SED 2018 - 2019 SO00102V Semestre Impair Les théories de la socialisation Université Toulouse Jean Jaurès - Service d’Enseignement à Distance 5 allées Antonio Machado 31058 Toulouse cedex 9 Tél : +33 (0)5 61 50 37 99 - Mail [email protected] - Site : sed.univ-tlse2.fr Reproduction et diffusion interdites sans l’autorisation de l’auteur-e Sommaire Les théories de la socialisation Introduction aux théories de la socialisation Jean-Pierre Rouch Sociologie de la consommation Sandrine Barrey Sociologie des médias Caroline Datchary Temps sociaux et production de la société Jean-Pierre Rouch Reproduction et diffusion interdites sans l’autorisation de l’auteur Université Toulouse Jean Jaurès SED SO00102V : Théories de la socialisation Auteurs : Sandrine Barrey Caroline Datchary Jean-Pierre Rouch 3 Responsable : Jean-Pierre Rouch [email protected] 1 Sommaire Présentation du cours Introduction aux théories de la socialisation (Jean-Pierre Rouch) Sociologie de la consommation (Sandrine Barrey) Sociologie des médias (Caroline Datchary) Temps sociaux et production de la société (Jean-Pierre Rouch) 4 2 Présentation du cours 1. Contenu et objectifs: La mise en évidence de quelques mécanismes d’intériorisation et d’actualisation des normes sociales à partir de l’étude des problématiques sociologiques de la production et de la reproduction permet de comprendre ce qui fait qu’une société tend à se stabiliser, sans se reproduire à l’identique. Différentes approches de la socialisation, les processus d’apprentissage, les mécanismes d’intériorisation, d’interprétation et d’élaboration des normes sont exemplifiés dans des domaines tels que le couple et l’organisation domestique, la consommation, les médias, les temps sociaux. 2. Bibliographie indicative : Darmon M., La socialisation, Paris, collection 128, Armand Colin, 2010. Dubuisson-Quellier S., "La consommation comme pratique sociale", in Steiner, Ph. Vatin, F. (Dir.) : Traité de sociologie économique, Paris, pp. 727-776 , PUF, 2009 Kaufmann Jean-Claude, La trame conjugale. Analyse du couple par son linge. Pocket, coll. « Agora», 1997. Bourdieu, Pierre. 1994. "L'emprise du journalisme." Actes de la Recherche en Sciences Sociales 101-102:3-9. 5 Taboni S., Les temps sociaux, A. Colin 2006 Par ailleurs, votre accès à l’E.N.T. via votre identifiant et mot de passe vous permet la consultation en ligne de nombreux ouvrages et publications. 3. Contenu du cours du SED 5 cours rédigés par quatre enseignants-chercheurs vous parviennent dans un seul et même document. Un forum du cours sur l’E.N.T. vous permettra de communiquer avec l’enseignant responsable (J-P Rouch) Une classe virtuelle (c'est-à-dire en ligne, sur la page IRIS du cours SED) et/ou un regroupement seront organisés vers le milieu/fin du semestre Le cours SO OO102V est présent sur deux pages IRIS. L’une réservée au SED (vous y retrouverez le fichier de ce cours papier, mais également d’autres documents. L’autre page concerne plus particulièrement les étudian-e-s inscrit-e-s en contrôle continu, mais vous y aurez accès, ce qui vous permettra (sans que ce soit indispensable) de voir les documents mobilisés en amphi, les plans des CM, l’avancée des cours en présentiel. 3 4. Problématiques et thématiques Plusieurs problématiques transversales prises dans des champs différents de la discipline sociologique vous seront présentées. Chaque grande thématique sera traitée par l'enseignantchercheur spécialiste du champ sociologique concerné. Voici la liste des cours que vous recevrez dans cet envoi. Nous indiquons les thèmes généraux, le nom des enseignants responsables de ces envois et une bibliographie de base pour chaque thème. Introduction aux théories de la socialisation (Jean-Pierre Rouch). [« La socialisation, en effet, ne désigne pas un « domaine » de faits, contrairement à l’école ou la famille par exemple, mais bien une notion, c’est-à-dire une manière d’envisager le réel et un type de regard à construire. De ce fait, sa définition varie fortement d’une discipline scientifique à l’autre, d’un chercheur à l’autre au sein d’une même discipline, et les différents sens qui peuvent coexister n’ont parfois pas grand-chose en commun. […] On se propose en effet à la fois de mettre l’accent sur le caractère « déterminant » d’une socialisation dont les produits peuvent « s’incruster » dans l’individu et résister au temps qui passe et sur l’action continue tout au long du cycle de vie, des processus de socialisation. […] L’individu est tout autant 6 transformé qu’il est construit. » M. Darmon, La socialisation. ] Bibliographie conseillée Darmon Muriel (2007). La socialisation. Paris, Armand Colin, collection 128. [« Prendre le petit déjeuner apparaît tout simple. C’est pourtant une construction sociale d’une complexité inouïe, nécessitant des choix qui laisseront des traces. Il faut mettre au point un horaire, une durée, une situation dans l’espace, un agencement des instruments, une sélection d’aliments, un mode de préparation et de présentation, faire effort (ou ne pas faire effort) pour se présenter soi-même, choisir une tenue vestimentaire adéquate et une conduite à table, un éventuel environnement sonore, un type de discussion…et mille autres choses, avant d’attaquer le problème non moins complexe de la desserte de la table. La plupart de ces décisions ne se vivent pas comme telles, mais ainsi que des réponses très simples, évidences ne renvoyant pas à des questions. Or c’est justement cette illusion de la simplicité et de l’évidence qui est la plus productrice d’habitudes. Aussi petits soient-ils à chaque fois, les gestes s’inscrivent et s’accumulent dans le fonds commun conjugal, d’autant plus enfouis profondément dans le silence de l’interaction qu’ils n’auront pas été mis en question. Ainsi se compose la familiarité, progressivement. » J.-C. Kaufmann, La trame conjugale.] 4 Bibliographie conseillée Kaufmann Jean-Claude (1992) La trame conjugale. Analyse du couple par son linge. Pocket, coll. « Agora», 1997. Sociologie de la consommation (Sandrine Barrey) ["Le consommateur est discipliné par des injonctions et des normes s'imposant du haut vers le bas de la hiérarchie sociale. (...) Les façons de se vêtir, de se loger et de se déplacer ne relèvent pas seulement de choix personnels mais sont profondément inscrits dans des modes de domination, des hiérarchies sociales ou des systèmes de signification dont ils dépendent. (...) Il ne s'agit pas tant de souligner les formes de contraintes sociales qui entourent les actes de consommation individuels que d'indiquer la volonté des consommateurs de participer aussi à ce système de significations, de dire quelque chose d'eux-même à travers leurs choix."] Sophie Dubuisson-Quellier (2009), "La consommation comme pratique sociale", in Steiner et Vatin, Traité de Sociologie économique, Paris, PUF. Bibliographie de base : idem 7 Sociologie des médias (Caroline Datchary) [«" Le lecteur n'a pas conscience, en général, de subir cette influence persuasive presque irrésistible, du journal qu'il lit habituellement. Le journaliste, lui, aurait plutôt conscience de sa complaisance envers son public dont il n'oublie jamais la nature et les goûts. - Le lecteur a encore moins conscience : il ne se doute absolument pas de l'influence exercée sur lui par la masse des autres lecteurs. Elle n'en est pas moins incontestable. Elle s'exerce à la fois sur sa curiosité qui devient d'autant plus vive qu'il la sait ou la croit partagée par un public plus nombreux ou plus choisi, et sur son jugement qui cherche à s'accorder avec celui de la majorité ou de l'élite, suivant les cas. "] Gabriel Tarde Bibliographie de base : Maigret E., Sociologie de la communication et des médias, Colin U sociologie, 2003 5 Temps sociaux et production de la société (Jean-Pierre Rouch) [« (le temps :) Le sens commun lui-même tend à accorder au temps une substance et à naturaliser son existence. Nous avons du temps ou nous n'en avons pas, nous le dépensons ou le gérons, nous le prenons, le gagnons, ou le passons. L'idée que le temps soit sécable en heures, minutes et secondes, voire en nanosecondes, nous est devenue si familière qu'elle nous semble naturelle. En revanche, pour les sociologues, pourrait-on dire, le temps « n'existe pas ». Il faut entendre par là que le temps n'a pas de substance, pas d'existence objective et universelle (...) qu’il est socialement construit»… (R. Sue)] Bibliographie de base Taboni S., Les temps sociaux, A. Colin, 2006. 5. Modalités de contrôle Le SO 00102V est en principe évalué par une épreuve écrite individuelle, sans document autorisé, d’une durée de 2H que ce soit à la 1ere ou à la 2eme session (sous réserve d’un vote annuel des modalités par le Conseil de Département). Ci-dessous, vous trouverez les sujets de l’an dernier pour chacune des deux sessions. 8 6 Département de Sociologie ANNEE UNIVERSITAIRE 2016/2017 1ère session - 1ER semestre janvier 2017 Code U.E. :[ SO 00102V ] Durée de l’épreuve : 2 heures Instructions particulières : Aucun document n’est autorisé. Toute utilisation d’un objet connecté ou connectable (téléphone ou autre) entraîne l’interruption de l’épreuve pour l’utilisateur. Déroulement des épreuves : Cf. Charte des examens Dans une introduction rédigée, vous vous attacherez à définir brièvement la notion de socialisation selon un des courants théoriques vus dans les premières séances (Bourdieu ; Mead ; Berger et Luckman ; Lahire ; Kaufmann). 10 pts. Puis, à partir d’une des sociologies spécialisées vues en cours, et dans un plan détaillé (donc non rédigé, mais où les articulations logiques entre les idées doivent être visibles et explicites) dites en quoi la socialisation contribue à des mécanismes de reproduction (1ere partie ; 5 pts) et aussi de production (2eme partie ; 5 pts) de normes et de comportements sociaux. Consignes et conseils Vous organiserez chaque partie en sections et sous sections où vous mobiliserez en les explicitant a minima des éléments de théories et des exemples concrets issus des sociologies spécialisées vues en cours (les exemples eux-mêmes peuvent être tirés des cours et/ou de vos lectures). Une conclusion est inutile. Attention : Ne pas dépasser une copie d’examen 7 9 Département de Sociologie ANNEE UNIVERSITAIRE 2016/2017 2me session - juin 2017 Code U.E. :[ SO 00102V ] Durée de l’épreuve : 2 heures Instructions particulières : Aucun document n’est autorisé. Toute utilisation d’un objet connecté ou connectable (téléphone ou autre) entraîne l’interruption de l’épreuve pour l’utilisateur. Déroulement des épreuves : Cf. Charte des examens 1ere question : dans cette partie rédigée, vous vous attacherez à définir la notion de socialisation selon un des courants théoriques vus dans les premières séances (pour mémoire : Bourdieu ; Mead ; Berger et Luckman ; Lahire ; Kaufmann). 10 pts. 2eme question : à partir d’une des sociologies spécialisées vues en cours - soit : médias, consommation, genre ou temps sociaux- et dans un plan détaillé (donc non rédigé, mais où les articulations logiques entre les idées doivent être visibles et explicites) dites en quoi la socialisation contribue à des mécanismes de reproduction (1ere partie ; 5 pts) et aussi de production (2eme partie ; 5 pts) sociales. Consignes et conseils Attention : Ne pas dépasser une copie d’examen pour l’ensemble. Prévoyez environ la 1ere et la 2me page de la copie pour la 1ere question. Les pages 3 et 4 pour la suivante. Pour la 1ere question, vous pourrez évoquer un auteur principal et éventuellement un auteur secondaire en contrepoint. Dans la 2eme question, vous organiserez chaque partie en sections et sous sections où vous mobiliserez en les explicitant a minima des éléments de théorie et des exemples concrets issus d’une (limitez-vous à une) des sociologies spécialisées vues en cours (les exemples eux-mêmes peuvent être tirés des cours et/ou de vos lectures). Une conclusion est inutile. Précision : cette année, la sociologie du genre ne fait pas partie des thématiques enseignées qui se limitent à consommation, médias et temps sociaux. 8 10 Des conseils seront postés ultérieurement sur la page IRIS du cours, en attendant la classe virtuelle et/ou le regroupement SED de milieu ou fin de semestre qui vous permettra de dialoguer pendant deux heures avec le responsable de l’UE. Nous vous souhaitons une bonne réception des documents et nous vous engageons à vous mettre au travail dès qu’ils vous parviendront. Nous espérons que vous y trouverez de l'intérêt et que vous prendrez plaisir à découvrir autrement ce qui peut vous sembler si familier dans la société dont vous êtes membre. 11 9 Quelques théories de la socialisation 13 Jean-Pierre ROUCH 11 Sommaire Introduction : Société, individu et dynamique sociale A. Permanences B. Changements sociaux, dynamique des normes C. Le regard sociologique et les échelles d’analyse 1. Transmissions sociales 2. Définitions et fonctions de la socialisation 3. La socialisation comme mise en œuvre de l'habitus 4. La socialisation comme processus de construction sociale A. Le processus de socialisation des enfants selon G.H. Mead B. Socialisation primaire et socialisation secondaire 5. Pluralité et complexité des processus de socialisation 14 A. L’homme pluriel de B. Lahire B. l’exemple de la complexité de la transmission et de la mise en œuvre de l'ordre ménager : J-C Kaufmann Bibliographie 12 Introduction : Société, individu et dynamique sociale Débutons par une double constatation : les sociétés nécessitent certaines formes de stabilité et de permanence. Mais ces stabilités sont toujours relatives. Une société ne se reproduit pas à l’identique. A/ Permanences Du côté de la permanence, on peut classer au moins trois dimensions qui y participent : 1. les manières dont les sociétés sont structurées, divisées, hiérarchisées selon des modalités diverses : en ordres (par exemple au Moyen Age), en castes (comme en Inde), en classes (comme dans nos sociétés industrialisées) et de façon générale toute forme de hiérarchisations sociales (différences homme/femme et domination masculine, statut accordé aux enfants)… Ces divisions dans les sociétés sont des assignations de places pour leurs membres et ces assignations fonctionnent selon des fondements divers : la naissance dans les sociétés divisées en ordre (Moyen-âge), la position occupée par rapport au travail dans les sociétés industrialisées… 2. les représentations collectives que l’on se donne : par exemple l’idée de progrès, l’adhésion collective à une idéologie, à des principes communs (une religion, l’idée de république, de laïcité, etc.). On pourrait y rajouter les valeurs, ces préférences ou principes qui définissent les grandes orientations des actions sociales, comme par exemple l’importance accordée au travail, à la consommation, à la solidarité, à l’écologie, etc.) 3. les moyens que les sociétés se donnent pour rendre tangibles et objectiver leurs structures et leurs représentations collectives, moyens auxquels vont s’ajouter, plus généralement, les règles de fonctionnement collectives : les traditions, les règles sociales, et ce que l’on pourrait appeler plus généralement les « normes », cette notion courante en sociologie qui désigne des préceptes, des prescriptions d’action, propres à un groupe social ou à une société donnée, régissant la conduite de leurs membres. Ces normes peuvent être écrites (lois), non écrites (coutumes) ; explicites (codes civils, code de la route, etc.), mais aussi implicites (lorsque quelqu’un vous tend la main pour vous saluer, il est prescrit de lui tendre la main en retour, sous peine de rompre une paix sociale, au moins entre vous). Les normes écrites sont forcément explicites, mais les normes non écrites ne sont pas nécessairement implicites, elles peuvent être, elles aussi, explicites (c'est le cas par exemple de normes qui font l’objet d’une transmission orale : « dis bonjour à la dame », « ne te cure pas le nez en public », etc.). Les normes sont légitimées et orientées par les valeurs et les représentations collectives évoquées plus haut. Elles sont forcément accompagnées de formes de contrôle social qui tendent à garantir leur respect. Ce qui peut aller des petites sanctions les plus ordinaires (on me fait 15 la tête parce que je n’ai pas dit « bonjour ») jusqu’aux sanctions les plus formelles et juridiques, voire judiciaires. Si l’on se situe maintenant du côté d’une dynamique sociale, ces trois grandes dimensions (structures, représentations et normes), que nous avons placées jusqu’ici du côté de la permanence des sociétés, peuvent cependant se modifier, évoluer. B/ Changements sociaux, dynamiques des normes 1. Les grandes divisions sociales peuvent évoluer, mais il s’agit en principe alors de transformations radicales et profondes. L'organisation sociale peut se trouver profondément modifiée de façon durable et soudaine comme pendant la révolution française lorsque le Tiers-Etat fit voter l'abolition des privilèges de la noblesse et du clergé. Les effets en ont été rapides et radicaux parce qu'ils concernaient des formes matérielles de la société, majeures, facilement identifiables et repérables. Tout un ordre social était ainsi remis en cause. En revanche, les changements qui suivirent les lois établies dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen furent bien plus difficiles à remarquer dans les pratiques. De nombreuses dimensions de la société furent profondément bouleversées en très peu de temps mais il fallut plusieurs décennies pour que certains effets exprimés au moment de la Révolution se concrétisent. Certains changements annoncés ne se réalisèrent pas ou furent profondément réaménagés. 2. Les représentations collectives et les valeurs évoluent souvent plus lentement et de façon peu linéaire : la philosophie des Lumières, pour reprendre l’exemple précédent, a précédé et accompagné la révolution française : elle porte en elle une certaine façon d’envisager l’individu et son rapport à la société. Un autre exemple pourrait évoquer l’image du rôle des femmes dans la société. Ou la place occupée par la valeur accordée à l’activité travail (cette question sera abordée dans le cours sur les temps sociaux). 14 16 3. Comment schématiser cette dynamique des normes ? Type de dynamique Exemples Grandes crises, transformations profondes (1) Révolution ; règles de mise en couple… Affaiblissement (2) Le mariage, injonction de politesse dans les mails… Apparition, renforcement (3) Règles d’usage du téléphone portable dans les lieux publics Inversion (4) Interdiction de fumer… Marges de jeu (5) Le retard à un rendez-vous … Conflit de normes, contradictions (6) Travail, consommation de cannabis… (1). Ex : la Révolution française comme remise en question radicale de tout un ordre social. Les règles de mise en couple : le passage d’une imposition familiale du conjoint, des arrangements, à un choix qui 17 émane davantage des conjoints eux-mêmes (même si les recherches sur l’homogamie nous apprennent que la mise en couple obéit à quelques déterminants sociaux). (2). Les normes dominantes et consensuelles (comme les valeurs, d’ailleurs) pour une génération dans une société peuvent apparaître affaiblies et dénigrées pour d'autres générations. Le mariage représentait, pour les jeunes gens jusque vers les années 1960, la seule manière acceptable d'avoir une vie sexuelle et affective. Depuis la fin des années 1990, le mariage est devenu une institution, parmi d'autres, capable d'accueillir les formes d'unions hétérosexuelles. Un consensus social s’est même dégagé en défaveur de cette institution comme forme d'expérimentation de la vie sexuelle chez les adolescents et les jeunes adultes : ce n’est plus par le mariage que l’on commence une vie de couple. Mais également, le mariage est un exemple d’institution normative qui peut connaître un renouveau : c'est le cas dans le projet, les revendications et les débats pour étendre le mariage aux couples homosexuels. Si cela se concrétise par une loi favorable, on sera dans une dynamique de norme dont on pourrait dire qu’elle relève de la réactivation. De la même façon, en ce qui concerne l’affaiblissement, les règles de politesse ne sont pas les mêmes selon le support de l’interaction. Par rapport au courrier traditionnel, les normes de politesse par mail sont en principe moins exigeantes. (3). Il peut être intéressant également de voir des formes de sanctions apparaître lorsqu’une nouvelle norme se met en place. L’apparition du téléphone portable a donné lieu à la mise en place de normes d’utilisation dans les lieux publics. Selon les endroits, la norme d’utilisation et la sanction afférente sont différentes. Le portable est interdit 15 explicitement en voiture (son usage y est sanctionné par une verbalisation), dans les cinémas et les hôpitaux par des panneaux sous forme d’icône. Dans les restaurants, cela dépend beaucoup du « type » ou de l’ambiance de l’établissement. Autorisés implicitement dans les fast food, ils sont mal tolérés dans les restaurants plus intimistes et peuvent exposer leur utilisateur à un rappel verbal à l’ordre. Dans ce type d’exemple qui met en scène l’émergence d’une norme, il est particulièrement visible que l'ensemble des règles qui régissent les comportements est le résultat d'une construction sociale, mais c'est également le cas pour tout type de norme. (4). Cette construction sociale peut se poursuivre et s’inverser amenant les règles à se transformer plus ou moins radicalement (fumer dans les lieux publics est passé en quelques décennies d’une activité de sociabilité valorisée à une activité réprouvée et même interdite). (5). Il existe des marges de jeu mobilisables par les individus : ex. le retard (par rapport à la norme de ponctualité). (6). La dynamique de ces normes est parfois moins dans leur évolution que dans la tension qui existe entre elles. Mais aussi ces formes de contrôle social sont souvent contradictoires. La consommation de cannabis est illégale, or son usage peut être valorisé dans certains groupes sociaux (adolescence, rites de passage). Ces contradictions peuvent générer ce que l’antipsychiatrie des années 50 appelait des « doubles messages », « double bind » ou « injonctions paradoxales »: par exemple l’injonction à faire du travail une norme sociale incontournable entre en contradiction avec le chômage et la flexibilité de travail. C'est à ce conflit de normes que peut être soumis le travailleur. C/ Le regard sociologique et les échelles d’analyses Dernier préalable, qui attire l’attention sur un des aspects du travail du sociologue (ou de toute entreprise de connaissance) avant d’entrer dans le vif du sujet de ce cours. Il existe une réalité sociale, celle que nous vivons au quotidien par exemple, mais le travail du sociologue pour l’approcher n’est jamais ni neutre, ni exhaustif. Les outils que le sociologue se donne pour penser la réalité : outils théoriques (par exemple l’ensemble des concepts utilisés par l’interactionnisme ou bien alors la théorie des champs de Bourdieu etc.), outils méthodologiques (que ce soit le questionnaire ou l’entretien) ne sont jamais de simples instances d’enregistrement de la réalité sociale. Ce sont des approches de la réalité qui insistent toujours sur un de ses aspects. Ce sont des traductions, donc d’une certaine façon des approximations (d’aucuns diraient des trahisons). Mais les constructivistes nous disent que, de toute façon, il n’existe de réalité connaissable que médiatisée par nos yeux, nos sens, nos cadres mentaux, les technologies dont nous nous servons, etc. Donc, il y a toujours un regard sociologique, qui, même s’il est étayé par des observations et une expérimentation n’est qu’un point de vue au sens littéral du terme, qui, même s’il se doit absolument de poursuivre un horizon de vérité qui implique fortement que tous les systèmes explicatifs ne se valent pas, dépend toujours, à l’instar de ce que nous voyons, de la position (spatiale, théorique…) où nous nous tenons pour regarder. 16 18 L’opposition entre différentes théories plausibles demeure le plus souvent irréductible d’une part parce que l’on persiste à confondre le réel et le regard (un regard informé, c'est-à-dire étymologiquement mis en forme par des théories, des méthodes, des analyses) que l’on porte sur elle et d’autre part parce qu’on ne prend pas en compte la différence des échelles d’observation 1. Selon que, pour un même phénomène, l’on observe des individus, ou des petits groupes d’un côté ou des grands collectifs de l’autre, on ne verra évidemment pas la même chose et les règles qui s’appliquent ne seront pas les mêmes. C'est un peu la même chose pour les questions de production et de reproduction. Toute société tend à reproduire ses conditions d’existence et tend à la stabilité, mais également on ne peut pas dire que cette stabilité soit absolue, il s’y produit nécessairement de nouvelles formes sociales, ou des prises de distances avec les formes sociales existantes. Le tableau suivant pourrait schématiser ce que nous avons commencé à dire sur la production et la reproduction en fonction du « point de vue » que l’on adopte. Echelle d’analyse Echelle macrosociale Echelle microsociale Reproduction Permanence et stabilité d’un ordre social global (Individus pris seulement comme exemples d’agents agis par les phénomènes de reproductions) Production Evolution et invention des sociétés - Capacité des individus à garder une marge de jeu, avec les normes et les lois de reproduction sociale Dynamique sociale 19 - Capacité des individus à construire des normes et des dispositifs sociaux Lahire Bernard, « La variation des contextes en sciences sociales. Remarques épistémologiques », Annales, Histoire, Sciences sociales, 1996, Vol. 51, n°2 1 17 1. Transmissions sociales Les trois instances de permanence que sont les structures sociales, les représentations collectives et les normes - dont on a vu qu’elles sont d’abord des instances de permanence chargées d’assurer les conditions de stabilité des sociétés, mais qu’elles peuvent constituer aussi des instances de changement- ne pourraient perdurer sans des mécanismes de transmission et des formes d’apprentissage. Nous intériorisons des manières d'être, de faire et de penser. Cette intériorisation est souvent inconsciente. Elle fait que nous adhérons en principe aux formes de régulation que l’on a apprises pendant l’enfance surtout lorsqu'elles sont appliquées de manière consensuelle par la majorité de la population. C'est le cas par exemple du système de normes de politesse que nous avons déjà évoqué brièvement. Il règle les situations relationnelles entre les individus et les conditions dans lesquelles, et les modalités selon lesquelles, on peut communiquer et se comporter. Ces conditions et modalités vont dépendre d’un grand nombre de critères, relatifs à certaines caractéristiques des individus … o sociales o culturelles o générationnelles Mais ces critères vont aussi varier selon les circonstances et le contexte de l'action en cours. Il est admis par exemple que l’on ne salut pas un par un les collègues dans une réunion qui est sur le point de commencer. Plus largement, la manière d'adresser la parole à quelqu'un, la détermination de celui qui doit saluer le premier, qui doit serrer la main ou ne pas la serrer, etc., font partie d'un système de règles qui obéit à des sanctions comme toutes les normes, et qui n’est pas inné, mais qui est appris au cours de la socialisation. Dans la plupart des cas, d’ailleurs, nous n'avons pas besoin que l'on nous rappelle les règles de politesse pour que nous les observions. Nous les avons déjà intériorisées et la meilleure preuve en est que, lorsque nous les enfreignons par mégarde, nous pouvons éprouver un certain sentiment de culpabilité. Autrement dit, l'individu s'applique à lui-même certaines sanctions à l'égard des normes de son groupe et l'observation d'une norme ne dépend donc pas seulement de l’éventualité de sanctions extérieures. Cette intériorisation des normes fait que, très souvent, il est difficile de changer de normes ou même d'admettre l'existence de normes différentes. Mais surtout cela manifeste la puissance et la nécessité de transmission des normes qui ne peuvent exister qu’à cette condition. Il existe des modalités de transmissions qui sont des apprentissages explicites bien définis : la scolarité, par exemple, participe d’une transmission institutionnalisée, qui a à la fois ses temps et ses lieux dédiés. Mais il existe des modalités de transmissions beaucoup moins explicites. Dans les manuels scolaires de langue étrangère par exemple : outre l’enseignement de la langue sont diffusés des allants-de-soi qui mettent par exemple en scène une femme dans « sa » cuisine véhiculant ainsi clandestinement une image de la femme et de son rôle social. De façon générale il n’y a pas de société sans mécanismes de transmission. Et il existe un mécanisme général de transmission qui est la socialisation. 18 20 2. Définitions et fonctions de la socialisation Pour comprendre comment l'individu est incorporé à la société à partir de sa naissance, nous présenterons un bref aperçu des approches sociologiques de la socialisation, à commencer par sa définition. Il existe de nombreuses définitions de la socialisation, qui varient assez largement selon les auteurs et les courants théoriques. Au minimum, la socialisation est selon le dictionnaire Le Petit Robert : un ensemble de mécanismes par lesquels l’individu développe des relations sociales, s’adapte et s’intègre à la vie sociale. Mais il s’agit ici, comme la plupart des définitions du dictionnaire d’une définition qui se situe à mi-chemin entre le sens commun et un sens plus technique. Quelques définitions extraites de dictionnaires de sociologie vont permettre de circonscrire certains contours de la socialisation. Socialisation : « La socialisation désigne les processus par lesquels les individus s'approprient les normes, valeurs et rôles2 qui régissent le fonctionnement de la vie en société. Elle a deux fonctions essentielles : favoriser l'adaptation de chaque individu à la vie sociale et maintenir un certain degré de cohésion entre les membres de la société.»3 Attardons nous ici sur la fonction de la socialisation, centrale dans cette définition. D'après Emile Durkheim ou Talcott Parsons, il s’agit de former les individus pour les adapter à la société afin de maintenir son homogénéité. Ce paradigme du conditionnement voit la formation de l'enfant selon un modèle de dressage 4 dans une période malléable, l'enfance, qui détermine très largement l'avenir de l’individu. Mais Parsons permet d’introduire un peu de complexité dans cette définition très mécanique du processus de socialisation. Le processus de socialisation de l’enfant ne commence pas tant qu’il n’entre pas en interaction avec un adulte. Cet agent socialisateur doit lui attribuer un rôle, attendre de lui des comportements pour que le développement psychosocial commence. La personnalité de l’enfant se forme donc dans son interaction avec autrui. « Comme cet « autrui », au fur et à mesure qu’il grandit, désigne de plus en plus de gens, dans des rapports de plus en plus différenciés avec lui, dans des situations de plus en plus complexes, sa personnalité deviendra elle-même plus complexe dans sa réponse aux attentes de comportements qui lui seront formulées et qu’il interprétera à l’aide des gratifications et sanctions qu’il recevra. Simple rapport de dépendance avec la mère après la naissance, les attentes de comportement mènent peu à peu à la transmission du système de valeurs qui guide la société dans son ensemble ». Une autre définition : Socialisation « Concept occupant une place ambiguë en sociologie, centrale pour certains, secondaire pour d'autres. (…) il désigne le processus par lequel les individus apprennent les modes d'agir et de penser de leur environnement, les intériorisent en les intégrant à leur personnalité et deviennent membres de groupes où ils acquièrent un statut spécifique. La socialisation est donc à la fois apprentissage, conditionnement et inculcation, mais aussi adaptation culturelle, intériorisation et incorporation. (...) »5 Nous verrons plus loin que cette définition est d’inspiration plutôt bourdieusienne et met l’accent sur la manière dont l’intériorisation et l’incorporation de normes et de mécanismes sociaux permet Rôle : Modèle de conduite associé à une position ou une fonction dans le système social. Etienne Jean, Bloess Françoise, Noreck Jean-Pierre, Roux Jean-Pierre, Dictionnaire de sociologie. Les notions, les mécanismes, les auteurs. Hatier « initial » 1995. (9 pages sont consacrées à la définition). 4 Boudon Raymond, Bourricaud François, Dictionnaire critique de la sociologie. PUF 1982 2 3 5 Ferréol Gilles et alii, Dictionnaire de sociologie, Armand Colin « cursus » 1991 19 21 l’attribution de places à des individus, permettant ainsi leur maintien dans une classe sociale et assurant ainsi la pérennité de cette classe. Socialisation : « Processus d'apprentissage et de maturation débouchant sur l'adaptation et l'intégration sociale de l'individu. Pour certains psychologues (Piaget), les mécanismes de socialisation renvoient au développement autonome des structures cognitives et à un besoin de sociabilité, propres à l'être humain ; pour d'autres (Stern), la socialisation est le résultat d'un processus d'interactions qui, commencé à la naissance, contribue à l'élaboration du Moi chez l'enfant. Dans tous les cas, la relation sociale apparaît comme un élément crucial de la formation de la personne. »6 Même si elle fait explicitement référence à la psychologie, nous pourrions situer cette définition à un autre extrême, par rapport à la première. Elle rejoint le courant interactionniste, avec les travaux de Georges Herbert Mead comme initiateur, qui attribue comme fonction à la socialisation le développement et l'épanouissement de la personnalité de l’enfant. La période de l'enfance est une étape décisive dans l'apprentissage actif des enfants mais ses effets sont considérés comme réversibles et évolutifs. Les enfants jouent à la fois les rôles de socialisés et de socialisateurs. Nous détaillerons ceci plus loin. Malgré toutes ces nuances, tous les auteurs attribuent une place particulière à l'analyse de la socialisation durant l'enfance et s'interrogent en particulier sur le rôle des principales institutions de production et de reproduction que sont la famille et l'école. 