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Huysmans carrefour entre peinture et littérature

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PROLOGUE
Au XIXe siècle, le rayonnement qu'exerçait déjà Paris s'amplifie, elle devient le foyer
européen, puis mondial de la culture.
Hors Paris, point de salut.
Elle connaît une période de croissance extraordinaire qui la conduit à devenir le
centre de la recherche et du mécénat, tout désormais se joue dans la capitale. Cette
émergence, va engendrer des bouleversements radicaux dans la conception de l'art. Des
changements institutionnels majeurs, vont amener la chute de l'ancien système, le
système académique, pour instaurer le nouveau, le système marchand-critique.
Mais pourquoi ce déclin, pourquoi le Salon, l'Académie, institutions qui avaient fait
leur preuve, symboles de l'art français, sont-elles remises en question ? Les causes sont
multiples.
En dépit du monopole qu'elle exerçait, l'Académie royale, à la fin du XVII° et pendant
le XVIIIe siècle était un corps assez large et accueillant. Elle était organisée en plusieurs
classes et catégories de membres :les peintres agrées, et les amateurs pour qui l'art était
un passe-temps. Pour supprimer un peu l'hégémonie de cette institution, le roi en 1676
décida de fonder dans les provinces des académies artistiques, chapeautées par
l'Académie royale parisienne. Elles fleurirent un peu partout. Dès 1786 on en comptait
33 qui s'étaient surtout développées au cours de la seconde moitié du XVIII° siècle.
Mettant d'abord l'accent sur le rôle artisanal, et sur l'utilité pratique de la formation
artistique, ces académies tendirent par la suite à adopter les doctrines intellectuelles de
l'institution parisienne. De plus, les meilleurs élèves encouragés par les notables
provinciaux et les conseils municipaux, partaient à l'Académie royale, qui conservait son
prestige, et découvraient, une fois arrivés, une ville en plein essor, berceau des Arts. Ils
espéraient donc tous y faire carrière, gagner le Prix de Rome et devenir un agréé de
l'Académie. Mais, la prépotence de cette institution va cesser avec la Révolution; en effet,
l'académie royale, en 1792, est supprimée. Al'origine de cette disparition un groupe de
dissidents, issue de ses rangs, conduit par Jacques-Louis David. Après quelques
substituts républicains, tous dirigés par David, l'Académie réapparait, mais sous un
nouveau jour. Elle devient la section de peinture et de sculpture des Beaux-Arts, au sein
de l'Institut de France crée par Napoléon, retrouve ses pouvoirs perdus et en conquiert
d'autres. Elle détient la juridiction traditionnelle du prix de Rome , et de l'Académie de
Rome, mais aussi une autorité exclusive sur les admissions et les récompense des Salons.
Institution officielle, soutenue par l'Etat, un de ses buts est de légitimer le
gouvernement révolutionnaire et ses successeurs tout au long du XIX° siècle. En effet
comme dans le passé l'art reste intimement lié au pouvoir, il en est le symbole, et cette
relation n'a jamais été aussi étroite qu'à cette époque, car l'Etat au statut incertain,
cherche, à travers l'art, à asseoir son autorité face aux français, et à montrer sa puissance
aux souverains d'Europe. David, dans ses œuvres, va s'efforcer d'exprimer la grandeur
du régime, de glorifier l'Empereur, le nouveau César. L'artiste représente un élément
fondamental du pouvoir, il est promus au rang d'homme de savoir, l'égal des
philosophes et des hommes de lettres des autres sections de l'Institut. Le métier de
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peintre devient alors une profession, au sens que la bourgeoisie attache à ce mot.
L'artiste quitte les "guenilles du bohème" pour se couvrir de gloire, drapé de sa dignité.
Mais si la voie est "royale" le chemin est difficile, la route est longue et périlleuse, seuls
quelques élus, échappés au troupeau toujours plus important des aspirants au titre de
peintre,parviennent à se hisser au zénith, et deviennent les piliers de ce temple l'Académie - réceptacle de la grande tradition.
