1 PROLOGUE Au XIXe siècle, le rayonnement qu'exerçait déjà Paris s'amplifie, elle devient le foyer européen, puis mondial de la culture. Hors Paris, point de salut. Elle connaît une période de croissance extraordinaire qui la conduit à devenir le centre de la recherche et du mécénat, tout désormais se joue dans la capitale. Cette émergence, va engendrer des bouleversements radicaux dans la conception de l'art. Des changements institutionnels majeurs, vont amener la chute de l'ancien système, le système académique, pour instaurer le nouveau, le système marchand-critique. Mais pourquoi ce déclin, pourquoi le Salon, l'Académie, institutions qui avaient fait leur preuve, symboles de l'art français, sont-elles remises en question ? Les causes sont multiples. En dépit du monopole qu'elle exerçait, l'Académie royale, à la fin du XVII° et pendant le XVIIIe siècle était un corps assez large et accueillant. Elle était organisée en plusieurs classes et catégories de membres :les peintres agrées, et les amateurs pour qui l'art était un passe-temps. Pour supprimer un peu l'hégémonie de cette institution, le roi en 1676 décida de fonder dans les provinces des académies artistiques, chapeautées par l'Académie royale parisienne. Elles fleurirent un peu partout. Dès 1786 on en comptait 33 qui s'étaient surtout développées au cours de la seconde moitié du XVIII° siècle. Mettant d'abord l'accent sur le rôle artisanal, et sur l'utilité pratique de la formation artistique, ces académies tendirent par la suite à adopter les doctrines intellectuelles de l'institution parisienne. De plus, les meilleurs élèves encouragés par les notables provinciaux et les conseils municipaux, partaient à l'Académie royale, qui conservait son prestige, et découvraient, une fois arrivés, une ville en plein essor, berceau des Arts. Ils espéraient donc tous y faire carrière, gagner le Prix de Rome et devenir un agréé de l'Académie. Mais, la prépotence de cette institution va cesser avec la Révolution; en effet, l'académie royale, en 1792, est supprimée. Al'origine de cette disparition un groupe de dissidents, issue de ses rangs, conduit par Jacques-Louis David. Après quelques substituts républicains, tous dirigés par David, l'Académie réapparait, mais sous un nouveau jour. Elle devient la section de peinture et de sculpture des Beaux-Arts, au sein de l'Institut de France crée par Napoléon, retrouve ses pouvoirs perdus et en conquiert d'autres. Elle détient la juridiction traditionnelle du prix de Rome , et de l'Académie de Rome, mais aussi une autorité exclusive sur les admissions et les récompense des Salons. Institution officielle, soutenue par l'Etat, un de ses buts est de légitimer le gouvernement révolutionnaire et ses successeurs tout au long du XIX° siècle. En effet comme dans le passé l'art reste intimement lié au pouvoir, il en est le symbole, et cette relation n'a jamais été aussi étroite qu'à cette époque, car l'Etat au statut incertain, cherche, à travers l'art, à asseoir son autorité face aux français, et à montrer sa puissance aux souverains d'Europe. David, dans ses œuvres, va s'efforcer d'exprimer la grandeur du régime, de glorifier l'Empereur, le nouveau César. L'artiste représente un élément fondamental du pouvoir, il est promus au rang d'homme de savoir, l'égal des philosophes et des hommes de lettres des autres sections de l'Institut. Le métier de 2 peintre devient alors une profession, au sens que la bourgeoisie attache à ce mot. L'artiste quitte les "guenilles du bohème" pour se couvrir de gloire, drapé de sa dignité. Mais si la voie est "royale" le chemin est difficile, la route est longue et périlleuse, seuls quelques élus, échappés au troupeau toujours plus important des aspirants au titre de peintre,parviennent à se hisser au zénith, et deviennent les piliers de ce temple l'Académie - réceptacle de la grande tradition. L'incapacité d'opérer une décentralisation satisfaisante amène les provinciaux à affluer vers des structures d'accueil parisiennes, déjà saturées. Comme le nombre d'étudiants ne cesse de croître, espérant comme Rastignac conquérir Paris, les Ateliers et l'Ecole officielle sont engorgés, le gavage de ses oies blanches est donc plus difficile. L'endoctrinement moins avisé, l'enseignement de l'école devient donc plus précaire, il prête le flanc à la critique. Tous se ruent sur la bête blessée, on l'accuse d'étouffer la créativité, de dispenser une formation superficielle, enfin son rôle est contesté. Cette atmosphère hostile au colosse aux pieds d'argile, favorise l'éclosion d'écoles parallèles non officielles. On voit apparaître de nouveaux centres de formation, comme les académies "libres" - l'Académie Suisse et l'académie Julian - et de nouveaux lieux d'exposition qui sont autant d'éléments favorables à la manifestation de nouvelles esthétiques. En effet, l'esthétique académique inculquée, à la majorité des étudiants, devient de plus en plus superficielle, et surtout, comme cette manifestation n'est plus la seule prodiguée, on voit naître chez les artistes, à moitié formé, mais aussi chez les meilleurs étudiants, des hardiesses novatrices. La voie aux innovations formelles, tant pour des raisons liées à l'idéologie du système académique, qu'à cause de la modification de la composition du public potentiel, est désormais ouverte. Ces changements ne sont pas vus d'un bon œil par les institutions. Ces jeunes artistes sont exclus du cursus habituel, au moment du Salon en particulier. Cette marginalisation favorisera la constitution d'esthétique de groupe, en d'autres termes, le débat théorique. Le principal événement annuel, du monde de la peinture française, au XIX° siècle est le Salon de Paris. Son but est double, d'une part principal instrument de l'académie, il passe en revue, récompense et contrôle les peintres en quête de reconnaissance officielle, d'autre part, il se veut un vaste spectacle gratuit organisé, pour le public français et les élites venues de l'étranger. Compromis entre le lieu d'exposition pour les professionnels, le spectacle institué par un Etat bienveillant et le magasin, son statut est mal défini, ce qui explique les modifications perpétuelles de ses règles. Il est inapte à trouver des débouchés pour ces artistes toujours plus nombreux, dont la "machine"académique est incapable d'assurer la carrière; mais, même si cette institution est insatisfaisante, si le peintre ne peut en vivre, il ne peut pas s'en passer non plus dans le système existant. Cet état de fait ne peut demeurer indéfiniment. En 1863 - période cruciale où l'Académie commence à perdre de son influence- c'est le coup de glas. Le Salon des Refusés amène des changements importants dans les règles formelles du système officiel. Même si des artistes s'étaient déjà opposés au Salon, comme le fit Courbet en 1865, en défiant ouvertement la doctrine et les usages académiques avec son "Pavillon du Réalisme", exemple qui ne fut pas oublié, les adversaires les plus virulents sont les Impressionnistes. Comme leur illustre prédécesseur, leur réaction ressemble fort à l'attitude du héros de La Fontaine "Le renard et les raisins". Ils se comportent comme un groupe uni contre l'adversité - les institutions officielles -. Refusés aux Salons, ils sont contraints de se considérer eux-mêmes comme des rebelles. Ces artistes sont des 3 bourgeois qui partagent les aspirations propres à leur milieu d'origine ; par leur style de vie et leur manière d'envisager leur métier, ils adhèrent à l'idéologie que le système académique a imposée. Ils ne se considèrent pas comme des artistes marginaux, ils veulent au contraire grimper vaillamment les échelons de la reconnaissance officielle. Ils étaient tous, ou presque - Cézanne avait échoué à l'examen d'entrée -, passés par l'école des Beaux-Arts et/ou - par les ateliers des peintres académiciens. Ces débuts "prometteurs" ne pouvaient pas faire augurer du pire. Partis sur les chapeaux de roues, il espèrent faire fortune, et revenir plein d'usage et de médailles vivre près des leurs, reconnus et admirés, le reste de leur vie. Car, si la qualité de la formation académique perdait de son prestige, il n'en était pas de même quant à la légitimité de la marche à suivre, pour mener une carrière académique. Aussi, quelle déception quand ils se voient fermer les portes et refuser les cimaises du Salon. Dépités, et en désespoir de cause, ils condescendent à faire des expositions indépendantes, afin de se faire connaître, pensant ainsi acquérir une certaine notoriété, qui leur permettrait de se faire une place au Salon, et d'y être consacrés. S'ils acceptent le nouveau système des expositions et des marchands indépendants, c'est comme un pis-aller, s'ils contribuent à l'apparition d'une conception nouvelle de l'artiste, c'est à leur insu. Mais, novateurs,- eux qui se voulaient conformistes - leur attitude ,malgré eux va cependant bouleverser l'ordre des choses. Le vieux monde de l'art - le système académique - va s'écrouler, faire place à un "ordre nouveau", celui du marchandcritique, uni pour célébrer l'artiste en marge, le génie inconnu. Si cette mutation s'avère possible, si les Impressionnistes en sont des acteurs inconscients, c'est qu'il est temps que l'art jette sa dépouille pour faire peau neuve. Climat économique, et contexte social sont favorables, car on assiste à cette époque, à l'émergence de la France comme centre culturel du monde. Elle devient le parangon du goût, et parallèlement à Paris, qui atteint son apogée, le bourgeois, lui, accède à la domination matérielle et culturelle . C'est eux, ces bourgeois, de plus en plus riches et nombreux, qui offrent aux peintres un marché intérieur plus important, en particulier sous le second Empire. Même s'il y a moins de travaux de décoration que sous le temps de Lebrun, et moins de commandes que pendant les périodes révolutionnaires et napoléonienne, l'art se vend d'avantage. Le marchand oriente une fièvre de spéculation toujours plus forte en faisant miroiter les profits considérables que l'on peut faire sur les œuvre de ces artistes encore inconnus. Il fait la promotion de ces hommes qui jadis n'étaient présentés que comme des êtres étranges, bohèmes. On leur porte désormais de l'intérêt. Duran-Ruel, le "marchand des Impressionnistes", véritable magicien, arrive par son audace et par son gôut à remplir ces multiples tâches. Véritable Janus il d'adopte d'un côté la face du spéculateur rusé de l'autre le visage rassurant du mécéne cultivé. Il inaugure ainsi une manière d'agir qui sera très vite adoptée par les marchands contemporains mais aussi plus tard par des hommes comme Vollard et Kahnweiler. Le statut, ou du moins l'image du peintre, se modifie donc. Il devient le héros de roman (Sandoz chez Zola, Tibaille et Coriolis chez Goncourt...), l'artiste incompris par la société, opprimé par l'Académie. Mais, la critique est là pour redorer son blason, rehausser son portrait. Le Charivari, La Caricature ridiculisent les membres du Jury du Salon, qu'ils croquent sous les traits de singes, d'ânes, ou d'aveugles, afin de mieux 4 réhabiliter le peintre aux yeux du public. Les bourreaux deviennent victimes, on ne se moque plus de l'artiste refusé, mais de la stupidité du "bourgeoise" du visiteur du Salon, de l'acheteur et de l'Académie. Eux qui jouaient autrefois les rôles d'arbitres du goût, de clients et d'éducateurs incarnent désormais la bêtise. C'est alors qu'apparaît le mythe du génie inconnu, l'artiste en marge que le critique va essayer de promouvoir, et le marchand de vendre. Ce n'est pas par altruisme que le marchand et le critique agissent ainsi. Le but principal du premier est de profiter le plus possible de ce marché toujours plus vaste qui s'offre à lui, quant au second il s'evertue à établir sa réputation d'intellectuel influent. Ce sont leurs intéréts propres qui les poussent à se préoccuper des artistes plutôt que des œuvres. Une toile considérée isolément est un objet commercial trop éphémère pour que l'on puisse organiser tout un système de promotion. On ne va donc plus s'intéresser uniquement à la peinture -comme le faisait l'ancien système - mais au créateur. De plus un phénomène "esthético économique" va se greffer sur cette nouvelle conception de l'artiste. Ces changements de statut sont directement liés à l'évolution technologique. C'est à cette époque qu'apparaît le tube de peinture. Le peintre n'est plus obligé de s'enfermer dans son atelier, sa tour d'ivoire, il peut désormais peindre à l'extérieur, comme le firent ces pionniers du paysage que furent les artistes de l'école de "Barbizon". Des amateurs, qui ne maîtrisent pas les techniques du mètier - préparation de la toile, des couleurs- peuvent se mettre eux aussi à la peinture. Avec tous ces peintres,(à partir de 185O, au moins 2OO.OOO toiles estimables sont produites chaque décennie par les peintres professionels), le Salon est assailli, aussi, les œuvres prioritaires , sont celles qui ne posent pas de problèmes d'accrochage; les toiles de petit format (peinture de paysage et de genre) qui correspondent davantage aussi au goût des acheteurs. Est-ce pour s'adapter au marché potentiel existant, que les artistes, au cours de cette pèriode, développent la peinture de paysage? Sûrement. C'est peut-être ce qui incite le marchand, si avisé, Durand-Ruel, à défendre le mouvement Impressioniste, après avoir soutenu les paysagistes de l'école de Barbizon. Sachant que cette peinture est suscptible de plaire, il reste néanmoins au galeriste, la tache de la faire connaitre. Il n'est pas seul à mener le combat, à ses côtés, le critique va chanter les louanges des artistes encore inconnus. Tous les deux, de conserve, s'attaquent à ce mur de l'incompréhension, afin de faire tomber les barrières entre l'artiste et l'acheteur, l'art et la société. Le critique va donc essayer de desciller les yeux d'un public grégaire, et le marchand, jouant les "impressario, donne aux artistes, la chance d'exposer, leur assurant de surcroît, un niveau de vie honorable. Ce nouveau "binôme" va donc permettre à l'artiste de mieux s'intégrer dans la société, en répondant d'avantage à ses aspirations. Ce couple existait, il est vrai, bien avant le XIX° siècle, mais c'est à cette époque qu'il retrouve sa légitimité. Fini l'adultère. Il peut être lié et uni pour défendre "sa progéniture": l'artiste. S'il ne l'enfante pas, il l'élève jusqu'aux cimaises, et au sommet de la gloire. Eux, qui étaient soumis à l'autorité du système accadémique, retrouvent une certaine virginité. Ils deviennent de plus en plus nombreux, indépendants.Le marchand, étant donné l'évolution de la composition du public potentiel, devient le seul à pouvoir satisfaire, la demande de la clientèle, et celle de l'artiste. Il doit aussi adapter ses stratégies à un marché de plus en plus ouvert et concurrentiel. Recréant le rôle du 5 mécène, il offre à ses peintres une aide financière, mais aussi un soutien moral, leur apportant, reconnaissance et éloge. Le critique qui jusque là était un amateur au service du peintre, voit également sa fonction se modifier. Il se professionnalise. Il est maintenant au service du marché. Il devient un "découvreur" de génie inconnu, dont l'œuvre entier, pourra devenir l'objet de spéculation. Il remplace par ses articles élogieux les récompenses du Salon. Théoricien il commente et analyse les innovations formelles qui échappent aux critères du jugement académique, propageant ainsi les idées de l'artiste. Les White, d'ailleurs, note : « le rôle que jouèrent plusieurs critiques en se parlant mutuellement des Impressionnistes. Ils continuèrent de servir de canaux de communication à l'intérieur du groupe et avec le public. A partir de ces discussions des soirées passées au café Guerbois (et plus tard à la Nouvelle Athènes), le langage et les idées des peintres allaient, sur la page imprimée, se transmuer en théorie.» Désormais, grâce aux multiples journaux qui se créent, les jounalistes critiques trouvent une large audience auprès du public, ils peuvent ainsi se faire les porte-paroles des nouvelles écoles, véhiculer les grands courants de l'art. Duranty vomit les poncifs académiques et salue les prémices de l'art nouveau à travers Corot et Courbet ; Duret, défenseur de l'art moderne, permet la diffusion du japonisme ; Sylvestre et Laforgue condamnent sans rémission l'Académisme et portent aux nues l'Impressionnisme ; Mirbeau vitupère les Préraphaëlites et loue les Nabis ; Aurier se fait le chantre du Symbolisme et Fénéon celui du néo-impressionnisme ; quant à Huysmans, contempteur de toutes les gloires établies, il honnit tous les médaillés du Salon et prône tous les artistes novateurs. Le critique ne parle plus au nom de la loi, il devient celui qui découvre; il ne bonnètent plus docilement aux choix du Salon, il n'a de cesse au contraire de lui adresser les reproches les plus virulents, les sarcasmes les plus cinglants,les diatribes supplantent les éloges, les Impressionnistes les Pompiers, les Symbolistes lesnéo classiques. «Son père, Gotfried Huysmans, était originaire de Breda (Hollande). Il exerçait l'état de peintre; son grand-père était également peintre, et l'un de ses oncles, maintenant retiré à La Haye, a été longtemps professeur de peinture aux académies de Breda et de Tilburg. De marchandpère en fils, tout le monde a peint dans cette famille qui compte parmi ses ancêtres Cornélius Huysmans dont les tableaux figurent au Louvre»1. Huysmans, qui pour rappeler ses origines flamandes changera ses prénoms de Georges et de Charles en Joris-Karl, bientôt abrégés en leurs initiales J.-K., appartient à une famille de peintres. Son père Godefroy, lithographe, montre des ambitions 6 artistiques qui s'estompent au fil des années. Il fait même une copie du Moine de Zurbaran et un portrait de femme que son fils gardera toute sa vie. Cette atmosphère artistique qui enveloppe l'enfance de J.-K. est vite dissipée. Le 24 juin 1856, alors que le jeune garçon n'a que huit ans, son père meurt. A peine un an après, sa mère se remarie avec M. Og, patron d'un atelier de brochage. Malgré cette mort prématurée, Huysmans se sent hollandais et même peintre hollandais : «Et, moi aussi je suis peintre»2. Conscient du poids de l'hérédité, il veut se prouver qu'il est capable de faire avec les mots ce que son père, son grand-père et tous ses ancêtres ont fait avec leurs pinceaux : «Seul le dernier descendant, l'écrivain qui nous occupe, a substitué aux pinceaux une plume, mais pour ne pas mentir aux traditions de sa lignée sans doute, il a écrit un livre d'art qui étonnerait certainement ses aïeux»3. Après la publication de L'Art moderne, recueil de Salons, il s'affirme fidèle à la tradition familiale; pourtant, son art de peintre n'est pas vraiment dans les sujets qu'il traite, mais plutôt dans sa manière de les aborder, dans son style. Particulièrement apte à goûter les formes et les couleurs, il apporte sa marque à l'univers des mots. Huysmans, comme le note FernandeZayed, «est né peintre, comme d'autres écrivains naissent poète, romancier ou dramaturge»4. Helen Trudgian prétend même que la peinture aurait été plus conforme à son tempérament et que, dès les années 70, il «songe à entreprendre des tableaux à la plume»5. Chez lui, peinture et littérature ont toujours été intimement liées; il dit lui-même à Prins qu'il a appris «à [se] connaître comme littérateur au Louvre devant les tableaux de l'école hollandaise»6. Le don, le 28 septembre 1869, de la collection Lacaze au musée du Louvre joue en effet un grand rôle dans la vie, dans la formation artistique de Huysmans. Cette collection composée de Teniers, de Van Eyck, de Brauwer, d'Ostade fut une des nourritures essentielles du jeune Joris-Karl. A travers ces peintres, il retrouve son pays, ou plutôt il l'imagine. Lors de ses visites passagères chez ses parents à Bréda, à Tilburg et à Ginnikin, il n'avait fait qu'entrevoir la Hollande; au Louvre, il la rêve. Il replonge dans la vie de ses ancêtres, il se les représente tels qu'ils devaient être au temps de Rembrandt. Il fume avec Brauwer, mange avec Breughel, joue avec Teniers. Tout son être vibre à la vue de ces scènes de liesse, débordantes de vie, où la joie sensuelle et rustique supprime tout chagrin, voire toute pensée. Cette existence, faite de cris, de rires, il la comprend, il la souhaite avec force. Elle devient chez lui une obsession comme peut en témoigner le texte «La Tulipe»7, publié en 1875 dans le Musée des deux mondes. Dans cet article, la fleur sert de prétexte à un tableau coloré de la Hollande. Cette évocation au rythme lancinant («je revois la Hollande» en anaphore) et teintée de mélancolie, a parfois une allure de litanie : «Je revois la Hollande, le pays des kermesses et des grands peintres, des fleurs et des ciels.» Dans ces promenades au Louvre, il retrouve les scènes de la vie quotidienne des siens, l'ambiance dans laquelle sa race s'est épanouie et développée; c'est comme un écho de son passé ancestral, il a l'impression de revivre, ou plutôt de vivre pour la première fois. Mais «ce tremplin de rêve» (A Rebours) qu'est le musée finit par ne plus lui suffire, il lui faut alors retourner plein d'usage et passion vivre pour peu de temps - dix-neuf jours - entre ses parents. 7 Le 6 août 1876, à l'occasion de la publication de son premier roman: Marthe, histoire d'une fille, il va en Hollande et en Belgique. Ce voyage, pour ce fils des Flandres, est un véritable retour aux sources, sorte de pèlerinage avec de multiples stations dans les villes principales. Tout le réjouit, son œil de peintre est comblé. Il ne s'intéresse plus seulement aux scènes de beuveries, de kermesses, mais aussi à la vie des humbles; l'activité des ports exalte son imagination et il se plaît à exécuter des natures mortes.Tous les genres l'attirent, comme ils avaient attiré ses ancêtres. Il profite de ce séjour pour se lier à des artistes, Félicien Rops, à des critiques d'art, Camille Lemonnier et Théo Hannon, il n'en néglige pas pour autant les musées. Il transporte partout son chevalet : dans les ports, les galeries, les «campements de Bohémiens»8. «Par un beau soir du mois d'août de l'année dernière, j'étais à Tilburg, en Hollande, chez mon oncle, le peintre. Le jour commençait à baisser, les grandes baies qui éclairaient l'atelier ne laissaient plus entrer qu'une lumière chétive et grognonne ; j'étais plongé dans une collection de gravures de Luyken, un prodigieux artiste qui égale s'il ne surpasse Callot, quand la porte s'ouvrit (…) je lui disais : Hein ! quel beau tableau on pourrait faire avec ce campement !» et il répondait : «Ah ! si Jan Luyken ou Jacques Callot étaient vivants, quelles merveilleuses eaux-fortes ils auraient faites avec ces guenipes à peau d'ambre qui flamboient aux lueurs des braises écroulées! Et le maître suprême donc! Le divin Rembrandt…»9. Ce pays est tellement ancré en lui qu'il le devine, le vit avant même d'y être allé. En effet c'est seulement l'année d'après, en septembre 1876, qu'il va chez son oncle à Tilburg, et à son retour il écrit «En Hollande» : «La vie est bonne, au demeurant, dans ce pays des kermesses et des beuveries ! (…) On entre, en hésitant, dans le Trippenhuis, la radieuse vision de La ronde de nuit est là, (…) on va enfin voir le Rembrandt tant vanté, le rêve souvent de toute une existence va se réaliser ; que va-t-on éprouver devant cette toile?(…) Le magisme de ses couleurs est-il aussi puissant qu'on l'a toujours dit? Il est plus que je n'osais le croire (…) c'est la merveille du clair-obscur ; c'est par excellence l'invincible et radieux chef-d'œuvre!(…) quel homme, quel dieu que ce peintre! (…). Il faudrait un millier de pages pour apprécier, même brièvement, ces immenses salons. Les Govaert Flinck, les Teniers, les Metzu, les Ostade, les Terburg, les Ruysdael, les Steen, se pressent sur les murs.