3. La socialisation comme mise en œuvre de l'habitus Pierre Bourdieu a forgé la notion d'habitus pour décrire comment, selon lui, la société est un espace de différenciation et de hiérarchisation constitué en classes, dans lequel les rapports de domination sont dissimulés car profondément intériorisés par les individus. L’intériorisation est ici capitale. C’est ce qui y rend la socialisation si centrale. Et cette socialisation se fait précisément à partir de l’habitus, matrice qui est à la fois un résultat et un producteur de mécanismes sociaux. Pour comprendre ce que sont l’habitus et d’autres notions bourdieusiennes, on peut repartir de l’étude la plus célèbre de Bourdieu, quasiment inaugurale. « Les héritiers » a été écrit avec J -C Passeron dans les années 60 à un moment où l’idéologie dominante accorde à l’école un rôle de rétablissement de l’égalité des chances. Or, ce que les auteurs constatent dans l’université, c'est l’inégale répartition des étudiants selon leur origine sociale. Les enfants d’agriculteurs, d’ouvriers, d’employés et de petits commerçants y sont largement sous-représentés par rapport aux enfants issus de professions libérales et de cadres supérieurs. Pour les auteurs, l’obstacle est moins économique (dotation en capital économique) que culturel (dotation en capital culturel), comme le montrent les différences de pratiques effectives au cours des études : plus scolaires chez les ouvriers, plus distanciés chez les classes favorisées qui sont à l’université dans un monde social et des attentes du système scolaire déjà familiers parce qu'ils engagent un corps de savoirs, de savoir-faire et de savoir-dire qui est déjà présent dans la culture des classes moyennes et supérieures. Les auteurs voient dans cette inégale répartition le symptôme d’un système scolaire qui, loin d’être égalitaire, assure en réalité une fonction de reproduction des classes sociales. Selon notre appartenance à telle ou telle classe sociale, nous n’avons simplement pas le même « habitus ». 6 Gresle François, Panoff Michel, Perrin Michel, Tripier Pierre, Dictionnaire des sciences humaines, Nathan. 1990. 20 22 L'habitus se définit7 comme « un ensemble de dispositions (inclinations à percevoir, sentir, penser et faire), intériorisées par les individus du fait de leurs conditions objectives d’existence et qui fonctionnent alors comme des principes inconscients de perception, de réflexion et d’action ». En d’autres termes, l’habitus est une sorte de matrice à travers laquelle nous voyons le monde et qui guide nos comportements. Il se manifeste par un ensemble cohérent (en tout cas pour le premier Bourdieu) de goûts et de pratiques. Mais le système scolaire ne constitue pas le seul exemple de reproduction sociale. Notamment, alors que le sens commun est persuadé que « des goûts et des couleurs, ça ne se discute pas », Bourdieu montre que les goûts alimentaires et culturels dépendent d’une position dans l’espace social. Ils sont à la fois les fruits d'un processus de socialisation discriminante et à la fois des révélateurs discriminants des classes sociales. Les goûts culturels sont précisément l’instrument le plus commode de « distinction ». Dans Le Goût des autres, film réalisé par Agnès Jaoui, JeanPierre Bacri joue le rôle de Castella, un patron de PME, qui tombe amoureux de Clara, actrice de théâtre. Il se retrouve immergé dans le cercle des amis de Clara: peintres, architectes, comédiens... Bref, un «beauf» provincial plongé dans le milieu artistique branché. Une des scènes les plus marquantes se déroule dans un restaurant : Castella (moustache, costume-cravate et blagues graveleuses) est sans s'en rendre compte la risée des amis de Clara (habits noirs savamment négligés et humour au cinquième degré). Ce qui fonde ici le mépris des petits bourgeois intellectuels envers le petit patron parvenu, c'est le sentiment d'être différents. Une différence si profondément intériorisée qu'elle se lit à travers les regards, les postures corporelles, les gestes, les formules langagières8. Cette différenciation fonctionne comme une « distinction » des positions sociales. Et constitue ainsi un autre moteur de la permanence de ces positions. « II suffit d'avoir à l'esprit que les biens se convertissent en signes distinctifs, qui peuvent être des signes de distinction, mais aussi de vulgarité, dès qu'ils sont perçus relationnellement, pour voir que la représentation que les individus et les groupes livrent inévitablement à travers leurs pratiques et leurs propriétés fait partie intégrante de leur réalité sociale. Une classe est définie par son être-perçu autant que par son être, par sa consommation - qui n'a pas besoin d'être ostentatoire pour être symbolique- autant que par sa position dans les rapports de production (même s'il est vrai que celle-ci commande celle-là). »9 Parce que les conditionnements subis durant l'enfance sont profondément intériorisés, l'individu a tendance à reproduire un ordre qu'il considère comme légitime. C'est ainsi par exemple, que les familles, selon leur niveau culturel, économique, produiraient des potentialités linguistiques ou artistiques qui se convertiraient en compétence ou incompétence sur l'échelle de valeur du capital culturel (seul légitime) transmis par l'école. L'école représenterait ainsi les intérêts des classes dominantes culturellement et économiquement. C'est en sélectionnant et en évaluant positivement certaines capacités intellectuelles et corporelles transmises essentiellement dans les « classes bourgeoises » dès la petite enfance, qu'elle légitime un savoir particulier qui devient « Le Savoir». Le système scolaire et le groupe familial apparaissent comme deux instances de socialisation fortes générant des habitus et générées par des habitus. Cette présentation de l’habitus met l'accent sur la puissance du processus de reproduction sociale. Mais si le jeu social est un vaste jeu de reproduction, comment expliquer selon ce modèle que les choses puisent changer. En mentionnant tardivement que les habitus peuvent se « déchirer » sous l’action des contradictions, Bourdieu a ouvert une voie dans laquelle se sont engouffrés notamment Bernard Lahire et Jean-Claude Kaufmann (dont nous reparlerons plus loin). 7 Accardo Alain, Corcuff Philippe, La sociologie de Bourdieu, Le Mascaret, 1986. L’exemple est énoncé par Cabin Phillipe, Dans les coulisses de la domination, Sciences Humaines, n° 105 - Mai 2000, http://www.scienceshumaines.com/dans-les-coulisses-de-la-domination_fr_429.html 8 9 Bourdieu Pierre, La distinction. Critique sociale du jugement, Editions de Minuit, 1979. p. 564-565. 21 23 4. La socialisation comme processus de construction sociale Jusqu’ici, les approches de la socialisation que nous avons évoquées se caractérisent par un déterminisme assez prononcé : elles insistent sur le rôle socialisateur de la société, et n’envisagent que peu les marges de jeu de l’individu dans ce processus et a fortiori encore moins ses capacités à participer activement à sa propre socialisation. Dans ces modèles, l’entrée théorique dans le phénomène se faisant par la position assignée dans l’espace social, l’appartenance à un groupe social tend à déterminer le processus même de socialisation. Celle-ci se fait donc plutôt à sens unique, et de manière unilatérale : des parents déjà socialisés vers l’enfant à socialiser. L’autre conséquence est que ce processus dans l’enfance est décrit comme irréversible, ce qui va se passer ensuite dans la vie du socialisé ne verra apparaître au mieux que des variations à partir du modèle original. Il existe en sociologie des approches de la socialisation assez radicalement différentes. Ce sont des approches que l’on dit « constructivistes » et « interactionnistes » dans la mesure où elles vont insister sur d’autres aspects : les processus de socialisation y sont co-construits, élaborés aussi par les premiers concernés, les individus socialisés, et toujours en interaction avec les autres acteurs. Mais ces approches se distinguent également par ce qui fait le contenu du processus même de socialisation, par ce qui est transmis ou construit dans la socialisation. Chez Durkheim, la socialisation était très proche de « l’éducation », elle en est même le parfait synonyme. Chez Bourdieu, nous avons vu que c'est un « habitus » qui est transmis et construit au cours de la socialisation. La famille théorique suivante que nous aborderons oriente différemment la définition, les objectifs, les modalités, ainsi que (comme nous l’avons souligné depuis le début de ce cours) le point de vue adopté pour observer la socialisation. C'est que, ici, la socialisation est considérée comme participant à la construction même de l’identité de l’individu. C'est l’élaboration du sujet lui-même qui s’y joue. Mais qu’est-ce que l’identité : elle fait partie des concepts à faible définition, très polysémique, voire fourre-tout, davantage même que le terme « socialisation ». Il faudrait entamer ici de long développement, mais on pourrait définir l’identité au minimum comme un ensemble de traits pertinents qui permettent à un individu de se reconnaître et à autrui de le reconnaître comme individualité. Le concept a plusieurs faces : il renvoie autant à ce qui est « identique à» qu’à ce qui, au contraire, « distingue de » comme dans la carte d’identité qui liste quelques caractéristiques supposées pertinentes et efficientes pour nous distinguer de l’autre. C'est que ce qu’y se joue dans l’identité est à la fois un rapport à soi et à l’autre, dans un triptyque entre le « je », le « nous » et « l’autre » A. Le processus de socialisation selon Georges Herbert MEAD Dans son ouvrage (posthume) L'Esprit, le soi et la société (Mind, Self and Society, 1934) Georges Herbert Mead a abordé la socialisation en psycho-sociologue, posant les rapports individu/société d’une autre manière. Pour lui, la socialisation n’est pas simplement un processus de transmission et d’intériorisation de la société, mais il la perçoit comme la construction d'une identité sociale de l’individu au contact d’autrui. Ce processus de construction va certes engager les institutions où s'exercent les interactions entre les individus (la famille, l’école…) mais Mead va jusqu’à régler sa focale au plus près des interactions, c'est à dire dans les relations réciproques qui se créent entre les socialisateurs et les socialisés (parents/enfants ou maître/élève…). 22 24 Il dégage trois moments forts dans la socialisation des enfants, autant d’étapes qui permettent de bien cerner son approche. 1. Dans la prime enfance, l’observation d’autrui va permettre au jeune enfant l’apprentissage des comportements remarqués dans son proche environnement peuplé par des « autrui10 significatifs » (les parents, la fratrie…). Mead va dire de ces comportements qu’ils lui permettent, à travers des «jeux libres » de « prendre des rôles » : il va jouer à la poupée, au « papa et à la maman » etc. Il s’agit d’une construction progressive par imitation, inversion, substitution ou création de gestes ou de personnages. Cette étape de la socialisation consiste donc pour l’enfant à prendre en charge les rôles de ses «autrui significatifs ». 2. Au cours de la 2eme étape qui correspond à la socialisation à l'école maternelle, Les « jeux libres» qui étaient appropriés aux « autrui significatifs » ne peuvent plus s’adapter à l'ensemble des situations de la situation de classe ou de jeux organisés en collectivité. Le groupe organisé et hiérarchisé va proposer à l’enfant de nouvelles règles collectives de comportement qu'il faudra apprendre à respecter. Ainsi il va prendre conscience de la nécessité d’adopter des conduites appropriées aux situations vécues par le groupe (les règles d’un match de foot, par exemple, ou de l’ensemble des comportements à adopter en classe). Alors que dans la 1ere étape, l’interaction se construisait sur des bases interpersonnelles, lors de cette 2eme étape, l’enfant oriente ses comportements par rapport aux attentes d’un « autrui généralisé » (le groupe ou l’idée qu’il s’en fait), plus abstrait, plus impersonnel que les « autrui significatifs ». Cet autrui généralisé n’est plus un partenaire singulier dont on prend un rôle particulier, mais l’ensemble organisé des attitudes de ceux qui sont engagés dans le même processus social. Dans cette étape, la socialisation a pour effet le développement du « Soi » chez l'enfant. 3. Dans une troisième étape, après s'être identifié aux groupes auxquels il participe, l'enfant doit en être reconnu comme un membre à part entière. C'est à la fois par l'intériorisation des règles et des valeurs d'une communauté et par le rôle qui est tenu par l'enfant que se construit son Soi (Self). Le Soi est constitué de deux aspects qui doivent s'équilibrer pour que le processus de socialisation soit terminé : le «moi» et le «je» : le « moi » identifié et reconnu par le groupe comme étant un de ses membres (je fais partie de telle équipe de foot 11, je vais aux entraînements, j’ai une licence à mon nom, je peux me dire : « moi », élément de l’équipe X ) et le «je » qui s'approprie un rôle actif particulier dans cette équipe (je suis gardien de but, je me défonce pour être sélectionné, je fais gagner l’équipe en n’encaissant aucun but par ma faute et en faisant progresser une stratégie défensive efficace). Le processus de socialisation dans cette dernière étape sera donc réputé achevé lorsque l'enfant aura montré sa compréhension du fonctionnement du groupe et son adaptation positive et spécifique. L’individu socialisé est donc pour Mead en permanence balancé entre la conformité (indispensable, si l’on veut être reconnu par le groupe) et la créativité, expression de l’existence de l’individu comme sujet. La socialisation va donc, pour Mead, de pair avec l'individuation. « Plus on est Soi-même, mieux on est intégré au groupe ». Il y a au moins trois conséquences à cette manière d’envisager la socialisation. On peut comprendre, ainsi : - ce qui fait que, potentiellement, les sociétés ne se reproduisent pas à l’identique. L’individu est investi, par cette théorie, du pouvoir de faire évoluer le groupe au cours des interactions. On retrouve ici, à un niveau d’échelle microsociologique, à la fois de la reproduction et de la production sociale. Selon les auteurs/traducteurs et la prise en compte ou non de son origine latine, « autrui » est considéré ou non comme invariant. On adoptera ici cette formule, juste parce que c'est plus classe :-) 11 Exemple énoncé par Claude Dubar C. Dubar, La socialisation, A. Colin, 2000. 10 23 25 - que des conflits de socialisation peuvent apparaître et révéler des failles dans cette étape de mise en équilibre, ou en tension, du « soi » et du «je ». Une « dissociation du Soi » est potentiellement inhérente au processus de socialisation dans lequel la conformité au groupe n'est pas toujours reconnue. L'enfant serait alors tourmenté par un « moi » qui l'incite à être semblable au groupe qu'il fréquente pour se faire accepter, et un «je» qui l'incite à s'affirmer individuellement par des attitudes qui risquent ne pas être reconnues par les autres. Alors que la conformité aux valeurs collectives produit un effet rassurant, l'originalité des conduites individuelles produit un effet risqué. - l’importance toute particulière des premiers moments de socialisation, ceux que Berger et Luckmann appelleront : socialisation primaire. B. Socialisation primaire et socialisation secondaire Peter Berger et Thomas Luckmann s’inscrivent clairement dans la continuité de Georges Herbert Mead dans leur théorie de la socialisation, qui s’inscrit elle-même dans une vaste théorie de la société. Cette dernière est centrée sur le concept de « construction sociale de la réalité » 12. Pour les auteurs, le monde social est le produit de l'activité humaine. Pourtant, nous tendons à le percevoir comme un monde de choses, extérieur à nous, qui paraît aller de soi. C'est que la société se caractérise par deux niveaux simultanés de réalités : la réalité objective (qui pour être une création humaine n’en est pas moins tangible) et la réalité subjective (c'est à dire celle qui est constituée par le sens que les individus donnent au monde). Il faudrait rajouter que pour l’individu social, le monde n’est pas simplement perçu comme réel, sensé (puisqu’il lui donne du sens) mais également intersubjectif (il partage ce sens avec d’autres). En reprenant et prolongeant la théorie du développement de l’enfant de G. H. Mead l’analyse de Berger et Luckmann insiste sur la continuité du processus de socialisation. « L’individu,(…) n’est pas né membre d’une société. Il est né avec certaines prédispositions à l’égard de la socialité, et il devient un membre de la société. Dans la vie de tout individu, dès lors, existe une séquence temporelle, au cours de laquelle il est induit à participer à la dialectique sociétale. Le point de départ de ce processus est l’intériorisation. » Le processus de socialisation est au cœur de la construction de la réalité sociale et de la construction de la connaissance dont tous les sociologues ont montré qu’elle était inégalement distribuée. C’est le processus de socialisation qui permet à l’individu de devenir membre de la société lorsqu’il atteint un degré d’intériorisation suffisant pour qu’il existe une « identification mutuelle continue » entre « je » et « l’autre » ( qui deviennent « nous ») de telle sorte que nous ne vivons pas « seulement dans le même monde » mais que nous participons « chacun à l’existence de l’autre ». Berger et Luckmann considèrent que la socialisation des individus passe par une intériorisation de la réalité qui est différenciée selon les moments de la vie des individus. Ils définissent la socialisation « comme l’installation consistante et étendue d'un individu à l'intérieur du monde objectif d'une société ou d'un secteur de celui-ci. » La socialisation comprend deux phases qui se succèdent : La socialisation primaire «est la première socialisation que l'individu subit dans son enfance, et grâce à laquelle il devient un membre de la société » (Berger et Luckmann, op. cit. p Berger Peter et Luckmann Thomas, La construction sociale de la réalité, Méridiens Klincksieck, 1992. Sauf mention contraire, les citations qui suivent sont toutes tirées de cet ouvrage. 12 24 26 179.) Elle recoupe assez largement les différentes phases dégagées par Mead et qui se centrent sur la période de l’enfance. Les trois auteurs sont d’ailleurs d’accord pour accorder à cette socialisation primaire une importance toute particulière. La socialisation secondaire « consiste en tout processus postérieur qui permet d'incorporer un individu déjà socialisé dans de nouveaux secteurs du monde objectif de la société. » (Berger et Luckmann, op. cit. p 179.) La socialisation ne s’arrête donc pas avec l’enfance mais continue tout le long de la vie de l’individu. Des adaptations surviennent ultérieurement qui vont permettre à l’individu de relativiser les valeurs et les normes inculquées durant cette période de la vie. En effet, les sociétés contemporaines sont complexes et composées de mondes sociaux relativement divers et spécialisés (monde scolaire, monde professionnel, monde des sociabilités familiales, amicales etc.). La socialisation secondaire est donc cette étape supplémentaire et sans fin qui permet aux individus de s’intégrer dans ces sous-monde sociaux en intégrant de nouveaux modèles et de nouveaux rôles. Il peut être d’ailleurs intéressant de se demander ce qu’il se passe lorsqu’apparaissent des contradictions entre la socialisation primaire et la socialisation secondaire. Berger et Luckmann apportent eux-mêmes quelques réponses qui sont fort bien synthétisées et prolongées par Claude Dubar (op. cit. p. 99-101). Nous allons voir que d’autres auteurs contemporains se posent également cette question en insistant sur la complexité de la socialisation. 5. Pluralité et complexité des processus de socialisation. Dans l’introduction de ce cours, nous avons insisté sur l’idée que les modèles sociologiques pour penser la socialisation ne sont « que » des modèles et que l’on pourrait appliquer à chacun d’entre eux un principe d’incomplétude. Ils sont en tout cas, difficiles à concilier. D’un côté (Durkheim, Bourdieu) la socialisation apparaît comme un phénomène déterministe qui s’impose 27 aux individus de l’extérieur. D’un autre côté (Mead, Berger et Luckmann), la socialisation apparaît comme un processus hautement individualisé qui ne se penche que peu sur les inégalités sociales. D’autre part, ces différentes théories en disent assez peu sur la manière dont le capital (pour employer un terme bourdieusien) social est incorporé et rien sur la manière dont il est concrètement mobilisé une fois acquis. Qu’est-ce qui, concrètement, active les dispositions incorporées ? Certaines de ces théories peinent d’ailleurs plus que d’autre à expliquer l’émergence de l’individualité chez le sujet. La théorie de l’habitus présuppose une cohérence absolue de l’habitus. Et même lorsque Bourdieu reconnaît que l’habitus puisse se « déchirer » sous l’action de contradictions, il le considère comme un raté dans le processus de socialisation et non comme un processus habituel d’individuation. En fin de compte, ces théories ne prennent que peu en compte les marges de manœuvre dont le sujet lui-même dispose, et les manières concrètes dont finalement les individus s’individualisent. Parmi les nombreuses tentatives pour pallier ces insuffisances et pour concilier la plupart des approches de la socialisation, on peut citer la théorie de l’homme pluriel de Bernard Lahire et la sociologie de l’individu et de ses habitudes de Jean-Claude Kaufmann. A. « L’homme pluriel » de B. Lahire B. Lahire s’inscrit à la fois dans la continuité et la critique de P. Bourdieu. En réponse aux critiques faites à la notion d’habitus (unique et cohérent donc globalisant, abstrait), l’auteur centrera davantage son raisonnement sur la notion de « dispositions » (nécessairement plurielles). Nous traversons en réalité plusieurs milieux sociaux (ce que Bourdieu appelait des « champs »), nous sommes à la fois des acteurs qui occupons telle position et mettons en œuvre telles dispositions dans le champ du travail, telle position et telles dispositions dans les relations amoureuses, dans nos loisirs (par exemple dans un univers de jeux vidéo) etc… les dispositions qui nous ont été 25 transmises sont multiples et, comme elles concernent des champs différents, elles peuvent se révéler contradictoires. C'est dans la multiplicité et les tensions entre dispositions que l’acteur retrouve une marge de jeu par rapport aux manières dont il a été socialisé. Pour Bernard Lahire, l’homme est un être pluriel 13 dont l’unicité (l’individualité au sens étymologique : individuus «indivisible») n’a jamais été démontrée scientifiquement. L’acteur intègre tout au long de sa vie, dans des contextes d’expériences sociales diverses, des dispositions, des schèmes (des manières de penser et de sentir) qui sont susceptibles d’orienter ses actions. C'est le contexte de l’action qui va réveiller, ou au contraire inhiber, telle ou telle de ses dispositions. B. l’exemple de la complexité de la transmission et de la mise en œuvre de l'ordre ménager : JC Kaufmann Note : Avant de parcourir les éléments de cours suivants, on lira les deux textes de J-C Kaufmann disponibles sur l’ENT pour le cours SO 00102V - Extrait de Kaufmann J-C (1992) La trame conjugale. Analyse du couple par son linge. p. 117-120 - Extraits de Kaufmann J-C (2006) Ego. Pour une sociologie de l’individu. Hachette « Pluriel » p. 168-171 Aux critiques faites aux théories classiques de la socialisation, énoncées en début de ce 5., JC Kaufmann pourrait en rajouter deux autres : la désintérêt de la sociologie à la fois pour les habitudes et pour les objets. La sociologie a en effet été très peu attentive au rôle des objets. Il faut attendre Bruno Latour14 et sa critique adressée à l’interactionnisme pour souligner ce point : ce dernier courant envisage les interactions comme se déroulant en face à face, alors qu’elles peuvent se dérouler à distance, et sont de toute façon souvent médiatisées par des objets divers. Il fait allusion aux technologies de communication bien sûr, mais pas seulement, également à tout objet que va mobiliser l’interaction. Latour propose même une promotion des objets au rang d’acteurs à part entière de l’interaction. Il en parle comme d’ « actants non-humain» par différence avec les « actants humains ». J-C Kaufmann ne va pas aussi loin dans la symétrie humains / non-humain, mais il relève malgré tout le rôle que les objets jouent comme supports de socialité : « Le simple fait de vivre ensemble, de réagir aux événements, de résoudre mille petits problèmes du quotidien, pousse le couple à avancer toujours davantage dans l’intégration, à perfectionner son organisation et à élever le niveau de ses exigences : le ménager peu à peu se densifie. Les objets jouent un rôle important dans cette évolution. L’histoire du ménage peut se décrire sous l’angle d’une accumulation matérielle. D’abord récupération familiale, puis plutôt achat, un à un, appareils, meubles et bibelots remplissent l’espace, lui donnent du sens et du poids. Car aucun de ces éléments n’est anodin. Les interactions ne se développent pas uniquement entre personnes, elles se font aussi avec les choses : repères et pesanteurs structurantes. » Egalement, Kaufmann va proposer une sociologie des petits faits quotidiens qui réintègre les habitudes. Proche du sens commun dans « la Trame Conjugale », l’habitude deviendra, dans « Ego » un véritable concept qui se différencie de (et s’oppose à) l’habitus. Dans « La trame conjugale » Kaufmann suit la piste du linge pour observer et analyser comment le couple se forme : « Le couple ne se forme plus comme il y a une ou deux générations, Lahire Bernard, L’homme pluriel, Nathan, 1998. Latour B. ; Une sociologie sans objet, Remarques sur l'interobjectivité, Sociologie du Travail, 1994, vol. 36, no 4 (222 p.) (1 p.1/4), pp. 587-907 13 14 26 28 l’intégration conjugale est devenue un processus lent et beaucoup plus complexe. Le rapport au linge est central dans ce changement ». (Kaufmann, La trame conjugale, 1992, Nathan, p.6.) A partir de modèles sociaux ordinaires - le traitement du linge dans le couple - l'auteur rend intelligibles les mécanismes et les dynamiques de production et de reproduction des habitudes anciennes et nouvelles qui participent à la construction du conjugal. Les effets de la socialisation primaire et des ajustements, lors de la socialisation secondaire, sont particulièrement observables dans le processus « d'intégration ménagère » des couples. Durant la socialisation primaire, l’individu est confronté à un programme d'apprentissage explicite et implicite vaste dans lequel sont structurées et agencées des valeurs fondamentales comme la représentation du propre et du sale, de l'ordre et du désordre. Toute société définit plus ou moins précisément le contenu de ces valeurs par des règles et des normes. Chaque groupe social, chaque famille, chaque individu entretient un rapport à la fois personnel et collectif à ces valeurs, au niveau des représentations, au niveau des pratiques. Du coup, l’auteur nous dit de quoi se constitue un « capital de manières » (B. Lahire dirait plutôt : « des dispositions »). - des idées (sur ce qui est propre ou non, rangé ou non… - des techniques (des modes d’emplois) - des injonctions à agir qui constituent un « noyau stable et structurant » à la fois d’idées et de techniques plus étroitement mêlées. On notera dans ce texte - la manière dont fonctionnent (ou non) ces injonctions à agir - le rôle du contexte (de la situation) qui peut réactiver ou non des fragments de capital incorporé - à travers les différents exemples issus du terrain, la complexité du mécanisme d’activation qui rend compte à la fois de manières de faire transmises et incorporées et à la fois d’individualisation des pratiques. Dans « Ego », ouvrage plus théorique, Kaufmann va essayer de formaliser davantage son modèle. Il promeut l’habitude en concept qui prend ces distances avec l’Habitus bourdieusien. Les habitudes constituent l’ensemble des schèmes (là encore, il s’agit d’un synonyme de la notion de « disposition ») incorporés. Mais cet ensemble ne fonctionne pas de manière déterministe. Si l’humain est un « homme d’habitudes », cela ne le condamne pas à répéter indéfiniment ses actions. Déjà, dans la trame conjugale, il a remarqué que le système d’habitudes qui se met en place dans le couple travaille à la « fabrication de l’unité » davantage comme objectif à atteindre que comme objectif réellement atteignable. C'est le début d’un modèle qui va permettre d’articuler les contradictions constatées, le rôle du capital incorporé, le rôle du contexte en observant la dimension processuelle des habitudes. Leur intériorisation est un processus, mais également leur (ré)activation dans l’action : L’intériorisation est un « processus long et incertain » que l’on pourrait résumer ainsi : • « L’individu a en lui la presque totalité des éléments de la société de son époque » (idée reprise à Norbert Elias) • L’individu, le « moi » est multiple et non unique. • Il travaille en permanence à son unité cohérente (comme horizon à atteindre) • Cette unité est construite par la mise en cohérence (sous forme d’un récit que l’on se fait d’abord à soi-même) d’un maximum d’éléments tirés de sa propre expérience (c'est le concept d’« identité narrative » de P. Ricœur) • Cette unité prend la forme d’une grille de lecture, de perception, d’intériorisation, d’incorporation de nouveaux éléments, relativement (et au moins momentanément) stable. 27 29 Cette incorporation se passe de la manière suivante15 : « L'individu adopte un nouveau schème qu'après l'avoir discuté, examiné, soupesé. Le schème est mémorisé. Mais tant qu'il reste conscient, il laisse la place à la réflexivité des individus. Ce qui peut donc se solder par un rejet. L'incorporation marque la victoire d'un schème. À ce stade, le schème est « enregistré dans la mémoire cachée » (Kaufmann) et est activé machinalement comme principe d'action. Ainsi, un film regardé à la télévision peut proposer un nouveau modèle de comportement. Loin d'être automatiquement adopté et de se substituer aux schèmes anciens, le nouveau modèle peut être questionné, objet de discussions entre amis... À l'arrivée, soit le schème est rejeté, soit il est incorporé et devient le nouveau modèle réfèrent qui va déterminer la manière d'endosser son rôle par l'individu ». • La plupart du temps, la grille ainsi stabilisée suffit à interpréter tout nouvel événement dans l’existence de l’individu. Mais parfois, de nouveaux événements (on peut imaginer que c'est le cas par exemple pour les événements biographiques importants : uns séparation, un deuil, une maladie …) transforment la grille et sont l’occasion de revoir l’architecture intérieure des schèmes. Finalement, la théorie de J-C Kaufmann arrive à rendre compte de la complexité de la socialisation à la fois dans les mécanismes de son intériorisation mais à la fois aussi dans les processus de sa mise en actes. Son « principe d’incomplétude » réside dans le fait qu’elle est (légitimement) une sociologie de l’individu qui ne donne pas d’outils pour penser la plupart des phénomènes collectifs ou par exemple peinerait à expliquer les inégalités sociales si ce n’est par des mécanismes individuels (ce qu’elle ne tente pas de faire, à juste titre). Quelques points de discussion en guise de conclusion ultérieurement dans un document qui sera mis en ligne) (Cette partie sera développée Nous avons déjà insisté sur le fait que les théories de la socialisation présentées, même si elles s’orientent toutes vers un horizon de vérité, ne sont « que » des modèles et non des acquis universels et cumulatifs que l’on pourrait, sans précaution, appliquer dans n’importe quel objet de recherche. Outre leurs divers « points aveugles » déjà mentionnés, ces théories de la socialisation pourraient (devraient) être confrontées aux évolutions sociales. On pourrait par exemple dresser une liste non exhaustive de questions. - que devient la socialisation dans des familles recomposées ? Peut-on par exemple intégrer les beaux-parents dans les autrui significatifs et si oui, leur rôle dans la socialisation des enfants est -il absolument équivalent à celui des parents ? - est-ce que l’accélération générale des sociétés (Rosa) et la présence forte des technologies de l’information et de la communication au sein des familles ne conduit pas à complexifier la transmission familiale : les grands parents, voire les parents ont-ils toujours des connaissances aussi nombreuses et aussi adaptées à transmettre aux enfants, ne voit-on pas parfois s’inverser le flux des transmissions, par exemple sur les pratiques numériques ? - les différentes crises qui atteignent l’école agissent-elles sur son rôle d’instance socialisatrice ? - comment l’évolution de la place du travail dans nos sociétés (que nous aborderons dans le cours sur les temps sociaux) remet-elle en question son rôle d’instance socialisatrice ? Du coup, on peut s’interroger sur les conditions de validité des concepts habituels. Certains sont-ils toujours adéquats : par exemple, que devient la notion de socialisation primaire lorsque l’on voit que les enfants sont socialisés collectivement plus tôt (nourrice, crèche, maternelle, en France en 15 La citation suivante est tirée de Bolliet Dominique, Schmitt Jean-Pierre, (2008) La socialisation, Bréal. P. 31 28 30 tout cas) que lorsque Mead l’énonçait. Muriel Darmon est du coup amenée à critiquer la radicalité de l’opposition entre socialisation primaire (supposée ne reposer que sur des autrui significatifs) et socialisation secondaire (supposer ne compter que des autrui généralisés). On peut supposer que la socialisation secondaire peut aussi comprendre des autrui significatifs (des autrui référents privilégiés, en particulier affectivement). Simplement ils sont plus diversifiés et moins immuables que dans la stricte socialisation primaire. Nous allons maintenant visiter quatre domaines d’application de ces questions de socialisation qui renvoient également à la question de la production et de la reproduction sociales. 