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Theorie de la socialisation

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SED
2018 - 2019
SO00102V
Semestre Impair
Les théories de la socialisation
Université Toulouse Jean Jaurès - Service d’Enseignement à Distance
5 allées Antonio Machado 31058 Toulouse cedex 9
Tél : +33 (0)5 61 50 37 99 - Mail [email protected] - Site : sed.univ-tlse2.fr
Reproduction et diffusion interdites sans l’autorisation de l’auteur-e
Sommaire
Les théories de la socialisation
Introduction aux théories de la socialisation
Jean-Pierre Rouch
Sociologie de la consommation
Sandrine Barrey
Sociologie des médias
Caroline Datchary
Temps sociaux et production de la société
Jean-Pierre Rouch
Reproduction et diffusion interdites sans l’autorisation de l’auteur
Université Toulouse Jean Jaurès
SED
SO00102V : Théories de la socialisation
Auteurs :
Sandrine Barrey
Caroline Datchary
Jean-Pierre Rouch
3
Responsable : Jean-Pierre Rouch
[email protected]
1
Sommaire
Présentation du cours
Introduction aux théories de la socialisation (Jean-Pierre Rouch)
Sociologie de la consommation (Sandrine Barrey)
Sociologie des médias (Caroline Datchary)
Temps sociaux et production de la société (Jean-Pierre Rouch)
4
2
Présentation du cours
1. Contenu et objectifs:
La mise en évidence de quelques mécanismes d’intériorisation et d’actualisation des normes
sociales à partir de l’étude des problématiques sociologiques de la production et de la reproduction
permet de comprendre ce qui fait qu’une société tend à se stabiliser, sans se reproduire à l’identique.
Différentes approches de la socialisation, les processus d’apprentissage, les mécanismes
d’intériorisation, d’interprétation et d’élaboration des normes sont exemplifiés dans des domaines
tels que le couple et l’organisation domestique, la consommation, les médias, les temps sociaux.
2. Bibliographie indicative :
Darmon M., La socialisation, Paris, collection 128, Armand Colin, 2010.
Dubuisson-Quellier S., "La consommation comme pratique sociale", in Steiner, Ph. Vatin, F. (Dir.) :
Traité de sociologie économique, Paris, pp. 727-776 , PUF, 2009
Kaufmann Jean-Claude, La trame conjugale. Analyse du couple par son linge. Pocket, coll. « Agora», 1997.
Bourdieu, Pierre. 1994. "L'emprise du journalisme." Actes de la Recherche en Sciences Sociales
101-102:3-9.
5
Taboni S., Les temps sociaux, A. Colin 2006
Par ailleurs, votre accès à l’E.N.T. via votre identifiant et mot de passe vous permet la
consultation en ligne de nombreux ouvrages et publications.
3. Contenu du cours du SED
5 cours rédigés par quatre enseignants-chercheurs vous parviennent dans un seul et même
document.
Un forum du cours sur l’E.N.T. vous permettra de communiquer avec l’enseignant
responsable (J-P Rouch)
Une classe virtuelle (c'est-à-dire en ligne, sur la page IRIS du cours SED) et/ou un
regroupement seront organisés vers le milieu/fin du semestre
Le cours SO OO102V est présent sur deux pages IRIS. L’une réservée au SED (vous y
retrouverez le fichier de ce cours papier, mais également d’autres documents.
L’autre page concerne plus particulièrement les étudian-e-s inscrit-e-s en contrôle continu,
mais vous y aurez accès, ce qui vous permettra (sans que ce soit indispensable) de voir les
documents mobilisés en amphi, les plans des CM, l’avancée des cours en présentiel.
3
4. Problématiques et thématiques
Plusieurs problématiques transversales prises dans des champs différents de la discipline
sociologique vous seront présentées. Chaque grande thématique sera traitée par l'enseignantchercheur spécialiste du champ sociologique concerné.
Voici la liste des cours que vous recevrez dans cet envoi. Nous indiquons les thèmes généraux, le
nom des enseignants responsables de ces envois et une bibliographie de base pour chaque thème.
Introduction aux théories de la socialisation
(Jean-Pierre Rouch).
[« La socialisation, en effet, ne désigne pas un « domaine » de faits, contrairement à l’école ou la famille par
exemple, mais bien une notion, c’est-à-dire une manière d’envisager le réel et un type de regard à construire.
De ce fait, sa définition varie fortement d’une discipline scientifique à l’autre, d’un chercheur à l’autre au
sein d’une même discipline, et les différents sens qui peuvent coexister n’ont parfois pas grand-chose en
commun. […] On se propose en effet à la fois de mettre l’accent sur le caractère « déterminant » d’une
socialisation dont les produits peuvent « s’incruster » dans l’individu et résister au temps qui passe et sur
l’action continue tout au long du cycle de vie, des processus de socialisation. […] L’individu est tout autant
6
transformé qu’il est construit. » M. Darmon, La socialisation. ]
Bibliographie conseillée
Darmon Muriel (2007). La socialisation. Paris, Armand Colin, collection 128.
[« Prendre le petit déjeuner apparaît tout simple. C’est pourtant une construction sociale d’une complexité
inouïe, nécessitant des choix qui laisseront des traces. Il faut mettre au point un horaire, une durée, une
situation dans l’espace, un agencement des instruments, une sélection d’aliments, un mode de préparation et
de présentation, faire effort (ou ne pas faire effort) pour se présenter soi-même, choisir une tenue
vestimentaire adéquate et une conduite à table, un éventuel environnement sonore, un type de discussion…et
mille autres choses, avant d’attaquer le problème non moins complexe de la desserte de la table. La plupart
de ces décisions ne se vivent pas comme telles, mais ainsi que des réponses très simples, évidences ne
renvoyant pas à des questions. Or c’est justement cette illusion de la simplicité et de l’évidence qui est la
plus productrice d’habitudes. Aussi petits soient-ils à chaque fois, les gestes s’inscrivent et s’accumulent
dans le fonds commun conjugal, d’autant plus enfouis profondément dans le silence de l’interaction qu’ils
n’auront pas été mis en question. Ainsi se compose la familiarité, progressivement. » J.-C. Kaufmann, La
trame conjugale.]
4
Bibliographie conseillée
Kaufmann Jean-Claude (1992) La trame conjugale. Analyse du couple par son linge. Pocket, coll. « Agora»,
1997.
Sociologie de la consommation
(Sandrine Barrey)
["Le consommateur est discipliné par des injonctions et des normes s'imposant du haut vers le bas
de la hiérarchie sociale. (...) Les façons de se vêtir, de se loger et de se déplacer ne relèvent pas
seulement de choix personnels mais sont profondément inscrits dans des modes de domination, des
hiérarchies sociales ou des systèmes de signification dont ils dépendent. (...) Il ne s'agit pas tant de
souligner les formes de contraintes sociales qui entourent les actes de consommation individuels
que d'indiquer la volonté des consommateurs de participer aussi à ce système de significations, de
dire quelque chose d'eux-même à travers leurs choix."]
Sophie Dubuisson-Quellier (2009), "La consommation comme pratique sociale", in Steiner et Vatin,
Traité de Sociologie économique, Paris, PUF.
Bibliographie de base : idem
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Sociologie des médias
(Caroline Datchary)
[«" Le lecteur n'a pas conscience, en général, de subir cette influence persuasive presque
irrésistible, du journal qu'il lit habituellement. Le journaliste, lui, aurait plutôt conscience de sa
complaisance envers son public dont il n'oublie jamais la nature et les goûts. - Le lecteur a
encore moins conscience : il ne se doute absolument pas de l'influence exercée sur lui par la
masse des autres lecteurs. Elle n'en est pas moins incontestable. Elle s'exerce à la fois sur sa
curiosité qui devient d'autant plus vive qu'il la sait ou la croit partagée par un public plus
nombreux ou plus choisi, et sur son jugement qui cherche à s'accorder avec celui de la majorité ou
de l'élite, suivant les cas. "] Gabriel Tarde
Bibliographie de base :
Maigret E., Sociologie de la communication et des médias, Colin U sociologie, 2003
5
Temps sociaux et production de la société (Jean-Pierre Rouch)
[« (le temps :) Le sens commun lui-même tend à accorder au temps une substance et à naturaliser son
existence. Nous avons du temps ou nous n'en avons pas, nous le dépensons ou le gérons, nous le prenons, le
gagnons, ou le passons. L'idée que le temps soit sécable en heures, minutes et secondes, voire en nanosecondes, nous est devenue si familière qu'elle nous semble naturelle. En revanche, pour les sociologues,
pourrait-on dire, le temps « n'existe pas ». Il faut entendre par là que le temps n'a pas de substance, pas
d'existence objective et universelle (...) qu’il est socialement construit»… (R. Sue)]
Bibliographie de base
Taboni S., Les temps sociaux, A. Colin, 2006.
5.
Modalités de contrôle
Le SO 00102V est en principe évalué par une épreuve écrite individuelle, sans document autorisé,
d’une durée de 2H que ce soit à la 1ere ou à la 2eme session (sous réserve d’un vote annuel des
modalités par le Conseil de Département).
Ci-dessous, vous trouverez les sujets de l’an dernier pour chacune des deux sessions.
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6
Département de Sociologie
ANNEE UNIVERSITAIRE 2016/2017
1ère session - 1ER semestre janvier 2017
Code U.E. :[ SO 00102V ]
Durée de l’épreuve : 2 heures
Instructions particulières : Aucun document n’est autorisé. Toute utilisation d’un objet
connecté ou connectable (téléphone ou autre) entraîne l’interruption de l’épreuve pour
l’utilisateur.
Déroulement des épreuves : Cf. Charte des examens
Dans une introduction rédigée, vous vous attacherez à définir brièvement la notion de
socialisation selon un des courants théoriques vus dans les premières séances
(Bourdieu ; Mead ; Berger et Luckman ; Lahire ; Kaufmann). 10 pts.
Puis, à partir d’une des sociologies spécialisées vues en cours, et dans un plan
détaillé (donc non rédigé, mais où les articulations logiques entre les idées doivent
être visibles et explicites) dites en quoi la socialisation contribue à des mécanismes de
reproduction (1ere partie ; 5 pts) et aussi de production (2eme partie ; 5 pts) de
normes et de comportements sociaux.
Consignes et conseils
Vous organiserez chaque partie en sections et sous sections où vous mobiliserez en
les explicitant a minima des éléments de théories et des exemples concrets issus des
sociologies spécialisées vues en cours (les exemples eux-mêmes peuvent être tirés des
cours et/ou de vos lectures).
Une conclusion est inutile.
Attention : Ne pas dépasser une copie d’examen
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9
Département de Sociologie
ANNEE UNIVERSITAIRE 2016/2017
2me session - juin 2017
Code U.E. :[ SO 00102V ]
Durée de l’épreuve : 2 heures
Instructions particulières : Aucun document n’est autorisé. Toute utilisation d’un objet
connecté ou connectable (téléphone ou autre) entraîne l’interruption de l’épreuve pour
l’utilisateur.
Déroulement des épreuves : Cf. Charte des examens
1ere question : dans cette partie rédigée, vous vous attacherez à définir la notion de
socialisation selon un des courants théoriques vus dans les premières séances (pour
mémoire : Bourdieu ; Mead ; Berger et Luckman ; Lahire ; Kaufmann). 10 pts.
2eme question : à partir d’une des sociologies spécialisées vues en cours - soit :
médias, consommation, genre ou temps sociaux- et dans un plan détaillé (donc non
rédigé, mais où les articulations logiques entre les idées doivent être visibles et
explicites) dites en quoi la socialisation contribue à des mécanismes de reproduction
(1ere partie ; 5 pts) et aussi de production (2eme partie ; 5 pts) sociales.
Consignes et conseils
Attention : Ne pas dépasser une copie d’examen pour l’ensemble. Prévoyez environ
la 1ere et la 2me page de la copie pour la 1ere question. Les pages 3 et 4 pour la
suivante.
Pour la 1ere question, vous pourrez évoquer un auteur principal et éventuellement un
auteur secondaire en contrepoint.
Dans la 2eme question, vous organiserez chaque partie en sections et sous sections
où vous mobiliserez en les explicitant a minima des éléments de théorie et des
exemples concrets issus d’une (limitez-vous à une) des sociologies spécialisées vues
en cours (les exemples eux-mêmes peuvent être tirés des cours et/ou de vos lectures).
Une conclusion est inutile.
Précision : cette année, la sociologie du genre ne fait pas partie des thématiques
enseignées qui se limitent à consommation, médias et temps sociaux.
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Des conseils seront postés ultérieurement sur la page IRIS du cours, en attendant la classe
virtuelle et/ou le regroupement SED de milieu ou fin de semestre qui vous permettra de dialoguer
pendant deux heures avec le responsable de l’UE.
Nous vous souhaitons une bonne réception des documents et nous vous engageons à vous mettre au
travail dès qu’ils vous parviendront. Nous espérons que vous y trouverez de l'intérêt et que vous
prendrez plaisir à découvrir autrement ce qui peut vous sembler si familier dans la société dont
vous êtes membre.
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Quelques théories de la socialisation
13
Jean-Pierre ROUCH
11
Sommaire
Introduction : Société, individu et dynamique sociale
A. Permanences
B. Changements sociaux, dynamique des normes
C. Le regard sociologique et les échelles d’analyse
1. Transmissions sociales
2. Définitions et fonctions de la socialisation
3. La socialisation comme mise en œuvre de l'habitus
4. La socialisation comme processus de construction sociale
A. Le processus de socialisation des enfants selon G.H. Mead
B. Socialisation primaire et socialisation secondaire
5. Pluralité et complexité des processus de socialisation
14
A. L’homme pluriel de B. Lahire
B. l’exemple de la complexité de la transmission et de la mise en œuvre de
l'ordre ménager : J-C Kaufmann
Bibliographie
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Introduction : Société, individu et dynamique sociale
Débutons par une double constatation : les sociétés nécessitent certaines formes de
stabilité et de permanence. Mais ces stabilités sont toujours relatives. Une société ne se
reproduit pas à l’identique.
A/ Permanences
Du côté de la permanence, on peut classer au moins trois dimensions qui y
participent :
1. les manières dont les sociétés sont structurées, divisées, hiérarchisées selon des
modalités diverses : en ordres (par exemple au Moyen Age), en castes (comme en Inde),
en classes (comme dans nos sociétés industrialisées) et de façon générale toute forme de
hiérarchisations sociales (différences homme/femme et domination masculine, statut
accordé aux enfants)… Ces divisions dans les sociétés sont des assignations de places pour
leurs membres et ces assignations fonctionnent selon des fondements divers : la naissance
dans les sociétés divisées en ordre (Moyen-âge), la position occupée par rapport au travail
dans les sociétés industrialisées…
2. les représentations collectives que l’on se donne : par exemple l’idée de progrès,
l’adhésion collective à une idéologie, à des principes communs (une religion, l’idée de
république, de laïcité, etc.). On pourrait y rajouter les valeurs, ces préférences ou
principes qui définissent les grandes orientations des actions sociales, comme par exemple
l’importance accordée au travail, à la consommation, à la solidarité, à l’écologie, etc.)
3. les moyens que les sociétés se donnent pour rendre tangibles et objectiver leurs
structures et leurs représentations collectives, moyens auxquels vont s’ajouter, plus
généralement, les règles de fonctionnement collectives : les traditions, les règles sociales, et
ce que l’on pourrait appeler plus généralement les « normes », cette notion courante en
sociologie qui désigne des préceptes, des prescriptions d’action, propres à un groupe
social ou à une société donnée, régissant la conduite de leurs membres.
Ces normes peuvent être écrites (lois), non écrites (coutumes) ; explicites (codes
civils, code de la route, etc.), mais aussi implicites (lorsque quelqu’un vous tend la main
pour vous saluer, il est prescrit de lui tendre la main en retour, sous peine de rompre une
paix sociale, au moins entre vous). Les normes écrites sont forcément explicites, mais les
normes non écrites ne sont pas nécessairement implicites, elles peuvent être, elles aussi,
explicites (c'est le cas par exemple de normes qui font l’objet d’une transmission orale : «
dis bonjour à la dame », « ne te cure pas le nez en public », etc.).
Les normes sont légitimées et orientées par les valeurs et les représentations
collectives évoquées plus haut.
Elles sont forcément accompagnées de formes de contrôle social qui tendent à
garantir leur respect. Ce qui peut aller des petites sanctions les plus ordinaires (on me fait
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la tête parce que je n’ai pas dit « bonjour ») jusqu’aux sanctions les plus formelles et
juridiques, voire judiciaires.
Si l’on se situe maintenant du côté d’une dynamique sociale, ces trois grandes
dimensions (structures, représentations et normes), que nous avons placées jusqu’ici du
côté de la permanence des sociétés, peuvent cependant se modifier, évoluer.
B/ Changements sociaux, dynamiques des normes
1. Les grandes divisions sociales peuvent évoluer, mais il s’agit en principe alors de
transformations radicales et profondes.
L'organisation sociale peut se trouver profondément modifiée de façon durable et soudaine
comme pendant la révolution française lorsque le Tiers-Etat fit voter l'abolition des privilèges de
la noblesse et du clergé. Les effets en ont été rapides et radicaux parce qu'ils concernaient des
formes matérielles de la société, majeures, facilement identifiables et repérables. Tout un ordre
social était ainsi remis en cause.
En revanche, les changements qui suivirent les lois établies dans la Déclaration des droits
de l'homme et du citoyen furent bien plus difficiles à remarquer dans les pratiques. De
nombreuses dimensions de la société furent profondément bouleversées en très peu de temps mais
il fallut plusieurs décennies pour que certains effets exprimés au moment de la Révolution se
concrétisent. Certains changements annoncés ne se réalisèrent pas ou furent profondément
réaménagés.
2. Les représentations collectives et les valeurs évoluent souvent plus lentement et de façon peu linéaire :
la philosophie des Lumières, pour reprendre l’exemple précédent, a précédé et accompagné la révolution
française : elle porte en elle une certaine façon d’envisager l’individu et son rapport à la société. Un
autre exemple pourrait évoquer l’image du rôle des femmes dans la société. Ou la place occupée par la
valeur accordée à l’activité travail (cette question sera abordée dans le cours sur les temps sociaux).
14
16
3. Comment schématiser cette dynamique des normes ?
Type de dynamique
Exemples
Grandes crises, transformations profondes
(1)
Révolution ; règles de mise en couple…
Affaiblissement (2)
Le mariage, injonction de politesse dans
les mails…
Apparition, renforcement (3)
Règles d’usage du téléphone portable dans
les lieux publics
Inversion (4)
Interdiction de fumer…
Marges de jeu (5)
Le retard à un rendez-vous …
Conflit de normes, contradictions (6)
Travail, consommation de cannabis…
(1). Ex : la Révolution française comme remise en question radicale de tout un ordre social. Les règles de
mise en couple : le passage d’une imposition familiale du conjoint, des arrangements, à un choix qui
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émane davantage des conjoints eux-mêmes (même si les recherches sur l’homogamie nous apprennent
que la mise en couple obéit à quelques déterminants sociaux).
(2). Les normes dominantes et consensuelles (comme les valeurs, d’ailleurs) pour une génération dans
une société peuvent apparaître affaiblies et dénigrées pour d'autres générations. Le mariage
représentait, pour les jeunes gens jusque vers les années 1960, la seule manière acceptable d'avoir
une vie sexuelle et affective. Depuis la fin des années 1990, le mariage est devenu une institution,
parmi d'autres, capable d'accueillir les formes d'unions hétérosexuelles. Un consensus social s’est
même dégagé en défaveur de cette institution comme forme d'expérimentation de la vie sexuelle
chez les adolescents et les jeunes adultes : ce n’est plus par le mariage que l’on commence une vie de
couple. Mais également, le mariage est un exemple d’institution normative qui peut connaître un
renouveau : c'est le cas dans le projet, les revendications et les débats pour étendre le mariage aux
couples homosexuels. Si cela se concrétise par une loi favorable, on sera dans une dynamique de norme
dont on pourrait dire qu’elle relève de la réactivation.
De la même façon, en ce qui concerne l’affaiblissement, les règles de politesse ne sont pas les mêmes
selon le support de l’interaction. Par rapport au courrier traditionnel, les normes de politesse par mail sont
en principe moins exigeantes.
(3). Il peut être intéressant également de voir des formes de sanctions apparaître
lorsqu’une nouvelle norme se met en place. L’apparition du téléphone portable a donné
lieu à la mise en place de normes d’utilisation dans les lieux publics. Selon les endroits,
la norme d’utilisation et la sanction afférente sont différentes. Le portable est interdit
15
explicitement en voiture (son usage y est sanctionné par une verbalisation), dans les
cinémas et les hôpitaux par des panneaux sous forme d’icône. Dans les restaurants, cela
dépend beaucoup du « type » ou de l’ambiance de l’établissement. Autorisés
implicitement dans les fast food, ils sont mal tolérés dans les restaurants plus intimistes et
peuvent exposer leur utilisateur à un rappel verbal à l’ordre.
Dans ce type d’exemple qui met en scène l’émergence d’une norme, il est particulièrement
visible que l'ensemble des règles qui régissent les comportements est le résultat d'une construction
sociale, mais c'est également le cas pour tout type de norme.
(4). Cette construction sociale peut se poursuivre et s’inverser amenant les règles à se transformer
plus ou moins radicalement (fumer dans les lieux publics est passé en quelques décennies d’une
activité de sociabilité valorisée à une activité réprouvée et même interdite).
(5). Il existe des marges de jeu mobilisables par les individus : ex. le retard (par rapport à la
norme de ponctualité).
(6). La dynamique de ces normes est parfois moins dans leur évolution que dans la
tension qui existe entre elles. Mais aussi ces formes de contrôle social sont souvent
contradictoires. La consommation de cannabis est illégale, or son usage peut être valorisé
dans certains groupes sociaux (adolescence, rites de passage). Ces contradictions peuvent
générer ce que l’antipsychiatrie des années 50 appelait des « doubles messages »,
« double bind » ou « injonctions paradoxales »: par exemple l’injonction à faire du travail
une norme sociale incontournable entre en contradiction avec le chômage et la flexibilité
de travail. C'est à ce conflit de normes que peut être soumis le travailleur.
C/ Le regard sociologique et les échelles d’analyses
Dernier préalable, qui attire l’attention sur un des aspects du travail du sociologue (ou de
toute entreprise de connaissance) avant d’entrer dans le vif du sujet de ce cours. Il existe une réalité
sociale, celle que nous vivons au quotidien par exemple, mais le travail du sociologue pour
l’approcher n’est jamais ni neutre, ni exhaustif.
Les outils que le sociologue se donne pour penser la réalité : outils théoriques (par exemple
l’ensemble des concepts utilisés par l’interactionnisme ou bien alors la théorie des champs de
Bourdieu etc.), outils méthodologiques (que ce soit le questionnaire ou l’entretien) ne sont jamais
de simples instances d’enregistrement de la réalité sociale. Ce sont des approches de la réalité qui
insistent toujours sur un de ses aspects. Ce sont des traductions, donc d’une certaine façon des
approximations (d’aucuns diraient des trahisons). Mais les constructivistes nous disent que, de
toute façon, il n’existe de réalité connaissable que médiatisée par nos yeux, nos sens, nos cadres
mentaux, les technologies dont nous nous servons, etc.
Donc, il y a toujours un regard sociologique, qui, même s’il est étayé par des observations
et une expérimentation n’est qu’un point de vue au sens littéral du terme, qui, même s’il se doit
absolument de poursuivre un horizon de vérité qui implique fortement que tous les systèmes
explicatifs ne se valent pas, dépend toujours, à l’instar de ce que nous voyons, de la position
(spatiale, théorique…) où nous nous tenons pour regarder.
16
18
L’opposition entre différentes théories plausibles demeure le plus souvent irréductible d’une
part parce que l’on persiste à confondre le réel et le regard (un regard informé, c'est-à-dire
étymologiquement mis en forme par des théories, des méthodes, des analyses) que l’on porte sur
elle et d’autre part parce qu’on ne prend pas en compte la différence des échelles d’observation 1.
Selon que, pour un même phénomène, l’on observe des individus, ou des petits groupes d’un côté
ou des grands collectifs de l’autre, on ne verra évidemment pas la même chose et les règles qui
s’appliquent ne seront pas les mêmes.
C'est un peu la même chose pour les questions de production et de reproduction. Toute
société tend à reproduire ses conditions d’existence et tend à la stabilité, mais également on ne peut
pas dire que cette stabilité soit absolue, il s’y produit nécessairement de nouvelles formes sociales,
ou des prises de distances avec les formes sociales existantes.
Le tableau suivant pourrait schématiser ce que nous avons commencé à dire sur la
production et la reproduction en fonction du « point de vue » que l’on adopte.
Echelle d’analyse
Echelle macrosociale
Echelle microsociale
Reproduction
Permanence et stabilité d’un
ordre social global
(Individus pris seulement
comme exemples d’agents
agis par les phénomènes de
reproductions)
Production
Evolution et invention des
sociétés
- Capacité des individus à
garder une marge de jeu,
avec les normes et les lois
de reproduction sociale
Dynamique sociale
19
- Capacité des individus à
construire des normes et des
dispositifs sociaux
Lahire Bernard, « La variation des contextes en sciences sociales. Remarques épistémologiques », Annales, Histoire,
Sciences sociales, 1996, Vol. 51, n°2
1
17
1. Transmissions sociales
Les trois instances de permanence que sont les structures sociales, les représentations
collectives et les normes - dont on a vu qu’elles sont d’abord des instances de permanence chargées
d’assurer les conditions de stabilité des sociétés, mais qu’elles peuvent constituer aussi des
instances de changement- ne pourraient perdurer sans des mécanismes de transmission et des
formes d’apprentissage.
Nous intériorisons des manières d'être, de faire et de penser. Cette intériorisation est souvent
inconsciente. Elle fait que nous adhérons en principe aux formes de régulation que l’on a apprises
pendant l’enfance surtout lorsqu'elles sont appliquées de manière consensuelle par la majorité de la
population. C'est le cas par exemple du système de normes de politesse que nous avons déjà évoqué
brièvement. Il règle les situations relationnelles entre les individus et les conditions dans lesquelles,
et les modalités selon lesquelles, on peut communiquer et se comporter.
Ces conditions et modalités vont dépendre d’un grand nombre de critères, relatifs à certaines
caractéristiques des individus …
o sociales
o culturelles
o générationnelles
Mais ces critères vont aussi varier selon les circonstances et le contexte de l'action en cours. Il
est admis par exemple que l’on ne salut pas un par un les collègues dans une réunion qui est sur le
point de commencer.
Plus largement, la manière d'adresser la parole à quelqu'un, la détermination de celui qui doit
saluer le premier, qui doit serrer la main ou ne pas la serrer, etc., font partie d'un système de règles
qui obéit à des sanctions comme toutes les normes, et qui n’est pas inné, mais qui est appris au
cours de la socialisation.
Dans la plupart des cas, d’ailleurs, nous n'avons pas besoin que l'on nous rappelle les règles
de politesse pour que nous les observions. Nous les avons déjà intériorisées et la meilleure preuve
en est que, lorsque nous les enfreignons par mégarde, nous pouvons éprouver un certain sentiment
de culpabilité.
Autrement dit, l'individu s'applique à lui-même certaines sanctions à l'égard des normes de
son groupe et l'observation d'une norme ne dépend donc pas seulement de l’éventualité de sanctions
extérieures.
Cette intériorisation des normes fait que, très souvent, il est difficile de changer de normes
ou même d'admettre l'existence de normes différentes. Mais surtout cela manifeste la puissance et la
nécessité de transmission des normes qui ne peuvent exister qu’à cette condition.
Il existe des modalités de transmissions qui sont des apprentissages explicites bien définis :
la scolarité, par exemple, participe d’une transmission institutionnalisée, qui a à la fois ses temps et
ses lieux dédiés.
Mais il existe des modalités de transmissions beaucoup moins explicites. Dans les manuels
scolaires de langue étrangère par exemple : outre l’enseignement de la langue sont diffusés des
allants-de-soi qui mettent par exemple en scène une femme dans « sa » cuisine véhiculant ainsi
clandestinement une image de la femme et de son rôle social.
De façon générale il n’y a pas de société sans mécanismes de transmission. Et il existe un
mécanisme général de transmission qui est la socialisation.
18
20
2. Définitions et fonctions de la socialisation
Pour comprendre comment l'individu est incorporé à la société à partir de sa naissance, nous
présenterons un bref aperçu des approches sociologiques de la socialisation, à commencer par sa
définition. Il existe de nombreuses définitions de la socialisation, qui varient assez largement selon
les auteurs et les courants théoriques.
Au minimum, la socialisation est selon le dictionnaire Le Petit Robert : un ensemble de
mécanismes par lesquels l’individu développe des relations sociales, s’adapte et s’intègre à la vie
sociale.
Mais il s’agit ici, comme la plupart des définitions du dictionnaire d’une définition qui se
situe à mi-chemin entre le sens commun et un sens plus technique.
Quelques définitions extraites de dictionnaires de sociologie vont permettre de circonscrire certains
contours de la socialisation.
Socialisation : « La socialisation désigne les processus par lesquels les individus s'approprient les
normes, valeurs et rôles2 qui régissent le fonctionnement de la vie en société. Elle a deux fonctions
essentielles : favoriser l'adaptation de chaque individu à la vie sociale et maintenir un certain degré
de cohésion entre les membres de la société.»3
Attardons nous ici sur la fonction de la socialisation, centrale dans cette définition. D'après
Emile Durkheim ou Talcott Parsons, il s’agit de former les individus pour les adapter à la société
afin de maintenir son homogénéité. Ce paradigme du conditionnement voit la formation de l'enfant
selon un modèle de dressage 4 dans une période malléable, l'enfance, qui détermine très largement
l'avenir de l’individu. Mais Parsons permet d’introduire un peu de complexité dans cette définition
très mécanique du processus de socialisation. Le processus de socialisation de l’enfant ne
commence pas tant qu’il n’entre pas en interaction avec un adulte. Cet agent socialisateur doit lui
attribuer un rôle, attendre de lui des comportements pour que le développement psychosocial
commence. La personnalité de l’enfant se forme donc dans son interaction avec autrui. « Comme
cet « autrui », au fur et à mesure qu’il grandit, désigne de plus en plus de gens, dans des rapports de
plus en plus différenciés avec lui, dans des situations de plus en plus complexes, sa personnalité
deviendra elle-même plus complexe dans sa réponse aux attentes de comportements qui lui seront
formulées et qu’il interprétera à l’aide des gratifications et sanctions qu’il recevra. Simple rapport
de dépendance avec la mère après la naissance, les attentes de comportement mènent peu à peu à la
transmission du système de valeurs qui guide la société dans son ensemble ».
Une autre définition : Socialisation « Concept occupant une place ambiguë en sociologie, centrale
pour certains, secondaire pour d'autres. (…) il désigne le processus par lequel les individus
apprennent les modes d'agir et de penser de leur environnement, les intériorisent en les intégrant à
leur personnalité et deviennent membres de groupes où ils acquièrent un statut spécifique. La
socialisation est donc à la fois apprentissage, conditionnement et inculcation, mais aussi adaptation
culturelle, intériorisation et incorporation. (...) »5
Nous verrons plus loin que cette définition est d’inspiration plutôt bourdieusienne et met l’accent
sur la manière dont l’intériorisation et l’incorporation de normes et de mécanismes sociaux permet
Rôle : Modèle de conduite associé à une position ou une fonction dans le système social.
Etienne Jean, Bloess Françoise, Noreck Jean-Pierre, Roux Jean-Pierre, Dictionnaire de sociologie. Les notions, les
mécanismes, les auteurs. Hatier « initial » 1995. (9 pages sont consacrées à la définition).
4
Boudon Raymond, Bourricaud François, Dictionnaire critique de la sociologie. PUF 1982
2
3
5
Ferréol Gilles et alii, Dictionnaire de sociologie, Armand Colin « cursus » 1991
19
21
l’attribution de places à des individus, permettant ainsi leur maintien dans une classe sociale et
assurant ainsi la pérennité de cette classe.
Socialisation : « Processus d'apprentissage et de maturation débouchant sur l'adaptation et
l'intégration sociale de l'individu. Pour certains psychologues (Piaget), les mécanismes de
socialisation renvoient au développement autonome des structures cognitives et à un besoin de
sociabilité, propres à l'être humain ; pour d'autres (Stern), la socialisation est le résultat d'un
processus d'interactions qui, commencé à la naissance, contribue à l'élaboration du Moi chez
l'enfant. Dans tous les cas, la relation sociale apparaît comme un élément crucial de la formation de
la personne. »6
Même si elle fait explicitement référence à la psychologie, nous pourrions situer cette
définition à un autre extrême, par rapport à la première. Elle rejoint le courant interactionniste, avec
les travaux de Georges Herbert Mead comme initiateur, qui attribue comme fonction à la
socialisation le développement et l'épanouissement de la personnalité de l’enfant. La période de
l'enfance est une étape décisive dans l'apprentissage actif des enfants mais ses effets sont considérés
comme réversibles et évolutifs. Les enfants jouent à la fois les rôles de socialisés et de
socialisateurs. Nous détaillerons ceci plus loin.
Malgré toutes ces nuances, tous les auteurs attribuent une place particulière à l'analyse de la
socialisation durant l'enfance et s'interrogent en particulier sur le rôle des principales institutions de
production et de reproduction que sont la famille et l'école.
3. La socialisation comme mise en œuvre de l'habitus
Pierre Bourdieu a forgé la notion d'habitus pour décrire comment, selon lui, la société est un
espace de différenciation et de hiérarchisation constitué en classes, dans lequel les rapports de
domination sont dissimulés car profondément intériorisés par les individus. L’intériorisation est ici
capitale. C’est ce qui y rend la socialisation si centrale. Et cette socialisation se fait précisément à
partir de l’habitus, matrice qui est à la fois un résultat et un producteur de mécanismes sociaux.