(…) Je voudrais voir toutes les grisailles, tous les vains crépuscules, tous les levers d'aube de Corot à côté de ce Ruysdael, comme tout ce factice si réputé et vendu si cher tomberait en miettes !»10. Quelques passages de cet article seront repris dans un nouvel article du même titre : «En Hollande»11, quelque dix ans plus tard. A travers ces textes, ces impressions, on constate l'importance de la Hollande chez ce jeune homme. S'il se réclame des peintres flamands d'une époque révolue, on peut noter qu'il est à l'unisson avec quelques écrivains belges et hollandais contemporains. On retrouve chez eux cette même prédilection pour le passé des Pays-Bas. Georges Rodenbach (1855-1898), pour mieux évoquer les temps anciens dans le Carillonneur, plonge le peuple massé sur la Grand'Place de Bruxelles dans une obscurité presque complète. Cette foule réunie pour assister au concours et à l'investiture des carillonneurs apparaît comme une tache ondulante et bariolée au pied du palais du Gouverneur baigné par le soleil couchant d'une fin d'après-midi d'automne. Mais en face du 8 couchant tout est lumière. On retrouve ici cette atmosphère chère à Rembrandt, ces clairs obscurs, que Huysmans se plaît à noter. Il est proche aussi de Charles de Coster (1827-1879), auteur des Légendes flamandes. Cet écrivain tente de peindre l'âme flamande au Moyen Age. Pour lui, la réalité existe, mais elle est subordonnée aux puissances, aux forces de l'au-delà.Il se borne à rendre l'essence de son pays et de ses habitants, il délaisse le corps, il ne décrit pas l'aspect extérieur des personnages, comme le fait Huysmans. Il est assez proche du Huysmans de Là-bas. On peut noter aussi une parenté avec Verhaeren, écrivain représentatif du génie nordique. Les thèmes qu'ils abordent sont en effet souvent identiques, mais si Joris-Karl les traite avec fougue, l'auteur de Toute la Flandre les aborde avec mélancolie. Chez le premier, les lieux vivent, les ports grouillent d'une activité débordante, chez le second, tout semble nostalgique, la Grand'Place de Bruxelles paraît endormie dans la splendeur de son passé. En revanche, dans leur manière d'évoquer la peinture, ils se retrouvent. Tous deux décrivent les tableaux de telle façon que celui qui en lit la traduction écrite les voit. Ils la vivent, ou plutôt lui redonnent vie. On assiste à un feu d'artifice : «Oh ! leurs bouquets de chair, leurs guirlandes de bras Leurs flancs fermes et clairs comme de grands fruits lisses Et le pavois bombé des ventres et des cuisses Et l'or torrentiel des crins sur leurs dos gras !»12 On retrouve ce lyrisme truculent, cette évocation de la chair, cette joie de vivre dans «La kermesse de Rubens» de Huysmans : «Je voyais de bonnes grosses figures rouges, des yeux vifs et gais, des lèvres épaisses et gonflées de sang ; je voyais s'épanouir, au lieu de chairs flétries, des chairs énormes, comme les peignait Rubens, des joues roses et dures, comme les aimait Jordaens»13. Si ces deux écrivains se rejoignent à cette époque autour de Rubens, quelques années plus tard une nouvelle passion les réunira : Grünewald. En effet, ce peintre de génie qui était demeuré pendant des siècles dans l'oubli sera redécouvert grâce à leurs efforts conjugués. Dans les premiers écrits de Huysmans, il n'est pas encore question de Grünewald ou du Maître de Flemalle, seul Brauwer, Bega et derrière eux les «tableaux fulmineux de vieux maîtres flamands» (Le Drageoir aux épices) sont glorifiés. Ce sont les chairs énormes de Rubens qu'il célèbre, comme l'avait fait quelques années auparavant Baudelaire dans «Les Phares», en parlant des «oreiller[s] de chair fraîche» de Rubens. Par la suite, le poète reviendra sur ses jugements et vomira la «Pauvre Belgique» ; Huysmans fera de même. Il n'évoquera plus, dans ses écrits postérieurs, ces chairs appétissantes mais, le traitant de «boyaudier», il parlera de chairs qui étalent leur horrible secret, leur nauséeuse vérité, il les réduira à de la «tripe» (La Cathédrale) et il ira même jusqu'à écrire que «ces grosses viandes de Rubens que Van Dyck s'efforce d'alléger en les dégraissant» (L'Art moderne) le dégoûtent. Son enfance, ses premiers pas dans la littérature et plus précisément ses premiers écrits sur l'art montrent la passion qu'il a pour la Hollande, la fascination qu'exercent sur lui les maîtres des Pays-Bas. Malgré ce goût très prononcé, dû en grande partie à ses origines, pour l'art flamand, il n'est pas cependant insensible à la peinture française.En 1875, il publie «La cruche cassée, d'après Greuze», mais ce texte n'est pas révélateur de ses goûts car il l'avait rédigé à la demande du journal 14. Dans cet écrit, il ne dissimule pas son 9 mépris pour cette peinture lénifiante et complaisante, il évoque «l'enflure dramatique des bourgeoiseries de Greuze» et lui reproche des erreurs strictement plastiques : «quelles teintes attristées ! des rouges qui hésitent, des blancs qui se noient, des violets qui se désaccordent, des fonds qui chancellent et se brouillent». Son article intitulé «Diaz»15 a une importance tout autre. Dans ce texte, il loue les efforts des paysagistes français de la première moitié du XIX ème siècle. Il parle de la splendeur des forêts de Diaz, il admire Delacroix pour ses pourpres et ses ors, Decamps est considéré comme le peintre de la lumière, enfin, Théodore Rousseau excelle avec «l'admirable opulence» de la voûte azurée. Cet article marque déjà l'oscillation du regard de Huysmans entre l'art ancien et l'art moderne, entre les paysagistes hollandais et les paysagistes français, entre Ruysdael et Corot. A ses débuts, ses références picturales, malgré quelques allusions à des artistes français, restent hollandaises. En littérature, il n'en est pas de même. Si on a vu qu'il y avait entre certains écrivains belges et lui quelques similitudes, ses maîtres sont français. Hollandais par sa famille de peintres, il est parisien par ses "pères" littéraires. Il disait d'ailleurs de lui qu'il était «un Hollandais putréfié de parisianisme» et, dans son autobiographie, «un inexplicable amalgame d'un parisien raffiné et d'un peintre de la Hollande»16. Ses maîtres sont Flaubert, Zola, Balzac, les Goncourt, Gautier, Baudelaire, Aloysius Bertrand et quelques autres. «(…) On faisait volontiers dans les réunions la lecture de tels passages de La Comédie humaine, du Ventre de Paris, de L'Assommoir, ou bien de Germinie Lacerteux et de L'Education sentimentale»17. Marthe, histoire d'une fille (1876) est le premier roman que publie Huysmans; comme toutes les premières œuvres, elle est au carrefour de multiples influences. Après la publication du Drageoir à épices18 (1874), ses amis lui conseillent d'abandonner l'idée d'être peintre, d'arrêter de pasticher les tableaux de Rembrandt et de ses compatriotes, et de donner libre cours à son imagination en peignant la réalité : «par l'exemple de Flaubert et de L'Education sentimentale, nous essayons de lui démontrer combien cette vérité observée et vivante produirait de plus saisissants effets que cette vérité artistique, plastique, toute de virtuosité avec laquelle il donnait par la plume, l'illusion de la peinture»19. En effet, la première œuvre de Huysmans, ses petits poèmes en prose, fut mal accueillie et, à l'exception de Théodore de Banville20 et de quelques autres, on le considéra comme un fat. Personne, comme le remarque Helen Trudgian, «ne comprit qu'on était en présence de l'œuvre d'un transplanté qui, obéissant à un atavisme obscur, était remonté instinctivement jusqu'aux racines de son être, jusqu'au tronc original qui, parti inconsciemment à la recherche de lui-même, s'était trouvé au cœur de la vie bruyante des Pays-Bas, dans la liesse populaire des kermesses. On ne vit point combien l'attrait pour l'auteur, des sujets qu'il avait choisis, était fait de tradition héréditaire. On ne sut point découvrir en lui un homme qu'aucune règle ne pouvait entièrement contenir, qui échappait à toute formule ainsi qu'à toute définition, un peintre, enfin, égaré par une anomalie singulière en pleine littérature»21. Avec Marthe, il change tout à fait de registre, il suit les conseils que lui ont prodigués ses amis. 10 «Je fais ce que je vois, ce que je sens et ce que j''ai vécu, en l'écrivant du mieux que je puis, et voilà tout. Cette explication n'est pas une excuse, c'est simplement la constatation du but que je poursuis en art»22. Ce premier roman est une sorte d'hommage qu'il rend à tous ses pères, à tous ces écrivains qu'il admire et qui ont modelé sa personnalité, son goût. Il salue tout d'abord Flaubert. Bobin fut le premier à faire le parallèle entre Marthe et L'Education sentimentale. Ces deux romans sont le récit de «tranches de vies» ; les personnages y mènent une existence terne, monotone, sans événement extérieur. Le second est Zola, l'étude de ce milieu, de cette femme tour à tour ouvrière en perles fausses, actrice et cabotine n'est pas faite pour déplaire au père du Naturalisme. Par le style, la notation des détails, on voit l'influence de l'auteur de Germinie Lacerteux. Huysmans commence donc son chemin de romancier en suivant les traces des maîtres de l'époque: Flaubert, Zola, les Goncourt. Mais quand il est critique d'art ou, de manière plus diffuse, peintre par l'écriture, il emprunte la voie tracée par quelques autres.Il marche alors aussi sur les pas de Gautier et de Baudelaire. En Gautier, il aime et admire le grand artiste, l'auteur d'España. Ce recueil de 1845 comporte quarante trois poèmes, tous inspirés de tableaux ou de paysages; l'auteur y décrit des scènes chères à Huysmans, comme La Tabagie de Brauwer ou La Kermesse de Rubens, il y rend hommage aux peintres qu'il vénère comme Zurbaran. Admiration que Joris-Karl partage, lui qui gardera jalousement jusqu'à sa mort la copie, faite par son père, du Moine du maître espagnol. «Tes moines, Lesueur, près de ceux-ci sont fades ; Zurbaran de Séville a mieux rendu que toi Leurs yeux plombés d'extase et leurs têtes malades. «Le vertige divin, l'enivrement de foi Qui les fait rayonner d'une clarté fiévreuse, Et leur aspect étrange, à vous donner l'effroi»23. Si le poète et le romancier se rejoignent dans leurs choix picturaux, leurs affinités électives sont plus étroites encore. L'un et l'autre chantent les paysages hollandais et cueillent «La Tulipe». Gautier lui donne la parole : «Moi, je suis la tulipe, une fleur de Hollande, Et telle est ma beauté que l'avare Flamand Paye un de mes oignons plus cher qu'un diamant. Si mes fonds sont bien purs, si je suis droite et grande»24. Et Huysmans la célèbre: «Je veux exalter tes grâces souveraines, ta gloire non pareille, invincible charmeuse, tulipe triomphale»25. La poésie de Gautier et la prose de Huysmans sont toutes les deux très descriptives, qu'ils s'attachent à reproduire des tableaux ou à rendre des paysages, l'impression est la même. On éprouve le même sentiment de réalité, on est en face de «toiles écrites». Et, même si le poète est moins épris de vérité que de rêve et si ses contours sont moins fermes que ceux du prosateur, l'un et l'autre se sont appliqués et ont réussi à scruter et à rendre l'œuvre peinte. Mais si le Huysmans des premiers livres a une admiration incontestable pour Gautier, l'auteur d'A Rebours s'éloigne de lui : 11 «Après l'avoir longtemps choyée, des Esseintes arrivait à se désintéresser de l'œuvre de Gautier: son admiration pour l'incomparable peintre qu'était cet homme était allée en se dissolvant de jour en jour, et maintenant il demeurait plus étonné que ravi par ses descriptions en quelque sorte indifférentes»26. A cette époque, en effet, il se détourne du réel comme matière d'art et se plonge dans un monde de songes infinis. Mais, les descriptions de Gautier ne se prêtent pas aux rêveries, elles ne sont point «ductibles au rêve»27 aussi s'éloigne-t-il de lui comme du Naturalisme. Son admiration pour Baudelaire est en revanche plus constante. Dès le début, il avoue ses dettes au poète. Il reconnaît s'être inspiré de lui et d'Aloysius Bertrand 28 pour ses poèmes en prose. Mais l'auteur des Croquis parisiens ne se contente pas de plagier les Petits poèmes en prose ou Gaspard de la nuit, fantaisie à la manière de Rembrandt et de Callot, s'il sait ce qu'il doit à ses illustres prédécesseurs, il a conscience aussi de son originalité. Il se vante d'avoir ; «rénové et rajeuni "le genre" usant d'artifice curieux, de vers blancs en refrain, faisant précéder et suivre son poème d'une phrase rythmique, répétée, bizarre, le dotant parfois d'une espèce de ritournelle ou d'un renvoi séparé, final, comme celui des ballades de Villon et de Deschamps»29. Le Huysmans d'A Rebours continue de vénérer ce poète qui a su porter à un si haut degré le mot, lui donner une telle puissance évocatrice. Les Petits poèmes en prose mais aussi Les Fleurs du mal satisfont pleinement son goût de «l'indéfinissable»30. Lassé du réel, du matériel, il se tourne vers la poésie de l'indéfini, de la sensation.La théorie de l'artificiel supplante le Naturalisme. Cette filiation entre Baudelaire et des Esseintes n'échappe pas aux contemporains de Huysmans. Maurice Barrès, le premier, relève cette parenté «M. J.-K. Huysmans a détaillé, sous forme de roman, les subtilités de sensation d'un névropathe de sa race»31. Si des Esseintes est le fils de Baudelaire, il est le neveu de Verlaine. En effet, ce dernier avait publié en 1883 un sonnet, «Langueur»32, où il donnait du décadent un portrait qui mettait l'accent sur son dégoût de l'action, sur son extrême raffinement, sur la futilité de ses occupations et sur «l'ennui dense» engendré par son oisiveté. Ce poème allait devenir le symbole des Décadents : «Je suis l'Empire à la fin de la décadence, Qui regarde passer les grands Barbares blancs, En composant des acrostiches indolents D'un style d'or où la langueur du soleil danse. L'âme seulette a mal au cœur d'un ennui dense, Là-bas on dit qu'il est de longs combats sanglants. O n'y pouvoir étant si faible aux vœux si lents, O n'y vouloir fleurir un peu cette existence! O n'y vouloir, ô n'y pouvoir mourir un peu! Ah! tout est bu! Bathylle, as-tu fini de rire? Ah! tout est lu, tout est mangé ! Plus rien à dire! Seul, un poème un peu niais qu'on jette au feu, Seul, un esclave un peu coureur qui vous néglige, Seul, un ennui d'on ne sait quoi qui vous afflige»33. 12 Ne devine-t-on pas derrière ces vers se profiler la silhouette de des Esseintes, personnage emblématique de ce mouvement? (Même si des Esseintes est un personnage actif , il s'ennuie partout et tout le temps). Huysmans a été marqué par les poètes Verlaine et Baudelaire, mais a peut-être été encore plus influencé par Baudelaire critique. Ce n'est pas lui, certes, qui a inventé la critique d'art (il doit beaucoup à Diderot et à Gautier), mais il a le mérite d'asseoir sa critique sur des principes cohérents, il esquisse une esthétique picturale : il estime que l'art doit être l'expression d'un tempérament plus que le résultat d'une habileté technique, il privilégie la couleur et ses harmonies par rapport au dessin, et enfin, très opposé au réalisme, accorde la primauté à l'imagination, la «reine des facultés». Ces idées seront reprises par l'auteur de L'Art moderne. Avant Huysmans, il condamne l'imitation des Anciens et l'absolutisme académique du Beau. Poursuivant l'exemple de Diderot, il emploie une langue plus familière, coupée d'interjections, d'apostrophes au lecteur, voire de jurons. Cette méthode convient parfaitement à Huysmans qui fait preuve d'un tempérament particulier et qui emprunte beaucoup au langage parlé. Ces deux auteurs se retrouvent aussi dans leur attirance pour le fantastique. Baudelaire demande aux peintres de reproduire non ce qu'ils voient mais ce qu'ils rêvent et Huysmans, lui, exploite directement le monde onirique. Baudelaire influence beaucoup Huysmans mais, avant lui, il avait déjà marqué le Zola de Mes haines et, de manière plus générale, toute l'esthétique naturaliste. En 1867, quand Baudelaire meurt, Zola vient juste de commencer sa carrière de critique d'art ; il prendra en quelque sorte sa relève. Mais si le poète est un esthète, Zola, en revanche, se veut «diffuseur». Il exige que la foule aime les peintres qu'il défend mais, comme le public demeure rétif, il abandonne le combat, décrétant que le titan, le «Michel Ange de l'Impressionnisme» qui pourrait s'imposer à cette foule n'est pas encore né. Si Huysmans s'est inspiré de l'auteur de L'Art romantique et des Curiosités esthétiques, il a été surtout marqué par Zola, auteur de Mes haines en 1866. Grâce à ce dernier, il arrive à concilier son esthétique naturaliste et ses origines flamandes; il veut un art greffé sur la réalité. Le Naturalisme lui permet d'échapper au romantisme de la dernière heure et à l'académisme stérile. D'ailleurs, dans un article publié en 1876 à Bruxelles, «Emile Zola et l'Assommoir», Huysmans le compare à Rubens.Tous deux brossent de larges tableaux débordants de vie et de mouvements. Toutefois, n'ayant ni le souffle d'un Zola, ni l'amour de la vie d'un Rubens, Joris-Karl est conscient de l'impasse vers laquelle il se dirige. Il gardera du premier la notation précise et du second l'amour de la couleur. Mais Zola, à partir de 1869, absorbé par la rédaction des Rougon-Macquart, ne fait paraître quasiment plus de commentaires sur l'art, du moins en France. En effet, il publie en 1876, 1878 et 1879 en Russie, dans Le Messager de l'Europe, des comptes rendus de Salons. Car, après le scandale de ses articles sur Manet et les futurs Impressionnistes, les journaux français se refusent à faire paraître ses écrits sur l'art. C'est pourquoi il profite de l'offre que lui fait Tourguenieff d'écrire dans cette revue de Saint-Pétersbourg. Huysmans, sans être l'épigone de Zola, reprend le flambeau. Il va plus loin que son maître dans la défense de la cause impressionniste, même s'il ne partage pas sa vénération pour Manet 34 et Courbet. Son analyse de leurs procédés et de leurs innovations est plus profonde que celle du père du Naturalisme qui exalte avant tout la modernité des sujets, la fidélité à la nature et le combat que l'homme livre à une critique imbécile et à un public grégaire. Zola lui-même, dans un article au Figaro du 11 avril 1881, «Céard et Huysmans», l'avait remarqué : 13 «Il a outré encore le rendu intense de ses aînés, il est allé plus avant dans la vie tourmentée des images, dans la traduction nerveuse des choses et des êtres (…). C'est une des visions les plus colorées que je connaisse. La vie entre en lui par les yeux, il traduit tout en images, il est le poète exclusif de la sensation». Sa tendance à l'excessif - son œil sarcastique ne peut que caricaturer et exagérer -, son art descriptif, sa recherche de l'expression et son goût du visuel permettent à Huysmans d'aller plus loin que ses prédécesseurs dans la critique d'art. Il ne s'arrête pas aux détails biographiques, il va directement à l'œuvre. Cette façon toute moderne de considérer l'œuvre d'art sera celle de Proust et de Valéry. Mais si à ses débuts ses maîtres sont réalistes, par la suite ces influences s'infléchissent, sans pourtant changer radicalement. L'esthétique des nerfs35 l'emporte alors sur celle des muscles. A partir d'A Rebours, œuvre charnière dans sa carrière littéraire, ce changement sera encore plus marqué.Il renie la lignée Balzac-Zola, condamnée selon lui à finir sans descendance, et lui substitue la succession FlaubertGoncourt, admirée déjà depuis longtemps, où il espère prendre une part d'héritage. «J.-K. Huysmans, ce Hollandais qui devait être un des plus originaux et des plus descriptifs prosateurs contemporains, a puisé, pour ainsi dire, à deux veines successives: le naturalisme et le mysticisme (…) il s'était imprégné des écrits des Goncourt et de la parole d'Edmond (…) il avait senti son génie se révèler à la lecture de Germinie Lacerteux et la pensée de ce roman orienta sa carrière littéraire»36. Huysmans, comme les Goncourt, se montre le poète de la rue, le peintre du bas-peuple.Les Sœurs Vatard comme Germinie Lacerteux sont l'expression même du faubourg parisien. Leurs personnages sont passifs, meurtris, saisis de doutes, des êtres dont la mentalité étonne car elle est celle des déclassés que torture l'idée d'être des déclassés et qui se sentent rongés par des aspirations inassouvies. Comme eux, il est un amoureux de la couleur, couleur qui donne la vie aux choses, aux gens. Comme eux, il emploie un vocabulaire adapté au milieu de ses personnages, il étudie l'argot, les argots : «Comme les Goncourt, il a mis l'art au-dessus des convenances, il n'a reculé devant la crudité d'aucun terme, devant le réalisme d'aucune image»37. Chez eux comme chez lui, on voit la même préoccupation, rendre le style de la phrase parfaitement adapté à la sensation exprimée.Ce sont les mêmes raffinements de style, les mêmes inversions, les mêmes constructions fiévreuses. Le vocabulaire est imagé, les impressions colorées.Il ne faut pas croire cependant que Huysmans est un pâle reflet des deux frères, que ses œuvres sont un succédané des livres des Goncourt38, que Les Sœurs Vatard sont une faible copie de Germinie Lacerteux. Il a su se démarquer, il a montré beaucoup d'originalité, usé d'une forme plus brute, plus cynique, parfois même choquante, pour rendre la réalité. Plus près du peuple, sa vision est moins filtrée, son univers moins aristocratique. Cependant, plus que leur manière de peindre la réalité, leur conception de l'art et leur hésitation entre littérature et peinture rapprochent ces artistes. Le métier de peintre, comme pour Huysmans, attire lesGoncourt; il convient à leur tempérament de sensuels raffinés épris de couleurs et de formes. Cette passion précoce décidera de toute leur vie. Ils veulent peindre tout ce qu'ils voient et toutes les nuances de la beauté.Il leur semble alors que seul le pinceau peut les rendre dans leur intensité et dans leur réalité.Ils s'essayent donc à la peinture, comme l'avait fait Gautier et le fait Fromentin39 Ils 14 abandonnent assez vite, comprenant qu'ils peuvent par la prose donner une sensation de couleur plus forte encore. Ils réalisent alors par un autre moyen leur vocation de peintres. «Ah ça n'est pas pour dire, mais en fait de résurrection d'un homme et de reproduction de dessins et de tableaux opérés par la plume, vous êtes les seuls artistes à coup sûr qui ayez tenté et réussi ce tour de force»40. Huysmans, se sentant peintre par ses origines flamandes, est écrivain par vocation.Il tente alors de concilier les deux arts, comme l'ont fait les Goncourt et beaucoup d'autres au XIX ème siècle.Les deux domaines ne sont pas, chez Joris-Karl, vraiment distincts. Il fonde sa conception de cette interdépendance sur la théorie baudelairienne des correspondances. Il l'écrit d'ailleurs dans une lettre à Marcel Botillat: «Je crois que les transpositions d'un art dans un autre sont possibles (…). Je crois que la plume peut lutter avec le pinceau et même donner mieux et je crois aussi que ces tentatives ont élargi la littérature actuelle»41. Mais cette affirmation de la perméabilité générale des arts n'exclut pas, chez lui, une certaine hiérarchisation.Par ses écrits, il entend prouver que la lit térature est supérieure à la peinture: «La plume peut (…) donner mieux».C'est un thème cher à Huysmans. Il a souvent répété dans ses premières œuvres, et notamment dans le Drageoir aux épices (1874), qu'il avait essayé de faire avec sa plume, sur la page blanche, ce que les peintres, particulièrement les Hollandais, avaient réalisé sur la toile avec leur pinceau. Il insiste d'ailleurs sur ce sujet dans son autobiographie: «Seul, le dernier descendant, l'écrivain qui nous occupe, a substitué aux pinceaux une plume»42. et à la fin de l'année 1879, il écrit à Edmond de Goncourt: «(…) quel fier argument pour démontrer la supériorité de la plume sur le pinceau quand c'est manié par vous par exemple!- car enfin, si grands qu'ils soient, généralement les peintres, enfermés dans une spécialité, n'essaient même pas d'en sortir et s'y confinent avec acharnement.Leur outil, si parfait qu'il puisse être, approche-t-il de la plume qui rend avec une souplesse pareille, les tableaux de Boucher - ou de Prud'hon…»43. Il avait déjà écrit cela dans Les Sœurs Vatard: «Allez donc rendre avec un crayon ou un pinceau la note spéciale d'un quartier! Ce n'est pas l'affaire des peintres, c'est celle des romanciers!» 44. D'ailleurs, le plus beau compliment que Huysmans puisse faire à un peintre c'est de le comparer à un écrivain qu'il aime. Degas est comparé aux Goncourt (L'Art moderne), l'art de Moreau est rattaché à une Tentation de saint Antoine réécrite par les frères Goncourt et son Hélène lui rappelle Salammbô (L'Art moderne).Pour JorisKarl, Baudelaire et Poe sont les ancêtres de Redon : «(…) Une lecture d'Edgar Poe dont Odilon Redon semblait avoir transposé, dans un art différent, les mirages d'hallucination et les effets de la peur…» et Whistler lui rappelle Verlaine.La liste, certes, n'est pas exhaustive mais révèle cependant cette préoccupation majeure chez lui : mêler ces deux formes d'art, ces deux langages. Il concilie ainsi son goût pour la peinture avec sa passion pour la littérature. «J'ai souvent pensé avec étonnement à la trouée que les impressionnistes et que Flaubert, 15 de Goncourt et Zola ont fait dans l'art. L'école naturaliste a été révélée au public par eux ; l'art a été bouleversé du haut en bas, affranchi du ligotage officiel des écoles. Nous voyons clairement aujourd'hui l'évolution déterminée en littérature et en peinture»45. «(…) je hais de toutes mes forces la plupart des tableaux exhibés aux Salons annuels, je hais la peinture de Bonnat et consorts, je hais ces mystifications de grand art, ces vessies que la lâcheté du public et de la presse finit par faire accepter pour des lanternes…»46. Huysmans s'est toujours senti comme un être en marge: un fonctionnaire à part dans son ministère, un peintre en dehors de la peinture et un écrivain étranger aux écoles. Il fait preuve d'une grande indépendance d'esprit, il n'est bien qu'en dehors de tout groupe, de toute idéologie commune. Trop marginal, il ne peut vivre que hors du monde, «Any where out of the world»47, à l'égal de son héros des Esseintes. Il se joint à l'école naturaliste quand elle est critiquée et dès que ce mouvement s'impose, il s'en écarte pour annoncer le symbolisme, mais sa véritable tendance sera spiritualiste48. Tout ce qui est autorité, institution, artiste reconnu lui est suspect 49. Il déteste par dessus tout ces deux monstres sacrés que sont l'Ecole Normale Supérieure et les BeauxArts. En littérature le Naturalisme, et en peinture l'Impressionnisme s'insurgent aussi contre la prépondérance de ces deux écoles. Est-ce cette haine commune qui les rapproche? Peut-être. En tout cas, Huysmans se joint à Zola, pendant quelques temps du moins, et défend la cause des Impressionnistes à un moment où ceux-ci, parce qu'ils ne s'inscrivent dans aucun cadre préétabli, essuient le refus des Salons. «Ah! plus intéressants sont ces trouble-fête, si honnis et si conspués, les indépendants» (L'Art moderne) L'incompréhension de la critique, le mépris du public, leur faible audience, leur opposition à l'art officiel suscitent sa sympathie. «(…)ceux-là [les indépendants] sont, à peu d'exception près, les seuls qui aient du talent en France, et ce sont justement ceux qui repoussent le contrôle et l'aide de l'Etat»50. alors que : «(…) la médiocrité des gens élevés dans la métairie des Beaux-Arts demeure stationnaire»51. Tout artiste qui va à l'encontre de l'approbation générale retient son intérêt, même s'il n'est pas conforme à ses goûts personnels. Mais dès qu'un mouvement, qu'un artiste même s'il l'a défendu quand il était inconnu, en marge ou méprisé - atteint une certaine notoriété, obtient un certain succès, il lui devient suspect52. Comme son héros des Esseintes, Huysmans n'admet pas la promiscuité dans l'admiration. Son personnage refuse d'accrocher sur ses cimaises les œuvres de Goya, de Rembrandt, œuvres dont il redoute, parce qu'elles sont l'objet d'une admiration universelle, qu'elles n'engendrent des lieux communs, des poncifs extatiques. Huysmans a la même attitude à l'égard de Corot, Millet, Courbet ; s'il parle en termes admiratifs de ces artistes dans ses premiers écrits, autour de 1876, dès que la renommée vient à eux, il les juge avec sévérité. 