31 29 Bibliographie des ouvrages cités dans (ou consultés pour) le cours Berger Peter et Luckmann Thomas, (1992) La construction sociale de la réalité, Méridiens Klincksieck. Bolliet Dominique, Schmitt Jean-Pierre, (2008) La socialisation, Bréal. Boudon Raymond et Bourricaud François (1982) Dictionnaire critique de la sociologie, PUF. Bourdieu Pierre (1979) La distinction. Critique sociale du jugement. Paris, Editions de Minuit. P. 564-565. Bourdieu Pierre (1980) Le sens pratique, Editions de Minuit. Darmon Muriel (2007) La socialisation. Armand Colin. De Singly François (2000) Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune. Nathan. De Singly François (2007) Sociologie de la famille contemporaine. Armand Colin. Dubar Claude (1991) La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles. Armand Colin Elias Norbert (1981) Qu’est-ce que la sociologie ? Pandora/Des sociétés. Etienne Jean et alii. (1995) Dictionnaire de sociologie. Hatier Initial. Ferréol Gilles et alii (1991) Dictionnaire de la sociologie. Armand Colin, « Cursus » Gresle François et alii. (1990) Dictionnaire des sciences humaines. Nathan. Kaufmann Jean-Claude (1997) Le coeur à l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère. Nathan. Kaufmann Jean-Claude (1ère édition1992) La trame conjugale. Analyse du couple par son linge. Nathan. Kaufmann Jean-Claude (2005) L’invention de soi. Hachette, « Pluriel ». Kaufmann Jean-Claude (2006) Ego. Pour une sociologie de l’individu. Hachette « Pluriel ». Kaufmann Jean-Claude (2008) Agacements. Les petites guerres du couple. Le livre de poche. Kaufmann Jean-Claude (2008) Quand Je est un autre. Pourquoi et comment ça change en nous. Armand Colin. Lahire Bernard (1996), La variation des contextes en sciences sociales. Remarques épistémologiques", Annales, Histoire, Sciences sociales, Vol. 51, n°2 Lahire Bernard (1998) L’homme pluriel, Nathan. Latour B. (1994) Une sociologie sans objet, Remarques sur l'interobjectivité, Sociologie du Travail, 1994, vol. 36, no 4 Mead Georges Herbert (1963) L’esprit, le soi, la société. Présentation de Jean Cazeneuve, pour l’édition française. (1933, 1ère publication pour l’édition américaine). PUF. 30 32 SO00102V : Approfondissement et pratique de la sociologie Sociologie de la consommation Sandrine Barrey [email protected] 33 31 Sommaire Introduction p. 31 Les déterminants sociaux de la consommation p. 32 Les lois d’Engel p. 32 Maurice Halbwachs : la consommation comme traceur de classes sociales p. 36 Thorstein Veblen : la consommation comme opérateur de distinction sociale p. 38 Pierre Bourdieu et le goût comme habitus de classe p. 39 Les critiques de la consommation de masse p. 42 La consommation source de production de nouvelles normes de consommation p. 44 La consommation comme système de marquage culturel (Douglas et Isherwood) p. 44 Michel De Certeau et la créativité des consommateurs p. 44 Le végétarisme : production de nouvelles normes sociales p. 45 Exercice consommation et socialisation p. 47 34 32 Introduction Prendre un repas entre amis, faire du shopping, faire ses courses, réparer une gazinière que l’on a trouvé dans la rue, aller chez le coiffeur, trier ses déchets, comparer les marques et les caractéristiques d’un ordinateur sur internet, faire son compost, discuter avec sa voisine pour essayer de trouver un bon médecin, aller voir une exposition… sont autant de pratiques qui comportent des « actes de consommation, entendus comme le processus d’acquisition (achat, dons, etc.) et d’usage (utilisation, appropriation, domestication, construction de sens, etc.) des biens et des services. » (Garabuau-Moussaoui 2010). Consommer est un acte banal, ordinaire, quotidien, incorporé, routinier, familier… qui fait tellement partie de nos identités sociales actuelles qu’il est difficile de le remettre en question. Et pourtant le développement de la société de consommation ne s’est pas fait sans heurts. En particulier, il n’a pas eu bonne presse dans les années soixante et soixante-dix : « La commercialisation des produits est représentée sous une forme diabolisée. La publicité imposerait des articles dont les consommateurs n’ont pas vraiment besoin. L’automobile, symbole de la consommation qui se démocratise, remplirait de plus en plus mal ses fonctions en raison des encombrements et des dangers qu’entraînerait sa large diffusion. » (Herpin et Verger 2000, p. 4). Dans les années quatre-vingt et jusqu’à la fin du 20ème siècle a été privilégiée une autre conception de la consommation, plus positive, la présentant comme salvatrice pour l’emploi. Et depuis le début du 21ème siècle elle fait à nouveau l’objet de critiques, différentes de celles qui s’exerçaient quarante ans plus tôt : le gaspillage de nos ressources naturelles mettent à mal notre niveau de vie et celui des générations futures (Barrey et Kessous 2011). A la fois objet quotidien et objet de réprobations, la consommation mérite d’être interrogée dans dimension socialisatrice. Qu’est-ce que consommer dans nos sociétés contemporaines ? L’expression d’un signe de notre appartenance à un groupe, au sens où l’on se définirait beaucoup par les produits que l’on acquière ? Un moyen de se forger une identité (ainsi choisir un produit reviendrait à émettre un message sur notre appartenance sociale) ? Un acte politique, en suggérant que le pouvoir et la responsabilité des consommateurs dépassent largement la défense de leurs intérêts et qu’ils peuvent jouer un rôle dans leurs gestes d’achat ou de non-achat et interpeller les entreprises et les institutions ? Une sorte de seconde nature pour les consommateurs ordinaires que nous sommes devenus ? Ce cours a pour objectif, dans la lignée des autres thèmes abordés dans cette unité d’enseignement, de tenter de repérer comment la consommation peut-être envisagée à la fois comme un ensemble de pratiques, de représentations et de valeurs qui assurent la stabilité des cadres sociaux et leur reproduction sociale, mais aussi comme un élément dont se saisissent les acteurs de la consommation pour produire de nouveaux comportements, valeurs et normes de consommation. Pour mettre au jour ces mécanismes sociaux à l’œuvre dans les phénomènes de consommation seront présentées plusieurs théories sociologiques et anthropologiques de la consommation, et en particulier : L’analyse des déterminants sociaux de la consommation et des logiques identitaires à l’œuvre (consommation ostentatoire, « goûts » sociaux), dominante jusqu’aux années 1970 (Halbwachs 1913) (Veblen 1979) (Bourdieu 1979) ; - L’analyse critique des phénomènes de consommation, en particulier la critique de la culture de masse (Marcuse 1968), et de la manipulation des consommateurs par le marketing (Baudrillard 1978) ; - L’analyse compréhensive de la consommation comme production sociale (de communication, de capacités d’action ou de détournements), dans les années 1980 et 1990. Si l’existence d’une sociologie de la consommation est attestée dès la naissance des sociologies américaine et française avec Thorstein Veblen pour les USA et Maurice Halbwachs pour la France, l’approche sociologique de la consommation est traditionnellement moins mobilisée aux USA et en Europe que l’approche économique (Desjeux 2006). En outre, le thème de la consommation a d’abord et pendant longtemps été investi par les économistes. Aussi il convient d’abord de présenter - 33 35 quelques unes de leurs analyses, afin de mieux saisir la volonté des sociologues de montrer ce que les pratiques de consommation doivent à des formes de structuration plus collectives. 1. LES DETERMINANTS SOCIAUX DE LA CONSOMMATION 1.1 Les « lois d’Engel » Ernst Engel (1821-1896), à ne pas confondre avec le copain de Marx, Friedrich Engels, était un statisticien et économiste prussien (aujourd’hui on dirait d’Allemagne du Nord) qui, à la suite du mathématicien belge Adolphe Quételet (1796-1874), procéda aux premières mesures de consommation et de revenu des ménages. Pour ce faire, on dirait aujourd’hui qu’il a produit son analyse sur des données de « seconde main », au sens où il ne les a pas produites lui-même. Ses données sont en effet issues de deux enquêtes : celle de Frédéric Le Play (Les ouvriers européens, Paris, 1856) et celle de Ducpétiaux (Budget économique des classes ouvrières en Belgique, Bruxelles, 1855). 1.1.1 Résultats Comme son maître Quételet, l’objectif d’Engel est de trouver une loi générale qui puisse caractériser le comportement du consommateur, une fois que, par agrégation des comportements individuels, a été contrôlé l’effet des goûts de chaque consommateur. S’il se désintéresse de la méthode monographique de son enseignant Le Play, il s’inspire de sa classification des dépenses des consommateurs en neuf postes : 1) l’alimentation ; 2) l’habillement ; 3) le logement (y compris le mobilier et les assurances de l’habitation) ; 4) le chauffage et l’éclairage ; 5) les instruments de travail ; 6) l’éducation, le culte et la culture ; 7) les impôts ; 8) la santé ; 9) les services domestiques. La variable qu’il retient pour expliquer les différences entre les comportements de consommation des ménages16 est le revenu. En mettant en rapport le niveau de revenu du ménage et la proportion des dépenses consacrée à chacun des neuf postes, il établit que « plus un individu, une famille, un peuple sont pauvres, plus grand est le pourcentage de leurs revenus qu’ils doivent consacrer à leur entretien physique dont la nourriture représente la part la plus importante » (Engel 1857, pp. 28-29). Il constate ainsi que la part des budgets consacrés à l’alimentation évolue en fonction des revenus. Dans sa seconde formulation, plus générale, publiée en 1895 dans une revue internationale de statistiques et traduite par Berthomieu (Berthomieu 1966) : « Plus un individu, une famille, un peuple, sont pauvres, plus grand est le pourcentage de leur revenu qu'ils doivent consacrer à leur entretien physique dont la nourriture représente la part la plus importante ». Pour le dire autrement, lorsque le revenu du ménage augmente, les dépenses alimentaires occupent une part décroissante dans l'ensemble des dépenses du ménage. Mais dire que les dépenses alimentaires diminuent quand le revenu augmente ne signifie pas pour autant que les ménages se nourrissent moins : lorsque le revenu augmente, le budget consacré à l’alimentation augmente aussi en valeur absolue ; c’est sa part relative qui diminue par rapport aux autres dépenses. Ces constats empiriques ont donné lieu à d’autres lois « d’Engel », qu’on lui attribue à tort comme le note Jean-Pierre Poulain (Poulain 2005), et dont les plus citées sont les suivantes : - La part des dépenses de vêtement et de logement (+ chauffage, éclairage) varie à peu près au même rythme que les revenus ; - La part des dépenses de loisirs (transports, livres, journaux, sorties) et de santé augmente avec le revenu. 16 Notons qu’Engel, exploitant les données de Ducpétiaux, retient le groupe familial comme unité de mesure. 34 36 L’analyse d’Engel a conduit à distinguer trois types de biens selon « l’élasticité-revenu »17. En effet, lorsque le revenu augmente, tous les postes de consommation n’évoluent pas au même rythme. Par exemple, ce n’est pas parce que mon revenu a doublé que je vais manger deux fois plus. Engel distingue alors : - les biens normaux, dont l’élasticité de la demande au revenu est positive, inférieure ou égale à 1. La part de ces biens dans le budget des ménages est stable ou régresse avec l’élévation du niveau de vie (on retrouve les biens correspondant aux besoins de transport ou d’équipement du loyer). - les biens supérieurs, dont l’élasticité de la demande au revenu est positive, et supérieure à 1. La part de ces biens évolue avec le niveau de vie, on y retrouve les produits de luxe et une part importante des services (santé, loisirs...). - les biens inférieurs, dont l’élasticité de la demande au revenu est négative. Une augmentation du revenu entraîne une diminution de la demande. La part de ces biens dans le budget des ménages recule rapidement avec l’élévation du niveau de vie (exemple des biens alimentaires ou vestimentaires). Depuis un siècle et demi, le tissu social a évolué, ainsi que les produits disponibles sur les marchés. Les « lois d’Engel » sont elles encore d’actualité ? Faut-il démentir ce triple constat ? Et/ou comment le nuancer ? 1.1.2 L’effet du revenu sur la structure de consommation des ménages depuis l’avènement de la société de consommation Dans les premières recherches menées au CREDOC 18, l’effet du revenu familial apparaît toujours aussi déterminant dans la structure de la consommation. Dans un travail réalisé sur la consommation de viande fraîche à la fin des années 50, Nicole Tabard conclut que « les différences de comportement entre les catégories socioprofessionnelles semblent principalement dues au revenu » (Tabard 1959, p. 51). Cette variable explicative des comportements de consommation est encore retenue dans les enquêtes « Budgets de famille » de l’INSEE, même si elles intègrent la catégorie socioprofessionnelle des enquêtés. Ces enquêtes sont réalisées tous les cinq ou six ans depuis 1979 sur la base d’un échantillon tiré du recensement général de la population française métropolitaine, actualisée par l’introduction de logements neufs (c’est-à-dire de construction postérieure au recensement). Comme le notent Nicolas Herpin et Daniel Verger, « c’est un progrès par rapport aux enquêtes quantitatives de Ducpétiaux, d’Engel et des premiers statisticiens, qui, ne s’intéressant qu’aux pauvres, ne portaient que sur les populations d’ouvriers et d’employés modestes, sans souci de représentativité. » (Herpin et Verger 2000, p. 13). Observons les résultats relatifs à cet effet revenu dans la synthèse de l’enquête de 2006, publiée par l’INSEE en 2007. 1.1.3 Enquête « budgets de famille » de 2006 Cette enquête révèle qu’en 2006, la structure de consommation des ménages diffère encore selon le revenu et la catégorie socioprofessionnelle. Le tableau ci-dessous montre comment cette structure de consommation a évolué entre 1979 et 2006 : 17 18 L’élasticité revenu permet de mesurer l’impact des variations de revenu sur la structure de consommation. Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie. 35 37 Tableau1 - Évolution des écarts de structure de consommation entre groupes sociaux, de 1979 à 2006 (en %) Ecart entre les cadres, professions intellectuelles supérieurs, professions libérales et les ouvriers Ecart entre le 5e quintile (ménages aisés) et le 1er quintile (ménages modestes) de niveau de vie 1979 2006 1979 2006 Produits alimentaires et boissons non alcoolisées - 16,9 - 4,5 - 11,1 - 4,0 Santé -2,8 1,0 - 1,4 0,8 - 1,5 - 13,5 0,2 - 7,4 Boissons alcoolisées et tabac - 0,5 - 1,0 - 1,2 - 1,3 Éducation 0,0 - 0,1 0,8 0,5 Communications 0,3 - 1,5 0,8 - 0,8 Articles d'habillement et chaussures 1,5 0,8 1,2 1,0 Autres biens et services 2,1 0,9 1,3 0,7 Loisirs et culture 3,0 6,4 2,3 5,2 Meubles, articles de ménage et entretien courant de 3,2 l'habitation 3,1 1,3 2,7 Hôtels, cafés et restaurants 5,2 3,2 3,5 2,7 Transports 6,3 5,0 2,3 - 0,2 Logement, eau, gaz, électricité combustibles(hors loyers fictifs) et autres 38 Lecture : en 2006, la part moyenne des produits alimentaires et des boissons non alcoolisées dans la consommation des cadres, des professions intellectuelles supérieures et des professions libérales est inférieure de 4,0 points à celle des ouvriers. Champ : France Métropolitaine Source : Insee, Enquête Budget de famille 2006 http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=BDF06#a03 Tandis qu’en 1979 l’alimentation constituait encore le poste de dépense le plus significatif des écarts entre les catégories de ménages, la part de l'alimentaire ne peut plus être, comme autrefois, considérée comme un bon indicateur du niveau de vie d'un ménage. En effet, alors qu’en 1979, la 36 part de l'alimentation représentait 35 % du budget des 20% des ménages les plus modestes et 18 % de celui des 20% les plus aisés (soit un écart de 17 points), l’écart n’est plus que de 4,5 points en 2006. Le constat est identique lorsqu'on compare les structures de consommation des différentes catégories socioprofessionnelles : chez les ménages d'agriculteurs ou d'ouvriers, la part de la dépense alimentaire n'excède plus que de 4 points celle observée chez les cadres supérieurs et professions libérales, contre 11 points en 1979. L’écart existe donc encore entre les catégories de ménage sur ce poste de dépense, même s’il s’est nettement réduit. Le poids de l'alimentation dans le budget reste d'autant plus élevé que le niveau de vie du ménage est faible. Mais dans les pays les plus développés, le poids de l'alimentation tend à diminuer. Comment rendre compte de cette évolution ? L’effet du revenu change dans le temps à cause de la hausse continue du niveau de vie qui a d’abord permis de desserrer la contrainte des dépenses de première nécessité. Au-delà d’un certain seuil de revenu, le budget en alimentation des ménages ne progresse pas dans les mêmes proportions que leur revenu. Le déclin structurel de l’alimentation est inscrit dans le développement économique d’un pays. Dès lors que celui-ci s’enrichit, il y a place dans le budget des ménages pour de nouvelles dépenses qui viennent relativiser la part de l’alimentation. Lisons la synthèse de l’INSEE portant sur les autres postes de consommation : Sur d'autres postes de consommation, on observe un mouvement inverse. En 1979, le poids du logement (hors loyers fictifs) était pratiquement identique tout au long de l'échelle des niveaux de vie (environ 12 %). Il est resté stable pour les ménages les plus aisés, mais a fortement augmenté pour les autres, en particulier pour les plus modestes. Les ménages du 1er quintile de niveau de vie consacrent désormais près de 24 % de leur budget au logement : l'éventail s'est ouvert « par le bas ». Les dépenses pour les loisirs ont connu une évolution également différenciée : la croissance de la part de ces dépenses a été plus marquée pour les ménages les plus aisés et, de façon analogue, pour les cadres supérieurs et professions libérales, catégories chez qui elle était déjà la plus élevée. L'éventail s'est ainsi ouvert « par le haut », l'écart entre les ménages des quintiles extrêmes passant de 3 points à 6 points entre 1979 et 2006. Le poste « Communications » qui a, globalement, connu la croissance la plus vigoureuse, a vu aussi sa répartition changer profondément. Jusqu'à la fin des années 1970, c'est chez les ménages les plus aisés que le poids de ces dépenses (certes encore très faible à cette date) était le plus important. À partir du début des années 1980, la relation s'inverse. Les dépenses de téléphone croissent plus vite chez les ménages modestes et, à la fin des années 1980, un poids élevé du poste « Communications » dans la consommation se trouve plus souvent associé à un faible niveau de vie. Cette tendance s'est accentuée au cours des vingt années suivantes, notamment avec l'apparition et la diffusion du téléphone portable. Désormais chez les ménages les plus aisés (5e quintile de niveau de vie), ces dépenses, qui comprennent les abonnements pour Internet, pèsent une fois et demie moins que dans le 1er quintile. Dans les autres postes, depuis 1979, les évolutions selon les catégories sociales de ménages ont conservé leurs positions relatives. Il existe de nombreuses façons de mesurer l'écart entre les structures de consommation. Elles concluent toutes à une atténuation des différences entre catégories sociales sur le dernier quart de siècle. Mais l'effet est pratiquement exclusivement dû à l'uniformisation du poids de l'alimentation. En contrepartie, les écarts ont, au total, augmenté sur les autres postes, conduisant à la conclusion que les différences dans les comportements de consommation entre milieu sociaux, niveau de revenu, type de ménage se sont davantage déplacées que réduites. (Source : Insee, Enquête Budget de famille 2006, souligné par nous). Ces analyses montrent que nous n’échappons pas aux fameuses lois dites d’Engel, selon lesquelles l’enrichissement des populations s’accompagne d’une modification structurelle de la consommation au profit des dépenses dites « non essentielles » (loisirs, habillement…). Si cela se vérifie en France, c’est encore plus visible dans le monde. Richard Anker a en effet testé cette loi à partir des statistiques locales de dépenses des ménages dans 207 pays, couvrant 99 % de la population mondiale19. Il conclut que la loi d'Engel continue d'être pertinente au début du XXIe siècle ; qu’elle se vérifie à tous les niveaux de développement, dans toutes les régions du monde ; et notamment que la part des dépenses alimentaires dans le budget total des ménages passe de 50 % en moyenne dans les pays les plus pauvres à 15 % dans les pays les plus riches. 19 "Engel's Law Around the World 150 Years Later ", PERI Working paper n° 247, janvier 2011. 37 39 Si la variable « revenu » est importante pour expliquer la consommation, il semble qu’elle exerce son effet avec d’autres variables. En se détachant de la vision utilitariste des économistes, les sociologues ont contribué à rendre compte de la consommation en la resituant dans le champ plus large d’un ensemble de forces sociales. Historiquement, la classe sociale apparaît comme la première variable structurante de la consommation. Dans l’approche marxiste, les caractéristiques de la classe sociale sont directement liées aux rapports de production s’exerçant dans une société donnée : dans une société au mode de production capitaliste, certaines classes possèdent les moyens de production tandis que les autres ne possèdent que leur force de travail. Le revenu opère alors comme différenciation dans la mesure où certains peuvent acheter le travail d’autres. Mais le rapport de classes ne se limite pas à cette division du travail puisque la classe sociale résulte aussi d’une reproduction de gestes, de pratiques et d’une certaine idéologie de la consommation. Dans la section suivante seront présentées les principales théories sociologiques mettant l’accent sur les « formes de discipline que le social exerce sur les pratiques de consommation » (DubuissonQuellier 2009). Elles ont toutes en commun de présenter la consommation comme sphère de reproduction des rapports sociaux. Les travaux pionniers de Maurice Halbwachs sur les classes ouvrières et de Thorstein Veblen sur les classes aisées mettent au jour le lien entre l’appartenance à une classe sociale et la structuration de la consommation. 1.2. Maurice Halbwachs : le rôle de la consommation comme traceur des classes sociales Maurice Halbwachs, en bon disciple d’Emile Durkheim, traite de la consommation comme un fait social, et non pas seulement comme relevant de la psychologie, de la physiologie, ou encore de l’économie. Dans sa première contribution, il va ainsi remettre en cause les analyses statistiques d’Engel qui, rappelons-le, mettaient à jour des lois de variation de la demande en fonction du niveau de revenu des ménages. Dans deux de ses ouvrages majeurs (Halbwachs 1913) (Halbwachs 1933), Halbwachs met à l’épreuve ces lois en les confrontant à des statistiques allemandes portant sur le budget des ménages dans les grandes du pays. Il choisit la classe ouvrière comme objet d’étude dont les données sont plus faciles d’accès et dont l’intérêt est majeur puisque son émergence est un phénomène central des sociétés industrielles et urbaines (Desjeux 2006, p. 18). Ces données montrent que contrairement à ce qu’avait énoncé Engel, le revenu ne peut à lui tout seul expliquer la structuration du budget des différentes catégories sociales. Halbwachs démontre avec beaucoup de soin que les écarts de « niveau de vie » et donc de consommation, sont dus à « une disposition plus générale, commune sans doute à toute la classe ouvrière » (Halbwachs 1913, livre III), disposition liée aux « habitudes » des ouvriers. Selon lui, ce sont les rapports sociaux qui produisent les besoins et donc la structuration de la consommation des différentes classes sociales. Ces besoins, et leurs traductions en consommation, sont le reflet de la culture de chaque classe et du degré de participation de celle-ci à la vie sociale. En effet, Halbwachs utilise la métaphore du feu de camp 20 pour élaborer son hypothèse de l’intégration sociale stratifiée : les individus sont regroupés autour d’un feu de camp par cercles concentriques selon leur appartenance à telle ou telle classe. Le feu représente la plus grande intensité de la vie sociale, auprès duquel on trouve les classes sociales les plus intégrées ; à ce foyer central s’oppose une périphérie, celle de la classe ouvrière. « Lorsque l’on envisage de ce point de vue la hiérarchie des classes, on constate, à mesure qu’on s’élève de l’une à l’autre, que les groupes sont de plus en plus intégrés, c’est -à-dire que leurs Cette image du feu de camp est reprise dans l’ouvrage de C. Baudelot et R. Establet (1994), Maurice Halbwachs. Consommation et société, Paris, PUF, pp. 36-46. 20 38 40 membres se trouvent de plus en plus pris dans un réseau de relations sociales, religieuses, politiques, d’affaire, etc. » (Halbwachs 1913, Introduction). Dans ce schéma les ouvriers sont-ils encore intégrés à la société, ou au contraire, sont-ils plutôt situés à l’extérieur ? La réponse n’est pas tranchée par Halbwachs. D’une part parce que les ouvriers sont actifs, et donc intégrés à la fonction de production. Ils ne sont pas en dehors du système économique qui fonde la société industrielle. En outre, ils vivent plus agglomérés que les paysans dans les centres urbains et peuvent développer, hors de l’usine et de l’atelier, en ville ou chez eux, une vie sociale indépendante de leur métier. Mais d’autre part, Halbwachs rappelle : « […] la condition ouvrière se caractérise par le fait que le travail oblige, pendant la plus grande partie de la journée, de rester avec la matière inerte, avec des matières malléables et fragiles, comme les ouvriers du textile, filateurs, tisserands, avec des matières dures et résistantes, comme les mineurs, avec des métaux solides ou en fusion, avec du bois, avec des matières dangereuses, avec des matières malpropres, etc. Il en résulte que le travailleur de l’industrie est isolé du monde, la plupart du temps, à la différence de tous les agents de la vie économique, commerçants, employés, contremaîtres, caissiers, etc., que leur travail met en rapport des personnes et n’oblige pas à sortir des groupes humains. » (Halbwachs 1913, Livre 1) Il semblerait que la société avait délégué et relégué les ouvriers à la seule matière. L’oubli social est ici une réinterprétation de l’aliénation marxiste. La société est oublieuse de la classe ouvrière et celle-ci, quand elle produit, oublie la conscience collective. La classe ouvrière en tant que productrice est une classe sans mémoire ; mais la consommation de la classe ouvrière témoigne de la conscience de classe évaluée par la statistique. Halbwachs repère l’identité de classe des ouvriers non pas par l’activité de travail, mais par la consommation. Nous l’avons dit, la consommation pour Halbwachs ne s’explique pas par le revenu mais par le niveau de vie. Par cette notion, il faut entendre la mesure d’un niveau d’intégration à la vie sociale : « Consommer, ce n’est pas seulement dépenser ni acquérir des biens matériels, c’est bel et bien prendre sa part de la vie sociale. » (Baudelot & Establet 1994). Or leur métier les oblige à une dépense physique et à un isolement de la société qui les maintient à la fois dans l’obligation de subvenir à des besoins essentiels, comme la nourriture, et dans l’impossibilité de participer à la vie sociale par la consommation. Halbwachs, en analysant ses données et en les comparant à celles d’Engel, relève de nombreuses irrégularités par rapport à la « loi d’Engel ». La loi sur la nourriture est vérifiée : le budget consacré à l’alimentation diminue lorsque le revenu augmente. Mais il nuance ce résultat : « De plus, par une étude plus détaillée de la dépense nourriture, nous avons montré que non seulement (comme le disait Engel) le chiffre absolu de cette dépense augmente, mais encore que l'espèce des mets consommés (la proportion des divers aliments) se modifie, et en quel sens. Ceux auxquels l'opinion, pour une raison ou l'autre, attribue plus de valeur, ceux qui paraissent réservés aux riches, se substituent aux autres. Les régimes alimentaires des ouvriers des basses et des hautes couches sont radicalement différents. On pourrait aller plus loin, montrer, par la comparaison de quelques menus, que tandis que le régime alimentaire des ouvriers les plus pauvres est à la fois monotone et irrégulier, celui des ouvriers les mieux situés manifeste de plus en plus le souci à la fois de varier et « d'ordonner » les repas, si bien que le chiffre de la dépense indique mal ici le progrès réalisé, une même somme employée avec économie et intelligence procurant des satisfactions à la fois plus nombreuses et plus intenses. » (Halbwachs 1913) De même, alors que la seconde « loi d’Engel » prédisait une stagnation de la proportion des dépenses de logement et d’habillement dans cette même configuration (lorsque le revenu augmente), les observations d’Halbwachs sont plus nuancées. En situation d’augmentation des revenus, il note une baisse du budget consacré au logement, et une augmentation des dépenses 39 41 consacrées à l’habillement. Il rend compte de ce résultat par la propension qui s’exprime, dès que le revenu augmente, des ouvriers à chercher à satisfaire moins des besoins primaires comme avant (se nourrir) que des besoins sociaux, comme les vêtements qui permettent une plus grande intégration dans la vie sociale : « Toujours est-il qu'à mesure qu'on s'élève dans l'échelle des revenus, la proportion de l'argent disponible pour toutes les autres dépenses augmente. Mais il nous a paru qu'Engel se trompait, quand il disait que la proportion des dépenses logement et vêtement demeurait approximativement la même. Nous avons reconnu que dans l'ensemble la dépense vêtement augmentait de façon assez continue, et que la dépense logement devenait (toujours en proportion) très vite stationnaire, et même baissait. C'est là un résultat essentiel, et dont on aperçoit bien toute l'importance, après l'analyse théorique des besoins que nous venons de proposer. Ce qui nous frappe, c'est la modération certaine de la dépense logement. Elle n'est pas du tout conditionnée par la dépense nourriture, puisque à mesure que le revenu augmente, la proportion de celle-ci baisse. Elle ne s'explique point par l'absence d'une marge suffisante du revenu, puisque la dépense vêtement continue à augmenter ; puisque, dans l'enquête de l'Office de statistique tout au moins (confirmée ici par bien d'autres enquêtes), la proportion des autres dépenses (dont les plus importantes répondent à l'assurance, et aux besoins spirituels et sociaux) continue à augmenter. Nous avons le droit d'en conclure que les ouvriers, dès qu'ils le peuvent, au lieu de chercher un meilleur logement, d'améliorer leur intérieur, leur mobilier, etc., consacrent le surplus d'argent dont ils disposent à des dépenses qui ont leur objet hors de la famille, dans la société au sens large, et qu'ils sacrifient le logement aux vêtements, aux distractions, à tout ce qui les met plus étroitement en contact avec les groupes de la rue, ou de leur classe. » (ibid.) Ces constats lui permettent d’asseoir une théorie sociologique des besoins. Halbwachs les distingue « en fonction du caractère plus ou moins discontinu avec lequel ils s’expriment. Par exemple, les besoins de vêtement, de mobilier ou encore de logement se font sentir à intervalles plus éloignés que le besoin de nourriture et engagent des sacrifices plus importants. Il s’ensuit que les dépenses consacrées à ce dernier besoin sont moins facilement limitées par les ouvriers » (DubuissonQuellier 2009, p. 732). Plus les individus s’élèvent dans les classes sociales, plus ils vont chercher à satisfaire des besoins sociaux et moins ils cherchent à ne subvenir qu’à leurs besoins essentiels. Dans ce processus, la famille est l’unité par excellence de consommation. Elle est l’instance du maintient et de reproduction de l’identité de classe en contribuant à discipliner ses différents membres par une socialisation spécifique à la classe d’appartenance, et ce par des modes de consommation qui lui sont spécifiques. C’est le repas familial qui concentre l’essentiel de la vie sociale des ouvriers, le reste de leur temps se partageant entre le repos et le travail, et en ce sens il est central dans ce processus de reproduction sociale. 1.3 Thorstein Veblen : la consommation comme opérateur de distinction sociale Dans son ouvrage classique publié en 1899 - La théorie de la classe de loisir (Veblen 1979) Veblen pose la question du lien entre classes sociales, distinction sociale et consommation. Il veut montrer que le processus de différenciation sociale par la consommation a toujours existé. Pour simplifier sa démonstration, il ramène l’histoire à deux grands modèles de société : la période ancienne où l’on trouve une « culture prédatrice » et l’époque moderne, qui lui est contemporaine, celle du capitalisme triomphant au XIXème siècle aux Etats-Unis. Dans la culture prédatrice, la société est divisée en deux classes : une classe de femmes travailleuses, d’enfants et de certains hommes, et une classe d’hommes robustes. Dans cette culture, les hommes consomment ce que les femmes produisent. Ce qu’il faut noter dans cette culture c’est que la consommation revêt un caractère cérémoniel et qu’elle s’appuie sur des tabous. Des interdits 40 42 frappent la classe des femmes ; ils concernent essentiellement l’alimentation, l’alcool et certains objets d’ornement. La distinction sociale entre les hommes et les femmes est fondée sur ces interdits, et la consommation renvoie au statut supérieur des hommes. Dans l’époque moderne, au début de l’âge d’or du capitalisme, Veblen montre qu’il existe une division et un conflit entre ceux qui fabriquent l’argent (les entrepreneurs) et ceux qui produisent les biens (les industriels). Selon lui, les sociétés humaines ont quitté un état sauvage et paisible pour un état de rapacité brutale, où la lutte est le principe de l'existence. Il en est issu une différenciation entre une classe oisive et une classe travailleuse, qui s'est maintenue lorsque la société a évolué vers des phases moins violentes. Mais la possession de la richesse est restée le moyen de la différenciation, son objet essentiel n'étant pas de répondre à un besoin matériel, mais d'assurer une « distinction provocante », autrement dit d'exhiber les signes d'un statut supérieur. C’est ainsi que la consommation prend des traits ostentatoires pour faire la preuve d’une richesse aux yeux d’autrui, ceux de la classe la plus faible mais aussi ceux de leurs rivaux. Cette logique donne lieu à une surenchère stérile selon Veblen et ne peut qu’initier une lutte infinie pour le statut. La principale motivation d’émulation sociale est d’exceller dans l’ostentatoire, ou dans une forme de standing pécuniaire, de façon à recueillir l’estime de ses semblables. Pour Veblen, c’est irrationnel, ces comportements ne peuvent donner lieu qu’à des dépenses inutiles et dispendieuses, et surtout ces comportements ne peuvent conduire qu’à une lutte infinie pour le statut. Veblen postule qu’il n’existe qu’un seul système de stratification sociale avec à sa tête les hommes d’affaires, ou la « classe oisive ». Les individus reproduisent les modes de consommation d’autres individus situés plus haut dans la hiérarchie sociale. C’est donc elle qui va imposer ses choix et les diffuser aux autres strates de la société américaine par un effet de « trinckle down » : les individus reproduisent les modes de consommation d’autres individus situés plus haut dans la hiérarchie sociale. 43 A l’époque de Veblen, le modèle à imiter était celui de la bourgeoisie, classe oisive. C’est sur ce modèle que venaient se fondre les comportements de consommations des bourgeois moins fortunés (mais qui appartenaient à la même classe sociale) en imitant les signes les plus ostentatoires en adaptant leur version des signes ostentatoires à leurs moyens financiers, c’est-à-dire à leur revenu. Par exemple, les tissus dispendieux pouvaient être remplacés par des tissus moins onéreux tels la fibre naturelle par la fibre synthétique, ou le fait main par le fait machine (Heilbrunn 2005, p. 68). La bourgeoisie pouvait aussi être imitée par la classe ouvrière. L’imitation se propageant verticalement, une étape à la fois. Pour le dire autrement, ces modes de consommation ne tiennent pas à la recherche des individus de satisfaires leurs besoins individuels, mais bien à la réalisation de besoins sociaux qui s’expriment entièrement dans une norme de consommation que les plus riches s’imposent et que les plus pauvres s’astreignent à suivre avec leurs propres moyens. C’est un modèle explicatif des comportements de consommation par une diffusion des normes. Ces normes évoluent quand le tissu social évolue. 