Pour comprendre ce que sont l’habitus et d’autres notions bourdieusiennes, on peut repartir
de l’étude la plus célèbre de Bourdieu, quasiment inaugurale. « Les héritiers » a été écrit avec J -C
Passeron dans les années 60 à un moment où l’idéologie dominante accorde à l’école un rôle de
rétablissement de l’égalité des chances.
Or, ce que les auteurs constatent dans l’université, c'est l’inégale répartition des étudiants
selon leur origine sociale. Les enfants d’agriculteurs, d’ouvriers, d’employés et de petits
commerçants y sont largement sous-représentés par rapport aux enfants issus de professions
libérales et de cadres supérieurs. Pour les auteurs, l’obstacle est moins économique (dotation en
capital économique) que culturel (dotation en capital culturel), comme le montrent les différences
de pratiques effectives au cours des études : plus scolaires chez les ouvriers, plus distanciés chez les
classes favorisées qui sont à l’université dans un monde social et des attentes du système scolaire
déjà familiers parce qu'ils engagent un corps de savoirs, de savoir-faire et de savoir-dire qui est déjà
présent dans la culture des classes moyennes et supérieures.
Les auteurs voient dans cette inégale répartition le symptôme d’un système scolaire qui, loin
d’être égalitaire, assure en réalité une fonction de reproduction des classes sociales.
Selon notre appartenance à telle ou telle classe sociale, nous n’avons simplement pas le
même « habitus ».
6
Gresle François, Panoff Michel, Perrin Michel, Tripier Pierre, Dictionnaire des sciences humaines, Nathan. 1990.
20
22
L'habitus se définit7 comme « un ensemble de dispositions (inclinations à percevoir, sentir,
penser et faire), intériorisées par les individus du fait de leurs conditions objectives d’existence et
qui fonctionnent alors comme des principes inconscients de perception, de réflexion et d’action ».
En d’autres termes, l’habitus est une sorte de matrice à travers laquelle nous voyons le
monde et qui guide nos comportements. Il se manifeste par un ensemble cohérent (en tout cas pour le
premier Bourdieu) de goûts et de pratiques.
Mais le système scolaire ne constitue pas le seul exemple de reproduction sociale.
Notamment, alors que le sens commun est persuadé que « des goûts et des couleurs, ça ne se discute
pas », Bourdieu montre que les goûts alimentaires et culturels dépendent d’une position dans
l’espace social. Ils sont à la fois les fruits d'un processus de socialisation discriminante et à la fois
des révélateurs discriminants des classes sociales. Les goûts culturels sont précisément l’instrument
le plus commode de « distinction ». Dans Le Goût des autres, film réalisé par Agnès Jaoui, JeanPierre Bacri joue le rôle de Castella, un patron de PME, qui tombe amoureux de Clara, actrice de
théâtre. Il se retrouve immergé dans le cercle des amis de Clara: peintres, architectes, comédiens...
Bref, un «beauf» provincial plongé dans le milieu artistique branché. Une des scènes les plus
marquantes se déroule dans un restaurant : Castella (moustache, costume-cravate et blagues
graveleuses) est sans s'en rendre compte la risée des amis de Clara (habits noirs savamment négligés
et humour au cinquième degré). Ce qui fonde ici le mépris des petits bourgeois intellectuels envers
le petit patron parvenu, c'est le sentiment d'être différents. Une différence si profondément
intériorisée qu'elle se lit à travers les regards, les postures corporelles, les gestes, les formules
langagières8. Cette différenciation fonctionne comme une « distinction » des positions sociales. Et
constitue ainsi un autre moteur de la permanence de ces positions.
« II suffit d'avoir à l'esprit que les biens se convertissent en signes distinctifs, qui peuvent
être des signes de distinction, mais aussi de vulgarité, dès qu'ils sont perçus relationnellement, pour
voir que la représentation que les individus et les groupes livrent inévitablement à travers leurs
pratiques et leurs propriétés fait partie intégrante de leur réalité sociale. Une classe est définie par
son être-perçu autant que par son être, par sa consommation - qui n'a pas besoin d'être ostentatoire
pour être symbolique- autant que par sa position dans les rapports de production (même s'il est vrai
que celle-ci commande celle-là). »9
Parce que les conditionnements subis durant l'enfance sont profondément intériorisés,
l'individu a tendance à reproduire un ordre qu'il considère comme légitime. C'est ainsi par exemple,
que les familles, selon leur niveau culturel, économique, produiraient des potentialités linguistiques
ou artistiques qui se convertiraient en compétence ou incompétence sur l'échelle de valeur du
capital culturel (seul légitime) transmis par l'école.
L'école représenterait ainsi les intérêts des classes dominantes culturellement et
économiquement. C'est en sélectionnant et en évaluant positivement certaines capacités
intellectuelles et corporelles transmises essentiellement dans les « classes bourgeoises » dès la petite
enfance, qu'elle légitime un savoir particulier qui devient « Le Savoir». Le système scolaire et le
groupe familial apparaissent comme deux instances de socialisation fortes générant des habitus et
générées par des habitus.
Cette présentation de l’habitus met l'accent sur la puissance du processus de reproduction
sociale. Mais si le jeu social est un vaste jeu de reproduction, comment expliquer selon ce modèle
que les choses puisent changer. En mentionnant tardivement que les habitus peuvent se « déchirer »
sous l’action des contradictions, Bourdieu a ouvert une voie dans laquelle se sont engouffrés
notamment Bernard Lahire et Jean-Claude Kaufmann (dont nous reparlerons plus loin).
7
Accardo Alain, Corcuff Philippe, La sociologie de Bourdieu, Le Mascaret, 1986.
L’exemple est énoncé par Cabin Phillipe, Dans les coulisses de la domination, Sciences Humaines, n° 105 - Mai 2000,
http://www.scienceshumaines.com/dans-les-coulisses-de-la-domination_fr_429.html
8
9
Bourdieu Pierre, La distinction. Critique sociale du jugement, Editions de Minuit, 1979. p. 564-565.
21
23
4. La socialisation comme processus de construction sociale
Jusqu’ici, les approches de la socialisation que nous avons évoquées se caractérisent par un
déterminisme assez prononcé : elles insistent sur le rôle socialisateur de la société, et n’envisagent
que peu les marges de jeu de l’individu dans ce processus et a fortiori encore moins ses capacités à
participer activement à sa propre socialisation. Dans ces modèles, l’entrée théorique dans le
phénomène se faisant par la position assignée dans l’espace social, l’appartenance à un groupe
social tend à déterminer le processus même de socialisation. Celle-ci se fait donc plutôt à sens
unique, et de manière unilatérale : des parents déjà socialisés vers l’enfant à socialiser. L’autre
conséquence est que ce processus dans l’enfance est décrit comme irréversible, ce qui va se passer
ensuite dans la vie du socialisé ne verra apparaître au mieux que des variations à partir du modèle
original.
Il existe en sociologie des approches de la socialisation assez radicalement différentes.
Ce sont des approches que l’on dit « constructivistes » et « interactionnistes » dans la mesure où
elles vont insister sur d’autres aspects : les processus de socialisation y sont co-construits, élaborés
aussi par les premiers concernés, les individus socialisés, et toujours en interaction avec les autres
acteurs.
Mais ces approches se distinguent également par ce qui fait le contenu du processus même
de socialisation, par ce qui est transmis ou construit dans la socialisation. Chez Durkheim, la
socialisation était très proche de « l’éducation », elle en est même le parfait synonyme. Chez
Bourdieu, nous avons vu que c'est un « habitus » qui est transmis et construit au cours de la
socialisation.
La famille théorique suivante que nous aborderons oriente différemment la définition, les
objectifs, les modalités, ainsi que (comme nous l’avons souligné depuis le début de ce cours) le
point de vue adopté pour observer la socialisation. C'est que, ici, la socialisation est considérée
comme participant à la construction même de l’identité de l’individu. C'est l’élaboration du sujet
lui-même qui s’y joue.
Mais qu’est-ce que l’identité : elle fait partie des concepts à faible définition, très
polysémique, voire fourre-tout, davantage même que le terme « socialisation ». Il faudrait entamer
ici de long développement, mais on pourrait définir l’identité au minimum comme un ensemble de
traits pertinents qui permettent à un individu de se reconnaître et à autrui de le reconnaître comme
individualité.
Le concept a plusieurs faces : il renvoie autant à ce qui est « identique à» qu’à ce qui, au contraire,
« distingue de » comme dans la carte d’identité qui liste quelques caractéristiques supposées
pertinentes et efficientes pour nous distinguer de l’autre. C'est que ce qu’y se joue dans l’identité est
à la fois un rapport à soi et à l’autre, dans un triptyque entre le « je », le « nous » et « l’autre »
A. Le processus de socialisation selon Georges Herbert MEAD
Dans son ouvrage (posthume) L'Esprit, le soi et la société (Mind, Self and Society, 1934)
Georges Herbert Mead a abordé la socialisation en psycho-sociologue, posant les rapports
individu/société d’une autre manière. Pour lui, la socialisation n’est pas simplement un processus de
transmission et d’intériorisation de la société, mais il la perçoit comme la construction d'une identité
sociale de l’individu au contact d’autrui. Ce processus de construction va certes engager les
institutions où s'exercent les interactions entre les individus (la famille, l’école…) mais Mead va
jusqu’à régler sa focale au plus près des interactions, c'est à dire dans les relations réciproques qui
se créent entre les socialisateurs et les socialisés (parents/enfants ou maître/élève…).
22
24
Il dégage trois moments forts dans la socialisation des enfants, autant d’étapes qui
permettent de bien cerner son approche.
1. Dans la prime enfance, l’observation d’autrui va permettre au jeune enfant l’apprentissage
des comportements remarqués dans son proche environnement peuplé par des « autrui10
significatifs » (les parents, la fratrie…). Mead va dire de ces comportements qu’ils lui permettent, à
travers des «jeux libres » de « prendre des rôles » : il va jouer à la poupée, au « papa et à la
maman » etc. Il s’agit d’une construction progressive par imitation, inversion, substitution ou
création de gestes ou de personnages. Cette étape de la socialisation consiste donc pour l’enfant à
prendre en charge les rôles de ses «autrui significatifs ».
2. Au cours de la 2eme étape qui correspond à la socialisation à l'école maternelle, Les «
jeux libres» qui étaient appropriés aux « autrui significatifs » ne peuvent plus s’adapter à l'ensemble
des situations de la situation de classe ou de jeux organisés en collectivité. Le groupe organisé et
hiérarchisé va proposer à l’enfant de nouvelles règles collectives de comportement qu'il faudra
apprendre à respecter. Ainsi il va prendre conscience de la nécessité d’adopter des conduites
appropriées aux situations vécues par le groupe (les règles d’un match de foot, par exemple, ou de
l’ensemble des comportements à adopter en classe). Alors que dans la 1ere étape, l’interaction se
construisait sur des bases interpersonnelles, lors de cette 2eme étape, l’enfant oriente ses
comportements par rapport aux attentes d’un « autrui généralisé » (le groupe ou l’idée qu’il s’en
fait), plus abstrait, plus impersonnel que les « autrui significatifs ». Cet autrui généralisé n’est plus
un partenaire singulier dont on prend un rôle particulier, mais l’ensemble organisé des attitudes de
ceux qui sont engagés dans le même processus social. Dans cette étape, la socialisation a pour effet
le développement du « Soi » chez l'enfant.
3. Dans une troisième étape, après s'être identifié aux groupes auxquels il participe, l'enfant
doit en être reconnu comme un membre à part entière. C'est à la fois par l'intériorisation des règles
et des valeurs d'une communauté et par le rôle qui est tenu par l'enfant que se construit son Soi
(Self). Le Soi est constitué de deux aspects qui doivent s'équilibrer pour que le processus de
socialisation soit terminé : le «moi» et le «je» : le « moi » identifié et reconnu par le groupe comme
étant un de ses membres (je fais partie de telle équipe de foot 11, je vais aux entraînements, j’ai une
licence à mon nom, je peux me dire : « moi », élément de l’équipe X ) et le «je » qui s'approprie un
rôle actif particulier dans cette équipe (je suis gardien de but, je me défonce pour être sélectionné, je
fais gagner l’équipe en n’encaissant aucun but par ma faute et en faisant progresser une stratégie
défensive efficace). Le processus de socialisation dans cette dernière étape sera donc réputé achevé
lorsque l'enfant aura montré sa compréhension du fonctionnement du groupe et son adaptation
positive et spécifique.
L’individu socialisé est donc pour Mead en permanence balancé entre la conformité
(indispensable, si l’on veut être reconnu par le groupe) et la créativité, expression de l’existence de
l’individu comme sujet. La socialisation va donc, pour Mead, de pair avec l'individuation. « Plus on
est Soi-même, mieux on est intégré au groupe ». Il y a au moins trois conséquences à cette manière
d’envisager la socialisation. On peut comprendre, ainsi :
- ce qui fait que, potentiellement, les sociétés ne se reproduisent pas à l’identique. L’individu est
investi, par cette théorie, du pouvoir de faire évoluer le groupe au cours des interactions. On
retrouve ici, à un niveau d’échelle microsociologique, à la fois de la reproduction et de la
production sociale.
Selon les auteurs/traducteurs et la prise en compte ou non de son origine latine, « autrui » est considéré ou non
comme invariant. On adoptera ici cette formule, juste parce que c'est plus classe :-)
11
Exemple énoncé par Claude Dubar C. Dubar, La socialisation, A. Colin, 2000.
10
23
25
- que des conflits de socialisation peuvent apparaître et révéler des failles dans cette étape de mise
en équilibre, ou en tension, du « soi » et du «je ». Une « dissociation du Soi » est potentiellement
inhérente au processus de socialisation dans lequel la conformité au groupe n'est pas toujours
reconnue. L'enfant serait alors tourmenté par un « moi » qui l'incite à être semblable au groupe qu'il
fréquente pour se faire accepter, et un «je» qui l'incite à s'affirmer individuellement par des attitudes
qui risquent ne pas être reconnues par les autres. Alors que la conformité aux valeurs collectives
produit un effet rassurant, l'originalité des conduites individuelles produit un effet risqué.
- l’importance toute particulière des premiers moments de socialisation, ceux que Berger et
Luckmann appelleront : socialisation primaire.
B. Socialisation primaire et socialisation secondaire
Peter Berger et Thomas Luckmann s’inscrivent clairement dans la continuité de Georges
Herbert Mead dans leur théorie de la socialisation, qui s’inscrit elle-même dans une vaste théorie de la
société. Cette dernière est centrée sur le concept de « construction sociale de la réalité » 12. Pour les
auteurs, le monde social est le produit de l'activité humaine. Pourtant, nous tendons à le
percevoir comme un monde de choses, extérieur à nous, qui paraît aller de soi. C'est que la société
se caractérise par deux niveaux simultanés de réalités : la réalité objective (qui pour être une
création humaine n’en est pas moins tangible) et la réalité subjective (c'est à dire celle qui est
constituée par le sens que les individus donnent au monde).
Il faudrait rajouter que pour l’individu social, le monde n’est pas simplement perçu comme
réel, sensé (puisqu’il lui donne du sens) mais également intersubjectif (il partage ce sens avec
d’autres).
En reprenant et prolongeant la théorie du développement de l’enfant de G. H. Mead
l’analyse de Berger et Luckmann insiste sur la continuité du processus de socialisation. «
L’individu,(…) n’est pas né membre d’une société. Il est né avec certaines prédispositions à l’égard
de la socialité, et il devient un membre de la société. Dans la vie de tout individu, dès lors, existe
une séquence temporelle, au cours de laquelle il est induit à participer à la dialectique sociétale. Le
point de départ de ce processus est l’intériorisation. »
Le processus de socialisation est au cœur de la construction de la réalité sociale et de la
construction de la connaissance dont tous les sociologues ont montré qu’elle était inégalement
distribuée. C’est le processus de socialisation qui permet à l’individu de devenir membre de la
société lorsqu’il atteint un degré d’intériorisation suffisant pour qu’il existe une « identification
mutuelle continue » entre « je » et « l’autre » ( qui deviennent « nous ») de telle sorte que nous ne
vivons pas « seulement dans le même monde » mais que nous participons « chacun à l’existence de
l’autre ».
Berger et Luckmann considèrent que la socialisation des individus passe par une
intériorisation de la réalité qui est différenciée selon les moments de la vie des individus. Ils
définissent la socialisation « comme l’installation consistante et étendue d'un individu à l'intérieur
du monde objectif d'une société ou d'un secteur de celui-ci. »
La socialisation comprend deux phases qui se succèdent :
La socialisation primaire «est la première socialisation que l'individu subit dans son
enfance, et grâce à laquelle il devient un membre de la société » (Berger et Luckmann, op. cit. p
Berger Peter et Luckmann Thomas, La construction sociale de la réalité, Méridiens Klincksieck, 1992. Sauf mention
contraire, les citations qui suivent sont toutes tirées de cet ouvrage.
12
24
26
179.) Elle recoupe assez largement les différentes phases dégagées par Mead et qui se centrent sur la
période de l’enfance. Les trois auteurs sont d’ailleurs d’accord pour accorder à cette socialisation
primaire une importance toute particulière.
La socialisation secondaire « consiste en tout processus postérieur qui permet d'incorporer
un individu déjà socialisé dans de nouveaux secteurs du monde objectif de la société. » (Berger et
Luckmann, op. cit. p 179.) La socialisation ne s’arrête donc pas avec l’enfance mais continue tout le
long de la vie de l’individu. Des adaptations surviennent ultérieurement qui vont permettre à
l’individu de relativiser les valeurs et les normes inculquées durant cette période de la vie. En effet,
les sociétés contemporaines sont complexes et composées de mondes sociaux relativement divers et
spécialisés (monde scolaire, monde professionnel, monde des sociabilités familiales, amicales etc.).
La socialisation secondaire est donc cette étape supplémentaire et sans fin qui permet aux individus
de s’intégrer dans ces sous-monde sociaux en intégrant de nouveaux modèles et de nouveaux rôles.
Il peut être d’ailleurs intéressant de se demander ce qu’il se passe lorsqu’apparaissent des
contradictions entre la socialisation primaire et la socialisation secondaire. Berger et Luckmann
apportent eux-mêmes quelques réponses qui sont fort bien synthétisées et prolongées par Claude
Dubar (op. cit. p. 99-101). Nous allons voir que d’autres auteurs contemporains se posent également
cette question en insistant sur la complexité de la socialisation.
5. Pluralité et complexité des processus de socialisation.
Dans l’introduction de ce cours, nous avons insisté sur l’idée que les modèles sociologiques
pour penser la socialisation ne sont « que » des modèles et que l’on pourrait appliquer à chacun
d’entre eux un principe d’incomplétude. Ils sont en tout cas, difficiles à concilier. D’un côté
(Durkheim, Bourdieu) la socialisation apparaît comme un phénomène déterministe qui s’impose
27
aux individus de l’extérieur. D’un autre côté (Mead, Berger et Luckmann), la socialisation apparaît
comme un processus hautement individualisé qui ne se penche que peu sur les inégalités sociales.
D’autre part, ces différentes théories en disent assez peu sur la manière dont le capital (pour employer un terme
bourdieusien) social est incorporé et rien sur la manière dont il est concrètement mobilisé une fois acquis. Qu’est-ce qui,
concrètement, active les dispositions incorporées ?
Certaines de ces théories peinent d’ailleurs plus que d’autre à expliquer l’émergence de l’individualité chez le sujet.
La théorie de l’habitus présuppose une cohérence absolue de l’habitus. Et même lorsque Bourdieu reconnaît que
l’habitus puisse se « déchirer » sous l’action de contradictions, il le considère comme un raté dans le processus de
socialisation et non comme un processus habituel d’individuation.
En fin de compte, ces théories ne prennent que peu en compte les marges de manœuvre dont
le sujet lui-même dispose, et les manières concrètes dont finalement les individus s’individualisent.
Parmi les nombreuses tentatives pour pallier ces insuffisances et pour concilier la plupart des
approches de la socialisation, on peut citer la théorie de l’homme pluriel de Bernard Lahire et la
sociologie de l’individu et de ses habitudes de Jean-Claude Kaufmann.
A. « L’homme pluriel » de B. Lahire
B. Lahire s’inscrit à la fois dans la continuité et la critique de P. Bourdieu. En réponse aux
critiques faites à la notion d’habitus (unique et cohérent donc globalisant, abstrait), l’auteur centrera
davantage son raisonnement sur la notion de « dispositions » (nécessairement plurielles). Nous
traversons en réalité plusieurs milieux sociaux (ce que Bourdieu appelait des « champs »), nous
sommes à la fois des acteurs qui occupons telle position et mettons en œuvre telles dispositions
dans le champ du travail, telle position et telles dispositions dans les relations amoureuses, dans nos
loisirs (par exemple dans un univers de jeux vidéo) etc… les dispositions qui nous ont été
25
transmises sont multiples et, comme elles concernent des champs différents, elles peuvent se
révéler contradictoires. C'est dans la multiplicité et les tensions entre dispositions que l’acteur
retrouve une marge de jeu par rapport aux manières dont il a été socialisé. Pour Bernard Lahire,
l’homme est un être pluriel 13 dont l’unicité (l’individualité au sens étymologique : individuus
«indivisible») n’a jamais été démontrée scientifiquement.
L’acteur intègre tout au long de sa vie, dans des contextes d’expériences sociales diverses,
des dispositions, des schèmes (des manières de penser et de sentir) qui sont susceptibles d’orienter
ses actions. C'est le contexte de l’action qui va réveiller, ou au contraire inhiber, telle ou telle de ses
dispositions.
B. l’exemple de la complexité de la transmission et de la mise en œuvre de l'ordre ménager : JC Kaufmann
Note : Avant de parcourir les éléments de cours suivants, on lira les deux textes de J-C
Kaufmann disponibles sur l’ENT pour le cours SO 00102V
- Extrait de Kaufmann J-C (1992) La trame conjugale. Analyse du couple par son linge. p. 117-120
- Extraits de Kaufmann J-C (2006) Ego. Pour une sociologie de l’individu. Hachette « Pluriel » p.
168-171
Aux critiques faites aux théories classiques de la socialisation, énoncées en début de ce 5., JC Kaufmann pourrait en rajouter deux autres : la désintérêt de la sociologie à la fois pour les
habitudes et pour les objets.
La sociologie a en effet été très peu attentive au rôle des objets. Il faut attendre Bruno
Latour14 et sa critique adressée à l’interactionnisme pour souligner ce point : ce dernier courant
envisage les interactions comme se déroulant en face à face, alors qu’elles peuvent se dérouler à
distance, et sont de toute façon souvent médiatisées par des objets divers. Il fait allusion aux
technologies de communication bien sûr, mais pas seulement, également à tout objet que va
mobiliser l’interaction. Latour propose même une promotion des objets au rang d’acteurs à part
entière de l’interaction. Il en parle comme d’ « actants non-humain» par différence avec les
« actants humains ». J-C Kaufmann ne va pas aussi loin dans la symétrie humains / non-humain,
mais il relève malgré tout le rôle que les objets jouent comme supports de socialité :
« Le simple fait de vivre ensemble, de réagir aux événements, de résoudre mille petits problèmes du
quotidien, pousse le couple à avancer toujours davantage dans l’intégration, à perfectionner son organisation
et à élever le niveau de ses exigences : le ménager peu à peu se densifie. Les objets jouent un rôle important
dans cette évolution. L’histoire du ménage peut se décrire sous l’angle d’une accumulation matérielle.
D’abord récupération familiale, puis plutôt achat, un à un, appareils, meubles et bibelots remplissent
l’espace, lui donnent du sens et du poids. Car aucun de ces éléments n’est anodin. Les interactions ne se
développent pas uniquement entre personnes, elles se font aussi avec les choses : repères et pesanteurs
structurantes. »
Egalement, Kaufmann va proposer une sociologie des petits faits quotidiens qui réintègre les
habitudes. Proche du sens commun dans « la Trame Conjugale », l’habitude deviendra, dans «
Ego » un véritable concept qui se différencie de (et s’oppose à) l’habitus.
Dans « La trame conjugale » Kaufmann suit la piste du linge pour observer et analyser
comment le couple se forme : « Le couple ne se forme plus comme il y a une ou deux générations,
Lahire Bernard, L’homme pluriel, Nathan, 1998.
Latour B. ; Une sociologie sans objet, Remarques sur l'interobjectivité, Sociologie du Travail, 1994, vol. 36, no 4 (222
p.) (1 p.1/4), pp. 587-907
13
14
26
28
l’intégration conjugale est devenue un processus lent et beaucoup plus complexe. Le rapport au
linge est central dans ce changement ». (Kaufmann, La trame conjugale, 1992, Nathan, p.6.)
A partir de modèles sociaux ordinaires - le traitement du linge dans le couple - l'auteur rend
intelligibles les mécanismes et les dynamiques de production et de reproduction des habitudes
anciennes et nouvelles qui participent à la construction du conjugal. Les effets de la socialisation
primaire et des ajustements, lors de la socialisation secondaire, sont particulièrement observables
dans le processus « d'intégration ménagère » des couples.
Durant la socialisation primaire, l’individu est confronté à un programme d'apprentissage
explicite et implicite vaste dans lequel sont structurées et agencées des valeurs fondamentales
comme la représentation du propre et du sale, de l'ordre et du désordre. Toute société définit plus ou
moins précisément le contenu de ces valeurs par des règles et des normes. Chaque groupe social,
chaque famille, chaque individu entretient un rapport à la fois personnel et collectif à ces valeurs, au
niveau des représentations, au niveau des pratiques.
Du coup, l’auteur nous dit de quoi se constitue un « capital de manières » (B. Lahire
dirait plutôt : « des dispositions »).
- des idées (sur ce qui est propre ou non, rangé ou non…
- des techniques (des modes d’emplois)
- des injonctions à agir qui constituent un « noyau stable et structurant » à la fois d’idées et de
techniques plus étroitement mêlées.
On notera dans ce texte
- la manière dont fonctionnent (ou non) ces injonctions à agir
- le rôle du contexte (de la situation) qui peut réactiver ou non des fragments de capital incorporé
- à travers les différents exemples issus du terrain, la complexité du mécanisme d’activation qui
rend compte à la fois de manières de faire transmises et incorporées et à la fois d’individualisation
des pratiques.
Dans « Ego », ouvrage plus théorique, Kaufmann va essayer de formaliser davantage son
modèle. Il promeut l’habitude en concept qui prend ces distances avec l’Habitus bourdieusien. Les
habitudes constituent l’ensemble des schèmes (là encore, il s’agit d’un synonyme de la notion de
« disposition ») incorporés. Mais cet ensemble ne fonctionne pas de manière déterministe. Si
l’humain est un « homme d’habitudes », cela ne le condamne pas à répéter indéfiniment ses actions.
Déjà, dans la trame conjugale, il a remarqué que le système d’habitudes qui se met en place dans le
couple travaille à la « fabrication de l’unité » davantage comme objectif à atteindre que comme
objectif réellement atteignable. C'est le début d’un modèle qui va permettre d’articuler les
contradictions constatées, le rôle du capital incorporé, le rôle du contexte en observant la dimension
processuelle des habitudes. Leur intériorisation est un processus, mais également leur (ré)activation
dans l’action :
L’intériorisation est un « processus long et incertain » que l’on pourrait résumer ainsi :
•
« L’individu a en lui la presque totalité des éléments de la société de son époque » (idée
reprise à Norbert Elias)
• L’individu, le « moi » est multiple et non unique.
• Il travaille en permanence à son unité cohérente (comme horizon à atteindre)
• Cette unité est construite par la mise en cohérence (sous forme d’un récit que l’on se fait
d’abord à soi-même) d’un maximum d’éléments tirés de sa propre expérience (c'est le
concept d’« identité narrative » de P. Ricœur)
•
Cette unité prend la forme d’une grille de lecture, de perception, d’intériorisation,
d’incorporation de nouveaux éléments, relativement (et au moins momentanément) stable.
27
29
Cette incorporation se passe de la manière suivante15 : « L'individu adopte un nouveau schème
qu'après l'avoir discuté, examiné, soupesé. Le schème est mémorisé. Mais tant qu'il reste conscient, il
laisse la place à la réflexivité des individus. Ce qui peut donc se solder par un rejet. L'incorporation
marque la victoire d'un schème. À ce stade, le schème est « enregistré dans la mémoire cachée »
(Kaufmann) et est activé machinalement comme principe d'action. Ainsi, un film regardé à la
télévision peut proposer un nouveau modèle de comportement. Loin d'être automatiquement adopté
et de se substituer aux schèmes anciens, le nouveau modèle peut être questionné, objet de
discussions entre amis... À l'arrivée, soit le schème est rejeté, soit il est incorporé et devient le
nouveau modèle réfèrent qui va déterminer la manière d'endosser son rôle par l'individu ».
• La plupart du temps, la grille ainsi stabilisée suffit à interpréter tout nouvel événement dans
l’existence de l’individu. Mais parfois, de nouveaux événements (on peut imaginer que c'est
le cas par exemple pour les événements biographiques importants : uns séparation, un deuil,
une maladie …) transforment la grille et sont l’occasion de revoir l’architecture intérieure
des schèmes.
Finalement, la théorie de J-C Kaufmann arrive à rendre compte de la complexité de la socialisation à
la fois dans les mécanismes de son intériorisation mais à la fois aussi dans les processus de sa mise
en actes. Son « principe d’incomplétude » réside dans le fait qu’elle est (légitimement) une
sociologie de l’individu qui ne donne pas d’outils pour penser la plupart des phénomènes collectifs
ou par exemple peinerait à expliquer les inégalités sociales si ce n’est par des mécanismes
individuels (ce qu’elle ne tente pas de faire, à juste titre).
Quelques points de discussion en guise de conclusion
ultérieurement dans un document qui sera mis en ligne)
(Cette
partie
sera
développée
Nous avons déjà insisté sur le fait que les théories de la socialisation présentées, même si elles
s’orientent toutes vers un horizon de vérité, ne sont « que » des modèles et non des acquis
universels et cumulatifs que l’on pourrait, sans précaution, appliquer dans n’importe quel objet de
recherche.
Outre leurs divers « points aveugles » déjà mentionnés, ces théories de la socialisation pourraient
(devraient) être confrontées aux évolutions sociales. On pourrait par exemple dresser une liste non
exhaustive de questions.
- que devient la socialisation dans des familles recomposées ? Peut-on par exemple intégrer les
beaux-parents dans les autrui significatifs et si oui, leur rôle dans la socialisation des enfants est -il
absolument équivalent à celui des parents ?
- est-ce que l’accélération générale des sociétés (Rosa) et la présence forte des technologies de
l’information et de la communication au sein des familles ne conduit pas à complexifier la
transmission familiale : les grands parents, voire les parents ont-ils toujours des connaissances aussi
nombreuses et aussi adaptées à transmettre aux enfants, ne voit-on pas parfois s’inverser le flux des
transmissions, par exemple sur les pratiques numériques ?
- les différentes crises qui atteignent l’école agissent-elles sur son rôle d’instance socialisatrice ?
- comment l’évolution de la place du travail dans nos sociétés (que nous aborderons dans le cours
sur les temps sociaux) remet-elle en question son rôle d’instance socialisatrice ?
Du coup, on peut s’interroger sur les conditions de validité des concepts habituels. Certains sont-ils
toujours adéquats : par exemple, que devient la notion de socialisation primaire lorsque l’on voit
que les enfants sont socialisés collectivement plus tôt (nourrice, crèche, maternelle, en France en
15
La citation suivante est tirée de Bolliet Dominique, Schmitt Jean-Pierre, (2008) La socialisation, Bréal. P. 31
28
30
tout cas) que lorsque Mead l’énonçait. Muriel Darmon est du coup amenée à critiquer la radicalité
de l’opposition entre socialisation primaire (supposée ne reposer que sur des autrui significatifs) et
socialisation secondaire (supposer ne compter que des autrui généralisés). On peut supposer que la
socialisation secondaire peut aussi comprendre des autrui significatifs (des autrui référents
privilégiés, en particulier affectivement). Simplement ils sont plus diversifiés et moins immuables
que dans la stricte socialisation primaire.
Nous allons maintenant visiter quatre domaines d’application de ces questions de socialisation qui
renvoient également à la question de la production et de la reproduction sociales.
31
29
Bibliographie des ouvrages cités dans (ou consultés pour) le cours
Berger Peter et Luckmann Thomas, (1992) La construction sociale de la réalité, Méridiens
Klincksieck.
Bolliet Dominique, Schmitt Jean-Pierre, (2008) La socialisation, Bréal.
Boudon Raymond et Bourricaud François (1982) Dictionnaire critique de la sociologie, PUF.
Bourdieu Pierre (1979) La distinction. Critique sociale du jugement. Paris, Editions de Minuit. P.
564-565.
Bourdieu Pierre (1980) Le sens pratique, Editions de Minuit.
Darmon Muriel (2007) La socialisation. Armand Colin.
De Singly François (2000) Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune. Nathan.
De Singly François (2007) Sociologie de la famille contemporaine. Armand Colin.
Dubar Claude (1991) La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles.
Armand Colin
Elias Norbert (1981) Qu’est-ce que la sociologie ? Pandora/Des sociétés.
Etienne Jean et alii. (1995) Dictionnaire de sociologie. Hatier Initial.
Ferréol Gilles et alii (1991) Dictionnaire de la sociologie. Armand Colin, « Cursus »
Gresle François et alii. (1990) Dictionnaire des sciences humaines. Nathan.
Kaufmann Jean-Claude (1997) Le coeur à l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère. Nathan.
Kaufmann Jean-Claude (1ère édition1992) La trame conjugale. Analyse du couple par son linge.
