociale. Les négociations développées dans le cadre du gatt pour les échanges de marchandises, bientôt de services, celles qui sont menées sur une éventuelle réforme du système monétaire et financier international ne peuvent suffire à établir une régulation des relations internationales sur un espace mondial ouvert, qui soit considérée comme satisfaisante par le plus grand nombre des nations. Une négociation plus globale doit s'instaurer, avec comme fondement un accord général sur la construction de l'industrie mondiale et la participation de chacun à cette œuvre commune38 : dans l'industrie mondiale les firmes sont à l'heure des alliances, les Etats doivent être à celle des coopérations. 31. Cf. M. Humbert, Le concept d'interspécialisation structurante, Cahiers lillois d'Economie et de Sociologie, n° 3, 1er semestre 1984, p. 61-67. 32. Cf. Henri Bourguinat, Les vertiges de la finance internationale, Paris, Economica, 1987, 295 p. 33. Cf. Marc Humbert, Restructurations, dit, Coopération, in Les restructurations industrielles en France, Paris, adefi, Economica, 1980, p. 29-39. MARC HUMBERT 72 Cette œuvre de longue haleine s'inscrit dans la perspective historique longue qui a conduit à l'extension du nombre des pays indépendants, réalisant une production industrielle, qui a mené, à Ponu, du droit à l'indépendance à celui du droit au développement et bientôt au droit à l'industrialisation et qui en quelque sorte tend à faire naître un futur système socio-économique mondial et son mode de régulation. Dans ces conditions, les firmes, quelles qu'elles soient, multinationales ou non, seront l'un des moyens mis au service d'une même finalité. Toutefois l'œuvre en question n'est pas celle du phénomène de multinationalisation, mais celle des Etats et de la communauté internationale (ou inter-étatique ?) qu'ils forment. ISSN 0013-0427 ECONOMICA Vol. 54 November 1987 No. 216 CONTENTS Turgot : Founder of Classical Economies A nthony Brewer Covered Interest Parity: A High-frequency, High-quality Data Study Mark P. Taylor Intervention Policy Under Floating Exchange Rates: An Analysis of the Swiss Case Manfred Gartner Conflict of Interest, Bond Rating and the Value Maximization Rule David С Webb The Demand for Post-compulsory Education in the UK and the Effects of Educational Maintenance Allowances Patricia G. Rice Transfers and the Generalized Theory of Distortions and Welfare EarlL. Grinols Efficiency and Internal Organization: Works Councils in West German Firms Felix R. Fitzroy and Komelius Kraft £M3 Surprises and Asset Prices R. MacDonald and T. S. Torrance The Coase Theorem and Coalitional Stability V. A. Aivazian, J. L. Callen and /. Lipnowski Labouring over Productivity Estimates: A Comment on Hirsch and Hausman's Model of Coal Miners' Productivity, 1874-1914 Peter Wardley Labouring: A Reply Barry T. Hirsch and William J. Hausman Book Reviews Books Received Index to Volume 54 SUBSCRIPTION RATES for 1988 Library Subscriptions U.K.: £20.50 Overseas: £27.50 (US$54.00) Individual Subscriptions U.K.: £11.50 Overseas: £11.50 (US$22.00) Student Subscriptions U.K.: £7.00 Overseas: £7.00 (US$13.00) N.B. Individual subscriptions must be for personal use only, students should produce some evidence of their student status. Sample copies and Subscriptions from: ECONOMICA, c/o Tieto Ltd, Bank House, 8a Hill Road, Clevedon, Avon, England BS21 7HH.