1.4 Pierre Bourdieu et le goût comme habitus de classe C’est certainement Pierre Bourdieu qui a produit l’analyse la plus aboutie de la façon dont l’appartenance sociale discipline les modes de consommation. Dans La distinction, critique sociale du jugement (Bourdieu 1979), il opère une critique cinglante d’une approche subjectiviste du goût selon laquelle une chose n’est jamais belle esthétiquement en soi ou encore bonne gustativement a priori, mais fait l’objet d’un jugement subjectif impossible à mettre en cause. Cette approche subjectiviste est largement partagée par le sens commun et se traduit dans l'adage populaire « Des goûts et des couleurs, on ne discute pas ». Pierre Bourdieu va s’attacher à démontrer que cet adage populaire est à la fois faux et trompeur. Les gouts ne sont pas arbitraires : 41 « Comment rendre compte, par exemple, des affinités qui existent pour le golf et l’équitation, le goût du Whisky, l’intérêt pour l’opéra sans se contenter de renvoyer à l’arbitraire des goûts individuels ? » (Bourdieu, op. cit.) Cet adage est faux parce que les goûts ne sont pas inexplicables, strictement individuels ou liés au caractère ou à la personnalité du sujet, mais font au contraire l’objet d’une production sociale. Il est aussi trompeur parce que l'influence de la position sociale sur le goût est d'autant plus grande qu'elle passe inaperçue, l’agent social étant d'autant plus manipulé par celle-ci qu'il se croit libre de ses croyances, de ses choix, et de ses préférences. Dans une tradition française qui remonte à Maurice Halbwachs, Pierre Bourdieu s'emploie donc à démonter les ressorts du goût en matière de loisirs, de culture ou d'alimentation. Dans La Distinction, Bourdieu montre que nos jugements (qu'il s'agisse de musique, de sports, de cuisine...) sont le reflet de notre position dans l'espace social. Ce qui fait le lien entre les structures sociales et nos goûts personnels, c'est l'habitus, une sorte de matrice à travers laquelle nous voyons le monde et qui guide nos comportements. Il se manifeste par un ensemble cohérent de goûts et de pratiques. « [L’habitus est] un système de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente des fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre » (Bourdieu 1980, pp. 88-89) Ce concept a alors pour équivalent celui d’inconscient culturel : « [...] l'habitus est le produit du travail d'inculcation et d'appropriation nécessaire pour que ces produits de l'histoire collective que sont les structures objectives (e. g. de la langue, de l'économie, etc.) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes (que l'on peut, si l'on veut, appeler individus) durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d'existences. » (Bourdieu 2000) Bourdieu (1979) montre ainsi que la position occupée au sein de la société influence la nature des produits consommés mais aussi les manières de consommer et les représentations du corps. À revenu égal, les industriels et les commerçants consomment beaucoup plus de nourritures « riches » (vins, gibier, etc.) que les professions libérales. Et l'écart est encore plus important vis-à-vis des professeurs, qui, à l'opposé, sont portés vers les « consommations ascétiques ». Il montre aussi que les membres des classes populaires surconsomment des produits qui évoquent les images et les sensations liées à la matière et aux masses, des aliments socialement désignés comme nourrissants, comme le pâtes, les haricots en grain, les pommes de terre bouillies et les purées, et le pot-au-feu. A l’inverse les classes aisées ont un goût plus prononcé pour les produits fins et légers (Bourdieu 1979, p. 216). « Le goût en matière alimentaire dépend aussi de l'idée que chaque classe se fait du corps et des effets de la nourriture sur le corps, c'est-à-dire sur sa force, sa santé et sa beauté, et des catégories qu'elle emploie pour évaluer ces effets, certains d'entre eux pouvant être retenus par une classe qui sont ignorés par une autre, et les différentes classes pouvant établir des hiérarchies très différentes entre les différents effets : c'est ainsi que là où les classes populaires, plus attentives à la force du corps (masculin) qu’à sa forme, tendent à rechercher des produits à la fois bon marché et nourrissants, les professions libérales donneront leur préférence à des produits savoureux, bons pour la santé, légers et ne faisant pas grossir. Culture devenue nature, c'est-à-dire incorporée, classe faite corps, le goût contribue à faire le corps de classe : principe de classe- ment incorporé qui commande toutes les formes d'incorporation, il choisit et modifie tout ce que le corps ingère, digère, assimile, physiologiquement et psychologiquement. Il s'ensuit que le corps est l'objectivation la plus irrécusable du goût de classe, qu'il manifeste de plusieurs façons. D'abord dans ce qu’il a 42 44 de plus naturel en apparence, c'est-à-dire dans les dimensions (volume, taille, poids, etc.) et les formes (rondes ou carrées, raides ou souples, droites ou courbes, etc.) de sa conformation visible, où s'exprime de mille façons tout un rapport au corps, c'est- à-dire une manière de traiter le corps, de le soigner, de le nourrir, de l'entretenir, qui est révélatrice des dispositions les plus profondes de l'habitus : c'est en effet au travers des préférences en matière de consommation alimentaire qui peuvent se perpétuer au-delà de leurs conditions sociales de production (comme en d'autres domaines un accent, une démarche, etc.), et aussi bien sûr au travers des usages du corps dans le travail et dans le loisir qui en sont solidaires, que se détermine la distribution entre les classes des propriétés corporelles. » (Bourdieu 1979). Dans le même ouvrage, l'auteur insiste aussi sur la notion de classement. Il entend par là que les goûts ne sont pas seulement structurés par nos dispositions sociales, mais qu’ils sont aussi structurants et classants : ce sont des marqueurs de la position sociale, la culture dominante étant la culture des classes dominantes. Dès lors, ils jouent un rôle fort dans la lutte pour le classement. Les individus s’efforcent à travers une logique de la pratique d’améliorer leur position dans l’espace des positions sociales en affirmant la supériorité de leur goût dans la perspective implicite de légitimer et d’unifier leur propre identité. « Or ce que j’aime et ce que je trouve bon, serait en fait ce que je suis habitué à manger, ce que consomme ma classe sociale d’origine. » Sur cet aspect la théorie de Bourdieu est très proche de celle de Veblen en remettant au jour le rôle de la distinction sociale. Les classes dominantes travaillent à se distinguer par leurs goûts, que les classes moyennes cherchent à imiter. L’école et la famille sont des institutions qui vont renforcer cette hiérarchie des goûts quand elles sélectionnent ce qu’elles enseignent au plus jeunes. L’élève « cultivé » par exemple est celui qui sait des choses appartenant à la culture dominante. Le goût est donc aussi ce qui nous permet de faire des différences, de produire des préférences et en même temps qui nous rend justiciable de jugement de préférences lorsque l’on nous dit par exemple que l’on a bon goût ou au contraire mauvais goût. Ainsi lors d’une enquête récente sur la consommation de vin, j’ai pu constater que des individus ayant un capital économique et culturel faible opéraient peu de différence entre différentes qualité de vin : le vin, c’est un produit homogène, et ceux qui prétendent faire la distinction entre des qualités de vin sont accusés de snobisme, d’une simple volonté de se distinguer socialement. De la même façon la gastronomie est renvoyée à un processus de distinction, par lequel l’élite affirme ses différences par rapport aux classes montantes. Mais qu’entend Pierre Bourdieu par classe ? Il ne s’agit pas seulement de classes sociales en termes de place dans les rapports de production (ouvrier ou bourgeois), mais de groupes ayant des capitaux (pas seulement au sens économique) différents. Le premier d’entre eux est le capital économique. L'expression désigne non seulement ce que les économistes appellent en général le patrimoine (ensemble des biens matériels possédés par un individu, comme par exemple un logement, des bijoux, des actions ou des obligations, etc.), mais aussi les revenus (car ils permettent un certain niveau de vie et la constitution, ou pas, d'un patrimoine). Le second type de capital est le captal social. Il s’agit cette fois-ci du réseau de relations personnelles qu'un individu peut mobiliser quand il en a besoin. Ce réseau est en partie "hérité" (relations familiales, par exemple). Il peut concerner n'importe quel individu, pas seulement ceux qui sont issus de milieux favorisés et qui ont, comme on dit, "des relations". Toutes les relations ne se "valent" pas : certaines sont plus efficaces que d'autres, ce qui crée ici aussi des inégalités. Enfin il fait référence au capital culturel qui désigne quant à lui l'ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu (capacités de langage, maîtrise d'outils artistiques, etc.), le plus souvent attestées par des diplômes. La distinction que fait Bourdieu entre ces trois formes de capital a des enjeux importants : la position (de classe) d'un individu ne dépend pas seulement, pour lui, de sa position économique. L'individu se situera dans l'espace social en fonction de la somme de ces trois formes de capital dont il dispose. Ainsi une relative faiblesse dans le capital économique peut-elle être compensée par un 43 45 fort capital social. Ou encore, un fort capital culturel (un niveau de diplôme très élevé) peut compenser l'absence de capital économique et de capital social. Ainsi l’analyse de Bourdieu a le mérite de développer ce qu’il entend par classe sociale et d’approfondir cette notion par rapport aux conceptions passées de Marx ou d’Halbwachs par exemple. Mais les réflexions de Pierre Bourdieu se situent aussi dans la lignée de celles d’Halbwachs et de Veblen. Comme dans l’analyse d’Halbwachs, les individus développent une identité de classe qui se forge dans un habitus ; et comme dans l’analyse de Veblen, les modes de consommation des classes aisées satisfont aussi les représentations des classes moyennes qui cherchent à les imiter et luttent entre elles pour le faire. Ces recherches pionnières ont ouvert le champ d’une tradition de la sociologie de la consommation, en soulignant ce que les choix individuels de consommation doivent à des formes de structuration collective. Les travaux beaucoup plus récents de Nicolas Herpin s’inscrivent dans cette tradition (Herpin 2004), et montrent à quel point les modèles de consommation fondent encore aujourd’hui le maintien d’une structuration de la société en groupes d’appartenance sociale. Si la société de consommation n'est pas apparue hier - son émergence remonte à la fin du XIXème siècle lorsque le capitalisme, les progrès de la technique (chemin de fer, télégraphe, téléphone) alliés à la publicité et à la grande distribution ont permis aux classes les plus aisées de goûter aux joies du confort et du bien-être - il faut attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour parler de « consommation de masse », au sens où des biens et des services jusque-là réservés à une élite se démocratisent. Plusieurs auteurs contemporains de cette période vont s’attacher à opérer une critique de cette culture de masse. 2 Les critiques de la consommation de masse La démocratisation des biens et des services après la seconde guerre mondiale va amener certains penseurs contemporains de cette période à poser la question des besoins d’une façon tout à fait spécifique. Souvenons-nous que les analyses de Veblen et d’Engel sous-tendent une distinction entre des besoins de première nécessité et des besoins plus futiles. Jean Baudrillard va remettre en cause la notion même de besoins réels, en avançant que la distinction entre vrais besoins et faux besoins est impossible à établir, du fait même que les besoins sont le résultats d’une production sociale. Pour lui, le développement du capitalisme et de la publicité ont largement participé à transformer la valeur d’usage des biens en valeur d’échange et à les réduire à un simple état de signes. De fait, la consommation est désormais moins en rapport avec une valeur d’usage qu’avec des processus de signification : « Le principe de l’analyse reste celui-ci : on ne consomme jamais l’objet en soi (dans sa valeur d’usage). On manipule toujours les objets (au sens le plus large) comme signes qui vous distinguent soit en vous affiliant à votre propre groupe pris comme référence idéale, soit en vous démarquant de votre groupe par référence à un groupe de statut supérieur. » (Baudrillard 1996). Les consommateurs sont donc totalement soumis au monde des objets-signes, objets qui ne prendraient sens que dans la différence avec d’autres objets dans le cadre d’un système socialement hiérarchisé. Nous serions également soumis à la publicité et aux marques qui forment un système de significations avec les objets : « La fonction de la marque est de signaler le produit, sa fonction seconde est de mobiliser les connotations affectives [...] Ce langage est sans doute le plus pauvre qui soit : lourd de signification et vide de sens. C’est un langage de signaux et la “fidélité” à une marque n’est jamais que le réflexe conditionné d’une affectivité dirigée. » (Baudrillard 1978). C’est donc à travers une logique de signes que les biens acquièrent de la signification. Ainsi le marquage notamment publicitaire attache un certain nombre de valeurs aux produits (la masculinité 44 46 était souvent associée aux cigarettes ; la sexualité aux jeans Levi’s ; la liberté à certaines voitures ; etc.) qui créent de la signification pour les consommateurs. Ce système des besoins devient totalement asservi au désir de différenciations sociales qui animent les acheteurs. Les techniques de marketing sont également dénoncées dans les travaux de l’école de Francfort. L’attrait pour les produits auxquels les foyers ont accès et le plaisir de consommer sont expliqués par le pouvoir que la culture de masse, les médias et la publicité exercent sur l’inconscient des consommateurs, notamment ceux des milieux populaires (que l’on pense à l’époque de ces penseurs aux films hollywoodiens, aux dessins animés de Walt Disney et aux chansons populaires américaines). Adorno et Horkheimer vont alors opérer une critique de cette « industrie culturelle » qu’ils voient fleurir lorsqu’ils s’exilent aux Etats-Unis (Horkheimer & Adorno 1983). Non pas parce qu’elle a pu à ses débuts être porteuse d’une certaine émancipation, mais parce que la culture s’est industrialisée. De même que l’industrialisation a standardisé les produits alimentaires et uniformisé les goûts, il y a uniformisation des valeurs, des pratiques et des normes sociales véhiculées par la culture de masse (musique, cinéma, vulgarisation scientifique, romans…). Le principal vecteur de cette uniformisation, ce sont les consommateurs qui éprouvent du plaisir à consommer des produits de culture commune. Mais la culture de masse se révèle un puissant instrument pour transformer la subjectivité et uniformiser entre les classes sociales les aspirations et les goûts. La culture de masse ne saurait donc à elle seule préparer les consommateurs à désirer les produits qui leur sont dévolus. Le secteur économique des industries culturelles (marketing, sondages d’opinion, pub et médias) se pose comme intermédiaire efficace entre entreprises et consommateurs. Ces intermédiaires sont dénoncés par Adorno et Horkheimer parce qu’ils dépossèdent progressivement les consommateurs de leur libre arbitre et de leur liberté de jugement. Dès lors, les projets que se donnent les individus dans 47 leur vie privée ne sont pas librement conçus. Ils s’imposent à eux à leur insu. L’attrait qu’exerce la culture de masse sur les classes populaires et la séduction des outils marketing comme la publicité ont pour ressort essentiel le fait que les produits diffusés dissimulent aux consommateurs populaires leurs conditions de classe. Herbert Marcuse reprendra cet argument d’une manipulation du consommateur par des dispositifs marketing qui ne visent qu’à maintenir le peuple dans une dépendance à l’égard des produits de consommation de masse et qui les empêche ainsi de prendre conscience de leur identité de classe (Marcuse 1968). Pourtant, on peut se demander, si la consommation des produits de l’industrie culturelle a bien cette effectivité qu’évoquent Adorno et ses collègues : l’adhésion des consommateurs à un ordre établi, le fait d’agir de manière conformiste sur le sens qui relie chacun à l’ordre social en reproduisant le statu quo. On peut penser que ces approches évacuent la complexité de la réception des produits, qui implique peut-être aussi une activité réflexive de la part des consommateurs pour assimiler le contenu des produits culturels. On peut d’ailleurs aussi plus généralement se demander ce que dit cette sociologie des consommateurs. En effet, elle semble en dire beaucoup plus sur le contrôle social qui s’exerce sur eux et sur la façon dont la consommation participe à la reproduction sociale que sur les consommateurs eux-mêmes. Comme dans les approches mettant l’accent sur les formes collectives de structuration sociale (point 2), le consommateur en tant que personne capable d’émettre un jugement « libre » est une figure totalement absente de ces approches. Il reste discipliné par des normes qui s’imposent du haut vers le bas de la hiérarchie sociale. Les approches que nous allons découvrir maintenant ont en commun de s’écarter d’une sociologie de la reproduction sociale pour associer la consommation à des démarches d’autonomisation et de constructions sociales et culturelles. 45 3 La consommation comme sphère de production de nouvelles normes de consommation 3.1 La consommation comme système de marquage culturel (Douglas et Isherwood) La consommation a pu en effet être considérée comme un médium de communication induisant des logiques d’identité, d’inclusion et d’exclusion. L’idée défendue dans uns des ouvrages les plus influents sur la culture matérielle (Douglas & Isherwood 1996) (Douglas & Isherwood 2008) peut de façon simplifiée être énoncée ainsi : la consommation ne se réduit pas au commerce et à l’échange marchand, elle intègre toujours une dimension culturelle autant qu’économique. Par rapport à une vision utilitariste, les biens matériels ne sont pas seulement nécessaires à la subsistance des hommes, ils contribuent aussi à rendre visibles le sens qu’ils donnent à leurs actes et leurs catégories culturelles. La consommation est donc tout autant affaire de sens et de valeurs que de prix et d’échanges économiques. Pour Mary Douglas et Baron Isherwood, lorsque les consommateurs se procurent un bien, ce dernier sédimente des significations sociales et concentre une partie importante de leur culture, notamment dans la façon dont ce bien va être utilisé pour communiquer au sein d’un groupe social ou entre différents groupes sociaux. C’est dire que les façons de se nourrir, de s’habiller, de se loger ne relèvent pas uniquement d’un choix personnel mais s’inscrivent dans des systèmes de signification dont ils dépendent. L’échange de bien renvoie à un échange de significations sociales qui situe les individus les uns par rapport aux autres. Que l’on pense un instant aux jeunes, des nouvelles ou des anciennes générations, qui revendiquent leur culture, reconnaissable à leurs goûts singuliers en matière de musique et de look vestimentaire : les punks, les gothiques, les rockers, les hippies, les skateurs, les lolitas, les bimbos, les rappers, les skinheads, les technos, les bobos, les bling-bling, etc. Ces rituels de consommation peuvent être supportés par certains produits ou certaines marques ; les biens étant considérés dans cette perspective comme des « accessoires rituels » et la consommation comme « un processus rituel dont la fonction primaire est de donner du sens au flux des évènements » (Douglas & Isherwood 2008). La valeur de lien possédée par certains objets ou certains marques pourra se manifester par leur capacité à agrémenter les rituels et l’imaginaire collectif du groupe. Dans ce cadre, les objets de consommation sont utilisés pour interagir avec d’autres consommateurs. Cette approche se différencie de la sociologie critique de la consommation dans la mesure où il ne s’agit pas tant de mettre au jour les formes de contraintes sociales qui pèsent sur les pratiques de consommation que de souligner la volonté des consommateurs de participer eux-aussi à ce système de signification. La consommation est alors définie d’un point de vue anthropologique comme « l’utilisation de possessions matérielles » (Douglas & Isherwood 2008). D’ailleurs, la plupart du temps les consommateurs ne se privent pas de mélanger plusieurs styles de consommation. La consommation n’engage pas qu’un processus d’inclusion au sein d’un groupe déjà constitué, elle sert aussi aux individus pour se distinguer et « bricoler » son propre style. Aussi contre l’idée véhiculée par les penseurs de l’école de Francfort ou encore par Jean Baudrillard, Michel de Certeau met au jour les processus par lesquels les consommateurs s’approprient et/ou détournent le monde abondant des objets. 3.2 La créativité du consommateur (De Certeau) L’ouvrage de Michel De Certeau, L’invention du quotidien, relate une recherche née d’une interrogation sur les opérations des usagers ou des consommateurs, supposés voués à la passivité et à la discipline (Certeau et al. 1990). Ce livre a joué un rôle fondateur en matière d’étude des usages. Michel de Certeau reconnaît d’emblée la capacité des individus à l’autonomie et à la liberté. Son approche consiste à saisir les mécanismes par lesquels les individus deviennent des sujets en manifestant des formes d’autonomie dans un ensemble très large de pratiques de la vie quotidienne, 46 48 la consommation, la lecture ou la façon d’habiter. En décrivant finement les « arts de faire » et les « manières de faire » des usagers, l’auteur montre comment les pratiques des usagers marquent un écart, une différence, avec le programme que cherchent à leur imposer les industries culturelles. Il montre que les personnes ordinaires possèdent des compétences créatives que ne soupçonnent pas les industriels : par le biais de ruses, de bricolages ou de détournements - que Michel de Certeau réunira sous le terme de « braconnage » -, ces pratiques sont à même de s’inventer une manière propre de cheminer dans les univers construits par les industries de la culture ou des technologies de communication. Ils s’inventent des manières propres de faire et refusent d’autres imposés. Par exemple en matière de pratiques culinaires, le bricolage prend la forme d’une « association d’intelligence concrète, d’ingéniosité bricoleuse et de ruse créatrice. Dans ces séquences de gestes enchaînés, l’innovation importe autant que la tradition. » (ibid.). Ou encore en matière de consommation culturelle, et plus précisément des pratiques de lectures, De Certeau souligne les capacités des lecteurs à se projeter dans le texte qu'ils lisent, à transformer ou du moins à ajouter de leur propre expérience de vie consciente et inconsciente dans les œuvres lues. Le lecteur, et plus généralement les usagers, ne sont plus ces consommateurs passifs qu'une l'élite prescriptrice et lointaine voit le plus communément en eux. L’acte de consommation ne se réduit donc pas à un processus passif dans lequel le consommateuréponge « absorbe » des services et des produits technologiques proposés par les industriels, mais se transforme dans un processus actif de co-production symbolique où les consommateurs deviennent des sujets responsables et autonomes. 3.3 Le végétarisme : production de nouvelles normes et nouvelles pratiques sociales Le développement du végétarisme dans plusieurs pays du monde est un bon exemple de production de nouvelles normes et pratiques sociales, qui nous invite à poursuivre l’analyse de ce processus de socialisation. Un sondage de janvier 2016 réalisé pour Terra Eco estime que 3% des Français sont végétariens. Il n'y a pas d'évolution sur les quatre ou cinq dernières années où l'on estimait cette proportion à 2 ou 3%. En revanche, on estime qu'il y a une très très grande fraction de la population qui est flexitarienne, c'est-à-dire qui a vraiment réduit sa consommation d'animaux ou qui aspire à adopter le mode de vie végétarien. Et 10% des Français envisageraient de devenir végétariens. Ces chiffres invitent d’emblée à s’interroger sur les pratiques des végétariens. Cette notion donne en effet lieu à plusieurs qualifications. Des végétarismes… Le végétarisme : pratique alimentaire qui exclut la consommation de chair animale pour des motivations diverses (une pratique courante depuis des siècles dans certaines cultures) L’ovo-lacto-végétarisme : le végétarisme occidental classique (consommation de végétaux, champignons, aliments d’origine animale tels que le lait, les œufs, le miel et leurs dérivés). Le lacto-végétarisme : le végétarisme indien (lait et produits dérivés et végétaux). Respect des « Lois de Manu » qui correspondent à des règles de purification et d’abstinence : ainsi l'ail, l'oignon, les poireaux, les champignons, et tous les végétaux qui ont poussé au milieu de matières impures, ne doivent pas être mangés par les Dwidjas. Le veganisme : pratique qui exclut tous les produits d’origine animale, qu’il s’agisse de consommation alimentaire ou autres (sacs à main, produits cosmétiques, etc.) Le pescétarisme ou « pesco-végétarisme » : pour des raisons de praticité, de santé, ou encore de représentations sociales sur le degré de souffrance des animaux, certains végétariens consomment des produits issus de la pêche ou de l’élevage. Le pollotarisme : végétarisme qui intègre la consommation de volailles, pour des raisons plurielles 47 49 Le flexitarisme : il s’agit d’un phénomène constaté récemment et qui donne lieu à plusieurs définitions. D’une manière générale il s’agit d’une pratique alimentaire qui cherche à réduire sa consommation de produits carnés, ou qui est flexible dans sa pratique du végétarisme. Les données sur le végétarisme sont aujourd’hui encore mal assurées (elles sont le plus souvent issues de sondages d’opinions) : le plus souvent, parce que le nombre de végétariens est trop faible pour être significatif dans un échantillon de la taille qu’ils ont les moyens d’étudier, les chercheurs recourent à des méthodes destinées à recruter spécifiquement des végétariens, ce qui induit forcément des biais (certains non végétariens ont des pratiques végétaristes). On pourrait croire qu’un point au moins est solidement établi : c’est une population dans laquelle les femmes seraient fortement surreprésentées par rapport aux hommes. C’est en effet ce qui ressort de nombreuses études effectuées dans des contextes et pays divers. Et pourtant, le doute subsiste. Si l’on se reporte à un sondage Harris effectué en 200921 sur un échantillon de la population américaine adulte, l’équilibre des deux sexes semble quasi-parfait : 3,3% des hommes et 3,4% des femmes seraient végétariens. Un sondage effectué en 2010 sur des Américains âgés de 8 à 18 ans montre le même équilibre dans la répartition par sexe chez les jeunes. Un sondage similaire effectué en 2011 sur la population américaine adulte fait même apparaître un pourcentage supérieur de végétariens parmi les hommes, la différence provenant de la plus forte proportion de vegans parmi les sondés de sexe masculin. À supposer que la prédominance féminine ne soit finalement qu’une apparence, ou du moins qu’on ait tendu à la surestimer, cela pourrait s’expliquer par la combinaison de deux facteurs : d’une part le fait que les femmes sont assurément plus nombreuses que les hommes à éviter certaines viandes, en particulier la viande rouge, et d’autre part la tendance fort répandue à utiliser abusivement le mot « végétarien » pour désigner les carnivores sélectifs ou flexibles. Il serait toutefois intéressant de chercher des déterminants sociaux de ces pratiques : le capital culturel, la génération, l’origine et la situation géographique, le niveau de diplôme, ou encore le capital économique. Au regard du peu de données assurées sur ces pratiques, et si le végétarisme a toujours existé sous diverses formes dans plusieurs cultures, il peut aussi être intéressant pour le sociologue de s’interroger sur les nouvelles pratiques (celles qui semblent émerger dans l’ordre social), en travaillant par exemple sur des consommateurs qui ne sont pas issus d’une société ou d’une culture (religieuse notamment) où le végétarisme constitue une norme. Tel est le cas de la France, société où la consommation de produits carnés est importante. Plusieurs questions de recherche s’ouvrent alors. Nous les listons ici sur la base des études déjà réalisées et sur celles qui méritent d’être enrichies (voir le power point sur le végétarisme qui sera mis à disposition sur votre ENT) : - - - Quelles sont les motivations d’un tel changement de pratiques alimentaires ? (environnementales ? sanitaires ? attention au bien-être animal ? autres ?) Cette question est déjà largement documentée, mais mériterait d’être actualisée, pourquoi pas en étudiant l’évolution plus récente de ces motivations. Quels sont les contraintes sociales qui pèsent sur l’adoption d’un régime végétarien ? (la famille et les amis ? la restauration ? l’offre plus générale ? les normes sanitaires ? la stigmatisation ? Comment circule l’information sur les régimes et les pratiques végétariens ? Peut-on identifier des groupes qui s’opposent au sein des végétariens ? (entre les associations ? entre les pratiques végétariennes elles-mêmes ? du point de vue des motivations à changer de régime alimentaire ?) En quoi le basculement de régime alimentaire s’inscrit-il dans une trajectoire de socialisation ? (Claire Lamine montre par exemple que les végétariens sont aussi souvent des personnes qui ont basculé vers un régime alimentaire « bio ») Etc. Le végétarisme est donc une bonne porte d’entrée pour le sociologue soucieux d’étudier l’émergence de nouvelles normes et pratiques de consommation. 21 http://www.vrg.org/press/2009poll.htm 48 50 4 Exercice consommation et socialisation Chaque groupe d’étudiants choisira la consommation d’un type de biens ou de services (logement, habillement, alimentation, loisirs, culture, énergie, santé, etc.). La première étape consistera à contextualiser cet objet. Ainsi chaque étudiant réalisera une fiche de lecture d’un ouvrage ou de plusieurs articles sociologiques portant directement sur la consommation de ce type de biens ou de services. Il s’attachera également à faire une recherche documentaire pour obtenir un certain nombre de statistiques sur cette consommation, que celles-ci portent sur son évolution historique et/ou sur sa structuration sociale actuelle (qui consomme ce type de biens ou de services ? dans quelle proportion ? cette consommation est-elle homogène selon les groupes d’appartenance tels que la CSP, la génération, les revenus ? etc.). Pour effectuer ce travail, plusieurs sources pourront vous aider dans un premier temps : - les études réalisées par le CREDOC - les enquêtes budget de famille de l’INSEE - les statistiques produites par les ministères (santé, agriculture ou énergie par exemple) La seconde étape consistera à identifier et construire un questionnement sociologique au regard de cette consommation. Le travail de lecture devrait vous aider à identifier un questionnement original, ou encore un terrain encore sous-exploité. Afin de développer ce questionnement, chaque étudiant réalisera deux entretiens d’une durée d’environ une heure, qui seront intégralement retranscrits. Le choix des enquêtés se fera collectivement au sein du groupe, en fonction des questions que vous vous posez et des hypothèses que vous aurez élaborées. Il faudra diversifier au maximum ce panel afin d’obtenir la plus large hétérogénéité de représentations (voire de pratiques, sous certaines conditions) des consommateurs. Cette diversification peut s’opérer via les variables classiques en sociologie de position sociale (revenu ; âge ; profession, sexe…), mais des catégories de situation variées sont toutes aussi pertinentes. Par exemple, si vous vous intéressez à la consommation de légumes frais, alors des hypothèses différentes peuvent être formulées selon que votre enquêté soit une mère de famille sans activité ; un homme célibataire vivant seul au foyer; un végétarien ; une mère de famille qui travaille, une personne qui a rencontré un problème de santé impactant son mode alimentaire ou encore une jeune étudiante vivant pour la première fois seule dans son logement. Les dimensions du guide d’entretien seront relatives à votre questionnement collectif. Mais d’une manière générale, il serait intéressant de traiter les dimensions multiples de la consommation de ce type de biens ou de services : les habitudes de consommation (fréquence ; comme cette consommation a-t-elle évolué au fil du temps ?) - le choix en situation d’achat (les critères et les appuis de ces choix) - le choix des lieux d’approvisionnement - la consommation elle-même (la destruction ou l’usage du bien ou du service) - la gestion des déchets ou du produit une fois qu’il n’est plus utilisé - etc. Il est vivement recommandé dans cet exercice de vous efforcer de croiser le thème de la consommation avec une ou plusieurs autres thématiques enseignées dans ce cours. En effet, la consommation n’est pas une sphère isolée de la famille, des rapports sociaux de sexe, des médias, et c’est une activité qui sous-tend une gestion du temps. - 49 51 5 Bibliographie Barrey et Kessous, 2011. Consommer et protéger l’Environnement Opposition Ou Convergence, L’Harmattan. Baudelot, C. & Establet, R., 1994. Maurice Halbwachs : Consommation et Société, Presses Universitaires de France - PUF. Baudrillard, J., 1996. La société de consommation, Gallimard. Baudrillard, J., 1978. Le Système des objets, Gallimard. Berthomieu, 1966. La loi et les travaux d’Engel. Consommation, 13(4), p.59-89. Bourdieu, P., 2000. Esquisse d’une théorie de la pratique, Seuil. Bourdieu, P., 1979. La distinction, Les Editions de Minuit. Bourdieu, P., 1980. Le sens pratique, Les Editions de Minuit. Certeau, M. de, Giard, L. & Mayol, P., 1990. L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire Nouv. éd., Gallimard. Desjeux, D., 2006. La consommation, Presses Universitaires de France - PUF. Douglas, M. & Isherwood, B., 2008. Pour une anthropologie de la consommation : Le monde des biens, Editions du Regard. 52 Douglas, M. & Isherwood, B., 1996. The World of Goods 2e éd., Routledge. Dubuisson-Quellier, 2009. La consommation comme pratique sociale. Dans Traité de sociologie économique. p. 727-776. Engel, 1857. Les conditions de la production et de la consommation du Royaume de Saxe, Garabuau-Moussaoui, 2010. La consommation, entre pratiques, échanges et politique. Sociologies pratiques, 1(20), p.1-7. Halbwachs, 1933. L’évolution des besoins de la classe ouvrière Alcan., Paris. Halbwachs, 1913. La classe ouvrière et les niveaux de vie, Paris: Félix Alcan. Heilbrunn, B., 2005. La consommation et ses sociologies, Armand Colin. Herpin et Verger, 2000. La consommation des français. 