Nathan.
Kaufmann Jean-Claude (2005) L’invention de soi. Hachette, « Pluriel ».
Kaufmann Jean-Claude (2006) Ego. Pour une sociologie de l’individu. Hachette « Pluriel ».
Kaufmann Jean-Claude (2008) Agacements. Les petites guerres du couple. Le livre de poche.
Kaufmann Jean-Claude (2008) Quand Je est un autre. Pourquoi et comment ça change en nous.
Armand Colin.
Lahire Bernard (1996), La variation des contextes en sciences sociales. Remarques
épistémologiques", Annales, Histoire, Sciences sociales, Vol. 51, n°2
Lahire Bernard (1998) L’homme pluriel, Nathan.
Latour B. (1994) Une sociologie sans objet, Remarques sur l'interobjectivité, Sociologie du Travail,
1994, vol. 36, no 4
Mead Georges Herbert (1963) L’esprit, le soi, la société. Présentation de Jean Cazeneuve, pour
l’édition française. (1933, 1ère publication pour l’édition américaine). PUF.
30
32
SO00102V : Approfondissement et pratique de
la sociologie
Sociologie de la consommation
Sandrine Barrey
[email protected]
33
31
Sommaire
Introduction
p. 31
Les déterminants sociaux de la consommation
p. 32
Les lois d’Engel
p. 32
Maurice Halbwachs : la consommation comme traceur de classes sociales
p. 36
Thorstein Veblen : la consommation comme opérateur de distinction sociale
p. 38
Pierre Bourdieu et le goût comme habitus de classe
p. 39
Les critiques de la consommation de masse
p. 42
La consommation source de production de nouvelles normes de consommation
p. 44
La consommation comme système de marquage culturel (Douglas et Isherwood)
p. 44
Michel De Certeau et la créativité des consommateurs
p. 44
Le végétarisme : production de nouvelles normes sociales
p. 45
Exercice consommation et socialisation
p. 47
34
32
Introduction
Prendre un repas entre amis, faire du shopping, faire ses courses, réparer une gazinière que l’on a
trouvé dans la rue, aller chez le coiffeur, trier ses déchets, comparer les marques et les
caractéristiques d’un ordinateur sur internet, faire son compost, discuter avec sa voisine pour
essayer de trouver un bon médecin, aller voir une exposition… sont autant de pratiques qui
comportent des « actes de consommation, entendus comme le processus d’acquisition (achat, dons,
etc.) et d’usage (utilisation, appropriation, domestication, construction de sens, etc.) des biens et des
services. » (Garabuau-Moussaoui 2010). Consommer est un acte banal, ordinaire, quotidien,
incorporé, routinier, familier… qui fait tellement partie de nos identités sociales actuelles qu’il est
difficile de le remettre en question. Et pourtant le développement de la société de consommation ne
s’est pas fait sans heurts. En particulier, il n’a pas eu bonne presse dans les années soixante et
soixante-dix : « La commercialisation des produits est représentée sous une forme diabolisée. La
publicité imposerait des articles dont les consommateurs n’ont pas vraiment besoin. L’automobile,
symbole de la consommation qui se démocratise, remplirait de plus en plus mal ses fonctions en
raison des encombrements et des dangers qu’entraînerait sa large diffusion. » (Herpin et Verger
2000, p. 4). Dans les années quatre-vingt et jusqu’à la fin du 20ème siècle a été privilégiée une autre
conception de la consommation, plus positive, la présentant comme salvatrice pour l’emploi. Et
depuis le début du 21ème siècle elle fait à nouveau l’objet de critiques, différentes de celles qui
s’exerçaient quarante ans plus tôt : le gaspillage de nos ressources naturelles mettent à mal notre
niveau de vie et celui des générations futures (Barrey et Kessous 2011). A la fois objet quotidien et
objet de réprobations, la consommation mérite d’être interrogée dans dimension socialisatrice.
Qu’est-ce que consommer dans nos sociétés contemporaines ? L’expression d’un signe de notre
appartenance à un groupe, au sens où l’on se définirait beaucoup par les produits que l’on acquière ?
Un moyen de se forger une identité (ainsi choisir un produit reviendrait à émettre un message sur
notre appartenance sociale) ? Un acte politique, en suggérant que le pouvoir et la responsabilité des
consommateurs dépassent largement la défense de leurs intérêts et qu’ils peuvent jouer un rôle dans
leurs gestes d’achat ou de non-achat et interpeller les entreprises et les institutions ? Une sorte de
seconde nature pour les consommateurs ordinaires que nous sommes devenus ? Ce cours a pour
objectif, dans la lignée des autres thèmes abordés dans cette unité d’enseignement, de tenter de
repérer comment la consommation peut-être envisagée à la fois comme un ensemble de pratiques,
de représentations et de valeurs qui assurent la stabilité des cadres sociaux et leur reproduction
sociale, mais aussi comme un élément dont se saisissent les acteurs de la consommation pour
produire de nouveaux comportements, valeurs et normes de consommation.
Pour mettre au jour ces mécanismes sociaux à l’œuvre dans les phénomènes de consommation
seront présentées plusieurs théories sociologiques et anthropologiques de la consommation, et en
particulier :
L’analyse des déterminants sociaux de la consommation et des logiques identitaires à
l’œuvre (consommation ostentatoire, « goûts » sociaux), dominante jusqu’aux années 1970
(Halbwachs 1913) (Veblen 1979) (Bourdieu 1979) ;
- L’analyse critique des phénomènes de consommation, en particulier la critique de la culture
de masse (Marcuse 1968), et de la manipulation des consommateurs par le marketing
(Baudrillard 1978) ;
- L’analyse compréhensive de la consommation comme production sociale
(de
communication, de capacités d’action ou de détournements), dans les années 1980 et 1990.
Si l’existence d’une sociologie de la consommation est attestée dès la naissance des sociologies
américaine et française avec Thorstein Veblen pour les USA et Maurice Halbwachs pour la France,
l’approche sociologique de la consommation est traditionnellement moins mobilisée aux USA et en
Europe que l’approche économique (Desjeux 2006). En outre, le thème de la consommation a
d’abord et pendant longtemps été investi par les économistes. Aussi il convient d’abord de présenter
-
33
35
quelques unes de leurs analyses, afin de mieux saisir la volonté des sociologues de montrer ce que
les pratiques de consommation doivent à des formes de structuration plus collectives.
1. LES DETERMINANTS SOCIAUX DE LA CONSOMMATION
1.1 Les « lois d’Engel »
Ernst Engel (1821-1896), à ne pas confondre avec le copain de Marx, Friedrich Engels, était un
statisticien et économiste prussien (aujourd’hui on dirait d’Allemagne du Nord) qui, à la suite du
mathématicien belge Adolphe Quételet (1796-1874), procéda aux premières mesures de
consommation et de revenu des ménages. Pour ce faire, on dirait aujourd’hui qu’il a produit son
analyse sur des données de « seconde main », au sens où il ne les a pas produites lui-même. Ses
données sont en effet issues de deux enquêtes : celle de Frédéric Le Play (Les ouvriers européens,
Paris, 1856) et celle de Ducpétiaux (Budget économique des classes ouvrières en Belgique,
Bruxelles, 1855).
1.1.1 Résultats
Comme son maître Quételet, l’objectif d’Engel est de trouver une loi générale qui puisse
caractériser le comportement du consommateur, une fois que, par agrégation des comportements
individuels, a été contrôlé l’effet des goûts de chaque consommateur. S’il se désintéresse de la
méthode monographique de son enseignant Le Play, il s’inspire de sa classification des dépenses
des consommateurs en neuf postes : 1) l’alimentation ; 2) l’habillement ; 3) le logement (y compris
le mobilier et les assurances de l’habitation) ; 4) le chauffage et l’éclairage ; 5) les instruments de
travail ; 6) l’éducation, le culte et la culture ; 7) les impôts ; 8) la santé ; 9) les services domestiques.
La variable qu’il retient pour expliquer les différences entre les comportements de consommation
des ménages16 est le revenu. En mettant en rapport le niveau de revenu du ménage et la proportion
des dépenses consacrée à chacun des neuf postes, il établit que « plus un individu, une famille, un
peuple sont pauvres, plus grand est le pourcentage de leurs revenus qu’ils doivent consacrer à
leur entretien physique dont la nourriture représente la part la plus importante » (Engel 1857,
pp. 28-29). Il constate ainsi que la part des budgets consacrés à l’alimentation évolue en fonction
des revenus. Dans sa seconde formulation, plus générale, publiée en 1895 dans une revue
internationale de statistiques et traduite par Berthomieu (Berthomieu 1966) : « Plus un individu,
une famille, un peuple, sont pauvres, plus grand est le pourcentage de leur revenu qu'ils
doivent consacrer à leur entretien physique dont la nourriture représente la part la plus
importante ». Pour le dire autrement, lorsque le revenu du ménage augmente, les dépenses
alimentaires occupent une part décroissante dans l'ensemble des dépenses du ménage. Mais dire que
les dépenses alimentaires diminuent quand le revenu augmente ne signifie pas pour autant que les
ménages se nourrissent moins : lorsque le revenu augmente, le budget consacré à l’alimentation
augmente aussi en valeur absolue ; c’est sa part relative qui diminue par rapport aux autres
dépenses.
Ces constats empiriques ont donné lieu à d’autres lois « d’Engel », qu’on lui attribue à tort comme
le note Jean-Pierre Poulain (Poulain 2005), et dont les plus citées sont les suivantes :
- La part des dépenses de vêtement et de logement (+ chauffage, éclairage) varie à peu près au même
rythme que les revenus ;
- La part des dépenses de loisirs (transports, livres, journaux, sorties) et de santé augmente avec le
revenu.
16
Notons qu’Engel, exploitant les données de Ducpétiaux, retient le groupe familial comme unité de mesure.
34
36
L’analyse d’Engel a conduit à distinguer trois types de biens selon « l’élasticité-revenu »17. En
effet, lorsque le revenu augmente, tous les postes de consommation n’évoluent pas au même
rythme. Par exemple, ce n’est pas parce que mon revenu a doublé que je vais manger deux fois plus.
Engel distingue alors :
- les biens normaux, dont l’élasticité de la demande au revenu est positive, inférieure ou égale à 1.
La part de ces biens dans le budget des ménages est stable ou régresse avec l’élévation du niveau de
vie (on retrouve les biens correspondant aux besoins de transport ou d’équipement du loyer).
- les biens supérieurs, dont l’élasticité de la demande au revenu est positive, et supérieure à 1. La
part de ces biens évolue avec le niveau de vie, on y retrouve les produits de luxe et une part
importante des services (santé, loisirs...).
- les biens inférieurs, dont l’élasticité de la demande au revenu est négative. Une augmentation du
revenu entraîne une diminution de la demande. La part de ces biens dans le budget des ménages
recule rapidement avec l’élévation du niveau de vie (exemple des biens alimentaires ou
vestimentaires).
Depuis un siècle et demi, le tissu social a évolué, ainsi que les produits disponibles sur les marchés.
Les « lois d’Engel » sont elles encore d’actualité ? Faut-il démentir ce triple constat ? Et/ou
comment le nuancer ?
1.1.2
L’effet du revenu sur la structure de consommation des ménages depuis
l’avènement de la société de consommation
Dans les premières recherches menées au CREDOC 18, l’effet du revenu familial apparaît toujours
aussi déterminant dans la structure de la consommation. Dans un travail réalisé sur la
consommation de viande fraîche à la fin des années 50, Nicole Tabard conclut que « les différences
de comportement entre les catégories socioprofessionnelles semblent principalement dues au
revenu » (Tabard 1959, p. 51). Cette variable explicative des comportements de consommation est
encore retenue dans les enquêtes « Budgets de famille » de l’INSEE, même si elles intègrent la
catégorie socioprofessionnelle des enquêtés. Ces enquêtes sont réalisées tous les cinq ou six ans
depuis 1979 sur la base d’un échantillon tiré du recensement général de la population française
métropolitaine, actualisée par l’introduction de logements neufs (c’est-à-dire de construction
postérieure au recensement). Comme le notent Nicolas Herpin et Daniel Verger, « c’est un progrès
par rapport aux enquêtes quantitatives de Ducpétiaux, d’Engel et des premiers statisticiens, qui, ne
s’intéressant qu’aux pauvres, ne portaient que sur les populations d’ouvriers et d’employés
modestes, sans souci de représentativité. » (Herpin et Verger 2000, p. 13).
Observons les résultats relatifs à cet effet revenu dans la synthèse de l’enquête de 2006, publiée par
l’INSEE en 2007.
1.1.3 Enquête « budgets de famille » de 2006
Cette enquête révèle qu’en 2006, la structure de consommation des ménages diffère encore selon le
revenu et la catégorie socioprofessionnelle. Le tableau ci-dessous montre comment cette structure
de consommation a évolué entre 1979 et 2006 :
17
18
L’élasticité revenu permet de mesurer l’impact des variations de revenu sur la structure de consommation.
Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie.
35
37
Tableau1 - Évolution des écarts de structure de consommation entre groupes sociaux, de 1979 à
2006 (en %)
Ecart entre les
cadres,
professions
intellectuelles
supérieurs,
professions
libérales et les
ouvriers
Ecart entre le 5e
quintile
(ménages aisés)
et le 1er quintile
(ménages
modestes)
de niveau de vie
1979
2006
1979
2006
Produits alimentaires et boissons non alcoolisées
- 16,9
- 4,5
- 11,1
- 4,0
Santé
-2,8
1,0
- 1,4
0,8
- 1,5
- 13,5
0,2
- 7,4
Boissons alcoolisées et tabac
- 0,5
- 1,0
- 1,2
- 1,3
Éducation
0,0
- 0,1
0,8
0,5
Communications
0,3
- 1,5
0,8
- 0,8
Articles d'habillement et chaussures
1,5
0,8
1,2
1,0
Autres biens et services
2,1
0,9
1,3
0,7
Loisirs et culture
3,0
6,4
2,3
5,2
Meubles, articles de ménage et entretien courant de
3,2
l'habitation
3,1
1,3
2,7
Hôtels, cafés et restaurants
5,2
3,2
3,5
2,7
Transports
6,3
5,0
2,3
- 0,2
Logement, eau, gaz, électricité
combustibles(hors loyers fictifs)
et
autres
38
Lecture : en 2006, la part moyenne des produits alimentaires et des boissons non alcoolisées dans
la consommation des cadres, des professions intellectuelles supérieures et des professions libérales
est inférieure de 4,0 points à celle des ouvriers.
Champ : France Métropolitaine
Source : Insee, Enquête Budget de famille 2006
http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=BDF06#a03
Tandis qu’en 1979 l’alimentation constituait encore le poste de dépense le plus significatif des
écarts entre les catégories de ménages, la part de l'alimentaire ne peut plus être, comme autrefois,
considérée comme un bon indicateur du niveau de vie d'un ménage. En effet, alors qu’en 1979, la
36
part de l'alimentation représentait 35 % du budget des 20% des ménages les plus modestes et 18 %
de celui des 20% les plus aisés (soit un écart de 17 points), l’écart n’est plus que de 4,5 points en
2006. Le constat est identique lorsqu'on compare les structures de consommation des différentes
catégories socioprofessionnelles : chez les ménages d'agriculteurs ou d'ouvriers, la part de la
dépense alimentaire n'excède plus que de 4 points celle observée chez les cadres supérieurs et
professions libérales, contre 11 points en 1979. L’écart existe donc encore entre les catégories de
ménage sur ce poste de dépense, même s’il s’est nettement réduit. Le poids de l'alimentation dans le
budget reste d'autant plus élevé que le niveau de vie du ménage est faible. Mais dans les pays les
plus développés, le poids de l'alimentation tend à diminuer. Comment rendre compte de cette
évolution ? L’effet du revenu change dans le temps à cause de la hausse continue du niveau de vie
qui a d’abord permis de desserrer la contrainte des dépenses de première nécessité. Au-delà d’un
certain seuil de revenu, le budget en alimentation des ménages ne progresse pas dans les mêmes
proportions que leur revenu. Le déclin structurel de l’alimentation est inscrit dans le développement
économique d’un pays. Dès lors que celui-ci s’enrichit, il y a place dans le budget des ménages pour
de nouvelles dépenses qui viennent relativiser la part de l’alimentation.
Lisons la synthèse de l’INSEE portant sur les autres postes de consommation :
Sur d'autres postes de consommation, on observe un mouvement inverse. En 1979, le poids du logement (hors loyers
fictifs) était pratiquement identique tout au long de l'échelle des niveaux de vie (environ 12 %). Il est resté stable pour
les ménages les plus aisés, mais a fortement augmenté pour les autres, en particulier pour les plus modestes. Les
ménages du 1er quintile de niveau de vie consacrent désormais près de 24 % de leur budget au logement : l'éventail s'est
ouvert « par le bas ». Les dépenses pour les loisirs ont connu une évolution également différenciée : la croissance de la
part de ces dépenses a été plus marquée pour les ménages les plus aisés et, de façon analogue, pour les cadres supérieurs
et professions libérales, catégories chez qui elle était déjà la plus élevée. L'éventail s'est ainsi ouvert « par le haut »,
l'écart entre les ménages des quintiles extrêmes passant de 3 points à 6 points entre 1979 et 2006.
Le poste « Communications » qui a, globalement, connu la croissance la plus vigoureuse, a vu aussi sa répartition
changer profondément. Jusqu'à la fin des années 1970, c'est chez les ménages les plus aisés que le poids de ces dépenses
(certes encore très faible à cette date) était le plus important. À partir du début des années 1980, la relation s'inverse.
Les dépenses de téléphone croissent plus vite chez les ménages modestes et, à la fin des années 1980, un poids élevé du
poste « Communications » dans la consommation se trouve plus souvent associé à un faible niveau de vie. Cette
tendance s'est accentuée au cours des vingt années suivantes, notamment avec l'apparition et la diffusion du téléphone
portable. Désormais chez les ménages les plus aisés (5e quintile de niveau de vie), ces dépenses, qui comprennent les
abonnements pour Internet, pèsent une fois et demie moins que dans le 1er quintile.
Dans les autres postes, depuis 1979, les évolutions selon les catégories sociales de ménages ont conservé leurs
positions relatives. Il existe de nombreuses façons de mesurer l'écart entre les structures de consommation. Elles
concluent toutes à une atténuation des différences entre catégories sociales sur le dernier quart de siècle. Mais l'effet
est pratiquement exclusivement dû à l'uniformisation du poids de l'alimentation. En contrepartie, les écarts ont, au
total, augmenté sur les autres postes, conduisant à la conclusion que les différences dans les comportements de
consommation entre milieu sociaux, niveau de revenu, type de ménage se sont davantage déplacées que réduites.
(Source : Insee, Enquête Budget de famille 2006, souligné par nous).
Ces analyses montrent que nous n’échappons pas aux fameuses lois dites d’Engel, selon lesquelles
l’enrichissement des populations s’accompagne d’une modification structurelle de la consommation
au profit des dépenses dites « non essentielles » (loisirs, habillement…). Si cela se vérifie en
France, c’est encore plus visible dans le monde. Richard Anker a en effet testé cette loi à partir des
statistiques locales de dépenses des ménages dans 207 pays, couvrant 99 % de la population
mondiale19. Il conclut que la loi d'Engel continue d'être pertinente au début du XXIe siècle ; qu’elle
se vérifie à tous les niveaux de développement, dans toutes les régions du monde ; et notamment
que la part des dépenses alimentaires dans le budget total des ménages passe de 50 % en moyenne
dans les pays les plus pauvres à 15 % dans les pays les plus riches.
19
"Engel's Law Around the World 150 Years Later ", PERI Working paper n° 247, janvier 2011.
37
39
Si la variable « revenu » est importante pour expliquer la consommation, il semble qu’elle exerce
son effet avec d’autres variables. En se détachant de la vision utilitariste des économistes, les
sociologues ont contribué à rendre compte de la consommation en la resituant dans le champ plus
large d’un ensemble de forces sociales. Historiquement, la classe sociale apparaît comme la
première variable structurante de la consommation. Dans l’approche marxiste, les caractéristiques
de la classe sociale sont directement liées aux rapports de production s’exerçant dans une société
donnée : dans une société au mode de production capitaliste, certaines classes possèdent les moyens
de production tandis que les autres ne possèdent que leur force de travail. Le revenu opère alors
comme différenciation dans la mesure où certains peuvent acheter le travail d’autres. Mais le
rapport de classes ne se limite pas à cette division du travail puisque la classe sociale résulte aussi
d’une reproduction de gestes, de pratiques et d’une certaine idéologie de la consommation. Dans la
section suivante seront présentées les principales théories sociologiques mettant l’accent sur les
« formes de discipline que le social exerce sur les pratiques de consommation » (DubuissonQuellier 2009). Elles ont toutes en commun de présenter la consommation comme sphère de
reproduction des rapports sociaux.
Les travaux pionniers de Maurice Halbwachs sur les classes ouvrières et de Thorstein Veblen sur
les classes aisées mettent au jour le lien entre l’appartenance à une classe sociale et la structuration
de la consommation.
1.2.
Maurice Halbwachs : le rôle de la consommation comme traceur des
classes sociales
Maurice Halbwachs, en bon disciple d’Emile Durkheim, traite de la consommation comme un fait
social, et non pas seulement comme relevant de la psychologie, de la physiologie, ou encore de
l’économie. Dans sa première contribution, il va ainsi remettre en cause les analyses statistiques
d’Engel qui, rappelons-le, mettaient à jour des lois de variation de la demande en fonction du niveau
de revenu des ménages. Dans deux de ses ouvrages majeurs (Halbwachs 1913) (Halbwachs 1933),
Halbwachs met à l’épreuve ces lois en les confrontant à des statistiques allemandes portant sur le
budget des ménages dans les grandes du pays. Il choisit la classe ouvrière comme objet d’étude dont
les données sont plus faciles d’accès et dont l’intérêt est majeur puisque son émergence est un
phénomène central des sociétés industrielles et urbaines (Desjeux 2006, p. 18). Ces données
montrent que contrairement à ce qu’avait énoncé Engel, le revenu ne peut à lui tout seul expliquer la
structuration du budget des différentes catégories sociales. Halbwachs démontre avec beaucoup de
soin que les écarts de « niveau de vie » et donc de consommation, sont dus à « une disposition plus
générale, commune sans doute à toute la classe ouvrière » (Halbwachs 1913, livre III), disposition
liée aux « habitudes » des ouvriers. Selon lui, ce sont les rapports sociaux qui produisent les besoins
et donc la structuration de la consommation des différentes classes sociales. Ces besoins, et leurs
traductions en consommation, sont le reflet de la culture de chaque classe et du degré de
participation de celle-ci à la vie sociale.
En effet, Halbwachs utilise la métaphore du feu de camp 20 pour élaborer son hypothèse de
l’intégration sociale stratifiée : les individus sont regroupés autour d’un feu de camp par cercles
concentriques selon leur appartenance à telle ou telle classe. Le feu représente la plus grande
intensité de la vie sociale, auprès duquel on trouve les classes sociales les plus intégrées ; à ce foyer
central s’oppose une périphérie, celle de la classe ouvrière.
« Lorsque l’on envisage de ce point de vue la hiérarchie des classes, on constate, à mesure qu’on
s’élève de l’une à l’autre, que les groupes sont de plus en plus intégrés, c’est -à-dire que leurs
Cette image du feu de camp est reprise dans l’ouvrage de C. Baudelot et R. Establet (1994), Maurice Halbwachs.
Consommation et société, Paris, PUF, pp. 36-46.
20
38
40
membres se trouvent de plus en plus pris dans un réseau de relations sociales, religieuses,
politiques, d’affaire, etc. » (Halbwachs 1913, Introduction).
Dans ce schéma les ouvriers sont-ils encore intégrés à la société, ou au contraire, sont-ils plutôt
situés à l’extérieur ? La réponse n’est pas tranchée par Halbwachs. D’une part parce que les
ouvriers sont actifs, et donc intégrés à la fonction de production. Ils ne sont pas en dehors du
système économique qui fonde la société industrielle. En outre, ils vivent plus agglomérés que les
paysans dans les centres urbains et peuvent développer, hors de l’usine et de l’atelier, en ville ou
chez eux, une vie sociale indépendante de leur métier. Mais d’autre part, Halbwachs rappelle :
« […] la condition ouvrière se caractérise par le fait que le travail oblige, pendant la plus grande
partie de la journée, de rester avec la matière inerte, avec des matières malléables et fragiles,
comme les ouvriers du textile, filateurs, tisserands, avec des matières dures et résistantes, comme
les mineurs, avec des métaux solides ou en fusion, avec du bois, avec des matières dangereuses,
avec des matières malpropres, etc. Il en résulte que le travailleur de l’industrie est isolé du monde,
la plupart du temps, à la différence de tous les agents de la vie économique, commerçants,
employés, contremaîtres, caissiers, etc., que leur travail met en rapport des personnes et n’oblige
pas à sortir des groupes humains. » (Halbwachs 1913, Livre 1)
Il semblerait que la société avait délégué et relégué les ouvriers à la seule matière. L’oubli social est
ici une réinterprétation de l’aliénation marxiste. La société est oublieuse de la classe ouvrière et
celle-ci, quand elle produit, oublie la conscience collective. La classe ouvrière en tant que
productrice est une classe sans mémoire ; mais la consommation de la classe ouvrière témoigne de
la conscience de classe évaluée par la statistique. Halbwachs repère l’identité de classe des ouvriers
non pas par l’activité de travail, mais par la consommation. Nous l’avons dit, la consommation pour
Halbwachs ne s’explique pas par le revenu mais par le niveau de vie. Par cette notion, il faut
entendre la mesure d’un niveau d’intégration à la vie sociale :
« Consommer, ce n’est pas seulement dépenser ni acquérir des biens matériels, c’est bel et bien
prendre sa part de la vie sociale. » (Baudelot & Establet 1994).
Or leur métier les oblige à une dépense physique et à un isolement de la société qui les maintient à
la fois dans l’obligation de subvenir à des besoins essentiels, comme la nourriture, et dans
l’impossibilité de participer à la vie sociale par la consommation. Halbwachs, en analysant ses
données et en les comparant à celles d’Engel, relève de nombreuses irrégularités par rapport à la «
loi d’Engel ». La loi sur la nourriture est vérifiée : le budget consacré à l’alimentation diminue
lorsque le revenu augmente. Mais il nuance ce résultat :
« De plus, par une étude plus détaillée de la dépense nourriture, nous avons montré que non
seulement (comme le disait Engel) le chiffre absolu de cette dépense augmente, mais encore que
l'espèce des mets consommés (la proportion des divers aliments) se modifie, et en quel sens. Ceux
auxquels l'opinion, pour une raison ou l'autre, attribue plus de valeur, ceux qui paraissent réservés
aux riches, se substituent aux autres. Les régimes alimentaires des ouvriers des basses et des hautes
couches sont radicalement différents. On pourrait aller plus loin, montrer, par la comparaison de
quelques menus, que tandis que le régime alimentaire des ouvriers les plus pauvres est à la fois
monotone et irrégulier, celui des ouvriers les mieux situés manifeste de plus en plus le souci à la
fois de varier et « d'ordonner » les repas, si bien que le chiffre de la dépense indique mal ici le
progrès réalisé, une même somme employée avec économie et intelligence procurant des
satisfactions à la fois plus nombreuses et plus intenses. » (Halbwachs 1913)
De même, alors que la seconde « loi d’Engel » prédisait une stagnation de la proportion des
dépenses de logement et d’habillement dans cette même configuration (lorsque le revenu
augmente), les observations d’Halbwachs sont plus nuancées. En situation d’augmentation des
revenus, il note une baisse du budget consacré au logement, et une augmentation des dépenses
39
41
consacrées à l’habillement. Il rend compte de ce résultat par la propension qui s’exprime, dès que le
revenu augmente, des ouvriers à chercher à satisfaire moins des besoins primaires comme avant (se
nourrir) que des besoins sociaux, comme les vêtements qui permettent une plus grande intégration
dans la vie sociale :
« Toujours est-il qu'à mesure qu'on s'élève dans l'échelle des revenus, la proportion de l'argent
disponible pour toutes les autres dépenses augmente. Mais il nous a paru qu'Engel se trompait,
quand il disait que la proportion des dépenses logement et vêtement demeurait approximativement
la même. Nous avons reconnu que dans l'ensemble la dépense vêtement augmentait de façon assez
continue, et que la dépense logement devenait (toujours en proportion) très vite stationnaire, et
même baissait. C'est là un résultat essentiel, et dont on aperçoit bien toute l'importance, après
l'analyse théorique des besoins que nous venons de proposer. Ce qui nous frappe, c'est la
modération certaine de la dépense logement. Elle n'est pas du tout conditionnée par la dépense
nourriture, puisque à mesure que le revenu augmente, la proportion de celle-ci baisse. Elle ne
s'explique point par l'absence d'une marge suffisante du revenu, puisque la dépense vêtement
continue à augmenter ; puisque, dans l'enquête de l'Office de statistique tout au moins (confirmée
ici par bien d'autres enquêtes), la proportion des autres dépenses (dont les plus importantes
répondent à l'assurance, et aux besoins spirituels et sociaux) continue à augmenter. Nous avons le
droit d'en conclure que les ouvriers, dès qu'ils le peuvent, au lieu de chercher un meilleur logement,
d'améliorer leur intérieur, leur mobilier, etc., consacrent le surplus d'argent dont ils disposent à des
dépenses qui ont leur objet hors de la famille, dans la société au sens large, et qu'ils sacrifient le
logement aux vêtements, aux distractions, à tout ce qui les met plus étroitement en contact avec les
groupes de la rue, ou de leur classe. » (ibid.)
Ces constats lui permettent d’asseoir une théorie sociologique des besoins. Halbwachs les distingue
« en fonction du caractère plus ou moins discontinu avec lequel ils s’expriment. Par exemple, les
besoins de vêtement, de mobilier ou encore de logement se font sentir à intervalles plus éloignés
que le besoin de nourriture et engagent des sacrifices plus importants. Il s’ensuit que les dépenses
consacrées à ce dernier besoin sont moins facilement limitées par les ouvriers » (DubuissonQuellier 2009, p. 732). Plus les individus s’élèvent dans les classes sociales, plus ils vont chercher à
satisfaire des besoins sociaux et moins ils cherchent à ne subvenir qu’à leurs besoins essentiels.
Dans ce processus, la famille est l’unité par excellence de consommation. Elle est l’instance du
maintient et de reproduction de l’identité de classe en contribuant à discipliner ses différents
membres par une socialisation spécifique à la classe d’appartenance, et ce par des modes de
consommation qui lui sont spécifiques. C’est le repas familial qui concentre l’essentiel de la vie
sociale des ouvriers, le reste de leur temps se partageant entre le repos et le travail, et en ce sens il
est central dans ce processus de reproduction sociale.
1.3
Thorstein Veblen : la consommation comme opérateur de
distinction sociale
Dans son ouvrage classique publié en 1899 - La théorie de la classe de loisir (Veblen 1979) Veblen pose la question du lien entre classes sociales, distinction sociale et consommation. Il veut
montrer que le processus de différenciation sociale par la consommation a toujours existé. Pour
simplifier sa démonstration, il ramène l’histoire à deux grands modèles de société : la période
ancienne où l’on trouve une « culture prédatrice » et l’époque moderne, qui lui est contemporaine,
celle du capitalisme triomphant au XIXème siècle aux Etats-Unis.
Dans la culture prédatrice, la société est divisée en deux classes : une classe de femmes
travailleuses, d’enfants et de certains hommes, et une classe d’hommes robustes. Dans cette culture,
les hommes consomment ce que les femmes produisent. Ce qu’il faut noter dans cette culture c’est
que la consommation revêt un caractère cérémoniel et qu’elle s’appuie sur des tabous. Des interdits
40
42
frappent la classe des femmes ; ils concernent essentiellement l’alimentation, l’alcool et certains
objets d’ornement. La distinction sociale entre les hommes et les femmes est fondée sur ces
interdits, et la consommation renvoie au statut supérieur des hommes.
Dans l’époque moderne, au début de l’âge d’or du capitalisme, Veblen montre qu’il existe une
division et un conflit entre ceux qui fabriquent l’argent (les entrepreneurs) et ceux qui produisent les
biens (les industriels). Selon lui, les sociétés humaines ont quitté un état sauvage et paisible pour un
état de rapacité brutale, où la lutte est le principe de l'existence. Il en est issu une différenciation
entre une classe oisive et une classe travailleuse, qui s'est maintenue lorsque la société a évolué vers
des phases moins violentes. Mais la possession de la richesse est restée le moyen de la
différenciation, son objet essentiel n'étant pas de répondre à un besoin matériel, mais d'assurer une
« distinction provocante », autrement dit d'exhiber les signes d'un statut supérieur. C’est ainsi que la
consommation prend des traits ostentatoires pour faire la preuve d’une richesse aux yeux d’autrui,
ceux de la classe la plus faible mais aussi ceux de leurs rivaux. Cette logique donne lieu à une
surenchère stérile selon Veblen et ne peut qu’initier une lutte infinie pour le statut. La principale
motivation d’émulation sociale est d’exceller dans l’ostentatoire, ou dans une forme de standing
pécuniaire, de façon à recueillir l’estime de ses semblables. Pour Veblen, c’est irrationnel, ces
comportements ne peuvent donner lieu qu’à des dépenses inutiles et dispendieuses, et surtout ces
comportements ne peuvent conduire qu’à une lutte infinie pour le statut.
Veblen postule qu’il n’existe qu’un seul système de stratification sociale avec à sa tête les hommes
d’affaires, ou la « classe oisive ». Les individus reproduisent les modes de consommation d’autres
individus situés plus haut dans la hiérarchie sociale. C’est donc elle qui va imposer ses choix et les
diffuser aux autres strates de la société américaine par un effet de « trinckle down » : les individus
reproduisent les modes de consommation d’autres individus situés plus haut dans la hiérarchie
sociale.