16 Simplement méfiant à leur endroit, il est sans pitié lorsqu'il s'agit des gloires établies. Dans ses Salons, il accueille élogieusement l'Impressionnisme naissant, déversant sa bile sur un académisme platement bourgeois, «triomphe du poncif habile».Il s'oppose avec force aux traditions, au conformisme.Dès son «Salon de 1879», il s'élève contre les lieux communs de la peinture, comme le fait Cyprien dans En Ménage, il vitupère contre ceux qui, «voulant faire distingué», refusent de faire vivant. Il critique cette peinture mièvre, mignarde de Greuze, ses chairs inconsistantes, «ses délités chromatiques», il n'épargne pas davantage «les chairs fades» d'un Gervex ou les «teints blafards» d'un Bonnat ou d'un Melingue. A ces artistes académiques, il oppose les peintres de la «vraie chair», à ces corps sans vie, comme anémiés, il oppose les «chairs ensoleillées» de Rembrandt dont les Vénus nous dévoilent «l'élastique de leur peau grenue, dans un rayon d'or», le «potelé et la souplesse» des femmes de Caillebotte, le «duveté» de Manet, le «velouté» de Renoir, «véritable peintre des jeunes femmes». Degas est érigé en parangon, alors que ces peintres, si prisés dans les Salons, exécutent des «nus académiques», lui peint de vrais corps : «C'est de la chair déshabillée (…) de la chair saisie par les ablutions et dont la froide grisaille va s'amortir»53. C'est de la chair qui «palpite». Ce que Huysmans exige en peinture, c'est le vrai, c'est un réel souci de la vie contemporaine ; au mannequin figé dans des poses empruntées, il préfère la fille de la rue, la prostituée. Degas a su répondre à cette demande : «Un des premiers, il s'est attaqué aux élégances et aux populaceries féminines, un des premiers, il a osé aborder les lumières factices, les éclats des rampes devant lesquelles braillent, en décolleté, des chanteuses de beuglants, ou s'ébattent, en pirouettant, des danseuses vêtues de gaze. Ici, point de chairs crémeuses ou lisses, point d'épidermes en baudruche et de moire, mais de la vraie chair poudrée de veloutine, de la chair maquillée de théâtre et d'alcôve (…).M.Degas est passé maître dans l'art de rendre (…) la carnation civilisée»54. Huysmans tente de faire réagir ses lecteurs, de leur ouvrir les yeux, il joue les Antigone auprès du public aveugle ou aveuglé : «La peinture de la vie moderne est personnifiée, aux yeux de l'inconscient public, par les toiles de M. Bastien-Lepage et de M.Henri Gervex (…) incapables d'interpréter les scènes de la vie réelle (…). Je ne saurais trop le répéter, toutes ces toiles ne décèlent ni un tempérament, ni un effort quelconque, elles sont le contraire du modernisme»55. Conseillant à ses lecteurs de se détourner de ces tableaux, où les «charnures» des peintres académiques «vacillent comme des plats entamés de tôt-faits», où trônent les «Vénus à la crème» de Cabanel, les «Jésus à la mayonnaise» de Merson, il les invitent à admirer de véritables œuvres, celles des Impressionnistes : «Les indépendants sont décidément les seuls qui aient vraiment osé s'attaquer à l'existence contemporaine, les seuls -qu'ils fassent des danseuses comme M. Degas, de pauvres gens comme M. Raffaëlli, des bourgeois comme Caillebote, des filles comme M. Forain- qui aient donné une vision particulière et très nette du monde qu'ils voulaient peindre»56. Malheureusement -ou heureusement pour lui qui aime tellement être en marge- ses efforts restent vains et le public grégaire : 17 «Incorrigible stupidité des foules! Il y a des peintres qui ont du talent et d'autres qui n'en ont pas -tout est là- un pastel de M. Forain est une œuvre d'art et une huile de M. Tofani (…) n'en est pas une»57. Ces peintres sont les vrais peintres de la vie moderne, non seulement par leurs sujets mais aussi, et surtout, par leurs manières de les traiter, car : «il est bien inutile de choisir des sujets dits plus élevés les uns que les autres, car les sujets ne sont rien par eux mêmes58. Tout dépend de la façon dont ils sont traités ; et il n'en est point d'ailleurs de si licencieux et de si sordides qui ne se purifient au feu de l'art»59. Pour ces sujets nouveaux, Joris-Karl préconise l'utilisation des techniques nouvelles, ou plutôt renouvelées. En effet, si les peintres académiques se cantonnent, pour leurs grandes «croûtes», leurs pauvres «tartines», à l'huile, les Impressionnistes, eux, utilisent l'aquarelle, le pastel… «La vérité est qu'aujourd'hui chacune de ces façons de peindre correspond plus directement à l'une des diverses faces de l'existence contemporaine. L'aquarelle a une spontanéité, une fraîcheur, un piment d'éclat, inaccessibles à l'huile qui serait impuissante à rendre les tons de la lumière, l'épicé des chairs, la captieuse corruption de cette loge de M. Forain, et le pastel a une fleur, un velouté comme une liberté de délicatesse et une grâce mourante que ni l'aquarelle, ni l'huile, ne pourraient atteindre.»60 Cette manière de procéder, ce sens de la nuance, de l'effet recherché est «une preuve d'intelligence, une supériorité artiste, en plus des Indépendants si variés dans leurs méthodes, sur les peintres officiels qui, pour brosser une nature morte, un portrait, un paysage, une scène d'histoire recourent indifféremment au même mécanisme, à la même substance»61. Huysmans apprécie aussi les crayons de couleurs, les lavis, les esquisses, il annonce, par ses goûts, le XXème siècle qui préfèrera la spontanéité d'un travail enlevé, fait de chic, à un tableau léché, appliqué mais laborieux. En précurseur, il perçoit l'importance artistique de l'affiche, genre qui connaîtra son développement pendant le dernier quart du XIXème siècle et son apogée au XXème siècle. Dès L'Art moderne, il avoue préférer les «chromos de Chéret» aux fastidieuses toiles des académistes et, commentant le Salon de 1879, il ajoute qu'il aimerait mieux voir ses affiches tapisser les chambres de l'Exposition plutôt que les «léchotteries» à la Cabanel ou à la Gérome : «je ne puis (…) que conseiller aux gens écœurés, comme moi, par cet insolent déballage de gravures et de toiles, de se débarbouiller les yeux au-dehors par une station prolongée devant ces palissades où éclatent les étonnantes fantaisies de Chéret (…). Il y a mille fois plus de talent dans la plus mince de ces affiches que dans la plupart des tableaux dont j'ai eu le triste avantage de rendre compte»62 Parmi les qualités de cet affichiste, Huysmans note «le sens de la joie… de la joie frénétique et narquoise, comme glacée de la pantomime» (Certains), et son sens de l'observation.De plus, les personnages qu'il fait vivre sur la «taciturne tristesse [des] rues» lui rappellent les créations de Rowlandson, artiste pour qui son estime est grande. On pourrait s'étonner que Huysmans passe sous silence les merveilleuses affiches de Toulouse Lautrec. Mais, ne l'oublions pas, quand il écrit ses articles de critique d'art, ce peintre n'a pas encore produit ses meilleures œuvres. Ses plus belles affiches datent de 18 1900, époque où Huysmans, et ce depuis bientôt dix ans, se désintéresse des créations contemporaines. Si Huysmans clame qu'il faut être moderne, qu'il faut employer des techniques nouvelles, pastel, aquarelle, affiche : «à temps nouveaux, procédés neufs» (L'Art moderne), il dénonce avec force les artistes qui font du faux moderne. Si Baudelaire s'en prenait aux «cuisiniers» de l'art et Zola aux «confiseurs», Huysmans les accuse d'être des «pâtissiers». Tous les trois fustigent ceux qui, croyant aux formules et usant de recettes, accèdent à une gloire factice. Joris-Karl décèle, chez ces derniers, les emprunts faits aux artistes du passé. C'est pour ces raisons que Gérome et Cabanel sont traités de perclus et leur enseignement de pacotille : «(…) Il était élève de Cabanel et de Gérôme, mais ces deux perclus avaient en vain essayé de lui inculquer la pacotille de leurs formules. Il avait au plus vite craché sur ces rapiotages ; il avait fait escale aussi chez les paysagistes en renom. Ils avaient poussé des cris de détresse devant ses théories. Ses vues de barrière (…), ses guinguettes à vices, ses sites souffreteux et râpés l'avaient fait honnir»63. Les «caillettes de Boucher», les «pseudo-Grecs et les simili-Romains» de David ne sont pas davantage épargnés. Cette aversion pour l'imitation du passé est constante chez lui. Dans Les Sœurs Vatard,il expose ses idées par l'intermédiaire de Cyprien : «Les formes irréprochables des tableaux dits de nus (…) l'horripilaient. Les anciens avaient réussi cela mieux qu'on ne le réussirait jamais! Leurs souliers étaient éculés aujourd'hui, il fallait en fabriquer d'autres!»64. Dans le Salon de 1879 il revient sur ce sujet : «J'admire pour ma part les Jan Steen et les Ostade (…) et ma passion pour certains Rembrandt est grande; mais cela ne m'empêche point de déclarer qu'il faut aujourd'hui trouver autre chose». Un an plus tard, dans la version définitive de Sac au dos (1880), époque de son engouement pour l'esthétique naturaliste, il supprime toute allusion admirative à l'art du passé. En Ménage (1881) témoigne de la même préoccupation, Cyprien y exprime une semblable intransigeance : «Ils m'enquiquinent à la fin, tous ces gens qui viennent vous vanter l'abside de NotreDame et le jubé de Saint-Etienne-du-Mont! Ah ça, bien, et la gare du Nord et le nouvel hippodrome, ils n'existent donc pas!»65. Le peintre fustige également ceux qui imitent l'art classique : «(…) dire que des générations entières d'artistes vont acheter les réductions de la Vénus de Milo, une bégueule qui a une tête d'épingle sur un torse de lutteuse de foire.»66. Dans sa rage, il n'épargne personne : «Si tous, tel que nous sommes, nous n'étions pas gangrenés par le Romantisme (…), nous verrions à coup sûr bien d'autres beautés modernes qui nous échappent»67. Huysmans reproche aux académistes de plagier les anciens ou d'essayer de paraître moderne sans heurter le goût du public. Ces peintres, selon lui, manquent d'imagination, d'observation, leur art se bornant à une imitation servile de l'antique, ou de certains prédécesseurs ; il flattent le goût du public, attitude où Huysmans voit le comble de l'abjection. Ce qu'il demande au peintre, c'est au contraire d'user d'«une palette qui lui appartienne, d'un œil qui [soit] à lui» (L'Art moderne). En effet, dans ses 19 Salons de 1879, 80, 81, il exprime toujours deux exigences : l'originalité et la modernité. La modernité consiste à ne pas recommencer plus gauchement les œuvres de maîtres d'autrefois mais à saisir le monde dans lequel on vit, tel qu'il est. Cela est d'abord affaire de couleurs ; Huysmans est coloriste dans l'âme, dans l'œil. S'il exècre les Bonnat, les Carolus Duran et les Bouguereau, c'est avant tout pour l'accablante médiocrité de leur palette ; son éloge de Degas est un éloge de coloriste. «Une loge au pastel, une loge vide touchant à la scène, avec le rouge cerise d'un écran à moitié levé et le fond purpurin plus sombre du papier de tenture; un profil de femme se penche au balcon (…) le ton des joues chauffées par la chaleur de la salle, du sang monté aux pommettes, dont l'incarnat, ardent aux oreilles encore, s'atténue aux tempes, est d'une singulière exactitude dans le coup de lumière qui les frappe»68. Fouaillant les gloires établies, Huysmans sait reconnaître les mérites des nouvelles tendances artistiques, saluant d'emblée ceux qui sont honnis et conspués, les Indépendants -il englobe sous ce terme générique ceux qui se séparent des peintres officiels-, pour avoir su «apporter une méthode nouvelle, une senteur d'art singulière et vraie, [distiller] l'essence de leur temps comme les naturalistes hollandais [ont exprimé] l'arôme du leur»69. Si Joris-Karl est si virulent envers les peintres académiques, c'est à cause de leur manière factice d'exprimer les sujets qu'ils traitent.Qu'ils exécutent des tableaux de genre, des peintures historiques, religieuses ou militaires, le résultat est identique : cela sonne faux. Les officiels mentent quelque thème qu'ils abordent, alors que les Impressionnistes, eux, savent trouver le ton juste, rendre la vérité des corps et des décors dans lesquels ils évoluent. Cette impression de faux, de faux semblant, l'auteur de L'Art moderne l'éprouve avec encore plus d'acuité dans les scènes militaires. Peut-être parce que ce sujet se prête encore plus à l'artifice, au décors de carton-pâte que les autres sujets. En effet, ayant écrit, en 1879, «Le présent Salon est comme celui des années précédentes, la négation effrontée de l'art moderne tel que nous le concevons»70. il ajoute, en 1881, «(…) Si le Salon de 1881 est peut-être plus comique encore que ceux des années précédentes, cela tient à l'invasion du militarisme et de la politique dans l'art»71. A une époque particulièrement chauvine, la France a mal supporté la défaite subie en 1870, ce qui n'empêche pas Huysmans de condamner la peinture militaire comme l'avait fait Baudelaire quelques années auparavant. Dans ses Curiosités esthétiques, à propos de la peinture soldatesque, on pouvait lire en effet : «Je hais cette peinture comme je hais l'armée, la force armée, et tout ce qui traîne des armes bruyantes dans un lieu pacifique»72. Proche du poète qu'il fut un des premiers à célébrer, Huysmans ne l'est pas moins de Baudelaire critique d'art. Il décrit une de ces scènes, Episode de la bataille de Chamigny de M. Detaille, comme : «(…) une rangée de poupées, distribuées par un homme qui a l'habitude de ces sortes de choses (…). Ça ne sent pas la poudre, cette toile-là, ça sent la colle forte et ça sent surtout le chiffon, fraîchement repassé, qui a servi à costumer ces pantins en militaires !»73. 20 A la lecture de ces quelques lignes, on comprend bien la réplique de Degas qui, un jour, voyant passer au galop un cuirassier s'écria : «Encore un qui fuit Detaille!». Huysmans est sans merci pour cette peinture flatteuse mais lénifiante, raffinée mais sans vie.Lui, épieur de l'inconnu, lui, vibrant à l'unisson des novateurs de la ligne, de la forme, de la couleur, lui qui incarne magnifiquement l'art de son temps ne peut que s'insurger contre l'académisme. Le combat qu'il mène dans L'Art moderne est, en bien des cas, le combat d'En Ménage ou des Sœurs Vatard,: c'est celui du Naturalisme et de son corollaire pictural, l'Impressionnisme, contre les gloires établies, contre ces conventions mortifères. Dans cette lutte qu'il livre aux institutions, il est partial et sans pitié. Il répond parfaitement à ce qu'attendait Baudelaire du critique : «Pour être juste, c'est-à-dire pour avoir sa raison d'être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c'est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d'horizons.»74 et RogerMarx disait de lui, dans Un portrait de Huysmans par Raffaëlli : «Pour sa règle, on peut la définir de la sorte : se garder de tout exclusivisme d'école; livrer le combat sans merci aux bastilles académiques, abolir le privilège des réputations faites et surfaites; se hausser au rôle de justicier et rendre à l'originalité méprisée la part de renom usurpée par l'écœurante et banale imitation ; (…) s'arrêter dès qu'une individualité s'atteste, accueillir l'invention qui éclôt, en dégager l'imprévu, en annoncer la chance de viabilité ; et enfin s'exprimer dans une forme voulue, appropriée, qui se varie de manière à ce que toute description devienne une image littéraire illusionnante, à ce que chaque œuvre apparaisse évoquée dans son caractère et dans sa vraisemblance par une prose suggestive, magique»75. Huysmans n'appartient pas vraiment à une école, il est en marge dans le mouvement naturaliste, il fait figure de sous-Zola, M. Charles le classe même parmi les Naturalistes «qui végètent dans les formules du maître en cherchant leur voie». Peut-être cette marginalisation explique-t-elle qu'il a été plus apte à découvrir des peintres qui occupaient dans leur domaine une position analogue à la sienne. En peinture, il s'intéresse à Degas et Cézanne, indépendants dans le mouvement impressionniste, en littérature, il contribue, en abordant Mallarmé et Verlaine dans A Rebours, à sortir les «poètes maudits» de l'obscurité. C'est un rôle de "justicier" qu'il ne cesse de jouer dans le monde des arts, mais l'on ne saurait être justicier sans une certaine partialité, un engagement de l'être tout entier dans l'œuvre. Aussi défend-il les peintres qu'il aime avec force et courage, épousant corps et âme leur cause. Ses textes sur la peinture apparaissent comme une sorte de revanche agressive contre l'édifice des valeurs - idées - reçues. Ne sachant pas dissimuler, il ne peut écrire deux lignes sans que sa personnalité, faite d'absolutisme de monarque et d'un vigoureux refus de la nuance, éclate. De cela il est conscient et se le reproche dans son autobiographie. Son excuse est qu'il veut, qu'il exige du neuf, et celui-ci, il ne le trouve que chez les Impressionnistes. L'école moderne est celle de la subversion, son signe est la couleur. L'indéfini de la tache prime sur la maîtrise de la ligne, elle s'oppose en tout point à l'école académique qui est celle de la soumission, et dont le signe est le trait. A la suite de Duranty et de Théodore Duret, il plaide la cause impressionniste. Même si sa vision est parfois un peu simpliste - il ne comprend pas en effet dans sa totalité leur technique - il se fait leur porte-voix. 21 Pour lui, leurs tentatives se résument en «une vision étonnamment juste de la couleur, un mépris des conventions adoptées depuis des siècles pour rendre tel ou tel effet de la lumière, la recherche du plein air, du ton réel, de la vie en mouvement, le procédé par larges touches des ombres faites par les couleurs complémentaires»76. Sa nature profonde demande «l'orthodoxe méthode des maîtres»77 pratiquée, par exemple, par Caillebotte, peintre mineur dans ce mouvement, mais qui adapte cette méthode «aux exigences du modernisme»78. Malgré ses intuitions, Huysmans est inapte à surmonter certains préjugés, il ne comprend pas certaines audaces, nées pourtant de l'observation. Aussi reproche-t-il aux Impressionnistes : « ce jeu d'artifices qui force l'œil à cligner pour rétablir l'aplomb des êtres et des choses»79. S'il ne comprend pas toute la valeur intrinsèque de la technique impressionniste, il compense du moins cette défaillance par la pénétration inspirée dont il fait preuve dans ses jugements sur l'art contemporain.De plus, au cours des années, des Salons, son jugement s'affine. Il est le premier à avoir la certitude que ces peintres, pour peu qu'ils progressent dans leurs recherches sur la lumière, arriveront à rendre parfaitement le soleil dans sa pleine clarté.Son tempérament entier mais impulsif fait néanmoins qu'il s'impatiente quand il voit que leurs tentatives n'aboutissent pas tout de suite, il s'agace que: «personne ne réussisse encore à recréer la virginité indispensable à la vue»80. Il leur prodigue alors des conseils, leur montre la route qu'il voudrait leur voir suivre, il les oriente dans le sens du grand jour. Témoin déçu de ces premiers échecs, il suit avec inquiétude leurs recherches et finit par «hurler de rage» dans ce «préau de fous», alors, avec l'outrance qui le caractérise, il démolit leurs œuvres, les accuse d'être insanes, «incurables» : «ces irisations, ces reflets, ces vapeurs, ces poudroiements se changeaient sur leurs toiles en une boue de craie, hachée de bleu rude, de lilas criards, d'orange hargneux, de cruel rouge (…). Ajoutez maintenant à l'insuffisance du talent, à la maladroite brutalité du faire, la maladie rapidement amenée par la tension de l'œil (…) et vous aurez l'explication des touchantes folies qui s'étalèrent lors des premières expositions chez Nadar et chez Durand-Ruel. L'étude de ces œuvres relevait surtout de la physiologie et de la médecine»81. Même s'il s'emporte, s'il devient injuste et parfois frise le ridicule -expliquer la vision des Impressionnistes par une maladie de l'œil semble aussi stupide que d'attribuer la représentation déformée des corps chez le Gréco à un astigmatisme- il reste cependant conscient de l'importance de ce mouvement dans l'art, de sa modernité82. «Si déplorable qu'ai été, au point de vue de l'art, le sort des incurables, il faut bien dire qu'ils ont déterminé le mouvement actuel»83. C'est pourquoi, dès que leurs recherches commencent à aboutir, il les soutient de nouveau, il applaudit, avec bonheur, à leurs succès. Renoir est le premier, pour Huysmans, à avoir réussi. Sa petite fille assise (Salon officiel de 1881), «charmante (…) est peinte avec une fleur de coloris telle qu'il faut remonter aux anciens peintres de l'école anglaise pour en trouver une qui approche [il a su] baigner ses figures dans de la vraie lumière et il faut voir quelles adorables nuances, quelles fines irisations sont écloses sur sa toile!». L'année suivante, Femme à l'éventail confirmant le talent du peintre, Huysmans le loue en ces termes : 22 «Epris, comme Turner, des mirages de la lumière (…) il est parvenu - en 1882 - à les fixer. Il est le vrai peintre des jeunes femmes dont il rend dans cette gaieté de soleil la fleur de l'épiderme, le velouté de la chair, le nacré de l'œil, l'élégance de la parure»84 Au même moment le talent de Pissarro se révèle. Ce «puissant coloriste», avec son Soleil couchant sur la plaine du chou(1881), réalise «en plein la formule impressionniste»(p. 257). Monet, lui aussi, triomphe, il sort «victorieux de la terrible lutte»(p. 293), son œil enfin guéri «saisit avec une surprenante fidélité tous les phénomènes de la lumière»(p. 293). Huysmans ravi constate que «les problèmes si ardus de la lumière dans la peinture se sont enfin débrouillés»(p. 293). Malgré quelques dissensions ou plutôt certaines incompréhensions, il a donc suivi pas à pas leur marche vers la lumière. Il a contribué à démolir les réputations établies, à dénoncer les conformismes, à mettre en lumière les artistes novateurs qui, solidaires du Naturalisme et de l'Impressionnisme, mouvements d'opposition, peuvent être dits hérétiques. Huysmans, en littérature et peut-être même encore davantage en peinture, s'affirme comme le héraut de l'art moderne. Encore ne faut-il pas oublier que Baudelaire, un de ses maîtres à penser, l'a précédé.Le premier celui-ci s'est battu pour la «modernité», pour Constantin Guys qui à ses yeux l'incarnait si bien, tant cet artiste aux vigoureux croquis sut restituer la vie sous le Second Empire. En effet, pour le poète la modernité était le «(…) transitoire, [le] fugitif, de la moitié de l'art dont l'autre moitié [était] l'éternel, l'immuable»85 Duret, quelques années plus tard, reprend le même thème: «l'art ne doit point s'isoler de la vie (…), entendu ainsi, il embrasse toutes les manifestations de la vie, tout ce que contient la nature»86. C'est de Monet, de Sisley, de Renoir et de Berthe Morisot que le critique attend cette réussite. Huysmans aussi espère que les peintres arriveront à rendre la vie qui grouille autour d'eux. Il brandit bien haut le drapeau de la modernité, demandant à Degas, Forain, Raffaëlli, Caillebotte d'illustrer son esthétique moderniste qu'il défend dans L'Art moderne et dont il donne un exemple avec ces Croquis parisiens. Mais n'est pas moderne qui veut, il ne suffit pas pour l'être de reproduire des scènes de la vie parisienne, certains quartiers populaires, des filles de joie. Encore faut-il être sincère et perspicace, rendre l'esprit des choses, des êtres, être artiste et non modiste. «Non le peintre moderne n 'est pas seulement un excellent "couturier", comme le sont malheureusement la plupart de ceux qui, sous prétextede modernité, enveloppent un mannequin de soies variées»87. Ne sont pas modernes, par exemple, les Bastien Lepage qui habillent leurs modèles en «(…) gentils haillons fabriqués par un costumier de théâtre»88. Ne sont pas modernes non plus : «(…) la demoiselle et la fille [qui] ne sont pas prises sur le fait, mais sont amenées à cent sous la séance, dans l'atelier, pour revêtir les susdites robes et représenter la vie moderne»89. Huysmans, au début de son chapitre V du Salon de 1879 cite Fromentin : « (…) il faut peindre son temps, je le sais, mais il faut rendre, avec les aspects matériels, le décor, les personnages, et surtout il faut rendre les mœurs, les sentiments avant les costumes et les accessoires. Ces choses-là ne jouent qu'un rôle secondaires»90. 23 Il se réfère à l'auteur des Peintres d'autrefois, non à cause d'une quelconque influence qu'il aurait pu exercer sur lui, mais parce que ces propos corroborent ses propres pensées. Ces idées, émises par l'écrivain-peintre, témoignent des préoccupations du nouveau mouvement littéraire et pictural. Maintenant, il ne s'agit plus de rendre l'apparence des choses mais leur essence, l'aspect extérieur du personnage mais son être intime. Et si Fromentin se plaint que: «(…) la vie! la vie! le monde est là, il rit, il crie, souffre, s'amuse et on ne le rend pas»91. Huysmans, lui, peut se réjouir d'avoir trouvé l'artiste, les artistes qui sauront saisir cette vie. Cet art de saisir et de rendre le tempérament, il le découvre d'abord chez Degas. Ce peintre s'est intéressé aux multiples facettes de la vie parisienne, à ses lieux, les théâtres, les champs de courses, les salles de danse, à sa faune, les blanchisseuses, les prostituées, les chanteuses, et il l'a fait avec beaucoup d'originalité et de talent; Huysmans lui vouera une constante admiration92. En effet, il est bien au dessus des autres artistes que l'auteur de L'Art moderne considère aussi comme des grands peintres de la modernité: Caillebotte, Forain et Raffaëlli. Caillebotte à cause de l'excellence de sa lumière, de son éxécution d'une sobriété toute classique et de sa manière habile de rendre les personnages - plus particulièrement les bourgeois - est préféré à Monet. Forain93 est considéré comme le peintre par excellence de la fille moderne. Et enfin Raffaëlli, pour Huysmans, découvre de nouveaux aspects de la modernité, il nous fait pénétrer au cœur même de la vie du bas peuple, loin de l'existence tourbillonnante des danseuses (Degas), de l'agitation des filles (Forain) et de la médiocrité d'esprit bourgeois (Caillebotte). Comme il a été le porte drapeau de la modernité en défendant les Impressionnistes dans L'Art Moderne, Huysmans va arborer, avec autant de conviction, l'étendard du fantastique en défendant les symbolistes dans Certains. Cet ouvrage reflète le mouvement artistique entre 1885 et 1890 mais surtout, témoigne de la fascination qu'exercent à cette époque les œuvres de Whistler, Rops, Redon et Moreau sur lui. Ces artistes lui fournissent l'occasion de revenir sur Jan Luyken, graveur hollandais du XVIIIème siècle, précurseur en quelque sorte du symbolisme. Dans l'œuvre de ce visionnaire, Huysmans choisit de préférence les scènes de souffrance où la pauvre humanité mutilée se tord dans l'angoisse, ou meurt atrocement comme dans la Saint Barthélemy. Son univers menaçant réduit l'homme à ses petites dimensions, à sa triste et ridicule condition d'humain : «(…) il a su trouver un accent particulier, renouveler, faire siennes des poses exactes et connues, les bras levés dans un moment de détresse au ciel, les têtes gémissantes cachées dans les mains, le lancé, le galop des corps qui se démènent et courent…»94. Huysmans relègue au second plan les qualités purement techniques des gravures de Luyken pour ne s'intéresser qu'aux sensations qu'elles procurent au spectateur; ces œuvres valent par le trouble qu'elles lui communiquent. Cette attitude est assez générale. Dans Certains, Whistler, de même, suscite chez le critique un émoi encore plus confus, le Portrait de ma mère, aux harmonies de gris et de noirs, le transporte dans un monde supra-terrestre. Les «horizons voilés»(Certains, p. 64) des Harmonies sont les frontières de l'au-delà. Tous ces paysages sont des «paysages de songe»(p. 60) qui rappellent à l'auteur les «rêves fluides que détermine l'opium»(p. 61) évoqués dans les songes de Quincey et «l'extra-lucide»(p. 65), poésie de Verlaine : «M. Verlaine est évidemment allé aux confins de la poésie, là où elle s'évapore complètement et où l'art du musicien commence. M. Whistler, dans ses harmonies de 24 nuances, passe presque la frontière de la peinture; il entre dans le pays des lettres, et s'avance sur les mélancoliques rives où les pâles fleurs de M. Verlaine poussent»95. Profonds, incompréhensibles, fantomatiques, ses personnages «semblent reculer, vouloir s'enfoncer dans le mur avec leurs yeux énigmatiques et leur bouche d'un rouge glacé de goule»(p.64).Dans cette peinture tout est étrange : «La figure, l'attitude, la physionomie, la couleur sont étranges. C'est tout à la fois simple et fantastique»96. Si Huysmans trouve à satisfaire son goût de l'étrange dans les violences de Luyken, les