1. Alimentation, habillement, logement La Découverte., Paris. Herpin, N., 2004. Sociologie de la consommation Nouv. éd., La Découverte. Horkheimer, M. & Adorno, T.W. (Theodor W., 1983. La dialectique de la raison, Gallimard. Marcuse, H., 1968. L’Homme unidimensionnel: Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Editions de Minuit. 50 Miller, D., 1998. A Theory of Shopping New edition., Cornell University Press. Poulain, J.-P., 2005. Sociologies de l’alimentation : Les mangeurs et l’espace social alimentaire, Presses Universitaires de France - PUF. Simmel, G., 1989. Philosophie de la modernité, Payot. Tabard, 1959. La consommation de produits animaux en France. Compte rendu d’une enquête spéciale. Consommation, avril-juin(2), p.41-65. Veblen, T.B., 1979. Théorie de la classe de loisir, Gallimard. 53 51 SO00102V : Théories de la socialisation Sociologie des médias Caroline Datchary 55 53 Plan 1 La théorie de la reproduction 1.1 Médias et pensée dominante 1.2 Réception 2 La théorie de l’autonomie 2.1 Autonomie de la réception 2.2 Autonomie médiatique Conclusion Bibliographie 56 54 Introduction Il existe plusieurs façons de traiter de la question de la production/reproduction au travers de l’exemple des médias. En tant que pratiques sociales, consommation et production médiatiques subissent l’influence des mécanismes classiques de reproduction familiale et sociale, comme vous l’avez vu dans les autres sections, notamment celle relative à la consommation. En effet, les pratiques médiatiques sont le plus souvent englobées dans la consommation culturelle. Elles sont marquées par de fortes disparités entre groupes sociaux, et dans une certaine mesure sont tributaires, comme les autres formes de consommation, de la socialisation primaire et secondaire des consommateurs. Par exemple, la lecture assidue d’un journal peut être orientée par les normes familiales ou amicales. Ou encore, le traitement opéré par les journalistes sur des sujets autour des banlieues ou des milieux ruraux n’est sans doute pas étranger à leur milieu social d’origine. Mais les médias participent également à la socialisation et à la construction identitaire des personnes. A ce titre, ils sont aussi producteurs/reproducteurs de valeurs et de manières de penser. C’est l’optique qui sera ici privilégiée : en quoi les médias sont-ils des agents des mécanisme de reproduction ? Nous allons voir que si effectivement, les médias sont normatifs et à ce titre, vecte urs de reproduction, ils peuvent être également novateurs et contribuer à transformer normes et valeurs. Cette dialectique entre reproduction et autonomie structure le plan choisi ici. Il faut noter que d’autres choix de plan auraient été possibles. Par exemple, en matière de média, un clivage entre production de l’information et réception de cette même information est souvent classiquement opéré dans les différentes études. Toutefois, il semble que l’un des changements majeurs récents dans l’univers médiatique tient justement à l’avènement du tournant participatif, lié notamment au développement du web 2.0. 22 Dès lors, traiter séparément production et réception de l’information s’avère plus difficile. Nous verrons d’ailleurs que les dispositifs techniques ne sont pas neutres et participent largement à ces effets de reproduction ou d’autonomie. Une dernière remarque avant d’entrer dans le cœur du sujet, le choix de traiter successivement reproduction et autonomie, est avant tout didactique : la réalité est évidemment complexe et emprunte aux deux simultanément. Pour illustrer ce cours, nous nous appuierons sur 5 courts textes empruntés à l’ouvrage de Cyril Lemieux : Un président élu par les médias ? Regard sociologique sur la présidentielle de 2007 (Lemieux, 2010). Cet ouvrage est tiré d’un blog qu’il a tenu sur le Pour simplifier, on entendra par web 2.0, le développement de toutes les pratiques relationnelles (réseaux sociaux, production et échanges de contenu, etc.) par opposition au web utilisé comme simple espace documentaire. 22 55 57 site du Monde pendant l’élection présidentielle de 2007. Ce blog ayant été supprimé lors de l’élection présidentielle de 2012, les textes ont été récupérés et placés à la fin du cours (sauf le texte 1 et 5 qui en format pdf sont placés en annexe). Des repères ont été placés pour articuler leur lecture à celle du cours. 1 La théorie de la reproduction Dans cette première section, nous allons donc voir en quoi les médias participent à la reproduction de normes, codes et valeurs. Il faut tout d’abord comprendre que le traitement médiatique de l’information n’est pas neutre et que les médias agissent donc comme un filtre dans notre perception de la réalité sociale. 1.1 Médias et pensée dominante Pierre Bourdieu, a proposé une analyse du champ journalistique, prenant en compte non seulement la socialisation des journalistes mais aussi des contraintes politiques et économiques. Les journalistes, comme tout un chacun, ont intériorisé inconsciemment durant leur socialisation, des façons de faire et de penser. C’est ce qu’on appelle leurs dispositions ou 58 habitus. Leur appréhension de la réalité, et plus encore, le traitement qu’ils en opèrent dans les médias en sont évidemment affectés. Le contraste entre le traitement des émeutes en banlieues en décembre 2005 et celui des mobilisations étudiantes contre le CPE (Contrat Premier Embauche) est souvent mobilisé pour illustrer ce point. Le premier fut plutôt négatif, contrairement au second. Pour expliquer cet état de fait, il convient de prendre en compte les dispositions des journalistes qui sont nettement plus proches des étudiants que des jeunes de banlieues. Ce phénomène peut sans doute aussi expliquer en partie le faible traitement des questions afférentes au monde rural. Lire à ce sujet le texte 1 Mais la socialisation n’explique pas tout, il faut aussi regarder du côté du fonctionnement du champ journalistique (Bourdieu, 1994) derrière lequel on retrouve les élites sociales et économiques. Le champ journalistique possède sans conteste un pouvoir sur les autres champs, ne serait-ce qu’en décidant ce qui est susceptible ou pas de faire l’actualité à un moment donné. Les partis et les hommes et femmes politiques sont ainsi très soucieux de la couverture médiatique de leurs idées. 56 Lire à ce sujet le texte 2 Pour autant, le champ journalistique subit en retour l’influence des autres champs, notamment économiques et politiques. En effet, comme tout autre secteur de l’économie, les industries médiatiques sont soucieuses de leurs chiffres d’affaire et de leurs bénéfices. Ces derniers étant souvent tributaires de la publicité et des abonnements, nous voyons bien l’influence que peut donc exercer l’audimat sur les choix médiatiques. Priorité sera donnée aux sujets susceptibles d’intéresser le plus, d’où la recherche du scoop, du sensationnalisme, du fait divers, et l’intérêt moindre pour les sujets longs, complexes. En raison des investissements financiers (déjà ou en mesure d’être réalisés) et des informations privilégiées qu’ils sont susceptibles de donner, les journalistes se voient souvent contraints de ménager les élites économiques et politiques. D’où le reproche qui leur est souvent fait, d’être vecteur de la pensée unique dominante. Nous pouvons prendre l’exemple de l’affaire du Mediator commercialisé par le laboratoire Servier. Une journaliste d’une revue médicale, dénonce la censure subie par ses articles révélant les dangers liés à ce médicament et d’autres du même laboratoire ; censure, qu’elle explique par la dépendance financière de la revue à l’endroit des publicités du laboratoire 23 59 Pour résumer, la collusion entre les sphères politique, économique et médiatique ne s’explique pas que par des mécanismes de socialisation mais aussi par des mécanismes de dépendance économique et politique (financement, conservation des sources, etc.). Les médias se focalisent, entre autres, sur du sensationnel, sur les élites, sur la politique et ont tendance à faire croire que leur filtre est transparent. Lire à ce sujet le texte 3 Il ne faut donc jamais perdre de vue que la réalité traitée par les médias est soumise à un éclairage particulier, et qu’une partie de cette même réalité reste dans l’ombre. L’initiative entreprise par plusieurs journalistes et sociologues est intéressante à cet égard. En 2006, ils ont coordonné un ouvrage intitulé « la France Invisible » dont l’objectif était justement de mettre en lumière, à travers des enquêtes et des témoignages, la précarité 23 http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/04/05/une-journaliste-denonce-une-censure-des-labos-dans-la-pressemedicale_1502656_3224.html 57 subie par des franges importantes de la population qui restent pourtant dans l’ombre (Beaud, Confavreux, & Lindgaard, 2006). En voici la présentation par l’éditeur 24 : « En France, la proportion de précaires est plus élevée dans le public que dans le privé, de plus en plus de personnes ne demandent pas les prestations sociales auxquelles elles ont droit, la plupart des SDF ont une adresse, la moitié des adolescents qui se suicident sont homosexuels, les licenciés qui retrouvent un emploi connaissent presque systématiquement une perte de revenu, les femmes au foyer sont souvent des chômeuses dissimulées, un ouvrier non qualifié a deux fois et demie plus de risques de décéder avant soixante ans qu'un ingénieur... C'est l'existence de millions d'hommes et de femmes, ceux et celles qui constituent la " France invisible ", que l'on découvrira dans ce livre hors normes. La France invisible, ce sont des populations qui, malgré leur nombre, sont masquées, volontairement ou non, par les chiffres, le droit, le discours politique, les représentations médiatiques, les politiques publiques, les études sociologiques, ou se retrouvent enfermées dans des catégorisations dépassées qui occultent leurs conditions d'existence. A la manière d'un dictionnaire des idées non reçues, La France invisible propose des enquêtes, des portraits, des témoignages et des analyses permettant de mieux comprendre une société de plus en plus aveugle à elle-même. Ce travail d'investigation sociale s'est appuyé sur un dispositif inédit, associant étroitement des journalistes et des chercheurs. Publié à la veille de la campagne pour l'élection présidentielle de 2007, La France invisible brosse le portrait d'un pays qui ne ressemble pas à celui auquel les candidats vont s'adresser. » 1.2 Réception Après nous être intéressés à ceux qui produisaient le contenu médiatique, allons voir du côté de ceux qui reçoivent ce contenu médiatique : téléspectateurs, lecteurs de journaux ou magazines, internautes, auditeurs de radio, etc. 60 Les théoriciens de l’école de Francfort soulignent l’efficacité directe des messages des médias de masse sur les récepteurs. Les médias diffuseraient une idéologie dominante en la naturalisant, souvent à l’insu des récepteurs qui se retrouveraient par là même, aliénés. Pour Habermas, ceci est d’autant plus un problème que les médias jouent un rôle fondamental dans une démocratie : « L’espace public, qui est en même temps pré-structuré et dominé par les mass media, est devenu une véritable arène vassalisée par le pouvoir, au sein de laquelle on lutte [pour le contrôle] des flux de communication efficaces » (Habermas, 1993, p. xvi) Il est important de comprendre que le dispositif utilisé a une influence sur la plus ou moins grande transparence du traitement opéré sur la réalité. Prenons l’exemple de l’image. En regardant une photographie, les téléspectateurs ont l’impression d’être en prise directe avec la réalité alors qu’ils ont un peu plus souvent conscience que cette dernière est filtrée quand ils sont confrontés à un récit qu’il soit écrit or oral (dans un article de journal ou une émission de radio par exemple). Or évidemment, les images ne sont pas neutres. Sans parler des commentaires qui les accompagnent quasiment 24 éditions la Découverte 58 systématiquement ou des retouches d’image25, par des simples effets de cadrage, on peut influencer la perception de la réalité, comme en témoigne l’image ci-dessous : 61 Autre exemple, en resserrant le cadrage sur la seule tribune où il y a des supporters on peut donner l’impression au téléspectateur qu’il y a beaucoup de public, alors qu’un champ plus large mettrait en évidence des tribunes désertes. En voici un exemple, plus politique, concernant les flux de migrants en Méditerranée 26. Ci-dessous sont reproduites les couvertures datant de mai 2015 de deux magazines hebdomadaires : The Economist et Valeurs Actuelles, aux maquettes assez similaires. Le sujet est le même, l’objet de la photographie aussi : une embarcation de migrants, mais l’effet produit sur le lecteur, est pour le moins différent. A la une de The Economist, le cadrage large de la photographie nous montre le naufrage d’un canot de migrant dans l’immensité de la Méditerranée, contrairement à celle du Valeurs Actuelles qui adoptent un prise de vue de face, plus rapprochée, le canot semblant prêt à jaillir de la couverture. Dans la première, on voit des naufragés, dans la seconde, on est face à des envahisseurs. Les choix des titres renforcent cette interprétation, le premier dénonce une situation jugée inhumaine dont la Comme la disparition de la grosse bague de Rachida Dati à la une du Figaro: http://www.lexpress.fr/actualite/politique/le-figaro-retouche-une-photo-de-dati-a-la-une_706998.html 25 cet exemple est tiré du site Arrêts sur Images http://www.arretsurimages.net/breves/2015-04-30/Les-naufrages-et-lesconquerants-id18874 26 59 responsabilité incombe à l’Europe, le second joue avec la peur du lecteur en titrant le débarquement (avec un D majuscule renforçant encore davantage l’analogie avec le débarquement planifié de forces militaires). 62 Evidemment, les effets se démultiplient quand il s’agit de la télévision et non d’une seule photographie. Résumons, la réalité telle qu’elle nous est représentée par les médias est le fruit d’une construction. Information et communication sont indissociables : en étant véhiculée, l’information est forcément affectée, d’où l’importance à accorder aux conditions de sa médiation, qu’elles soient sociales ou techniques. Le filtrage de la réalité qui en résulte, resterait transparent pour la plupart des personnes. 2 La théorie de l’autonomie Dès les années 1960, en France, des études sur la communication ont affiné les arguments de l’Ecole de Francfort. Les études sur la réception des émissions télévisées, qui se sont systématisées à partir des années 1980, ont aussi insisté sur la dimension 60 créatrice de la réception, dans la veine des « cultural studies » anglo-saxonnes. Nous verrons que le développement des outils numériques a sinon renforcé, du moins rendu davantage visible cette dimension créatrice et a aussi influencé les pratiques des producteurs de contenu médiatiques. 2.1 Autonomie de la réception Stuart Hall, sociologue anglais du courant des « cultural studies », conceptualise les échanges communicationnels entre un producteur-codeur et un récepteur-décodeur, notamment dans le cadre des émissions télévisuelles. Il met en avant que le « codage » du message dans la logique des stéréotypes dominants laisse ouverts des écarts avec le « décodage » mis en œuvre par les téléspectateurs (Hall, 1994). La mise en évidence de ce processus de codage est intéressante en ce qu’elle souligne le caractère construit du message médiatique : le contenu médiatique est une construction de la réalité, comme nous l’avons vu précédemment. Pour autant, il montre également qu’il y a un jeu dans la réception du message. Les codes utilisés par les producteurs peuvent ne pas coïncider avec ceux des récepteurs. Ce manque de concordance, créé une autonomie relative dans la réception. 63 Nous en revenons donc au rôle des dispositions sociales, qui interviennent ici non plus dans la production d’un contenu médiatique mais dans sa réception: tout le monde ne réceptionnera pas de la même façon un même contenu médiatique. Tout comme les producteurs de contenu médiatique filtrent la réalité, les récepteurs filtrent les messages qu’ils reçoivent. Ces filtres sont là encore fonction de leur milieu social d’origine, mais aussi de leur âge, de leur genre, etc., bref de leurs socialisations primaires et secondaires. Les récepteurs manifestent donc des capacités critiques qui sont certes variables, mais qui en tous les cas contrecarrent l’idée d’une idéologie qui se transmet de manière totalement efficace et transparente par les mass media. Lire à ce sujet le texte 4 Par delà les différences sociales, l’autonomie de la réception réside également dans la dimension créatrice individuelle. Dans « L’invention du quotidien », Michel De Certeau insiste sur cette dimension, y compris dans les consommations culturelles quotidiennes qui en semblent complètement dépourvues comme la télé : « l’analyse des images diffusées par la télévision et des temps passés en stationnement devant le poste doit être 61 complétée par l’étude de ce que le consommateur culturel fabrique pendant ces heures et avec ces images » (De Certeau, 1980). Ce changement de focale dans les études sur les médias revêt pour lui une dimension clairement politique : «L’efficace de la production implique l’inertie de la consommation. Elle produit l’idéologie de la consommation-réceptacle. Effet d’une idéologie de classe et d’un aveuglement technique, cette légende est nécessaire au système qui distingue et privilégie des auteurs, des pédagogues, des révolutionnaires, en un mot des « producteurs » par rapport à ceux qui ne le sont pas. A récuser « la consommation » telle qu’elle a été conçue et (naturellement) confirmée par ces entreprises « d’auteurs », on se donne la chance de découvrir une activité créatrice là où elle a été déniée, et de relativiser l’exorbitante prétention qu’a une production (réelle mais particulière) de faire l’histoire en « informant » l’ensemble du pays » Si on se contente de regarder du côté de la production, on est prisonnière d’une idéologie qui n’interprète la consommation médiatique qu’en termes de relations de domination et où le récepteur serait forcément dominé et aliéné. Pour de Certeau, il y a urgence, à mettre en évidence l’autonomie du récepteur, condition même pour lutter contre l’homogénéisation culturelle et l’extension de la pensée dominante. C’est pourquoi il s’est employé à mettre en évidence dans la réception des formes de résistance, rejet, bricolage, ou « braconnage », qui sont autant de manifestation de la liberté des récepteurs. On peut opérer ici un lien avec les théories de la réception littéraire et notamment celles du sémiologue italien Umberto Eco. Dans « les limites de l’interprétation », il montre comment le texte, une fois séparé de son émetteur et des conditions de son émission, est ouvert à un nombre potentiellement infini d’interprétations, de manière tout à fait légitime 27 (Eco, 1992). Il prend l’exemple savoureux des interprétations du « Petit Chaperon Rouge », qui verrait dans le conte des frères Grimm, soit une allégorie du passage de la puberté soit une recette cachée pour faire de l’or. Selon B. Bettelheim, dans son ouvrage « La Psychanalyse des contes de fées », le Petit Chaperon rouge symboliserait le personnage de la petite fille aux portes de la puberté, le choix de la couleur rouge du chaperon renvoyant au cycle menstruel, et donc à la sexualité. Le village et la maison de la grand-mère sont des endroits sûrs, chemin entre l’enfance et l’âge adulte. Pour arriver à destination, il faut emprunter un chemin qui traverse une forêt, lieu de danger où rôde le grand méchant loup. La mère indique à la fille le chemin à suivre, le « droit chemin », et la met en garde contre les mauvaises 27 il existe évidemment des interprétations qui ne sont pas acceptables car fondées sur des contre-sens par exemple. 62 64 rencontres. La fillette a une attitude ambiguë, puisque, faisant mine de se débarrasser du loup, elle lui donne en réalité toutes les indications pour que celui-ci trouve la grand-mère, et la mange… Arrivée à destination, la fillette voit bien que quelque chose ne va pas, (« Que vous avez de grandes dents ») mais finit tout de même dans le lit du loup. Ce dernier, campe ici la figure du prédateur sexuel. Selon la théorie d’Umberto Eco, cette interprétation fonctionne car elle respecte les caractéristiques structurelles qui règlent l’ordre des interprétations du texte originel des frères Grimm. Il en va différemment de l’interprétation alchimique qui voit dans la fable une recette pour séparer le mercure du soufre afin de le récupérer à l’état pur. Le Petit chaperon rouge figure alors le cinabre (ou sulfure de mercure), qui est justement de couleur rouge. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si la mère dit à l’enfant de ne pas fureter partout en chemin car le mercure est vif et mobile. Le loup symbolise quant à lui le chlorure mercureux, connu sous le nom de calomel ou « beau noir » en grec. Son ventre représente le four alchimique où se produit la combustion du cinabre et sa transformation en mercure. Jusque-là l’interprétation tient mais elle échoue en fin de compte car le mercure est de couleur argent. Or dans la fable des frères Grimm, la petite fille en sortant du ventre du loup porte toujours son chaperon rouge, elle est donc rouge et pas argent. Si cette interprétation n’est pas légitime ce n’est pas en raison de son originalité, il y a un postulat de libre interprétation mais bien parce qu’elle ne respecte pas jusqu’au la structure du texte. Pour conclure cette section, insistons à nouveau sur le rôle des dispositifs techniques dans la dialectique reproduction/autonomie. Si les mass medias traditionnels comme la radio ou la télé, « équipaient » parfaitement la vision d’un message uniforme délivré de manière mécanique à des masses, les technologies médiatiques ont évolué et se sont de plus en plus individualisés. La multiplication des terminaux et des écrans capables de recevoir des contenus médiatiques bat en brèche l’idée d’une consommation médiatique uniforme. Il est déjà loin le temps où toute la famille se rassemblait dans le salon pour regarder ensemble la même émission télé. Aujourd’hui, chacun a son écran et regarde ses propres programmes. La mise en réseau constitue également une évolution majeure, notamment via le développement des réseaux sociaux, comme Facebook, Twitter, etc. Les individus sont moins tributaires des milieux sociaux dans lesquels ils évoluent (qu’ils soient familials, professionnels ou amicaux) pour accéder à des contenus médiatiques. De ce fait, ils gagnent en autonomie dans leurs choix médiatiques. Les contenus se sont évidemment 63 65 adaptés, par exemple la publicité devient personnalisée et passe également par les réseaux sociaux. Enfin, il nous faut évidemment prendre en compte la dimension participative, avec l’avènement de ce qu’on appelle le web 2.0 car nous allons voir dans la section suivante que cette dimension non seulement appelle un renouvellement des pra tiques journalistiques, mais brouille aussi les frontières entre production et réception 2.2 Autonomie médiatique En démocratisant l’accès à la production médiatique, les outils technologiques permettent le développement du rôle des non professionnels dans la circulation des contenus médiatiques, et ce à plusieurs niveaux. Tout d’abord, ce rôle se développe au niveau de la production du contenu médiatique. Ainsi dans le domaine de la musique, de nombreux amateurs ont pu s’autoproduire en ligne. Le LipDub constitue un autre exemple, plus décalé. Cela a été l’option retenue en 2008 par les salariés d’un site de recherche et développement de Motorala sur le point de fermer. En réalisant ces courts clips vidéos humoristiques les mettant en scène (http://rd.center.free.fr/buzz.html ), ils se sont eux-mêmes mis à la recherche d’un repreneur, pour conserver leur emploi. Ils les ont publiés sur la toile, et l’humour aidant, 66 leur campagne a fait un véritable buzz, jusqu’à être reprise par des médias plus traditionnels. Autre exemple plus répandu, les fanfictions, où les fans d’une série ou d’un film vont s’emparer de l’univers ou d’un personnage d’une œuvre et en proposer leur propre version. Henry Jenkins a consacré un livre aux communautés de fans de la série Star Treck (Jenkins, 1992), il montre que loin de la figure de fans aliénés et atomisés, ceux-ci entretiennent un rapport extrêmement actif et dynamique avec la culture populaire, et sont capables d’innover en matière de détournement de technologies. Ainsi certains geeks passionnés d’astrophysique vont relire Star Trek avec leur propre grille d’interprétation en désignant les moments où la série met en scène des anticipations scientifiques crédibles. Pour ce faire, ils ont fait du montage vidéo complètement artisanal de séquences de Star Trek en utilisant plusieurs magnétoscopes. Les dispositifs techniques interviennent donc également au niveau de la diffusion de ces contenus médiatiques. Il a beaucoup été fait cas du rôle des technologies de réseaux sociaux, comme Facebook ou Twitter, dans la circulation de l’information autour des mobilisations du « printemps arabe ». Ces médias alternatifs venant pallier le manque de circulation de l’information sur les médias traditionnels officiels. Mais plus largement, les 64 innovations technologiques récentes permettent le développement à moindre coût de nouveaux médias. Prenons l’exemple du journalisme écrit, se lancer dans la création d’un journal imprimé coûte cher, le lancement d’un journal électronique est moins couteux : outre l’économie des coûts d’impression, il y aussi ceux des réseaux de distribution et des invendus. Se sont ainsi développés il y a quelques années un certain nombre de journaux en ligne, à l’instar de Rue 89, Mediapart ou encore Antlantico. Les nouveaux business models qui se développent leurs permettent dans certains cas, d’être plus autonomes à l’endroit de la publicité et des investisseurs privés. Pour certains, cet aspect est la condition nécessaire pour s’affranchir des dépendances politico-économiques mentionnées précédemment. Si les innovations techniques permettent à tout un chacun de produire ses propres contenus médiatiques et de les diffuser, cela ne veut pas dire pour autant que ces initiatives trouveront leur audience. Si nous avons pris des exemples de buzz réussis, il faut bien se rendre compte que de nombreux contenus médiatiques ne sortent pas de l’ombre. Ce qui nous amène au dernier niveau, celui de l’influence indirecte sur les producteurs traditionnels des contenus médiatiques. On observe une multiplication des forums et autres lieux participatifs : de nombreuses émissions télévisuelles ont leur site et forum associés, il en va de même de la presse écrite et des émissions de radio. Mais le plus souvent, le contenu de ces forums n’intervient que rarement ou de manière très marginale, dans le média traditionnel associé. Dans d’autres cas, le dialogue est plus ouvert, les espaces d’échanges médiatiques pouvant devenir de réelles arènes de confrontation entre producteur et récepteur. C’est l’option retenue par Mediapart qui a fait le pari, via des outils du web 2.0 (ajouts de contacts, commentaires, éditions participatives…), que les échanges avec les lecteurs pouvaient être profitables aux pratiques des journalistes, les enjoignant à une certaine qualité (Canu & Datchary, 2010). Lire à ce sujet le texte 5 Au total, nous voyons que ces transformations techniques accompagnent des changements dans l’univers de la production médiatique dans le sens d’une plus grande ouverture et donc d’un gain en autonomie. 65 67 Conclusion « Si l’influence de la communication de masse sur la formation des jugements politiques est encore relativement mal connue, après un siècle d’études, il est acquis que les médias ne sont pas capables de façonner à leur guise les croyances et les comportements du public, dans la mesure où ils ne peuvent pas déterminer les conditions de réception des messages qu’ils diffusent. Mais il est tout aussi certain qu’ils ne constituent pas pour autant des canaux de transmission neutres dépourvus d’effets propres. Leur influence la plus évidente est liée au travail de sélection des contenus diffusés. Cette capacité de filtrage, exercée de manière concurrentielle et non coordonnée par les institutions médiatiques, leur confère collectivement le pouvoir considérable de choisir et de hiérarchiser une grand part des données à partir desquelles nous forgeons nos représentations du monde » (Girard, 2011) Arrivés au terme de ce chapitre, reprenons les points développés les plus importants. Tout d’abord, nous avons discerné deux acceptions du terme « reproduction » : - la reproduction comme mécanisme directement issu de la socialisation des producteurs et des récepteurs (reproduction sociale au sens classique) - et la reproduction d’une idéologie ou d’une pensée dominante (qui peut passer par le mécanisme précédent mais aussi par d’autres mécanismes comme le poids des logiques économiques) 68 Nous avons envisagé cette double reproduction du côté de la production et de la réception des contenus médiatiques, tout en montrant qu’avec l’avènement des médias participatifs, cette frontière devenait moins nette. C’est l’occasion de revenir sur un autre point important, les dispositifs techniques, loin d’être neutres, jouent un rôle décisif quant à cette reproduction. Aussi, leur étude constitue-t-elle une étape obligée pour qui s’intéresse aux médias. Nous avons montré que le traitement médiatique de la réalité était le fruit d’une construction. En filtrant la réalité, les médias sont vecteurs d’idéologie. Pour autant, la réception des contenus médiatiques ne se fait pas de manière complètement passive. Les personnes sont le plus souvent dotées d’un minimum d’esprit critique et opèrent ellesmêmes leur propre tri dans ce qui leur est présenté par les médias, parfois allant même jusqu’à critiquer ouvertement ces contenus et à chercher ou proposer des contenus alternatifs. Il faut donc éviter une critique des médias trop manichéenne, qui d’ailleurs en étant trop caricaturale perd en efficacité, car elle est facilement contestable. Le sociologue se doit de montrer que la réalité est plus complexe. 66 Bibliographie Beaud, S., Confavreux, J., & Lindgaard, J. (2006). La France invisible. Paris: Découverte. Bourdieu, P. (1994). L'emprise du journalisme. Actes de la recherche en sciences sociales, 101-102, 3-9. Canu, R., & Datchary, C. (2010). Journalistes et lecteurs-contributeurs sur Mediapart. Des rôles négociés. Réseaux, 160(2-3), 195-223. De Certeau, M. (1980). L'invention du quotidien : t 1. Arts de faire. Paris: Gallimard. Eco, U. (1992). Les limites de l'interprétation. Paris: Grasset. Girard, C. (2011). De la presse en démocratie. La révolution médiatique et le débat public. La vie des idées. Retrieved from http://www.laviedesidees.fr/De-la-presse-en-democratie.html Habermas, J. (1993). L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Paris: Payot. Hall, S. (1994). codage/décodage. Réseaux, 12(68), 27-39. Jenkins, H. (1992). Textual poachers. Television fans and participatory culture. New York: Routledge. Lemieux, C. (2010). Un président élu par les médias ? Regard sociologique sur la présidentielle de 2007. Paris: Presse des Mines. 69 67 Liste des textes Ces 5 textes sont issus de Lemieux, C. (2010). Un président élu par les médias ? Regard sociologique sur la présidentielle de 2007. Paris, Presse des Mines. Les pages sont précisées à chaque fois. • Texte 1 : une campagne sans intérêt (pages 97-98) cf. Annexe 1 • Texte 2 : pourquoi certaines attitudes journalistiques nous énervent (pages 121-122) Même si l’on doit noter des différences dans leur définition spécifique et leurs modes de mise en œuvre selon les types de médias (presse écrite, radio, TV, etc.), les règles pratiques qui forment la morale publique des journalistes aujourd’hui, dans les pays occidentaux, sont relativement comparables. On peut les styliser de la façon suivante : 1) La distanciation énonciative: les journalistes doivent s’efforcer, en public, d’utiliser avec leurs interlocuteurs des modes d’adresse qui ne trahissent pas une trop grande 70 familiarité, de recourir au vouvoiement ou encore de marquer conventionnellement la différence entre leur propos et celui que tient leur interlocuteur ou leur source. Ainsi, par exemple, à la télévision, tel journaliste qui appelle d’ordinaire un homme politique par son prénom et le tutoie («François, est-ce que tu es libre demain pour déjeuner?»), s’efforcera de s’adresser à lui, lorsque l’antenne sera prise, en donnant son nom complet et en le vouvoyant («François Hollande, que pensez-vous des déclarations récentes du président de l’UMP?»). 2) La conservation de l’initiative: les journalistes doivent s’efforcer de rendre manifeste au public que ce sont eux qui ont choisi de traiter un sujet (et non par leurs interlocuteurs qui l’ont imposé), que ce sont eux qui ont invité une personnalité à s’exprimer dans leur émission (et non pas elle qui s’est invitée) ou encore que ce sont eux qui ont choisi les questions qu’ils posent (et non pas leur interlocuteur qui les leur a suggérées). De manière typique, c’est en s’appuyant sur une telle règle que sont aujourd’hui dénoncés les entretiens télévisés avec les gouvernants tels qu’ils étaient pratiqués à la télévision française avant 1981. 68 3) Le recoupement: les journalistes doivent s’efforcer, avant de rendre publique une information, d’en avoir vérifié la fiabilité, en cherchant systématiquement une seconde source permettant de confirmer ou d’infirmer celle dont ils disposent déjà. 4) L’administration de preuves recevables juridiquement pour dénoncer: les journalistes doivent s’efforcer, avant de dénoncer publiquement un scandale ou un comportement répréhensible, d’avoir réuni suffisamment d’éléments de preuve pouvant recevoir une validité minimale du point de vue de l’institution judiciaire. 5) La polyphonie: les journalistes doivent s’efforcer, quand ils rendent compte d’un conflit, d’une compétition, d’une controverse ou d’une affaire, de donner la parole à l’ensemble des points de vue qui s’affrontent. Cette règle est centrale dans le traitement des campagnes électorales à la télévision. Dans le cas français, elle se traduit par la mise en place de procédures d’équité formalisées, contrôlées par une instance extérieure (le CSA). 