43
A l’époque de Veblen, le modèle à imiter était celui de la bourgeoisie, classe oisive. C’est sur ce
modèle que venaient se fondre les comportements de consommations des bourgeois moins fortunés
(mais qui appartenaient à la même classe sociale) en imitant les signes les plus ostentatoires en
adaptant leur version des signes ostentatoires à leurs moyens financiers, c’est-à-dire à leur revenu.
Par exemple, les tissus dispendieux pouvaient être remplacés par des tissus moins onéreux tels la
fibre naturelle par la fibre synthétique, ou le fait main par le fait machine (Heilbrunn 2005, p. 68).
La bourgeoisie pouvait aussi être imitée par la classe ouvrière. L’imitation se propageant
verticalement, une étape à la fois. Pour le dire autrement, ces modes de consommation ne tiennent
pas à la recherche des individus de satisfaires leurs besoins individuels, mais bien à la réalisation de
besoins sociaux qui s’expriment entièrement dans une norme de consommation que les plus riches
s’imposent et que les plus pauvres s’astreignent à suivre avec leurs propres moyens. C’est un
modèle explicatif des comportements de consommation par une diffusion des normes. Ces normes
évoluent quand le tissu social évolue.
1.4
Pierre Bourdieu et le goût comme habitus de classe
C’est certainement Pierre Bourdieu qui a produit l’analyse la plus aboutie de la façon dont
l’appartenance sociale discipline les modes de consommation. Dans La distinction, critique sociale
du jugement (Bourdieu 1979), il opère une critique cinglante d’une approche subjectiviste du goût
selon laquelle une chose n’est jamais belle esthétiquement en soi ou encore bonne gustativement a
priori, mais fait l’objet d’un jugement subjectif impossible à mettre en cause. Cette approche
subjectiviste est largement partagée par le sens commun et se traduit dans l'adage populaire « Des
goûts et des couleurs, on ne discute pas ».
Pierre Bourdieu va s’attacher à démontrer que cet adage populaire est à la fois faux et trompeur. Les
gouts ne sont pas arbitraires :
41
« Comment rendre compte, par exemple, des affinités qui existent pour le golf et l’équitation, le
goût du Whisky, l’intérêt pour l’opéra sans se contenter de renvoyer à l’arbitraire des goûts
individuels ? » (Bourdieu, op. cit.)
Cet adage est faux parce que les goûts ne sont pas inexplicables, strictement individuels ou liés au
caractère ou à la personnalité du sujet, mais font au contraire l’objet d’une production sociale. Il est
aussi trompeur parce que l'influence de la position sociale sur le goût est d'autant plus grande qu'elle
passe inaperçue, l’agent social étant d'autant plus manipulé par celle-ci qu'il se croit libre de ses
croyances, de ses choix, et de ses préférences. Dans une tradition française qui remonte à Maurice
Halbwachs, Pierre Bourdieu s'emploie donc à démonter les ressorts du goût en matière de loisirs, de
culture ou d'alimentation. Dans La Distinction, Bourdieu montre que nos jugements (qu'il s'agisse
de musique, de sports, de cuisine...) sont le reflet de notre position dans l'espace social. Ce qui fait
le lien entre les structures sociales et nos goûts personnels, c'est l'habitus, une sorte de matrice à
travers laquelle nous voyons le monde et qui guide nos comportements. Il se manifeste par un
ensemble cohérent de goûts et de pratiques.
« [L’habitus est] un système de dispositions durables et transposables, structures structurées
prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes
générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement
adaptées à leur but sans supposer la visée consciente des fins et la maîtrise expresse des opérations
nécessaires pour les atteindre » (Bourdieu 1980, pp. 88-89)
Ce concept a alors pour équivalent celui d’inconscient culturel :
« [...] l'habitus est le produit du travail d'inculcation et d'appropriation nécessaire pour que ces
produits de l'histoire collective que sont les structures objectives (e. g. de la langue, de l'économie,
etc.) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes
(que l'on peut, si l'on veut, appeler individus) durablement soumis aux mêmes conditionnements,
donc placés dans les mêmes conditions matérielles d'existences. » (Bourdieu 2000)
Bourdieu (1979) montre ainsi que la position occupée au sein de la société influence la nature des
produits consommés mais aussi les manières de consommer et les représentations du corps. À
revenu égal, les industriels et les commerçants consomment beaucoup plus de nourritures « riches »
(vins, gibier, etc.) que les professions libérales. Et l'écart est encore plus important vis-à-vis des
professeurs, qui, à l'opposé, sont portés vers les « consommations ascétiques ». Il montre aussi que
les membres des classes populaires surconsomment des produits qui évoquent les images et les
sensations liées à la matière et aux masses, des aliments socialement désignés comme nourrissants,
comme le pâtes, les haricots en grain, les pommes de terre bouillies et les purées, et le pot-au-feu. A
l’inverse les classes aisées ont un goût plus prononcé pour les produits fins et légers (Bourdieu
1979, p. 216).
« Le goût en matière alimentaire dépend aussi de l'idée que chaque classe se fait du corps et des
effets de la nourriture sur le corps, c'est-à-dire sur sa force, sa santé et sa beauté, et des catégories
qu'elle emploie pour évaluer ces effets, certains d'entre eux pouvant être retenus par une classe qui
sont ignorés par une autre, et les différentes classes pouvant établir des hiérarchies très différentes
entre les différents effets : c'est ainsi que là où les classes populaires, plus attentives à la force du
corps (masculin) qu’à sa forme, tendent à rechercher des produits à la fois bon marché et
nourrissants, les professions libérales donneront leur préférence à des produits savoureux, bons
pour la santé, légers et ne faisant pas grossir. Culture devenue nature, c'est-à-dire incorporée,
classe faite corps, le goût contribue à faire le corps de classe : principe de classe- ment incorporé
qui commande toutes les formes d'incorporation, il choisit et modifie tout ce que le corps ingère,
digère, assimile, physiologiquement et psychologiquement. Il s'ensuit que le corps est l'objectivation
la plus irrécusable du goût de classe, qu'il manifeste de plusieurs façons. D'abord dans ce qu’il a
42
44
de plus naturel en apparence, c'est-à-dire dans les dimensions (volume, taille, poids, etc.) et les
formes (rondes ou carrées, raides ou souples, droites ou courbes, etc.) de sa conformation visible,
où s'exprime de mille façons tout un rapport au corps, c'est- à-dire une manière de traiter le corps,
de le soigner, de le nourrir, de l'entretenir, qui est révélatrice des dispositions les plus profondes de
l'habitus : c'est en effet au travers des préférences en matière de consommation alimentaire qui
peuvent se perpétuer au-delà de leurs conditions sociales de production (comme en d'autres
domaines un accent, une démarche, etc.), et aussi bien sûr au travers des usages du corps dans le
travail et dans le loisir qui en sont solidaires, que se détermine la distribution entre les classes des
propriétés corporelles. » (Bourdieu 1979).
Dans le même ouvrage, l'auteur insiste aussi sur la notion de classement. Il entend par là que les
goûts ne sont pas seulement structurés par nos dispositions sociales, mais qu’ils sont aussi
structurants et classants : ce sont des marqueurs de la position sociale, la culture dominante étant la
culture des classes dominantes. Dès lors, ils jouent un rôle fort dans la lutte pour le classement. Les
individus s’efforcent à travers une logique de la pratique d’améliorer leur position dans l’espace des
positions sociales en affirmant la supériorité de leur goût dans la perspective implicite de légitimer
et d’unifier leur propre identité. « Or ce que j’aime et ce que je trouve bon, serait en fait ce que je
suis habitué à manger, ce que consomme ma classe sociale d’origine. »
Sur cet aspect la théorie de Bourdieu est très proche de celle de Veblen en remettant au jour le rôle
de la distinction sociale. Les classes dominantes travaillent à se distinguer par leurs goûts, que les
classes moyennes cherchent à imiter. L’école et la famille sont des institutions qui vont renforcer
cette hiérarchie des goûts quand elles sélectionnent ce qu’elles enseignent au plus jeunes. L’élève
« cultivé » par exemple est celui qui sait des choses appartenant à la culture dominante. Le goût est
donc aussi ce qui nous permet de faire des différences, de produire des préférences et en même
temps qui nous rend justiciable de jugement de préférences lorsque l’on nous dit par exemple que
l’on a bon goût ou au contraire mauvais goût. Ainsi lors d’une enquête récente sur la consommation
de vin, j’ai pu constater que des individus ayant un capital économique et culturel faible opéraient
peu de différence entre différentes qualité de vin : le vin, c’est un produit homogène, et ceux qui
prétendent faire la distinction entre des qualités de vin sont accusés de snobisme, d’une simple
volonté de se distinguer socialement. De la même façon la gastronomie est renvoyée à un processus
de distinction, par lequel l’élite affirme ses différences par rapport aux classes montantes.
Mais qu’entend Pierre Bourdieu par classe ? Il ne s’agit pas seulement de classes sociales en termes
de place dans les rapports de production (ouvrier ou bourgeois), mais de groupes ayant des capitaux
(pas seulement au sens économique) différents. Le premier d’entre eux est le capital économique.
L'expression désigne non seulement ce que les économistes appellent en général le patrimoine
(ensemble des biens matériels possédés par un individu, comme par exemple un logement, des
bijoux, des actions ou des obligations, etc.), mais aussi les revenus (car ils permettent un certain
niveau de vie et la constitution, ou pas, d'un patrimoine). Le second type de capital est le captal
social. Il s’agit cette fois-ci du réseau de relations personnelles qu'un individu peut mobiliser quand
il en a besoin. Ce réseau est en partie "hérité" (relations familiales, par exemple). Il peut concerner
n'importe quel individu, pas seulement ceux qui sont issus de milieux favorisés et qui ont, comme
on dit, "des relations". Toutes les relations ne se "valent" pas : certaines sont plus efficaces que
d'autres, ce qui crée ici aussi des inégalités. Enfin il fait référence au capital culturel qui désigne
quant à lui l'ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu (capacités de langage,
maîtrise d'outils artistiques, etc.), le plus souvent attestées par des diplômes.
La distinction que fait Bourdieu entre ces trois formes de capital a des enjeux importants : la
position (de classe) d'un individu ne dépend pas seulement, pour lui, de sa position économique.
L'individu se situera dans l'espace social en fonction de la somme de ces trois formes de capital dont
il dispose. Ainsi une relative faiblesse dans le capital économique peut-elle être compensée par un
43
45
fort capital social. Ou encore, un fort capital culturel (un niveau de diplôme très élevé) peut
compenser l'absence de capital économique et de capital social.
Ainsi l’analyse de Bourdieu a le mérite de développer ce qu’il entend par classe sociale et
d’approfondir cette notion par rapport aux conceptions passées de Marx ou d’Halbwachs par
exemple. Mais les réflexions de Pierre Bourdieu se situent aussi dans la lignée de celles
d’Halbwachs et de Veblen. Comme dans l’analyse d’Halbwachs, les individus développent une
identité de classe qui se forge dans un habitus ; et comme dans l’analyse de Veblen, les modes de
consommation des classes aisées satisfont aussi les représentations des classes moyennes qui
cherchent à les imiter et luttent entre elles pour le faire.
Ces recherches pionnières ont ouvert le champ d’une tradition de la sociologie de la consommation,
en soulignant ce que les choix individuels de consommation doivent à des formes de structuration
collective. Les travaux beaucoup plus récents de Nicolas Herpin s’inscrivent dans cette tradition
(Herpin 2004), et montrent à quel point les modèles de consommation fondent encore aujourd’hui le
maintien d’une structuration de la société en groupes d’appartenance sociale. Si la société de
consommation n'est pas apparue hier - son émergence remonte à la fin du XIXème siècle lorsque le
capitalisme, les progrès de la technique (chemin de fer, télégraphe, téléphone) alliés à la publicité et
à la grande distribution ont permis aux classes les plus aisées de goûter aux joies du confort et du
bien-être - il faut attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour parler de « consommation de
masse », au sens où des biens et des services jusque-là réservés à une élite se démocratisent.
Plusieurs auteurs contemporains de cette période vont s’attacher à opérer une critique de cette
culture de masse.
2 Les critiques de la consommation de masse
La démocratisation des biens et des services après la seconde guerre mondiale va amener certains
penseurs contemporains de cette période à poser la question des besoins d’une façon tout à fait
spécifique. Souvenons-nous que les analyses de Veblen et d’Engel sous-tendent une distinction
entre des besoins de première nécessité et des besoins plus futiles. Jean Baudrillard va remettre en
cause la notion même de besoins réels, en avançant que la distinction entre vrais besoins et faux
besoins est impossible à établir, du fait même que les besoins sont le résultats d’une production
sociale. Pour lui, le développement du capitalisme et de la publicité ont largement participé à
transformer la valeur d’usage des biens en valeur d’échange et à les réduire à un simple état de
signes. De fait, la consommation est désormais moins en rapport avec une valeur d’usage qu’avec
des processus de signification :
« Le principe de l’analyse reste celui-ci : on ne consomme jamais l’objet en soi (dans sa valeur
d’usage). On manipule toujours les objets (au sens le plus large) comme signes qui vous distinguent
soit en vous affiliant à votre propre groupe pris comme référence idéale, soit en vous démarquant
de votre groupe par référence à un groupe de statut supérieur. » (Baudrillard 1996).
Les consommateurs sont donc totalement soumis au monde des objets-signes, objets qui ne
prendraient sens que dans la différence avec d’autres objets dans le cadre d’un système socialement
hiérarchisé. Nous serions également soumis à la publicité et aux marques qui forment un système de
significations avec les objets :
« La fonction de la marque est de signaler le produit, sa fonction seconde est de mobiliser les
connotations affectives [...] Ce langage est sans doute le plus pauvre qui soit : lourd de
signification et vide de sens. C’est un langage de signaux et la “fidélité” à une marque n’est jamais
que le réflexe conditionné d’une affectivité dirigée. » (Baudrillard 1978).
C’est donc à travers une logique de signes que les biens acquièrent de la signification. Ainsi le
marquage notamment publicitaire attache un certain nombre de valeurs aux produits (la masculinité
44
46
était souvent associée aux cigarettes ; la sexualité aux jeans Levi’s ; la liberté à certaines voitures ;
etc.) qui créent de la signification pour les consommateurs. Ce système des besoins devient
totalement asservi au désir de différenciations sociales qui animent les acheteurs.
Les techniques de marketing sont également dénoncées dans les travaux de l’école de Francfort.
L’attrait pour les produits auxquels les foyers ont accès et le plaisir de consommer sont expliqués
par le pouvoir que la culture de masse, les médias et la publicité exercent sur l’inconscient des
consommateurs, notamment ceux des milieux populaires (que l’on pense à l’époque de ces penseurs
aux films hollywoodiens, aux dessins animés de Walt Disney et aux chansons populaires
américaines). Adorno et Horkheimer vont alors opérer une critique de cette « industrie culturelle »
qu’ils voient fleurir lorsqu’ils s’exilent aux Etats-Unis (Horkheimer & Adorno 1983). Non pas
parce qu’elle a pu à ses débuts être porteuse d’une certaine émancipation, mais parce que la culture
s’est industrialisée.
De même que l’industrialisation a standardisé les produits alimentaires et uniformisé les goûts, il y a
uniformisation des valeurs, des pratiques et des normes sociales véhiculées par la culture de masse
(musique, cinéma, vulgarisation scientifique, romans…). Le principal vecteur de cette
uniformisation, ce sont les consommateurs qui éprouvent du plaisir à consommer des produits de
culture commune.
Mais la culture de masse se révèle un puissant instrument pour transformer la subjectivité et
uniformiser entre les classes sociales les aspirations et les goûts. La culture de masse ne saurait
donc à elle seule préparer les consommateurs à désirer les produits qui leur sont dévolus. Le secteur
économique des industries culturelles (marketing, sondages d’opinion, pub et médias) se pose
comme intermédiaire efficace entre entreprises et consommateurs. Ces intermédiaires sont dénoncés
par Adorno et Horkheimer parce qu’ils dépossèdent progressivement les consommateurs de leur
libre arbitre et de leur liberté de jugement. Dès lors, les projets que se donnent les individus dans
47
leur vie privée ne sont pas librement conçus. Ils s’imposent à eux à leur insu. L’attrait qu’exerce la
culture de masse sur les classes populaires et la séduction des outils marketing comme la publicité
ont pour ressort essentiel le fait que les produits diffusés dissimulent aux consommateurs populaires
leurs conditions de classe. Herbert Marcuse reprendra cet argument d’une manipulation du
consommateur par des dispositifs marketing qui ne visent qu’à maintenir le peuple dans une
dépendance à l’égard des produits de consommation de masse et qui les empêche ainsi de prendre
conscience de leur identité de classe (Marcuse 1968).
Pourtant, on peut se demander, si la consommation des produits de l’industrie culturelle a bien cette
effectivité qu’évoquent Adorno et ses collègues : l’adhésion des consommateurs à un ordre établi, le
fait d’agir de manière conformiste sur le sens qui relie chacun à l’ordre social en reproduisant le
statu quo. On peut penser que ces approches évacuent la complexité de la réception des produits,
qui implique peut-être aussi une activité réflexive de la part des consommateurs pour assimiler le
contenu des produits culturels. On peut d’ailleurs aussi plus généralement se demander ce que dit
cette sociologie des consommateurs. En effet, elle semble en dire beaucoup plus sur le contrôle
social qui s’exerce sur eux et sur la façon dont la consommation participe à la reproduction sociale
que sur les consommateurs eux-mêmes. Comme dans les approches mettant l’accent sur les formes
collectives de structuration sociale (point 2), le consommateur en tant que personne capable
d’émettre un jugement « libre » est une figure totalement absente de ces approches. Il reste
discipliné par des normes qui s’imposent du haut vers le bas de la hiérarchie sociale. Les approches
que nous allons découvrir maintenant ont en commun de s’écarter d’une sociologie de la
reproduction sociale pour associer la consommation à des démarches d’autonomisation et de
constructions sociales et culturelles.
45
3 La consommation comme sphère de production de nouvelles
normes de consommation
3.1 La consommation comme système de marquage culturel (Douglas et
Isherwood)
La consommation a pu en effet être considérée comme un médium de communication induisant des
logiques d’identité, d’inclusion et d’exclusion. L’idée défendue dans uns des ouvrages les plus
influents sur la culture matérielle (Douglas & Isherwood 1996) (Douglas & Isherwood 2008) peut
de façon simplifiée être énoncée ainsi : la consommation ne se réduit pas au commerce et à
l’échange marchand, elle intègre toujours une dimension culturelle autant qu’économique. Par
rapport à une vision utilitariste, les biens matériels ne sont pas seulement nécessaires à la
subsistance des hommes, ils contribuent aussi à rendre visibles le sens qu’ils donnent à leurs actes et
leurs catégories culturelles. La consommation est donc tout autant affaire de sens et de valeurs que
de prix et d’échanges économiques.
Pour Mary Douglas et Baron Isherwood, lorsque les consommateurs se procurent un bien, ce
dernier sédimente des significations sociales et concentre une partie importante de leur culture,
notamment dans la façon dont ce bien va être utilisé pour communiquer au sein d’un groupe social
ou entre différents groupes sociaux. C’est dire que les façons de se nourrir, de s’habiller, de se loger
ne relèvent pas uniquement d’un choix personnel mais s’inscrivent dans des systèmes de
signification dont ils dépendent. L’échange de bien renvoie à un échange de significations sociales
qui situe les individus les uns par rapport aux autres. Que l’on pense un instant aux jeunes, des
nouvelles ou des anciennes générations, qui revendiquent leur culture, reconnaissable à leurs goûts
singuliers en matière de musique et de look vestimentaire : les punks, les gothiques, les rockers, les
hippies, les skateurs, les lolitas, les bimbos, les rappers, les skinheads, les technos, les bobos, les
bling-bling, etc. Ces rituels de consommation peuvent être supportés par certains produits ou
certaines marques ; les biens étant considérés dans cette perspective comme des « accessoires
rituels » et la consommation comme « un processus rituel dont la fonction primaire est de donner du
sens au flux des évènements » (Douglas & Isherwood 2008). La valeur de lien possédée par certains
objets ou certains marques pourra se manifester par leur capacité à agrémenter les rituels et
l’imaginaire collectif du groupe. Dans ce cadre, les objets de consommation sont utilisés pour
interagir avec d’autres consommateurs.
Cette approche se différencie de la sociologie critique de la consommation dans la mesure où il ne
s’agit pas tant de mettre au jour les formes de contraintes sociales qui pèsent sur les pratiques de
consommation que de souligner la volonté des consommateurs de participer eux-aussi à ce système
de signification. La consommation est alors définie d’un point de vue anthropologique comme «
l’utilisation de possessions matérielles » (Douglas & Isherwood 2008). D’ailleurs, la plupart du
temps les consommateurs ne se privent pas de mélanger plusieurs styles de consommation. La
consommation n’engage pas qu’un processus d’inclusion au sein d’un groupe déjà constitué, elle
sert aussi aux individus pour se distinguer et « bricoler » son propre style. Aussi contre l’idée
véhiculée par les penseurs de l’école de Francfort ou encore par Jean Baudrillard, Michel de
Certeau met au jour les processus par lesquels les consommateurs s’approprient et/ou détournent le
monde abondant des objets.
3.2 La créativité du consommateur (De Certeau)
L’ouvrage de Michel De Certeau, L’invention du quotidien, relate une recherche née d’une
interrogation sur les opérations des usagers ou des consommateurs, supposés voués à la passivité et
à la discipline (Certeau et al. 1990). Ce livre a joué un rôle fondateur en matière d’étude des usages.
Michel de Certeau reconnaît d’emblée la capacité des individus à l’autonomie et à la liberté. Son
approche consiste à saisir les mécanismes par lesquels les individus deviennent des sujets en
manifestant des formes d’autonomie dans un ensemble très large de pratiques de la vie quotidienne,
46
48
la consommation, la lecture ou la façon d’habiter. En décrivant finement les « arts de faire » et les
« manières de faire » des usagers, l’auteur montre comment les pratiques des usagers marquent un
écart, une différence, avec le programme que cherchent à leur imposer les industries culturelles. Il
montre que les personnes ordinaires possèdent des compétences créatives que ne soupçonnent pas
les industriels : par le biais de ruses, de bricolages ou de détournements - que Michel de Certeau
réunira sous le terme de « braconnage » -, ces pratiques sont à même de s’inventer une manière
propre de cheminer dans les univers construits par les industries de la culture ou des technologies de
communication. Ils s’inventent des manières propres de faire et refusent d’autres imposés.
Par exemple en matière de pratiques culinaires, le bricolage prend la forme d’une « association
d’intelligence concrète, d’ingéniosité bricoleuse et de ruse créatrice. Dans ces séquences de gestes
enchaînés, l’innovation importe autant que la tradition. » (ibid.). Ou encore en matière de
consommation culturelle, et plus précisément des pratiques de lectures, De Certeau souligne les
capacités des lecteurs à se projeter dans le texte qu'ils lisent, à transformer ou du moins à ajouter de
leur propre expérience de vie consciente et inconsciente dans les œuvres lues. Le lecteur, et plus
généralement les usagers, ne sont plus ces consommateurs passifs qu'une l'élite prescriptrice et
lointaine voit le plus communément en eux.
L’acte de consommation ne se réduit donc pas à un processus passif dans lequel le consommateuréponge « absorbe » des services et des produits technologiques proposés par les industriels, mais se
transforme dans un processus actif de co-production symbolique où les consommateurs deviennent
des sujets responsables et autonomes.
3.3 Le végétarisme : production de nouvelles normes et nouvelles
pratiques sociales
Le développement du végétarisme dans plusieurs pays du monde est un bon exemple de production
de nouvelles normes et pratiques sociales, qui nous invite à poursuivre l’analyse de ce processus de
socialisation. Un sondage de janvier 2016 réalisé pour Terra Eco estime que 3% des Français sont
végétariens. Il n'y a pas d'évolution sur les quatre ou cinq dernières années où l'on estimait cette
proportion à 2 ou 3%. En revanche, on estime qu'il y a une très très grande fraction de la population
qui est flexitarienne, c'est-à-dire qui a vraiment réduit sa consommation d'animaux ou qui aspire à
adopter le mode de vie végétarien. Et 10% des Français envisageraient de devenir végétariens.
Ces chiffres invitent d’emblée à s’interroger sur les pratiques des végétariens. Cette notion donne en
effet lieu à plusieurs qualifications.
Des végétarismes…
Le végétarisme : pratique alimentaire qui exclut la consommation de chair animale pour des
motivations diverses (une pratique courante depuis des siècles dans certaines cultures)
L’ovo-lacto-végétarisme : le végétarisme occidental classique (consommation de végétaux,
champignons, aliments d’origine animale tels que le lait, les œufs, le miel et leurs dérivés).
Le lacto-végétarisme : le végétarisme indien (lait et produits dérivés et végétaux). Respect des «
Lois de Manu » qui correspondent à des règles de purification et d’abstinence : ainsi l'ail, l'oignon, les
poireaux, les champignons, et tous les végétaux qui ont poussé au milieu de matières impures, ne
doivent pas être mangés par les Dwidjas.
Le veganisme : pratique qui exclut tous les produits d’origine animale, qu’il s’agisse de
consommation alimentaire ou autres (sacs à main, produits cosmétiques, etc.)
Le pescétarisme ou « pesco-végétarisme » : pour des raisons de praticité, de santé, ou encore de
représentations sociales sur le degré de souffrance des animaux, certains végétariens consomment
des produits issus de la pêche ou de l’élevage.
Le pollotarisme : végétarisme qui intègre la consommation de volailles, pour des raisons plurielles
47
49
Le flexitarisme : il s’agit d’un phénomène constaté récemment et qui donne lieu à plusieurs
définitions. D’une manière générale il s’agit d’une pratique alimentaire qui cherche à réduire sa
consommation de produits carnés, ou qui est flexible dans sa pratique du végétarisme.
Les données sur le végétarisme sont aujourd’hui encore mal assurées (elles sont le plus souvent
issues de sondages d’opinions) : le plus souvent, parce que le nombre de végétariens est trop faible
pour être significatif dans un échantillon de la taille qu’ils ont les moyens d’étudier, les chercheurs
recourent à des méthodes destinées à recruter spécifiquement des végétariens, ce qui induit
forcément des biais (certains non végétariens ont des pratiques végétaristes). On pourrait croire
qu’un point au moins est solidement établi : c’est une population dans laquelle les femmes seraient
fortement surreprésentées par rapport aux hommes. C’est en effet ce qui ressort de nombreuses
études effectuées dans des contextes et pays divers. Et pourtant, le doute subsiste. Si l’on se reporte
à un sondage Harris effectué en 200921 sur un échantillon de la population américaine adulte,
l’équilibre des deux sexes semble quasi-parfait : 3,3% des hommes et 3,4% des femmes seraient
végétariens. Un sondage effectué en 2010 sur des Américains âgés de 8 à 18 ans montre le même
équilibre dans la répartition par sexe chez les jeunes. Un sondage similaire effectué en 2011 sur la
population américaine adulte fait même apparaître un pourcentage supérieur de végétariens parmi
les hommes, la différence provenant de la plus forte proportion de vegans parmi les sondés de sexe
masculin. À supposer que la prédominance féminine ne soit finalement qu’une apparence, ou du
moins qu’on ait tendu à la surestimer, cela pourrait s’expliquer par la combinaison de deux
facteurs : d’une part le fait que les femmes sont assurément plus nombreuses que les hommes à
éviter certaines viandes, en particulier la viande rouge, et d’autre part la tendance fort répandue à
utiliser abusivement le mot « végétarien » pour désigner les carnivores sélectifs ou flexibles.
Il serait toutefois intéressant de chercher des déterminants sociaux de ces pratiques : le capital
culturel, la génération, l’origine et la situation géographique, le niveau de diplôme, ou encore le
capital économique. Au regard du peu de données assurées sur ces pratiques, et si le végétarisme a
toujours existé sous diverses formes dans plusieurs cultures, il peut aussi être intéressant pour le
sociologue de s’interroger sur les nouvelles pratiques (celles qui semblent émerger dans l’ordre
social), en travaillant par exemple sur des consommateurs qui ne sont pas issus d’une société ou
d’une culture (religieuse notamment) où le végétarisme constitue une norme. Tel est le cas de la
France, société où la consommation de produits carnés est importante.
Plusieurs questions de recherche s’ouvrent alors. Nous les listons ici sur la base des études déjà
réalisées et sur celles qui méritent d’être enrichies (voir le power point sur le végétarisme qui sera
mis à disposition sur votre ENT) :
-
-
-
Quelles sont les motivations d’un tel changement de pratiques alimentaires ? (environnementales ? sanitaires ?
attention au bien-être animal ? autres ?) Cette question est déjà largement documentée, mais mériterait d’être
actualisée, pourquoi pas en étudiant l’évolution plus récente de ces motivations.
Quels sont les contraintes sociales qui pèsent sur l’adoption d’un régime végétarien ? (la famille et les amis ? la
restauration ? l’offre plus générale ? les normes sanitaires ? la stigmatisation ?
Comment circule l’information sur les régimes et les pratiques végétariens ?
Peut-on identifier des groupes qui s’opposent au sein des végétariens ? (entre les associations ? entre les
pratiques végétariennes elles-mêmes ? du point de vue des motivations à changer de régime alimentaire ?)
En quoi le basculement de régime alimentaire s’inscrit-il dans une trajectoire de socialisation ? (Claire Lamine
montre par exemple que les végétariens sont aussi souvent des personnes qui ont basculé vers un régime
alimentaire « bio »)
Etc.
Le végétarisme est donc une bonne porte d’entrée pour le sociologue soucieux d’étudier
l’émergence de nouvelles normes et pratiques de consommation.
21
http://www.vrg.org/press/2009poll.htm
48
50
4 Exercice consommation et socialisation
Chaque groupe d’étudiants choisira la consommation d’un type de biens ou de services (logement,
habillement, alimentation, loisirs, culture, énergie, santé, etc.).
La première étape consistera à contextualiser cet objet. Ainsi chaque étudiant réalisera une fiche de
lecture d’un ouvrage ou de plusieurs articles sociologiques portant directement sur la consommation
de ce type de biens ou de services. Il s’attachera également à faire une recherche documentaire pour
obtenir un certain nombre de statistiques sur cette consommation, que celles-ci portent sur son
évolution historique et/ou sur sa structuration sociale actuelle (qui consomme ce type de biens ou de
services ? dans quelle proportion ? cette consommation est-elle homogène selon les groupes
d’appartenance tels que la CSP, la génération, les revenus ? etc.). Pour effectuer ce travail, plusieurs
sources pourront vous aider dans un premier temps :
- les études réalisées par le CREDOC
- les enquêtes budget de famille de l’INSEE
- les statistiques produites par les ministères (santé, agriculture ou énergie par exemple)
La seconde étape consistera à identifier et construire un questionnement sociologique au regard de
cette consommation. Le travail de lecture devrait vous aider à identifier un questionnement original,
ou encore un terrain encore sous-exploité.
Afin de développer ce questionnement, chaque étudiant réalisera deux entretiens d’une durée
d’environ une heure, qui seront intégralement retranscrits. Le choix des enquêtés se fera
collectivement au sein du groupe, en fonction des questions que vous vous posez et des hypothèses
que vous aurez élaborées. Il faudra diversifier au maximum ce panel afin d’obtenir la plus large
hétérogénéité de représentations (voire de pratiques, sous certaines conditions) des consommateurs.
Cette diversification peut s’opérer via les variables classiques en sociologie de position sociale
(revenu ; âge ; profession, sexe…), mais des catégories de situation variées sont toutes aussi
pertinentes. Par exemple, si vous vous intéressez à la consommation de légumes frais, alors des
hypothèses différentes peuvent être formulées selon que votre enquêté soit une mère de famille sans
activité ; un homme célibataire vivant seul au foyer; un végétarien ; une mère de famille qui
travaille, une personne qui a rencontré un problème de santé impactant son mode alimentaire ou
encore une jeune étudiante vivant pour la première fois seule dans son logement.
Les dimensions du guide d’entretien seront relatives à votre questionnement collectif. Mais d’une
manière générale, il serait intéressant de traiter les dimensions multiples de la consommation de ce
type de biens ou de services :
les habitudes de consommation (fréquence ; comme cette consommation a-t-elle évolué au
fil du temps ?)
- le choix en situation d’achat (les critères et les appuis de ces choix)
- le choix des lieux d’approvisionnement
- la consommation elle-même (la destruction ou l’usage du bien ou du service)
- la gestion des déchets ou du produit une fois qu’il n’est plus utilisé
- etc.
Il est vivement recommandé dans cet exercice de vous efforcer de croiser le thème de la
consommation avec une ou plusieurs autres thématiques enseignées dans ce cours. En effet, la
consommation n’est pas une sphère isolée de la famille, des rapports sociaux de sexe, des médias, et
c’est une activité qui sous-tend une gestion du temps.
-
49
51
5 Bibliographie
Barrey et Kessous, 2011. Consommer et protéger l’Environnement Opposition Ou Convergence,
L’Harmattan.
Baudelot, C. & Establet, R., 1994. Maurice Halbwachs : Consommation et Société, Presses
Universitaires de France - PUF.
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Baudrillard, J., 1978. Le Système des objets, Gallimard.
Berthomieu, 1966. La loi et les travaux d’Engel. Consommation, 13(4), p.59-89.
Bourdieu, P., 2000. Esquisse d’une théorie de la pratique, Seuil.
Bourdieu, P., 1979. La distinction, Les Editions de Minuit.