L'incapacité d'opérer une décentralisation satisfaisante amène les provinciaux à
affluer vers des structures d'accueil parisiennes, déjà saturées. Comme le nombre
d'étudiants ne cesse de croître, espérant comme Rastignac conquérir Paris, les Ateliers et
l'Ecole officielle sont engorgés, le gavage de ses oies blanches est donc plus difficile.
L'endoctrinement moins avisé, l'enseignement de l'école devient donc plus précaire, il
prête le flanc à la critique. Tous se ruent sur la bête blessée, on l'accuse d'étouffer la
créativité, de dispenser une formation superficielle, enfin son rôle est contesté. Cette
atmosphère hostile au colosse aux pieds d'argile, favorise l'éclosion d'écoles parallèles
non officielles. On voit apparaître de nouveaux centres de formation, comme les
académies "libres" - l'Académie Suisse et l'académie Julian - et de nouveaux lieux
d'exposition qui sont autant d'éléments favorables à la manifestation de nouvelles
esthétiques. En effet, l'esthétique académique inculquée, à la majorité des étudiants,
devient de plus en plus superficielle, et surtout, comme cette manifestation n'est plus la
seule prodiguée, on voit naître chez les artistes, à moitié formé, mais aussi chez les
meilleurs étudiants, des hardiesses novatrices. La voie aux innovations formelles, tant
pour des raisons liées à l'idéologie du système académique, qu'à cause de la
modification de la composition du public potentiel, est désormais ouverte. Ces
changements ne sont pas vus d'un bon œil par les institutions. Ces jeunes artistes sont
exclus du cursus habituel, au moment du Salon en particulier. Cette marginalisation
favorisera la constitution d'esthétique de groupe, en d'autres termes, le débat théorique.
Le principal événement annuel, du monde de la peinture française, au XIX° siècle est
le Salon de Paris. Son but est double, d'une part principal instrument de l'académie, il
passe en revue, récompense et contrôle les peintres en quête de reconnaissance officielle,
d'autre part, il se veut un vaste spectacle gratuit organisé, pour le public français et les
élites venues de l'étranger. Compromis entre le lieu d'exposition pour les professionnels,
le spectacle institué par un Etat bienveillant et le magasin, son statut est mal défini, ce
qui explique les modifications perpétuelles de ses règles. Il est inapte à trouver des
débouchés pour ces artistes toujours plus nombreux, dont la "machine"académique est
incapable d'assurer la carrière; mais, même si cette institution est insatisfaisante, si le
peintre ne peut en vivre, il ne peut pas s'en passer non plus dans le système existant. Cet
état de fait ne peut demeurer indéfiniment. En 1863 - période cruciale où l'Académie
commence à perdre de son influence- c'est le coup de glas. Le Salon des Refusés amène
des changements importants dans les règles formelles du système officiel. Même si des
artistes s'étaient déjà opposés au Salon, comme le fit Courbet en 1865, en défiant
ouvertement la doctrine et les usages académiques avec son "Pavillon du Réalisme",
exemple qui ne fut pas oublié, les adversaires les plus virulents sont les
Impressionnistes. Comme leur illustre prédécesseur, leur réaction ressemble fort à
l'attitude du héros de La Fontaine "Le renard et les raisins". Ils se comportent comme un
groupe uni contre l'adversité - les institutions officielles -. Refusés aux Salons, ils sont
contraints de se considérer eux-mêmes comme des rebelles. Ces artistes sont des
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bourgeois qui partagent les aspirations propres à leur milieu d'origine ; par leur style de
vie et leur manière d'envisager leur métier, ils adhèrent à l'idéologie que le système
académique a imposée.