6) La séparation des faits et des commentaires: les journalistes doivent s’efforcer de ne pas manifester dans le rapport des faits leurs propres opinions et préférences personnelles, ces dernières n’ayant à être exprimées que dans des compartiments déterminés du discours journalistique par les rédacteurs réputés habilités à le faire (éditoriaux, papiers d’analyse, billets, etc.). Pourquoi certaines manières de faire journalistiques nous énervent? Quand il s’agit de comprendre, en tant que citoyens-consommateurs de médias, nos propres réactions de frustration, d’indignation ou de révolte devant la façon dont les journalistes couvrent les élections, c’est vers ces différentes règles pratiques (notamment les numéros 2, 5 et 6) que nous devons nous tourner : nos sentiments proviennent en effet du fait que l’une de ces règles nous paraît avoir été insuffisamment suivie par le ou la journaliste. • Texte 3 : Il n’y a plus d’insécurité en France (pages 91-92) Tel pourrait être du moins le sentiment d’un Persan à la Montesquieu qui, après avoir séjourné dans notre pays en mars 2002, y reviendrait aujourd’hui et voudrait s’enquérir de la situation hexagonale à travers gazettes et journaux radio et télédiffusés. Selon le baromètre INA’stat, les faits divers n’ont en effet représenté que 4% des sujets traités au dernier trimestre 2006 dans les journaux des grandes chaînes de télévision (TF1, F2, F3, Arte, C+ et M6). On est loin des résultats de cette étude qu’avait menée il y a cinq ans l’Institut TNS Media Intelligence sur un panel de 80 médias français, qui concluait que 69 71 l’”insécurité” avait été, entre mars 2001 et avril 2002, le thème le plus médiatisé. Lorsqu’au lendemain du 21 avril 2002, les responsables des grandes chaînes de télévision se virent reprocher d’avoir poussé leurs rédactions à la “surmédiatisation” des problèmes de délinquance durant toute l’année qui avait précédé, faisant ainsi (d’après leurs détracteurs) le “jeu de l’extrême droite”, ils répondirent généralement que le phénomène de l’insécurité était une réalité dont il était du devoir des journalistes de rendre compte puisqu’elle existait “bel et bien”, que cela plaise ou non. Etienne Mougeotte, vice-président de TF1: “Ce n’est pas la télévision qui génère l’insécurité, c’est la montée de l’insécurité qui justifie que la télévision en parle” (Le Monde du 4 mai 2002). Michelle Fines, chef du service des informations générales de France 2 : “Est-ce qu’on a inventé l’insécurité ? Estce que notre boulot, c’est de se taire ou de mettre le doigt là où ça fait mal?” (Télérama du 30 avril 2002). Robert Namias (TF1): “Nous n’inventons pas les violences de toutes natures qui font en ce moment l’actualité” (Le Monde du 24 avril 2002). Si ces professionnels de l’information ont raison, on doit logiquement déduire du fait que leurs rédactions ne nous parlent pratiquement plus aujourd’hui d’insécurité que celle -ci a “bel et bien” quasiment disparu dans notre société (sans quoi, ils devraient considérer de leur devoir de nous en parler). S’ils ont tort (ce qui, après tout, n’est pas entièrement exclu), il faut en conclure que la médiatisation d’un phénomène obéit à de toutes autres logiques que celle du “miroir de la réalité” derrière laquelle ces professionnels se retranchent si promptement. C’est évidemment ce second point de vue que privilégie la sociologie des médias quand elle essaie de rendre compte des processus sociaux qui conduisent les journalistes à inscrire tel ou tel événement (ou phénomène) sur l’agenda médiatique au détriment de tel autre. Ces études sociologiques (exception faite des plus mauvaises) n’en concluent pas que “l’insécurité” (par exemple) ne serait rien d’autre qu’une construction médiatique. Elles visent plutôt à montrer non seulement qu’il ne suffit pas qu’un phénomène de grande ampleur existe “bel et bien” pour qu’il accède automatiquement à l’agenda médiatique mais encore et surtout que les sources ne sont pas à égalité dans leur capacité à mener le travail social et politique qui permet de conduire les journalistes à se persuader de la nécessité ou de l’inutilité de cette inscription. Le problème ne vient pas tant du fait que les gens de presse informent le public à propos 70 72 des phénomènes ou des évènements qui bénéficient à un moment donné d’un travail actif de mise à disposition des faits de la part de certaines sources influentes (comme ce fut le cas avec “l’insécurité” en 2002) et/ou d’un travail de conformation aux formats journalistiques (comme ce fut le cas il y a peu avec l’association des Enfants de Don Quichotte). Il vient plutôt du fait qu’ils oublient bien souvent le respect qu’ils doivent, face à ces faits, à des règles comme la polyphonie (donner la parole à des contre-sources et non pas exclusivement, dans le cas de l’insécurité par exemple, aux pouvoirs publics et aux victimes) et à la conservation de l’initiative (s’obliger à parler aussi des phénomènes et des évenements qui ne sont pas aussi bien “mis à disposition” par des sources influentes et qui sont moins spontanément conformes aux formats • Texte 4: Les limites de l’hypnose (pages 23-24) Depuis quelques semaines, un certain nombre d’organes de presse se sont essayé à mettre à jour les relais dont bénéficie le candidat de l’UMP, Nicolas Sarkozy, dans l’univers des médias. Ainsi par exemple ce dossier du Nouvel Observateur du 29 janvier (”Comment Sarko met la presse sous pression”), cet article de R. Bacqué dans Le Monde du 20 février (”Vingt-cinq ans d’investissement dans les médias”), cet “Arrêt sur Images” du 11 février consacré aux “Reporters en Sarkozie” ou encore, cet article signé Nicolas Cadène publié début février sur Agoravox. Entre autres...Le fait qu’un candidat bénéficie de “soutiens” et de “relais” parmi les journalistes et les dirigeants de presse (M. Sarkozy n’en ayant sans doute pas le monopole!) peut-il avoir in fine un véritable impact sur l’élection ? La réponse semble “oui”, à l’évidence. Et pourtant, il n’y a là rien de très évident. Comme l’a suggéré le sociologue Stuart Hall dans un article pionnier, ce n’est pas parce que les récepteurs sont soumis à un message orienté qu’ils adopteront nécessairement l’orientation de ce message. A côté de cette “lecture hégémonique“, Hall distingue au moins deux autres types de lectures possibles: celle qu’il appelle “oppositionnelle” (plus certains médias me font l’effet d’être pro-Dupont, plus cela me conforte dans mon vote anti-Dupont) et la lecture “négociée” (mon adhésion n’est renforcée seulement que pour une partie des idées de Dupont que me “vendent” certains médias de sorte que, par exemple, au lieu de voter Dupont, je voterai Durand qui va plus loin que Dupont sur ces idées-là). 71 73 Vient ici à l’esprit l’exemple du référendum sur la Constitution européenne en 2005: que, de l’avis de beaucoup, les médias “dominants” aient privilégié le camp du “oui” n’a pas empêché le “non” de l’emporter. De même, y aurait-il quelque illusion à s’imaginer que le fait que le Front national soit contenu à 5,2% des temps de parole sur France 3 (selon Le Monde du 3 mars) suffira à l’empêcher d’être au-dessus des 15% le soir du 22 avril prochain. Une fois reconnu que le modèle dit de la “seringue hypodermique” (autrement dit, l’idée selon laquelle il suffirait d’injecter médiatiquement à la masse des électeurs certains “produits” politiques pour les voir tous voter en conséquence) ne rend pas compte des effets réels des médias, on pourrait être tenté d’en conclure à une certaine innocuité des parti-pris politiques des journalistes. Ce serait aller beaucoup trop vite en besogne ! Que les effets des médias sur le vote ne soient pas nécessairement ceux que certains espèrent et que d’autres redoutent, ne signifie pas qu’il n’y a pas d’effets, mais plutôt qu’ils sont très difficiles à évaluer et à mesurer sérieusement, et à anticiper exactement (n’en déplaise à ceux pour qui les choses sont toujours simples qu’elles n’apparaissent). En réalité, tant que nous chercherons à soulever le problème de la responsabilité journalistique uniquement en termes conséquentialistes (c’est-à-dire à partir, d’abord, d’un questionnement sur les effets des discours médiatiques sur le comportement électoral), les journalistes à qui nous aurons des reproches à faire, pourront toujours nous renvoyer à l’existence, au sein du public, de lectures oppositionnelles ou négociées (et non pas seulement hégémoniques), c’est-à-dire à l’existence d’un sens critique du public que celui-ci est susceptible d’activer pour se défaire de la soi-disant “hypnose” médiatique. Et ces journalistes n’auront même pas tort ! C’est pourquoi on peut juger plus impérieux et efficace de soulever la responsabilité journalistique d’abord et avant tout en termes déontologiques : c’est par rapport à des faits clairement observables (à savoir: des infractions à leurs règles de distanciation professionnelle) que certains journalistes méritent d’abord d’être critiqués et cela par principe, c’est-à-dire indépendamment même des effets (ou de l’absence d’effet) que peut avoir leur manque de distanciation sur le vote de leurs concitoyens. Texte 5 : Les blogs changent-ils quelque chose à cette campagne présidentielle ? (pages 63-64) cf. annexe 2 72 74 SO00102V : Théories de la socialisation Temps sociaux et production de la société. 75 Jean-Pierre Rouch [email protected] 73 Introduction : qu’est-ce que le temps ? I Intérêts de l’étude des temporalités sociales 1. Le temps comme observatoire des phénomènes sociaux. 2. Temps sociaux, reproduction et production. A/ Le temps comme instrument de reproduction B/ Le temps comme production II. Deux modèles temporels sociétaux : le temps traditionnel et le temps moderne. 1. Les conceptions du temps dans les sociétés traditionnelles. 2. Les conceptions du temps dans les sociétés industrielles. A/ La mise en place d’un standard universel B/ Les caractéristiques du temps de la modernité. III La centralité du temps de travail : de la production et « naturalisation » d’un ordre social à sa remise en question. 1. Temps et ordre social : les critères d’évaluation d’un temps dominant 2. Les débats sur la centralité du temps de travail. IV. Evolution des temporalités sociales depuis la modernité. 1. Les transformations du temps de travail 2. La complexification des temps sociaux V. Quelle individualisation pour les temps sociaux ? 1. Questions de méthodes 2. l’individualisation des emplois du temps Conclusion Annexes Bibliographies obligatoires et indicatives 74 76 Temps sociaux et production de la société. Introduction Quelles sont les différences entre les manières dont un agriculteur et un ouvrier construisent leurs journées ? Se basent-ils l’un et l’autre sur les mêmes repères temporels ? Accordent-ils au temps les mêmes valeurs et ont-ils de leur avenir les mêmes représentations ? Que nous apprend l’inégalité des temps consacrés aux tâches ménagères sur les rapports entre hommes et femmes ? Comment une société s’y prend-elle pour synchroniser les activités de ses membres ? L’utilisation de nombreux moyens de communication et de transports n’a-t-il pas changé notre rapport au temps ? Les répartitions entre le temps de travail et le temps hors travail a-t-il évolué dans nos sociétés et cela a-t-il une conséquence sur la forme et la nature du lien social ? Voici quelques une des questions que se pose une sociologie des temps sociaux. Mais déjà, parler de « temps social » suppose : 1. que l’on ait du temps une définition claire. 2. que l’on suppose que le temps est un phénomène social, susceptible, qui plus est, d’intéresser le sociologue. D’abord, qu’est-ce que « le temps ». Nous devons nous poser la question pour au moins deux raisons. La première : nous souhaitons avoir ici du phénomène « temps » une approche sociologique. Comme dans toute démarche sociologique, il nous faut définir au préalable notre objet. La seconde : le terme « temps » est en lui même polysémique. Il renvoie dans le langage courant à des réalités aussi différentes 28 que la météo (le « temps qu’il fait »), la durée (exemple l’expression : « un laps de temps »), ou la succession des événements (« en même temps » ; « chaque chose en son temps »), ou encore le système employé pour mesurer ces dernières (par exemple le temps de 77 l’horloge) ; sans parler de l’époque ou du temps grammatical ou musical. Il nous faut donc essayer de clarifier. Ce n’est pas chose facile. De fait, comme on peut le lire sous la plume de nombreux auteurs, tout le monde sait spontanément ce que c’est que le temps du moment qu’on n’essaie pas de le définir29. Référons-nous à la définition proposée en premier lieu par un dictionnaire 30. Temps : « milieu indéfini où paraissent se dérouler irréversiblement les existences dans leur changement, les événements et les phénomènes dans leur succession ». Cette définition reste à la fois un peu vague et consensuelle dans la mesure où elle tente un compromis entre plusieurs approches, essentiellement entre les approches philosophiques et physiques. Elle est, comme c’est le cas le plus souvent avec un dictionnaire usuel, un compromis entre une définition savante et une définition issue du sens commun. De ce point de vue, elle exprime des représentations du temps qu’il n’est pas inutile de déconstruire : La notion de « milieu » renvoie au sens écologique d’environnement. Les mots « indéfini » et « paraissent » insistent sur le flou et l’incertitude, sur le caractère à faible définition du concept de temps. Le « où » est un élément de définition spatial et topologique. Le temps s’y trouve défini en fonction de l’espace, ce qui consacre une hiérarchisation spécifique des deux dimensions. « L’irréversibilité », dont on doit l’assise scientifique aux lois de la thermodynamique (voir cidessous) ancre une représentation du temps dont nous verrons qu’elle n’était pas prépondérante dans d’autres sociétés. 28 Différentes mais pas sans rapport comme nous le verrons plus loin. 29 Parmi les premiers : Saint Augustin, Confessions, XI, 14, Garnier Flammarion, 1964. 30 En l’occurrence le Petit Robert. 75 La dernière partie de la phrase, tout en introduisant une dimension dynamique à travers l’idée de « changement », et une dimension linéaire à travers l’idée de « succession », entérine le clivage entre le philosophique et le physique. Cette définition porte bien la trace des approches, qui, parmi toutes les approches du temps, ont le plus marqué le sens commun. En particulier la physique de Newton, et la philosophie de Kant. Pour la physique Newtonienne le temps est un absolu, s’écoule indépendamment de l’expérience que l’on peut en avoir, et l’univers entier est conçu lui-même comme un gigantesque mécanisme, réglé comme une horloge. Ainsi le temps existerait en soi, serait une donnée transcendantale, ancrée dans la nature. La thermodynamique, née au XIX va ajouter l’irréversibilité à cette représentation du temps. Dans le monde des gaz et des phénomènes énergétiques qu’étudie cette branche de la physique, un phénomène se produit toujours à sens unique. Par exemple en mélangeant de l’eau froide et de l’eau chaude on obtient toujours de l’eau tiède. Dans le cadre de la théorie (seconde loi de la thermodynamique) il est impossible de concevoir que les échanges de chaleur se fassent en sens inverse. Le temps conduit invariablement tout système vers des conditions d’équilibre, de stabilité, de « mort ». Le temps est irréversible. La théorie de la relativité restreinte d’Einstein et la physique quantique vont toutes deux bouleverser les conceptions du temps en physique, mais de manières différentes. Pour Einstein, le temps n’est plus absolu mais relatif à la vitesse de la lumière. Pour un corps donné, il y donc distorsion du temps en fonction de sa vitesse. Jusqu’ici, le principe de causalité qui stipule que la cause d’un phénomène est nécessairement antérieure au phénomène, conserve sa linéarité. La théorie du chaos, la physique quantique, la physique des particules proposent chacune elles aussi une approche particulière de la réversibilité et de la prévisibilité d’événements futurs, ainsi qu’une approche nouvelle des liens entre le temps et l’observateur, mais pour l’instant, elles ont moins pénétré les notions de ce que nous appelons collectivement et communément le « temps ». Pour la philosophie cartésienne et surtout Kantienne, le temps a, comme dans la physique Newtonienne, une existence a priori mais elle réside dans la structure de l’esprit humain, une catégorie de la pensée, forme innée d’expérience qui constitue par là-même une donnée non modifiable de la nature humaine. Le sens commun, lui, est encore très nettement newtonien. Il tend à accorder au temps une substance et à naturaliser son existence : nous « avons » du temps ou nous n’en n’avons pas, nous le dépensons ou le gérons, nous le prenons, le gagnons, ou le passons. L’idée que le temps soit sécable en heures, minutes et secondes (voire en nanosecondes), nous est devenue si familière qu’elle nous semble naturelle. Or, c’est précisément parce qu’il n’en a pas toujours été ainsi que peut s’éveiller l’attention du sociologue pour notre « chronocentrisme »31. Car pour la sociologie des temps sociaux, pourrait-on dire, le temps « n’existe pas ». Il faut entendre par là que le temps n’a pas de substance, pas d’existence objective et universelle. Il s’agit en fait pour le sociologue : « … d'abandonner l'illusion du « temps en soi » comme disent les philosophes. Nous nous servons quotidiennement du temps, il est l'instrument indispensable à notre communication, à nos rencontres, c'est le lien social par excellence, et nous avons fini par croire qu'il existait vraiment de manière objective. Cette croyance résulte pour partie du fait que nous partageons le même système de mesure du temps en minutes, heures, mois, années, etc. Comme nous le mesurons tous de la même façon, de manière apparemment objective, nous prenons la réalité de cette mesure pour la réalité même du phénomène. La preuve du temps, pourrait-on dire, c'est qu'on le mesure. En objectivant cette mesure, en la rendant (presque) universelle, nous avons doté ainsi le temps d'une réalité objective. Cette objectivité n'est qu'une fiction comme le prouve sa mesure qui n'est qu'une simple convention. Qui pourrait trouver une quelconque objectivité au fait que nous divisons la minute en 60 secondes, l'heure en 60 minutes, la journée en 24 heures ou la semaine en 7 jours, par exemple?32 Tout comme l’on a pu parler d’un « ethnocentrisme » c'est-à-dire de la propension à percevoir comme naturelles et allant de soi des caractéristiques culturelles de notre société ou groupe social, à partir desquelles on perçoit les faits et les activités sociales, on pourrait parler aussi de « chronocentrisme ». 31 32 Sue R., Temps et Ordre social, PUF, 1994 76 78 Cette position, radicalement constructiviste, prend donc le contre-pied des « substantialismes » newtonien et kantien et du même coup, le contre-pied du sens commun. Mais si elle présente l’intérêt d’être un nouveau paradigme du temps, et d’étendre les territoires de la sociologie à son étude, on pourrait en revanche lui faire au moins deux critiques. Soucieuse d’attirer notre attention sur le rôle du temps dans les mécanismes sociaux, cette approche chez de nombreux auteurs sous-estime ou oublie purement l’existence de rythmes biologiques ou « naturels » chez les individus (rythmes de fonctionnement et vieillissement des organes, cycles de vigilance, cycles menstruels, etc.). Même si ces rythmes n’existent pas à part du social mais sont en inter-relation avec lui33, ils constituent une des composantes de ce que W. Grossin appelle « l’équation temporelle personnelle »34. En outre, s’il n’existe pas objectivement, le temps « s’objective » néanmoins dans des objets (la montre et les instruments de mesure dont on pourrait dire qu’ils sont l’objectivation d’une conception particulière du temps), dans des pratiques (parce que chaque société met en place des mécanismes de régulation dont le temps fait partie) et dans des représentations. Nous verrons sur ce point que les manières dominantes de se représenter le temps changent d’une époque à une autre, d’une société à une autre et que les groupes et les individus eux-mêmes sont porteurs d’une véritable diversité des manières de se représenter le temps. Tentons alors une définition. Voici celle donnée par R. Sue. Temps sociaux : les grandes catégories ou blocs de temps qu’une société se donne et se représente pour désigner, articuler, rythmer et coordonner les principales activités sociales auxquelles elle accorde une importance particulière35. Cette définition de la notion « de temps sociaux » s’appuie sur l’existence d’un « temps », lui-même non défini. Et elle présuppose que celui-ci peut être découpé en « blocs », ce qui est loin d’être le cas dans toutes les sociétés, comme nous le verrons plus loin à propos des sociétés traditionnelles. Elle est plus particulièrement adaptée aux sociétés de la modernité, c'est-à-dire aux sociétés mises en place par la révolution industrielle. Essayons de formuler une définition plus neutre, mais plus détaillée. L’expression « temps sociaux » comporte quatre dimensions36. Elle renvoie à la fois : - aux techniques de repérages, d’orientation et de synchronisation des activités : le découpage social de notre vie en moments identifiables, les manières que nous avons de mesurer le temps… Nous savons quand commence pour nous un moment de travail, un moment de repos. Nous savons comment évaluer l’instant où nous avons un rendez-vous. Nous savons mesurer la durée de nos activités. En même temps, ces techniques de repérages sont également des techniques de synchronisations plus ou moins sophistiquées et plus ou moins abstraites. Tout cela constitue une sorte de « technologie sociale » (Elias 37), qui comme toute technologie, comprend des savoirs, leurs symbolisations ou codifications 38, leurs objectivations qu’elles soient 33 Des études médicales ont par exemple relié l’avancée moyenne de l’âge des premières règles à l’évolution de nos sociétés. 34 Grossin W., Pour une science des temps, introduction à l’écologie temporelle, Toulouse, Octarés, 1996. « On pourrait définir l’équation temporelle personnelle comme une architecture temporelle interne, un ensemble de dispositions hiérarchisées et changeantes que chaque individu porte en lui et qui orientent ou commandent ses préférences. C’est une formule regroupant des données qui relèvent de l’appartenance sociale mais aussi d’un état physique ou biologique ou mental du sujet ». 35 Sue R., op. cit. Rouch J-P, Une approche compréhensive des emplois du temps : cahiers-temps et chronostyles, in Thoemmes J., Terssac de G. (eds), « les temporalités sociales : repères méthodologiques », Toulouse, Octarès, 2006 36 Elias N., Du Temps, Fayard, 1984 Dans cet ouvrage, lorsqu’il désigne le temps (dans son ensemble) comme une « technologie sociale », Elias nous paraît se référer implicitement à cette première dimension. 37 Une « cartographie » du temps : assignation de coordonnées temporelles à des activités se traduisant par exemple dans les sociétés industrielles par un découpage en h, mn, sec ; ou bien attribution d’un nom de saint à une journée, d’un nom à un jour 38 77 79 matérielles (montre, calendrier, agendas) ou bien institutionnelles (l’adoption du standard GMT), leurs prescriptions d’emplois (incorporés, socialisés sous forme d’habitus et/mais susceptibles de réappropriations) - à la multiplicité des usages et des pratiques à l’intérieur et par rapport à ces modes de repérages de la première dimension. C'est notre emploi du temps. On y trouve les manières dont nous organisons nos activités, les articulons et les coordonnons entre elles. Mais aussi les manières dont nous les articulons et les coordonnons avec celles de notre entourage et de toute personne avec laquelle nous sommes en interaction. On retrouve également ici les usages que nous faisons des technologies sociales du temps mentionnées dans la dimension 1. - à des représentations, des valeurs du « temps » : nous trouvons ici les représentations que notre sens plus ou moins commun et notre imaginaire se font de ce qu’est le temps lui-même (d’où les guillemets). Nous le représentons-nous comme une flèche, comme des rails sur lesquels nous sommes lancés, comme une horloge ou comme un réseau élargi et présent aux multiples ramifications ? Nous trouvons également ici les horizons temporels, c’est-à-dire une orientation référentielle du sens donné à nos activités en fonction des « grandes perspectives temporelles» que sont le passé, le présent et le futur, l’inscription de nos activités dans un continuum biographique, au moins imaginaire. Il sera possible de saisir chez un individu le rôle d’orientation et l'état de séparabilité de ces trois dimensions temporelles : passé, présent et futur qui peuvent éclairer autrement ses principes d’action. At-il le sentiment de vivre au jour le jour, ou bien conçoit-il sa vie comme une succession d’étapes sur le modèle de la carrière ? Les groupes ont également leurs horizons temporels. D. Mercure a montré que des variables sociologiques telles que la position sociale peuvent expliquer une différenciation dans les représentations de l’avenir 39. S. Le Garrec a montré le rôle que joue l’absence ou le flou de ces mêmes représentations de l’avenir dans les poly-consommations toxicologiques chez les adolescents 40. À une échelle plus sociétale, les auteurs de la sociologie des temps sociaux ont décrit « l’idéologie du progrès », comme une représentation collective du temps constituant un principe central d’orientation et de légitimation des activités sociales pendant la modernité. Ils ont également fait remarquer que cette représentation du temps social est seulement possible lorsque le temps est lui-même perçu comme linéaire et cumulatif, ouvert vers un futur à construire. Dans les sociétés traditionnelles, elle n’aurait pas de sens. Il faudrait ajouter à ces dimensions représentationnelles tout ce qui est de l’ordre d’un « ressenti » temporel. Ce dont relève ce que W. Grossin et G. de Terssac 41 ont appelé des « chronopathies » : avonsnous le sentiment de manquer de « temps », de ressentir des formes de « pression » temporelle. Ou au contraire ressentons-nous des formes de dépression temporelle qui débouchent, par exemple, sur un sentiment « d’ennui » ou celui d’avoir « trop de temps » ? De façon moins douloureuse et plus générale quel sentiment de la durée avons-nous ? Quelle part de notre vie sommes-nous prêts à accorder à telle ou telle de nos activités ? - aux rythmes sociaux c'est à dire à l’étude de la fréquence et de la périodicité des événements 42, des activités43, des moments vécus et de leur renouvellement. Les périodes de ces rythmes peuvent aller d’un instant à la durée d’une vie humaine (et même plus pour les périodes historiques et anthropologiques) selon l’échelle de durée à laquelle on se place. de la semaine etc. 39 Mercure D., 1995 40 Le Garrec S., 2002 Terssac de G (dir), 2000 41 Ces événements peuvent être aussi des événements « naturels », mais ils intéressent tout de même la sociologie pour peu que leurs « conséquences » ou leur prise en compte soient sociales, ce qui est presqu e nécessairement le cas : ex. les cycles menstruels féminins qui, pour être naturels, voient néanmoins se construire sur eux tout une série de faits sociaux : discussions mère-fille sur les premières règles, modifications des activités quotidiennes en période menstruelles, économie des produits parapharmaceutiques dédiés etc. Autre exemple plus évident encore : les cycles de veille et de sommeil. 42 43 L’alternance des temps travaillés ou non travaillés par exemple. 78 80 Faisons deux remarques à propos de cette définition. • Tout d’abord, tout composé de deux ou plusieurs de ses dimensions est également un temps social, et, de fait, tous nos temps d’activités peuvent être décrits comme des compositions de plusieurs ou de toutes ces dimensions. Le travail par exemple peut être analysé à partir des plages de durées qui le contiennent, des pratiques qu’il sous-tend, de représentations et des valeurs qui l’accompagne, des rythmes d’activité qu’il présente. De façon générale, notre emploi du temps quotidien peut s’analyser en pratiques, en modalités de repérage, en rythmes et en représentations et dans l’articulation de plusieurs de ses dimensions. • Ensuite, chacune de ces dimensions peut être mise en relation non seulement avec les autres mais également avec la diversité des situations sociales. Il n’est pas indifférent en regard de nos pratiques et représentations du temps que nous soyons un homme ou une femme, que nous appartenions à telle tranche d’âge, à telle catégorie sociale, etc. Du coup, on peut percevoir que les problématiques de la production et de la reproduction sont particulièrement adaptées à la prise en compte du temps : un cadrage sociétal particulier du temps tend à stabiliser la société, mais ce cadrage n’est pas immuable, D’une part, il évolue au fil du temps. D’autre part, il est négocié, voire modifié, par les acteurs eux-mêmes. De ce point de vue, l’intérêt d’une sociologie des temps sociaux est au moins triple : I Intérêts de l’étude des temporalités sociales 1. Le temps comme observatoire social : L’étude des temporalités sociales nous permet de repérer la trame de certaines cristallisations sociales parfois insoupçonnées. D’une part, elle peut mettre en évidence les différents processus de coordination, d’adaptation et de cohésion sociale, c'est à dire les mécanismes par lesquels chaque société, à des degrés différents, tente d’harmoniser ses activités dans le temps. C’est ce que nous verrons plus loin à une échelle d’analyse macrosociale en évoquant la mise en place d’un standard universel de temps. D’autre part, l’étude du temps peut révéler un ordre, des structures sociales. L’étude de Marcel Mauss sur les variations saisonnières des sociétés eskimos est un des exemples fondateurs 44 d’une telle démarche. L’auteur montre qu’à la dualité du cycle annuel eskimo : hiver/été correspond une dualité de modes de vie, de structurations sociales avec deux systèmes juridiques, deux sortes d’économies domestiques, d’habitat, de vie familiale, deux morales et deux vies religieuses. Enfin, l’étude des temporalités permet également de révéler des rapports sociaux. Par exemple : l’étude des emplois du temps différenciés des hommes et des femmes, notamment quant aux tâches ménagères, permet de faire des constatations intéressantes sur leurs rapports. Selon l’enquête INSEE sur les emplois du temps des Français(1999) les femmes actives consacraient 3H06 à des tâches ménagères au cours d’une journée moyenne, contre 1H04 pour les hommes actifs. Les femmes « inactives » y consacraient 3H59 contre 1H35 pour les hommes ina ctifs. Cette disparité montre clairement une tendance lourde dans les rapports de sexe qui résiste malgré l’accession des femmes au marché du travail. Qui plus est, cette tendance tend à perdurer : entre deux enquêtes (la précédente datait de 1986) les femmes consacrent à peine moins de temps à ces tâches ménagères : ½ h pour les inactives et 7mn pour celles qui exercent une activité professionnelle. Les hommes eux, ne voient augmenter leur participation que de 2mn (pour les inactifs) à 4mn pour les actifs. La dernière enquête 201045, montre que si le temps domestique a diminué chez les femmes, en particulier chez celles qui n’ont pas d’emploi (une demi-heure de moins par jour depuis 1999), il est resté stable chez les hommes. L’écart entre les hommes et les femmes s’est donc réduit mais demeure : il est d’une heure et demie par jour. Mauss M., Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos, étude de morphologie sociale, in Sociologie et anthropologie, PUF, 1950. 44 Les premiers résultats de cette enquête sont http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?reg_id=0&ref_id=ip1377 45 téléchargeables gratuitement ici : 81 79 Ce déséquilibre dans la répartition des tâches ménagères est interprété en terme de domination sociale (et masculine) par les sociologues des rapports sociaux de sexe. Il permet de faire des constatations intéressantes qui rejoignent entre autres le cours sur la socialisation et celui de D. WelzerLang sur la construction des identités sexuées. Autre exemple : les enquêtes emplois du temps de l’INSEE montrent que les durées d’écoute de la télévision peuvent être corrélées au diplôme et de façon générale à la position sociale. Elles montrent que « la télévision apparaît comme le loisir de prédilection de ceux dont le temps libre est la seule ressource possible en abondance et qui ne disposent pas des ressources sociales et culturelles autorisant l’accès à d’autre loisirs »46. Dernier exemple, dans l’ouvrage de D. Schnapper : « l’épreuve du chômage »47, on perçoit bien comment le rapport au temps du chômeur est un bon indicateur de sa manière de vivre le chômage. L’auteur dégage une catégorie de vécu du chômage, le « chômage total » dans laquelle la privation du travail conduit l’individu à une difficulté à adopter des activités de substitution, et par exemple, à l’impossibilité fréquente de continuer à pratiquer des activités de loisir. Le temps paraît alors « vide », « creux » et l ‘ennui est inévitable. 2. Temps sociaux, reproduction et production de la société Dans le cours sur la socialisation, nous avons tenté une schématisation des questions de reproduction et de production en sociologie en les croisant avec les échelles d’observation et/ou d’analyse Echelle macrosociale Echelle microsociale Reproduction Permanence et stabilité d’un ordre social global. (Individus pris seulement comme exemples d’agents agis par les phénomènes de reproductions) Production Evolution des sociétés - Capacité des individus à garder une marge de jeu, avec les normes et les lois de reproduction sociale - Capacité des individus à construire des normes et des dispositifs sociaux (Voir dans la conclusion de ce cours comment ce tableau général peut-être décliné à propos des temps sociaux) Les temps sociaux peuvent permettre de retrouver ces mécanismes de reproduction et de production. A. Le temps comme instrument de reproduction. Il constitue un système complexe de repérage et d’harmonisation des activités, qui institue des normes plus ou moins explicites. Il existe des différences profondes dans les représentations et les conceptions du temps selon les sociétés et les groupes. La société façonne le rythme de nos activités, elle produit des temporalités spécifiques et diverses et se sert de ce temps comme d’un instrument à la fois de mise en ordre et de synchronisation des activités sociales, ce qui débouche sur le maintien d’un certain ordre social. Cela suppose également une socialisation, l’incorporation d’un « habitus » temporel. Par exemple, la mesure du temps est un des savoirs plus ou moins implicite que cette institution socialisatrice fondamentale qu’est l’école apprend à l’enfant. Elle le lui apprend très tôt explicitement à travers l’apprentissage de la lecture des horloges, mais également implicitement à travers l’expérience de la rigidité et de la régularité des emplois du temps scolaires, et l’utilisation du cahier de texte. À bien des 46 Temps sociaux et temps professionnels au travers des enquêtes « Emploi du temps », Economie et statistique, n° 352-353. 