Bourdieu, P., 1980. Le sens pratique, Les Editions de Minuit.
Certeau, M. de, Giard, L. & Mayol, P., 1990. L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire Nouv.
éd., Gallimard.
Desjeux, D., 2006. La consommation, Presses Universitaires de France - PUF.
Douglas, M. & Isherwood, B., 2008. Pour une anthropologie de la consommation : Le monde des
biens, Editions du Regard.
52
Douglas, M. & Isherwood, B., 1996. The World of Goods 2e éd., Routledge.
Dubuisson-Quellier, 2009. La consommation comme pratique sociale. Dans Traité de sociologie
économique. p. 727-776.
Engel, 1857. Les conditions de la production et de la consommation du Royaume de Saxe,
Garabuau-Moussaoui, 2010. La consommation, entre pratiques, échanges et politique. Sociologies
pratiques, 1(20), p.1-7.
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Halbwachs, 1913. La classe ouvrière et les niveaux de vie, Paris: Félix Alcan.
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Herpin et Verger, 2000. La consommation des français. 1. Alimentation, habillement, logement La
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Herpin, N., 2004. Sociologie de la consommation Nouv. éd., La Découverte.
Horkheimer, M. & Adorno, T.W. (Theodor W., 1983. La dialectique de la raison, Gallimard.
Marcuse, H., 1968. L’Homme unidimensionnel: Essai sur l’idéologie de la société industrielle
avancée, Editions de Minuit.
50
Miller, D., 1998. A Theory of Shopping New edition., Cornell University Press.
Poulain, J.-P., 2005. Sociologies de l’alimentation : Les mangeurs et l’espace social alimentaire,
Presses Universitaires de France - PUF.
Simmel, G., 1989. Philosophie de la modernité, Payot.
Tabard, 1959. La consommation de produits animaux en France. Compte rendu d’une enquête
spéciale. Consommation, avril-juin(2), p.41-65.
Veblen, T.B., 1979. Théorie de la classe de loisir, Gallimard.
53
51
SO00102V : Théories de la socialisation
Sociologie des médias
Caroline Datchary
55
53
Plan
1 La théorie de la reproduction
1.1 Médias et pensée dominante
1.2 Réception
2 La théorie de l’autonomie
2.1 Autonomie de la réception
2.2 Autonomie médiatique
Conclusion
Bibliographie
56
54
Introduction
Il existe plusieurs façons de traiter de la question de la production/reproduction au
travers de l’exemple des médias. En tant que pratiques sociales, consommation et
production médiatiques subissent l’influence des mécanismes classiques de reproduction
familiale et sociale, comme vous l’avez vu dans les autres sections, notamment celle
relative à la consommation. En effet, les pratiques médiatiques sont le plus souvent
englobées dans la consommation culturelle. Elles sont marquées par de fortes disparités
entre groupes sociaux, et dans une certaine mesure sont tributaires, comme les autres
formes de consommation, de la socialisation primaire et secondaire des consommateurs.
Par exemple, la lecture assidue d’un journal peut être orientée par les normes familiales
ou amicales. Ou encore, le traitement opéré par les journalistes sur des sujets autour des
banlieues ou des milieux ruraux n’est sans doute pas étranger à leur milieu social
d’origine. Mais les médias participent également à la socialisation et à la construction
identitaire des personnes. A ce titre, ils sont aussi producteurs/reproducteurs de valeurs et
de manières de penser. C’est l’optique qui sera ici privilégiée : en quoi les médias sont-ils
des agents des mécanisme de reproduction ?
Nous allons voir que si effectivement, les médias sont normatifs et à ce titre, vecte urs
de reproduction, ils peuvent être également novateurs et contribuer à transformer normes
et valeurs. Cette dialectique entre reproduction et autonomie structure le plan choisi ici. Il
faut noter que d’autres choix de plan auraient été possibles. Par exemple, en matière de
média, un clivage entre production de l’information et réception de cette même information
est souvent classiquement opéré dans les différentes études. Toutefois, il semble que l’un
des changements majeurs récents dans l’univers médiatique tient justement à l’avènement
du tournant participatif, lié notamment au développement du web 2.0. 22 Dès lors, traiter
séparément production et réception de l’information s’avère plus difficile. Nous verrons
d’ailleurs que les dispositifs techniques ne sont pas neutres et participent largement à ces
effets de reproduction ou d’autonomie. Une dernière remarque avant d’entrer dans le
cœur du sujet, le choix de traiter successivement reproduction et autonomie, est avant tout
didactique : la réalité est évidemment complexe et emprunte aux deux simultanément.
Pour illustrer ce cours, nous nous appuierons sur 5 courts textes empruntés à l’ouvrage
de Cyril Lemieux : Un président élu par les médias ? Regard sociologique sur la
présidentielle de 2007 (Lemieux, 2010). Cet ouvrage est tiré d’un blog qu’il a tenu sur le
Pour simplifier, on entendra par web 2.0, le développement de toutes les pratiques relationnelles (réseaux sociaux,
production et échanges de contenu, etc.) par opposition au web utilisé comme simple espace documentaire.
22
55
57
site du Monde pendant l’élection présidentielle de 2007. Ce blog ayant été supprimé lors
de l’élection présidentielle de 2012, les textes ont été récupérés et placés à la fin du cours
(sauf le texte 1 et 5 qui en format pdf sont placés en annexe). Des repères
ont été
placés pour articuler leur lecture à celle du cours.
1 La théorie de la reproduction
Dans cette première section, nous allons donc voir en quoi les médias participent à la
reproduction de normes, codes et valeurs. Il faut tout d’abord comprendre que le
traitement médiatique de l’information n’est pas neutre et que les médias agissent donc
comme un filtre dans notre perception de la réalité sociale.
1.1 Médias et pensée dominante
Pierre Bourdieu, a proposé une analyse du champ journalistique, prenant en compte
non seulement la socialisation des journalistes mais aussi des contraintes politiques et
économiques.
Les journalistes, comme tout un chacun, ont intériorisé inconsciemment durant leur
socialisation, des façons de faire et de penser. C’est ce qu’on appelle leurs dispositions ou
58
habitus. Leur appréhension de la réalité, et plus encore, le traitement qu’ils en opèrent
dans les médias en sont évidemment affectés. Le contraste entre le traitement des
émeutes en banlieues en décembre 2005 et celui des mobilisations étudiantes contre le
CPE (Contrat Premier Embauche) est souvent mobilisé pour illustrer ce point. Le premier
fut plutôt négatif, contrairement au second. Pour expliquer cet état de fait, il convient de
prendre en compte les dispositions des journalistes qui sont nettement plus proches des
étudiants que des jeunes de banlieues. Ce phénomène peut sans doute aussi expliquer
en partie le faible traitement des questions afférentes au monde rural.
Lire à ce sujet le texte 1
Mais la socialisation n’explique pas tout, il faut aussi regarder du côté du
fonctionnement du champ journalistique (Bourdieu, 1994) derrière lequel on retrouve les
élites sociales et économiques. Le champ journalistique possède sans conteste un pouvoir
sur les autres champs, ne serait-ce qu’en décidant ce qui est susceptible ou pas de faire
l’actualité à un moment donné. Les partis et les hommes et femmes politiques sont ainsi
très soucieux de la couverture médiatique de leurs idées.
56
Lire à ce sujet le texte 2
Pour autant, le champ journalistique subit en retour l’influence des autres champs,
notamment économiques et politiques. En effet, comme tout autre secteur de l’économie,
les industries médiatiques sont soucieuses de leurs chiffres d’affaire et de leurs bénéfices.
Ces derniers étant souvent tributaires de la publicité et des abonnements, nous voyons
bien l’influence que peut donc exercer l’audimat sur les choix médiatiques. Priorité sera
donnée aux sujets susceptibles d’intéresser le plus, d’où la recherche du scoop, du
sensationnalisme, du fait divers, et l’intérêt moindre pour les sujets longs, complexes. En
raison des investissements financiers (déjà ou en mesure d’être réalisés) et des
informations privilégiées qu’ils sont susceptibles de donner, les journalistes se voient
souvent contraints de ménager les élites économiques et politiques. D’où le reproche qui
leur est souvent fait, d’être vecteur de la pensée unique dominante. Nous pouvons
prendre l’exemple de l’affaire du Mediator commercialisé par le laboratoire Servier. Une
journaliste d’une revue médicale, dénonce la censure subie par ses articles révélant les
dangers liés à ce médicament et d’autres du même laboratoire ; censure, qu’elle explique
par la dépendance financière de la revue à l’endroit des publicités du laboratoire 23
59
Pour résumer, la collusion entre les sphères politique, économique et médiatique ne
s’explique pas que par des mécanismes de socialisation mais aussi par des mécanismes
de dépendance économique et politique (financement, conservation des sources, etc.).
Les médias se focalisent, entre autres, sur du sensationnel, sur les élites, sur la politique
et ont tendance à faire croire que leur filtre est transparent.
Lire à ce sujet le texte 3
Il ne faut donc jamais perdre de vue que la réalité traitée par les médias est soumise à
un éclairage particulier, et qu’une partie de cette même réalité reste dans l’ombre.
L’initiative entreprise par plusieurs journalistes et sociologues est intéressante à cet égard.
En 2006, ils ont coordonné un ouvrage intitulé « la France Invisible » dont l’objectif était
justement de mettre en lumière, à travers des enquêtes et des témoignages, la précarité
23
http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/04/05/une-journaliste-denonce-une-censure-des-labos-dans-la-pressemedicale_1502656_3224.html
57
subie par des franges importantes de la population qui restent pourtant dans l’ombre
(Beaud, Confavreux, & Lindgaard, 2006). En voici la présentation par l’éditeur 24 :
« En France, la proportion de précaires est plus élevée dans le public que dans le privé, de plus en
plus de personnes ne demandent pas les prestations sociales auxquelles elles ont droit, la plupart
des SDF ont une adresse, la moitié des adolescents qui se suicident sont homosexuels, les licenciés
qui retrouvent un emploi connaissent presque systématiquement une perte de revenu, les femmes au
foyer sont souvent des chômeuses dissimulées, un ouvrier non qualifié a deux fois et demie plus de
risques de décéder avant soixante ans qu'un ingénieur... C'est l'existence de millions d'hommes et
de femmes, ceux et celles qui constituent la " France invisible ", que l'on découvrira dans ce livre
hors normes. La France invisible, ce sont des populations qui, malgré leur nombre, sont masquées,
volontairement ou non, par les chiffres, le droit, le discours politique, les représentations
médiatiques, les politiques publiques, les études sociologiques, ou se retrouvent enfermées dans des
catégorisations dépassées qui occultent leurs conditions d'existence. A la manière d'un dictionnaire
des idées non reçues, La France invisible propose des enquêtes, des portraits, des témoignages et
des analyses permettant de mieux comprendre une société de plus en plus aveugle à elle-même. Ce
travail d'investigation sociale s'est appuyé sur un dispositif inédit, associant étroitement des
journalistes et des chercheurs. Publié à la veille de la campagne pour l'élection présidentielle de
2007, La France invisible brosse le portrait d'un pays qui ne ressemble pas à celui auquel les
candidats vont s'adresser. »
1.2 Réception
Après nous être intéressés à ceux qui produisaient le contenu médiatique, allons voir du
côté de ceux qui reçoivent ce contenu médiatique : téléspectateurs, lecteurs de journaux
ou magazines, internautes, auditeurs de radio, etc.
60
Les théoriciens de l’école de Francfort soulignent l’efficacité directe des messages des
médias de masse sur les récepteurs. Les médias diffuseraient une idéologie dominante en
la naturalisant, souvent à l’insu des récepteurs qui se retrouveraient par là même, aliénés.
Pour Habermas, ceci est d’autant plus un problème que les médias jouent un rôle
fondamental dans une démocratie :
« L’espace public, qui est en même temps pré-structuré et dominé par les mass media, est devenu
une véritable arène vassalisée par le pouvoir, au sein de laquelle on lutte [pour le contrôle] des
flux de communication efficaces » (Habermas, 1993, p. xvi)
Il est important de comprendre que le dispositif utilisé a une influence sur la plus ou
moins grande transparence du traitement opéré sur la réalité. Prenons l’exemple de
l’image. En regardant une photographie, les téléspectateurs ont l’impression d’être en
prise directe avec la réalité alors qu’ils ont un peu plus souvent conscience que cette
dernière est filtrée quand ils sont confrontés à un récit qu’il soit écrit or oral (dans un article
de journal ou une émission de radio par exemple). Or évidemment, les images ne sont pas
neutres. Sans parler des commentaires qui les accompagnent quasiment
24
éditions la Découverte
58
systématiquement ou des retouches d’image25, par des simples effets de cadrage, on peut
influencer la perception de la réalité, comme en témoigne l’image ci-dessous :
61
Autre exemple, en resserrant le cadrage sur la seule tribune où il y a des supporters on
peut donner l’impression au téléspectateur qu’il y a beaucoup de public, alors qu’un
champ plus large mettrait en évidence des tribunes désertes. En voici un exemple, plus
politique, concernant les flux de migrants en Méditerranée 26. Ci-dessous sont reproduites
les couvertures datant de mai 2015 de deux magazines hebdomadaires : The Economist
et Valeurs Actuelles, aux maquettes assez similaires. Le sujet est le même, l’objet de la
photographie aussi : une embarcation de migrants, mais l’effet produit sur le lecteur, est
pour le moins différent. A la une de The Economist, le cadrage large de la photographie
nous montre le naufrage d’un canot de migrant dans l’immensité de la Méditerranée,
contrairement à celle du Valeurs Actuelles qui adoptent un prise de vue de face, plus
rapprochée, le canot semblant prêt à jaillir de la couverture. Dans la première, on voit des
naufragés, dans la seconde, on est face à des envahisseurs. Les choix des titres
renforcent cette interprétation, le premier dénonce une situation jugée inhumaine dont la
Comme la disparition de la grosse bague de Rachida Dati à la une du Figaro:
http://www.lexpress.fr/actualite/politique/le-figaro-retouche-une-photo-de-dati-a-la-une_706998.html
25
cet exemple est tiré du site Arrêts sur Images http://www.arretsurimages.net/breves/2015-04-30/Les-naufrages-et-lesconquerants-id18874
26
59
responsabilité incombe à l’Europe, le second joue avec la peur du lecteur en titrant le
débarquement (avec un D majuscule renforçant encore davantage l’analogie avec le
débarquement planifié de forces militaires).
62
Evidemment, les effets se démultiplient quand il s’agit de la télévision et non d’une
seule photographie.
Résumons, la réalité telle qu’elle nous est représentée par les médias est le fruit d’une
construction. Information et communication sont indissociables : en étant véhiculée,
l’information est forcément affectée, d’où l’importance à accorder aux conditions de sa
médiation, qu’elles soient sociales ou techniques. Le filtrage de la réalité qui en résulte,
resterait transparent pour la plupart des personnes.
2 La théorie de l’autonomie
Dès les années 1960, en France, des études sur la communication ont affiné les
arguments de l’Ecole de Francfort. Les études sur la réception des émissions télévisées,
qui se sont systématisées à partir des années 1980, ont aussi insisté sur la dimension
60
créatrice de la réception, dans la veine des « cultural studies » anglo-saxonnes. Nous
verrons que le développement des outils numériques a sinon renforcé, du moins rendu
davantage visible cette dimension créatrice et a aussi influencé les pratiques des
producteurs de contenu médiatiques.
2.1 Autonomie de la réception
Stuart Hall, sociologue anglais du courant des « cultural studies », conceptualise les
échanges communicationnels entre un producteur-codeur et un récepteur-décodeur,
notamment dans le cadre des émissions télévisuelles. Il met en avant que le « codage »
du message dans la logique des stéréotypes dominants laisse ouverts des écarts avec le
« décodage » mis en œuvre par les téléspectateurs (Hall, 1994). La mise en évidence de
ce processus de codage est intéressante en ce qu’elle souligne le caractère construit du
message médiatique : le contenu médiatique est une construction de la réalité, comme
nous l’avons vu précédemment. Pour autant, il montre également qu’il y a un jeu dans la
réception du message. Les codes utilisés par les producteurs peuvent ne pas coïncider
avec ceux des récepteurs. Ce manque de concordance, créé une autonomie relative dans
la réception.
63
Nous en revenons donc au rôle des dispositions sociales, qui interviennent ici non plus
dans la production d’un contenu médiatique mais dans sa réception: tout le monde ne
réceptionnera pas de la même façon un même contenu médiatique. Tout comme les
producteurs de contenu médiatique filtrent la réalité, les récepteurs filtrent les messages
qu’ils reçoivent. Ces filtres sont là encore fonction de leur milieu social d’origine, mais
aussi de leur âge, de leur genre, etc., bref de leurs socialisations primaires et secondaires.
Les récepteurs manifestent donc des capacités critiques qui sont certes variables, mais
qui en tous les cas contrecarrent l’idée d’une idéologie qui se transmet de manière
totalement efficace et transparente par les mass media.
Lire à ce sujet le texte 4
Par delà les différences sociales, l’autonomie de la réception réside également dans la
dimension créatrice individuelle. Dans « L’invention du quotidien », Michel De Certeau
insiste sur cette dimension, y compris dans les consommations culturelles quotidiennes
qui en semblent complètement dépourvues comme la télé : « l’analyse des images
diffusées par la télévision et des temps passés en stationnement devant le poste doit être
61
complétée par l’étude de ce que le consommateur culturel fabrique pendant ces heures et
avec ces images » (De Certeau, 1980). Ce changement de focale dans les études sur les
médias revêt pour lui une dimension clairement politique :
«L’efficace de la production implique l’inertie de la consommation. Elle produit
l’idéologie de la consommation-réceptacle. Effet d’une idéologie de classe et d’un
aveuglement technique, cette légende est nécessaire au système qui distingue et
privilégie des auteurs, des pédagogues, des révolutionnaires, en un mot des
« producteurs » par rapport à ceux qui ne le sont pas. A récuser « la consommation »
telle qu’elle a été conçue et (naturellement) confirmée par ces entreprises « d’auteurs »,
on se donne la chance de découvrir une activité créatrice là où elle a été déniée, et de
relativiser l’exorbitante prétention qu’a une production (réelle mais particulière) de faire
l’histoire en « informant » l’ensemble du pays »
Si on se contente de regarder du côté de la production, on est prisonnière d’une
idéologie qui n’interprète la consommation médiatique qu’en termes de relations de
domination et où le récepteur serait forcément dominé et aliéné. Pour de Certeau, il y a
urgence, à mettre en évidence l’autonomie du récepteur, condition même pour lutter
contre l’homogénéisation culturelle et l’extension de la pensée dominante. C’est pourquoi
il s’est employé à mettre en évidence dans la réception des formes de résistance, rejet,
bricolage, ou « braconnage », qui sont autant de manifestation de la liberté des
récepteurs.
On peut opérer ici un lien avec les théories de la réception littéraire et notamment celles
du sémiologue italien Umberto Eco. Dans « les limites de l’interprétation », il montre
comment le texte, une fois séparé de son émetteur et des conditions de son émission, est
ouvert à un nombre potentiellement infini d’interprétations, de manière tout à fait légitime 27
(Eco, 1992). Il prend l’exemple savoureux des interprétations du « Petit Chaperon
Rouge », qui verrait dans le conte des frères Grimm, soit une allégorie du passage de la
puberté soit une recette cachée pour faire de l’or.
Selon B. Bettelheim, dans son ouvrage « La Psychanalyse des contes de fées », le
Petit Chaperon rouge symboliserait le personnage de la petite fille aux portes de la
puberté, le choix de la couleur rouge du chaperon renvoyant au cycle menstruel, et donc à
la sexualité. Le village et la maison de la grand-mère sont des endroits sûrs, chemin entre
l’enfance et l’âge adulte. Pour arriver à destination, il faut emprunter un chemin qui
traverse une forêt, lieu de danger où rôde le grand méchant loup. La mère indique à la fille
le chemin à suivre, le « droit chemin », et la met en garde contre les mauvaises
27
il existe évidemment des interprétations qui ne sont pas acceptables car fondées sur des contre-sens par exemple.
62
64
rencontres. La fillette a une attitude ambiguë, puisque, faisant mine de se débarrasser du
loup, elle lui donne en réalité toutes les indications pour que celui-ci trouve la grand-mère,
et la mange… Arrivée à destination, la fillette voit bien que quelque chose ne va pas, («
Que vous avez de grandes dents ») mais finit tout de même dans le lit du loup. Ce dernier,
campe ici la figure du prédateur sexuel. Selon la théorie d’Umberto Eco, cette
interprétation fonctionne car elle respecte les caractéristiques structurelles qui règlent
l’ordre des interprétations du texte originel des frères Grimm. Il en va différemment de
l’interprétation alchimique qui voit dans la fable une recette pour séparer le mercure du
soufre afin de le récupérer à l’état pur. Le Petit chaperon rouge figure alors le cinabre (ou
sulfure de mercure), qui est justement de couleur rouge. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard
si la mère dit à l’enfant de ne pas fureter partout en chemin car le mercure est vif et
mobile. Le loup symbolise quant à lui le chlorure mercureux, connu sous le nom de
calomel ou « beau noir » en grec. Son ventre représente le four alchimique où se produit
la combustion du cinabre et sa transformation en mercure. Jusque-là l’interprétation tient
mais elle échoue en fin de compte car le mercure est de couleur argent. Or dans la fable
des frères Grimm, la petite fille en sortant du ventre du loup porte toujours son chaperon
rouge, elle est donc rouge et pas argent. Si cette interprétation n’est pas légitime ce n’est
pas en raison de son originalité, il y a un postulat de libre interprétation mais bien parce
qu’elle ne respecte pas jusqu’au la structure du texte.
Pour conclure cette section, insistons à nouveau sur le rôle des dispositifs techniques
dans la dialectique reproduction/autonomie. Si les mass medias traditionnels comme la
radio ou la télé, « équipaient » parfaitement la vision d’un message uniforme délivré de
manière mécanique à des masses, les technologies médiatiques ont évolué et se sont de
plus en plus individualisés.
La multiplication des terminaux et des écrans capables de recevoir des contenus
médiatiques bat en brèche l’idée d’une consommation médiatique uniforme. Il est déjà loin
le temps où toute la famille se rassemblait dans le salon pour regarder ensemble la même
émission télé. Aujourd’hui, chacun a son écran et regarde ses propres programmes.
La mise en réseau constitue également une évolution majeure, notamment via le
développement des réseaux sociaux, comme Facebook, Twitter, etc. Les individus sont
moins tributaires des milieux sociaux dans lesquels ils évoluent (qu’ils soient familials,
professionnels ou amicaux) pour accéder à des contenus médiatiques. De ce fait, ils
gagnent en autonomie dans leurs choix médiatiques. Les contenus se sont évidemment
63
65
adaptés, par exemple la publicité devient personnalisée et passe également par les
réseaux sociaux.
Enfin, il nous faut évidemment prendre en compte la dimension participative, avec
l’avènement de ce qu’on appelle le web 2.0 car nous allons voir dans la section suivante
que cette dimension non seulement appelle un renouvellement des pra tiques
journalistiques, mais brouille aussi les frontières entre production et réception
2.2 Autonomie médiatique
En démocratisant l’accès à la production médiatique, les outils technologiques
permettent le développement du rôle des non professionnels dans la circulation des
contenus médiatiques, et ce à plusieurs niveaux.
Tout d’abord, ce rôle se développe au niveau de la production du contenu médiatique.
Ainsi dans le domaine de la musique, de nombreux amateurs ont pu s’autoproduire en
ligne. Le LipDub constitue un autre exemple, plus décalé. Cela a été l’option retenue en
2008 par les salariés d’un site de recherche et développement de Motorala sur le point de
fermer. En réalisant ces courts clips vidéos humoristiques les mettant en scène
(http://rd.center.free.fr/buzz.html ), ils se sont eux-mêmes mis à la recherche d’un
repreneur, pour conserver leur emploi. Ils les ont publiés sur la toile, et l’humour aidant,
66
leur campagne a fait un véritable buzz, jusqu’à être reprise par des médias plus
traditionnels. Autre exemple plus répandu, les fanfictions, où les fans d’une série ou d’un
film vont s’emparer de l’univers ou d’un personnage d’une œuvre et en proposer leur
propre version. Henry Jenkins a consacré un livre aux communautés de fans de la série
Star Treck (Jenkins, 1992), il montre que loin de la figure de fans aliénés et atomisés,
ceux-ci entretiennent un rapport extrêmement actif et dynamique avec la culture populaire,
et sont capables d’innover en matière de détournement de technologies. Ainsi certains
geeks passionnés d’astrophysique vont relire Star Trek avec leur propre grille
d’interprétation en désignant les moments où la série met en scène des anticipations
scientifiques crédibles. Pour ce faire, ils ont fait du montage vidéo complètement artisanal
de séquences de Star Trek en utilisant plusieurs magnétoscopes.
Les dispositifs techniques interviennent donc également au niveau de la diffusion de
ces contenus médiatiques. Il a beaucoup été fait cas du rôle des technologies de réseaux
sociaux, comme Facebook ou Twitter, dans la circulation de l’information autour des
mobilisations du « printemps arabe ». Ces médias alternatifs venant pallier le manque de
circulation de l’information sur les médias traditionnels officiels. Mais plus largement, les
64
innovations technologiques récentes permettent le développement à moindre coût de
nouveaux médias. Prenons l’exemple du journalisme écrit, se lancer dans la création d’un
journal imprimé coûte cher, le lancement d’un journal électronique est moins couteux :
outre l’économie des coûts d’impression, il y aussi ceux des réseaux de distribution et des
invendus. Se sont ainsi développés il y a quelques années un certain nombre de journaux
en ligne, à l’instar de Rue 89, Mediapart ou encore Antlantico. Les nouveaux business
models qui se développent leurs permettent dans certains cas, d’être plus autonomes à
l’endroit de la publicité et des investisseurs privés. Pour certains, cet aspect est la
condition
nécessaire
pour
s’affranchir
des
dépendances
politico-économiques
mentionnées précédemment.
Si les innovations techniques permettent à tout un chacun de produire ses propres
contenus médiatiques et de les diffuser, cela ne veut pas dire pour autant que ces
initiatives trouveront leur audience. Si nous avons pris des exemples de buzz réussis, il
faut bien se rendre compte que de nombreux contenus médiatiques ne sortent pas de
l’ombre.
Ce qui nous amène au dernier niveau, celui de l’influence indirecte sur les producteurs
traditionnels des contenus médiatiques. On observe une multiplication des forums et
autres lieux participatifs : de nombreuses émissions télévisuelles ont leur site et forum
associés, il en va de même de la presse écrite et des émissions de radio. Mais le plus
souvent, le contenu de ces forums n’intervient que rarement ou de manière très marginale,
dans le média traditionnel associé. Dans d’autres cas, le dialogue est plus ouvert, les
espaces d’échanges médiatiques pouvant devenir de réelles arènes de confrontation entre
producteur et récepteur. C’est l’option retenue par Mediapart qui a fait le pari, via des
outils du web 2.0 (ajouts de contacts, commentaires, éditions participatives…), que les
échanges avec les lecteurs pouvaient être profitables aux pratiques des journalistes, les
enjoignant à une certaine qualité (Canu & Datchary, 2010).
Lire à ce sujet le texte 5
Au total, nous voyons que ces transformations techniques accompagnent des
changements dans l’univers de la production médiatique dans le sens d’une plus grande
ouverture et donc d’un gain en autonomie.
65
67
Conclusion
« Si l’influence de la communication de masse sur la formation des jugements politiques est encore
relativement mal connue, après un siècle d’études, il est acquis que les médias ne sont pas capables
de façonner à leur guise les croyances et les comportements du public, dans la mesure où ils ne
peuvent pas déterminer les conditions de réception des messages qu’ils diffusent. Mais il est tout
aussi certain qu’ils ne constituent pas pour autant des canaux de transmission neutres dépourvus
d’effets propres. Leur influence la plus évidente est liée au travail de sélection des contenus
diffusés. Cette capacité de filtrage, exercée de manière concurrentielle et non coordonnée par les
institutions médiatiques, leur confère collectivement le pouvoir considérable de choisir et de
hiérarchiser une grand part des données à partir desquelles nous forgeons nos représentations du
monde » (Girard, 2011)
Arrivés au terme de ce chapitre, reprenons les points développés les plus importants.
Tout d’abord, nous avons discerné deux acceptions du terme « reproduction » :
-
la reproduction comme mécanisme directement issu de la socialisation
des producteurs et des récepteurs
(reproduction
sociale
au
sens
classique)
-
et la reproduction d’une idéologie ou d’une pensée dominante (qui peut
passer par le mécanisme précédent mais aussi par d’autres mécanismes
comme le poids des logiques économiques)
68
Nous avons envisagé cette double reproduction du côté de la production et de la
réception des contenus médiatiques, tout en montrant qu’avec l’avènement des médias
participatifs, cette frontière devenait moins nette.
C’est l’occasion de revenir sur un autre point important, les dispositifs techniques, loin
d’être neutres, jouent un rôle décisif quant à cette reproduction. Aussi, leur étude
constitue-t-elle une étape obligée pour qui s’intéresse aux médias.
Nous avons montré que le traitement médiatique de la réalité était le fruit d’une
construction. En filtrant la réalité, les médias sont vecteurs d’idéologie. Pour autant, la
réception des contenus médiatiques ne se fait pas de manière complètement passive. Les
personnes sont le plus souvent dotées d’un minimum d’esprit critique et opèrent ellesmêmes leur propre tri dans ce qui leur est présenté par les médias, parfois allant même
jusqu’à critiquer ouvertement ces contenus et à chercher ou proposer des contenus
alternatifs. Il faut donc éviter une critique des médias trop manichéenne, qui d’ailleurs en
étant trop caricaturale perd en efficacité, car elle est facilement contestable. Le sociologue
se doit de montrer que la réalité est plus complexe.
66
Bibliographie
Beaud, S., Confavreux, J., & Lindgaard, J. (2006). La France invisible. Paris: Découverte.
Bourdieu, P. (1994). L'emprise du journalisme. Actes de la recherche en sciences sociales, 101-102,
3-9.
Canu, R., & Datchary, C. (2010). Journalistes et lecteurs-contributeurs sur Mediapart. Des rôles
négociés. Réseaux, 160(2-3), 195-223.
De Certeau, M. (1980). L'invention du quotidien : t 1. Arts de faire. Paris: Gallimard.
Eco, U. (1992). Les limites de l'interprétation. Paris: Grasset.
Girard, C. (2011). De la presse en démocratie. La révolution médiatique et le débat public. La vie
des idées. Retrieved from http://www.laviedesidees.fr/De-la-presse-en-democratie.html
Habermas, J. (1993). L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de
la société bourgeoise. Paris: Payot.
Hall, S. (1994). codage/décodage. Réseaux, 12(68), 27-39.
Jenkins, H. (1992). Textual poachers. Television fans and participatory culture. New York:
Routledge.
Lemieux, C. (2010). Un président élu par les médias ? Regard sociologique sur la présidentielle de
2007. Paris: Presse des Mines.
69
67
Liste des textes
Ces 5 textes sont issus de Lemieux, C. (2010). Un président élu par les médias ?
Regard sociologique sur la présidentielle de 2007. Paris, Presse des Mines. Les pages
sont précisées à chaque fois.
• Texte 1 : une campagne sans intérêt (pages 97-98) cf. Annexe 1
•
Texte 2 : pourquoi certaines attitudes journalistiques nous énervent (pages
121-122)
Même si l’on doit noter des différences dans leur définition spécifique et leurs modes de
mise en œuvre selon les types de médias (presse écrite, radio, TV, etc.), les règles
pratiques qui forment la morale publique des journalistes aujourd’hui, dans les pays
occidentaux, sont relativement comparables. On peut les styliser de la façon suivante :
1) La distanciation énonciative: les journalistes doivent s’efforcer, en public, d’utiliser
avec leurs interlocuteurs des modes d’adresse qui ne trahissent pas une trop grande
70
familiarité, de recourir au vouvoiement ou encore de marquer conventionnellement la
différence entre leur propos et celui que tient leur interlocuteur ou leur source.
Ainsi, par exemple, à la télévision, tel journaliste qui appelle d’ordinaire un homme
politique par son prénom et le tutoie («François, est-ce que tu es libre demain pour
déjeuner?»), s’efforcera de s’adresser à lui, lorsque l’antenne sera prise, en donnant son
nom complet et en le vouvoyant («François Hollande, que pensez-vous des déclarations
récentes du président de l’UMP?»).
2) La conservation de l’initiative: les journalistes doivent s’efforcer de rendre manifeste
au public que ce sont eux qui ont choisi de traiter un sujet (et non par leurs interlocuteurs
qui l’ont imposé), que ce sont eux qui ont invité une personnalité à s’exprimer dans leur
émission (et non pas elle qui s’est invitée) ou encore que ce sont eux qui ont choisi les
questions qu’ils posent (et non pas leur interlocuteur qui les leur a suggérées). De manière
typique, c’est en s’appuyant sur une telle règle que sont aujourd’hui dénoncés les
entretiens télévisés avec les gouvernants tels qu’ils étaient pratiqués à la télévision
française avant 1981.
68
3) Le recoupement: les journalistes doivent s’efforcer, avant de rendre publique une
information, d’en avoir vérifié la fiabilité, en cherchant systématiquement une seconde
source permettant de confirmer ou d’infirmer celle dont ils disposent déjà.
4) L’administration de preuves recevables juridiquement pour dénoncer: les journalistes
doivent s’efforcer, avant de dénoncer publiquement un scandale ou un comportement
répréhensible, d’avoir réuni suffisamment d’éléments de preuve pouvant recevoir une
validité minimale du point de vue de l’institution judiciaire.
