L`évolution observable - Plateforme pédagogique du Muséum

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DOSSIER
L’évolution observable
2
L’évolution
observable
Hervé Tostivint
Professeur au Muséum
national d’Histoire naturelle,
biologiste, spécialiste
de l’évolution des familles
multigéniques
Les forces évolutives agissent en
permanence. Si leurs effets sont
surtout visibles à très long terme
(des milliers voire des millions
d’années), ceux-ci sont malgré tout
perceptibles à l’échelle d’une vie
humaine.
Gènes impliqués dans la résistance aux insecticides du moustique Cu
D C
Professeur
L’ÉVOLUTION
OBSERVABLE
Dans les conditions normales, le gène* 1 (en rouge) code pour une
protéine qui est une cible directe des insecticides organophosphorés
(OP). Les OP inhibent le fonctionnement de cette protéine et, de ce
fait, abolissent la circulation des informations nerveuses, ce qui est
létal pour le moustique. Chez les moustiques résistants mutés sur ce
gène, la mutation a pour effet une diminution de l’affinité des OP pour
la protéine, qui n’est alors plus inhibée.
Le gène 2 (en bleu) a une tout autre fonction puisqu’il code pour une
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Gène 2 « normal »
Gène 1 « normal »
Gène 2 muté
(surexprimé)
Gène 1 muté
(non fonctionnel)
Gène 2
(amplifié, jusqu’à vingt fois, par duplications successives)
u moustique Culex pipiens (© N. Rahola/IRD)
D C
Élève
enzyme spécialisée dans la dégradation de certains
groupements chimiques constitutifs des OP. Chez les
moustiques résistants, les mutations de ce gène ont toutes
pour conséquence une hyperproduction de l’enzyme, soit
par surexpression du gène « normal », soit par multiplication du nombre des copies de ce gène.
De cette hyperproduction résulte une diminution de
l’efficacité des OP n
L’exposition des moustiques aux
insecticides organophosphorés
sélectionne les individus
possédant des gènes qui les
rendent insensibles à leur action
ou qui renforcent leur capacité
à les neutraliser n
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DOSSIER
L’évolution observable
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L’
évolution biologique est un
processus difficile à percevoir, car
les changements auxquels elle
conduit se manifestent en général très lentement. Ceux-ci prennent donc toute leur
ampleur sur des périodes dépassant largement
les échelles habituelles de l’observation
humaine. Cette difficulté est certainement la
source majeure du scepticisme qui s’exprime à
son égard. Pour autant, affirmer que l’évolution
n’est pas observable est une attitude qui n’est
plus défendable aujourd’hui.
MESURER L’AMPLEUR DE LA VARIATION
INTRASPÉCIFIQUE
Tous les individus d’une même espèce sont
similaires mais non identiques. Ils présentent
des variations, dont Darwin a été l’un des
tout premiers à percevoir l’importance. Ces
variations, qui se manifestent aussi bien au
niveau de la morphologie que des comportements, sont pour une part importante, bien
que non exclusive, inscrites dans le patrimoine
génétique. Elles résultent alors de mutations.
Les mutations sont l’expression la plus
manifeste de l’instabilité fondamentale du
matériel génétique. Ce sont des événements
certes rares, mais qui se produisent en permanence, de façon spontanée et totalement
imprévisible, tant du point de vue de leur
localisation que de leurs effets sur l’organisme.
La puissance des techniques actuelles de
séquençage de l’ADN rend possible l’analyse
du génome* entier d’une espèce. La com paraison du génome d’individus différents
devient donc envisageable. Les variations
interindividuelles que l’on peut ainsi mesurer
s’avèrent beaucoup plus importantes qu’on
ne l’imaginait. Elles ne touchent pas seu lement le détail de la structure des gènes,
mais aussi leur nombre, car les mutations ne
se limitent pas à modifier la séquence* des
gènes existants mais contribuent également
à en faire naître de nouveaux (voir zoom,
p. 12).
VOIR LES EFFETS DE LA SÉLECTION NATURELLE
L’évolution biologique se définit comme le
processus qui conduit les êtres vivants à
acquérir des caractéristiques nouvelles, génétiquement déterminées. Les mutations ne
représentent pas, à elles seules, ce processus,
même si elles en sont une composante
majeure. En effet, les mutations affectent
d’abord les individus, alors que c’est à l’échelle
des populations que se mesure l’évolution.
Les mutations ne sont à la base de traits
nouveaux, caractéristiques de l’espèce, que si
elles sont capables de se propager en son sein.
Leurs effets se conjuguent alors avec d’autres
mécanismes, comme la sélection naturelle,
révélée initialement par Darwin.