47 D. Schnapper, l’épreuve du chômage, Gallimard, 1981 80 82 égards on peut voir aujourd’hui que l’école, bien davantage même que le travail, résiste à la « flexibilité» des horaires. Les temporalités exercent donc une certaine contrainte sur les individus, à travers la production de cadres, de normes, de représentations (qui ne s’exercent pas forcément de la même façon selon l’âge, le sexe, la position sociale, la nature des activités etc.). B. Le temps comme instrument de production. a. À l’échelle macrosociale, on peut observer selon les lieux et les époques, des changements dans la structuration temporelle des sociétés, dans les modes de repérages dans le temps et dans les modes d’harmonisation collectifs des activités. C’est ainsi par exemple que les anthropologues et les sociologues des temps sociaux distinguent le temps traditionnel du temps moderne, en faisant ainsi deux modèles sociétaux de temporalités. Ces formes dominantes de représentations et de pratiques collectives du temps ne se mettent pas en place instantanément, elles apparaissent peu à peu et il peut être intéressant de montrer précisément comment elles se transforment : ce que nous allons voir à titre d’exemple dans l’étude J. Le Goff sur le temps de l’église et le temps des marchands au moyen âge, et ce que nous pourrons retrouver plus loin dans les discussions de R. Sue sur la fin de la centralité du temps de travail dans nos sociétés post ou sur- modernes. Un exemple : Temps de l’église et temps des marchands : L’étude de J. Le Goff48 (une référence classique de la sociologie des temps sociaux alors qu’il s’agit là d’une étude d’historien) montre que le processus de différenciation des temps sociaux si caractéristique de l’industrialisation a une histoire qui remonte bien au-delà de l’industrialisation. L’auteur montre comment, à une période que l’on peut situer entre le 12eme et le 15eme siècle, émerge un nouveau temps en rupture et même en conflit avec le temps dominant précédent : celui de l’église. Qu’est-ce que ce temps de l’église ? Avec le calendrier chrétien (Julien d’abord depuis 45 av JC puis réformé par le pape Grégoire XIII en 1582 d’où le nom de calendrier grégorien) et avec le temps des cloches qui rythme les différents moments de la vie quotidienne, le christianisme a inventé l’emploi du temps et du même coup une forme de pouvoir et de contrôle : « quel meilleur moyen de contrôler l’emploi du temps que de s’identifier au temps lui-même, que d’être l’unique donneur de temps, l’unique pourvoyeur de repères temporels » (Sue). À ce titre, les cloches sont le rappel incessant de l’autorité de l’église, et elles exercent une surveillance de ce quotidien qu’elles rythment. Elles imposent un ordre temporel qui produit ou pour le moins contribue à maintenir un ordre social, et les principales valeurs de cette société sous-tendues également par la morale chrétienne qui veut que tout le temps n’appartienne qu’à Dieu et ne peut donc être instrumentalisé par l’homme. Le temps de l’église, c’est le grand régulateur de l’ensemble des activités sociales et de l’ensemble des autres temps sociaux. Or un autre temps va se développer qui va entrer en conflit avec ce temps dominant là. Les activités marchandes supposent des gains, l’usure, le crédit, toutes choses qui impliquent le désir de tirer partie du temps, et sa mesure plus précise. Se développe avec les commerces un lien entre le temps et l’argent, qui heurte les préceptes thomistes de l’église qui veulent que le temps est un don de Dieu et qu’il ne peut donc être vendu. Se développe également une exigence de synchronisation et de précision plus forte qui va tendre à faire du temps de l’horloge, un référent plus pertinent que celui des cloches. Peu à peu ce temps va concurrencer le temps religieux, lui imposer des accommodements, notamment autour du travail, travail dont la contrepartie financière va être évaluée, mesurée en temps. Une classe montante va donc générer un temps marchand qui va concurrencer le temps religieux et finalement le détrôner dans les villes. b. À l’échelle microsociale en revanche, si l’individu est temporellement normé, la réalité des temporalités vécues est plus complexe, plus multiple et ne peut être réduite à de « simples » Edition la plus récente : Le Goff J., Au Moyen Âge : temps de l’église et temps du marchand, in un Autre Moyen Âge, Gallimard, 1999. 48 81 83 déterminismes sociaux. On peut considérer que les acteurs sociaux ont au minimum certaines marges de manœuvre et au mieux des capacités à réaménager ou à recréer des normes temporelles. Il suffit de voir comment nous parvenons à garder une certaine maîtrise de notre emploi du temps ; à négocier un délai ; à construire des normes qui ne sont fictives que le temps d’être reconnues, partagées et mobilisées pour, par exemple, justifier un retard, telles que le « quart d’heure toulousain » ; à décider d’articuler ou non nos propres contraintes avec celles des autres ; enfin, mais la liste des exemples n’est évidemment pas close, à nous retirer momentanément de l’échange social, dans des moments de flânerie, de repos, de recueillement dédiés à un temps pour soi. II Deux modèles temporels sociétaux : le temps traditionnel et le temps moderne. 1. Les conceptions et structuration du temps dans les sociétés traditionnelles. Derrière la réelle diversité de ces sociétés traditionnelles qu’il ne s’agit pas de nier, on retrouve des tendances caractéristiques de ce que l’on appelle, selon les auteurs, le temps primitif ou traditionnel ou encore sacré. Comme pour toute modélisation, ce modèle est d’autant plus net si on le confronte à un autre, en l’occurrence au modèle des temporalités dans nos sociétés occidentales modernes. Dans les sociétés traditionnelles, il n'y a pas de séparation très nette entre les différents temps de la vie. Les sphères d’activités sont faiblement différenciées et débordent les unes sur les autres. Le déroulement du temps est « plus diffus, plus fluide, moins spécialisé » 49. La distinction entre temps de travail et temps de loisir par exemple, n’a pas de pertinence. En fait, c'est un temps fortement contextualisé, c'est à dire un temps concret, qualitatif, fortement indexé sur les événements de la vie (alors que le temps de l’horloge est un temps qui est constitué par la projection des différents événements de la vie sur un axe mathématique). D’ailleurs, outre les cycles naturels (jour/nuit et saisons) ou les événements religieux, ce sont des ordres d'événements ou d’activités de la vie courantes qui sont mobilisés pour servir de marqueurs de temps : une guerre, une récolte particulièrement réussie, une chasse mémorable. Evans Pritchard parle également de « l'horloge bétail » pour indiquer que des activités telles que le moment où le bétail rentre ou part au pâturage peuvent servir de point de repère pour d’autres activités. Il y a une telle confusion entre la vie et le temps que l'idée différenciée du temps elle même n'existe pas forcément. Chez les Nuer (Sud Soudan) il n'y pas de mot spécifique pour le désigner. Chez les Yuki (indiens d'Amérique du Nord) le même mot désigne en fait le temps et le monde. C’est une confusion que nous perpétuons d'une certaine manière en employant le même mot « temps » pour désigner à la fois le repérage temporel et notre environnement météorologique. Pour ce qui est de l'orientation dans le temps des sociétés traditionnelles, la distinction entre passé présent et futur n'existe pas clairement et en tout cas n’est pas inscrite dans un processus linéaire. A. Kagame observe que dans plusieurs langues de la culture bantu, hier et demain sont désignés par le même terme50. Il en est de même pour avant-hier et après-demain. Chez les Maoris, comme chez les aborigènes d’Australie, le passé est quelque chose qui existe parallèlement au présent, l’expression maori pour décrire le passé signifie littéralement « le temps devant nous », conception du temps difficile à comprendre pour un occidental habitué à orienter sa pensée dans le temps selon un axe passé -présentfutur. En fait, les croyances collectives et religieuses (au sens fort de « relier ») constituent un autre système de repérage des activités courantes. Dans cet ensemble de mythes, ceux-ci sont réactivés régulièrement. Les rites les ré-actualisent, les re-présentent au sens fort (présenter de nouveau) marquant ainsi un retour périodique aux origines (Mircea Eliade). D'où cette idée que le « temps sacré n'a pas d'histoire » (Levi-Strauss), et également, qu'il est cyclique. L’étymologie latine rend bien compte de ce caractère sacré : tempus (temps) et (templum) temple ont la même racine. Rezsohazy R., Temps social et développement. Le rôle des facteurs socio-culturels dans la croissance, Bruxelles, La Renaissance du Livre. 49 50 Kagame A., in Les cultures et le temps, Paris, Unesco, 1975. 82 84 2/ Les conceptions et structurations du temps dans les sociétés industrielles. A/ La mise en place d’un standard universel La standardisation des repères temporels est un événement dont il convient de bien apprécier l’importance. Elle participe à l’échelle planétaire et quasi universelle, de la conversion et du calibrage des appréciations et des formulations subjectives de la durée des événements en des équivalents abstraits, objectifs et partageables par la collectivité. Il existe une grande variété de standards par lesquels les peuples mesurent le passage du temps à l’intérieur d’une même culture (par exemple on utilise des « sets » et des « points » pour mesurer la durée d’un match de tennis). Comme on l’a vu avec l’émergence du temps des marchands, la nécessité moderne de précision, et de synchronisation des activités implique l’adoption d’un cadre standard de référence temporelle tel que le temps de l’horloge, qui englobe des unités telles que l’heure, la minute et la seconde. Le temps de l’horloge tel qu’on le connaît aujourd’hui, est appliqué officiellement depuis 1780 quand Genève a commencé à utiliser un temps moyen de préférence à un temps solaire. Alors que les horloges étaient déjà utilisées depuis longtemps, l’heure qu’elles indiquaient étaient tout à fait différente des heures indiquées par nos montres d’aujourd’hui. Cette heure était en référence directe à la position du soleil, évidemment variable selon les lieux. La terre tournant sur son axe en environ 24h, l’heure solaire varie de 4mn pour chaque degré de longitude. Tant que la plupart des échanges et des relations sociales sont circonscrits à un niveau local, cela n’a que peu de conséquence, mais dès qu’ils débordent à un niveau supra ou inter local ça n’est pas la même histoire. Jusque dans la moitié du 19eme siècle, le seul standard de temps (si l’on peut dire), c’est le temps local. Chaque cité, ville ou village avait son propre temps qui ne s’appliquait qu’à eux seuls. Le contact entre communautés locales était restreint, et s’il existait, il ne nécessitait pas un haut degré de synchronisation. Lorsque les gens voyageaient, ils ne le faisaient pas à la minute près. Les communications entre les cités n’étaient pas instantanées comme elles le devinrent avec l’invention du télégraphe ou du téléphone. On est là dans une période antérieure à la révolution industrielle. 85 Cet état de fait n’a pas été jugée problématique avant les années 1840, c’est à dire jusqu’au moment où a été mis en place en Angleterre un réseau de communication national : le service du courrier postal britannique qui fut créé en en 1780. Celui-ci introduit la régularité en 1784 en se mettant à appliquer un emploi du temps strict. Autrement dit puisque la régularité et la ponctualité sont liées, ce service à été le premier à symboliser la ponctualité juste avant (ou au début) le grand développement des industries. Cette exigence de régularité et de ponctualité ne pouvait plus s’accommoder des différences entre les heures locales et le service postal a commencé à se caler sur l’heure qui apparaissait comme la plus sûre, c'est à dire l’heure de l’observatoire royal de Greenwich (GMT : Greenwich Mean Time, temps moyen de Greenwich). Chaque voiture, chaque bureau de poste affichait cette heure à côté de la mesure locale. Il s’agit là, historiquement, de la première tentative de synchronisation de diverses communautés sur une seule. Mais le recours aux services postaux restait encore relativement marginal. Ce n’est qu’avec l’introduction des chemins de fer, en même temps que l’essor de l’industrie et le fait qu’ils introduisaient une plus grande rapidité des moyens de communication que la nécessité d’adopter un standard devient évidente. On devait aller encore plus loin dans la précision et dans la régularité. Au début les indicateurs de chemin de fer se présentaient sous forme de tables peu pratiques traduisant les heures locales en heure GMT. C’est la faible maniabilité de ce système qui est responsable de l’adoption du standard GMT dans la Grande-Bretagne se substituant cette fois définitivement aux heures locales. Si le fait d’être pendant longtemps calés sur l’heure solaire devenait un problème en GrandeBretagne alors qu’elle ne couvre que 8 degrés de longitude que dire des Etats-Unis qui en parcourent 57. Dans ce pays encore, le rôle du chemin de fer fut prépondérant. On proposa de diviser USA et Canada en 4 fuseaux horaires espacé de 15 degrés de longitude. La distance de ces fuseaux horaires à celui de Greenwich, seraient des multiples de 15 (15 degré d’écart correspondait à 1 heure d’écart). 83 Plus brièvement, la conférence internationale sur les méridiens eut lieu en 1884. Elle devait décider d’un méridien d’origine à l’échelle mondiale. À cette échelle, c’était surtout pour la navigation que la nécessité d’une standardisation se faisait sentir, et les britanniques étaient clairement la première puissance maritime. Malgré l’opposition de la France qui voulait faire adopter le méridien de Paris, c’est donc le standard Anglais qui fut adopté comme méridien d’origine. B/ Les caractéristiques du temps de la modernité. La manière dont J. Le Goff montre quelles nouvelles exigences sous-tendent l’apparition du temps des marchands, laissent penser que de telles transformations servent de prélude à l’émergence du modèle temporel de la modernité. Peu à peu 51, avec l'industrialisation, va s'installer un temps dont les caractéristiques sont désormais bien connues. Un nouvel instrument d'objectivation du temps : l'horloge, consacre le passage de l'approximation à la précision. Précis donc, épousant le rythme des activités marchandes et du travail, le temps moderne est également abstrait c'est-à-dire qu'il se dissocie du temps vécu : il est le produit d'une pure convention qui projette l’événement vécu à situer dans le temps sur un axe mathématique, linéaire, et découpé en heure, minutes et secondes. Cette convention tend à s’imposer à tous car l'exigence de synchronisation sociale s'est accrue. C'est un temps cadre qui ne demande qu'à être rempli. La mesure de ce temps est donc indépendante de l'événement. Il est universel et uniforme, dépersonnalisé, favorisé en cela par l'extension des échanges, l'accroissement de la division des tâches et d'une main-d'œuvre salariée. L'horloge et les rationalités qui lui sont associées en on fait un temps quantitatif, fractionnable, donc mesurable et se prêtant au calcul. Le temps lui-même devient un temps-objet, marchandise : il peut être cumulé, dépensé, gaspillé, rentabilisé et soumis à une gestion équivalente à celle de l'économie qui gère des ressources rares. Le temps lui-même devient une "monnaie d'échange" permettant de calculer le salaire. Ainsi le rapport de la tâche au temps s'inverse, ce n'est plus la tâche qui mesure le temps, c'est le temps qui permet d'évaluer la tâche52. 86 Prenant ses distances avec un temps naturel, constituant un temps conventionnel, arbitraire, il introduit une nouvelle distance entre l'homme et la nature, et inaugure ainsi une série de ruptures. Une rupture entre le temps mesuré et le temps vécu. Une séparation entre le temps de travail et la vie hors travail, encadrée strictement et consommée par la reconnaissance de jours chômés universels, puis de vacances. A la fluidité et la continuité entre les différents temps sociaux succède donc une compartimentation spatiale et temporelle entre les différentes sphères d'activités, un cloisonnement des activités qu'illustrent bien les proverbes : chaque chose en son temps, chaque chose à sa place. Lors de l'industrialisation, ce temps linéaire, se trouve ainsi généralisé à l'ensemble de la société moderne. Ce type de temps entraîne également certaines représentations de l'avenir. Cette conception du temps de type linéaire et cumulatif permet une ouverture définitive du cycle du temps traditionnel et une orientation vers un futur qui reste à construire. C'est le temps de la prévision, de la prospective, de la planification. Dans les sociétés paysannes, la prévision restait encore largement cyclique et ne dépassait pas quelques années. L'avenir, lui, appartenait à Dieu et restait donc subi et inabordable. La philosophie des lumières elle-même refuse encore de le prendre en compte 53. Avec la modernité, non seulement le futur s'ouvre, mais également des instruments sont développés qui doivent permettre sa maîtrise par la Ce n’est que progressivement que la logique du temps de travail s’est régularisée. L’ouvrage de E. P. Thomps on, La formation de la classe ouvrière anglaise, Gallimard, 1979, fourmille d’exemples de difficultés d’ajustement des mentalités à ce nouveau temps industriel. Outre le fait que les ouvriers subissaient le contrecoup des aléas de la production mal adaptée à la demande, faisant ainsi alterner périodes de travail intensif et périodes de chômage, des témoignages attestent qu’en période de froid l’on quittait parfois l’usine pour aller se réfugier chez soi. De même il semble également que les ouvriers ne commençaient pas toujours à travailler à l’heure fixée par le patron. 51 52 K. Marx décrit dans "Le capital", I, 1 le temps de travail comme mesure de la valeur d'échange. 53 G. Poulet, Etudes sur le temps humain, t. 1, Paris, Plon, 1952 84 prévision. L'avenir est moins ce qui vient à nous que ce vers quoi on va 54. Du même coup, il ouvre en reflet l'importance du passé, du déroulement historique, et les leçons à en tirer s'orientant selon un processus et une idéologie de progrès, et une dynamique du changement55. Les itinéraires de vie deviennent également des lignes de vie marquées par ces logiques temporelles. Ils se présentent comme une série d'étapes de vie successives, plus ou moins immuables et largement prévisibles, qui sont calquées sur le modèle de la carrière et du parcours familial traditionnel. En résumé, le temps moderne, au-delà de toutes ses caractéristiques, est un temps fortement monochrone : il surplombe et soumet à ses rationalités l'ensemble des autres temps 56. C'est, au sens où l'entend R. Sue, un temps dominant centré sur cette activité principale qu’est le travail, ou bien, comme le formule G. Pronovost, un temps-pivot57 c'est à dire un temps particulièrement valorisé qui confère un rythme aux activités sociales et aux représentations qui leur sont afférentes. III La centralité du temps de travail : de la production et « naturalisation » d’un ordre social à sa remise en question. Cette centralité du travail dans nos sociétés industrielles, est remise en question de façon assez profonde depuis une dizaine d’année. Tout l’enjeu du débat est de savoir si elle est toujours aussi marquée, ou si une dynamique sociale supposée post-industrielle tend à mettre en place d’autres modes de cohérence et de cohésion sociales. 1. R. Sue Temps et ordre social : les critères d’évaluation d’un temps dominant Pour reconnaître le caractère dominant d'un tel temps, cet auteur dégage reconnaissance et d'évaluation que nous nous contenterons pour l'instant d'énoncer58. 5 critères de - Le premier critère : la longueur de temps. C'est un critère qui se contente d'apprécier la dominance d'un temps social par une stricte évaluation quantitative. Est dominant un temps dont la durée occupe une part majeure de notre durée de vie. 87 - Le deuxième critère dont il fait l'un des plus importants : les valeurs dominantes. Il s'oppose au précédent par son caractère qualitatif. Un ensemble de valeurs dominantes répond à un temps dominant. Les valeurs sacrées pour les sociétés dites primitives, les valeurs religieuses pour le Moyen Age, le travail pour les sociétés modernes par exemple, structurent et surplombent l'ensemble des systèmes de valeurs. L'ordre constitué par ces valeurs dominantes constitue bien un temps social qui est leur expression. - Le troisième critère : les catégories sociales dominantes. Chaque société se donne, ou se représente, de grandes catégories pour "se penser elle-même", et constituer un ordre social. Toute société se réfléchit à partir des grandes divisions qui la composent, que ce soit des castes, des ordres, des classes, bref ce que nous appelons aujourd'hui les grandes catégories sociales qui donnent une image plus ou moins (in)fidèle de la société, et qui sont à la source des grandes enquêtes D. Mercure, Les temporalités vécues dans les sociétés industrielles, in Temps et société, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1989. 54 Si l'on s'attache un instant au modèle de la ligne cela peut s'appréhender facilement. Ce modèle tend à supposer l'individu comme un spectateur absolu, détaché du temps lui-même (c'est le temps qui en fait est abstrait), qui pourrait percevoir sur cette ligne un instant t et repérer ainsi s'il appartient au passé au présent ou au futur. Le modèle de la ligne est fortement orienté et ne prévoit pas de retour ce qui rend la localisation (passé, présent, futur) évidente. A ce sujet voir N. Grimaldi . Ontologie du Temps, Paris, PUF, 1993. 55 56 E. T. Hall, M. Reed Hall, Les différences cachées, Stern, 1982 57 G. Pronovost, Sociologie du Temps, De Boeck Université, 1996. 58 R. Sue, op cit. Les citations suivantes à propos des temps dominants sont du même auteur. 85 sociologiques ou historiques. Un temps social peut-être considéré comme dominant si ces grandes catégories sont produites et sont l'émanation de ce temps social. Par exemple, la position de l'individu dans les sociétés primitives est largement dépendante de la place qu'il occupe dans l'ordre sacré, issu du rapport à la divinité. La hiérarchie féodale ou monarchique est le produit d'une division sociale, légitimée par la volonté divine (monarchie de droit divin). - Le quatrième critère : le mode de production dominant. "Un temps social peut être considéré comme dominant (selon ce critère) si le mode de production considéré comme dominant par une société s'effectue à l'intérieur de ce temps social particulier". Chaque société, de manière plus ou moins explicite, définit un domaine qui lui semble en luimême particulièrement producteur. Exemple : la production de valeurs sacrées dans les sociétés primitives, le travail dans les sociétés modernes. - 5 ème critère : la représentation sociale. Pour qu'un temps social soit dominant, il faut simplement ici qu'il soit reconnu comme tel. Il serait possible de discuter longuement du statut de ces critères. L'auteur argumente d 'ailleurs chacun de ces points en effectuant des mises au point nécessaires. Une des premières questions qui se pose naturellement est de savoir si l'ensemble de ces caractéristiques doit être réuni pour manifester l'existence d'un temps dominant. Nous nous bornerons pour l'instant à utiliser ces critères pour observer comment le temps industriel a été, jusqu'à une période récente un temps nettement dominant. En regard de ces cinq critères, le temps industriel qui met en exergue une activité dominante : le travail, apparaît bien comme un temps dominant. En rapport avec le critère de durée, le travail vers le milieu du XIXe siècle occupe la quasi-totalité du temps de vie. On commence à travailler vers l'âge de 10 ans, on effectue des journées de 15 heures de travail, sans vacances ni retraite. De la même façon, les valeurs liées au travail structurent l'ensemble du système des valeurs sociales. Il est bien à la base de la partition de la société en classes sociales ou en catégories socioprofessionnelles qui marquent la position occupée dans la division du travail. Il constitue bien le mode de production dominant, la notion de production économique se confondant d'ailleurs parfaitement avec la seule production due au travail. D'autre part, il donne bien lieu, du moins jusqu'à une époque récente, à un consensus social reconnaissant le temps de travail comme un temps fondamental dont découlent tous les autres temps. Ce temps que l'on peut donc reconnaître comme dominant, que l'on peut appeler temps industriel ou moderne, centré sur une activité principale qui est le travail, et qui présente les caractéristiques temporelles que nous avons décrites précédemment peut donc bien être considéré comme un temps qui domine la modernité. À partir de ces critères, R. Sue va montrer que le temps de travail n'est plus aujourd’hui un temps dominant. Il développe cette idée autour des cinq critères que nous avons déjà mentionnés. Sans reprendre en détail son argumentation, auquel nous vous renvoyons, évoquons-les brièvement. Selon le critère purement quantitatif de la longueur de temps, le temps de travail est devenu un temps quasiment marginal dans le cycle de vie. Des chiffres globaux permettent de mesurer cette marginalisation progressive59 qui ne s'explique pas que par un effet de rallongement du cycle de vie. Dans la dernière décennie, plusieurs phénomènes concourent à produire ce résultat : rallongement de la durée des études et croissance du temps de formation professionnelle, réduction légale du temps de travail, augmentation forte du chômage, développement des préretraites et de formes atypiques du travail (temps partiel, travail intérimaire). Outre les chiffres déjà mentionnés montrant le déclin de la durée du travail depuis un siècle, un individu "moyen" passait 18% de sa vie éveillée au travail en 1980, en 1990 il n'en passe plus que 14%. Le temps de travail pour une journée moyenne en 1986, réparti sur la population âgée de 15 ans et plus, est de 2h31' 59 86 88 Le deuxième critère, celui de la valeur dominante accordée au travail par le corps social révèle une crise tout aussi forte bien que plus difficile à évaluer. Les aspirations des français font apparaître de manière assez constante depuis une quinzaine d'années des représentations du travail qui envisagent celui-ci davantage comme un moyen que comme une valeur en soi. Ce déplacement vers une valeur instrumentale du travail est accompagné de reconnaissance de valeurs qui tournent autour de la vie privée : essentiellement du "désir de réalisation de soi" et "de la vie de famille". Le troisième critère, celui de la stratification sociale, fait apparaître que l'explication de la société à partir de sa partition en classes sociales, saisies principalement à partir des catégories socioprofessionnelles, ne présente plus aujourd'hui la même pertinence. Des auteurs ont même pu penser, vers la fin des années 90, que l’on assistait à un certain "brouillage des classes" 60 dans une société qui comporte de plus en plus "d'inactifs" dans la catégorie correspondante des CSP de l’INSEE, avec simultanément une réduction des écarts sociaux et l'apparition d'une ligne de clivage différente entre travail et non travail. On sait aujourd’hui que, les écarts sociaux ne se réduisent pas, mais que les lignes de partage des classes sociales sont en recomposition. Cette perte du pouvoir explicatif des classes sociales (telles en tout cas qu’on les connaissait jusqu’alors), se manifeste pour l’auteur de plusieurs manières. Le sentiment "d'uniformisation" produit par une "culture de masse" cache en fait de nouvelles différenciations se produisant indépendamment de l'appartenance de classe, et les pratiques atypiques se multiplient, effaçant hors travail l'ordre pyramidal à l'œuvre dans la sphère du travail. Ensuite, les classes sociales constituent désormais moins un principe explicatif majeur qu'une variable parmi d'autres, souvent moins pertinente que l'âge, le niveau de formation, la taille de l'agglomération… On a pu voir alors se constituer une multitude de classements des activités sociales, prenant la forme de multiples typologies (les "genres de vie" de S. Juan, et les "socio-styles" de B. Cathélat en sont des exemples) qui manifestent moins une "atomisation" de la société qu'une diversification, une instabilité et une certaine imprévisibilité des groupes sociaux. Le quatrième critère concerne le mode de production dominant. Ce critère dont l'assise est économique examine si le mode de production dominant des sociétés industrielles se réalise encore durant le temps de travail. Or, là encore, R. Sue développe à partir de faits une série d'arguments qui montrent que ce n'est plus le cas. Nous nous bornerons à les lister tout en renvoyant à l'ouvrage pour leur détail : - la productivité du travail est traditionnellement évaluée selon deux paramètres : le temps de travail et le niveau de technicité de ce travail. Or, dans la production moderne, l'essentiel de cette évaluation s'est vu déplacé du premier vers le second, déplaçant par la même la nature quantitative de cette évaluation vers le qualitatif. - la part de productivité tirée du capital s'est considérablement accrue alors que celle qui est issue du travail est en régression. A ce titre, le travail devient de plus en plus un lieu de redistribution des richesses tout autant, sinon plus, qu'un lieu de réelle production. - à côté d'une économie formelle plus aisément mesurée (notamment par le PNB) s'est développée une économie informelle plus ou moins difficilement quantifiable. Cette économie informelle doit prendre en compte des éléments aussi divers qu'une économie domestique, une autoproduction individuelle qui peut prendre la forme d'un bricolage "à grande échelle", une autoproduction collective qui va du simple échange de service à la participation bénévole à des associations dont le développement est un des phénomènes marquants de cette fin de siècle, et enfin une économie souterraine constituée par le travail au noir. Au total, avec l'augmentation de la durée du temps libéré, l'ensemble de ces productions informelles, qui ne se déroulent pas dans le cadre strict de la sphère professionnelle, finit par concurrencer le montant des productions de l'économie formelle. Si, au regard de ces quatre critères, le travail n'apparaît désormais donc plus comme un temps dominant, le cinquième critère, celui de la représentation sociale laisse transparaître un décalage. Comme l'indique l'auteur, "les valeurs du travail sont toujours représentées comme dominantes dans le P. Bouffartigue, Le brouillage des classes, in J-P. Durand et F.-X Merrien (éd), Sortie de siècle, la France en mutations, Paris, Vigot, 1991. 60 87 89 discours social alors qu'elles ne le sont plus dans la représentation collective dont l'ethos se fonde de plus en plus sur des investissements hors travail". R. Sue voit là une explication majeure de la crise des représentations et partant, de la crise tout court : nous avons déjà basculé dans un autre temps dominant, qui n'est plus le temps de travail, mais d'une certaine façon, nous ne nous en sommes pas encore rendus compte. Il suffit par exemple d'écouter le discours des politiques, centrés sur le travail et sur l'économie, alors que ces derniers ne sont plus le lieu où la société de cette fin de siècle se produit réellement. Il y a donc un décalage entre la réalité des temps sociaux et leur appréhension par ceux-là mêmes à qui ils sont donnés à vivre. Une question est alors inévitable, quel est donc ce nouveau temps dominant dont l'auteur enregistre l'émergence et qui vient supplanter le temps de travail ? Il s'agit tout « naturellement » de ce qu'il appelle le "temps libéré". Il faut entendre ici non pas un temps parfaitement libre, exempt de toute contrainte, mais tout simplement un temps libéré de la contrainte majeure que constitue le travail. En termes de durée, ce temps est devenu quantitativement un temps dominant. En termes de valeurs, il est devenu le cadre dans lequel se produisent de nouvelles et majeures aspirations tournant autour de la vie privée et de la réalisation de soi. En termes de stratification sociale, le temps libéré est devenu "l'espace essentiel de production des différenciations sociales, de la constitution de groupes et de strates sociales, de l'identité psychosociale"61. En terme de production, il est le support de multiples temps de productions informelles, dont l'addition finit par concurrencer, voire excéder, les produits d'une économie classique. En fait, ce temps est donc également appelé à remplacer, dans les représentations, les rationalités industrielles d'une société désormais en retard sur son propre temps. Cependant, l’auteur, en est conscient par la suite, cet argument pose problème. Ce temps « libéré » reste encore dans l’argumentation trop inféodé au temps de travail dans la mesure où il se définit négativement par rapport à lui. Quelle cohérence peut avoir un temps qui est le support de pratiques aussi hétérogènes que les loisirs, le travail domestiques, les rencontres amicales ou amoureuses, les relations familiales etc… ? Dans des articles ultérieurs 62, l’auteur reconnaîtra cette faiblesse dans son argumentation et reconnaîtra plutôt à un secteur qu’il appellera quaternaire : celui de l’utilité sociale et de l’engagement associatif un pouvoir de structuration temporelle. Il est également possible de se demander si la notion de temps dominant elle -même, ne va pas disparaître avec la perte de la centralité du travail c'est à dire d’une activité unique dans nos activités sociales et si ce n’est pas précisément la pluralité des temps qui va constituer en soi le principe fondamental de nos sociétés actuelles. Par ailleurs, la démarche de l’auteur le pousse plus loin dans son ouvrage à envisager des options pour pallier les risques que pourraient faire courir aux individus la perte de la centralité du travail. Il examine par exemple l’opportunité de recourir au « revenu minimum d’existence». 2. Les débats sur la centralité du temps de travail. Depuis un demi-siècle au moins, le travail a considérablement évolué : réduction de la durée annuelle, puis de la durée hebdomadaire, arrivée massive des femmes sur le marché de l’emploi, prédominance des emplois de service dans les pays industrialisés, essor du temps partiel, de l’intérim. Les mutations du travail aujourd’hui nourrissent le débat sociologique : en résumé deux positions s’affrontent : pour les uns, cette évolution devrait dé boucher sur l’émergence de nouveaux emplois (parmi eux R. Castel, D. Schnapper), pour les autres (D. Meda entre autres), il faut reconsidérer la place du travail dans la société comme dans l’existence humaine. 61 R. Sue, op. cit. R. Sue, Entre travail et temps libre, l’émergence d’un secteur quaternaire, Cahiers internationaux de sociologie, Vol. 99, 1995. 