5) La polyphonie: les journalistes doivent s’efforcer, quand ils rendent compte d’un
conflit, d’une compétition, d’une controverse ou d’une affaire, de donner la parole à
l’ensemble des points de vue qui s’affrontent. Cette règle est centrale dans le traitement
des campagnes électorales à la télévision. Dans le cas français, elle se traduit par la mise
en place de procédures d’équité formalisées, contrôlées par une instance extérieure (le
CSA).
6) La séparation des faits et des commentaires: les journalistes doivent
s’efforcer de ne pas manifester dans le rapport des faits leurs propres opinions et
préférences personnelles, ces dernières n’ayant à être exprimées que dans des
compartiments déterminés du discours journalistique par les rédacteurs réputés habilités à
le faire (éditoriaux, papiers d’analyse, billets, etc.).
Pourquoi certaines manières de faire journalistiques nous énervent?
Quand il s’agit de comprendre, en tant que citoyens-consommateurs de médias, nos
propres réactions de frustration, d’indignation ou de révolte devant la façon dont les
journalistes couvrent les élections, c’est vers ces différentes règles pratiques (notamment
les numéros 2, 5 et 6) que nous devons nous tourner : nos sentiments proviennent en effet
du fait que l’une de ces règles nous paraît avoir été insuffisamment suivie par le ou la
journaliste.
• Texte 3 : Il n’y a plus d’insécurité en France (pages 91-92)
Tel pourrait être du moins le sentiment d’un Persan à la Montesquieu qui, après avoir
séjourné dans notre pays en mars 2002, y reviendrait aujourd’hui et voudrait s’enquérir de
la situation hexagonale à travers gazettes et journaux radio et télédiffusés. Selon le
baromètre INA’stat, les faits divers n’ont en effet représenté que 4% des sujets traités au
dernier trimestre 2006 dans les journaux des grandes chaînes de télévision (TF1, F2, F3,
Arte, C+ et M6). On est loin des résultats de cette étude qu’avait menée il y a cinq ans
l’Institut TNS Media Intelligence sur un panel de 80 médias français, qui concluait que
69
71
l’”insécurité” avait été, entre mars 2001 et avril 2002, le thème le plus médiatisé.
Lorsqu’au lendemain du 21 avril 2002, les responsables des grandes chaînes de télévision
se virent reprocher d’avoir poussé leurs rédactions à la “surmédiatisation” des problèmes
de délinquance durant toute l’année qui avait précédé, faisant ainsi (d’après leurs
détracteurs) le “jeu de l’extrême droite”, ils répondirent généralement que le phénomène
de l’insécurité était une réalité dont il était du devoir des journalistes de rendre compte
puisqu’elle existait “bel et bien”, que cela plaise ou non. Etienne Mougeotte, vice-président
de TF1: “Ce n’est pas la télévision qui génère l’insécurité, c’est la montée de l’insécurité
qui justifie que la télévision en parle” (Le Monde du 4 mai 2002). Michelle Fines, chef du
service des informations générales de France 2 : “Est-ce qu’on a inventé l’insécurité ? Estce que notre boulot, c’est de se taire ou de mettre le doigt là où ça fait mal?” (Télérama du
30 avril 2002). Robert Namias (TF1): “Nous n’inventons pas les violences de toutes
natures qui font en ce moment l’actualité” (Le Monde du 24 avril 2002).
Si ces professionnels de l’information ont raison, on doit logiquement déduire du fait que
leurs rédactions ne nous parlent pratiquement plus aujourd’hui d’insécurité que celle -ci a
“bel et bien” quasiment disparu dans notre société (sans quoi, ils devraient considérer de
leur devoir de nous en parler). S’ils ont tort (ce qui, après tout, n’est pas entièrement
exclu), il faut en conclure que la médiatisation d’un phénomène obéit à de toutes autres
logiques que celle du “miroir de la réalité” derrière laquelle ces professionnels se
retranchent si promptement. C’est évidemment ce second point de vue que privilégie la
sociologie des médias quand elle essaie de rendre compte des processus sociaux qui
conduisent les journalistes à inscrire tel ou tel événement (ou phénomène) sur l’agenda
médiatique au détriment de tel autre.
Ces études sociologiques (exception faite des plus mauvaises) n’en concluent pas que
“l’insécurité” (par exemple) ne serait rien d’autre qu’une construction médiatique. Elles
visent plutôt à montrer non seulement qu’il ne suffit pas qu’un phénomène de grande
ampleur existe “bel et bien” pour qu’il accède automatiquement à l’agenda médiatique
mais encore et surtout que les sources ne sont pas à égalité dans leur capacité à mener le
travail social et politique qui permet de conduire les journalistes à se persuader de la
nécessité ou de l’inutilité de cette inscription.
Le problème ne vient pas tant du fait que les gens de presse informent le public à propos
70
72
des phénomènes ou des évènements qui bénéficient à un moment donné d’un travail actif
de mise à disposition des faits de la part de certaines sources influentes (comme ce fut le
cas avec “l’insécurité” en 2002) et/ou d’un travail de conformation aux formats
journalistiques (comme ce fut le cas il y a peu avec l’association des Enfants de Don
Quichotte).
Il vient plutôt du fait qu’ils oublient bien souvent le respect qu’ils doivent, face à ces faits, à
des règles comme la polyphonie (donner la parole à des contre-sources et non pas
exclusivement, dans le cas de l’insécurité par exemple, aux pouvoirs publics et aux
victimes) et à la conservation de l’initiative (s’obliger à parler aussi des phénomènes et
des évenements qui ne sont pas aussi bien “mis à disposition” par des sources influentes
et qui sont moins spontanément conformes aux formats
• Texte 4: Les limites de l’hypnose (pages 23-24)
Depuis quelques semaines, un certain nombre d’organes de presse se sont essayé à
mettre à jour les relais dont bénéficie le candidat de l’UMP, Nicolas Sarkozy, dans
l’univers des médias. Ainsi par exemple ce dossier du Nouvel Observateur du 29 janvier
(”Comment Sarko met la presse sous pression”), cet article de R. Bacqué dans Le Monde
du 20 février (”Vingt-cinq ans d’investissement dans les médias”), cet “Arrêt sur Images”
du 11 février consacré aux “Reporters en Sarkozie” ou encore, cet article signé Nicolas
Cadène publié début février sur Agoravox.
Entre autres...Le fait qu’un candidat bénéficie de “soutiens” et de “relais” parmi les
journalistes et les dirigeants de presse (M. Sarkozy n’en ayant sans doute pas le
monopole!) peut-il avoir in fine un véritable impact sur l’élection ? La réponse semble “oui”, à
l’évidence. Et pourtant, il n’y a là rien de très évident. Comme l’a suggéré le sociologue
Stuart Hall dans un article pionnier, ce n’est pas parce que les récepteurs sont soumis à
un message orienté qu’ils adopteront nécessairement l’orientation de ce message. A côté
de cette “lecture hégémonique“, Hall distingue au moins deux autres types de lectures
possibles: celle qu’il appelle “oppositionnelle” (plus certains médias me font l’effet d’être
pro-Dupont, plus cela me conforte dans mon vote anti-Dupont) et la lecture “négociée”
(mon adhésion n’est renforcée seulement que pour une partie des idées de Dupont que
me “vendent” certains médias de sorte que, par exemple, au lieu de voter Dupont, je
voterai Durand qui va plus loin que Dupont sur ces idées-là).
71
73
Vient ici à l’esprit l’exemple du référendum sur la Constitution européenne en 2005:
que, de l’avis de beaucoup, les médias “dominants” aient privilégié le camp du “oui” n’a
pas empêché le “non” de l’emporter. De même, y aurait-il quelque illusion à s’imaginer que
le fait que le Front national soit contenu à 5,2% des temps de parole sur France 3 (selon
Le Monde du 3 mars) suffira à l’empêcher d’être au-dessus des 15% le soir du 22 avril
prochain.
Une fois reconnu que le modèle dit de la “seringue hypodermique” (autrement dit, l’idée
selon laquelle il suffirait d’injecter médiatiquement à la masse des électeurs certains
“produits” politiques pour les voir tous voter en conséquence) ne rend pas compte des
effets réels des médias, on pourrait être tenté d’en conclure à une certaine innocuité des
parti-pris politiques des journalistes. Ce serait aller beaucoup trop vite en besogne ! Que
les effets des médias sur le vote ne soient pas nécessairement ceux que certains espèrent
et que d’autres redoutent, ne signifie pas qu’il n’y a pas d’effets, mais plutôt qu’ils sont très
difficiles à évaluer et à mesurer sérieusement, et à anticiper exactement (n’en déplaise à
ceux pour qui les choses sont toujours simples qu’elles n’apparaissent).
En réalité, tant que nous chercherons à soulever le problème de la responsabilité
journalistique uniquement en termes conséquentialistes (c’est-à-dire à partir, d’abord,
d’un questionnement sur les effets des discours médiatiques sur le comportement
électoral), les journalistes à qui nous aurons des reproches à faire, pourront toujours nous
renvoyer à l’existence, au sein du public, de lectures oppositionnelles ou négociées (et
non pas seulement hégémoniques), c’est-à-dire à l’existence d’un sens critique du public
que celui-ci est susceptible d’activer pour se défaire de la soi-disant “hypnose” médiatique.
Et ces journalistes n’auront même pas tort ! C’est pourquoi on peut juger plus impérieux et
efficace de soulever la responsabilité journalistique d’abord et avant tout en termes
déontologiques : c’est par rapport à des faits clairement observables (à savoir: des
infractions à leurs règles de distanciation professionnelle) que certains journalistes
méritent d’abord d’être critiqués et cela par principe, c’est-à-dire indépendamment même
des effets (ou de l’absence d’effet) que peut avoir leur manque de distanciation sur le vote
de leurs concitoyens.
Texte 5 : Les blogs changent-ils quelque chose à cette campagne présidentielle ?
(pages 63-64) cf. annexe 2
72
74
SO00102V : Théories de la socialisation
Temps sociaux et production de la société.
75
Jean-Pierre Rouch
[email protected]
73
Introduction : qu’est-ce que le temps ?
I Intérêts de l’étude des temporalités sociales
1. Le temps comme observatoire des phénomènes sociaux.
2. Temps sociaux, reproduction et production.
A/ Le temps comme instrument de reproduction B/
Le temps comme production
II. Deux modèles temporels sociétaux : le temps traditionnel et le temps moderne.
1. Les conceptions du temps dans les sociétés traditionnelles.
2. Les conceptions du temps dans les sociétés industrielles.
A/ La mise en place d’un standard universel
B/ Les caractéristiques du temps de la modernité.
III La centralité du temps de travail : de la production et « naturalisation » d’un ordre social à sa
remise en question.
1. Temps et ordre social : les critères d’évaluation d’un temps dominant
2. Les débats sur la centralité du temps de travail.
IV. Evolution des temporalités sociales depuis la modernité.
1. Les transformations du temps de travail
2. La complexification des temps sociaux
V. Quelle individualisation pour les temps sociaux ?
1. Questions de méthodes
2. l’individualisation des emplois du temps
Conclusion
Annexes
Bibliographies obligatoires et indicatives
74
76
Temps sociaux et production de la société.
Introduction
Quelles sont les différences entre les manières dont un agriculteur et un ouvrier construisent
leurs journées ? Se basent-ils l’un et l’autre sur les mêmes repères temporels ? Accordent-ils au temps
les mêmes valeurs et ont-ils de leur avenir les mêmes représentations ?
Que nous apprend l’inégalité des temps consacrés aux tâches ménagères sur les rapports entre
hommes et femmes ?
Comment une société s’y prend-elle pour synchroniser les activités de ses membres ?
L’utilisation de nombreux moyens de communication et de transports n’a-t-il pas changé notre
rapport au temps ?
Les répartitions entre le temps de travail et le temps hors travail a-t-il évolué dans nos sociétés et
cela a-t-il une conséquence sur la forme et la nature du lien social ?
Voici quelques une des questions que se pose une sociologie des temps sociaux. Mais déjà,
parler de « temps social » suppose :
1. que l’on ait du temps une définition claire.
2. que l’on suppose que le temps est un phénomène social, susceptible, qui plus est, d’intéresser
le sociologue.
D’abord, qu’est-ce que « le temps ». Nous devons nous poser la question pour au moins deux
raisons.
La première : nous souhaitons avoir ici du phénomène « temps » une approche sociologique.
Comme dans toute démarche sociologique, il nous faut définir au préalable notre objet.
La seconde : le terme « temps » est en lui même polysémique. Il renvoie dans le langage courant à
des réalités aussi différentes 28 que la météo (le « temps qu’il fait »), la durée (exemple l’expression : «
un laps de temps »), ou la succession des événements (« en même temps » ; « chaque chose en son
temps »), ou encore le système employé pour mesurer ces dernières (par exemple le temps de
77
l’horloge) ; sans parler de l’époque ou du temps grammatical ou musical.
Il nous faut donc essayer de clarifier.
Ce n’est pas chose facile. De fait, comme on peut le lire sous la plume de nombreux auteurs, tout le monde sait spontanément ce
que c’est que le temps du moment qu’on n’essaie pas de le définir29.
Référons-nous à la définition proposée en premier lieu par un dictionnaire 30. Temps : « milieu indéfini où paraissent se
dérouler irréversiblement les existences dans leur changement, les événements et les phénomènes dans leur succession ». Cette
définition reste à la fois un peu vague et consensuelle dans la mesure où elle tente un compromis entre plusieurs
approches, essentiellement entre les approches philosophiques et physiques. Elle est, comme c’est le cas le plus
souvent avec un dictionnaire usuel, un compromis entre une définition savante et une définition issue du sens commun. De
ce point de vue, elle exprime des représentations du temps qu’il n’est pas inutile de déconstruire :
La notion de « milieu » renvoie au sens écologique d’environnement.
Les mots « indéfini » et « paraissent » insistent sur le flou et l’incertitude, sur le caractère à
faible définition du concept de temps.
Le « où » est un élément de définition spatial et topologique. Le temps s’y trouve défini en
fonction de l’espace, ce qui consacre une hiérarchisation spécifique des deux dimensions.
« L’irréversibilité », dont on doit l’assise scientifique aux lois de la thermodynamique (voir cidessous) ancre une représentation du temps dont nous verrons qu’elle n’était pas prépondérante dans
d’autres sociétés.
28
Différentes mais pas sans rapport comme nous le verrons plus loin.
29
Parmi les premiers : Saint Augustin, Confessions, XI, 14, Garnier Flammarion, 1964.
30
En l’occurrence le Petit Robert.
75
La dernière partie de la phrase, tout en introduisant une dimension dynamique à travers l’idée de «
changement », et une dimension linéaire à travers l’idée de « succession », entérine le clivage entre le
philosophique et le physique.
Cette définition porte bien la trace des approches, qui, parmi toutes les approches du temps, ont
le plus marqué le sens commun. En particulier la physique de Newton, et la philosophie de Kant.
Pour la physique Newtonienne le temps est un absolu, s’écoule indépendamment de l’expérience
que l’on peut en avoir, et l’univers entier est conçu lui-même comme un gigantesque mécanisme, réglé
comme une horloge. Ainsi le temps existerait en soi, serait une donnée transcendantale, ancrée dans la
nature.
La thermodynamique, née au XIX va ajouter l’irréversibilité à cette représentation du temps.
Dans le monde des gaz et des phénomènes énergétiques qu’étudie cette branche de la physique, un
phénomène se produit toujours à sens unique. Par exemple en mélangeant de l’eau froide et de l’eau
chaude on obtient toujours de l’eau tiède. Dans le cadre de la théorie (seconde loi de la
thermodynamique) il est impossible de concevoir que les échanges de chaleur se fassent en sens inverse.
Le temps conduit invariablement tout système vers des conditions d’équilibre, de stabilité, de « mort ».
Le temps est irréversible.
La théorie de la relativité restreinte d’Einstein et la physique quantique vont toutes deux
bouleverser les conceptions du temps en physique, mais de manières différentes. Pour Einstein, le temps
n’est plus absolu mais relatif à la vitesse de la lumière. Pour un corps donné, il y donc distorsion du
temps en fonction de sa vitesse. Jusqu’ici, le principe de causalité qui stipule que la cause d’un
phénomène est nécessairement antérieure au phénomène, conserve sa linéarité.
La théorie du chaos, la physique quantique, la physique des particules proposent chacune elles
aussi une approche particulière de la réversibilité et de la prévisibilité d’événements futurs, ainsi qu’une
approche nouvelle des liens entre le temps et l’observateur, mais pour l’instant, elles ont moins pénétré
les notions de ce que nous appelons collectivement et communément le « temps ».
Pour la philosophie cartésienne et surtout Kantienne, le temps a, comme dans la physique
Newtonienne, une existence a priori mais elle réside dans la structure de l’esprit humain, une catégorie
de la pensée, forme innée d’expérience qui constitue par là-même une donnée non modifiable de la
nature humaine.
Le sens commun, lui, est encore très nettement newtonien. Il tend à accorder au temps une
substance et à naturaliser son existence : nous « avons » du temps ou nous n’en n’avons pas, nous le
dépensons ou le gérons, nous le prenons, le gagnons, ou le passons. L’idée que le temps soit sécable en
heures, minutes et secondes (voire en nanosecondes), nous est devenue si familière qu’elle nous semble
naturelle. Or, c’est précisément parce qu’il n’en a pas toujours été ainsi que peut s’éveiller l’attention du
sociologue pour notre « chronocentrisme »31.
Car pour la sociologie des temps sociaux, pourrait-on dire, le temps « n’existe pas ». Il faut
entendre par là que le temps n’a pas de substance, pas d’existence objective et universelle. Il s’agit en
fait pour le sociologue :
« … d'abandonner l'illusion du « temps en soi » comme disent les philosophes. Nous nous servons
quotidiennement du temps, il est l'instrument indispensable à notre communication, à nos rencontres, c'est le
lien social par excellence, et nous avons fini par croire qu'il existait vraiment de manière objective. Cette
croyance résulte pour partie du fait que nous partageons le même système de mesure du temps en minutes,
heures, mois, années, etc. Comme nous le mesurons tous de la même façon, de manière apparemment
objective, nous prenons la réalité de cette mesure pour la réalité même du phénomène. La preuve du temps,
pourrait-on dire, c'est qu'on le mesure. En objectivant cette mesure, en la rendant (presque) universelle, nous
avons doté ainsi le temps d'une réalité objective. Cette objectivité n'est qu'une fiction comme le prouve sa
mesure qui n'est qu'une simple convention. Qui pourrait trouver une quelconque objectivité au fait que nous
divisons la minute en 60 secondes, l'heure en 60 minutes, la journée en 24 heures ou la semaine en 7 jours,
par exemple?32
Tout comme l’on a pu parler d’un « ethnocentrisme » c'est-à-dire de la propension à percevoir comme naturelles et allant de
soi des caractéristiques culturelles de notre société ou groupe social, à partir desquelles on perçoit les faits et les activités
sociales, on pourrait parler aussi de « chronocentrisme ».
31
32
Sue R., Temps et Ordre social, PUF, 1994
76
78
Cette position, radicalement constructiviste, prend donc le contre-pied des « substantialismes »
newtonien et kantien et du même coup, le contre-pied du sens commun. Mais si elle présente l’intérêt
d’être un nouveau paradigme du temps, et d’étendre les territoires de la sociologie à son étude, on
pourrait en revanche lui faire au moins deux critiques.
Soucieuse d’attirer notre attention sur le rôle du temps dans les mécanismes sociaux, cette
approche chez de nombreux auteurs sous-estime ou oublie purement l’existence de rythmes biologiques
ou « naturels » chez les individus (rythmes de fonctionnement et vieillissement des organes, cycles de
vigilance, cycles menstruels, etc.). Même si ces rythmes n’existent pas à part du social mais sont en
inter-relation avec lui33, ils constituent une des composantes de ce que W. Grossin appelle « l’équation
temporelle personnelle »34.
En outre, s’il n’existe pas objectivement, le temps « s’objective » néanmoins dans des objets (la
montre et les instruments de mesure dont on pourrait dire qu’ils sont l’objectivation d’une conception
particulière du temps), dans des pratiques (parce que chaque société met en place des mécanismes de
régulation dont le temps fait partie) et dans des représentations. Nous verrons sur ce point que les
manières dominantes de se représenter le temps changent d’une époque à une autre, d’une société à une
autre et que les groupes et les individus eux-mêmes sont porteurs d’une véritable diversité des manières
de se représenter le temps.
Tentons alors une définition.
Voici celle donnée par R. Sue. Temps sociaux : les grandes catégories ou blocs de temps qu’une
société se donne et se représente pour désigner, articuler, rythmer et coordonner les principales
activités sociales auxquelles elle accorde une importance particulière35.
Cette définition de la notion « de temps sociaux » s’appuie sur l’existence d’un « temps », lui-même non
défini. Et elle présuppose que celui-ci peut être découpé en « blocs », ce qui est loin d’être le cas dans
toutes les sociétés, comme nous le verrons plus loin à propos des sociétés traditionnelles. Elle est plus
particulièrement adaptée aux sociétés de la modernité, c'est-à-dire aux sociétés mises en place par la
révolution industrielle.
Essayons de formuler une définition plus neutre, mais plus détaillée.
L’expression « temps sociaux » comporte quatre dimensions36. Elle renvoie à la fois :
- aux techniques de repérages, d’orientation et de synchronisation des activités : le découpage
social de notre vie en moments identifiables, les manières que nous avons de mesurer le temps…
Nous savons quand commence pour nous un moment de travail, un moment de repos. Nous savons
comment évaluer l’instant où nous avons un rendez-vous. Nous savons mesurer la durée de nos
activités. En même temps, ces techniques de repérages sont également des techniques de
synchronisations plus ou moins sophistiquées et plus ou moins abstraites.
Tout cela constitue une sorte de « technologie sociale » (Elias 37), qui comme toute technologie,
comprend des savoirs, leurs symbolisations ou codifications 38, leurs objectivations qu’elles soient
33
Des études médicales ont par exemple relié l’avancée moyenne de l’âge des premières règles à l’évolution de nos sociétés.
34
Grossin W., Pour une science des temps, introduction à l’écologie temporelle, Toulouse, Octarés, 1996.
« On pourrait définir l’équation temporelle personnelle comme une architecture temporelle interne, un ensemble de
dispositions hiérarchisées et changeantes que chaque individu porte en lui et qui orientent ou commandent ses préférences.
C’est une formule regroupant des données qui relèvent de l’appartenance sociale mais aussi d’un état physique ou biologique
ou mental du sujet ».
35
Sue R., op. cit.
Rouch J-P, Une approche compréhensive des emplois du temps : cahiers-temps et chronostyles, in Thoemmes J.,
Terssac de G. (eds), « les temporalités sociales : repères méthodologiques », Toulouse, Octarès, 2006
36
Elias N., Du Temps, Fayard, 1984 Dans cet ouvrage, lorsqu’il désigne le temps (dans son ensemble) comme une «
technologie sociale », Elias nous paraît se référer implicitement à cette première dimension.
37
Une « cartographie » du temps : assignation de coordonnées temporelles à des activités se traduisant par exemple dans les
sociétés industrielles par un découpage en h, mn, sec ; ou bien attribution d’un nom de saint à une journée, d’un nom à un jour
38
77
79
matérielles (montre, calendrier, agendas) ou bien institutionnelles (l’adoption du standard GMT), leurs
prescriptions d’emplois (incorporés, socialisés sous forme d’habitus et/mais susceptibles de
réappropriations)
-
à la multiplicité des usages et des pratiques à l’intérieur et par rapport à ces modes de repérages de
la première dimension. C'est notre emploi du temps. On y trouve les manières dont nous organisons
nos activités, les articulons et les coordonnons entre elles. Mais aussi les manières dont nous les
articulons et les coordonnons avec celles de notre entourage et de toute personne avec laquelle nous
sommes en interaction. On retrouve également ici les usages que nous faisons des technologies
sociales du temps mentionnées dans la dimension 1.
- à des représentations, des valeurs du « temps » : nous trouvons ici les représentations que notre sens
plus ou moins commun et notre imaginaire se font de ce qu’est le temps lui-même (d’où les guillemets).
Nous le représentons-nous comme une flèche, comme des rails sur lesquels nous sommes lancés,
comme une horloge ou comme un réseau élargi et présent aux multiples ramifications ?
Nous trouvons également ici les horizons temporels, c’est-à-dire une orientation référentielle du
sens donné à nos activités en fonction des « grandes perspectives temporelles» que sont le passé, le
présent et le futur, l’inscription de nos activités dans un continuum biographique, au moins imaginaire.
Il sera possible de saisir chez un individu le rôle d’orientation et l'état de séparabilité de ces trois
dimensions temporelles : passé, présent et futur qui peuvent éclairer autrement ses principes d’action. At-il le sentiment de vivre au jour le jour, ou bien conçoit-il sa vie comme une succession d’étapes sur le
modèle de la carrière ? Les groupes ont également leurs horizons temporels. D. Mercure a montré que
des variables sociologiques telles que la position sociale peuvent expliquer une différenciation dans les
représentations de l’avenir 39. S. Le Garrec a montré le rôle que joue l’absence ou le flou de ces mêmes
représentations de l’avenir dans les poly-consommations toxicologiques chez les adolescents 40. À une
échelle plus sociétale, les auteurs de la sociologie des temps sociaux ont décrit « l’idéologie du
progrès », comme une représentation collective du temps constituant un principe central d’orientation et
de légitimation des activités sociales pendant la modernité. Ils ont également fait remarquer que cette
représentation du temps social est seulement possible lorsque le temps est lui-même perçu comme
linéaire et cumulatif, ouvert vers un futur à construire. Dans les sociétés traditionnelles, elle n’aurait pas
de sens.
Il faudrait ajouter à ces dimensions représentationnelles tout ce qui est de l’ordre d’un « ressenti »
temporel. Ce dont relève ce que W. Grossin et G. de Terssac 41 ont appelé des « chronopathies » : avonsnous le sentiment de manquer de « temps », de ressentir des formes de « pression » temporelle. Ou au
contraire ressentons-nous des formes de dépression temporelle qui débouchent, par exemple, sur un
sentiment « d’ennui » ou celui d’avoir « trop de temps » ? De façon moins douloureuse et plus générale
quel sentiment de la durée avons-nous ? Quelle part de notre vie sommes-nous prêts à accorder à telle
ou telle de nos activités ?
- aux rythmes sociaux c'est à dire à l’étude de la fréquence et de la périodicité des événements 42, des
activités43, des moments vécus et de leur renouvellement. Les périodes de ces rythmes peuvent aller
d’un instant à la durée d’une vie humaine (et même plus pour les périodes historiques et
anthropologiques) selon l’échelle de durée à laquelle on se place.
de la semaine etc.
39
Mercure D., 1995
40
Le Garrec S., 2002
Terssac de G (dir), 2000
41
Ces événements peuvent être aussi des événements « naturels », mais ils intéressent tout de même la sociologie pour peu
que leurs « conséquences » ou leur prise en compte soient sociales, ce qui est presqu e nécessairement le cas : ex. les cycles
menstruels féminins qui, pour être naturels, voient néanmoins se construire sur eux tout une série de faits sociaux : discussions
mère-fille sur les premières règles, modifications des activités quotidiennes en période menstruelles, économie des produits
parapharmaceutiques dédiés etc. Autre exemple plus évident encore : les cycles de veille et de sommeil.
42
43
L’alternance des temps travaillés ou non travaillés par exemple.
78
80
Faisons deux remarques à propos de cette définition.
• Tout d’abord, tout composé de deux ou plusieurs de ses dimensions est également un temps
social, et, de fait, tous nos temps d’activités peuvent être décrits comme des compositions de
plusieurs ou de toutes ces dimensions. Le travail par exemple peut être analysé à partir des
plages de durées qui le contiennent, des pratiques qu’il sous-tend, de représentations et des
valeurs qui l’accompagne, des rythmes d’activité qu’il présente. De façon générale, notre emploi
du temps quotidien peut s’analyser en pratiques, en modalités de repérage, en rythmes et en
représentations et dans l’articulation de plusieurs de ses dimensions.
• Ensuite, chacune de ces dimensions peut être mise en relation non seulement avec les autres
mais également avec la diversité des situations sociales. Il n’est pas indifférent en regard de nos
pratiques et représentations du temps que nous soyons un homme ou une femme, que nous
appartenions à telle tranche d’âge, à telle catégorie sociale, etc.
Du coup, on peut percevoir que les problématiques de la production et de la reproduction sont
particulièrement adaptées à la prise en compte du temps : un cadrage sociétal particulier du temps tend à
stabiliser la société, mais ce cadrage n’est pas immuable, D’une part, il évolue au fil du temps. D’autre
part, il est négocié, voire modifié, par les acteurs eux-mêmes. De ce point de vue, l’intérêt d’une
sociologie des temps sociaux est au moins triple :
I Intérêts de l’étude des temporalités sociales
1. Le temps comme observatoire social :
L’étude des temporalités sociales nous permet de repérer la trame de certaines cristallisations
sociales parfois insoupçonnées.
D’une part, elle peut mettre en évidence les différents processus de coordination, d’adaptation
et de cohésion sociale, c'est à dire les mécanismes par lesquels chaque société, à des degrés différents,
tente d’harmoniser ses activités dans le temps. C’est ce que nous verrons plus loin à une échelle
d’analyse macrosociale en évoquant la mise en place d’un standard universel de temps.
D’autre part, l’étude du temps peut révéler un ordre, des structures sociales. L’étude de Marcel
Mauss sur les variations saisonnières des sociétés eskimos est un des exemples fondateurs 44 d’une telle
démarche. L’auteur montre qu’à la dualité du cycle annuel eskimo : hiver/été correspond une dualité de
modes de vie, de structurations sociales avec deux systèmes juridiques, deux sortes d’économies
domestiques, d’habitat, de vie familiale, deux morales et deux vies religieuses.
Enfin, l’étude des temporalités permet également de révéler des rapports sociaux. Par exemple :
l’étude des emplois du temps différenciés des hommes et des femmes, notamment quant aux tâches
ménagères, permet de faire des constatations intéressantes sur leurs rapports.
Selon l’enquête INSEE sur les emplois du temps des Français(1999) les femmes actives
consacraient 3H06 à des tâches ménagères au cours d’une journée moyenne, contre 1H04 pour les
hommes actifs. Les femmes « inactives » y consacraient 3H59 contre 1H35 pour les hommes ina ctifs.
Cette disparité montre clairement une tendance lourde dans les rapports de sexe qui résiste malgré
l’accession des femmes au marché du travail. Qui plus est, cette tendance tend à perdurer : entre deux
enquêtes (la précédente datait de 1986) les femmes consacrent à peine moins de temps à ces tâches
ménagères : ½ h pour les inactives et 7mn pour celles qui exercent une activité professionnelle. Les
hommes eux, ne voient augmenter leur participation que de 2mn (pour les inactifs) à 4mn pour les actifs.
La dernière enquête 201045, montre que si le temps domestique a diminué chez les femmes, en
particulier chez celles qui n’ont pas d’emploi (une demi-heure de moins par jour depuis 1999), il est
resté stable chez les hommes. L’écart entre les hommes et les femmes s’est donc réduit mais demeure :
il est d’une heure et demie par jour.
Mauss M., Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos, étude de morphologie sociale, in Sociologie et
anthropologie, PUF, 1950.
44
Les
premiers
résultats
de
cette
enquête
sont
http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?reg_id=0&ref_id=ip1377
45
téléchargeables
gratuitement
ici :
81
79
Ce déséquilibre dans la répartition des tâches ménagères est interprété en terme de domination
sociale (et masculine) par les sociologues des rapports sociaux de sexe. Il permet de faire des
constatations intéressantes qui rejoignent entre autres le cours sur la socialisation et celui de D. WelzerLang sur la construction des identités sexuées.
Autre exemple : les enquêtes emplois du temps de l’INSEE montrent que les durées d’écoute de
la télévision peuvent être corrélées au diplôme et de façon générale à la position sociale. Elles montrent
que « la télévision apparaît comme le loisir de prédilection de ceux dont le temps libre est la seule
ressource possible en abondance et qui ne disposent pas des ressources sociales et culturelles autorisant
l’accès à d’autre loisirs »46.
Dernier exemple, dans l’ouvrage de D. Schnapper : « l’épreuve du chômage »47, on perçoit bien
comment le rapport au temps du chômeur est un bon indicateur de sa manière de vivre le chômage.
L’auteur dégage une catégorie de vécu du chômage, le « chômage total » dans laquelle la privation du
travail conduit l’individu à une difficulté à adopter des activités de substitution, et par exemple, à
l’impossibilité fréquente de continuer à pratiquer des activités de loisir. Le temps paraît alors « vide », «
creux » et l ‘ennui est inévitable.
2. Temps sociaux, reproduction et production de la société
Dans le cours sur la socialisation, nous avons tenté une schématisation des questions de reproduction
et de production en sociologie en les croisant avec les échelles d’observation et/ou d’analyse
Echelle macrosociale
Echelle microsociale
Reproduction
Permanence et stabilité d’un
ordre social global.
(Individus pris seulement comme
exemples d’agents agis par les
phénomènes de reproductions)
Production
Evolution des sociétés
- Capacité des individus à garder
une marge de jeu, avec les
normes et les lois de reproduction
sociale
- Capacité des individus à
construire des normes et des
dispositifs sociaux
(Voir dans la conclusion de ce cours comment ce tableau général peut-être décliné à propos des temps sociaux)
Les temps sociaux peuvent permettre de retrouver ces mécanismes de reproduction et de production.
A. Le temps comme instrument de reproduction. Il constitue un système complexe de
repérage et d’harmonisation des activités, qui institue des normes plus ou moins explicites.