femmes énigmatiques de Whistler, son exaltation s'accroît encore au contact de l'œuvre de Rops : «(…) la vue d'une œuvre érotique, faite par un artiste d'un vrai talent, m'induit à d'obscures descentes dans des fonds d'âmes»97. Cet artiste belge, qui avait illustré les Epaves de Baudelaire, est très apprécié par le poète98, «ce tant bizarre» peintre a une vision subtile et personnelle de la femme. Pour Huysmans, son art atteindra son apogée autour des années 1880, dans la série des Sataniques qui le situe dans le sillage de Baudelaire et de Barbey d'Aurevilly. De telles œuvres, où la femme apparaît comme maléfique, comblent les vœux de Huysmans, selon qui Rops crée un type de femme : «(…) ce type de la buveuse d'absinthe qui, désabrutie et à jeun, devient encore plus menaçante et plus vorace, avec sa face glacée et vide, canaille et dure, avec ses yeux limpides, au regard fixe et cruel des tribades, avec sa bouche un peu grande, fendue droite, son nez régulier et court»99. Ces «démones nouvelles», ces damnées permettent à Huysmans de pénétrer le surnaturel de la perversité (deux ans plus tard Joris-Karl publiera Là-bas, sa propre exploration de l'au-delà du mal). Le satanisme de Rops est selon lui une manière d'assumer le Mal. En effet, l'angélisme en cette fin de siècle n'est pas de mise, ce qui explique le peu d'indulgence du critique de Certains pour les figures éthérées de Puvis de Chavannes : «M.Puvis de Chavannes n'a rien su créer. Il ne s'est pas abstenu des tricheries académiques, des vénérables dols ; il a détroussé les primitifs italiens, les pastichant même d'une façon absolue, parfois là où les gens du Moyen Age étaient croyants et naïfs, il a apporté la singerie de la foi…»100 Le satanisme de Rops a pour Huysmans le mérite d'être à la fois théologique et onirique(Certains)101. Son satan habite les vieux songes et les cauchemars modernes. Il est l'antique Rival et le toujours actuel tentateur comme il sera, dans Là-bas, le «tuteur des stridentes névroses», la «Tour de plomb des hystéries» invoqué par le pseudo chanoine Docre. Plus que Satan et le satanisme, c'est l'hystérie du satanisme, l'hystérie de ce suppôt de Satan qu'est la femme, que Rops se plaît à représenter. Si le Rops réaliste des années 70, proche de Degas s'intéressait à la fille, à la parisienne, celui des années 80 reste un peintre de la femme mais celle-ci est devenue l'incarnation suprême du Mal. Son but, nous rapportent les Goncourt, était de décrire la «cruauté de la femme moderne (…) son mauvais vouloir contre l'homme»102. Dans le roman des Goncourt Manette Salomon (1867), Huysmans aimait le destin du peintre Coriolis, graduellement annihilé par la féroce cupidité de M.Salomon. La misogynie de Rops trouvait écho chez Huysmans, qui écrit de la femme qu' 25 «elle est en somme le grand vase des iniquités et des crimes, le charnier des misères et des hontes, la véritable introductrice des ambassades déléguées de nos âmes par tous les vices»103. Rops a eu: «une éducation toute littéraire», et son œuvre est littéraire aussi. Comme les écrivains de la deuxième moitié du XIXème siècle, le graveur est fasciné par la figure de la mort dont le "sentiment baudelairien" (…) semble la dernière expression de l'art catholique, chez les modernes»104. A l'heure où Huysmans écrit, où Rops dessine Satan, toute une esthétique littéraire et graphique exalte celui qui est l'envers de Dieu. Les artistes s'intéressent à cet érotisme satanique, omniprésent chez Rops: Delacroix dans La mort de Sardanapale avait uni la volupté au crime, Baudelaire, ami et défenseur du peintre, dans Une martyre mêle étroitement l'amour et la mort: «L'homme vindicatif que tu n'as pu vivante malgré tant d'amour assouvir Combla-t-il sur la chair, inerte et complaisante L'immensité de son désir»105. Chez Baudelaire et Delacroix, les thèmes de la volupté et du mal trouvent leur exutoire dans le satanisme. Goya l'avait déjà fait dans Les Caprices: «Goya, cauchemar, plein de choses inconnues (…) pour tenter les démons ajustant bien leurs bras»106. L'œuvre de Rops est donc étroitement liée aux thèmes livresques de son époque et au goût de son temps.Si Huysmans décide de s'attarder longuement sur ses œuvres érotiques et sataniques -Rops occupe la plus grande place dans Certains, prenant le pas sur des artistes dont le génie a bouleversé la peinture comme Cézanne ou Degas- c'est parce que ces gravures correspondent aux préoccupations du moment plutôt que pour leur valeur intrinsèque. Huysmans voit en Rops une représentation crédible du Mal, sans doute parce-qu'il se trouve lui-même alors entre le Bien et le Mal107, dans les limbes de la conversion. Parlant de Rops satanique, c' est de lui même que parle Huysmans, ce qui explique peut-être qu' il ne voit pas le côté anecdotique, emprunté, convenu de l'œuvre, à la différence de Félicien Champsaur qui jugeait l'artiste comme «un satyre mondain».Mais Huysmans finira par se détourner de Rops -qu'il renie totalement dans sa correspondance106- son œuvre n'est qu'une étape dans l'itinéraire de Huysmans, celle de sa «coquetterie» avec Satan. Son engouement pour Redon est plus fondé, même si, là encore, il reviendra par la suite sur son jugement109 .Il est d'ailleurs, avec Léon Hennique, à l'origine de son succès: «(…) le premier encore, il [H] a expliqué et lancé Odilon Redon. Quel est le critique d'art actuel qui est doué de ce flair aigu et de cette compréhension de l'art, dans ses manifestations les plus diverses…»110 Huysmans découvre Redon lors de ses expositions de fusains et de lithographies, en 1881 dans les locaux de rédaction de La vie moderne et, en 1882, dans ceux du Gaulois. En effet, cet artiste en marge du monde artistique, dépourvu du soutien d'un marchand, s'adresse à la presse et aux critiques comme à des instances de consécration jouant désormais un rôle décisif. Il publie des albums de lithographies, en 1879, Dans le rêve, en 1882,A A.E. Poe, en 1885, Les origines, Hommage à Goya111 et La nuit, en 1888, La tentation de 26 saint Antoine et en 1889, A.G. Flaubert, et organise deux expositions dans des locaux de rédaction de périodiques parisiens. C'est à cette époque que Huysmans a la révélation de ce graveur encore inconnu. Il découvre en lui un tenant de la peinture fantastique où «le cauchemar [est] transporté dans l'art», où de «somnambulesques figures ayant une vague parenté avec celles de G. Moreau»112 représentent les rêves de l'épouvante dans un décor engendrant le sentiment du mystère et de l'étrange. Dans l'appendice de L'Art Moderne, il ajoute: «(…) il y avait là des planches agitées, des visions hallucinées, inconcevables, (…) des fusains partaient plus avant encore dans l'effroi des rêves tourmentés par la congestion (…) avec lui nous aimons à perdre pied et à voguer dans le rêve à cent mille lieues de toutes les écoles antiques et modernes de peintures»113. Dans L' Art moderne, il considère Redon comme ferait un amateur amusé de nouveauté, il lui trouve «quelque chose» d'original qui rompt avec la monotonie des éternels déjà vus. Il le voit comme un «singulier artiste» aux «bizarres talents».En 1884, Redon a une toute autre importance dans l'œuvre de Huysmans. Il confirme l'accueil qu'il avait fait aux «apparitions inconcevables» de Redon, trois ans auparavant, en les situant dans A Rebours, à côté de l'Apparition, de la Salomé et plus précisément de la Comédie de la mort de Bresdin114, parmi les achats imaginés par des Esseintes pour parer sa solitude «Ces dessins, dit-il, étaient en dehors de tout; ils sautaient, pour la plupart, par dessus les bornes de la peinture, innovaient un fantastique très spécial, tels ces visages, mangés par des yeux immenses, par des yeux fous, tels de ces corps grandis outre mesure et déformés comme au travers d'une carafe, évoquaient dans la mémoire de des Esseintes des souvenirs de fièvre thyphoide, des souvenirs restés quand même des nuits brûlantes, des affreuses visions de son enfance»115 . En effet, plus que les pages de critique d'art, ce sont celles d'A Rebours qui ont contribué à révèler Redon; son art visionnaire inaugure «un art fantastique de maladie et de délire», par la dilatation du regard, l'accroissement et l'altération des formes humaines, il rappelle à des Esseintes des cauchemars ressuscités de l'enfance.Il s'attache aux caractères proprement monstrueux de certaines des créations du peintre.Il rattache de manière très significative le malaise ou l'effroi qu'elles provoquent à une régression délirante vers les origines de l'humanité, prenant appui sur des bases scientifiques.Dans l'album Les origines, des Esseintes est frappé par des planches dont les sujets semblent «empruntés au cauchemar de la science, remontés aux temps préhistoriques; [où] une flore monstrueuse s'épanouissait sur les roches; partout (…) des personnages dont le type simien (…) rappelaient la tête ancestrale»116. Huysmans décrit ces dessins en termes scientifiques; lui qui méprise tant l'esprit scientifique et positiviste de son époque, n'échappe cependant pas à la fascination des sciences. En effet il n'est pas le seul à être passionné par ce domaine, un des premiers articles du crédo naturaliste, dont Taine en est un peu le théoricien, peut se formuler ainsi: la littérature et l'art doivent procéder comme la science. La géologie fascine ses contemporains; ils apprennent chez Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, Darwin, comment apparaissent et évoluent les espèces. La préhistoire relie à ces lointaines origines notre récente humanité. Les intellectuels ,qu'ils soient philosophes, historiens ou écrivains prétendent alors expliquer les événements par des phénomènes quasi mesurables, sociaux, économiques, voire même physiologiques. Huysmans ne va pas si loin, 27 l'influence des sciences est, chez lui ,plutôt "stylistique", comme Proust, dans A la recherche du temps perdu, il emprunte ses comparaisons au domaine géologique.La géologie et la biologie dans leur effort pour recréer les monstres et les paysages des ères révolues font appel à l'imagination.Le monstre ne fait désormais plus partie des détails, de l'anecdote, il est le sujet même. L'art de Redon, créé de toutes pièces, est un monde onirique où les êtres et les choses sont gouvernés par un sombre destin. Les personnages défigurés avec des «yeux effroyables, agrandis et travaillés par la chirurgie, des yeux ronds avec une pupille emmanchée ainsi qu'un moyeu, au milieu d'une roue» 117 symbolisent l'intensité de la souffrance. En effet, le texte le plus important que Huysmans ait consacré à cet artiste, et aussi le plus négligé, est l'article paru en février 1885, «le nouvel album d'O.Redon», publié dans La Revue indépendante. Il sera introduit l'année suivante dans la deuxième édition des Croquis Parisiens sous le titre de «Cauchemar».Dans son évocation de l'Hommage à Goya, il analyse certaines planches, puis s'interroge sur le sens, le travail du graveur.Selon lui, la vision de Redon est orientée vers l'exploration d'un passé mythique que l'artiste imagin e à l'aide de ses rêves personnels et elle tend à la création d'un monde fantasmagorique 118 destiné à satisfaire «le plaisir de quelques aristocrates» dont des Esseintes est le prototype.Cette suite sera également commentée par Mallarmé dans une lettre à Redon du 2 février 1885 119. Cette idée que la vie est en ses origines monstrueuse, développée dans A Rebours et les Croquis Parisiens, sera reprise avec beaucoup de force en 1889 dans Certains où Redon figure dans le chapitre intitulé «le monstre». Il est le seul peintre qui, dans la seconde moitié du XIX ème siècle, soit «épris du fantastique» et capable de créer un univers de monstres en: «(…) [empruntant] au monde onduleux et fluent, aux districts des imperceptibles agrandis par les projections et plus terrifiants alors que les fauves exagérés des vieux maîtres, le prodigieux effroi de leurs grouillements»120. C'est à quelques lithographies de La tentation de saint Antoine de 1888 que Huysmans emprunte les modèles de cette faune. Citant Redon dans «Les monstres», il se réfère exclusivement à deux albums: Les origines et La Tentation de saint Antoine. Pour le second, l'artiste s'est bien gardé de suivre fidèlement le texte de Flaubert, de situer l'action dans un décor précis et de particulariser le visage du saint. Prenant un mot ou une phrase du livre comme prétexte, il évoque les visions intérieures de l'ermite et ses propres cauchemars. Il demande au dialogue de l'écrivain 121 des stimulants comparables à ceux qu'il avait puisés déjà, ou qu'il découvrira dans ses propres pensées, en composant Rêve, Des Origines ou Songe, ou lorsqu'il illustrera Poe, Goya, Baudelaire ou Mallarmé. Cet album obtient un grand succès auprès des écrivains 122. Huysmans, par le truchement d'Odilon Redon, se trouve de très grandes affinités avec Flaubert. Selon lui, l'œuvre de l'ermite de Croisset est un prétexte pour Redon: «il a cherché la traduction de cette phrase de Flaubert dans La Tentation de saint Antoine: "Et toutes sortes de bêtes effroyables surgissent"»(Certains), et le critique poursuit un peu plus loin: «Dans l'un [La tentation], il a semé la gésine du monde de monades volantes, de têtards en poussée, d'êtres amorphes, de disques minuscules où s'ébauchent des embryons de paupières, des trous incertains de bouches. Dans l'autre [Les origines] (…) il a (…) roulé sur 28 une colonne basse le corps d'une mince larve dont la tête de femme se pose à la place que doit occuper le chapiteau sur la plate-forme». Le propre de Redon est en effet de recréer le monstre par l'amalgame de la face humaine au monde larvaire, selon une tradition qui remonte aux anciennes mythologies. Bien qu'il conçoive sa représentation en fonction d'une «structure toute moderne», il rejoint par les qualités de son style et ses facultés de croyance l'art du Moyen Age: «(…) La chaîne ininterrompue depuis la Renaissance des Bestiaires fantastiques, des Voyants épris du monstre» (Certains). Huysmans a compris que Redon était un voyant de la nature, soucieux de rendre un imaginaire du cauchemar, de l'angoisse selon une conception mythique de l'univers, replongé dans le temps et l'espace des commencements. Malgré les tentatives de Redon, le monstre n'existe plus, selon Huysmans, à l'époque contemporaine. Depuis cette rupture entre l'Art et l'Idéologie régnante, on assiste à une combinatoire monotone qui n'est pas inépuisable et dont la répétition souligne le caractère factice. Il regrette que l'imagination enfantée par l'artiste moderne ne naisse plus de la tradition du symbolisme chrétien et du «naturalisme mystique», mais soit issu des recherches et des spéculations des sciences de la nature. Les monstres du graveur, coupés du sens du sacré, sont engendrés par les fantasmes que les sciences suggèrent à l'homme: «Seulement la grande science de la symbolique religieuse n'est plus. Dans le domaine du Rêve, l'art demeure seul en ces temps dont les faims d'âme sont suffisamment assouvies par l'ingestion des théories de Moritz Wagner et de Darwin» Le monde dans lequel ils évoluent est un univers onirique composé à partir des ressources de la biologie, de l'ethnographie et des théories évolutionnistes. Dans Certains, Huysmans apparaît comme le JacquesMarles d'En Rade(1886-87), en proie aux cauchemars qui le torturent et le plongent dans l'extase, mais surtout préfigure le Durtal de Là-bas (1891), fasciné par le démoniaque sous toutes ses formes, il porte de même en lui le Durtal d'En Route(1895), préoccupé uniquement - ou presque - par Dieu. On se rend compte qu'à chaque étape de l'itinéraire de Huysmans correspond un peintre ou un tableau, que la peinture soit l'illustration parfaite et concise de cette étape, ou la cause même de l'évolution. Son itinéraire intellectuel, spirituel et artistique va des peintres flamands (Le Drageoir aux épices) aux peintres réalistes et impressionnistes (Marthe, Les Sœurs Vatard, L'Art moderne) pour passer ensuite avec A Rebours, roman charnière dominé par GustaveMoreau, à la peinture de Grünewald (Là-bas) et aux primitifs italiens et flamands des romans catholiques.Cette dernière étape sera décisive.Il ne s'intéressera plus vraiment à la peinture, délaissant «l'art pour l'art» il se consacrera à un art religieux à base de morale. «(...) Il rentre chez lui, le soir, dans le logement qu'il occupe sur la rive gauche, rue de Sèvres (...)aux murs des aquarelles impressionnistes, chantant une superbe chanson rouge et or, signées Forain,un admirable dessin d'Odilon Redon, un des plus beaux que j'aie vus , des gravures de Jan Luyken, de Bresdin et de Piranèse; dans un vieux cadre en bois sculpté, aux ors pâlis et fatigués, un inestimable Albert Dürer, puis encore l'eau forte de Bracquemond: Jules de Goncourt, des natures mortes impressionnistes, une vue de banlieue, mélancolique et grandiose de Raffaëlli...» Jules Drestrée L'Artiste de Bruxelles repris dans Lettres inédites à Jules Destrée Juillet 1887 29 «C'est un lettré, un délicat des plus raffinés dans sa confortable thébaïde, il cherche à remplacer les monotones ennuis de la nature par l'artifice, il se complaît dans les auteurs de l'exquise et pénétrante décadence romaine(...) en langue française, il raffole de Pöe, de Baudelaire, de la deuxième partie de la Faustin. Vous voyez cela d'ici.» Huysmans Lettre à Mallarmé du 27 oct 1882. cité par Fernande Zayed. P 417 A Rebours est un tournant,ou plutôt un carrefour dans l'œuvre et la vie de Huysmans. Si son existence pouvait être comparée à un triptyque, ce livre en serait la partie centrale123,la charnière autour de laquelle s'articulent deux panneaux. D'un côté Degas, la société profane, de l'autre Grünewald, la société religieuse et au centre Moreau, la société décadente. Dans cette œuvre, l' écrivain se fait le héraut d' un mouvement artistique et littéraire qui s'oppose directement à l'Impressionnisme et au Naturalisme. Le titre même indique la volonté de l'auteur de s'éloigner de son époque.Le mouvement à rebours est un processus de solitude, de repli sur soi, de narcissisme, d'unicité124. C'est peut-être ce que Huysmans a de plus baudelairien, si l'on suit l'opposition que fait le poète entre le«vouloir être deux», le couple, l'amour, la prostitution et le «vouloir être un», l'artiste, le génie, le dandy. En effet, avec des Esseintes, Huysmans change de palette, il modifie sa manière de concevoir son héros; il le situe dès le début dans l'exceptionnel, l'unique, l'exclusif. Avant, ses personnages étaient des«types», des genres, des classes de la société, Marthe la prostituée, Céline l'ouvrière, Jeanne la midinette, Berthe la bourgeoise, l'oncle Antoine et la tante Norine les paysans et Desableau le fonctionnaire. Avec eux il généralisait, avec des Esseintes il singularise, et ce en réaction contre le Naturalisme qui, «se confinant dans la peinture de l'existence commune», s'efforçait, «sous prétexte de faire vivant », de «créer des êtres qui fussent aussi semblables que possible à la bonne moyenne des gens». Or, Huysmans est revenu du Naturalisme orthodoxe qui aboutissait à une «impasse»; son héros, quoique noble, ne représente pas la noblesse. Des Esseintes, voué dès le premier âge aux arts, ou plus exactement aux délectations esthétiques, est un homme raffiné jusqu'à l'extrême limite de la quintessence; ayant horreur de la banalité, il est original jusqu'à la singularité la plus absolue. Etre unique mais pas imaginaire, artificiel mais pas irréel, c'est un esthète décadent que le monde ne satisfait pas. Repoussant, à des degrés différents, tout ce qui est «normal», il refuse d' accepter l'art et l'amour traditionnels. Méprisant la femme, il recherche dans les anomalies et les perversions sexuelles l'assouvissement de ses désirs perturbés. Les arts plastiques, encore trop réalistes, ne le satisfont pas, il crée des arts nouveaux qui violentent la nature et s'adressent directement aux sens; fleurs rares et monstrueuses envahissent sa serre, véritable musée végétal. Avec «l'orgue à bouche», il compose pour son palais d'exquises symphonies; tous les sens en éveil, il invente une nouvelle esthétique, celle de l'artifice . Artefact de tous les artefacts, «ce poignant artificiel» enchante Mallarmé qui, à la réception d' A Rebours, écrit dans une lettre du 18 mai 1884 à Huysmans: 30 «(...)rien n'y manque, parfum, musique, liqueurs et les livres vieux ou presque futurs; et ces fleurs, vision absolue de tout ce que peut à un individu placé devant la jouissance barbare ou moderne, ouvrir de paradis la sensation seule.» Mallarmé lui consacrera même, peu de temps après, un poème: Prose (pour des Esseintes). Même si la peinture de chevalet n'a pas la première place (elle est mise sur le même plan que les arts décoratifs et jugée inférieure aux arts nouveaux qu'invente des Esseintes), elle joue cependant un rôle important. En effet, la peinture antimoderniste et antinaturaliste de Gustave Moreau, qui représente la «décadence», avec sa névrose, ses hantises, ses perversités, son désespoir, son enchantement, ses hallucinations, est recherchée avec avidité par le héros car elle l'arrache au temps et au milieu dans lesquels il vit et qu'il ne peut supporter. En revanche, les Impressionnistes, pour lesquels Huysmans s'était passionné, sont rejetés car ils représentent la plate nature. Le choix des tableaux de Moreau au détriment de ceux de Degas est expliqué dans le chapitre V de A Rebours par la réclusion de des Esseintes: «Après s'être désintéressé de l' existence contemporaine (c'est à dire aussi de Degas), il avait résolu de ne pas introduire dans sa cellule des larves de répugnances ou de regrets»126. Cette phrase est l'écho de celles qui, dans L'Art moderne, présentent Moreau comme un ermite, un « païen mystique(...)qui pouvait s' abstraire assez du monde pour voir en plein Paris resplendir les cruelles visions, les féeriques apothéoses des autres âges»127. Le peintre est l'âme sœur de des Esseintes, tous les deux pratiquent la claustration, propre à tous les créateurs selon Huysmans, qui permet l'éclosion d' hallucinations splendides. Si dans le livre définitif Moreau reste seul en piste, dans le manuscrit, Huysmans avait prêté à des Esseintes sa double attirance pour Degas et Moreau, même si, au début du chapitre V, il renonçait aux toiles de l'impressionniste: «Après avoir été l'un des plus fervents adeptes du modernisme en peinture, ses goûts avaient peu à peu changé(...) Aussi avait-il renoncé aux danseuses qu' il possédait de Degas, le peintre de la vie moderne; maintenant il voulait une peinture paraffinée comme la sienne mais baignant dans la corruption antique loin de nos moeurs, loin de nos jours»128. Il préfère aux danseuses réelles et populaires de Degas, les danseuses irréelles et mythiques de Moreau, mais la Salomé de prédilection de des Esseintes reste l'aquarelle, c'est à dire une Salomé qui n'est plus «déité» mais «vraiment fille», et même «histrionne». L'écrivain voit de la vulgarité là où Moreau a mis du symbolisme et de la préciosité. Mais cette vision lui permet de réaliser sa double postulation: «(...)au fond je suis pour l'art de la réalité; et si j'ai lancé Raffaëlli [Degas] en peinture, j'en ai fait autant pour son antipode Odilon Redon [Moreau]. Tout cela n'est pas bien clair»129 Ainsi Salomé rejoint la modernité de Degas130 et annonce Vanda, la prostituée juive du chapitre VI et «Miss Urania », la saltimbanque au «sourire fixe» du chapitre IX, toutes les deux maîtresses de des Esseintes. Une fois encore donc, même si, dans A Rebours, il le fait de manière implicite, il concilie son amour pour les deux peintres. En effet, ces artistes sont, dans les commentaires de l'écrivain, souvent mis en parallèle, voire couplés. Tout d'abord, et c'est 31 extrèmement rare, ils n'ont jamais connu d'éclipse dans l'admiration qu' il leur porte; de plus, l'auteur de L'Art moderne en parle souvent en termes identiques. Il écrit en 1880 de Degas: «Un peintre de la vie moderne était né, et un peintre qui ne dérivait de personne»; sa peinture est comparée à «la langue nouvelle» des Goncourt, car «elle ne peut avoir son équivalent qu'en littérature»131.Quelques pages plus loin, il parle de Moreau; lui aussi n'a d'analogie qu'en littérature, il le compare à une Tentation de Flaubert écrite par les Goncourt; il reprend des passages de cet article dans A Rebours quand il présente Moreau comme un peintre «qui ne [dérive] de personne (...) sans ascendant véritable, sans descendants possibles»132. Quelques années plus tard, il rêve d'un musée moderne où les Salomé de Moreau côtoieraient les danseuses de Degas, et enfin, en 1897, il déplore dans une lettre à Prins: «(...) le temps où il y avait des Degas, des Moreau...»133.Ces deux artistes sont, dans l'œuvre de Huysmans, intimement liés, même, et peut-être surtout, s' ils sont aux antipodes l'un de l'autre: peintre de la modernité, peintre du rêve, ils représentent les deux aspects de l'écrivain. Aussi pouvons-nous nous étonner que seul Moreau demeure dans A Rebours, mais les variantes dans le manuscrit font penser que le choix établi par des Esseintes vise plus à présenter un catalogue d'artistes étranges qu' à mettre en valeur les goûts propres de Huysmans. De plus, Moreau se prête mieux aux déductions que l'auteur veut tirer de la peinture; peintre de l'artifice, peintre littéraire, son art sort de la peinture, il la dépasse. .Ainsi le jugement de Huysmans n'est-il plus celui du critique mais celui du romancier. Il choisit alors les tableaux en fonction de ce que lui, écrivain, peut en dire. Salomé, par exemple, est une «mine de phrases», car cette toile nourrit les fantasmes de l'écrivain alors qu'un paysage impressionniste ne lui parle guère, empêchant sa phrase de prolifèrer. L'élection de Moreau s'explique donc par le caractère irréel -ou du moins hors de la réalité- de sa peinture et par son aptitude à susciter le rêve et la littérature. En effet, si la description de ces tableaux, à laquelle Huysmans s'adonne avec délectation, n'est pas foncièrement différente de celles des critiques d'art antérieurs, elle n'a pas la même fonction. Elle n'est plus informative mais devient une véritable «mise en scène du tableau» que l'on peut rapprocher des autres entreprises de des Esseintes. Ces toiles sont une sorte de drogue pour le héros; par les "magismes" de la couleur, la peinture de Moreau s'identifie à un art de la vision comparable aux hallucinations engendrées par la drogue, «ces féeries écloses dans le cerveau d'un mangeur d'opium» lui permettent de s'évader loin de la vie: «Elle [Salomé] demeurait effacée, se perdait, mystérieuse et pamée, dans le brouillard lointain des siècles, insaisissable pour les esprits précis et terre à terre, accessible seulement aux cervelles ébranlées, aiguisées, comme rendues visionnaires par la névrose»134. Si cette description débute comme une "simple" présentation de cette femme (Huysmans use alors de l'imparfait, temps de la narration), elle se change brusquement en évocation; le texte se fait alors incantation: l'auteur célèbre Salomé par des phrases solennelles, aux effets de symétries et de rythmes ternaires, il recourt aux majuscules et aux emprunts liturgiques: «La déité symbolique de l'indestructible Luxure, la déesse de l'immortelle Hystérie, la Beauté maudite, élue entre toutes par la catalepsie qui lui raidit les chairs et lui durcit les muscles; la Bête monstrueuse, indifférente, irresponsable, insensible, empoisonnant (...) tout ce qui la voit, tout ce qu'elle touche... s'avance lentement sur les pointes.» 