62 88 90 Pour chacune de ces positions les arguments sont à deux niveaux : un niveau diagnostique analytique le travail est ou n’est plus central dans les faits et un niveau prescriptif - idéologique: le travail doit rester central ou ne doit pas rester central : 1ere position. Elle est tenue par R. Castel, D. Schnapper, C. Dubar (avec des nuances dans les positions) : pour eux, cette évolution devrait déboucher sur l’émergence de nouveaux emplois, et se centre davantage sur le travail salarié. On reconnaît un effritement de la société salariale : le type de société se maintient mais que son système de régulation se fragilise d’où l’apparition de nouveaux risques qui rendent le rapport au travail aléatoire. Précarisation de l’emploi. Appui de la démonstration. La proportion des salariés reste stable et est la même (86 %) que dans le milieu des années 70. Cette importance du travail salarié ne semble pas menacée et constitue le cœur du travail. Les situations de surtravail semblent se multiplier (multiplication des heures supplémentaires) L’investissement dans le travail : une mobilisation plus grande est demandée aux travailleurs, souvent sous la forme d’une disponibilité constante et à la limite parfois, une conversion totale aux valeurs de l’entreprise. L’angoisse de perdre son travail montre que le travail comme valeur ne faiblit pas. Le difficile vécu du chômage montre que l’importance du travail n’est jamais aussi sensible que quand il manque. Dimension idéologique (fort peu sociologique) : Il ne faut pas penser la fin du travail parce que ce serait démobilisateur et l’on risque d’en perdre le contrôle du travail comme régulateur social et de laisser ce pouvoir de contrôle aux marchés financiers. Le travail reste le seul garant de la cohésion sociale. 2eme position (J. Rifkin, R. Sue, A. Gorz, D. Meda): On est sorti d’une situation de plein emploi. Soit le travail va disparaître : position extrême de Rifkin, la révolution de l’informatique entraîne une destruction massive et irréversible des emplois. La solution est dans le développement d’un tiers secteur ni état, ni secteur privé (activités pédagogique ; caritatives ; bénévolat, coopération, associations). Soit en tout cas il va perdre sa capacité à fédérer l’ensemble des activités sociales. Il faut reconsidérer la place du travail dans la société comme dans l’existence humaine. Le travail a perdu son caractère dominant, sa centralité dans la vie sociale. Il faut en prendre acte. On a déjà donné les arguments de R. Sue dans ce débat, viennent s’en rajouter d’autres. Constatons d’abord que le travail (étymologie : le tripalium, un instrument de « torture ») n’a pas toujours eu l’importance qu’il a aujourd’hui. Il y a eu des époques anciennes ou plus récentes où il était socialement dévalorisé. Le travail dans l’antiquité grecque était réservé aux esclaves. Le marxisme, le christianisme, (protestantisme) l’humanisme ont uni leurs voix pour faire du travail à la fois une essence de l’homme, facteur de production, un système de distribution des revenus, des statuts sociaux et des protections. C'est à dire qu’il est devenu un concept unifiant des réalités jusque là non classées ensemble. - moyen de la richesse et de la production - effort physique d’occupation au travail. - au XIXeme, la manière quasi exclusive de transformer le monde et l’Humain lui-même. - fin XIX : un système de distribution des revenus, des protections et des droits 89 91 C’était devenu le support quasi exclusif de lien social. La position dans le travail déterminait tout le reste. En manquer impliquait la non participation à l’ensemble de la vie sociale. La répartition de l’emploi reste très inégalitaire, notamment selon les tranches d’âge. Les jeunes et plus de 50 ans en manquent alors que chez les autres on constate fréquemment des situations de sur-travail. Il faut proposer une société qui rééquilibre les activités et qui remet le travail à sa juste place (celle d’une activité sociale parmi d’autres). Il faut aussi le sécuriser. Et les individus développeront leurs investissements dans les différentes sphères à la fois. Quelles sont celles qui sont de nature à créer du lien social : D Meda : • le travail, c'est à dire la participation rémunérée à la production de biens et de services. • L’activité politique (citoyenne) affaires publiques, décisions qui façonnent notre vie quotidienne, amélioration des conditions de vie. Et participation à des associations qui ont un statut d’intermédiaire entre l’état et l’individu (pour Sue). • L’activité culturelle au sens large : valorisation non monétaire des capacités de chacun • L’activité amicale, amoureuse, familiale. • Les échanges non marchands. c) Qu’est devenu le débat aujourd’hui ? La reprise économique, la baisse du taux de chômage ont fait que le débat est largement retombé. Mais c’est sans doute un peu rapide, et c’est sans doute confondre deux choses assez différentes : • Une question économique : La croissance économique suffira t elle à donner de l’emploi pour tous dans les années et décennies à venir ? • Une question anthropologique, historique et sociologique. La nécessaire discussion sur ce que doit être la place du travail est-il encore souhaitable que toute activité soit pensée sur le modèle de l’activité professionnelle ? Ce n’est pas parce que l’on est momentanément rassuré sur la non fin du travail qu’il faut arrêter d’interroger le rôle que doit avoir le travail dans notre société. Or, on assiste aujourd’hui à la fois affaiblissement de la tutelle du travail sur les autres temps sociaux, et à une densification et intensification du travail Ce questionnement sur la centralité du travail s’est donc transformé en celui-ci : Comment s’articulent les temps sociaux (et pas seulement le travail) aujourd’hui ? • On trouvera une réactualisation de ce débat, retombé depuis, dans Meda D., Notes pour en finir vraiment avec la fin du travail, Revue du M.A.U.S.S., n°18, “ Travailler est-il bien naturel ”, 2eme semestre 2001 IV. Evolution des temporalités sociales depuis la modernité. Le processus de « modernisation » du temps, dont nous avons vu les caractéristiques et quelques modalités d’apparition, comportait en germe ses propres transformations et déstabilisations. 1. Les transformations du temps de travail Tout d’abord le travail comme contexte étalon va subir des mutations qui vont, selon les auteurs, l’affaiblir ou non dans son principe tutélaire, mais qui vont en tout cas complexifier et modifier 90 92 ses modes d’articulation avec les autres contextes sociaux. Et, à plus long terme, avoir un impact sur la définition même de ces contextes. Ces transformations sont désormais bien connues 63. Ce sont • les modifications du contenu même du travail qui, après avoir vu le déclin de l’agriculture supplanté par le la production industrielle de biens, perd désormais en matérialité, en particulier avec le développement du secteur des services. Ce dernier voit évoluer l’investissement subjectif du travailleur qui tend à rendre moins net le partage entre moment de travail et moment de non travail, phénomène accentué encore par la déspécialisation des tâches dans ce secteur qui tend par ailleurs vers l’extension des horaires de disponibilité des services ; • les diverses réductions du temps de travail : réduction journalière, hebdomadaire, annuelle, raccourcissement de la période d’activité professionnelle dans les biographies (formation, retraite), multiplication des périodes chômées « libèrent » de la durée, ce qui va permettre l’apparition de nouvelles activités ; • une flexibilisation accrue des horaires, une diversification des durées et de la géométrie des temps de travail qui marquent la fin d’un standard des horaires de travail. En effet on assiste aujourd’hui, à une plus grande diversité des modes d’organisation du temps de travail. En apparence, il y a homogénéisation des durées de travail (les 35 heures) entre les divers secteurs d’activités, mais en réalité, on observe une diversification grandissante des modes d’organisation du temps de travail : grande flexibilité des horaires avec notamment concentration de 10 heures de travail sur une même journée, ou éclatement des heures à l’échelle d’une semaine par groupes de 3-4 heures, voire même (pour certains emplois plus précaires) sur une même journée, compressions des pauses repas pour terminer les journées plus tôt, horaires de nuit, travail le week-end, les jours fériés, les 3/8, horaires différents d’une semaine à l’autre, ou selon certaines périodes de l’année, comptes épargne-temps, développements du travail à temps partiel, du travail en intérim, des contrats à durées déterminées, et également développement de diverses formes de congés spécialisés comme le congé parental.. Tout cela va participer à une certaine forme de « désynchronisation » des activités sociales qui rend nécessaire des ajustements dont nous verrons plus loin qu’ils sont de plus en plus difficiles à réaliser à un niveau sociétal. • le développement de l’intérim et du temps partiel, de façon générale des formes de travail qu’il est de plus en plus difficile de qualifier aujourd’hui « d’atypiques » tellement elles tendent à proliférer ; • l’arrivée massive et croissante des femmes sur le marché du travail. Elle a de nombreux effets qui demanderaient de longs développements. Rappelons simplement ici, en lien avec la transformation des rôles dans le foyer, le caractère pionnier des femmes pour ce qui est de nouveaux modes d’articulations entre la sphère privée et la sphère publique.64 Mais si l’on peut comprendre l’importance des transformations des temps professionnels dans l’ensemble des temporalités sociales, auxquelles il faudrait rajouter le poids des transformations des jeux économiques mondialisés, on ne peut limiter les transformations des temporalités modernes à ce secteur de la vie sociale. • Il faudrait signaler bien sûr le rôle des Technologies de l’information et de la communication qui, à partir de régimes temporels tels que le temps réel et la permanence, fonctionnent bel et bien comme des opérateurs de changement d’échelle : de masse (de l’individu au collectif ou inversement), de durée (en modifiant les jeux entre différé et instantanéité), mais également de contexte en encourageant la transgression des limites associées habituellement à tel ou tel 63 Par exemple : Boulin J-Y, Dommergues P., Godard, La nouvelle aire du temps, éditions de l’Aube, DATAR, 2002 Mercure D., L’étude des temporalités sociales chez les femmes : une remise en question des catégories usuelles d’analyse, in Les temps sociaux, De Boeck Université, 1988 64 91 93 contexte. Ainsi, l’ordinateur personnel et le téléphone mobile rendent moins nets les partages entre temps de travail et temps de loisir, temps privé et temps public. 2. La complexification des temps sociaux Il faut également voir que depuis la deuxième moitié du XIXème siècle on a assisté à l’apparition progressive de nouveaux blocs de temps qui débordent le simple temps de repos perçu jusque-là comme un temps de récupération de la force de travail. • Le temps des loisirs voit se multiplier les activités quotidiennes, et l’apparition d’un « temps libre » qui fonctionne à la fois comme potentialité ouverte (tout au moins partiellement) et comme valeur en émergence. • Un « tiers secteur » apparaît et se renforce : l’activité associative prend l’importance d’une véritable institution qui constitue une médiation de plus en plus indispensable entre le politique et le citoyen. Le travail bénévole représenterait en France, au début des années 2000, l’équivalent de 1 100 000 emplois à temps plein soit près de 5% des emplois rémunérés. En augmentation constante jusqu’en 2008 (16 millions), puis on assiste à une stabilisation qui montre que a tendance se pérennise. • L’accélération généralisée65 : lire absolument à ce sujet l’interview de Harmut Rosa dans le Monde Magazine66. Soyez particulièrement attentifs à la crise de la transmission signalée par l’auteur en fin d’article. Toutes ses mutations, qu’elle concernent le travail lui-même ou les autres temps sociaux, voient donc s’amplifier un triple mouvement de fluidification des frontières temporelles, de multiplication et d’éclatement des temporalités, et de « désynchronisation » des activités sociales. Ce triple mouvement peut se résumer en une individualisation des parcours temporels dans la mesure où le temps de l’individu et le temps de la société dans son ensemble ne sont plus reliés de manière aussi nette. S’il existe un rythme collectif macrosociologique il n’est plus aussi aisément perceptible, si ce n’est peut-être dans la « grande messe » du 20 heures (elle aussi menacée depuis peu de flexibilité), les rythmes des marchés, le maintien de la rigidité des horaires scolaires ou dans la persistance même des technologies sociales du temps (dimension 1 de la définition posée plus haut : tout le monde a intégré les codes horaires) et de leurs prescriptions d’emploi (même si les individus ont évidemment leur propre manière de se les réapproprier. Ce relâchement, ou tout au moins, cette complexification du lien entre les temporalités de l’individu et les temporalités collectives globales, l’affaiblissement du caractère normatif de ces mêmes temporalités globales génère un double point d’achoppement : comment s’effectue désormais l’articulation de temporalités sociales si hétérogènes, si éclatées, et qui supporte la charge de cette tâche ? La première partie de la question déplace l’intérêt d’une investigation sur des contextes prédéfinis vers une articulation de ces contextes, voire, une évolution des contours et une re -définition de ces contextes. A l’échelle urbaine, les « bureaux des temps » nés en Italie à travers une loi (la loi Turco) prise à l’initiative des féministes italiennes) sont une tentative institutionnalisée de réponse, à un niveau mésosociologique, à la dérégulation des temps sociaux, tentative qui consiste à étudier et à harmoniser les besoins de services (les heures d’ouvertures des services publics, des crèches, les horaires des déplacements et des transports en commun…). Les bureaux des temps restent cependant des réponses ponctuelles et locales à une désynchronisation globale, mesures concrètes dépendantes (en France et pour l’instant) d’épisodiques volontés politiques. Alors que, dans un contexte d’éclatement, de multiplicité et de flexibilité des temps sociaux, le premier niveau d’harmonisation semble s’être déplacé des grands collectifs à un niveau plus nettement Hartmut Rosa, Accélération ; une critique sociale du temps, La découverte, 2005. Disponible ici : http://www.lemonde.fr/societe/article_interactif/2010/08/29/le-monde-magazine-au-secours-tout-vatrop-vite_1403234_3224.html 65 66 92 94 microsociologique. C'est l’acteur social lui-même qui a en première instance la charge de l’articulation de ses temporalités. Il doit lui-même désormais « bricoler » c'est-à-dire travailler à cette mise en cohérence de temps d’activités de natures très diverses, aux degrés de contraintes variables, et selon des ressources fluctuantes. On peut comprendre alors que l’enjeu est d’autant plus fort de voir comment l’individu s’y prend pour construire une cohérence dans des emplois du temps si potentiellement variables et éclatés. Et comment il constitue ainsi ce que W. Grossin appelle son « équation temporelle personnelle »67. V. Quelle individualisation des temps sociaux ? 1. Une question de méthode : les budgets-temps et leurs limites ; les cahiers-temps A. Les budgets-temps Traditionnellement les enquêtes sur les temps sociaux se sont centrées sur des techniques quantitatives de comptage de durées passées à des activités supposées repérables. L’enquête de l’INSEE parue en 1999 est assez typique d’une démarche quantitative de mesure du temps des activités: les budgets-temps. Ce n’est sans doute pas un hasard si cette méthodologie s’est développée dans l’URSS des années 20 avec l’étude pionnière de S.G. Strumilin. De fait, trois préoccupations ont mené à la mise en place des premiers travaux soviétiques sur les budgets-temps : « I) une préoccupation pour les conditions et les niveaux de vie de la population ouvrière, 2) l'organisation et la gestion du travail, et 3) les questions de la « révolution culturelle », c'est-à-dire l'élévation du niveau de compétence technique, d'éducation et d'intérêts culturels d'une population largement encore analphabète ». 68 De façon générale les enquêtes de budget-temps cherchent une mesure et une description la plus précise possible de l’utilisation effective du temps, sur une période qui est généralement de l’ordre de la journée. En principe, il s’agit de confier à un enquêté un carnet sur lequel il doit noter ses activités de quart d’heure en quart d’heure (10 mn pour la dernière enquête de l’INSEE), souvent pour les 7 jours qui suivent et qui ont été prédéterminés. Les durées énoncées sont alors additionnées, compilées et ventilées en fonction d’une nomenclature précise des activités, puis mise en relation statistiques avec des variables sociologiques. Cette méthodologie est loin de faire l’unanimité chez les sociologues des temps sociaux tant elle paraît naturaliser et projeter un modèle moderne du temps. Les BT encourent un certain nombre de critiques69 qui ne se limitent pas nécessairement aux critiques traditionnellement adressées à toute démarche quantitative par rapport à une démarche qualitative. La priorité donnée à la mesure sur le sens, reproche classique fait à une sociologie quantitative, prend ici une dimension particulière. La méthode présuppose une hiérarchisation principale des activités selon leurs durées, activités envisagées non en elles-mêmes mais, de manière très « moderne », comme commensurables à partir d’un équivalent généralisé, posé comme entrée première dans le carnet. De ce point de vue, le dispositif d’enquête demande à l’acteur lui-même, une mesure d’une précision peut-être étrangère à son univers et donc vraisemblablement inégalement fiable. Le dispositif peut également le conduire à ignorer des activités de faible durée qui, pour autant, n’en sont peut-être pas moins signifiantes pour lui. Par ailleurs, la nomenclature utilisée fait apparaître un pré-découpage des activités dont les frontières sont supposées préétablies, nettes et généralisables à tous les enquêtés. Or, de plus en plus 67 Grossin W, Pour une science des temps, introduction à l’écologie temporelle, Octarès Editions, Toulouse, 1996 68 Jiri Zuzanek, Work and leisure in the soviet Union : a time-budget analysis, New York, Praeger, 1980, p. 8 Nous nous inspirerons essentiellement ici de la critique de W. Grossin, Limites insuffisances et artifices des études de budg etstemps, Temporalistes, n°39, Mars 1999. 69 93 95 d’études sur les temps sociaux insistent précisément sur le brouillage des sphères d’activités. Les acteurs eux-mêmes ne s’entendent sur les découpages des activités que de façons très inégales. Puis, les BT peinent à rendre compte des chevauchements d’activités, les séquences d’activités réalisées par les acteurs se révèlent très souvent beaucoup plus complexes et laissent apparaître des ramifications d’activités, des inversions soudaines entre les caractères principal et secondaire, des tâches de fond durables qu’interrompent momentanément ou viennent redoubler des tâches plus ponctuelles. Ainsi, le temps que me prend le trajet en voiture qui me sépare de l’université est un temps de transport et serait répertorié comme tel par une étude BT. L’écoute simultanée de musique sur mon autoradio peut constituer une activité « secondaire» (discutable, déjà, selon la qualité de l’attention que j’investis dans la musique !). Mais le trajet peut également me permettre éventuellement (mais pas systématiquement) de repenser à mon cours, de décider d’y faire quelques changements de dernière minute, et peut-être la pièce musicale va-t-elle laisser place à une émission qui va me reconnecter à mes recherches actuelles, d’ailleurs pas étrangères au contenu de mes cours, et me permettre ainsi - pourquoi pas - une avancée significative (et à cet instant, il ne saurait être question pour moi ni de travail, ni de loisir). Tout ceci pourra être entrecoupé d’indispensables récapitulations des questions à poser au secrétariat du département, de projets sur un repas entre amis etc., et tout cela, peut-être, au cours du même trajet. Comment remplir alors fidèlement un carnet Insee, d’autant plus que cette activité réflexive s’inscrit, lors du transport, dans un temps un peu flottant, difficile (et est-ce bien utile ?) à évaluer en minutes. Pour résumer, toutes ces caractéristiques des BT présupposent la projection méthodologique d’un unique modèle temporel linéaire, quantitatif et cloisonné. Bref, un modèle de temps industriel taylorisé qui n’est plus, ou n’a jamais été, confondu avec le temps vécu réellement par les acteurs. La méthode des BT se trouve restreinte par la définition unidimensionnelle qu’elle donne de l’activité (sa durée) et ne peut donc être à proprement parler un outil d’observation non seulement du sens accordé aux activités (critique classique des méthodologies quantitatives) mais également des pratiques elles-mêmes. B. Une approche qualitative des temporalités : cahiers-temps et chronostyles Ce que nous avons dit sur le rapport individuel actuel au temps semble rendre nécessaire, pour comprendre les emplois du temps aujourd’hui, le recours à une méthode plus compréhensive et donc plus qualitative. La méthode des cahiers-temps, proposée en TD aux étudiant-e-s inscrits en contrôle continu (l’exercice est joint en annexe), a été utilisée (J-P Rouch, A. Luc, E. Robin) dans une étude sur le passage à temps partiel et ses réorganisations temporelles70. Pour permettre de recueillir ces matériaux, la méthode des cahiers-temps se constitue en deux phases, séquentiellement distinctes mais étroitement interdépendantes. 1ère phase : les cahiers d’emploi du temps Cette technique permet de réintroduire de l’observation là où elle est rendue, par nature, impossible ou difficile car la présence de l’observateur en fausserait par définition les données. Ici, l’enquêté est son propre observateur, et tient une sorte de journal de bord dont la forme est à mi-chemin entre les carnets d’emplois du temps employés pour les budgets-temps et un journal intime. L’entrée privilégiée est ici l’activité et non la durée. Deux colonnes de la page de gauche servent à l’enquêté à noter ses activités (leur nature, un descriptif si nécessaire, leur localisation et les personnes présentes), ce qui permet de prendre en compte la possibilité d’en pratiquer plusieurs en simultané. La méthode est décrite dans Rouch J-P, Une approche compréhensive des emplois du temps : cahiers-temps et chronostyles, in G. de Terssac, J. Thoemmes (dirs) Les temporalités sociales : repères méthodologiques, Toulouse, Octarès, 2006, pp 105-119 70 94 96 Deux autres colonnes sont utilisées pour la page de droite : l’une, de taille réduite, indique l’heure de début et l’heure de fin. Il s’agit moins ici d’obtenir un décompte précis des durées que d’en avoir un ordre d’idée, et également de percevoir s’il y a des accélérations ou des ralentissements dans les séquences d’activités. La dernière colonne, la plus large, est consacrée aux précisions que l’enquêté pourrait juger nécessaire de donner et tout particulièrement aussi aux impressions ressenties lors de l’activité. La tenue du carnet s’effectue sur une période d’environ une semaine, mais qui, lors d’une première rencontre avec l’enquêté, est en fait fixée selon celle qui semble la mieux adaptée à ses rythmes. On est attentif, non seulement à ce qu’écrit l’enquêté, mais également à la manière dont il est tenté de se réapproprier le cahier, et éventuellement d’en modifier la présentation. Page droite heure début heure fin du cahier) cahier format « écolier » (Page gauche du Date : Mardi 20 février Activité, lieux, personnes présentes autre(s) activité(s) simultanée(s) lieux personnes précisions sur les activités impressions liées aux activités Eveil + traîner au lit Radio ; je pense un peu à ce que j’ai à faire 9h30 10h30 Je ne peux pas faire ça tous les jours : aucun sentiment de culpabilité et personne pour me parler (suis pas toujours du matin). Du temps pour moi, commencer comme ça c'est le luxe. Café ! Toujours la radio, je fume une cigarette Je passe 2 coup de fils rapides dans des administrations 10h30 10h45 10h45 12h15 Discussion avec les filles sur : le monde, leur vie, leurs amours … 12h15 13h Voilà un moment important de la journée ! une mise en train, un vrai plaisir. étant organisée, ce n’est pas vraiment contraignant. Sauf les coups de fil administratifs, je m’attends toujours à des prises de tête. Pas cette fois-ci. Dehors : impression d’être en vacances 13h 13h15 Bonne espagnole : ménage et préparation du repas Repas avec les filles Passage par la salle de bain Départ pour le boulot Je descends à pied à F. 13h15 Déplacement repas-boulot : prise en charge des adultes(handicapés) sur leur lieu de vie pour l’activité de l’après-midi. Puis centre-terrain Je me mets en condition pour l’après-midi 13h30 14h pétanque seule avec eux 14h 16h30 Discussion avec les collègues 17h 17h 18h 17h 17h15 Je les ramène sur leur lieu de vie Administratif : écriture de parcours kilométrique de fiches d’activités Retour chez moi, à pied […] Ouf, cette fois-ci, c'est un peu speed. Mais j’avais besoin de discuter avec les filles. La marche est toujours un moment de réflexion, d’organisation mentale Pas le temps de discuter ou d’informer les différents collègues éducateurs. Pourtant j’aimerais discuter un peu de l’ambiance tendue au boulot en ce moment. Attention permanente, obligation d’être dans une humeur constante. Je sais que je vais rentrer vidée. Silencieuse sur le trajet : vidée ! Enfin pu discuter. Petit désaccord sur les activités proposées. Mais ça se règle sans conflit. Pas le courage de passer à la gym ce soir. Tableau 1. Un extrait de cahier-temps 2ème phase : l’entretien Après récupération du carnet, sa lecture par l’enquêteur est suivie d’un long entretien qui va prendre appui sur les déclarations faites dans le cahier, ce qui se rapproche autant que faire se peut d’une remise en situation de l’enquêté. Cela va d’abord permettre de faire commenter par celui-ci certains passages, d’éclaircir les zones d’ombres éventuelles, les absences manifestes, ou les éventuelles contradictions. Mais l’entretien va aussi faire produire un discours sur les activités et sur les liens que celles-ci entretiennent avec un contexte spatialisé, temporalisé, incluant ou pas l’autre, discours alors formalisé d’une autre manière que par écrit. 95 97 Enfin, l’entretien permettra d’explorer des dimensions que les carnets ne feraient pas apparaître par définition (notamment des dimensions plus biographiques inégalement utiles selon les recherches, ou des références à des périodes de temps plus longues ou plus lointaines) ou feraient apparaître insuffisamment (les horizons temporels, les « chronopathies »…). Ces cahiers-temps (et les entretiens qui les suivent) permettent d’approcher les rapports au temps individuels en en restituant plusieurs aspects, et non plus seulement les durées. Les modes d’organisation et d’enchaînement des activités, les repérages temporels, les hiérarchisations et valorisations d’activités, les représentations du temps, les négociations avec autrui à propos de notre propre emploi du temps sont autant de dimensions que le rapport au temps individuel va devoir articuler. 2. L’individualisation des emplois du temps En fait, un rapport aux temps est par définition vécu d’abord individuellement, et, à l’instar des équations temporelles personnelles de W. Grossin (1996), il n’en existe vraisemblablement pas deux d’identiques. Mais l’individu n’opère pas ces articulations d’activités à partir d’un temps radicalement libre et disponible sans contrainte. Il doit composer avec autrui, avec des cadres temporels plus ou moins fixes et contraignants, avec des outils de repérage et de mesure qui tendent à objectiver des représentations du temps. Il doit « faire avec » un certain nombre de normes, que ces normes préexistent ou qu’il les construise lui-même. Son travail individuel de réappropriation peut être d’ailleurs plus ou moins important. Il peut consister en un simple accommodement avec les contraintes collectives. Le « quart d’heure toulousain » est un bon exemple de petit arrangement qui permet de faire excuser un retard et de le rendre socialement acceptable, sous certaines conditions. Il est lui-même devenu une norme faible et non écrite mais efficace dont on imagine bien qu’elle est apparue et s’est construite peu à peu, par la répétition et la sédimentation et qui vient rendre acceptable un manquement relatif à une norme de ponctualité, plus générale et contraignante. Mais le travail d’articulation nécessaire des activités peut largement dépasser et même englober les simples jeux avec des normes collectives. Les individus se livrent par nécessité à un travail de mise en cohérence des temps d’activités, méta-activité elle-même productrice de normes individuelles et de dispositifs construits à partir des contraintes et des ressources temporelles disponibles. L’emploi du temps individuel, sous-tendu par un « rapport aux temps » comme principe explicatif, est le résultat de ce travail permanent, ou presque, de mise en cohérence par l’individu de ses temps d’activités. Le repérage de ce travail consiste pour le chercheur à observer les processus plus ou moins conscients de l’acteur pour articuler les différentes dimensions de son rapport aux temps (Rouch, 2006). Ces processus se manifestent par des mises en ordre (par exemple des mises en séquences d’activités) et par l’énoncé des principes qui sous-tendent ces mises en ordre, par des justifications de pratiques, par des hiérarchisations d’activités, par l’énoncé de stratégies (de réalisation ou au contraire d’évitement ou de cantonnement des activités), par des mises en relations de représentations et de pratiques, par l’exposé argumenté du recours à telle ou telle technologie de repérage, par la mise en évidence des orientations temporelles, par les négociations menées avec autrui (les proches ou autres) pour rendre acceptable une occupation, un retard, un partage des tâches , etc. Le résultat de ces processus nous permet de schématiser un type de cohérence adopté par l’enquêté qui peut, lui, être rapproché ou différencié des modèles de cohérence construits par d’autres enquêtés : nous avons appelé ces modèles de cohérence des « chronostyles ». À titre d’exemple, dans le volet « temps libéré et temps partiel » nous avons été amenés à distinguer quatre chronostyles, c'est-à-dire en l’occurrence quatre modèles d’usage de la portion de temps libéré par un passage à temps partiel. Nous n’en laisserons ici qu’un bref tableau synthétique donné uniquement à titre indicatif. Tableau : les chronostyles du temps libéré par le temps partiel. Chronostyle Principe de cohérence des temporalités 96 98 Recherche d’équilibre entre deux ordres dominants et équi-valents71 d’activités-repères : temps des enfants, temps de travail. Les autres activités sont « sacrifiées ». Temps du multi- Recherche d’un rééquilibrage et équi-valence d’un grand nombre d’activités nettement cartographiées. Grande variabilité des activités investissement à l’intérieur de ce principe. Temps pour soi Redéfinition duelle par les individus de ce qu’est une activité dans un emploi du temps : - un ordre d’activités dominant et valorisé : le temps de l’épanouissement de soi - un ordre secondaire d’activités dévalorisées et reléguées si possible aux marges de l’emploi du temps : les activités contraintes Distinction et tension entre un temps de la subsistance (activité Temps de la vocation professionnelle) et un temps vocationnel (activité « principale »). Temps de la parentalité 99 71 Au sens littéral de « même valeur ». 97 Conclusion Si l’on devait reprendre une trame de ce cours qui se recentrerait sur la problématique centrale de l’UE : la production et la reproduction de la société. Il serait possible de montrer qu’un des premiers intérêts de l’étude des temporalités sociales est, en servant d’observatoire, de nous fournir un autre éclairage des réalités sociales en mettant en évidence autrement des phénomènes sociaux. Mais les temporalités sociales ont également elles-mêmes un rôle de reproduction et/ou manifestent certaines formes de productions sociales. Echelle macrosociale Echelle microsociale Reproduction Permanence et stabilité d’un ordre social global. Production - Capacité des individus à Evolution des sociétés : passage d’un ordre temporel garder une marge de jeu, avec les normes et les lois de à un autre reproduction sociale : Ex. passage du temps de résistances diverses, retards, l’église au temps des négociations sur les horaires marchands, ou mise en place d’un standard universel - Capacité des individus à GMT construire des normes et des dispositifs sociaux (Individus pris seulement comme exemples d’agents Description de structures agis par les phénomènes de reproductions) sociétales de temps sociaux : ex. temps traditionnel, temps Individu dé-temporalisé ou aux normes moderne, temps de l’église … soumis temporelles de la société ou Attention portée aux du groupe : ex. l’ouvrier de socialisations au temps la révolution industrielle (habitus temporel) le « quart d’heure toulousain » et, moins ponctuellement, le « travail » réalisé aujourd’hui par les individus pour articuler leurs temporalités Voici un tableau qui tente de reprendre les exemples abordés dans le cours et les resitue par rapport aux questions de production et de reproduction, en fonction de l’échelle d’analyse concernée. A une échelle macrosociologique, nous avons vu que toute société met en place des prescriptions, des pratiques, des technologies sociales du temps et des conceptions du temps qui contribuent à travers l’orientation des activités, au cadrage sociétal, au maintien d’un certain ordre social, à certaines formes de synchronisation, tout cela participant à assurer une reproduction de la société. Mais nous avons vu également que néanmoins, cet ordre social du temps n’est pas immuable. L’exemple du passage d’un temps de l’église à un temps des marchands montre bien comment une société peut voir se modifier, à une échelle macrosociale, la nature et l’intensité de son cadrage temporel. Mais la production sociale est aussi à l’œuvre à un autre niveau, plus microsocial, de l’échelle des masses. On a vu que l’individu lui-même a une capacité de jeu avec les normes temporelles qu’il a 99 101 pourtant incorporées, en négociant un retard à un rendez-vous, par exemple. Il a même, assez souvent, une capacité à co-produire lui-même les principes qui sous-tendront son emploi du temps et qui répétés, pourront éventuellement s’institutionnaliser : pensons ici à l’exemple du « quart d’heure toulousain », qui, par la répétition, a fini par acquérir une certaine valeur normative. Mais il est possible que, aujourd’hui, cette capacité soit devenue une nécessité. Le maillage temporel sociétal, à la suite d’une longue et profonde évolution des temps sociaux, semble être devenu plus lâche, le cadrage temporel global de nos sociétés moins évident. C'est vraisemblablement du côté des acteurs sociaux individuels qu’il faut aujourd’hui observer les agencements et les principes qui structurent les emplois du temps. 102 100 Bibliographie indicative Elias, N., Du temps, Fayard, 1984. Boulin J-Y, Dommergues P., Godard (eds), La nouvelle aire du temps, éditions de l’Aube, DATAR, 2002 Grossin W., Les temps de la vie quotidienne, Mouton, 1974. 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