Il existe des différences profondes dans les représentations et les conceptions du temps selon les
sociétés et les groupes. La société façonne le rythme de nos activités, elle produit des temporalités
spécifiques et diverses et se sert de ce temps comme d’un instrument à la fois de mise en ordre et de
synchronisation des activités sociales, ce qui débouche sur le maintien d’un certain ordre social.
Cela suppose également une socialisation, l’incorporation d’un « habitus » temporel. Par exemple, la
mesure du temps est un des savoirs plus ou moins implicite que cette institution socialisatrice
fondamentale qu’est l’école apprend à l’enfant. Elle le lui apprend très tôt explicitement à travers
l’apprentissage de la lecture des horloges, mais également implicitement à travers l’expérience de la
rigidité et de la régularité des emplois du temps scolaires, et l’utilisation du cahier de texte. À bien des
46
Temps sociaux et temps professionnels au travers des enquêtes « Emploi du temps », Economie et statistique, n° 352-353.
47
D. Schnapper, l’épreuve du chômage, Gallimard, 1981
80
82
égards on peut voir aujourd’hui que l’école, bien davantage même que le travail, résiste à la «
flexibilité» des horaires.
Les temporalités exercent donc une certaine contrainte sur les individus, à travers la production de
cadres, de normes, de représentations (qui ne s’exercent pas forcément de la même façon selon l’âge, le
sexe, la position sociale, la nature des activités etc.).
B. Le temps comme instrument de production.
a. À l’échelle macrosociale, on peut observer selon les lieux et les époques, des changements dans la
structuration temporelle des sociétés, dans les modes de repérages dans le temps et dans les modes
d’harmonisation collectifs des activités. C’est ainsi par exemple que les anthropologues et les
sociologues des temps sociaux distinguent le temps traditionnel du temps moderne, en faisant ainsi deux
modèles sociétaux de temporalités. Ces formes dominantes de représentations et de pratiques collectives
du temps ne se mettent pas en place instantanément, elles apparaissent peu à peu et il peut être
intéressant de montrer précisément comment elles se transforment : ce que nous allons voir à titre
d’exemple dans l’étude J. Le Goff sur le temps de l’église et le temps des marchands au moyen âge, et
ce que nous pourrons retrouver plus loin dans les discussions de R. Sue sur la fin de la centralité du
temps de travail dans nos sociétés post ou sur- modernes.
Un exemple :
Temps de l’église et temps des marchands : L’étude de J. Le Goff48 (une référence classique de la
sociologie des temps sociaux alors qu’il s’agit là d’une étude d’historien) montre que le processus de
différenciation des temps sociaux si caractéristique de l’industrialisation a une histoire qui remonte bien
au-delà de l’industrialisation. L’auteur montre comment, à une période que l’on peut situer entre le
12eme et le 15eme siècle, émerge un nouveau temps en rupture et même en conflit avec le temps
dominant précédent : celui de l’église.
Qu’est-ce que ce temps de l’église ? Avec le calendrier chrétien (Julien d’abord depuis 45 av JC puis
réformé par le pape Grégoire XIII en 1582 d’où le nom de calendrier grégorien) et avec le temps des
cloches qui rythme les différents moments de la vie quotidienne, le christianisme a inventé l’emploi du
temps et du même coup une forme de pouvoir et de contrôle : « quel meilleur moyen de contrôler
l’emploi du temps que de s’identifier au temps lui-même, que d’être l’unique donneur de temps,
l’unique pourvoyeur de repères temporels » (Sue). À ce titre, les cloches sont le rappel incessant de
l’autorité de l’église, et elles exercent une surveillance de ce quotidien qu’elles rythment.
Elles imposent un ordre temporel qui produit ou pour le moins contribue à maintenir un ordre
social, et les principales valeurs de cette société sous-tendues également par la morale chrétienne qui
veut que tout le temps n’appartienne qu’à Dieu et ne peut donc être instrumentalisé par l’homme. Le
temps de l’église, c’est le grand régulateur de l’ensemble des activités sociales et de l’ensemble des
autres temps sociaux.
Or un autre temps va se développer qui va entrer en conflit avec ce temps dominant là. Les
activités marchandes supposent des gains, l’usure, le crédit, toutes choses qui impliquent le désir de tirer
partie du temps, et sa mesure plus précise. Se développe avec les commerces un lien entre le temps et
l’argent, qui heurte les préceptes thomistes de l’église qui veulent que le temps est un don de Dieu et
qu’il ne peut donc être vendu.
Se développe également une exigence de synchronisation et de précision plus forte qui va tendre à
faire du temps de l’horloge, un référent plus pertinent que celui des cloches.
Peu à peu ce temps va concurrencer le temps religieux, lui imposer des accommodements,
notamment autour du travail, travail dont la contrepartie financière va être évaluée, mesurée en temps.
Une classe montante va donc générer un temps marchand qui va concurrencer le temps religieux et
finalement le détrôner dans les villes.
b. À l’échelle microsociale en revanche, si l’individu est temporellement normé, la réalité des
temporalités vécues est plus complexe, plus multiple et ne peut être réduite à de « simples »
Edition la plus récente : Le Goff J., Au Moyen Âge : temps de l’église et temps du marchand, in un Autre Moyen Âge,
Gallimard, 1999.
48
81
83
déterminismes sociaux. On peut considérer que les acteurs sociaux ont au minimum certaines marges de
manœuvre et au mieux des capacités à réaménager ou à recréer des normes temporelles. Il suffit de voir
comment nous parvenons à garder une certaine maîtrise de notre emploi du temps ; à négocier un délai ;
à construire des normes qui ne sont fictives que le temps d’être reconnues, partagées et mobilisées pour,
par exemple, justifier un retard, telles que le « quart d’heure toulousain » ; à décider d’articuler ou non
nos propres contraintes avec celles des autres ; enfin, mais la liste des exemples n’est évidemment pas
close, à nous retirer momentanément de l’échange social, dans des moments de flânerie, de repos, de
recueillement dédiés à un temps pour soi.
II Deux modèles temporels sociétaux : le temps traditionnel et le temps moderne.
1. Les conceptions et structuration du temps dans les sociétés traditionnelles.
Derrière la réelle diversité de ces sociétés traditionnelles qu’il ne s’agit pas de nier, on retrouve
des tendances caractéristiques de ce que l’on appelle, selon les auteurs, le temps primitif ou traditionnel ou
encore sacré. Comme pour toute modélisation, ce modèle est d’autant plus net si on le confronte à un
autre, en l’occurrence au modèle des temporalités dans nos sociétés occidentales modernes.
Dans les sociétés traditionnelles, il n'y a pas de séparation très nette entre les différents temps
de la vie. Les sphères d’activités sont faiblement différenciées et débordent les unes sur les autres. Le
déroulement du temps est « plus diffus, plus fluide, moins spécialisé » 49. La distinction entre temps de
travail et temps de loisir par exemple, n’a pas de pertinence.
En fait, c'est un temps fortement contextualisé, c'est à dire un temps concret, qualitatif,
fortement indexé sur les événements de la vie (alors que le temps de l’horloge est un temps qui est
constitué par la projection des différents événements de la vie sur un axe mathématique). D’ailleurs,
outre les cycles naturels (jour/nuit et saisons) ou les événements religieux, ce sont des ordres
d'événements ou d’activités de la vie courantes qui sont mobilisés pour servir de marqueurs de temps :
une guerre, une récolte particulièrement réussie, une chasse mémorable. Evans Pritchard parle
également de « l'horloge bétail » pour indiquer que des activités telles que le moment où le bétail rentre
ou part au pâturage peuvent servir de point de repère pour d’autres activités.
Il y a une telle confusion entre la vie et le temps que l'idée différenciée du temps elle même
n'existe pas forcément. Chez les Nuer (Sud Soudan) il n'y pas de mot spécifique pour le désigner. Chez
les Yuki (indiens d'Amérique du Nord) le même mot désigne en fait le temps et le monde. C’est une
confusion que nous perpétuons d'une certaine manière en employant le même mot « temps » pour
désigner à la fois le repérage temporel et notre environnement météorologique.
Pour ce qui est de l'orientation dans le temps des sociétés traditionnelles, la distinction entre
passé présent et futur n'existe pas clairement et en tout cas n’est pas inscrite dans un processus linéaire.
A. Kagame observe que dans plusieurs langues de la culture bantu, hier et demain sont désignés par le
même terme50. Il en est de même pour avant-hier et après-demain. Chez les Maoris, comme chez les
aborigènes d’Australie, le passé est quelque chose qui existe parallèlement au présent, l’expression
maori pour décrire le passé signifie littéralement « le temps devant nous », conception du temps difficile
à comprendre pour un occidental habitué à orienter sa pensée dans le temps selon un axe passé -présentfutur.
En fait, les croyances collectives et religieuses (au sens fort de « relier ») constituent un autre
système de repérage des activités courantes. Dans cet ensemble de mythes, ceux-ci sont réactivés
régulièrement. Les rites les ré-actualisent, les re-présentent au sens fort (présenter de nouveau) marquant
ainsi un retour périodique aux origines (Mircea Eliade). D'où cette idée que le « temps sacré n'a pas
d'histoire » (Levi-Strauss), et également, qu'il est cyclique. L’étymologie latine rend bien compte de ce
caractère sacré : tempus (temps) et (templum) temple ont la même racine.
Rezsohazy R., Temps social et développement. Le rôle des facteurs socio-culturels dans la croissance, Bruxelles, La
Renaissance du Livre.
49
50
Kagame A., in Les cultures et le temps, Paris, Unesco, 1975.
82
84
2/ Les conceptions et structurations du temps dans les sociétés industrielles.
A/ La mise en place d’un standard universel
La standardisation des repères temporels est un événement dont il convient de bien apprécier
l’importance. Elle participe à l’échelle planétaire et quasi universelle, de la conversion et du calibrage
des appréciations et des formulations subjectives de la durée des événements en des équivalents
abstraits, objectifs et partageables par la collectivité.
Il existe une grande variété de standards par lesquels les peuples mesurent le passage du temps à
l’intérieur d’une même culture (par exemple on utilise des « sets » et des « points » pour mesurer la
durée d’un match de tennis). Comme on l’a vu avec l’émergence du temps des marchands, la nécessité
moderne de précision, et de synchronisation des activités implique l’adoption d’un cadre standard de
référence temporelle tel que le temps de l’horloge, qui englobe des unités telles que l’heure, la minute et
la seconde.
Le temps de l’horloge tel qu’on le connaît aujourd’hui, est appliqué officiellement depuis 1780
quand Genève a commencé à utiliser un temps moyen de préférence à un temps solaire. Alors que les
horloges étaient déjà utilisées depuis longtemps, l’heure qu’elles indiquaient étaient tout à fait différente
des heures indiquées par nos montres d’aujourd’hui. Cette heure était en référence directe à la position
du soleil, évidemment variable selon les lieux. La terre tournant sur son axe en environ 24h, l’heure
solaire varie de 4mn pour chaque degré de longitude. Tant que la plupart des échanges et des relations
sociales sont circonscrits à un niveau local, cela n’a que peu de conséquence, mais dès qu’ils débordent à
un niveau supra ou inter local ça n’est pas la même histoire.
Jusque dans la moitié du 19eme siècle, le seul standard de temps (si l’on peut dire), c’est le temps
local. Chaque cité, ville ou village avait son propre temps qui ne s’appliquait qu’à eux seuls. Le contact
entre communautés locales était restreint, et s’il existait, il ne nécessitait pas un haut degré de
synchronisation. Lorsque les gens voyageaient, ils ne le faisaient pas à la minute près. Les
communications entre les cités n’étaient pas instantanées comme elles le devinrent avec l’invention du
télégraphe ou du téléphone. On est là dans une période antérieure à la révolution industrielle.
85
Cet état de fait n’a pas été jugée problématique avant les années 1840, c’est à dire jusqu’au
moment où a été mis en place en Angleterre un réseau de communication national : le service du
courrier postal britannique qui fut créé en en 1780. Celui-ci introduit la régularité en 1784 en se mettant
à appliquer un emploi du temps strict. Autrement dit puisque la régularité et la ponctualité sont liées, ce
service à été le premier à symboliser la ponctualité juste avant (ou au début) le grand développement des
industries. Cette exigence de régularité et de ponctualité ne pouvait plus s’accommoder des différences
entre les heures locales et le service postal a commencé à se caler sur l’heure qui apparaissait comme la
plus sûre, c'est à dire l’heure de l’observatoire royal de Greenwich (GMT : Greenwich Mean Time,
temps moyen de Greenwich). Chaque voiture, chaque bureau de poste affichait cette heure à côté de la
mesure locale. Il s’agit là, historiquement, de la première tentative de synchronisation de diverses
communautés sur une seule.
Mais le recours aux services postaux restait encore relativement marginal. Ce n’est qu’avec
l’introduction des chemins de fer, en même temps que l’essor de l’industrie et le fait qu’ils
introduisaient une plus grande rapidité des moyens de communication que la nécessité d’adopter un
standard devient évidente. On devait aller encore plus loin dans la précision et dans la régularité.
Au début les indicateurs de chemin de fer se présentaient sous forme de tables peu pratiques
traduisant les heures locales en heure GMT. C’est la faible maniabilité de ce système qui est responsable
de l’adoption du standard GMT dans la Grande-Bretagne se substituant cette fois définitivement aux
heures locales.
Si le fait d’être pendant longtemps calés sur l’heure solaire devenait un problème en GrandeBretagne alors qu’elle ne couvre que 8 degrés de longitude que dire des Etats-Unis qui en parcourent 57.
Dans ce pays encore, le rôle du chemin de fer fut prépondérant. On proposa de diviser USA et Canada
en 4 fuseaux horaires espacé de 15 degrés de longitude. La distance de ces fuseaux horaires à celui de
Greenwich, seraient des multiples de 15 (15 degré d’écart correspondait à 1 heure d’écart).
83
Plus brièvement, la conférence internationale sur les méridiens eut lieu en 1884. Elle devait
décider d’un méridien d’origine à l’échelle mondiale. À cette échelle, c’était surtout pour la navigation
que la nécessité d’une standardisation se faisait sentir, et les britanniques étaient clairement la première
puissance maritime. Malgré l’opposition de la France qui voulait faire adopter le méridien de Paris, c’est
donc le standard Anglais qui fut adopté comme méridien d’origine.
B/ Les caractéristiques du temps de la modernité.
La manière dont J. Le Goff montre quelles nouvelles exigences sous-tendent l’apparition du
temps des marchands, laissent penser que de telles transformations servent de prélude à l’émergence du
modèle temporel de la modernité. Peu à peu 51, avec l'industrialisation, va s'installer un temps dont les
caractéristiques sont désormais bien connues. Un nouvel instrument d'objectivation du temps :
l'horloge, consacre le passage de l'approximation à la précision. Précis donc, épousant le rythme des
activités marchandes et du travail, le temps moderne est également abstrait c'est-à-dire qu'il se dissocie
du temps vécu : il est le produit d'une pure convention qui projette l’événement vécu à situer dans le
temps sur un axe mathématique, linéaire, et découpé en heure, minutes et secondes.
Cette convention tend à s’imposer à tous car l'exigence de synchronisation sociale s'est accrue.
C'est un temps cadre qui ne demande qu'à être rempli. La mesure de ce temps est donc indépendante de
l'événement. Il est universel et uniforme, dépersonnalisé, favorisé en cela par l'extension des
échanges, l'accroissement de la division des tâches et d'une main-d'œuvre salariée.
L'horloge et les rationalités qui lui sont associées en on fait un temps quantitatif, fractionnable,
donc mesurable et se prêtant au calcul. Le temps lui-même devient un temps-objet, marchandise : il
peut être cumulé, dépensé, gaspillé, rentabilisé et soumis à une gestion équivalente à celle de
l'économie qui gère des ressources rares. Le temps lui-même devient une "monnaie d'échange"
permettant de calculer le salaire. Ainsi le rapport de la tâche au temps s'inverse, ce n'est plus la tâche qui
mesure le temps, c'est le temps qui permet d'évaluer la tâche52.
86
Prenant ses distances avec un temps naturel, constituant un temps conventionnel, arbitraire, il
introduit une nouvelle distance entre l'homme et la nature, et inaugure ainsi une série de ruptures. Une
rupture entre le temps mesuré et le temps vécu. Une séparation entre le temps de travail et la vie hors
travail, encadrée strictement et consommée par la reconnaissance de jours chômés universels, puis de
vacances. A la fluidité et la continuité entre les différents temps sociaux succède donc une
compartimentation spatiale et temporelle entre les différentes sphères d'activités, un cloisonnement des
activités qu'illustrent bien les proverbes : chaque chose en son temps, chaque chose à sa place.
Lors de l'industrialisation, ce temps linéaire, se trouve ainsi généralisé à l'ensemble de la société
moderne.
Ce type de temps entraîne également certaines représentations de l'avenir. Cette conception du
temps de type linéaire et cumulatif permet une ouverture définitive du cycle du temps traditionnel et une
orientation vers un futur qui reste à construire. C'est le temps de la prévision, de la prospective, de la
planification. Dans les sociétés paysannes, la prévision restait encore largement cyclique et ne dépassait
pas quelques années. L'avenir, lui, appartenait à Dieu et restait donc subi et inabordable. La philosophie
des lumières elle-même refuse encore de le prendre en compte 53. Avec la modernité, non seulement le
futur s'ouvre, mais également des instruments sont développés qui doivent permettre sa maîtrise par la
Ce n’est que progressivement que la logique du temps de travail s’est régularisée. L’ouvrage de E. P. Thomps on, La
formation de la classe ouvrière anglaise, Gallimard, 1979, fourmille d’exemples de difficultés d’ajustement des mentalités à
ce nouveau temps industriel. Outre le fait que les ouvriers subissaient le contrecoup des aléas de la production mal adaptée à la
demande, faisant ainsi alterner périodes de travail intensif et périodes de chômage, des témoignages attestent qu’en période de
froid l’on quittait parfois l’usine pour aller se réfugier chez soi. De même il semble également que les ouvriers ne
commençaient pas toujours à travailler à l’heure fixée par le patron.
51
52
K. Marx décrit dans "Le capital", I, 1 le temps de travail comme mesure de la valeur d'échange.
53
G. Poulet, Etudes sur le temps humain, t. 1, Paris, Plon, 1952
84
prévision. L'avenir est moins ce qui vient à nous que ce vers quoi on va 54. Du même coup, il ouvre en
reflet l'importance du passé, du déroulement historique, et les leçons à en tirer s'orientant selon un
processus et une idéologie de progrès, et une dynamique du changement55.
Les itinéraires de vie deviennent également des lignes de vie marquées par ces logiques
temporelles. Ils se présentent comme une série d'étapes de vie successives, plus ou moins immuables et
largement prévisibles, qui sont calquées sur le modèle de la carrière et du parcours familial traditionnel.
En résumé, le temps moderne, au-delà de toutes ses caractéristiques, est un temps fortement
monochrone : il surplombe et soumet à ses rationalités l'ensemble des autres temps 56. C'est, au sens où
l'entend R. Sue, un temps dominant centré sur cette activité principale qu’est le travail, ou bien, comme le
formule G. Pronovost, un temps-pivot57 c'est à dire un temps particulièrement valorisé qui confère un
rythme aux activités sociales et aux représentations qui leur sont afférentes.
III La centralité du temps de travail : de la production et « naturalisation » d’un ordre social à sa remise
en question.
Cette centralité du travail dans nos sociétés industrielles, est remise en question de façon assez
profonde depuis une dizaine d’année. Tout l’enjeu du débat est de savoir si elle est toujours aussi
marquée, ou si une dynamique sociale supposée post-industrielle tend à mettre en place d’autres modes
de cohérence et de cohésion sociales.
1. R. Sue Temps et ordre social : les critères d’évaluation d’un temps dominant
Pour reconnaître le caractère dominant d'un tel temps, cet auteur dégage
reconnaissance et d'évaluation que nous nous contenterons pour l'instant d'énoncer58.
5 critères de
- Le premier critère : la longueur de temps. C'est un critère qui se contente d'apprécier la
dominance d'un temps social par une stricte évaluation quantitative. Est dominant un temps dont la
durée occupe une part majeure de notre durée de vie.
87
- Le deuxième critère dont il fait l'un des plus importants : les valeurs dominantes. Il s'oppose
au précédent par son caractère qualitatif. Un ensemble de valeurs dominantes répond à un temps
dominant. Les valeurs sacrées pour les sociétés dites primitives, les valeurs religieuses pour le Moyen
Age, le travail pour les sociétés modernes par exemple, structurent et surplombent l'ensemble des
systèmes de valeurs. L'ordre constitué par ces valeurs dominantes constitue bien un temps social qui est
leur expression.
- Le troisième critère : les catégories sociales dominantes.
Chaque société se donne, ou se représente, de grandes catégories pour "se penser elle-même", et
constituer un ordre social.
Toute société se réfléchit à partir des grandes divisions qui la composent, que ce soit des castes,
des ordres, des classes, bref ce que nous appelons aujourd'hui les grandes catégories sociales qui
donnent une image plus ou moins (in)fidèle de la société, et qui sont à la source des grandes enquêtes
D. Mercure, Les temporalités vécues dans les sociétés industrielles, in Temps et société, Québec, Institut québécois de
recherche sur la culture, 1989.
54
Si l'on s'attache un instant au modèle de la ligne cela peut s'appréhender facilement. Ce modèle tend à supposer l'individu
comme un spectateur absolu, détaché du temps lui-même (c'est le temps qui en fait est abstrait), qui pourrait percevoir sur
cette ligne un instant t et repérer ainsi s'il appartient au passé au présent ou au futur. Le modèle de la ligne est fortement
orienté et ne prévoit pas de retour ce qui rend la localisation (passé, présent, futur) évidente. A ce sujet voir N. Grimaldi .
Ontologie du Temps, Paris, PUF, 1993.
55
56
E. T. Hall, M. Reed Hall, Les différences cachées, Stern, 1982
57
G. Pronovost, Sociologie du Temps, De Boeck Université, 1996.
58
R. Sue, op cit. Les citations suivantes à propos des temps dominants sont du même auteur.
85
sociologiques ou historiques. Un temps social peut-être considéré comme dominant si ces grandes
catégories sont produites et sont l'émanation de ce temps social.
Par exemple, la position de l'individu dans les sociétés primitives est largement dépendante de la
place qu'il occupe dans l'ordre sacré, issu du rapport à la divinité. La hiérarchie féodale ou monarchique
est le produit d'une division sociale, légitimée par la volonté divine (monarchie de droit divin).
- Le quatrième critère : le mode de production dominant.
"Un temps social peut être considéré comme dominant (selon ce critère) si le mode de production
considéré comme dominant par une société s'effectue à l'intérieur de ce temps social particulier".
Chaque société, de manière plus ou moins explicite, définit un domaine qui lui semble en luimême particulièrement producteur. Exemple : la production de valeurs sacrées dans les sociétés
primitives, le travail dans les sociétés modernes.
- 5 ème critère : la représentation sociale.
Pour qu'un temps social soit dominant, il faut simplement ici qu'il soit reconnu comme tel.
Il serait possible de discuter longuement du statut de ces critères. L'auteur argumente d 'ailleurs
chacun de ces points en effectuant des mises au point nécessaires. Une des premières questions qui se
pose naturellement est de savoir si l'ensemble de ces caractéristiques doit être réuni pour manifester
l'existence d'un temps dominant. Nous nous bornerons pour l'instant à utiliser ces critères pour observer
comment le temps industriel a été, jusqu'à une période récente un temps nettement dominant.
En regard de ces cinq critères, le temps industriel qui met en exergue une activité dominante : le
travail, apparaît bien comme un temps dominant. En rapport avec le critère de durée, le travail vers le
milieu du XIXe siècle occupe la quasi-totalité du temps de vie. On commence à travailler vers l'âge de
10 ans, on effectue des journées de 15 heures de travail, sans vacances ni retraite.
De la même façon, les valeurs liées au travail structurent l'ensemble du système des valeurs
sociales. Il est bien à la base de la partition de la société en classes sociales ou en catégories
socioprofessionnelles qui marquent la position occupée dans la division du travail. Il constitue bien le
mode de production dominant, la notion de production économique se confondant d'ailleurs
parfaitement avec la seule production due au travail. D'autre part, il donne bien lieu, du moins jusqu'à
une époque récente, à un consensus social reconnaissant le temps de travail comme un temps
fondamental dont découlent tous les autres temps.
Ce temps que l'on peut donc reconnaître comme dominant, que l'on peut appeler temps industriel
ou moderne, centré sur une activité principale qui est le travail, et qui présente les caractéristiques
temporelles que nous avons décrites précédemment peut donc bien être considéré comme un temps qui
domine la modernité.
À partir de ces critères, R. Sue va montrer que le temps de travail n'est plus aujourd’hui un
temps dominant.
Il développe cette idée autour des cinq critères que nous avons déjà mentionnés. Sans reprendre
en détail son argumentation, auquel nous vous renvoyons, évoquons-les brièvement.
Selon le critère purement quantitatif de la longueur de temps, le temps de travail est devenu un
temps quasiment marginal dans le cycle de vie. Des chiffres globaux permettent de mesurer cette
marginalisation progressive59 qui ne s'explique pas que par un effet de rallongement du cycle de vie.
Dans la dernière décennie, plusieurs phénomènes concourent à produire ce résultat : rallongement de la
durée des études et croissance du temps de formation professionnelle, réduction légale du temps de
travail, augmentation forte du chômage, développement des préretraites et de formes atypiques du
travail (temps partiel, travail intérimaire).
Outre les chiffres déjà mentionnés montrant le déclin de la durée du travail depuis un siècle, un individu "moyen" passait
18% de sa vie éveillée au travail en 1980, en 1990 il n'en passe plus que 14%. Le temps de travail pour une journée moyenne
en 1986, réparti sur la population âgée de 15 ans et plus, est de 2h31'
59
86
88
Le deuxième critère, celui de la valeur dominante accordée au travail par le corps social
révèle une crise tout aussi forte bien que plus difficile à évaluer. Les aspirations des français font
apparaître de manière assez constante depuis une quinzaine d'années des représentations du travail qui
envisagent celui-ci davantage comme un moyen que comme une valeur en soi. Ce déplacement vers une
valeur instrumentale du travail est accompagné de reconnaissance de valeurs qui tournent autour de la
vie privée : essentiellement du "désir de réalisation de soi" et "de la vie de famille".
Le troisième critère, celui de la stratification sociale, fait apparaître que l'explication de la
société à partir de sa partition en classes sociales, saisies principalement à partir des catégories
socioprofessionnelles, ne présente plus aujourd'hui la même pertinence. Des auteurs ont même pu
penser, vers la fin des années 90, que l’on assistait à un certain "brouillage des classes" 60 dans une
société qui comporte de plus en plus "d'inactifs" dans la catégorie correspondante des CSP de l’INSEE,
avec simultanément une réduction des écarts sociaux et l'apparition d'une ligne de clivage différente
entre travail et non travail. On sait aujourd’hui que, les écarts sociaux ne se réduisent pas, mais que les
lignes de partage des classes sociales sont en recomposition.
Cette perte du pouvoir explicatif des classes sociales (telles en tout cas qu’on les connaissait
jusqu’alors), se manifeste pour l’auteur de plusieurs manières. Le sentiment "d'uniformisation" produit
par une "culture de masse" cache en fait de nouvelles différenciations se produisant indépendamment de
l'appartenance de classe, et les pratiques atypiques se multiplient, effaçant hors travail l'ordre pyramidal
à l'œuvre dans la sphère du travail. Ensuite, les classes sociales constituent désormais moins un principe
explicatif majeur qu'une variable parmi d'autres, souvent moins pertinente que l'âge, le niveau de
formation, la taille de l'agglomération… On a pu voir alors se constituer une multitude de classements
des activités sociales, prenant la forme de multiples typologies (les "genres de vie" de S. Juan, et les
"socio-styles" de B. Cathélat en sont des exemples) qui manifestent moins une "atomisation" de la
société qu'une diversification, une instabilité et une certaine imprévisibilité des groupes sociaux.
Le quatrième critère concerne le mode de production dominant. Ce critère dont l'assise est
économique examine si le mode de production dominant des sociétés industrielles se réalise encore
durant le temps de travail. Or, là encore, R. Sue développe à partir de faits une série d'arguments qui
montrent que ce n'est plus le cas. Nous nous bornerons à les lister tout en renvoyant à l'ouvrage pour
leur détail :
- la productivité du travail est traditionnellement évaluée selon deux paramètres : le temps de
travail et le niveau de technicité de ce travail.
Or, dans la production moderne, l'essentiel de cette évaluation s'est vu déplacé du premier vers le
second, déplaçant par la même la nature quantitative de cette évaluation vers le qualitatif.
- la part de productivité tirée du capital s'est considérablement accrue alors que celle qui est
issue du travail est en régression. A ce titre, le travail devient de plus en plus un lieu de redistribution
des richesses tout autant, sinon plus, qu'un lieu de réelle production.
- à côté d'une économie formelle plus aisément mesurée (notamment par le PNB) s'est
développée une économie informelle plus ou moins difficilement quantifiable. Cette économie
informelle doit prendre en compte des éléments aussi divers qu'une économie domestique, une
autoproduction individuelle qui peut prendre la forme d'un bricolage "à grande échelle", une
autoproduction collective qui va du simple échange de service à la participation bénévole à des
associations dont le développement est un des phénomènes marquants de cette fin de siècle, et enfin une
économie souterraine constituée par le travail au noir. Au total, avec l'augmentation de la durée du
temps libéré, l'ensemble de ces productions informelles, qui ne se déroulent pas dans le cadre strict de la
sphère professionnelle, finit par concurrencer le montant des productions de l'économie formelle.
Si, au regard de ces quatre critères, le travail n'apparaît désormais donc plus comme un temps
dominant, le cinquième critère, celui de la représentation sociale laisse transparaître un décalage.
Comme l'indique l'auteur, "les valeurs du travail sont toujours représentées comme dominantes dans le
P. Bouffartigue, Le brouillage des classes, in J-P. Durand et F.-X Merrien (éd), Sortie de siècle, la France en mutations,
Paris, Vigot, 1991.
60
87
89
discours social alors qu'elles ne le sont plus dans la représentation collective dont l'ethos se fonde de
plus en plus sur des investissements hors travail".
R. Sue voit là une explication majeure de la crise des représentations et partant, de la crise tout
court : nous avons déjà basculé dans un autre temps dominant, qui n'est plus le temps de travail, mais
d'une certaine façon, nous ne nous en sommes pas encore rendus compte. Il suffit par exemple d'écouter
le discours des politiques, centrés sur le travail et sur l'économie, alors que ces derniers ne sont plus le
lieu où la société de cette fin de siècle se produit réellement. Il y a donc un décalage entre la réalité des
temps sociaux et leur appréhension par ceux-là mêmes à qui ils sont donnés à vivre.
Une question est alors inévitable, quel est donc ce nouveau temps dominant dont l'auteur
enregistre l'émergence et qui vient supplanter le temps de travail ? Il s'agit tout « naturellement » de ce
qu'il appelle le "temps libéré". Il faut entendre ici non pas un temps parfaitement libre, exempt de toute
contrainte, mais tout simplement un temps libéré de la contrainte majeure que constitue le travail. En
termes de durée, ce temps est devenu quantitativement un temps dominant. En termes de valeurs, il est
devenu le cadre dans lequel se produisent de nouvelles et majeures aspirations tournant autour de la vie
privée et de la réalisation de soi. En termes de stratification sociale, le temps libéré est devenu "l'espace
essentiel de production des différenciations sociales, de la constitution de groupes et de strates sociales,
de l'identité psychosociale"61. En terme de production, il est le support de multiples temps de
productions informelles, dont l'addition finit par concurrencer, voire excéder, les produits d'une
économie classique. En fait, ce temps est donc également appelé à remplacer, dans les représentations,
les rationalités industrielles d'une société désormais en retard sur son propre temps.
Cependant, l’auteur, en est conscient par la suite, cet argument pose problème. Ce temps «
libéré » reste encore dans l’argumentation trop inféodé au temps de travail dans la mesure où il se
définit négativement par rapport à lui. Quelle cohérence peut avoir un temps qui est le support de
pratiques aussi hétérogènes que les loisirs, le travail domestiques, les rencontres amicales ou
amoureuses, les relations familiales etc… ?
Dans des articles ultérieurs 62, l’auteur reconnaîtra cette faiblesse dans son argumentation et
reconnaîtra plutôt à un secteur qu’il appellera quaternaire : celui de l’utilité sociale et de l’engagement
associatif un pouvoir de structuration temporelle.
Il est également possible de se demander si la notion de temps dominant elle -même, ne va pas
disparaître avec la perte de la centralité du travail c'est à dire d’une activité unique dans nos activités
sociales et si ce n’est pas précisément la pluralité des temps qui va constituer en soi le principe
fondamental de nos sociétés actuelles. Par ailleurs, la démarche de l’auteur le pousse plus loin dans son
ouvrage à envisager des options pour pallier les risques que pourraient faire courir aux individus la perte
de la centralité du travail. Il examine par exemple l’opportunité de recourir au « revenu minimum
d’existence».
2. Les débats sur la centralité du temps de travail.
Depuis un demi-siècle au moins, le travail a considérablement évolué : réduction de la durée
annuelle, puis de la durée hebdomadaire, arrivée massive des femmes sur le marché de l’emploi,
prédominance des emplois de service dans les pays industrialisés, essor du temps partiel, de l’intérim.
Les mutations du travail aujourd’hui nourrissent le débat sociologique : en résumé deux positions
s’affrontent : pour les uns, cette évolution devrait dé boucher sur l’émergence de nouveaux emplois
(parmi eux R. Castel, D. Schnapper), pour les autres (D. Meda entre autres), il faut reconsidérer la place
du travail dans la société comme dans l’existence humaine.