32 Huysmans utilise alors le présent, temps fort et rare dans A Rebours, qui suppose l'existence réelle de Salomé; il fait de ce tableau «un tableau vivant», et de cette «divinité», un personnage «humain». En effet, dans l'Apparition, cette femme perd ses attributs divins, plus humaine et plus sensuelle que lorsqu'elle danse devant Hérode135, elle devient la prostituée, la «grande fleur vénérienne» qui se livre à la profanation du sacré, crime qui la fascine et la terrifie. Dans cette mise en scène érotique, prototype de la scène d'amour décadente, la matière picturale disparait au profit de considérations infinies sur le sujet du tableau. Ici, l'objet érotique est l'objet peint, l'objet d'art. Des Esseintes fuit devant la femme réelle, celle que représente Degas, et accourt au devant de cette femme mythique, envoûtante et maléfique qui connaît «la science de perdre dans un lit l'antique conscience»136. Huysmans commet alors ce que Durtal appelle dans Là-bas le «pygmalionisme», «le pêché nouveau», qui consiste pour «un artiste [à tomber] amoureux de son enfant, de son oeuvre, d'une Hérodiade, d'une Judith (...) qu'il aurait décrite ou peinte, et l'évoquant et finissant par la possèder en songe»137. Il reprend cette idée dans un passage du Carnet vert et l'explicite encore: «Coucher avec la Salomé de Moreau (...) c'est le pêché suprême», pêché artistique car «les artistes [ont] seuls le pouvoir de pêcher mieux». Comme l'écrit Muller: «Huysmans ne se borne pas à décrire: il dépeint. Il transpose les tableaux sur le plan de la parole, rendant les personnages presque aussi visibles qu'ils le sont chez Moreau (...) il dit admirablement ce que lui font ressentir et penser les œuvres qu'il commente (...) il aborde les tableaux avec sa sensibilité, son intelligence, sa culture, et il en parle en usant d'un langage coloré, riche en allusions, en résonances diverses qui suggèrent des interprétations en même temps qu'il évoque une scène»138. Cet «art personnel» franchit alors les limites de la peinture pour devenir un art total, scène d'amour qui mêle l'acte créateur (ou recréateur), et la possession érotique, la contemplation artistique; des Esseintes disparait dans le tableau, lui aussi succombe au charme de Salomé. Dans ce chapitre V, Huysmans impose, dans un texte pourtant purement romanesque, un peintre, Gustave Moreau, et une figure légendaire, qui allait devenir l'obsession majeure de la "fin de siècle", Salomé139. «This passage (...) brings out clearly the art nouveau element in Moreau's inspiration; it has caught its spirit so well as to be at the same time an imitation of this handwriting and an interpretation of it»140. Sans aller aussi loin que Mireille Dottin qui, dans Lecture de «Salomé», prétend que Huysmans n'est pas un exemple de la «fortune critique» de Moreau mais le fondateur de cette fortune, l'inventeur du peintre dont l'œuvre ne peut se décrire qu'à partir du roman, on peut constater que A Rebours a opéré une sorte de "transfusion" du littéraire dans le pictural. Ceci explique que, si la peinture de Moreau est considérée comme "littéraire", c'est plus parce qu'elle a suscité de la littérature que parce qu'elle s'en est inspirée. Huysmans est ainsi le premier à célèbrer le peintre, il rend si bien ses toiles que les jeunes générations en sont déja passionnées. Proust est fasciné par ces apparitions de Moreau «serties de fleurs vénéneuses entrelacées à des joyaux précieux»141; Breton, après la lecture de A Rebours, est envoûté par Salomé, après la visite du musée il est comme enchaîné à cette femme: 33 «La découverte du musée Gustave Moreau, quand j'avais seize ans, a conditionné pour toujours ma façon d'aimer(...). Le "type" de ces femmes m'a probablement caché tous les autres; ç'a été l'envoûtement complet»142 . Seul Valéry, inconditionnel du Huysmans de A Rebours, est déçu en voyant les toiles. Il exprime sa désillusion dans son livre sur Degas: «Il me souvient de la grande déception que j'ai eue quand, très échauffé par les folles et furieuses descriptions d'Huysmans dans A Rebours, je vis enfin quelques œuvres de Moreau. Je ne pus me contenir de dire à Huysmans que "c'était gris et terne comme un trottoir".Huysmans se défendit fort mollement .Il allégua que les couleurs dont Moreau se servait étaient de mauvaise qualité, que l'éclat qui l'avait émerveillé avait péri...»143. Huysmans a donc révèlé d'une certaine manière l'œuvre de Moreau, il a mis en lumière ce peintre «obscurément célèbre»,144il fera de même pour Grünewald. En effet, après A Rebours, l'écrivain demande à la peinture soit de le transporter dans le rêve, soit de confirmer sa conviction que la civilisation comtemporaine est démoniaque. Après avoir été évasion hors du monde, elle devient donc avec Grünewald la clef du surnaturel. Cette propension au mysticisme se laissait percevoir dès A Rebours. L'écrivain rejette alors le matérialisme borné des naturalistes et l'idéalisme fade des artistes bien-pensants. Et, comme il l'exprime dans Là-bas, il crée un «naturalisme mystique»145, c'est-à-dire un art vraiment religieux qui, loin de masquer l'horreur de la réalité, doit, en la soulignant, montrer un monde surnaturel. On pouvait pressentir les prémices de cette nouvelle conception de l'art dans A Rebours. Les estampes de Jan Luyken illustrant les persécutions religieuses dont il écrit qu'elles représentaient: «des corps rissolés sur des brasiers , des crânes décalottés avec des sabres (...) des intestins dévidés du ventre et enroulés sur des bobines, des ongles lentement arrachés avec des tenailles, des prunelles crevées...»146, annonçaient les Christ torturés de Grünewald et La Comédie de la mort de Bredin. Même le décor de des Esseintes témoignait de son goût futur pour les «peintures sinistres, aux tons de cirage et de vert cadavre»147; il aimait à deviner dans les plantes étranges accumulées dans son appartement les formes et les tons des «chairs en pourriture, les magnifiques hideurs de leur gangrène»148. Cette association du sublime et de l'horreur, de la joie suprême et de la douleur que Huysmans cherchait désespérément, il la trouve grâce à Grünewald. L'écrivain apprécie d'autant plus l'art douloureux de ce peintre qu'il se plaît à la représentation du corps souffrant et mortifié, comme le remarque Jacques Dupont149. En effet, la violence et la cruauté du graphisme et des sujets de Grünewald offrent à Huysmans le prétexte à l'épanouissement d'une esthétique, d'une rhétorique et d'une mystique où peut se réaliser son propre idéal artistique et religieux. Si le peintre inspire à l'écrivain un langage approprié (virulence, apreté du style, effet de choc manifestement recherchés pour mieux suggèrer les pouvoirs de la peinture), c'est que la vision de Grünewald et le goût de Huysmans se rejoignent dans un commun attrait pour la violence et la cruauté. Sa sensibilité le pousse, d'emblée, à une lecture passionnelle et pseudo biographique. L'œuvre s'impose violemment à lui, rendant impossible une vision calme, une analyse pondérée: «Il surgit dès qu'on entre, farouche, et il vous abasourdit aussitôt (...) c'est comme le typhon d'un art déchaîné qui passe et vous emporte (...) puis il vous accapare et vous subjugue (...) on le quitte à jamais halluciné»150. 34 Cette lecture passionnée qui s'emballe va dans le sens de l'œuvre et ne la contredit pas. Le style de Huysmans, moins soucieux de hiérarchie que de cette violence qui déforme au service d'une meilleure expression du sens, sert la peinture de Grünewald: «(...) mais l'effroi n'est pas là. Il est dans le coin, à gauche, au premier plan, en une sorte de larve humaine, nu, avec des chairs bleues de noyé et des pustules et des clous et des bubons d'un rose affreux. Le démon coq, en évidence, qui brandit un bâton contre le saint a la tête verte, les bras rouges, les pieds jaunes, le corps gris, plume d'or. La belle peinture! Mais quel tohu-bohu»151. Dans les Trois Primitifs, l'auteur multiplie aussi les images expressives et brutales qu'il emprunte à des registres évoquant la dégradation et la décomposition d'un corps torturé. Les mains du Crucifié de Colmar «griffent l'air», ses genoux sont des «boulets», sa poitrine un «sac» rayé par le «gril des côtes»152.Dans le pestiféré de La Tentation de saint Antoine, il voit «l'hosanna de la gangrène, le chant triomphal des caries»153. Dans cet art à la fois extrèmement visuel et spirituel, il goûte avec autant de volupté que de ferveur le chant de ces «oraisons colorées»154,de ces «ardentes exhortations de couleurs» célébrant dans la nef d'Unterlinden, un «office incessant de la peinture»155. Pour définir ce peintre, créateur tout en antinomies et en contrastes, dont l'art ne peut s'exprimer que par des «accouplements de mots contradictoires»156, Huysmans use de l'hyperbole et de l'oxymore, le Christ de Carlsruhe est un «Rédempteur de vadrouille», un «Dieu de morgue»157. L'écrivain utilise aussi les effets de choc, il excelle à manier les dissonances en juxtaposant le sublime et le trivial; dans la Crucifixion de Colmar, Marie est «une merveilleuse orchidée poussée dans une flore de terrain vague» et Jean-Baptiste un «reître» affublé d'une «tignasse» et d'une «toison» bestiale 158. Si le texte de Huysmans s'appuie sur une description précise, il le fait avec émotion, dans un tumulte apparent qui cache souvent une construction très savante, lui donnant ainsi une autre vie. Cette œuvre, qui occupe une place capitale dans sa pensée, «bilan de son itinéraire spirituel», rappelons ici que c'est Verhaeren qui la découvrit. Le premier il se passionna pour ce peintre, mais son «enthousiasme reste isolé (...), celui qui fit par la suite connaître Grünewald au public passionné d'esthétique, celui qui dirigea la curiosité des jeunes vers le maître lointain et ignoré, ce ne fut guère [lui], mais Joris-Karl Huysmans, l'écrivain curieux, patient et artiste de A Rebours et de En Rade. Son dernier roman Là-bas, qui date d'il y a trois ans (1891), célèbre le maître d'Aschaffenburg en un style précis et exalté (...). C'est lui, Huysmans, l'admirable styliste revenu des pays de la chair vers les régions de l'âme qui a le plus largement ameuté l'attention vers la transcendantale puissance d'expression et la pénètrante originalité de Mathias Grünewald. Il a été le parrain de cette gloire récente, en retard depuis trois cents ans sur la justice»159. Si Huysmans n'est pas le découvreur de Grünewald160, il le fait en tout cas découvrir. «Homme d'excès» sautant sans arrêt «d'un extrême à l'autre»161, nul mieux que lui ne pouvait faire admirer ce «barbare de génie». Peu de temps après A Rebours (mais cette évolution dans les goûts esthétiques de Huysmans se préparait dès ce livre), Grünewald occupera seul, dans l'imagination de l'écrivain, ce point central d'où rayonnent Naturalisme et Mysticisme, dolorisme et christianisme. Rassemblant tous les aspects de la peinture et de la religion qui satisfont Huysmans et conviennent à sa sensibilité, Grünewald lui présente le miroir éclatant de ses propres tentations esthétiques et mystiques. Cet artiste qui a, d'une certaine manière, révèlé à Huysmans la nouvelle voie 35 qu'il devait suivre, symbole accompli de sa vie, de son art et de sa foi, ne le quittera plus; la Crucifixion l'accompagnera jusqu'au-dessus de son lit de mort. CHAPITRE III «Un peintre n'est pas d'abord un homme qui aime les figures et les paysages, c'est d'abord un homme qui aime les tableaux»123. De la critique à la littérature, de la peinture à l'écriture Dans son interview pastiche, Huysmans, parlant de lui à la troisième personne, insiste sur son ascendance picturale en notant qu'il a «(…) écrit un livre d'art qui étonnerait ses aïeux»164.. Après la publication de cet ouvrage il s'estime fidèle à la tradition familiale.Il l'est en effet, mais non comme il le croit par le sujet qu'il traite mais par sa manière de le traiter. Le critique d'art est un peintre dans l'écriture. Les transpositions d'art émaillent toute son œuvre, il réalise ainsi cette symbiose qu'il a toujours souhaitée entre la peinture et la littérature. Ces «exercices» de transposition, pour lui qui appartient à la famille du style, sont d'une grande utilité pour son art propre d'écrivain. Pour Huysmans, l'image, la représentation, est la base de toute son œuvre. L'œil est partout. Dans ses critiques bien sûr, mais aussi dans ses poèmes en prose qui sont de véritables "croquis" , des "eaux-fortes" et même dans ses romans, où Huysmans intègre le regard du peintre dans un style très "graphique". La première publication de J.-K., le 25 novembre 1867-il est alors âgé de dix neuf ansest une chronique d'art qu'il consacre aux paysagistes contemporains. Mais ce n'est qu'en 1875 qu'il débute réellement dans la critique. A partir de cette année, son attention pour la peinture est très soutenue; il fait paraître dans le Musée des deux mondes «croquis et eaux fortes» qui sont des petits poèmes en prose et des descriptions de tableaux: «Le Bon compagnon» de Frans Hals, «Le Cellier» de Pieter de Hooch. Dès ses premiers articles, les grandes options de sa critique d'art apparaissent, aussi bien dans ses goûts (passion pour la peinture ancienne, allergie au XVIIIème siècle et à l'académisme) que dans sa manière de décrire. Sa description, restauratrice du regard, déborde le cadre, il interprète les œuvres et métamorphose la couleur. Les tendances qui se révèlent dans ses premiers textes se confirment par la suite. Il sévit également comme critique dans quelques revues La République des lettres, L'Artiste, (où il évoque la Nana de Manet le 13 mai 1877), L'Actualité, et en 1876 il rend compte de son premier Salon. Par la suite il écrit dans La Réforme, Le Voltaire et La Revue littéraire et artistique, et les articles parus dans ces 36 journaux, où il commente les Salons de 1879, 80, 81, seront regroupés dans un recueil: L'Art moderne, publié en 1883 à Paris. Dans cet ouvrage, Huysmans défend une fois encore courageusement le mouvement impressionniste contre ceux que l'on nomme les pompiers: «Il a également écrit des salons réunis dans son livre L'Art moderne, le premier volume qui explique sérieusement les Impressionnistes et assigne à Degas la haute place qu'il occupera dans l'avenir. Le premier aussi, M.Huysmansa fait connaître Raffaëlli, alors que personne ne songeait à ce peintre»165. Il publie quelques années plus tard, en 1889, un autre livre des critiques, où cette fois il ne défend plus un mouvement mais fige quelques individualités comme Grünewald. A partir de 1890, sa conception de la peinture sera différente; pour Huysmans mystique l'art devient inséparable de la foi. Ses goûts changeront alors et, délaissant les peintres flamands, les indépendants et les symbolistes, il se tournera vers les primitifs italiens. Son amour pour ces artistes sera une véritable "piété". Parallèlement à ces critiques d'art conçues et écrites comme telles, ses références à la peinture -implicites et explicites- seront constantes dans son œuvre de romancier: «Pour moi la seule critique d'art qui mérite qu'on l'adule doit se comprendre de la sorte: il faut résumer la biographie du peintre et les origines de son art, montrer ses tenants et ses aboutissants, expliquer le sujet qu'il traite, en indiquer les sources (…) puis définir son métier et les qualités de sa technique, révéler les sensations personnelles qu'il suggère et surtout décrire le tableau de telle façon que celui qui en lit la traduction écrite le voie! Ce résultat peut être atteint si celui qui entreprend ce travail est à la fois un commissaire-priseur et un savant, et avant tout un artiste»166. Dans ce texte de 1901, Huysmans esquisse le cheminement méthodologique de sa critique d'art. S'il ne s'intéresse pas vraiment au génie spécifique de l'artiste et aux secrets de son métier, il essaie cependant de s'y conformer le plus possible. Il délaisse en effet l'aspect purement technique pour se consacrer avant tout au subjectif, à l'artistique. Il cherche à travers une description, une interprétation subjective de l'œuvre étudiée à en donner une "traduction écrite" qui mette en valeur les éléments visuels des arts plastiques. Cette préoccupation est le souci majeur de Huysmans. Lui qui réclame le droit à la subjectivité et revendique la correspondance entre la peinture et la littérature, promulgue cette critique-artiste dont Baudelaire est le précurseur: «Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique, non pas celle-ci, froide et algébrique qui, sous prétexte de tout expliquer, n'a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ; mais -un beau tableau étant la nature réfléchie par un artiste- celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible.Ainsi le meilleur compte rendu d'un tableau pourra être un sonnet ou une élégie»167. Huysmans, se tenant toujours en figure de proue devant le tableau qu'il décrit, juge les œuvres avec une indépendance d'esprit totale. Il nous donne l'impression de réagir spontanément, de nous livrer, tels quels, ses enthousiasmes et ses dégoûts, faisant abstraction de son savoir, il nous transmet ce que son intuition lui dicte. Très méfiant envers les groupes qui tendent à systématiser et à falsifier les principes des grands créateurs, il ne formule aucune théorie, ne se livre à aucune généralisation. En rêvant devant les œuvres d'art, il communique au lecteur le plaisir qu'il en a reçu, en bon critique d'art, il préfère à une plate vérité une évocation imagée. Son texte est toujours 37 un souvenir du regard, sa vision est restauratrice, sa remémoration descriptive. Il s'agit de voir, de revoir, de montrer et plus encore de se montrer revoyant le tableau168. Mais, ce tableau qu'il évoque, il ne se contente pas de le décrire, il en donne un équivalent littéraire, il réalise alors une transposition d'art. De plus, ses vastes connaissances de l'art ancien et moderne lui permettent d'exprimer des jugements d'une rare intuition. Grâce à sa fréquentation des Impressionnistes, il a acquis un sens plus sûr des qualités plastiques d'un tableau -il sait reconnaître en Goya, en Turner et en Delacroix des précurseurs des Impressionnistes- et reconsidère les œuvres d'art à la lumière de nouvelles valeurs. Il ne se limite pas à découvrir les talents modernes mais attire aussi l'attention sur des artistes méconnus et sur des œuvres oubliées de grands novateurs. Entre les Primitifs de la fin du Moyen Age et les Indépendants, il n'admire que les peintres de tendance baroque. Ces artistes du drame, de la violence et du mysticisme comme Rembrandt, Zurbaran, le Gréco, les frères Le Nain le fascinent. La richesse de son vocabulaire, la vigueur de son style ressucitent pour le lecteur les sensations qu'il éprouve devant les œuvres d'art. Huysmans ne se contente pas, dans ses transpositions, de dire où vont ses préférences, il intervient plus directement auprès du lecteur, il a l'intention bien affirmée de faire partager ses choix, voire de les imposer au public. Joris-Karl critique fait du prosélytisme, pour parvenir à ses fins il recourt à différents procédés: l'appel explicite au destinataire et, de manière plus diffuse, l'ironie. Dans le premier cas, il fait cause commune avec son lecteur, il use alors du «nous» qui engage ce dernier aux côtés du critique et ne lui laisse aucune possibilité d'opinion personnelle, qu'il s'agisse de constater l'état de la peinture officielle: «et voilà où nous en sommes, en l'an de grâce 1879, alors que le Naturalisme a essayé de jeter bas toutes les vieilles conventions et toutes les vieilles formules»169. ou qu'il veuille arracher le visiteur potentiel à la contemplation d'œuvres qui n'en valent pas la peine: «Mais en voilà assez: ces misères de toiles ne méritent pas qu'on s'en occupe, allons nous débarbouiller la vue avec un peu de chair fraîche».170 Dans le second cas, il recourt à l'ironie pour tourner en dérision les institutions, ridiculiser les peintres académiques et mettre en valeur, par contraste, les bons peintres: «(...) [cette] toile de M. Renoir, si étrangement placée au ciel d'un des dépotoirs du Salon, qu'il est absolument impossible de se rendre compte de l'effet que le peintre a voulu donner. On pourrait peut-être coucher aussi des toiles le long des plafonds pendant qu'on y est!»171. Il use d'une fausse admiration; feignant de les apprécier, il déprécie ainsi davantage certains peintres: «Le seul mérite de cette toile, c'est qu'aucun défaut ne jure plus haut qu'un autre. Composition, dessin, couleur, tout est à l'avenant. C'est du Gérome aggravé…» 172 L'ironie, chez cet écrivain à l'humour caustique, affleure partout, aussi bien dans ses critiques que dans ses romans. Huysmans, grâce à son ironie, sa sagacité, son enthousiasme, ne se satisfait pas de donner une simple description des tableaux qu'il aime, il offre au lecteur une nouvelle vision de l'œuvre, il la fait revivre; comme dit Fromentin: «[les livres [sont] là non pour répéter l'œuvre du peintre mais pour exprimer ce qu'elle ne dit pas». et c'est ce que font les ouvrages de Huysmans. 38 Ces transpositions d'art envahissent ses critiques-ce qui est relativement normalcomme ses romans -ce qui est moins fréquent. Peinture et littérature sont toujours chez lui intimement liées. «(…) Vous avez une palette, les couleurs n'y manquent pas, mais vous n'avez encore rien à peindre. Cela viendra si vous sentez au lieu de regarder. (…) Si vous y remplissez votre cœur, votre esprit et vos yeux autrement qu'un chiffonnier ne remplit sa hotte…» 173 Dans le Drageoir aux épices (1874), Huysmans peint le peuple sans complaisance envers ses tares, ses vices, il caricature, il est alors proche d'un Daumier: «Elle est ineffablement laide.C'est un monstre qui roule sur un cou de lutteur une tête rouge grimaçante, trouée d'yeux sanglants, bossuée d'un nez dont les larges ailes, des soutes à tabac, pullulent de petits bulbes violacés»174. Mais Huysmans-peintre choisit les couleurs heurtées et la violence, lesquels ne font que réhausser cette sorte de tendresse qui ne veut pas s'avouer, et qui, d'être comprimée si fort, éclate par instants et fait tomber le masque sous lequel il cache son véritable visage. «J'aime à en mourir, ton nez, ton petit nez qui s'échappe des vagues de ta chevelure, comme une rose jaune éclose dans un feuillage noir».175 Il use de toute une gamme de couleurs: «c'est la palette des soleils couchants, la patine du vieux cuivre, le ton d'or bruni des cuirs de Cordoue (…), les nuances tristes et mornes (…) [les] verts de Schiele, [les] bruns de Van Dyck (…), [les] teintes de rouille (…), les ors verdis, les ambres jaunes, les orpins, les ocres de rum, les chromes, les oranges de mars!»176. Dans ce premier livre, recueil de poèmes en prose, on trouve déjà les trois types de transpositions d'art que l'on rencontrera dans toute son œuvre. Tout d'abord, la transposition qui s'inspire d'un modèle précis, comme celle du Bœuf écorché de Rembrandt: «suspendu par les pieds à des crocs en fer fichés au plafond, le cadavre d'un grand bœuf étalait, sous la lumière crue du gaz, le monstrueux écrin de ses viscères.La tête avait été violemment arrachée du tronc et des bouts de nerfs palpitaient encore, convulsés comme des tronçons de vers, tortillés comme des liserés. L'estomac tout grand ouvert bâillait atrocement et dégorgeait de sa large fosse des pendeloques d'entrailles rouges. Comme en une serre chaude, une végétation merveilleuse s'épanouissait dans ce cadavre…»177. Huysmans s'adonne ici à une description très minutieuse, le corps de ce bœuf éventré nous apparaît dans toute sa splendeur, mais aussi à une recréation par le langage d'une œuvre plastique déterminée, d'un tableau bien précis mais pas nommé. Son intention esthétique est nette, il veut traduire la fascination qu'exercent sur lui certaines toiles comme celles de Rembrandt, "son dieu".On retrouve le même procédé dans le "Geindre", texte des Croquis parisiens: «Watteau! J'ai par une de ces dernières et froides nuits, songé à ton Gilles goguenard dont le blanc visage s'allume de prunelles inquiètes et se troue d'une bouche arrondie comme un O rouge dans l'ovale laiteux des chairs178 . 39 Dès ses premiers écrits, aussi bien ses articles de critique d'art que ses livres, Huysmans a un regard de peintre, il tente de recréer par l'écriture ce que montre la peinture: objets, couleurs, mouvement, vie. J.-K. se plaît à imaginer le célèbre personnage de Watteau dans ses diverses fonctions de garçon boulanger. Huysmans se livre à ce genre de transposition non seulement dans Le drageoir aux épices (1874) et les Croquis parisiens (1880), qui sont des recueils de petits poèmes en prose, des petits tableaux, mais aussi dans ses romans. Suivant les périodes de sa vie, parce qu': « (…) une communion s'établit dans son esprit entre littérature et peinture et qu'à chaque étape de son itinéraire spirituel correspond la mise en valeur ou la découverte de peintres qui jouent alors le rôle de garants, de guides et d'intercesseurs, et que l'analyse de leurs œuvre est un élément capital des livres qu'il compose»179. il s'attache à décrire tel ou tel peintre. A ses débuts, l'écrivain naturaliste défend les Impressionnistes et admire les primitifs flamands: «Avec ses longs yeux noirs splendidement lumineux, ses lèvres en braises, ses joues rondes, elle ressemblait ainsi, moins le costume si fastueusement pittoresque, à Saskia, la première femme de Rembrandt»180. A travers ces quelques lignes, nous sommes plongés dans l'univers de Manet, dans ses bars aux Folies Bergères: «le reste du temps, il était allé prendre des mazagrans, au boulevard de Montrouge, dans ces buvettes plafonnées d'or où des femmes en costume de bébé polkent en gueulant, ou somnolent les pis à l'air et la mâchoire entre les poings»181. Par la suite, le Huysmans-mystique s'intéresse à la peinture religieuse. Ainsi, dans Làbas il décrit la Crücifixion de Grunewald, description qu'il reprendra quelques années plus tard dans Trois primitifs, mais de manière plus poussée. Cette transposition, qui s'insère dans le roman, est une recréation à coup de vocables soigneusement choisis, travaillés pour mieux rendre l'état d'esprit, les impressions du contemplateur face au Retable d'Isenheim. Huysmans fait de même pour les œuvres de Gustave Moreau. Il n'innove pas dans ce domaine, Baudelaire, avec «Richard Wagner et le Tannhauser»182,texte de référence à la théorie des correspondances, l'ayant précédé. Il en donne d'ailleurs une célèbre illustration dans «Les phares», où grâce au rythme, aux sonorités et surtout grâce aux images et à la musique des vers, il arrive à transposer le style dominant des peintres qu'il admire, comme Rubens, Vinci, Rembrandt, MichelAnge, Watteau, Goya et plus particulièrement Delacroix: «Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges (…)Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te deum, Sont un écho redit par mille labyrinthes. C'est pour les chœurs mortels un divin opium!