Divers exemples d’envahissement d’une
population par une mutation initialement
minoritaire sous l’action de la sélection
naturelle ont été rapportés. Parmi les mieux
documentés figurent les phénomènes de
résistance aux pesticides chez les plantes ou
les animaux. Ainsi, les tentatives d’éradication
des moustiques, partout où elles ont été
menées, et quels que soient les produits
utilisés, ont conduit à la multiplication de
formes résistantes, et cela en quelques années
seulement. Les études ont clairement montré
que les individus d’une population ne
deviennent pas résistants en « s’habituant »
individuellement au contact du pesticide. La
résistance, qui préexiste à la présence du
pesticide, n’est à l’origine le fait que de
quelques individus au sein de la population,
qui émergent spontanément par mutation.
En cas d’exposition au pesticide, ces individus
se reproduisent plus efficacement que les
autres (voire sont les seuls à pouvoir
continuer à le faire). C’est à cette occasion
qu’ils transmettent leur capacité de résistance
à leurs descendants et qu’ils deviennent
prépondérants dans la population. Ainsi, le
pesticide ne crée pas les individus résistants, il
les sélectionne.
Les techniques actuelles de la génétique
permettent de caractériser les gènes responsables de ces résistances. Elles sont précieuses
dans la mesure où elles permettent de mieux
en comprendre les bases moléculaires. Dans le
cas de la résistance des moustiques aux
insecticides organophosphorés, très commune
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matière végétale
autres
insectes
RÉGIME ALIMENTAIRE D’ORIGINE
matière végétale
matière végétale
autres
autres
insectes
insectes
RÉGIME ALIMENTAIRE D’ORIGINE
RÉGIME ALIMENTAIRE APRÈS TRENTE-TROIS ANS D’ ISOLEMENT
matière végétale
Transformations morphologiques et anatomiques chez le lézard Podarcis sicula (© A. Herrel/MNHN)
autres
D C
Les individus issus de spécimens introduits sur un
petit îlot de Croatie en 1971 sont aujourd’hui plus
insectes
grands, leurs pattes sont plus courtes et leur tête
plus longue que celle de l’espèce d’origine. Leur
contenu stomacal révèle par ailleurs qu’ils sont devenus en partie
herbivores (voir les graphiques), alors que l’espèce d’origine est
principalement insectivore. L’anatomie de leur tube digestif s’est
également profondément modifiée, en particulier par l’apparition de
structures totalement nouvelles, les valves cœcales, à la jonction de
l’intestin grêle et du gros intestin. Ces valvules sont des replis de
l’intestin qui provoquent un ralentissement du transit et permettent
ainsi une meilleure efficacité de la digestion des fibres végétales.
Elles
hébergent
ailleurs ANS
de D’
petits
vers nématodes qui semblent
RÉGIME
ALIMENTAIRE
APRÈSpar
TRENTE-TROIS
ISOLEMENT
également faciliter le processus de digestion n
Professeur
D C
Élève
Après leur introduction
sur un îlot de Croatie,
les lézards Podarcis
sicula, initialement
insectivores, sont
devenus herbivores
grâce à une modification
de leur intestin qui
leur permet de digérer
les fibres végétales n
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DOSSIER
L’évolution observable
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dans le Midi de la France, les études ont révélé
l’implication de gènes très différents les uns
des autres, et pour ces différents gènes, des
mutations de types également différents (voir
p. 9). Cet exemple montre bien comment
l’évolution « se nourrit » de la variation préexistante au sein d’une population et comment,
sous l’action de la sélection naturelle, elle
« peut » en tirer parti différemment selon les
circonstances.
VOIR LES ESPÈCES SE TRANSFORMER
Les exemples de résistance sont actuellement
parmi les plus représentatifs de l’importance
du couplage entre les mutations et la sélection
dans l’évolution d’une population naturelle.
Toutefois, il faut le reconnaître, ils ne sont pas
suffisamment spectaculaires pour frapper les
esprits, essentiellement parce qu’ils n’ont pas
de conséquences notables sur la forme des
organismes. De fait, les moustiques résistants
ne diffèrent pas morphologiquement des
moustiques sensibles. Or l’évolution est avant
tout perçue comme un processus capable
d’engendrer de la diversité morphologique.
L’un des exemples les plus marquants de
transformation d’une espèce est celui de
Podarcis sicula, un lézard vivant sur les bords
de la mer Adriatique. En 1971, des chercheurs
zoom
ont introduit quelques couples sur un petit
îlot situé au large de la Croatie, où cette
espèce n’était pas présente. Malheureusement,
peu de temps après, suite à des problèmes
de financement, l’expérience a dû être
interrompue et les lézards sont restés livrés à
eux-mêmes dans leur nouvel environnement.