Ils ne se considèrent pas comme des artistes marginaux, ils veulent au contraire
grimper vaillamment les échelons de la reconnaissance officielle. Ils étaient tous, ou
presque - Cézanne avait échoué à l'examen d'entrée -, passés par l'école des Beaux-Arts et/ou - par les ateliers des peintres académiciens. Ces débuts "prometteurs" ne
pouvaient pas faire augurer du pire. Partis sur les chapeaux de roues, il espèrent faire
fortune, et revenir plein d'usage et de médailles vivre près des leurs, reconnus et
admirés, le reste de leur vie. Car, si la qualité de la formation académique perdait de son
prestige, il n'en était pas de même quant à la légitimité de la marche à suivre, pour
mener une carrière académique. Aussi, quelle déception quand ils se voient fermer les
portes et refuser les cimaises du Salon. Dépités, et en désespoir de cause, ils
condescendent à faire des expositions indépendantes, afin de se faire connaître, pensant
ainsi acquérir une certaine notoriété, qui leur permettrait de se faire une place au Salon,
et d'y être consacrés.
S'ils acceptent le nouveau système des expositions et des marchands indépendants,
c'est comme un pis-aller, s'ils contribuent à l'apparition d'une conception nouvelle de
l'artiste, c'est à leur insu.
Mais, novateurs,- eux qui se voulaient conformistes - leur attitude ,malgré eux va
cependant bouleverser l'ordre des choses. Le vieux monde de l'art - le système
académique - va s'écrouler, faire place à un "ordre nouveau", celui du marchandcritique, uni pour célébrer l'artiste en marge, le génie inconnu.
Si cette mutation s'avère possible, si les Impressionnistes en sont des acteurs
inconscients, c'est qu'il est temps que l'art jette sa dépouille pour faire peau neuve.
Climat économique, et contexte social sont favorables, car on assiste à cette époque, à
l'émergence de la France comme centre culturel du monde. Elle devient le parangon du
goût, et parallèlement à Paris, qui atteint son apogée, le bourgeois, lui, accède à la
domination matérielle et culturelle . C'est eux, ces bourgeois, de plus en plus riches et
nombreux, qui offrent aux peintres un marché intérieur plus important, en particulier
sous le second Empire. Même s'il y a moins de travaux de décoration que sous le temps
de Lebrun, et moins de commandes que pendant les périodes révolutionnaires et
napoléonienne, l'art se vend d'avantage. Le marchand oriente une fièvre de spéculation
toujours plus forte en faisant miroiter les profits considérables que l'on peut faire sur les
œuvre de ces artistes encore inconnus. Il fait la promotion de ces hommes qui jadis
n'étaient présentés que comme des êtres étranges, bohèmes. On leur porte désormais de
l'intérêt. Duran-Ruel, le "marchand des Impressionnistes", véritable magicien, arrive par
son audace et par son gôut à remplir ces multiples tâches. Véritable Janus il d'adopte
d'un côté la face du spéculateur rusé de l'autre le visage rassurant du mécéne cultivé. Il
inaugure ainsi une manière d'agir qui sera très vite adoptée par les marchands
contemporains mais aussi plus tard par des hommes comme Vollard et Kahnweiler.
Le statut, ou du moins l'image du peintre, se modifie donc. Il devient le héros de
roman (Sandoz chez Zola, Tibaille et Coriolis chez Goncourt...), l'artiste incompris par la
société, opprimé par l'Académie. Mais, la critique est là pour redorer son blason,
rehausser son portrait. Le Charivari, La Caricature ridiculisent les membres du Jury du
Salon, qu'ils croquent sous les traits de singes, d'ânes, ou d'aveugles, afin de mieux
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réhabiliter le peintre aux yeux du public. Les bourreaux deviennent victimes, on ne se
moque plus de l'artiste refusé, mais de la stupidité du "bourgeoise" du visiteur du Salon,
de l'acheteur et de l'Académie. Eux qui jouaient autrefois les rôles d'arbitres du goût, de
clients et d'éducateurs incarnent désormais la bêtise. C'est alors qu'apparaît le mythe du
génie inconnu, l'artiste en marge que le critique va essayer de promouvoir, et le
marchand de vendre. Ce n'est pas par altruisme que le marchand et le critique agissent
ainsi. Le but principal du premier est de profiter le plus possible de ce marché toujours
plus vaste qui s'offre à lui, quant au second il s'evertue à établir sa réputation
d'intellectuel influent. Ce sont leurs intéréts propres qui les poussent à se préoccuper des
artistes plutôt que des œuvres. Une toile considérée isolément est un objet commercial
trop éphémère pour que l'on puisse organiser tout un système de promotion. On ne va
donc plus s'intéresser uniquement à la peinture -comme le faisait l'ancien système - mais
au créateur.