…» 183. Huysmans utilise aussi un deuxième type de transposition, la transposition sans modèle, ou du moins sans modèle précis, comme «Camaïeu rouge» (Le Drageoir). Ce texte est d'une virtuosité extraordinaire, l'auteur accumule dans ce poème en prose tous les termes suggérant ou traduisant la couleur rouge: «La chambre était tendue de satin rose broché de ramages cramoisis, les rideaux (…) cassant sur un tapis à fleurs de pourpre leurs grands plis de velours grenat. Aux murs étaient appendues des sanguines de Boucher. Le divan, les fauteuils, les chaises étaient 40 couverts d'étoffe pareille aux tentures avec crépines incarnates, et sur la cheminée (…) un énorme bouquet d'azaléas carminées (…). La toute-puissante déesse (…) frottant ses tresses rousses sur le satin cerise (…). A ce moment, le soleil inonda le boudoir de ses lueurs rouges …»184. C'est une colossale gageure que Huysmans parvient à réaliser ici, créant ainsi par les mots l'équivalent d'une œuvre plastique imaginaire. Il peint également des tableaux de style flamand et les pages sont nombreuses qui évoquent les maîtres anciens. La maison de Fontenay, par exemple, rappelle les intérieurs d'artistes hollandais, comme Emmanuel de Witte: «(…) il se borna (…) à joncher le parquet de peaux de bêtes fauves (…) à installer près d'une massive table de changeur du XVème siècle, de profonds fauteuils à oreillettes et un vieux pupitre de chapelle (…). Les croisées dont les vitres, craquelées, bleuâtres (…) interceptaient la vue de la campagne et ne laissaient pénétrer qu'une lumière feinte, se vêtirent à leur tour de rideaux taillés dans de vieilles étoles, dont l'or assombri et quasi sauré s'éteignait dans la trame d'un roux presque mort»185. Dans certains textes, le regard de Huysmans se fait visionnaire; en lisant «L'Etiage» nous avons l'impression d'être en plein XXème siècle, dans un tableau de Delvaux. Cet artiste belge nous conduit dans un monde onirique où des personnages étranges, des mannequins, évoluent dans un univers de mystère. De cette fantasmagorie du quotidien se dégage une envoûtante poésie: «Dans une boutique, rue Legendre, aux Batignolles, toute une série de bustes de femmes, sans tête et sans jambes (…) s'aligne en rang d'oignons, empalée sur des tiges ou posée sur des tables. On songe d'abord à une morgue où des torses de cadavres décapités seraient debout, mais bientôt l'horreur de ces corps amputés s'efface et de suggestives réflexions vous viennent, car ce charme subsidiaire de la femme, la gorge, s'étale fidèlement reproduit par les parfaits couturiers qui ont bâti ces bustes»186. Peut-être est-ce là un rapprochement hasardeux, mais n'oublions pas, cependant, la grande influence que J.-K. a eu sur le «pape du surréalisme» André Breton. Huysmans, enfin, use d'un dernier type de transposition qui, lui, est plus nettement littéraire. Il consiste à enrichir sa prose de valeurs plastiques, à faire par les mots des tableaux purement littéraires. Par exemple, dans le texte qu'il consacre à Villon: «Quel magique ruissellement de pierres! Quel étrange fourmillement de feux! Quelles étonnantes cassures d'étoffes rudes et rousses! Quelles folles striures de couleurs vives et mornes! Et quand ton œuvre était irisée de tons éclatants, sertie de diamant et de trivials cailloux (…), tu te sentais grand, incomparable, l'égal d'un dieu (…)»187. Dans ce poème en prose, il ne s'inspire pas d'une œuvre déterminée, mais il emprunte à l'art de peindre une partie des ses valeurs spécifiques : la couleur, le dessin aux lignes bien précises et le goût du détail. Huysmans, donc, dès ses premières œuvres, a mis en place ce système de transpositions d'art que l'on retrouvera tout au long de son œuvre. Mais il ne se contente pas de ces procédés pour suggérer ses rapports constants à la peinture, ses moyens sont multiples. Les titres de certains de ses livres, L'Art moderne, recueil de ses articles de critiques, Croquis parisiens qui comporte «Image d'Epinal», «Eau forte», révèlent son intention de composer de petits tableaux, ce sont des références incontestables à la peinture. Ses personnages, les thèmes qu'il traite sont aussi des marques irréfutables de ses liens très étroits avec cet art. Il met en effet souvent en scène 41 des peintres «réels» comme «Adrien Brauwer», «Cornélius Béga»188 mais également fictifs: Cyprien Tibaille 189, José 190 et Sébastien Landousé 191. Les thèmes qu'il aborde témoignent de ses rapports avec les Impressionnistes: les prostituées, la modernité.La fille du peuple ou de joie occupe une place primordiale, c'est celle que peignent Forain, Degas…, tous ces peintres qu'il a défendus dans L'Art moderne: «Au fond, la fille, jeune et vannée, au teint déjà défraîchi par les soirées longues, les seins encore élastiques, mais mollissant et commençant à tomber (…) l'attirait»192. Elle l'attire, il la comprend. C'est avec tendresse, avec indulgence qu'il décrit ses gestes, ses manières, son milieu, sa vie. Mélie, la concubine de Cyprien: «une femme qui n'était plus jeune et qui n'avait, au travers de noces subies comme on supporte les fatigues d'un périlleux métier, poursuivi qu'une idée (…), découvrir un homme qui consentirait à la tirer de l'eau et à la mettre à sec sur une berge.(…) Sa grosse taille, sa tournure populacière, ses quelques penchants à lever le coude et à siroter de petits vermouths entre les repas, la rendaient impossible à placer chez ces gens qui, épris de distinction (…) éprouvent le besoin de s'enquérir du passé de leur maîtresse…»193. est, peut-être, La Prune de Manet.Le peintre a-t-il trouvé le modèle que l'écrivain cherchait?: «Il avait besoin pour un tableau d'une fille populacière, râblée, solide, d'une goton lubrique, propre à vous tisonner les sens à chaque enjambée. Il méprisait avec raison ces modèles qui vautrent leurs nudités, lavées du matin, dans l'atelier de chaque peintre…»194. Lui, qui «s'attache à peindre les historiennes d'amour, dans les lieux où elles foisonnent: bâillant le soir, devant le bock d'un concert»195trouve chez Forain, Manet…l'illustration matérielle de ses héroïnes; pour les blanchisseuses, dont les attitudes avaient déjà séduit les Goncourt196 ,il s'adresse à Degas. En effet, il y a plus d'une ressemblance entre les blanchisseuses et les repasseuses des Croquis parisiens, ou de l'intérieur de buanderie qu'on trouve dans En Ménage, et celles du peintre. Sa passion pour les filles, comme son goût pour la modernité -Huysmans chante la beauté des paysages industriels197 ,bien avant Verhaeren, le charme des locomotives198- sont manifestes jusqu'en 1883. Dans sa période naturaliste, marquée par ses premières œuvres, par les articles recueillis dans L'Art moderne, il affirme son appartenance à l'"école", il avoue son admiration pour "le maître", tout en confessant du reste, dès 1877, une vénération pour Flaubert et les Goncourt. A partir d'A Rebours, ses goûts changent, le décadent et le mystique prennent la place de la fille et la modernité cesse d'être le motclef de son esthétique, le critère fondamental de ses jugements critiques. Si ses premières œuvres, les romans, plus que des romans, sont des "séries de tableaux", où son style mordant et coloré trouve l'occasion de se déployer et son sens du pittoresque de se développer à travers des images obsédantes, les critiques, plus que des critiques, sont de véritables transpositions d'art. J.-K.ne veut pas, d'ailleurs, que l'on juge ses critiques d'art uniquement pour leur pertinence artistique, il réclame pour elles un statut littéraire. Cette volonté ressort déjà du fait qu'il réunisse ses compte rendus d'exposition dans un livre: L'Art moderne.. Jugeant que l'on ne leur a pas accordé l'attention qu'elles méritaient, il se plaint auprès de Lucien Descaves: «(…) quant à l'écriture du livre, ah ça ! personne n'y a rien dit(…), j'avais voulu, en dehors des opinions du livre, tâcher d'y mettre des poèmes en prose, de l'écrire comme un roman, 42 de réunir enfin le système de la description du tableau avec celle de l'auteur, enfin de lui donner, en dehors des idées de critique, une valeur de bouquin personnel»199. Si le Huysmans de la première époque est un romancier dans la critique et un critique dans le roman, s'il est à un carrefour entre Naturalisme et Impressionnisme, entre les peintres flamands et les écrivains français, le Huysmans symboliste, mystique est aussi à un carrefour entre Grünewald et Moreau, entre Dieu et Satan. On retrouve chez lui la même passion pour la peinture, mais pour des artistes différents: A Rebours chante Moreau, En Rade évoque Odilon Redon, Là-bas glorifie Grünewald, et ses derniers livres, ouvrages mystiques, louent les primitifs italiens. Ses livres demeurent des "tableaux par écrit", sa main transcrit ce que son œil de peintre voit. Les différents chapitres d'A Rebours sont une suite d'enluminures descriptives: installation du logis (chap. I), livraison des plantes rares (chap.VIII), orgue à bouche (chap. IV), pierrerie à incruster dans la carapace d'une tortue vivante (chap. IV), la Salomé de Moreau (chap. V)… elles témoignent de la maîtrise, maintenant parfaite, que Huysmans a de la langue. Sa langue, à la fois somptueuse et chaotique, fertile en métaphores introuvables, est à l'image des œuvres qu'elle décrit, des toiles de Moreau. Avec En Rade, le style change, mais le monde qu'il décrit n'est plus le même, ce n'est plus la vie raffinée d'un aristocrate décadent, mais l'univers rural sordide où évoluent des paysans mesquins. Comme l'écrit Bloy, encore ami de l'écrivain, dans un article: «Une occasion superbe de baver se présente inopinément. Que la multitude des visqueux soit dans l'allégresse: En Rade vient de paraître!…Jamais les paysans n'avaient été peints dans cette éclairante et vigoureuse tonalité. Ils se démènent, gueulent et bâffrent à la façon des flamands de Teniers et de Van Ostade » Si ces paysans sont proches des peintres hollandais, Jacques Marles, le protagoniste, est proche de Redon200. «Tout cela est bien étrange, conclut-il. Et il demeura pensif, car l'insondable énigme du Rêve le hantait. Ces visions étaient-elles, ainsi que l'homme l'a longtemps cru, un voyage de l'âme hors du corps, un élan hors du monde, un vagabondage de l'esprit échappé de son hôtellerie charnelle et errant au hasard dans d'occultes régions, dans d'antérieures ou futures limbes? Dans leurs démences hermétiques les songes avaient-ils un sens ?…»201. Huysmans, dans ce livre, accorde une grande importante aux rêves; préfigurant ainsi les surréalistes, il est entraîné vers le surnaturel, comme en témoigne le voyage dans la lune de son héros. Il échappe ainsi à l'atmosphère brutale du roman réaliste, fuit hors du «tunnel bouché» qu'est pour lui le Naturalisme. Et avec Là-bas, c'est grâce au satanisme, au mysticisme qu'il s'évade de ce monde dans lequel il vit et qui l'étouffe. Grünewald lui permet d'accéder aux voies qui, dans les ouvrages postérieurs, le conduiront à Dieu et l'éloigneront de l'art. Style pictural, forme couleurs et détails «Huysmans a préparé, sans s'en douter, la transmutation du naturalisme en symbolisme conséquence fatale d'un travail de style poussé à l'extrême, d'une sorte de majoration systématique de l'expression» Valéry Durtal, dans Là-bas, parlant de son double ou plutôt de l'autre moitié de l'auteur, déclare: 43 «Durtal ne pouvait douter que des Hermies n'eût pratiqué la littérature, car il la jugeait avec la certitude d'un homme de métier, démontait la stratégie des procédés, dévissait le style le plus abstrus avec l'adresse d'un expert qui connaît en cet art, les plus compliqués des trucs…»202. Huysmans, par ce moyen détourné, dicte au lecteur une méthode et lui laisse entrevoir ses buts. Il l'oblige à en passer par ses manies affichées de "dilettante "et par l'aveu répété de ses aversions et de ses goûts, de ses insatisfactions et de ses désirs. A la lumière de ce crédo esthétique ressassé, les effets de vocabulaire, de syntaxe et de figure acquièrent des résonances toutes particulières. Dans ce livre -les deux premiers chapitres- J.-K.réalise une profession de foi littéraire à deux voix: celle de des Hermies qui dénonce «le gros style», les valeurs des naturalistes et celle de Durtal, qui, intéressé surtout par l'outil d'expression, rappelle le rôle qu'ils ont joué dans le style: «(…) ils ont aidé au développement de la langue commencé par les romantiques…»203 et conclut: «(…) il faudrait la véracité du document (…) la langue étoffée et nerveuse du réalisme…»204. Ces quelques lignes sont révélatrices de sa double aspiration en matière de style. S'il souhaite une langue «musculeuse», «descriptive» à la manière de Zola, il souhaite aussi une langue «renouvelée» à la manière des Goncourt. Goncourt lui-même, ainsi que Remy de Gourmont et plus tard Valéry le loueront de ses efforts d'avoir su faire du neuf «(…)après Gautier, après Flaubert…»205. Huysmans en effet appartient à la famille du style, la première fenêtre qu'il ouvre sur son art donne du côté de la langue. Tout au long de son œuvre, ses héros sont préoccupés par la langue. Léo, dans Marthe, rédige de temps à autre «une page fourmillante de larves à la Goya», Huysmans, dans L' Art moderne, analyse la facture de Degas en la rapprochant de celle des Goncourt. «Jules et Edmond de Goncourt ont dû forger un incisif et puissant outil, créer une palette neuve des tons, un vocabulaire original, une nouvelle langue»206. Des Esseintes fait une étude approfondie sur les écrivains français: «Dans la langue française aucun laps de temps, aucune succession d'âge n'avait eu lieu ; le style tacheté et superbe des de Goncourt et le style familier de Verlaine et de Mallarmé se coudoyaient à Paris, vivant en même temps, à la même époque, au même siècle»207. Et dans Là-bas, il fait un procès au Naturalisme. La recherche d'un nouveau langage est une obsession chez lui, il veut découvrir un mode d'exécution inédit; et pour cela les mots et les tours qu'il a reçus de sa langue ne lui suffisent pas. Il rêve d'un instrument refait à neuf et d'un registre plus étendu. L'auteur de Chérie 208 l'aide dans cette quête: «(…) personne, dans les stylistes qui viendront, ne pourra point ne pas se servir des néologismes, des tournures que vous avez créées (…) vous êtes des ouvriers de la langue exceptionnels dont l'influence est énorme sur nous tous!». 209 Tous les deux pensent que la prose française classique est insuffisante à des écrivains modernes qui veulent rendre la sensation plutôt que la pensée -c'est-à-dire écrire pour les yeux et non pour les oreilles- ils font de ce style "artiste" leur outil littéraire. En effet, Huysmans, un «(…) poète excessif de la sensation (…), un raffiné de la langue, un des stylistes les plus précieux, les plus délicats» 210, perçoit des nuances subtiles qu'il essaie de traduire par des raffinements de style. Il utilise pour cela des 44 alliances inusitées de mots -mélange impur de termes de toute espèce- un vocabulaire technique de métiers ou de professions, différents argots, des archaïsmes ou des néologismes dans des phrases tendues, brisées, démembrées.Son expression excessivement travaillée, tourmentée et choquante exprime avec force la pensée, le sentiment ou la sensation qu'il veut rendre. Il s'est également attaqué à l'espace du roman211. Romancier, il s'en prend aux règles vétustes du roman. Ses livres à personnage unique, hagiographique ou satanique sont des tours de force, ils retiennent le lecteur par la vigueur du style. Mais comment crée-t-il un nouveau langage? Tout d'abord en créant de nouveaux mots. Les néologismes abondent dans son style. Il emprunte aux langues étrangères, calque sur le grec et le latin, pioche dans l'ancien et le moyen français.Il utilise les parlers provinciaux, populaires et argotiques, il ne néglige pas non plus les jargons des sciences et des techniques. Enfin, et pour une part prépondérante, il a recours au vocabulaire de la liturgie, de la religion et de la mystique. Tout lui est bon, à condition que l'emploi du mot, senti à quelque degré comme un emprunt, prenne un air de rareté, d'étrangeté, voire de mystère.Il recourt, pour renforcer cette impression, à des termes imprécis qui donnent à sa pensée l'allure de l'inachevé et du nébuleux.Tout cela donne l'illusion d'une grande information et même d'une vaste culture, étalée avec une complaisance excessive. Cette tendance a d'ailleurs été aussi celle du Parnasse. Si Huysmans aime les mots rares, ceux qu'on utilise dans les cénacles, il apprécie aussi le mot cru: «Paris, 19 mars 1880.Que les Sœurs Vatard vous remercient d'abord, Monsieur et cher confrère, d'avoir bien voulu vous occuper d'elles dans votre suplément au dictionnaire d'argot»212. Son goût pour le vocabulaire familier, faubourien, le lie au Naturalisme. Cette utilisation lui permet d'atteindre à la vraisemblance psychologique. Huysmans choisit son vocabulaire dans des registres si différents, pour créer une langue réelle, parlée quelque part, dans les ateliers ou dans les cénacles, dans les cafés d'étudiants et d'artistes ou dans la rue, ces "argots" ne constituent pas pour lui des parlers spontanés; mais il va plus loin, il en fait la synthèse dans un "super-argot", il rend ainsi la voix du monde, d'un monde, celui qu'il voit. Le choix de ces mots est commandé aussi par une autre raison, la recherche du "dépaysement"; il substitue systématiquement l'expression affective et imagée à l'expression intellectuelle. Il aime choquer, surprendre, c'est ce qui le pousse à utiliser un vocabulaire de l'irréalité. Nombre de ses comparaisons se réfèrent à des objets considérés sous un aspect qu'ils ne revêtent point à l'ordinaire, ou à des objets qui n'existent qu'à l'état hallucinatoire. Pour rectifier cette déformation de la vision -il est alors proche de Redon- , la ramener à un aspect intelligible pour le lecteur, il se voit dans l'obligation de se constituer un vocabulaire spécial qui traduit l'idée de l'irréalité matérielle; les mots qu'il emploie ,«chimérique», «impossible», «imaginaire», expriment cette volonté. Ce procédé, qui permet l'expression littéraire de l'hallucination, n'est pas propre à Huysmans, on le trouve aussi chez Rimbaud et Mallarmé et il jouera un rôle prépondérant dans l'esthétique de Verhaeren213. Mais pour décrire le surnaturel, l'image est encore plus suggestive que les mots. Il use admirablement de la métaphore qui est image littéraire; elle abonde dans son œuvre. C'est, par exemple, la Cathédrale de Chartres qui est comparée: 45 «à un immense esquif dont les mâts sont les flèches et dont les voiles sont les nuées que le vent cargue ou déploie, selon les jours; elle demeure l'éternelle image de cette barque de pierre»214. Cette métaphore, comme le note Cressot, est une heureuse impropriété puisqu'on applique à un objet la caractérisation qui logiquement revient à un objet situé sur un autre plan. En effet, Huysmans ne se contente pas de grouper des sens "tiraillés", il rapproche des termes en apparence opposés. Il parle de «fastueuses pauvretés»(L'Art moderne), d'«obscène candeur» (En Marge), de Christ qui «crie en silence», de «clameurs aphones»(En Route). Le choc de ces termes en apparence incompatibles, ces oxymores, permettent d'atteindre des effets d'une grande expressivité. Ce sont ces heurts, ces violents contrastes qu'il trouve et apprécie chez Grünewald. L'art de ce peintre est «tout en antinomies, tout en contraste», on ne peut le définir que par des «accouplements de mots contradictoires» (Trois Primitifs).Huysmans fait régner l'oxymore, à l'image de la «divine abjection de Grünewald» pour donner une idée de cet artiste «excessif», «terrible», qui, traversant les contrastes, atteint le sommet de l'art, le «naturalisme mystique»(Là-bas). On a l'impression de retrouver l'écrivain à travers la description qu'il fait du peintre. Tous les deux sont des artistes de l'excès. Ils ne s'expriment qu'au superlatif, l'un par les mots, l'autre par la couleur, comme si les termes exactement mesurés avaient à l'usage perdu de leur vertu. C'est le dépassement continuel de la pensée. Les épithètes «abject», «affreux», «atroce», «hideux», «horrible», «inouï» peuplent ses pages, ce sont les mêmes termes qui nous viennent à l'esprit en voyant le Retable. Mais le style de J.-K. ne se résume pas à ces points communs avec Grünewald, il est pictural par bien d'autres côtés. Les instantanés qu'il prend sur le vif (on en trouve beaucoup dans Croquis parisiens), sont des tableaux peints dans le sillage des Impressionnistes. Son sens du qualificatif métaphorique le rapproche des peintres du clair obscur: «Son génie [celui de Rembrandt] à condenser, à concentrer de l'essence de soleil dans la nuit»215. Huysmans est également peintre symboliste dans les variations qu'il effectue sur un petit nombre de motifs centraux, comme les putrides verdeurs des décadences, les sortilèges liés à celles-ci dans la peinture de Gustave Moreau ou la symbolique des parfums et des pierreries. Et dans A Rebours, sa description des locomotives semble annoncer le futurisme. Sa peinture en diptyque des deux machines, la Crampton et l'Engerth, faite d'une métaphore où se fondent la beauté des femmes et celle de ces engins, est visionnaire; il paraît préfigurer ce mouvement italien dont Marinetti, au début du XX ème siècle, sera le fondateur: «Il n'est certainement pas parmi les frêles beautés blondes et les majestueuses beautés brunes, de pareils types de sveltesse délicate et de terrifiante force»216. Si Huysmans appartient à "différentes écoles de peintures", il est surtout impressionniste, si ce terme convient à l'écriture. Car pour Cressot: «l'impressionnisme ne représente aucune école littéraire, ni même une esthétique qui ne consisterait que dans une transposition systématique des moyens d'expression d'un art, qui est l'art de peindre, dans le domaine d'un autre art, qui est l'art d'écrire»217. 46 Pour Fénéon, il est même «l'inventeur de l'impressionnisme»218. Sa vision, si l'on tient compte de la véracité nerveuse de l'instantané,de la couleur, est impressionniste. Si la phrase impressionniste est, comme le note Cressot: "une phrase (…) où les faits sont présentés non plus sous la forme d'un jugement qui reconstitue une suite logique, mais dans l'ordre de l'apparition des faits ou des sentiments à l'esprit des personnages»219, celle de Huysmans l'est à coup sûr. Il disloque et désarticule la phrase en déplaçant les mots, c'est même quasiment systématique chez lui. Comme le note avec humour Bloy, «Quand une phrase pourrait finir avec éloquence, Huysmans la mutile tout à coup, lui coupe la queue, méchamment, perversement, avec des cisailles grinçantes et ébréchées»220. Il est vrai que parfois ses longues phrases sont "déchiquetées", ce sont souvent de longues descriptions où s'observent une quantité d'incidentes, de variantes grammaticales qui alourdissent la pensée. Mais Huysmans veut absolument tout peindre avec une intensité qui atteigne l'imagination et les sens et c'est "tant pis" si la phrase ne s'y prête pas et "casse". Son style artiste est original, il est parfois, aussi, artificiel. Mais Huysmans n'a jamais prétendu qu'il parlait une langue traditionnelle et des Esseintes, en ce qui le concerne, a toujours pris soin de nous avertir qu'il s'exprimait dans une langue artificielle, à l'instar de la latinité décadente. A cause de ce manque de naturel, il s'éloigne bien souvent de la réalité qu'il veut reproduire. Il écrit, plus attentif aux mots qu'aux choses, plus préoccupé de son style et de "renverser la tournure" que de voir juste. Sa grande sensibilité lui permet d'éprouver une série de nuances subtiles qu'il s'efforce de communiquer aux lecteurs, par des recherches qui peuvent paraître parfois affectées. C'est le sentiment qu'éprouve Bloy en le lisant, il le montre d'ailleurs «traînant l'image par les cheveux ou par les pieds dans l'escalier vermoulu de la syntaxe épouvantée»221. Il n'est pas le seul à juger sévèrement le style de Huysmans. Julien Gracq pense aussi qu'il a échoué. Le vocable spécieux se révèle comme ornement de surcroît et dépareillé, il ne correspond pas à la nécessité du récit, à l'atmosphère de la scène ou au caractère des personnages, bref il n'est pas naturel et ne témoigne que du dilettantisme exacerbé de l'artiste. Il est rare, pour lui, de trouver un écrivain: «dont la syntaxe soit plus monocorde, plus ressassante, plus indigente et comme délabrée. La phrase procède par à plats d'éblouissantes touches au couteau juxtaposées, que nul lien de relation ou de subordination sérieusement ne cimente.(…) Ses livres ressemblent à un édifice de pierres rares fracassées par un séïsme, les moëllons luxueux, et tout ce qui a pour destination de s'arc bouter pour s'étager en hauteur, gisent à terre côte à côte, comme s'ils ne rêvaient que de retourner à la carrière originelle. Ce sont de somptueux éboulis de livres»222. Mais si son style suscite des opinions si contradictoires, «merveilleux» pour Goncourt, «charlatanesque» pour Petit de Julleville, «novateur» pour Valéry, «figé» pour Gracq, son sens de la couleur fait l'unanimité. Ceux qui avaient critiqué le styliste louent le coloriste: «La substance de la langue, et surtout l'adjectif, qui surgit chez lui non pas colorié, mais imbibé de couleur dans toute sa masse, l'éclat, l'épaisseur de matière et le feu sourd des émaux cloisonnés»223. 47 «Examinez nos écrivains actuels (…) et comparez leurs descriptions à celles des auteurs de la génération de 1830, vous devinerez du même qu'ils ont appris à regarder à une autre école, que leur œil a subi, comment faut-il dire? Une amélioration ou une déformation? A coup sûr un changement (…).