Tiers-Monde
Les multinationales et le Tiers Monde dans la mutation du
système industriel mondial
Marc Humbert
Citer ce document / Cite this document :
Humbert Marc. Les multinationales et le Tiers Monde dans la mutation du système industriel mondial. In: Tiers-Monde,
tome 29, n°113, 1988. Multinationales et développement. pp. 53-72;
doi : https://doi.org/10.3406/tiers.1988.3619
https://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1988_num_29_113_3619
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LES
MULTINATIONALES
ET
LE
TIERS
MONDE
DANS
LA
MUTATION
DU
SYSTÈME
INDUSTRIEL
MONDIAL*
par
Marc
Humbert**
La
firme
multinationale
apparaît
au
début
des
années
soixante1
comme
un
objet
spécifique
d'étude.
Pour
nombre
d'auteurs
elle
semble
alors
pouvoir
devenir
l'organisatrice
du
monde
capitaliste,
impérialiste,
à
venir,
et
symbolise
à
l'envi
le
profit
et
la
puissance,
l'exploitation
du
travailleur
et
du
consommateur,
le
pillage
principalement
minier
puis
salarial
du
Tiers
Monde
et
sa néo-colonisation.
Elle
est
perçue
soit
comme
le
prolongement
tentaculaire
des
nations
dominantes
et
surtout
de
la
plus
puissante
d'entre
elles,
les
Etats-Unis,
qui
n'épargnent
pas
l'Europe
que
ses
firmes
vont
défier,
soit
comme
l'émergence
d'une
autonomisation
de
l'internationale
du
capital,
et
tend
à
devenir,
avec
le
qualificatif
de
«
transnationale
»,
la
forme
achevée
d'un
processus
historique
de
concentration-centralisation.
Pour
tous
elle
est,
pour
le
moins,
ce
qu'il
y
a
de
mieux,
de
plus
élaboré,
en
termes
de
firme
et
constitue
le
fer
de
lance,
glaive
ou
fleuron
du
capitalisme.
Les
études
sur
les
multinationales
ont
tout
d'abord
tenté
de
définir
une
catégorie
spécifique
de
firmes
statistiquement
réparables,
ayant
en
commun
la
caractéristique
minimale
de
disposer
d'implantations
productives
sur
plusieurs
territoires.
Au-delà
de
ce
caractère
multiterritorial,
les
analystes
se
sont
efforcés
de
leur
trouver
d'autres
particularités,
en
liaison
avec
une
deuxième préoccupation,
découvrir
les
déterminants
de
la
multiterritoria-
lisation
de
leurs
sites
productifs.
La
pratique
habituelle
a
été
de
mettre
en
*
Contribution
au
Colloque
eadi,
septembre
1987,
W
G
«
Multinationales
».
**
Professeur
à
l'Université
de
Rennes,
gerdic,
Centre
de
développement,
ua,
cnrs
1240.
1.
Cf.
par
ex.
la
célèbre
dissertation
de
Ph.D.
par
Stephen
Hymer
en
1960
ou
l'analyse
éclairante
de
Maurice
Byé
en
1956
(Cahiers
de
l'ISEA,
série
F,
2
:
«
La
gui
dans
l'industrie
extractive
et
ses
plans
»)
qui
a
su
en
particulier
éviter
la
confusion
entre
nationalité
et
territorialité.
Revue
Tiers
Monde,
t.
XXIX,
113,
Janvier-Mars
1988
54
MARC
HUMBERT
évidence
un
double
effet
de
répulsion-attrait
:
leur
territoire
devient
insuffisant,
un
avantage qui
leur
est
propre
ou
accessible
est
à
exploiter
ailleurs.
Enfin
toutes
ces études
se
sont
attachées
à
évaluer
l'impact
des
implantations
productives
par
des
firmes
étrangères
sur
l'économie
d'accueil.
D'abord
elles
ont
été
accusées
de
tous
les
maux,
dénoncées comme
responsables
de
l'impossible
développement
du
Tiers
Monde;
certaines
subissent
ici
des
nationalisations,
quand
les
autres,
ici
et
là,
se
voient
proposer
des
codes
d'investissements
rédigés
pour
les
attirer.
Bientôt,
les
voilà
pratiquement
absoutes, pour
prix
de
leur
efficacité
reconnue,
par
exemple,
au
travers
de
leur
accueil
par
les
pays
de
l'Est
communiste
ou
encore
du
renversement
paradoxal
d'opinions
autorisées2.
Pendant
ce
temps,
des
difficultés
surgissent
et
en
viennent,
au
cours
des
années
soixante-dix,
à
assaillir
les
économies
des
pays
industrialisés.
Elles
ébranlent
leurs
rythmes
de
croissance
et
mettent
durablement
un
pourcentage
élevé
de
leurs
populations
au
chômage.
Depuis,
globalement,
l'économie
mondiale
patine,
à
quelques
rares
exceptions
près,
au
Nord
et
au
Sud.