Lorsqu’en 2004 une nouvelle mission a été
organisée sur place, les chercheurs ont
constaté que l’effectif de l’espèce introduite
s’était très fortement accru, atteignant plus
d’un millier d’individus. Mais leur découverte
la plus inattendue est venue de l’examen
approfondi des animaux : ils présentaient en
effet de nombreuses différences par rapport
à leur état initial, sur les plans tant morphologique et anatomique (en particulier au
niveau du tube digestif, avec l’apparition d’un
nouvel organe, les valves cœcales) que
comportemental (avec un changement radical
de régime alimentaire passant d’un mode
insectivore à herbivore ; voir p. 11). Cet exemple illustre de façon saisissante tout le
potentiel de variation dont peut disposer une
espèce et comment, en seulement trentetrois ans (soit autant de générations), il peut
s’exprimer par des transformations majeures
en réponse à une modification de l’environnement et aux nouvelles contraintes
qu’elle engendre (en l’occurrence, ici, un
espace plus restreint et la nécessité d’exploiter
de nouvelles ressources alimentaires). Bien
que l’origine génétique de ces transfor mations ne soit pas encore formellement
démontrée, celle-ci est très probable, car les
modifications anatomiques s’observent dès
SUR
La variation au sein du génome humain
L
a variation au sein du génome humain apparaît à deux niveaux. Le mieux connu est celui
des nucléotides. La variation se présente alors sous la forme de simples changements
de bases. Elle touche environ 0,3 % du génome. Les mutations qui en sont à l’origine
surviennent à une fréquence telle qu’à chaque génération un individu diffère de ses parents
par quelques centaines de paires de bases (pb) sur un total de trois milliards. Le second
niveau se situe à l’échelle de régions du génome dont la taille est en général supérieure à
1 000 pb. La variation porte non pas sur leur séquence mais sur le nombre de fois où elles
sont répétées. On estime qu’elle concerne 1 à 2 % du génome. N’oublions pas que l’essentiel
de la variation se produit en dehors des gènes puisque ceux-ci ne constituent que 1 %
du génome n
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Lézard Podarcis sicula
(© A. Herrel/MNHN)
l’éclosion des lézards, donc avant même qu’ils
ne soient confrontés au problème de la
recherche de nourriture.
VOIR DE NOUVELLES ESPÈCES APPARAÎTRE
La spéciation, c’est-à-dire la formation d’espèces
nouvelles, est l’une des manifestations majeures
de l’évolution. Le mécanisme de spéciation le
mieux compris aujourd’hui est la spéciation
allopatrique, qui se produit par fractionnement
d’une espèce-mère en plusieurs populations
puis divergence génétique entre ces dernières.
Longtemps, on a affirmé qu’un tel scénario
exigeait au minimum des milliers d’années
avant d’aboutir à l’isolement reproductif des
différentes populations et leur individualisation
définitive en espèces nouvelles. Des cas de
spéciation rapide conformes à ce mécanisme
ont pourtant été observés. Celui du moustique
du métro londonien, révélé il y a une dizaine
d’années, est particulièrement démonstratif.
Q
LEXIQUE
Gène
Segment d’ADN déterminant la synthèse
d’un ensemble de protéine(s) et/ou d'ARN(s)
fonctionnels.
Génome
Ensemble du patrimoine héréditaire d’un
organisme comprenant non seulement
les gènes, mais également toutes les séquences
intergéniques.
Séquence d'ADN
Enchaînement ordonné d’unités élémentaires
appelées nucléotides, comprenant un sucre,
un groupement phosphate et une base azotée
(adénine, cytosine, guanine ou thymine).
Dans les galeries de ce métro, on trouve des
moustiques en apparence semblables à ceux
qui vivent en surface. Ils présentent néanmoins
un certain nombre de caractéristiques différentes
qui peuvent être considérées comme autant
d’adaptations à ce milieu particulier, par exemple
sur le plan de leur comportement alimentaire (ils
piquent surtout des mammifères, en particulier
l’homme, alors que ceux de surface s’attaquent
préférentiellement aux oiseaux) ou celui de leur
cycle de vie (ils n’ont pas, contrairement aux
moustiques de surface, de période de vie ralentie
pendant la période hivernale). En dépit des
apparences, ces deux types de moustiques
forment deux espèces différentes, car quand
on tente de les croiser ils sont incapables de
produire la moindre descendance. Dans la
mesure où la construction du métro de Londres
n’a débuté qu’à la fin du XIXe siècle, il ne fait
aucun doute que l’espèce qui lui est désormais
inféodée n’a pu s’individualiser qu’après cette
date. Il est d’ailleurs intéressant de constater
que, d’une ligne de métro à l’autre, les populations de moustiques présentent également
des traits distinctifs, ce qui suggère qu’un
fractionnement de cette nouvelle espèce est
actuellement en cours.
Tous les exemples présentés dans cet article
montrent que les manifestations fondamentales
de l’évolution sont directement accessibles à
l’observation. La preuve est donc faite que des
forces évolutives comme la variation génétique
et la sélection naturelle sont à l’œuvre en
permanence et que leurs effets sur des durées
considérables peuvent raisonnablement expliquer l’ampleur de la biodiversité actuelle n
N
en savoir
PLUS
L’évolution observable
LIVRE
• Lecointre G., Guide critique de l’évolution,
Belin, 2009.
SITES INTERNET
• L’évolution en pratique
http://www.inra.fr/annee_darwin/inra_
magazine
• Un moustique résistant aux insecticides
http://www.erudit.org/revue/ms/2003/v19/
n12/007392ar.html
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