[A propos de Huysmans](…) l'écrivain a vu des objets, non plus leur ligne mais leur tache, mais l'espèce de trou criard qu'ils creusent sur le fond uniforme du jour? Alors la décomposition presque barbare de l'adjectif et du substantif, est faite d'elle-même: -les noirs des casquettes…les coups de rouge des gilets?»224. Il a un style artiste, une langue liquide, envahissante, qui procède par vagues, par touches matériellement fondues. C'est un écrivain du regard, attiré par la couleur des choses, ce n'est qu'après qu'il voit leur forme. Jamais la forme n'apparaît chez lui séparée de sa couleur, mais toujours enrobée par elle, comme dans la nature. Son œil est celui d'un peintre paysagiste qui voit les choses en pleine lumière enveloppées dans leurs couleurs réelles, il acclimate dans sa prose les procédés propres à la peinture. Il ne peint pas par imagination mais de visu, il arrive par l'artifice des mots, le flux de la description et par son mouvement circulaire, à rendre la sensation colorée. Comme les Impressionnistes, il dérive des trois couleurs fondamentales, le rouge, le jaune et le bleu, toutes les autres teintes. Cette palette soigneusement choisie, il l'utilise dès ses premières œuvres. Si cette préférence pour les couleurs crues peut surprendre chez un artiste aussi évolué que Huysmans, amoureux des paysages urbains où la grisaille domine, des cieux nordiques et de la pénombre mystique des nefs propices à la méditation, il ne faut pas oublier que sa nature, comme son goût , est double. Hollandais et peintre flamand par son père, il est aussi parisien et naturaliste par ses goûts, de la Hollande il gardera le goût du détail, des Impressionnistes le sens de la couleur. Cette importance qu'il accorde à la couleur est d'ailleurs, d'après lui, un des principes du Naturalisme: «(…) la plupart des discussions hostiles au naturalisme (…) ont reconnu tout en la déplorant, l'existence d'une école qui voudrait essayer de faire vivant et d'écrire de la couleur»225. La couleur est avant tout, pour lui, intensité, épaisseur, dynamique, c'est le domaine de l'outrance, d'où son goût pour les couleurs criardes, pour le rouge tout particulièrement.Dans Le Drageoir, il lui consacre tout un poème, véritable exercice de style. Cette couleur domine dans ce recueil. Il parle à un moment, préfigurant Apollinaire et son «soleil cou coupé», de nuages qui semblent «éclaboussés de gouttelettes de sang». Ses références aux couleurs sont plus que de simples notations, ce sont de véritables feux d'artifice, des métaphores colorées. Après le rouge viennent le jaune et l'or, enfin le bleu et ses dérivés. Le vert de la nature apparaît rarement dans ses descriptions. Peut-être parce que la nature qu'il décrit est souffreteuse et rabougrie ou peut-être, simplement, parce que le vert est la couleur la plus répandue dans la nature et que son œil y est habitué? La violence latente ou manifeste de la couleur est perçue par Huysmans dans toutes ses virtualités dionysiaques, il écrit d'ailleurs, à propos de Moreau: « (…)cette surprenante chimie de couleurs suraiguës, arrivées à leurs portées extrêmes, montaient à la tête et grisaient la vue qui titubait abasourdie».226 Il rivalise avec la brutalité de la couleur, ou tente de le faire, par la saturation lexicale.Quand il parle de Cézanne, il évoque la «fièvre de couleurs gâchées, hurlant» de «hourdages furieux de vermillon et de jaune, de vert et de bleu»227. 48 Les mers de Monet sont «abruptes, violentes, aux tons féroces, bleus hargneux, violet cru, vert âpre».Il n'use pas seulement de ce style staturé pour suggérer l'univers des peintres, c'est en des termes semblables qu'il décrit les personnages qui peuplent ses romans. Dans Marthe, il peint une prostituée, sujet de choix pour notre coloriste, avec des «bras poudrés de perline», des «sourcils charbonnés», des «lèvres rouges comme des viandes saignantes» et des «jambes revêtues de bas de soie cerise». Huysmans ne se contente pas de noter les couleurs, au courant des techniques les plus avancées (au sujet de Degas, il explique dans L'Art moderne que le mélange optique par le ton absent de la palette est obtenu sur la toile par le rapprochement des deux autres), il constate le double langage que tient la couleur chez certains maîtres.De près, un langage tactile autant que visuel, pour Goya il parle d' «(…)un écrasis de rouge, de bleu et de jaune, des virgules de couleur blanche, des pâtés de tons vifs, plaqués, pêle-mêle, mastiqués au couteau, bouchonnés, touchés à coups de pouce, le tout s'étageant en tache plus ou moins rugueuse»228. Pour Degas: «d'un sabrage, [d'] une hachure de couleurs qui se martèlent, se brisent, semblent s'empiéter»229. et enfin pour Turner: «(…) d'un brouillis absolu de rose et de terre de Sienne brûlée, de bleu et de blanc»230. mais de loin ce «chantier matériologique», cette substance colorée s'harmonise, «tout s'équilibre», «tout s'anime», le «tout se remet en place».Si d'un côté Huysmans -l'exaltése complaît dans cet holocauste de couleurs, d'un autre côté Huysmans -le timide-, amateur d'harmonies et de nuances, celui qui n'aime la lumière que voilée, fuit ce monde de violence231. Les moments du jour qu'il préfère décrire sont ceux où le soleil est quasi absent: aube, crépuscule, peut-être aussi car ils sont plus riches en couleurs; demi-jour d'intérieur, où les rayons filtrent à travers les croisées et les stores tirés, où la lumière est diffuse, où les ciels sont couverts de nuages; il est alors très proche de Verlaine. Si les couleurs vives plaisent au naturaliste, les harmonies comblent le symboliste. En effet, le mystère et la nuance sont à la base de l'esthétique d'A Rebours: «car nous voulons la nuance encor, Pas la couleur, rien que la nuance»232. Il s'enthousiasme pour Whistler, auteur d'Harmonies en vert et or, Harmonies en ambre et noir, (le titre d'une œuvre picturale est un début de transposition littéraire), mais surtout le peintre qui a immortalisé sa mère dans son Harmonie en gris et noir. Ce tableau, qu'il analyse longuement dans Certains, l'a influencé pour le dîner de deuil offert par des Esseintes; on retrouve les mêmes accords, les mêmes harmonies. Huysmans suit la tendance de Whistler et, de manière plus générale, des symbolistes, à la monochromie. Ce goût va en se développant.Il recherche de plus en plus les compromis, les équilibres subtils. Il fera l'éloge des tableaux de Gérard David, d'une «couleur à la fois somptueuse et sourde» (De Tout), mais aussi de ceux de Degas, d'une «couleur ardente et sourde» (Certains). En vieillissant, il est de plus en plus complice d'un art en sourdine où la couleur est surveillée, voire châtrée. Il tente alors d'en faire le signe d'autre chose; il refuse de s'enfermer dans une immanence plastique où elle ne signifierait qu'elle même.Dans La 49 Cathédrale, il la considérera même comme un simple médium, «le souffle mystique qui fait que l'âme d'un artiste s'incorpore dans la couleur» conduit à la dépasser. «Huysmans descriptif, c'est du Théophile Gautier qui prolifère dans tous les sens, du Gautier faisandé, oxydé, pourri...» Léon-Paul Fargue Ce «fou furieux» de peinture, comme il disait de lui-même, a insufflé la vie à ses tableaux grâce à son sens impressionniste de la couleur, ses harmonies subtiles mais aussi grâce à son réalisme pittoresque, son goût du détail. Huysmans "peintre coloriste" est également "peintre du détail". Grand observateur, il regarde le monde qui l'entoure et le décrit scrupuleusement. Il souligne les traits caractéristiques d'un milieu et croque ses personnages avec une maîtrise exceptionnelle qui est souvent celle d'un caricaturiste. Peintre de la société, il met en valeur les éléments qui ont à ses yeux une importance picturale et néglige le reste. On peut déceler chez lui deux tendances, les détails naturalistes dus à ses origines hollandaises, à sa passion pour la peinture flamande et les détails grotesques inspirés par sa nature pessimiste, par son goût pour les caricaturistes. Dans la première, Huysmans note des détails précis mais sans nuance défavorable ou péjorative, il donne à son lecteur des éléments pour qu'il puisse visualiser la scène, dans «La rive gauche»233 ,il peint minutieusement un saltimbanque, son costume «(…) son caleçon, en imitation de peau de tigre, jaspé de paillettes d'acier…» mais aussi son physique, «(…) la peau de son crâne (…) fendillée comme une terre trop cuite et ses sourcils épais [retombant] sur ses yeux, meurtris d'auréoles de bistre», il remarque même «les muscles de son cou [qui] s'enflent et sillonnent sa chair comme de grosses cordes» quand il fait un effort. Il exécute presque toujours ses portraits de manière naturaliste. Il insiste sur l'irrégularité des traits, sur la laideur, sur le morbide; il franchit vite alors les limites entre réalisme et caricature, il glisse doucement vers l'exagération, il passe parfois du poétique au sordide dans une même phrase, sa description, lyrique au début, bascule à cause d'un détail répugnant et s'achève dans l'immonde: «Le crépuscule commençait à couler lentement dans l'atelier. Au travers des vitres troubles, un jour pâle et fané s'épandait sur les tables, déferlait dans l'ombre des coins, se mourait, en un dernier éclat sur un lit de rognures jaunes»234. Ces notations sinistres, triviales pour définir une atmosphère, pour représenter un personnage abondent dans son œuvre. Par une description précise et réaliste du cadre intérieur, il réagit contre les cadres romanesques anciens qui, selon lui, accordent trop d'importance à l'imagination, et il n'hésite pas pour les besoins de l'action à déformer plus ou moins la réalité. C'est pour cette raison qu'il méprise les continuateurs des romantiques, ces derniers, avec un style «en bouillon de veau»235, travestissent la réalité et la tournent au rose et au bleu pastel. Huysmans au contraire utilise des tons violents, il n'édulcolore pas, il colore. Il prend plaisir à souligner partout le détail grotesque. C'est son goût du pittoresque qui le pouusse vers le bas peuple. Ses conceptions littéraires comme ses idées esthétiques le portent vers l'expression directe de la réalité brute, non dégrossie. Son goût poussé pour tout ce qui est laid, populaire, insolite, répugnant le conduit à descendre dans la rue au milieu de cette faune, dans ces quartiers grouillants de monde, pleins d'animation, de bruits, d'odeurs, de couleurs et de mouvements. Etant avant tout peintre, sa sympathie et son enthousiasme d'artiste le portent vers ces milieux frustes, il sait le parti qu'il peut 50 en tirer. Huysmans portraitiste trouve, dans cette cour des miracles, ses modèles.Il insiste sur le détail grotesque et caricatural, il souligne l'irrégularité des traits, la laideur, l'étrangeté de certains visages; il révèle les vices, les tares, tout ce qui sort de l'ordinaire, tout ce qui aux yeux du monde représente le laid mais qui, aux siens, a une valeur esthétique certaine236. Portraitiste hors du commun, il esquisse en quelques traits, en quelques mots, des silhouettes, des "types". Il arrive à saisir par une tache de couleur rouge, un détail, une cigarette mâchonnée, un "dandy" populaire que l'on croirait sorti d'un tableau de Cézanne: «Une espèce d'ouvrier pâle, narquois, mâchonnant un bout de cigarette, une cravate rouge flottant sur une blouse décolletée»237. Il brosse des portraits d'artistes de cabaret, comme Charles, joueur de mandoline, et frère du Chanteur espagnol de Manet: «Je dessine sa figure en toute hâte.Imaginez une tête falote, un front très haut, velu et gras ; un nez retroussé, malin, fureteur, s'agitant par saccades, une moustache en brosse, une bouche lippue, couleur d'aubergine et des oreilles énormes, plaquées sur les tempes…» 238 Huysmans met souvent en relief les détails en les réhaussant de touches de couleurs, quand il veut se moquer il use de comparaisons culinaires : «Imaginez un crâne en forme d'œuf plaqué de deux escalopes de veau en guise d'oreille; avancez entre les deux outres des joues un gros nez courbe relié par des rides très creuses à une bouche porcine et vous avez l'homme»239. et d'images avilissantes : «Elle lui parut par trop boulotte et par trop mûre; ficelée avec cela comme un paquet, les joues ravitaillées avec du fard, les cheveux rongés par une raie à pellicules, les yeux pleins d'eau comme ceux d'une chienne, elle lui sembla tenir de la garde-malade, de la portière et de la raccrocheuse»240. Comme tous les caricaturistes, il déforme la réalité en appuyant sur les "vices de forme", il fait alors des portraits plus "huysmansiens" que "réels", vrais d'une vérité particulière et non générale. Mais même si ses personnages vivent dans un univers singulier - le sien - ils vivent car il les saisit sur le vif, dans leurs milieux, dans leurs occupations. Il les rend tels qu'ils sont, tout chargés du frémissement de la vie. S'il peint une prostituée, il la montre affairée dans un cabinet de toilette, évoluant dans une maison de passe, s'il brosse le portrait d'un fonctionnaire, il le présente occupé - ou pas à son bureau, attablé dans un restaurant de seconde catégorie, il fait de même avec tous les personnages qu'il évoque. Chez lui, la description n'est jamais figée, il arrive à noter les frémissements des êtres, les gestes, les démarches, il parvient même à animer les choses -usant souvent de la personnification comme il le fait pour les locomotives dans Les Sœurs Vatard-, l'air circule partout. Est-ce le souffle qui donne la vie à ses héros de papier? S'il a une prédilection pour le peuple, il ne se cantonne cependant pas à la description des milieux populaires, il peint aussi l'aristocratie. Il rend merveilleusement l'extrême raffinement de des Esseintes. Les subtilités de ses goûts nous sont présentées dans une profusion de détails, la vie -exceptionnelle- éclate en toutes choses ; ses fleurs sont un véritable musée végétal, superbe et effrayant : 51 «Une fois seul, il regarda cette marée de végétaux qui déferlait dans le vestibule; ils se mêlaient, les uns aux autres, croisant leurs épées, leurs kriss, leurs fer de lances, dessinaient un faisceau d'armes vertes, au-dessus duquel flottaient, ainsi que des fanions barbares, des fleurs aux tons aveuglants et durs»241. L'orgue à bouche et la tortue témoignent de ses goûts quintessenciés. Avec cet animal, des Esseintes pousse son esthétisme à son paroxysme; il défie la nature, il la dévoye en faisant de ce reptile un véritable tableau vivant. Son sens du détail et de la couleur font de cette description une véritable pièce d'orfèvrerie : «(…) la bête fulgura comme un soleil, rayonna sur le tapis dont les teintes repoussées fléchirent, avec des irradiations de pavois wisigoth aux squames imbriquées par un artiste d'un goût barbare…»242. Comme pour les personnages d'extraction modeste, il situe cet aristocrate dans son intérieur, dans son monde, sa maison de Fontenay.Tout est consciencieusement décrit; avec minutie il note tous les objets rares, toutes les œuvres d'art, toutes les excentricités de son propriétaire, il exprime toutes les sensations, les impressions qui se dégagent de cette maison, rivalisant dans sa description avec les intérieurs des maîtres flamands : «Il se résolut (…) à faire relier ses murs comme des livres, avec du maroquin, à gros grains écrasés, avec de la peau du Cap, glacée par de fortes plaques d'acier, sous une puissante presse. Les lambris une fois passés, il fit peindre les baguettes et les hautes plinthes en un indigo foncé (…) et le plafond, un peu arrondi, également tendu de maroquin, ouvrit tel qu'un immense œil-de-bœuf (…) un cercle de firmament en soie bleu de roi…»243. Huysmans est un écrivain au style pictural; ayant plusieurs "pinceaux" à sa palette, il varie ses styles, Van Dyck ou Daumier, Degas ou Moreau, suivant ses engouements du moment. Il écrit comme il aime, il décrit ceux qu'il aime. «Un des grands défauts des livres de M. Huysmans, c'est, selon moi, le type unique qui tient la corde dans chacune de ses œuvres. Cyprien Tibaille et André, Folantin et des Esseintes ne sont, en somme, qu'une seule et même personne, transportée dans les milieux qui diffèrent. Et très évidemment cette personne est M.Huysmans, cela se sent; nous sommes loin de cet art parfait de Flaubert qui s'effaçait derrière son œuvre et créait des personnages si magnifiquement divers. M.Huysmans est bien incapable d'un tel effort»244. Autoportrait en écrivain et en peintre, en esthète et en fonctionnaire Comme Rembrandt, "son dieu", qui multiplie ses auto-portraits, Huysmans compose en grande partie des œuvres autobiographiques.Il est un peintre dans l'écriture. Il se peint comme écrivain, il se décrit comme peintre. Dans ses deux premiers romans, il nous apparaît sous ces deux visages; Janus, il est à la fois Léo, le héros de Marthe, et Cyprien le protagoniste des Sœurs Vatard que l'on va retrouver, pâli il est vrai, dans En Ménage. Ils ont tous les deux la même esthétique, celle du Huysmans naturaliste. L'un écrit comme lui, l'autre peint comme il aimerait écrire. Léo, «De temps à autre, dans les bons moments, (…) écrivait une page fourmillant de grotesques terribles, de succubes, de larves à la Goya, mais le lendemain, il se trouvait 52 incapable de jeter quatre lignes et peignait, après des efforts inouïs, des figures qui échappaient à l'étreinte de la critique»245. Cyprien, lui, «(…) N'estimait vraiment que l'aristocratie et la plèbe du vice (…). Son art se ressentait forcément de ces tendances.Il dessinait avec une allure étonnante les postures incendiaires, les somnolences accablées des filles à l'affût, et dans son œuvre brossée à grands coups, éclaboussée d'huile, sabrée de coups de pastel, enlevée souvent d'abord comme une eau-forte, puis reprise sur l'épreuve, il arrivait avec des fonds d'aquarelle, balafrés de martelages furieux de couleurs, s'invitant, se cédant le pas ou se fondant à une intensité de vie furieuse, à un rendu d'impression inouï…»246. L'un comme l'autre ont une prédilection pour des sujets violents, excessifs, qu'ils expriment dans un style, fougueux, démesuré, aux antipodes de l'académisme. Ce sont des artistes à la sensibilité exacerbée ; ils aspirent à un art nouveau, Léo rêve de déchirer le style, Cyprien Tibaille ne songe qu'à percer la toile. N'est-ce pas aussi ce vers quoi tend Huysmans? Ces deux personnages semblent préfigurer le héros d'A Rebours; on retrouve chez des Esseintes cette même démesure, même si ses goûts sont différents. Ce ne sont plus les peintres impressionnistes, les écrivains naturalistes, que Huysmans admire quand il écrit ce roman, mais Moreau et Redon, artistes symbolistes, «Il y avait dans ses [celles de Moreau] œuvres désespérées et érudites un enchantement singulier, une incantation vous remuant jusqu'au fond des entrailles, comme celles de certains poèmes de Baudelaire, et l'on demeurait ébahi, songeur, déconcerté par cet art qui franchissait les limites de la peinture, empruntait à l'art d'écrire ses plus subtiles évocations…»247. Baudelaire et Barbey d' Aurevilly, romantiques visionnaires, «(…) Sa langue [celle de Barbey d'Aurevilly], d'un romantisme échevelé, pleine de locutions torses, de tournures inusitées, de comparaisons outrées, enlevait, à coups de fouet, ses phrases qui pétaradaient, en agitant de bruyantes sonnailles, tout le long du texte»248. Huysmans approuve sans réserve les opinions de ce décadent, son porte-parole en littérature et en art. La préface d'A Rebours, écrite en 1903, le confirme, à aucun moment il ne fait de différence entre le point de vue de des Esseintes et ce que lui-même pensait aux alentours de 1884. Il s'identifie à lui, mais s'il est ce personnage, il se retrouve aussi dans Bougran249 ,avec l'un il partage ses goûts esthétiques, avec l'autre son métier. Chacun d'eux ressemble à son créateur, d'une manière qui lui est propre. Dans Là-bas250, il concilie ces deux aspects ; dans une composition en abîme - comme Les Epoux Arnolfini de Van Eyck - il se décrit sous les traits de Durtal en train de créer une œuvre littéraire, l'histoire de Gilles de Rais. Tous ces protagonistes se ressemblent comme des frères, ils ont tous le même sang d'encre qui coule dans leurs veines de papier, ils ont tous le même créateur. A l'image de leur auteur, ils sont constitués - virtuellement au moins - de trois hommes distincts et confondus, le petit fonctionnaire, Bougran, l'écrivain, Léo et l'esthète, des Esseintes. Chacun de ses héros est un lieu d'interférences. André, Cyprien, Durtal sont d'abord écrivains - ou peintres - mais aussi esthètes, Folantin est d'abord fonctionnaire, mais également esthète. Chez lui les extrêmes communiquent, il n'y a pas de vraies frontières 53 entre esthète et écrivain, entre fonctionnaire et peintre. Ils ont tous la même façon d'être au monde, des attitudes contradictoires, des réponses toujours excessives aux stimulations d'un monde extérieur qu'ils refusent. Huysmans, à travers ses multiples personnages, procède - comme les Impressionnistes -par petites touches juxtaposées pour composer un immense tableau, une œuvre autobiographique. Il la revendique jusqu'à la fin, déclarant sur son lit de mort : «Personne plus que moi ne s'est mis dans ses livres»251. CHAPITRE IV «Voilà une lutte de quinze ans qui arrive à nous libérer de l'école, de tout ce fatras de recettes hors lesquelles il n'y avait point de salut, d'honneur, d'argent (…). Le danger est passé. Oui, nous sommes libres et cependant je vois luire à l'horizon un danger ; (…) la critique d'aujourd'hui sérieuse, pleine de bonnes intentions et instruite tend à nous imposer une méthode de penser, de rêver, et alors ce serait un autre esclavage. Préoccupée de ce qui la concerne, son domaine spécial, la littérature, elle perdrait de vue ce qui nous concerne, la peinture»252. Jugements ratifiés Le nom de Huysmans critique d'art est surtout lié à l'Impressionnisme. Un des premiers, il salue ce mouvement qui réagit contre une conception sclérosée de l'art, de même qu'il soutient le Naturalisme dans son combat contre les conventions périmées. 54 Pourtant, ni cette école artistique, ni ce groupe littéraire ne suffisent à combler cet individualiste forcené avide de mystère et de spiritualité. Un art exprimant la joie de vivre ne peut le contenter. N'écrit-il pas en effet : «Je m'étonne que quelques inconscients déplorent que le roman observé, vécu, vrai, soit triste, comme la vie qu'il représente»253. Lui qui s'était passionné pour l'art moderne dans sa jeunesse, il se détourne l'âge venu des Impressionnistes pour s'intéresser aux Symbolistes et finit après sa conversion, par ne plus goûter que les peintres religieux qui savent seuls concilier l'art et l'âme, l'art et la foi. Toute sa vie - littéraire du moins - Huysmans se passionne pour la peinture. Découvreur de talents, il applaudit aux débuts de nombreux peintres. Le plus souvent, ses intuitions s'avèrent être justes, pourtant, à cause de critères trop littéraires, trop religieux, il dénigre parfois certains artistes et interprète de manière arbitraire ou erronée les œuvres de quelques autres. Comme nous l'avons vu dans les chapitres précédents, il est un des premiers à reconnaître en Degas, Moreau, Redon des artistes de grande valeur. Il révèle aussi Cézanne, il perçoit très vite le génie de ce peintre au tempérament religieux et à l'esprit novateur, en qui il se reconnaît. La conception picturale qui est celle de Cézanne, sa vision de l'espace, des couleurs, bouleversera on le sait l'art du XXème siècle, mais peu savent le discerner, tandis qu'avec une rare intuition Huysmans pressent l'importance du peintre d'Aix. Il décèle chez lui ces tendances baroques qui annoncent des Expressionnistes tels que Kokoschka, Soutine, Nolde… Au début, Cézanne peint sous l'influence de Delacroix et de Courbet des toiles très empâtées, aux touches violentes, aux tons sombres, toiles d'un érotisme baroque. En 1872, sous l'influence de Pissarro, sa palette s'éclaircit.Il découvre alors la nature et la couleur; il fait des recherches sur l'espace, l'équilibre.Il peint par touches larges, par masses amples aux couleurs franches, nourries de nuances subtilement accordées. Il tente enfin d'exprimer l'architecture interne de la nature, l'harmonie de la forme et de la lumière. «Je voudrais faire de l'Impressionnisme quelque chose de solide et durable comme l'art des musées» dit Cézanne. Il veut en effet dépasser l'instinct, l'impulsion, par l'analyse de la sensation visuelle conduite à son point extrême d'intensité colorée, de manière que la couleur et la forme constituent un tout absolu. Figures, natures mortes, paysages sont soumis à la lente et laborieuse recréation qui oblige Cézanne à repenser toutes les lois de la peinture à partir d'une vision plus cérébrale qu'intuitive, à donner à la forme, au volume, à la couleur, d'autres significations, de nouveaux contenus. «Je suis le primitif de la voie que j'ai découverte».A la réalité vue, il substitue une réalité pensée, et à la lumière naturelle, une lumière inventée, exprimée par les justes modulations de couleurs pures, sans ombres ni "valeurs". Fauves et Cubistes procéderont de lui par des chemins divergents, et avec eux, toute la peinture du XXème siècle, des Expressionnistes aux Baroques, des Réalistes aux Abstraits, prendra sa source chez celui qui disait: «Je suis un jalon, d'autres viendront». Huysmans, en précurseur, note ce style si particulier: «de désarçonnants déséquilibres: des maisons penchées d'un côté, comme pochardes, des fruits de guingois dans des poteries saoûles, des baigneuses nues, cernées par des lignes insanes mais emballées, pour la gloire des yeux, avec la fougue d'un Delacroix, 55 sans raffinement de vision et sans doigts fins, fouettés par une fièvre de couleurs gâchées, hurlants en relief sur la toile appesantie qui courbe!».254 Dans ses premières toiles, Cézanne affectionne les contrastes violents, soucieux avant tout de faire triompher les impulsions de la vie, de donner le pas à la liberté sur les contraintes et les disciplines de l'esprit; on retrouve cette même démarche chez l'écrivain qui dans ses romans fait passer sans transition son lecteur des préoccupations métaphysiques aux détails triviaux, du mysticisme le plus exalté aux obscénités les plus bestiales.Un autre point les rapproche: la couleur.Tous les deux la ressentent de manière physique, elle est investie pour eux d'une puissance symbolique. C'est pourquoi Huysmans fait un éloge chaleureux de la palette cézannienne, «des tons étranges et réels, des taches d'une authenticité singulière, des nuances de linge, vassales, des ombres épandues du tournant des fruits et éparses en des bleutés possibles et charmants, qui font de ces toiles des œuvres initiatrices».255 Grande est son admiration pour le «coloriste révélateur» qui «découvrit les prodromes d'un nouvel art» mais aussi pour le peintre de la matière, lequel inspirera Lhote, Vlaminck et beaucoup d'autres. Les natures mortes -poires et pommes- lui apparaissent proches de celles de Zurbaran par ce qu'elles ont de dur, de minéral.Huysmans les décrit comme «brutales, frustes, maçonnées avec une truelle, rebroussées par des roulis de pouces»256. Enfin, il salue ses ébauches «enfantines et barbares», celles que donne la naïveté du génie; c'est cette même violence, cette «sauvagerie» qu'il retrouve chez Van Gogh, 257 s'il le met en parallèle avec les Pointillistes, artistes qu'il condamne et accuse d'être des «notulateurs qui [pointillent] sans donner un ensemble, comme font maintenant les peintres qui punaisent les tons»258. Il le compare à Grünewald «spécieux et sauvage, théologien et barbare»259 écrivant: «[Vincent est] un "œil de barbare" [un] homme aux ondes