Dans
un
premier
temps,
les
uns
parlent
de
turbulences
quand
d'autres
songent
à
l'apocalypse
prévue
du
capitalisme,
puis,
peu
à
peu,
s'installe
largement
l'idée
de
crise
liée
à
une
mutation
profonde,
technico-industrielle
et
géopolitique,
de
l'espace
mondial. Faut-il
imputer
cette
crise,
cette
mutation,
aux
multinationales
?
On
attend
fort
logiquement
de
ceux
qui
en
ont
fait
le
Deus
ex
machina
de
l'économie
capitaliste
moderne
qu'ils
soutiennent
cette
idée.
En
fait,
il
n'en
est
rien.
Certes,
tant
que
toutes
les dimensions
de
la
crise
n'ont
pas
été
prises
en
compte,
certains
l'avancent,
avec
en
particulier
les
discours
sur
la
Nouvelle Division
Internationale
du
Travail3.
Mais,
bien
vite,
les
analystes
spécialisés
se
bornent
à
enregistrer
que
le
phénomène
de
multi-
nationalisation
se
poursuit
et
à
constater,
la
chose
est
d'ailleurs
contestable
en
raison
de
sa
globalité,
que
les
multinationales
sont
épargnées
par
la
crise4.
La
crise
pourrait bien
être
tout
autre
chose,
un phénomène
indépendant,
voire
même
influent
:
elle
en
viendrait
à
faire
hésiter
le
mouvement
de
multinationalisation6.
En
tout
cas
la
multinationalisation
ne
serait
en
rien
une
voie
de
sortie
pour
la
crise.
Si
«
l'idée
d'Economie
mondiale
est
indissociable
du
phénomène de
multinationalisation
des
firmes
»e,
mais
qu'il
faut
cependant
chercher
2.
Ainsi
celui
opéré
par
Arghiri
Emmanuel
depuis
octobre
1980
et
dans
son
ouvrage
Technologie
appropriée
ou
Technologie
sous-développée
,
Paris,
puf-irm,
1981.
3.
A
la
suite
de
Folker
Froebel
et
al.
en
1977
(en
Allemagne).
4.
Wladimir
Andreff,
Les
multinationales
hors
la
crise,
Paris,
Le
Sycomore,
1982.
5.
«
Avec
la
crise,
le
mouvement
semble
hésiter
»
nous
dit
Charles-Albert
Michalet
(L'émergence
d'une
économie
mondiale,
Analyse
financière,
57,
2e
trimestre
1984).
6.
Ibid.
LES
MULTINATIONALES
ET
LE
TIERS
MONDE
55
ailleurs
la
compréhension
(déterminants
et
résolution)
de
l'actuelle
mutation
de
l'espace
économique
mondial,
c'est
qu'il
y
a
lieu,
sous
l'éclairage
de
cette
mutation
(I),
de
réexaminer
le
domaine
de
pertinence
d'une approche
de
l'économie
mondiale
en
termes
de
«
Multinationalisation
»
(II).
Nous
proposons
ci-après
quelques
réflexions
analytiques pour
contribuer
à
un
tel
réexamen
qui
permette
de
mieux
situer
le
Tiers
Monde
et
les
multinationales
dans la
mutation
du
système
industriel
mondial.
I.
LA
MUTATION
DE
L'ESPACE
ÉCONOMIQUE
MONDIAL
L'évolution
en
forme
de
crise
du
système
technico-industriel
mondial
(A)
met
en
jeu
des
transformations
techniques
fondamentales
qui
s'inscrivent
dans
une
dynamique
historique
longue
de
nombreuses variables
sociales,
économiques
et
politiques
ne
laissent
qu'une place
marginale
au
phénomène
de multinationalisation.
Celui-ci
ne
constitue
en
outre
que
l'un
des
aspects
de
l'un
des
éléments
marquants
de
l'évolution
récente
de
l'économie
mondiale,
à
savoir
l'interouverture
considérable
des
économies
industrielles
(B).
Enfin
la
modification
de
la
géopolitique
industrielle
mondiale
(C)
qui
secoue
les
anciens équilibres
ne
peut
s'expliquer,
loin
s'en
faut,
par
le
rôle
exclusif
des
multinationales.
A.
L'évolution
critique
du
système
technico-industriel
L'industrie
consiste
à
mettre
en
œuvre
des
techniques
pour
produire
des
objets
qui,
directement
ou
indirectement,
vont
élever
le
niveau
de
satisfaction
des
populations;
elle
évolue,
croît
et
se
transforme
dans
le
cadre
d'un
état
des
techniques,
mais
plus
encore,
et
de manière
critique,
quand
il
y
a
changement
dans
l'état
des
techniques.
Trois
âges
technico-industriels
peuvent
être
distingués
au
cours
des
deux
derniers
siècles.