De plus un phénomène "esthético économique" va se greffer sur cette nouvelle
conception de l'artiste. Ces changements de statut sont directement liés à l'évolution
technologique. C'est à cette époque qu'apparaît le tube de peinture. Le peintre n'est plus
obligé de s'enfermer dans son atelier, sa tour d'ivoire, il peut désormais peindre à
l'extérieur, comme le firent ces pionniers du paysage que furent les artistes de l'école de
"Barbizon". Des amateurs, qui ne maîtrisent pas les techniques du mètier - préparation
de la toile, des couleurs- peuvent se mettre eux aussi à la peinture.
Avec tous ces peintres,(à partir de 185O, au moins 2OO.OOO toiles estimables sont
produites chaque décennie par les peintres professionels), le Salon est assailli, aussi, les
œuvres prioritaires , sont celles qui ne posent pas de problèmes d'accrochage; les toiles
de petit format (peinture de paysage et de genre) qui correspondent davantage aussi au
goût des acheteurs.
Est-ce pour s'adapter au marché potentiel existant, que les artistes, au cours de cette
pèriode, développent la peinture de paysage? Sûrement. C'est peut-être ce qui incite le
marchand, si avisé, Durand-Ruel, à défendre le mouvement Impressioniste, après avoir
soutenu les paysagistes de l'école de Barbizon. Sachant que cette peinture est suscptible
de plaire, il reste néanmoins au galeriste, la tache de la faire connaitre. Il n'est pas seul à
mener le combat, à ses côtés, le critique va chanter les louanges des artistes encore
inconnus. Tous les deux, de conserve, s'attaquent à ce mur de l'incompréhension, afin de
faire tomber les barrières entre l'artiste et l'acheteur, l'art et la société. Le critique va donc
essayer de desciller les yeux d'un public grégaire, et le marchand, jouant les
"impressario, donne aux artistes, la chance d'exposer, leur assurant de surcroît, un
niveau de vie honorable. Ce nouveau "binôme" va donc permettre à l'artiste de mieux
s'intégrer dans la société, en répondant d'avantage à ses aspirations. Ce couple existait, il
est vrai, bien avant le XIX° siècle, mais c'est à cette époque qu'il retrouve sa légitimité.
Fini l'adultère. Il peut être lié et uni pour défendre "sa progéniture": l'artiste. S'il ne
l'enfante pas, il l'élève jusqu'aux cimaises, et au sommet de la gloire.
Eux, qui étaient soumis à l'autorité du système accadémique, retrouvent une certaine
virginité. Ils deviennent de plus en plus nombreux, indépendants.Le marchand, étant
donné l'évolution de la composition du public potentiel, devient le seul à pouvoir
satisfaire, la demande de la clientèle, et celle de l'artiste. Il doit aussi adapter ses
stratégies à un marché de plus en plus ouvert et concurrentiel. Recréant le rôle du
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mécène, il offre à ses peintres une aide financière, mais aussi un soutien moral, leur
apportant, reconnaissance et éloge.