féroces [c'est une] épilepsie de couleurs mais j'aime mieux ça que les pointillistes».260 Aux yeux de Huysmans, le baroque d'un dessin forcené, la valeur symbolique des couleurs, la dématérialisation des formes rapprochent Van Gogh de Grünewald; Huysmans retrouve dans le premier ce qui le fascine chez le peintre médiéval: “sa plénitude déchirée».261 Cette rapide esquisse faisant suite à la démonstration qui occupe les premières parties suffit à mettre en lumière le rôle important que Huysmans a joué dans la critique. Fausses interprétations Ses jugements ont été la plupart du temps ratifiés par la postérité, il a révélé des jeunes artistes, redécouvert des peintres tombés dans l'oubli. Mais il a également commis des erreurs.Une des plus notables est la quasi incompréhension dont il fait preuve à l'égard de Manet. En effet, il est loin d'occuper dans les écrits de Huysmans une place comparable à celle de Degas, de Moreau, de Redon, de Rops ou même de Forain, Raffaëlli ou Caillebotte. Bien que Nana ait fait l'objet d'un article en 1877 qui n'a pas été repris dans L'Art moderne, bien que Huysmans ait de 1877 à 1889 souvent pris la défense de Manet avec ferveur, ce dernier n'a pas voix au chapitre dans Certains. Si ce peintre, le plus controversé de l'époque, 56 héros du mouvement moderne, est sanctifié à la fois par les artistes (Monet) et les écrivains (Baudelaire et Zola), il est en revanche relativement oublié par Huysmans. Peut-être est-ce parce qu'il se "range" -il obtient la légion d'honneur en 1881- quand Huysmans "toutes griffes dehors" fait ses débuts. Les opinions que porte la critique sur le peintre évoluent très vite; Nana, refusée au Salon, est jugée comme «l'une des meilleures toiles qu'il ait jamais signées».262Deux ans plus tard, Manet est considéré comme un des rares peintres intéressants du Salon, comme «l'un des plus ardents promoteurs»263de l'art moderne, l'année d'après, Huysmans considère que le peintre n'a fait qu'«entrevoir» la formule impressionniste que Caillebotte réalise pleinement avec «un métier plus sûr et les reins plus forts».264 On retrouve chez Zola les mêmes réserves.Ici Huysmans adopte le système critique du maître: nature et vérité, «peindre les gens de [son époque] avec les procédés de [son] époque». Voilà les caractéristiques de l'art naturaliste dont Manet a été l'investigateur. Huysmans semble faire chorus et se joindre aux réserves de Zola en 1880, quand il parle de l'«impuissance des Impressionnistes» et qu'il reproche à Manet de «rester incomplet» et incapable d'une «œuvre forte»: «Sa main, écrit Zola, n'égale pas son œil. Il n'a pas su continuer une technique (…) lorsqu'il réussit un tableau, celui-ci est hors ligne (…) mais il lui arrive de s'égarer et alors ses toiles sont imparfaites et inégales».265 Dans ses violentes critiques, Joris-Karl épargne cependant deux toiles: Chez le père Lathuile et La toilette. Il apprécie l'attitude "fidèle" des personnages à la réalité. Le peintre a su les envelopper de «la senteur du monde» auquel ils appartiennent, les baigner dans la véritable lumière, rendre la vie sans emphase. Il présente donc cet artiste comme un peintre aux «grandes qualités» mais qui, incomplet, est "distancé" par ses disciples. Il va même plus loin et l'accuse, reproche qu'on retrouvera plus tard dans Le Musée espagnol de Louis-Philippe de José Cabanis, de pasticher les maîtres espagnols: «mal débarrassé des pastiches raccordés de Vélasquez, de Goya, de Théocopuli et de bien d'autres»266 alors que Manet s'inspire seulement, sans rien perdre de ses vertus novatrices, d'illustres prédécesseurs. Il sait leur rendre hommage sans qu'il y ait le moins du monde plagiat. Ce procédé sera largement utilisé au XXème siècle.Picasso, Dali et Bacon se réfèrent respectivement à Vélasquez, Vermeer de Delft, Rembrandt… liste qui bien sûr n'est pas exhaustive. Selon Huysmans, Manet ne comprend pas la leçon des japonais, il demeure stationnaire devant leurs albums, se laissant devancer par la plupart des peintres qui l'avaient considéré comme un maître. Cela ne l'empêche pas de noter ce que ces artistes peuvent apporter dans la perspective, dans le cadrage (rélèvement du plan du tableau, technique qui sera largement reprise par Degas, notamment dans ses répétitions de danse), procédés qui permettent de donner l'impression d'une photo, d'un instantané, d'une "tranche de vie" qui se prolonge par delà la toile; le tableau n'est plus figé dans un espace clos, il est libéré.L'artiste veut être aussi sensible que la plaque; les impressionnistes vont fixer le moment fugitif, l'éclairage soudain, la couleur qui s'irrise, les clapotis qui miroitent sur le flanc de la barque, le soleil qui frémit sur les feuilles, les refflets des refflets. Reproduire cette pose non pas comme ils croyaient l'avoir perçue mais comme l'objectif l'avait enregistrée, le cliché révélée .Le Bar des Folies bergères, en 1882, en est un excellent exemple mais Huysmans ne le comprend pas; il estime que cette œuvre «s'écroule», que l'optique des personnages est d'une justesse relative, et s'il juge que c'est «certainement le tableau le plus moderne, le plus intéressant que se Salon 57 renferme» (L'Art moderne), c'est uniquement par son sujet «si moderne, si parisien, si plein de vie».C'est en vertu de l'esthétique naturaliste que Huysmans fait grief au peintre d'avoir sacrifié, et ce malgré sa valeur, à des subterfuges.Manet -malgré ce que peut en penser Zola- ne doit pas être jugé comme un peintre naturaliste mais comme un révolutionnaire qui remet en cause le système optique utilisé au XIXème siècle.D'ailleurs Huysmans n' accorde à Manet sa vraie place que lorsqu'il peut être dissocié du discours naturaliste de Zola.Il place alors l'Olympia267 et Le Torero mort dans le musée idéal de Certains, dans le chapitre «Des prix» à côté de Redon et de Moreau. Ces deux toiles sont anciennes, le critique a dû les redécouvrir lors de la rétrospective du quai Malaquais. Si Huysmans s'est largement trompé au sujet de Manet, c'est pour avoir voulu plaquer sur l'œuvre du peintre ses propres critères. Il attendait de ces toiles plus un prétexte à écrire qu'une œuvre à contempler. Plus à son aise dans la peinture de la chair [c'est bien avant sa conversion qu'il commente l'œuvre de Manet], dans l'érotisme de Degas ou la luxure de Rops, Huysmans ne saisit pas la spécificité de Manet. Son érotisme, aux antipodes de celui d'un Forain, trouve son expression non dans l'image de la "fille", que Huysmans lui substitue abusivement, mais dans la construction du tableau, d'une iconographie subtile dont le critique ne semble même pas soupçonner l'existence. Il ne comprend pas que la peinture est affaire de regards et non d'odeurs.Lors de sa défense de Nana, il parle de «l'aristocratie du vice», de «l'odeur de la chair», termes qui conviendraient éventuellement à Lautrec mais n'ont pas vraiment de rapport avec la finesse allusive, avec l'ironie de Manet. L'érotisme très intense de celui-ci ne renvoie ni à l'odeur, ni à la chair des "filles" mais à des positions, à des regards, à des objets. Il relève du seul travail de la peinture. C'est pourquoi à l'exposition de La vie moderne en 1880, seule La toilette trouve grâce à ses yeux; elle est moins allusive et plus démonstrative, moins Manet et plus Degas que Devant la glace qu'il ne mentionne même pas. Cette dernière toile avec le filtre du miroir, le cadrage et la vue de dos, est pourtant beaucoup plus caractéristique du génie du peintre. Face à cette peinture qui tire sa force dans sa spécificité picturale, Huysmans est coupable du péché de littérature, aveugle à l'unité de la pensée plastique qui sous tend cet art. Il n'a pas pris la peine, comme l'a fait Zola dans les années soixante, de fréquenter les ateliers et de recueillir l'avis des connaisseurs d'Astruc au premier chef. Il n'a pas non plus la sagesse de Flaubert qui écrit à Zola en 1879, année où Huysmans s'engage dans l'équivoque: «Quant à Manet, comme ne je comprends goutte à sa peinture, je me récuse»268. J.-K. critique veut pouvoir reconstituer l'existence des figures. Or, les peintures de Manet "racontent peu".Elles sont muettes, à l'image du personnage central du Bar des Folies Bergères qui se dérobe obstinément à un sens univoque que le miroir et les trucages de la perspective ont pour fonction de masquer ou de démultiplier à l'infini. Huysmans n'y trouve pas son compte, il veut forcer leur silence; dans Chez le Père Lathuile il restitue une conversation: «ils causent, et nous savons fort bien quelles inévitables et quelles merveilleuses platitudes ils échangent dans ce tête à tête»269, alors que Manet s'est contenté de montrer explicitement un échange de regards qui "en disent long", mais sans parole. On peut alors se demander si dans le rapport qui lie l'écrivain d'art à son objet, Huysmans n'a pas finalement manqué le peintre lui préférant des artistes même mineurs dont les œuvres plus favorables à un développement purement littéraire, comme celles de Raffaëlli, Forain, se prêtaient mieux à son système de critique. Ne dit-il pas lui-même dans L'Art moderne que Caillebotte est supérieur à Manet parce 58 que lui ne se contente pas de montrer «un coin de l'existence contemporaine, fixé tel quel», mais qu'en plus son «tableau est achevé, témoignant d'un homme qui sait son métier sur le bout des doigts et qui tâche de n'en pas faire parade, de le cacher presque» 270. En effet, les œuvres des Impressionnistes qui sont à la gloire de la terre et de la lumière, et en quelque sorte des hédonistes, ne s'accordent pas avec les goûts profonds de l'écrivain. Exception faite pour Degas qu'il juge à sa propre valeur dès le début, sa prédilection va aux Impressionnistes mineurs comme Caillebotte, Raffaëlli, Forain et Fantin-Latour dont les œuvres expriment la mélancolie propre aux scènes parisiennes qu'il aime.Pour lui, ces peintres de deuxième ordre ont été plus modernes que Manet ou Monet. Son jugement est faussé par ses tendances esthétiques, ne voyant que le sujet, il délaisse la technique, la spécificité de la peinture lui échappe. Lui qui admire le style novateur des écrivains, il reste sourd au nouveau langage des peintres. Aussi les recherches de Monet le laissent-elles désemparé. Huysmans demande aux paysagistes de rendre «la terrifiante et grandiose solennité des sites industriels», Monet se souciant peu du sujet, cherche à tout exprimer en termes de lumière. Le critique ne voit alors que d'incertaines abréviations chez ce peintre qui peinturlure «au petit bonheur des tas de toiles"»271. Il aime cependant quelques rares tableaux comme «un champ de coquelicots flambant sous un ciel pâle d'une admirable couleur»272. On retrouve dans ces jugements le coloriste charmé par la mélancolie de certains sujets et surtout par la couleur. Ses critères sont identiques quand il aborde l'œuvre de Pissarro. Il admire ses «magnifiques paysages» et sa «clairvoyante syntaxe des couleurs»273 et le loue à propos de la série des paysans, de s'être libéré des souvenirs de Millet et d'avoir «peint ses campagnards sans fausse grandeur, simplement tels qu'il les voit»274.Il lui reconnaît un «véritable"» tempérament d'artiste, il prophétise même que «le jour où elle se dégagera des langes qui la couvrent, sa peinture sera la véritable peinture du paysage moderne, vers laquelle marcheront les peintres de l'avenir»275. Si cet artiste que Van Gogh nomme «notre père à tous» semble satisfait après la publication de L'Art moderne des commentaires de Huysmans sur son œuvre et sur la peinture impressionniste en général, s'il écrit à Gauguin «il sent bien notre art», il se rend vite compte des limites de cette critique «tu verras, hélas! que comme tous les critiques, sous prétexte de naturalisme, il juge en littérateur, et ne voit la plupart du temps que le sujet»276. Gauguin avait déjà exprimé un jugement semblable: «(…) il se trompe d'un bout à l'autre et met en avant les impressionnistes sans comprendre du tout en quoi ils sont modernes»277. La critique de Huysmans est parfois infirmée du fait qu'il juge certaines œuvres non en fonction de leurs valeurs plastiques, mais de l'interprétation littéraire qu'il peut en faire. Ainsi il apprécie les toiles de Redon lorsqu'elles se prêtent à des transpositions correspondant à ses thèmes littéraires.Dans sa recherche du "rêve", il se tourne vers cet artiste qui exprime, à son avis, l'au-delà par le moyen des symboles et des signes.Si le peintre, est, comme Pissarro, tout d'abord satisfait des propos de J.-K.: «je suis singulièrement content et fier aussi, du chapitre que me consacre Huysmans»; »il m'a consacré deux pages à la fin, où je suis jugé d'une façon toute neuve.Je suis bien content».278 Dès le début des années 90, il prend ses distances par rapport au commentaire littéraire en déclarant en 1894, face à la relative bienveillance des critiques: «chaque 59 plume veut m'attirer à sa foi»278 en 1897 il insiste et dit à AndréBonger: «Huysmans ne sent pas tout»,279 et en 1904 il ajoute, en marge d'un article d'Emile Bernard:«Huysmans ne me comprit qu'incomplètement».280En effet, Huysmans ne s'intéresse qu'à une seule partie de son œuvre. Il voit en Redon le lithographe des songes, des cauchemars et des angoisses, mais quand la vision du peintre281 se rassérène, quand il retrouve l'art de la couleur et de la lumière et célèbre le "soleil", Huysmans se détache de lui. Plus sensible à la création d'un imaginaire monstrueux qu'aux qualités du métier, Huysmans voit l'œuvre de Redon en poète plutôt qu'en critique et les textes qu'il lui consacre sont, comme «Cauchemar», des poèmes en prose, comme le note Marc Eigeldinger: «l'œuvre plastique est souvent pour Huysmans prétexte à un discours interprétatif, dont la vigueur tient à l'empreinte de la charge poétique».282 C'est ce manque d'objectivité que les historiens de l'art reprochent à Huysmans, ils l'accusent d'interpréter l'œuvre lithographique de Redon en fonction de phénomènes psychiques, de projeter ses inquiétudes personnelles sur l'artiste qu'il étudie et de négliger la réalisation technique, voyant en lui "un cas pathologique" il réduit la portée de son art et commet "le crime de la littérature". En effet, si Redon émet des réserves de plus en plus importantes vis-à-vis des critiques de Huysmans, c'est à cause du caractère littéraire de ces textes trop définitifs et qui immobilisent (à la différence de l'article journalistique) un certain aspect de l'œuvre sans rendre compte de son évolution. Le critique comme à son habitude projette sur l'artiste qu'il commente ses propres angoisses, ses propres désirs, ses propres haines. Sa misogynie influence tellement sa critique, qu'il en fait un principe d'esthétique. Il s'attaque à l'œuvre de la nature considérée comme «la plus exquise, la plus originale et la plus parfaite: la femme». 283 Pour lui, comme pour les ascètes du Moyen Age, la femme est l'instrument du diable. Sa misogynie, écrit Baldick, n'est pas une «attitude superficielle», au contraire, «elle prend sa source, tout au fond de lui-même, dans sa secrète angoisse».284 Ce qu'il aime chez les peintres, c'est l'image dégradante qu'ils donnent ou -qu'il croit qu'ils donnent- de la femme. Degas, pour lui, exprime «une attentive cruauté, une patiente haine (…) en culbutant l'idole constamment ménagée, qu'il avilit lorsqu'il la représente, en plein tub, dans les humiliantes poses des soins intimes».285 Plein de reconnaissance, Huysmans loue le peintre d'avoir réduit l'idole à «toute une série d'attitudes inhérentes à la femme même jeune et jolie, adorable couchée ou debout, grenouillarde et simiesque, alors qu'elle doit comme celle-ci, se baisser, afin de masquer ses déchets par ces pansages».286 Pour Huysmans, c'est pire encore. Plus que le dédain à l'égard de la femme, c'est l'aveu terrible de «l'humide horreur d'un corps qu'aucune lotion n'épure».287 Huysmans manque ici totalement d'objectivité, ses injustices sont criantes, c'est lui et lui seul qui juge et s'exprime. Degas lui est un prétexte pour déverser sa bile, le peintre double alors son œuvre de romancier. Dans ses livres, il la dépeint sous des aspects impurs et malsains. Cette conception de la femme évoluera, et du mépris médiéval pour la chair -même s'il l'exprime à travers les œuvres de Degas- il passe au concept médiéval de la femme "instrument du diable". Comme Barbey d'Aurevilly et Baudelaire l'avaient 60 fait avant lui, il annonce dans son essai sur Rops sa théorie de la femme «maléficiée par le Diable et vénificiant, à son tour, l'homme qui la touche».288 A ses yeux, elle est la «bête vénéneuse et nue, la mercenaire des Ténèbres, la serve absolue du Diable».289 Le démon est partout chez lui, c'est donc avec délectations qu'il commente les illustrations de Rops pour le recueil de nouvelles de Barbey d'Aurevilly.Il projette alors sa propre conception du satanisme, luxurieuse, charnelle et misogyne opposée à celle de l'écrivain. Huysmans se méprend au sujet de ce peintre dont il surestime le talent. Enchanté par le sujet des toiles, par les intentions macabres ou érotiques de ses planches, il encense en fait, un artiste dont l'art est mineur. Huysmans, donc, par sa misogynie, par sa "littéralisation", par son ignorance (rarement) passe à côté de certains génies et porte aux nues des artistes de bien moindre importance. Un événement, sa conversion, va davantage encore changer sa manière de voir.Il va porter sur les artistes un regard "transfiguré" par Dieu. Toute sa conception de l'art va en être bouleversé. Même la femme, être odieux et impur, peut être purifiée ou rachetée «puisqu'une poussée d'âme la change, la religion anoblit tout…».290 la femme est l'instrument du diable. Sa misogynie, écrit Baldick, n'est pas une «attitude superficielle», au contraire, «elle prend sa source, tout au fond de lui-même, dans sa secrète angoisse».284 Ce qu'il aime chez les peintres, c'est l'image dégradante qu'ils donnent ou -qu'il croit qu'ils donnent- de la femme. Degas, pour lui, exprime «une attentive cruauté, une patiente haine (…) en culbutant l'idole constamment ménagée, qu'il avilit lorsqu'il la représente, en plein tub, dans les humiliantes poses des soins intimes».285 Plein de reconnaissance, Huysmans loue le peintre d'avoir réduit l'idole à «toute une série d'attitudes inhérentes à la femme même jeune et jolie, adorable couchée ou debout, grenouillarde et simiesque, alors qu'elle doit comme celle-ci, se baisser, afin de masquer ses déchets par ces pansages».286 Pour Huysmans, c'est pire encore. Plus que le dédain à l'égard de la femme, c'est l'aveu terrible de «l'humide horreur d'un corps qu'aucune lotion n'épure».287 Huysmans manque ici totalement d'objectivité, ses injustices sont criantes, c'est lui et lui seul qui juge et s'exprime. Degas lui est un prétexte pour déverser sa bile, le peintre double alors son œuvre de romancier. Dans ses livres, il la dépeint sous des aspects impurs et malsains. Cette conception de la femme évoluera, et du mépris médiéval pour la chair -même s'il l'exprime à travers les œuvres de Degas- il passe au concept médiéval de la femme "instrument du diable". Comme Barbey d'Aurevilly et Baudelaire l'avaient fait avant lui, il annonce dans son essai sur Rops sa théorie de la femme «maléficiée par le Diable et vénificiant, à son tour, l'homme qui la touche».288 A ses yeux, elle est la «bête vénéneuse et nue, la mercenaire des Ténèbres, la serve absolue du Diable».289 Le démon est partout chez lui, c'est donc avec délectations qu'il commente les illustrations de Rops pour le recueil de nouvelles de Barbey d'Aurevilly.Il projette alors sa propre conception du satanisme, luxurieuse, charnelle et misogyne opposée à celle de l'écrivain. Huysmans se méprend au sujet de ce peintre dont il surestime le talent. Enchanté par le sujet des toiles, par les intentions macabres ou érotiques de ses planches, il encense en fait, un artiste dont l'art est mineur. Huysmans, donc, par sa misogynie, par sa 61 "littéralisation", par son ignorance (rarement) passe à côté de certains génies et porte aux nues des artistes de bien moindre importance. Un événement, sa conversion, va davantage encore changer sa manière de voir.Il va porter sur les artistes un regard "transfiguré" par Dieu. Toute sa conception de l'art va en être bouleversé. Même la femme, être odieux et impur, peut être purifiée ou rachetée «puisqu'une poussée d'âme la change, la religion anoblit tout…».290 Les œillères du converti Avec Là-bas, Huysmans plonge dans le satanisme qu'il avait abordé en commentant l'œuvre de Rops. C'est par Satan qu'il arrive à Dieu, c'est par la peinture qu'il vient à la religion.291 Mais si l'art l'amène à la foi, la foi le détache de l'art. De Là-bas aux Foules de Lourdes, nous assistons à son évolution spirituelle. Son pélerinage artistico-religieux va à rebours de l'histoire. Passant par la Renaissance, il traverse le Moyen Age et se dirige vers le XIII ème siècle, qui lui semble l'âge d'or de la foi. Mais ses tentatives pour concilier mysticisme et esthétisme échouent en partie lorsqu'il considère l'œuvre d'art avec les yeux d'un croyant. En effet, à partir de sa conversion, en 1903, sa critique d'art change; à mesure que son âme s'élève vers Dieu, son jugement esthétique sombre. Ses commentaires sur l'art contemporain sont décevants, toute son attention se tourne vers l'art du Moyen Age, de telle sorte qu'il n'aperçoit pas la voie dans laquelle s'engage l'art moderne. De plus ses critères artistiques sont beaucoup moins solides, il essaie alors de discerner l'apport de la foi dans l'œuvre, tentative hasardeuse. Dans En Route, il célèbre les primitifs italiens -qui ont employé la couleur pure et qui ont introduit le monde naturel dans la peinture religieuse- Fra Angelico, dans La Cathédrale, n'en est pas moins considéré, parce qu'il est moine, comme supérieur à des laïcs tels que Van Eyck ou Quentin Metys. Huysmans voit en ces peintres-moines les plus grands peintres religieux. Etrange critique qui se fonde sur un système de valeurs religieuses et morales. L'art de Memling «suppose (…) l'âme d'un artiste avancé dans les voies de la perfections»292 mais il est inférieur à celui de Van der Weyden dont Huysmans apprécie le «coloris clair et lucide» et admire les visages extasiés, absorbés dans la prière, des saints et des donateurs. Van der Weyden en effet excelle à rendre les aspirations religieuses de son époque. Il exprime avec un réalisme exagéré et une violence extérieure les émotions d'une âme agitée. Son art se caractérise par une domination de la spiritualité sur les réalités de la forme. Huysmans est reconnaissant au peintre d'avoir si magnifiquement exprimé la beauté surhumaine de la Vierge. Alors que Van der Weyden d'une bourgeoise flamande fait la mère de Dieu, demeurant par son art attaché à la foi médiévale, Botticelli lui, fait de ses vierges des Vénus tout à fait adaptées au monde de la Renaissance et au culte nouveau de la beauté. Dans La Cathédrale, Huysmans compare la Vierge de Van der Weyden au type populacier de celle de Van Eyck et des rêves de «femme à front bombé, à tête en cerf-volant»293 de Memling. Sa conversion l'amène aussi à réviser son jugement sur la peinture espagnole. Désormais attiré par les mystiques (El Gréco, Zurbaran), il renie le lyrisme sensuel de Ribéra et condamne son naturalisme après avoir apprécié ses coloris dans son «Emile Zola et 62 l'Assommoir». S'il modifie sa conception de l'art ancien, son attitude face à l'art contemporain est plus déplorable encore. En effet, dans ses écrits sur les peintres médiévaux, le Huysmans chrétien est un critique toujours avisé qui continue dans la même voie, le Naturalisme,294 que le Huysmans d'avant la conversion; il s'intéresse aux réussites de l'art religieux. Il fonde ses théories et son goût pour les Primitifs, et surtout, pour Grünewald, sur le réalisme de leurs techniques. A son avis,c'est par ce réalisme que les peintres réussirent à communiquer leur message spirituel. Cette image de l'art du Moyen Age n'est pas nécessairement fausse. Huysmans ne perd donc pas sa perspicacité de critique d'art mais il se montre enclin à chercher exclusivement un art chrétien au détriment des autres tendances de l'art contemporain. Or, à son époque le christianisme n'est pas servi par de très grands talents, c'est le "néant sur toute la ligne". Comme il l'écrit à Emile Bernard au sujet de la colonie d'artistes, il déplore que «si les artistes sont pieux, ils n'ont aucun talent ou s'ils ont du talent ils n'ont aucune piété». 295 Dans son enthousiasme, dans son aveuglement, il s'attache à deux peintres relativement médiocres, qui ne seront pas reconnus par la postérité, Paul Borel et Charles Dulac, chez qui il recherche le sentiment religieux, mais avec quelle difficulté! En célébrant Dulac 296 dans La Cathédrale, il confond une fois encore foi et talent. Il fait dans son livre l'éloge des lithographies du jeune artiste en qui il voit les promesses d'un art religieux contemporain conforme à ses aspirations.L'ironie, c'est qu'un tel art se préparait à ce moment. Si Huysmans s'était intéressé à l'art contemporain au lieu de le négliger comme il le fait depuis sa conversion, il en aurait sans doute pris conscience. En effet, la grande voie de l'art moderne commençait à s'ouvrir, voie qui allait être profitable au renouveau de l'art sacré, d'abord avec les Nabis qui allèrent d'un mysticisme laïque à un mysticisme religieux -Bernard, Verkade, Denis, Sérusier- mais aussi avec un peintre plus attachant encore, Georges Rouault. Elève de Gustave Moreau, Rouault se trouve là, à Ligugé, mais Huysmans ne distingue pas son génie et n'aura pas le temps de voir s'épanouir son œuvre. Les transpositions d'art qui avaient au début, chez lui, une valeur didactique ou purement esthétique deviennent, après sa conversion, une méthode d'entraînement à la suprême méthode, celle du déchiffrement mystique des formes et des couleurs, celle du déchiffrement symbolique des œuvres plastiques. Cette méthode -si on en juge par les erreurs commises par Huysmans sur l'art contemporain- ne semble pouvoir s'appliquer qu'aux œuvres d'autrefois; Huysmans, pour qui la peinture a toujours eu une place prépondérante, sera plus tard convaincu que la peinture est beaucoup plus que la peinture que l'art doit être un cheminement vers les hauteurs; comme l'a dit un critique «il faut passer par la peinture mais la peinture doit-être dépassée»? La peinture aura véritablement orienté la vie de l'écrivain, elle aura joué le rôle d'un guide spirituel. A la fin de sa vie, il n'aura même plus besoin de ce culte des images pour s'avancer vers Dieu. «C'est décidément bien vrai qu'il n'y a que la foi qui sauve»297 disait-il dans son premier roman. Cette foi, elle le possède, il en est habité à la fin de sa vie, comme en témoignent ses derniers romans, mais si, grâce à sa conversion, l'homme est sauvé, le critique, lui, est condamné. 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