Le
premier
est
celui
de
!a vapeur.
La
maîtrise
d'une
énergie
artificielle
modifie
profondément
l'état
antérieur
de
la
technique.
Jusqu'alors
on
utilise
l'eau
et
le
vent,
la
force
animale,
comme
énergie,
le
bois
comme
matériau
et
l'on
se
communique
des
messages
écrits
à
la
plume
transmis
par
courrier
à
cheval.
La
vapeur
constitue
le
point
de
commande
sur
le
nouvel
état
de
la
technique,
dont
les
principaux
éléments
vont
se
mettre
en
symbiose
:
le
fer
et
le
charbon
deviennent
les
matériaux
importants,
les
canaux
et
plus
tard
les
locomotives
et
bateaux
à
vapeur,
le
télégraphe
de
Chappe
dans
les
communications
apportent
une
mise
en
phase
du
système
technique.
Pour
l'industrie
la
mise
en
œuvre
des
techniques
ne
passe
plus,
pour l'emploi
d'une
énergie
autre
que la
force
humaine,
par
le
moulin
56
MARC
HUMBERT
(les
mills
qui
sont
aujourd'hui
encore
des
usines
en
anglais)
à
vent
ou
à
eau.
La
machine,
le
monde
des
machines
est
(cf.
le
chapitre
ajouté
par
D.
Ricardo
à
ses
principes)
grâce
à
la
vapeur;
il
perturbe
l'organisation
passée
et
fait
naître
l'industrie
au
sens
l'entendent
les
économistes
aujourd'hui.
A
peu
de
choses
près,
c'est
le
siècle
centré
autour
de
1790
qui
constitue
cet
âge
de
la
vapeur.
L'industrie
y
évolue
surtout
à
partir
de
la
Grande-Bretagne
et
de
quelques
pays
européens comme
la
France,
s'appuyant
sur
leurs
dominations
mondiales
pour
s'approvisionner
en
matières
premières
et
expédier
des
produits,
surtout
textiles,
à
l'extérieur.
La
ruralité
et
l'analphabétisme
dominent
encore,
y
compris
dans
les
pays
novateurs
cependant
des
transformations
sociales
soulignent
la
mise
en
place
d'un
nouvel
âge
technico-industriel
et
l'on
voit
en
particulier
monter
le
prestige
du
technicien
et
naître
une
sorte
nouvelle
d'aventurier,
l'industriel.
En
1880
et
même
encore
beaucoup
plus
tard,
pratiquement
en
1913,
la
vapeur
constitue
toujours
la
première
des
sources
d'énergie
utilisées
dans
le
monde
industriel.
Mais
cela
n'a
pas
empêché
que
se
mette
en
place
un
nouvel
état
de
la
technique
(sans
que
les
observateurs
du
moment
en
prennent
tout
à
fait
conscience),
et
pour
lequel
le
point
de
commande
s'est
déplacé,
d'une
énergie
à
un
matériau,
I'acier.
«
Le
primat
a
passé
à
la
métallurgie,
et
plus
particulièrement
à
la
métallurgie
lourde,
qui
définit
les
pays
forts...
L'ère
de
la
métallurgie
est
celle
des
impérialismes
et
de
la
course
aux
armements...
Ce
sont
les
aciers
spéciaux
qui
ouvrent
à
la
sidérurgie
une
nouvelle
carrière
par
leurs
remarquables
propriétés
:
la
résistance
et
la
précision
»7.
Jusque
dans
les
années
cinquante
la
hiérarchie
économique
internationale
se
mesure
en
consommation
d'acier
par
habitant,
un
acier
encore
produit,
partout
dans
le
monde,
avec
les
inventions
du
xixe,
celles
de
Bessemer
le
convertisseur
de
1856
,
de
Thomas,
et
des
aciers
spéciaux
qui
sont
principalement
ceux
au
chrome,
au
magnésium
ou
au
nickel
inventés
entre
1877
et
1888.
Ainsi
le
siècle
centré
autour
de
1880
constitue
l'âge
de
l'acier
sur
lequel
se
construit
une
industrie
lourde,
concentrée.
Elle
permet
la
diversification
des
productions
en
aval
organisées
en
usines
aux
toits
caractéristiques
en
dents
de
scie
sous
lesquels
sont
installés
des
ensembles
de
machines
et
bientôt
des
chaînes.
L'électricité
et
le
pétrole
apportent
le
renouveau
énergétique
nécessaire
au
nouvel
état
technique,
le
chemin
de
fer
(en
«
acier
»)
prend
sa
véritable
dimension,
le
télégraphe
de
Morse
sera
relayé
par
le
téléphone,
le
télex,
la
machine
à
écrire
et
la
linotype
pour
7.
F.
Bedarida,
dans
le
t.
3,
p.
234,
de
Histoire
générale
du
Travail
L-F,
sous
la
direction
de
H.
Parias
(1965).
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