Le critique qui jusque là était un amateur au service du peintre, voit également sa
fonction se modifier. Il se professionnalise. Il est maintenant au service du marché. Il
devient un "découvreur" de génie inconnu, dont l'œuvre entier, pourra devenir l'objet de
spéculation. Il remplace par ses articles élogieux les récompenses du Salon. Théoricien il
commente et analyse les innovations formelles qui échappent aux critères du jugement
académique, propageant ainsi les idées de l'artiste. Les White, d'ailleurs, note :
« le rôle que jouèrent plusieurs critiques en se parlant mutuellement des
Impressionnistes. Ils continuèrent de servir de canaux de communication à
l'intérieur du groupe et avec le public. A partir de ces discussions des
soirées passées au café Guerbois (et plus tard à la Nouvelle Athènes), le
langage et les idées des peintres allaient, sur la page imprimée, se
transmuer en théorie.»
Désormais, grâce aux multiples journaux qui se créent, les jounalistes critiques
trouvent une large audience auprès du public, ils peuvent ainsi se faire les porte-paroles
des nouvelles écoles, véhiculer les grands courants de l'art. Duranty vomit les poncifs
académiques et salue les prémices de l'art nouveau à travers Corot et Courbet ; Duret,
défenseur de l'art moderne, permet la diffusion du japonisme ; Sylvestre et Laforgue
condamnent sans rémission l'Académisme et portent aux nues l'Impressionnisme ;
Mirbeau vitupère les Préraphaëlites et loue les Nabis ; Aurier se fait le chantre du
Symbolisme et Fénéon celui du néo-impressionnisme ; quant à Huysmans, contempteur
de toutes les gloires établies, il honnit tous les médaillés du Salon et prône tous les
artistes novateurs.
Le critique ne parle plus au nom de la loi, il devient celui qui découvre; il ne
bonnètent plus docilement aux choix du Salon, il n'a de cesse au contraire de lui adresser
les reproches les plus virulents, les sarcasmes les plus cinglants,les diatribes supplantent
les éloges, les Impressionnistes les Pompiers, les Symbolistes lesnéo classiques.
«Son père, Gotfried Huysmans, était originaire de Breda (Hollande). Il exerçait l'état
de peintre; son grand-père était également peintre, et l'un de ses oncles, maintenant
retiré à La Haye, a été longtemps professeur de peinture aux académies de Breda et de
Tilburg. De marchandpère en fils, tout le monde a peint dans cette famille qui compte
parmi ses ancêtres Cornélius Huysmans dont les tableaux figurent au Louvre»1.
Huysmans, qui pour rappeler ses origines flamandes changera ses prénoms de
Georges et de Charles en Joris-Karl, bientôt abrégés en leurs initiales J.-K., appartient à
une famille de peintres. Son père Godefroy, lithographe, montre des ambitions
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artistiques qui s'estompent au fil des années. Il fait même une copie du Moine de
Zurbaran et un portrait de femme que son fils gardera toute sa vie.
Cette atmosphère artistique qui enveloppe l'enfance de J.-K. est vite dissipée. Le 24
juin 1856, alors que le jeune garçon n'a que huit ans, son père meurt. A peine un an
après, sa mère se remarie avec M. Og, patron d'un atelier de brochage.
Malgré cette mort prématurée, Huysmans se sent hollandais et même peintre
hollandais : «Et, moi aussi je suis peintre»2.
Conscient du poids de l'hérédité, il veut se prouver qu'il est capable de faire avec les
mots ce que son père, son grand-père et tous ses ancêtres ont fait avec leurs pinceaux :
«Seul le dernier descendant, l'écrivain qui nous occupe, a substitué aux pinceaux une
plume, mais pour ne pas mentir aux traditions de sa lignée sans doute, il a écrit un livre
d'art qui étonnerait certainement ses aïeux»3.
Après la publication de L'Art moderne, recueil de Salons, il s'affirme fidèle à la
tradition familiale; pourtant, son art de peintre n'est pas vraiment dans les sujets qu'il
traite, mais plutôt dans sa manière de les aborder, dans son style. Particulièrement apte à
goûter les formes et les couleurs, il apporte sa marque à l'univers des mots. Huysmans,
comme le note FernandeZayed, «est né peintre, comme d'autres écrivains naissent poète,
romancier ou dramaturge»4.