61
R. Sue, op. cit.
R. Sue, Entre travail et temps libre, l’émergence d’un secteur quaternaire, Cahiers internationaux de sociologie, Vol. 99,
1995.
62
88
90
Pour chacune de ces positions les arguments sont à deux niveaux : un niveau diagnostique analytique le travail est ou n’est plus central dans les faits et un niveau prescriptif - idéologique: le
travail doit rester central ou ne doit pas rester central :
1ere position. Elle est tenue par R. Castel, D. Schnapper, C. Dubar (avec des nuances dans les
positions) : pour eux, cette évolution devrait déboucher sur l’émergence de nouveaux emplois, et se
centre davantage sur le travail salarié. On reconnaît un effritement de la société salariale : le type de
société se maintient mais que son système de régulation se fragilise d’où l’apparition de nouveaux
risques qui rendent le rapport au travail aléatoire. Précarisation de l’emploi.
Appui de la démonstration.
La proportion des salariés reste stable et est la même (86 %) que dans le milieu des années 70.
Cette importance du travail salarié ne semble pas menacée et constitue le cœur du travail.
Les situations de surtravail semblent se multiplier (multiplication des heures supplémentaires)
L’investissement dans le travail : une mobilisation plus grande est demandée aux travailleurs,
souvent sous la forme d’une disponibilité constante et à la limite parfois, une conversion totale aux
valeurs de l’entreprise. L’angoisse de perdre son travail montre que le travail comme valeur ne faiblit
pas.
Le difficile vécu du chômage montre que l’importance du travail n’est jamais aussi sensible que
quand il manque.
Dimension idéologique (fort peu sociologique) : Il ne faut pas penser la fin du travail parce que
ce serait démobilisateur et l’on risque d’en perdre le contrôle du travail comme régulateur social et de
laisser ce pouvoir de contrôle aux marchés financiers.
Le travail reste le seul garant de la cohésion sociale.
2eme position (J. Rifkin, R. Sue, A. Gorz, D. Meda): On est sorti d’une situation de plein
emploi.
Soit le travail va disparaître : position extrême de Rifkin, la révolution de l’informatique entraîne
une destruction massive et irréversible des emplois. La solution est dans le développement d’un tiers
secteur ni état, ni secteur privé (activités pédagogique ; caritatives ; bénévolat, coopération,
associations).
Soit en tout cas il va perdre sa capacité à fédérer l’ensemble des activités sociales. Il faut
reconsidérer la place du travail dans la société comme dans l’existence humaine. Le travail a perdu son
caractère dominant, sa centralité dans la vie sociale. Il faut en prendre acte. On a déjà donné les
arguments de R. Sue dans ce débat, viennent s’en rajouter d’autres.
Constatons d’abord que le travail (étymologie : le tripalium, un instrument de « torture »)
n’a pas toujours eu l’importance qu’il a aujourd’hui. Il y a eu des époques anciennes ou
plus récentes où il était socialement dévalorisé. Le travail dans l’antiquité grecque était
réservé aux esclaves.
Le marxisme, le christianisme, (protestantisme) l’humanisme ont uni leurs voix pour faire
du travail à la fois une essence de l’homme, facteur de production, un système de
distribution des revenus, des statuts sociaux et des protections. C'est à dire qu’il est devenu
un concept unifiant des réalités jusque là non classées ensemble.
- moyen de la richesse et de la production
- effort physique d’occupation au travail.
- au XIXeme, la manière quasi exclusive de transformer le monde et l’Humain lui-même.
- fin XIX : un système de distribution des revenus, des protections et des droits
89
91
C’était devenu le support quasi exclusif de lien social. La position dans le travail déterminait tout le
reste. En manquer impliquait la non participation à l’ensemble de la vie sociale.
La répartition de l’emploi reste très inégalitaire, notamment selon les tranches d’âge. Les jeunes et plus
de 50 ans en manquent alors que chez les autres on constate fréquemment des situations de sur-travail. Il
faut proposer une société qui rééquilibre les activités et qui remet le travail à sa juste place (celle d’une
activité sociale parmi d’autres). Il faut aussi le sécuriser.
Et les individus développeront leurs investissements dans les différentes sphères à la fois.
Quelles sont celles qui sont de nature à créer du lien social :
D Meda :
• le travail, c'est à dire la participation rémunérée à la production de biens et de services.
• L’activité politique (citoyenne) affaires publiques, décisions qui façonnent notre vie
quotidienne, amélioration des conditions de vie. Et participation à des associations qui
ont un statut d’intermédiaire entre l’état et l’individu (pour Sue).
• L’activité culturelle au sens large : valorisation non monétaire des capacités de chacun
• L’activité amicale, amoureuse, familiale.
• Les échanges non marchands.
c) Qu’est devenu le débat aujourd’hui ?
La reprise économique, la baisse du taux de chômage ont fait que le débat est largement retombé. Mais
c’est sans doute un peu rapide, et c’est sans doute confondre deux choses assez différentes :
• Une question économique : La croissance économique suffira t elle à donner de l’emploi pour
tous dans les années et décennies à venir ?
• Une question anthropologique, historique et sociologique. La nécessaire discussion sur ce que
doit être la place du travail est-il encore souhaitable que toute activité soit pensée sur le modèle
de l’activité professionnelle ?
Ce n’est pas parce que l’on est momentanément rassuré sur la non fin du travail qu’il faut arrêter
d’interroger le rôle que doit avoir le travail dans notre société.
Or, on assiste aujourd’hui à la fois affaiblissement de la tutelle du travail sur les autres temps
sociaux, et à une densification et intensification du travail
Ce questionnement sur la centralité du travail s’est donc transformé en celui-ci :
Comment s’articulent les temps sociaux (et pas seulement le travail) aujourd’hui ?
• On trouvera une réactualisation de ce débat, retombé depuis, dans Meda D., Notes pour en finir
vraiment avec la fin du travail, Revue du M.A.U.S.S., n°18, “ Travailler est-il bien naturel ”, 2eme
semestre 2001
IV. Evolution des temporalités sociales depuis la modernité.
Le processus de « modernisation » du temps, dont nous avons vu les caractéristiques et
quelques modalités d’apparition, comportait en germe ses propres transformations et déstabilisations.
1. Les transformations du temps de travail
Tout d’abord le travail comme contexte étalon va subir des mutations qui vont, selon les
auteurs, l’affaiblir ou non dans son principe tutélaire, mais qui vont en tout cas complexifier et modifier
90
92
ses modes d’articulation avec les autres contextes sociaux. Et, à plus long terme, avoir un impact sur la
définition même de ces contextes. Ces transformations sont désormais bien connues 63.
Ce sont
•
les modifications du contenu même du travail qui, après avoir vu le déclin de l’agriculture
supplanté par le la production industrielle de biens, perd désormais en matérialité, en
particulier avec le développement du secteur des services. Ce dernier voit évoluer
l’investissement subjectif du travailleur qui tend à rendre moins net le partage entre moment
de travail et moment de non travail, phénomène accentué encore par la déspécialisation des
tâches dans ce secteur qui tend par ailleurs vers l’extension des horaires de disponibilité des
services ;
•
les diverses réductions du temps de travail : réduction journalière, hebdomadaire, annuelle,
raccourcissement de la période d’activité professionnelle dans les biographies (formation,
retraite), multiplication des périodes chômées « libèrent » de la durée, ce qui va permettre
l’apparition de nouvelles activités ;
•
une flexibilisation accrue des horaires, une diversification des durées et de la géométrie des
temps de travail qui marquent la fin d’un standard des horaires de travail. En effet on assiste
aujourd’hui, à une plus grande diversité des modes d’organisation du temps de travail. En
apparence, il y a homogénéisation des durées de travail (les 35 heures) entre les divers
secteurs d’activités, mais en réalité, on observe une diversification grandissante des modes
d’organisation du temps de travail : grande flexibilité des horaires avec notamment
concentration de 10 heures de travail sur une même journée, ou éclatement des heures à
l’échelle d’une semaine par groupes de 3-4 heures, voire même (pour certains emplois plus
précaires) sur une même journée, compressions des pauses repas pour terminer les journées
plus tôt, horaires de nuit, travail le week-end, les jours fériés, les 3/8, horaires différents
d’une semaine à l’autre, ou selon certaines périodes de l’année, comptes épargne-temps,
développements du travail à temps partiel, du travail en intérim, des contrats à durées
déterminées, et également développement de diverses formes de congés spécialisés comme le
congé parental.. Tout cela va participer à une certaine forme de « désynchronisation » des
activités sociales qui rend nécessaire des ajustements dont nous verrons plus loin qu’ils sont
de plus en plus difficiles à réaliser à un niveau sociétal.
•
le développement de l’intérim et du temps partiel, de façon générale des formes de travail
qu’il est de plus en plus difficile de qualifier aujourd’hui « d’atypiques » tellement elles
tendent à proliférer ;
•
l’arrivée massive et croissante des femmes sur le marché du travail. Elle a de nombreux effets
qui demanderaient de longs développements. Rappelons simplement ici, en lien avec la
transformation des rôles dans le foyer, le caractère pionnier des femmes pour ce qui est de
nouveaux modes d’articulations entre la sphère privée et la sphère publique.64
Mais si l’on peut comprendre l’importance des transformations des temps professionnels dans
l’ensemble des temporalités sociales, auxquelles il faudrait rajouter le poids des transformations des
jeux économiques mondialisés, on ne peut limiter les transformations des temporalités modernes à ce
secteur de la vie sociale.
• Il faudrait signaler bien sûr le rôle des Technologies de l’information et de la communication
qui, à partir de régimes temporels tels que le temps réel et la permanence, fonctionnent bel et
bien comme des opérateurs de changement d’échelle : de masse (de l’individu au collectif ou
inversement), de durée (en modifiant les jeux entre différé et instantanéité), mais également de
contexte en encourageant la transgression des limites associées habituellement à tel ou tel
63
Par exemple : Boulin J-Y, Dommergues P., Godard, La nouvelle aire du temps, éditions de l’Aube, DATAR, 2002
Mercure D., L’étude des temporalités sociales chez les femmes : une remise en question des catégories usuelles d’analyse, in
Les temps sociaux, De Boeck Université, 1988
64
91
93
contexte. Ainsi, l’ordinateur personnel et le téléphone mobile rendent moins nets les partages
entre temps de travail et temps de loisir, temps privé et temps public.
2. La complexification des temps sociaux
Il faut également voir que depuis la deuxième moitié du XIXème siècle on a assisté à
l’apparition progressive de nouveaux blocs de temps qui débordent le simple temps de repos perçu
jusque-là comme un temps de récupération de la force de travail.
• Le temps des loisirs voit se multiplier les activités quotidiennes, et l’apparition d’un « temps libre »
qui fonctionne à la fois comme potentialité ouverte (tout au moins partiellement) et comme valeur
en émergence.
• Un « tiers secteur » apparaît et se renforce : l’activité associative prend l’importance d’une véritable
institution qui constitue une médiation de plus en plus indispensable entre le politique et le citoyen.
Le travail bénévole représenterait en France, au début des années 2000, l’équivalent de 1 100 000
emplois à temps plein soit près de 5% des emplois rémunérés. En augmentation constante jusqu’en
2008 (16 millions), puis on assiste à une stabilisation qui montre que a tendance se pérennise.
• L’accélération généralisée65 : lire absolument à ce sujet l’interview de Harmut Rosa dans le
Monde Magazine66. Soyez particulièrement attentifs à la crise de la transmission signalée par
l’auteur en fin d’article.
Toutes ses mutations, qu’elle concernent le travail lui-même ou les autres temps sociaux, voient
donc s’amplifier un triple mouvement de fluidification des frontières temporelles, de multiplication et
d’éclatement des temporalités, et de « désynchronisation » des activités sociales.
Ce triple mouvement peut se résumer en une individualisation des parcours temporels dans la
mesure où le temps de l’individu et le temps de la société dans son ensemble ne sont plus reliés de
manière aussi nette. S’il existe un rythme collectif macrosociologique il n’est plus aussi aisément
perceptible, si ce n’est peut-être dans la « grande messe » du 20 heures (elle aussi menacée depuis peu
de flexibilité), les rythmes des marchés, le maintien de la rigidité des horaires scolaires ou dans la
persistance même des technologies sociales du temps (dimension 1 de la définition posée plus haut : tout
le monde a intégré les codes horaires) et de leurs prescriptions d’emploi (même si les individus ont
évidemment leur propre manière de se les réapproprier.
Ce relâchement, ou tout au moins, cette complexification du lien entre les temporalités de
l’individu et les temporalités collectives globales, l’affaiblissement du caractère normatif de ces mêmes
temporalités globales génère un double point d’achoppement : comment s’effectue désormais
l’articulation de temporalités sociales si hétérogènes, si éclatées, et qui supporte la charge de cette tâche
?
La première partie de la question déplace l’intérêt d’une investigation sur des contextes
prédéfinis vers une articulation de ces contextes, voire, une évolution des contours et une re -définition
de ces contextes.
A l’échelle urbaine, les « bureaux des temps » nés en Italie à travers une loi (la loi Turco) prise à
l’initiative des féministes italiennes) sont une tentative institutionnalisée de réponse, à un niveau mésosociologique, à la dérégulation des temps sociaux, tentative qui consiste à étudier et à harmoniser les
besoins de services (les heures d’ouvertures des services publics, des crèches, les horaires des
déplacements et des transports en commun…). Les bureaux des temps restent cependant des réponses
ponctuelles et locales à une désynchronisation globale, mesures concrètes dépendantes (en France et
pour l’instant) d’épisodiques volontés politiques.
Alors que, dans un contexte d’éclatement, de multiplicité et de flexibilité des temps sociaux, le
premier niveau d’harmonisation semble s’être déplacé des grands collectifs à un niveau plus nettement
Hartmut Rosa, Accélération ; une critique sociale du temps, La découverte, 2005.
Disponible ici : http://www.lemonde.fr/societe/article_interactif/2010/08/29/le-monde-magazine-au-secours-tout-vatrop-vite_1403234_3224.html
65
66
92
94
microsociologique. C'est l’acteur social lui-même qui a en première instance la charge de l’articulation
de ses temporalités. Il doit lui-même désormais « bricoler » c'est-à-dire travailler à cette mise en
cohérence de temps d’activités de natures très diverses, aux degrés de contraintes variables, et selon des
ressources fluctuantes.
On peut comprendre alors que l’enjeu est d’autant plus fort de voir comment l’individu s’y
prend pour construire une cohérence dans des emplois du temps si potentiellement variables et éclatés.
Et comment il constitue ainsi ce que W. Grossin appelle son « équation temporelle personnelle »67.
V. Quelle individualisation des temps sociaux ?
1. Une question de méthode : les budgets-temps et leurs limites ; les cahiers-temps
A. Les budgets-temps
Traditionnellement les enquêtes sur les temps sociaux se sont centrées sur des techniques
quantitatives de comptage de durées passées à des activités supposées repérables. L’enquête de l’INSEE
parue en 1999 est assez typique d’une démarche quantitative de mesure du temps des activités: les
budgets-temps. Ce n’est sans doute pas un hasard si cette méthodologie s’est développée dans l’URSS
des années 20 avec l’étude pionnière de S.G. Strumilin. De fait, trois préoccupations ont mené à la mise
en place des premiers travaux soviétiques sur les budgets-temps :
« I) une préoccupation pour les conditions et les niveaux de vie de la population ouvrière,
2) l'organisation et la gestion du travail, et
3) les questions de la « révolution culturelle », c'est-à-dire l'élévation du niveau de compétence
technique, d'éducation et d'intérêts culturels d'une population largement encore analphabète ». 68
De façon générale les enquêtes de budget-temps cherchent une mesure et une description la plus
précise possible de l’utilisation effective du temps, sur une période qui est généralement de l’ordre de la
journée. En principe, il s’agit de confier à un enquêté un carnet sur lequel il doit noter ses activités de
quart d’heure en quart d’heure (10 mn pour la dernière enquête de l’INSEE), souvent pour les 7 jours
qui suivent et qui ont été prédéterminés. Les durées énoncées sont alors additionnées, compilées et
ventilées en fonction d’une nomenclature précise des activités, puis mise en relation statistiques avec
des variables sociologiques.
Cette méthodologie est loin de faire l’unanimité chez les sociologues des temps sociaux tant elle
paraît naturaliser et projeter un modèle moderne du temps. Les BT encourent un certain nombre de
critiques69 qui ne se limitent pas nécessairement aux critiques traditionnellement adressées à toute
démarche quantitative par rapport à une démarche qualitative.
La priorité donnée à la mesure sur le sens, reproche classique fait à une sociologie quantitative,
prend ici une dimension particulière. La méthode présuppose une hiérarchisation principale des activités
selon leurs durées, activités envisagées non en elles-mêmes mais, de manière très « moderne », comme
commensurables à partir d’un équivalent généralisé, posé comme entrée première dans le carnet.
De ce point de vue, le dispositif d’enquête demande à l’acteur lui-même, une mesure d’une
précision peut-être étrangère à son univers et donc vraisemblablement inégalement fiable.
Le dispositif peut également le conduire à ignorer des activités de faible durée qui, pour autant,
n’en sont peut-être pas moins signifiantes pour lui.
Par ailleurs, la nomenclature utilisée fait apparaître un pré-découpage des activités dont les
frontières sont supposées préétablies, nettes et généralisables à tous les enquêtés. Or, de plus en plus
67
Grossin W, Pour une science des temps, introduction à l’écologie temporelle, Octarès Editions, Toulouse, 1996
68
Jiri Zuzanek, Work and leisure in the soviet Union : a time-budget analysis, New York, Praeger, 1980, p. 8
Nous nous inspirerons essentiellement ici de la critique de W. Grossin, Limites insuffisances et artifices des études de budg etstemps, Temporalistes, n°39, Mars 1999.
69
93
95
d’études sur les temps sociaux insistent précisément sur le brouillage des sphères d’activités. Les acteurs
eux-mêmes ne s’entendent sur les découpages des activités que de façons très inégales.
Puis, les BT peinent à rendre compte des chevauchements d’activités, les séquences d’activités
réalisées par les acteurs se révèlent très souvent beaucoup plus complexes et laissent apparaître des
ramifications d’activités, des inversions soudaines entre les caractères principal et secondaire, des tâches
de fond durables qu’interrompent momentanément ou viennent redoubler des tâches plus ponctuelles.
Ainsi, le temps que me prend le trajet en voiture qui me sépare de l’université est un temps de
transport et serait répertorié comme tel par une étude BT. L’écoute simultanée de musique sur mon
autoradio peut constituer une activité « secondaire» (discutable, déjà, selon la qualité de l’attention
que j’investis dans la musique !). Mais le trajet peut également me permettre éventuellement (mais
pas systématiquement) de repenser à mon cours, de décider d’y faire quelques changements de
dernière minute, et peut-être la pièce musicale va-t-elle laisser place à une émission qui va me
reconnecter à mes recherches actuelles, d’ailleurs pas étrangères au contenu de mes cours, et me
permettre ainsi - pourquoi pas - une avancée significative (et à cet instant, il ne saurait être question
pour moi ni de travail, ni de loisir). Tout ceci pourra être entrecoupé d’indispensables
récapitulations des questions à poser au secrétariat du département, de projets sur un repas entre
amis etc., et tout cela, peut-être, au cours du même trajet. Comment remplir alors fidèlement un
carnet Insee, d’autant plus que cette activité réflexive s’inscrit, lors du transport, dans un temps un
peu flottant, difficile (et est-ce bien utile ?) à évaluer en minutes.
Pour résumer, toutes ces caractéristiques des BT présupposent la projection méthodologique d’un
unique modèle temporel linéaire, quantitatif et cloisonné. Bref, un modèle de temps industriel taylorisé
qui n’est plus, ou n’a jamais été, confondu avec le temps vécu réellement par les acteurs.
La méthode des BT se trouve restreinte par la définition unidimensionnelle qu’elle donne de
l’activité (sa durée) et ne peut donc être à proprement parler un outil d’observation non seulement du
sens accordé aux activités (critique classique des méthodologies quantitatives) mais également des
pratiques elles-mêmes.
B. Une approche qualitative des temporalités : cahiers-temps et chronostyles
Ce que nous avons dit sur le rapport individuel actuel au temps semble rendre nécessaire, pour
comprendre les emplois du temps aujourd’hui, le recours à une méthode plus compréhensive et
donc plus qualitative. La méthode des cahiers-temps, proposée en TD aux étudiant-e-s inscrits en
contrôle continu (l’exercice est joint en annexe), a été utilisée (J-P Rouch, A. Luc, E. Robin) dans
une étude sur le passage à temps partiel et ses réorganisations temporelles70.
Pour permettre de recueillir ces matériaux, la méthode des cahiers-temps se constitue en deux
phases, séquentiellement distinctes mais étroitement interdépendantes.
1ère phase : les cahiers d’emploi du temps
Cette technique permet de réintroduire de l’observation là où elle est rendue, par nature,
impossible ou difficile car la présence de l’observateur en fausserait par définition les données. Ici,
l’enquêté est son propre observateur, et tient une sorte de journal de bord dont la forme est à mi-chemin
entre les carnets d’emplois du temps employés pour les budgets-temps et un journal intime.
L’entrée privilégiée est ici l’activité et non la durée.
Deux colonnes de la page de gauche servent à l’enquêté à noter ses activités (leur nature, un
descriptif si nécessaire, leur localisation et les personnes présentes), ce qui permet de prendre en compte la
possibilité d’en pratiquer plusieurs en simultané.
La méthode est décrite dans Rouch J-P, Une approche compréhensive des emplois du temps : cahiers-temps et
chronostyles, in G. de Terssac, J. Thoemmes (dirs) Les temporalités sociales : repères méthodologiques, Toulouse,
Octarès, 2006, pp 105-119
70
94
96
Deux autres colonnes sont utilisées pour la page de droite : l’une, de taille réduite, indique l’heure
de début et l’heure de fin. Il s’agit moins ici d’obtenir un décompte précis des durées que d’en avoir un
ordre d’idée, et également de percevoir s’il y a des accélérations ou des ralentissements dans les
séquences d’activités.
La dernière colonne, la plus large, est consacrée aux précisions que l’enquêté pourrait juger
nécessaire de donner et tout particulièrement aussi aux impressions ressenties lors de l’activité.
La tenue du carnet s’effectue sur une période d’environ une semaine, mais qui, lors d’une
première rencontre avec l’enquêté, est en fait fixée selon celle qui semble la mieux adaptée à ses
rythmes. On est attentif, non seulement à ce qu’écrit l’enquêté, mais également à la manière dont il est
tenté de se réapproprier le cahier, et éventuellement d’en modifier la présentation.
Page
droite
heure
début
heure
fin
du cahier)
cahier format « écolier »
(Page gauche du
Date : Mardi 20 février
Activité, lieux, personnes
présentes
autre(s) activité(s) simultanée(s)
lieux personnes
précisions sur les activités
impressions liées aux activités
Eveil + traîner au lit
Radio ; je pense un peu à ce que
j’ai à faire
9h30
10h30
Je ne peux pas faire ça tous les jours : aucun
sentiment de culpabilité et personne pour me parler
(suis pas toujours du matin). Du temps pour moi,
commencer comme ça c'est le luxe.
Café !
Toujours la radio, je fume une
cigarette
Je passe 2 coup de fils rapides
dans des administrations
10h30
10h45
10h45
12h15
Discussion avec les filles sur : le
monde, leur vie, leurs amours …
12h15
13h
Voilà un moment important de la journée ! une mise
en train, un vrai plaisir.
étant organisée, ce n’est pas vraiment contraignant.
Sauf les coups de fil administratifs, je m’attends
toujours à des prises de tête. Pas cette fois-ci.
Dehors : impression d’être en vacances
13h
13h15
Bonne espagnole : ménage et
préparation du repas
Repas avec les filles
Passage par la salle de bain
Départ pour le boulot
Je descends à pied à F.
13h15
Déplacement repas-boulot : prise en
charge des adultes(handicapés) sur
leur lieu de vie pour l’activité de
l’après-midi.
Puis centre-terrain
Je me mets en condition pour
l’après-midi
13h30
14h
pétanque seule avec eux
14h
16h30
Discussion avec les collègues
17h
17h
18h
17h
17h15
Je les ramène sur leur lieu de vie
Administratif : écriture de parcours
kilométrique de fiches d’activités
Retour chez moi, à pied
[…]
Ouf, cette fois-ci, c'est un peu speed. Mais j’avais
besoin de discuter avec les filles.
La marche est toujours un moment de réflexion,
d’organisation mentale
Pas le temps de discuter ou d’informer les différents
collègues éducateurs. Pourtant j’aimerais discuter un
peu de l’ambiance tendue au boulot en ce moment.
Attention permanente, obligation d’être dans une
humeur constante. Je sais que je vais rentrer vidée.
Silencieuse sur le trajet : vidée !
Enfin pu discuter. Petit désaccord sur les activités
proposées. Mais ça se règle sans conflit.
Pas le courage de passer à la gym ce soir.
Tableau 1. Un extrait de cahier-temps
2ème phase : l’entretien
Après récupération du carnet, sa lecture par l’enquêteur est suivie d’un long entretien qui va
prendre appui sur les déclarations faites dans le cahier, ce qui se rapproche autant que faire se peut
d’une remise en situation de l’enquêté.
Cela va d’abord permettre de faire commenter par celui-ci certains passages, d’éclaircir les
zones d’ombres éventuelles, les absences manifestes, ou les éventuelles contradictions.
Mais l’entretien va aussi faire produire un discours sur les activités et sur les liens que celles-ci
entretiennent avec un contexte spatialisé, temporalisé, incluant ou pas l’autre, discours alors
formalisé d’une autre manière que par écrit.
95
97
Enfin, l’entretien permettra d’explorer des dimensions que les carnets ne feraient pas apparaître
par définition (notamment des dimensions plus biographiques inégalement utiles selon les
recherches, ou des références à des périodes de temps plus longues ou plus lointaines) ou feraient
apparaître insuffisamment (les horizons temporels, les « chronopathies »…).
Ces cahiers-temps (et les entretiens qui les suivent) permettent d’approcher les rapports au
temps individuels en en restituant plusieurs aspects, et non plus seulement les durées. Les modes
d’organisation et d’enchaînement des activités, les repérages temporels, les hiérarchisations et
valorisations d’activités, les représentations du temps, les négociations avec autrui à propos de notre
propre emploi du temps sont autant de dimensions que le rapport au temps individuel va devoir
articuler.
2. L’individualisation des emplois du temps
En fait, un rapport aux temps est par définition vécu d’abord individuellement, et, à l’instar des
équations temporelles personnelles de W. Grossin (1996), il n’en existe vraisemblablement pas deux
d’identiques. Mais l’individu n’opère pas ces articulations d’activités à partir d’un temps radicalement
libre et disponible sans contrainte. Il doit composer avec autrui, avec des cadres temporels plus ou
moins fixes et contraignants, avec des outils de repérage et de mesure qui tendent à objectiver des
représentations du temps. Il doit « faire avec » un certain nombre de normes, que ces normes préexistent
ou qu’il les construise lui-même.
Son travail individuel de réappropriation peut être d’ailleurs plus ou moins important. Il peut
consister en un simple accommodement avec les contraintes collectives. Le « quart d’heure toulousain »
est un bon exemple de petit arrangement qui permet de faire excuser un retard et de le rendre
socialement acceptable, sous certaines conditions. Il est lui-même devenu une norme faible et non écrite
mais efficace dont on imagine bien qu’elle est apparue et s’est construite peu à peu, par la répétition et
la sédimentation et qui vient rendre acceptable un manquement relatif à une norme de ponctualité, plus
générale et contraignante. Mais le travail d’articulation nécessaire des activités peut largement dépasser
et même englober les simples jeux avec des normes collectives. Les individus se livrent par nécessité à
un travail de mise en cohérence des temps d’activités, méta-activité elle-même productrice de normes
individuelles et de dispositifs construits à partir des contraintes et des ressources temporelles
disponibles. L’emploi du temps individuel, sous-tendu par un « rapport aux temps » comme principe
explicatif, est le résultat de ce travail permanent, ou presque, de mise en cohérence par l’individu de ses
temps d’activités.
Le repérage de ce travail consiste pour le chercheur à observer les processus plus ou moins
conscients de l’acteur pour articuler les différentes dimensions de son rapport aux temps (Rouch, 2006).
Ces processus se manifestent par des mises en ordre (par exemple des mises en séquences d’activités) et
par l’énoncé des principes qui sous-tendent ces mises en ordre, par des justifications de pratiques, par
des hiérarchisations d’activités, par l’énoncé de stratégies (de réalisation ou au contraire d’évitement ou
de cantonnement des activités), par des mises en relations de représentations et de pratiques, par
l’exposé argumenté du recours à telle ou telle technologie de repérage, par la mise en évidence des
orientations temporelles, par les négociations menées avec autrui (les proches ou autres) pour rendre
acceptable une occupation, un retard, un partage des tâches , etc.
Le résultat de ces processus nous permet de schématiser un type de cohérence adopté par
l’enquêté qui peut, lui, être rapproché ou différencié des modèles de cohérence construits par d’autres
enquêtés : nous avons appelé ces modèles de cohérence des « chronostyles ».
À titre d’exemple, dans le volet « temps libéré et temps partiel » nous avons été amenés à
distinguer quatre chronostyles, c'est-à-dire en l’occurrence quatre modèles d’usage de la portion de
temps libéré par un passage à temps partiel. Nous n’en laisserons ici qu’un bref tableau synthétique
donné uniquement à titre indicatif.
Tableau : les chronostyles du temps libéré par le temps partiel.
Chronostyle
Principe de cohérence des temporalités
96
98
Recherche d’équilibre entre deux ordres dominants et équi-valents71
d’activités-repères : temps des enfants, temps de travail. Les autres
activités sont « sacrifiées ».
Temps
du
multi- Recherche d’un rééquilibrage et équi-valence d’un grand nombre
d’activités nettement cartographiées. Grande variabilité des activités
investissement
à l’intérieur de ce principe.
Temps pour soi
Redéfinition duelle par les individus de ce qu’est une activité dans
un emploi du temps :
- un ordre d’activités dominant et valorisé : le temps de
l’épanouissement de soi
- un ordre secondaire d’activités dévalorisées et reléguées si
possible aux marges de l’emploi du temps : les activités contraintes
Distinction et tension entre un temps de la subsistance (activité
Temps de la vocation
professionnelle) et un temps vocationnel (activité « principale »).
Temps de la parentalité
99
71
Au sens littéral de « même valeur ».
97
Conclusion
Si l’on devait reprendre une trame de ce cours qui se recentrerait sur la problématique centrale
de l’UE : la production et la reproduction de la société. Il serait possible de montrer qu’un des premiers
intérêts de l’étude des temporalités sociales est, en servant d’observatoire, de nous fournir un autre
éclairage des réalités sociales en mettant en évidence autrement des phénomènes sociaux. Mais les
temporalités sociales ont également elles-mêmes un rôle de reproduction et/ou manifestent certaines
formes de productions sociales.
Echelle macrosociale
Echelle microsociale
Reproduction
Permanence et stabilité d’un
ordre social global.
Production
- Capacité des individus à
Evolution des sociétés :
passage d’un ordre temporel garder une marge de jeu,
avec les normes et les lois de
à un autre
reproduction
sociale :
Ex. passage du temps de
résistances diverses, retards,
l’église au temps des
négociations sur les horaires
marchands, ou mise en place
d’un standard universel - Capacité des individus à
GMT
construire des normes et des
dispositifs sociaux
(Individus pris seulement
comme exemples d’agents
Description de structures agis par les phénomènes de
reproductions)
sociétales de temps sociaux :
ex. temps traditionnel, temps Individu dé-temporalisé ou
aux
normes
moderne, temps de l’église … soumis
temporelles de la société ou
Attention
portée
aux
du groupe : ex. l’ouvrier de
socialisations au
temps
la révolution industrielle
(habitus temporel)
le
« quart
d’heure
toulousain »
et,
moins
ponctuellement, le « travail »
réalisé aujourd’hui par les
individus pour articuler leurs
temporalités
Voici un tableau qui tente de reprendre les exemples abordés dans le cours et les resitue par rapport aux questions de
production et de reproduction, en fonction de l’échelle d’analyse concernée.
A une échelle macrosociologique, nous avons vu que toute société met en place des
prescriptions, des pratiques, des technologies sociales du temps et des conceptions du temps qui
contribuent à travers l’orientation des activités, au cadrage sociétal, au maintien d’un certain ordre
social, à certaines formes de synchronisation, tout cela participant à assurer une reproduction de la
société.
Mais nous avons vu également que néanmoins, cet ordre social du temps n’est pas immuable.
L’exemple du passage d’un temps de l’église à un temps des marchands montre bien comment une
société peut voir se modifier, à une échelle macrosociale, la nature et l’intensité de son cadrage
temporel.
Mais la production sociale est aussi à l’œuvre à un autre niveau, plus microsocial, de l’échelle
des masses. On a vu que l’individu lui-même a une capacité de jeu avec les normes temporelles qu’il a
99
101
pourtant incorporées, en négociant un retard à un rendez-vous, par exemple. Il a même, assez souvent,
une capacité à co-produire lui-même les principes qui sous-tendront son emploi du temps et qui répétés,
pourront éventuellement s’institutionnaliser : pensons ici à l’exemple du « quart d’heure toulousain »,
qui, par la répétition, a fini par acquérir une certaine valeur normative. Mais il est possible que,
aujourd’hui, cette capacité soit devenue une nécessité. Le maillage temporel sociétal, à la suite d’une
longue et profonde évolution des temps sociaux, semble être devenu plus lâche, le cadrage temporel
global de nos sociétés moins évident. C'est vraisemblablement du côté des acteurs sociaux individuels
qu’il faut aujourd’hui observer les agencements et les principes qui structurent les emplois du temps.
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