Helen Trudgian prétend même que la peinture aurait été plus conforme à son
tempérament et que, dès les années 70, il «songe à entreprendre des tableaux à la
plume»5.
Chez lui, peinture et littérature ont toujours été intimement liées; il dit lui-même à
Prins qu'il a appris «à [se] connaître comme littérateur au Louvre devant les tableaux de
l'école hollandaise»6.
Le don, le 28 septembre 1869, de la collection Lacaze au musée du Louvre joue en effet un
grand rôle dans la vie, dans la formation artistique de Huysmans. Cette collection composée
de Teniers, de Van Eyck, de Brauwer, d'Ostade fut une des nourritures essentielles du jeune
Joris-Karl. A travers ces peintres, il retrouve son pays, ou plutôt il l'imagine. Lors de ses
visites passagères chez ses parents à Bréda, à Tilburg et à Ginnikin, il n'avait fait qu'entrevoir
la Hollande; au Louvre, il la rêve.
Il replonge dans la vie de ses ancêtres, il se les représente tels qu'ils devaient être au temps
de Rembrandt. Il fume avec Brauwer, mange avec Breughel, joue avec Teniers. Tout son être
vibre à la vue de ces scènes de liesse, débordantes de vie, où la joie sensuelle et rustique
supprime tout chagrin, voire toute pensée.
Cette existence, faite de cris, de rires, il la comprend, il la souhaite avec force. Elle devient
chez lui une obsession comme peut en témoigner le texte «La Tulipe»7, publié en 1875 dans
le Musée des deux mondes. Dans cet article, la fleur sert de prétexte à un tableau coloré de la
Hollande. Cette évocation au rythme lancinant («je revois la Hollande» en anaphore) et
teintée de mélancolie, a parfois une allure de litanie : «Je revois la Hollande, le pays des
kermesses et des grands peintres, des fleurs et des ciels.»
Dans ces promenades au Louvre, il retrouve les scènes de la vie quotidienne des siens,
l'ambiance dans laquelle sa race s'est épanouie et développée; c'est comme un écho de son
passé ancestral, il a l'impression de revivre, ou plutôt de vivre pour la première fois. Mais «ce
tremplin de rêve» (A Rebours) qu'est le musée finit par ne plus lui suffire, il lui faut alors
retourner plein d'usage et passion vivre pour peu de temps - dix-neuf jours - entre ses
parents.
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Le 6 août 1876, à l'occasion de la publication de son premier roman: Marthe, histoire d'une
fille, il va en Hollande et en Belgique. Ce voyage, pour ce fils des Flandres, est un véritable
retour aux sources, sorte de pèlerinage avec de multiples stations dans les villes principales.
Tout le réjouit, son œil de peintre est comblé. Il ne s'intéresse plus seulement aux scènes de
beuveries, de kermesses, mais aussi à la vie des humbles; l'activité des ports exalte son
imagination et il se plaît à exécuter des natures mortes.Tous les genres l'attirent, comme ils
avaient attiré ses ancêtres.
Il profite de ce séjour pour se lier à des artistes, Félicien Rops, à des critiques d'art, Camille
Lemonnier et Théo Hannon, il n'en néglige pas pour autant les musées. Il transporte partout
son chevalet : dans les ports, les galeries, les «campements de Bohémiens»8.
«Par un beau soir du mois d'août de l'année dernière, j'étais à Tilburg, en Hollande,
chez mon oncle, le peintre. Le jour commençait à baisser, les grandes baies qui
éclairaient l'atelier ne laissaient plus entrer qu'une lumière chétive et grognonne ; j'étais
plongé dans une collection de gravures de Luyken, un prodigieux artiste qui égale s'il ne
surpasse Callot, quand la porte s'ouvrit (…) je lui disais : Hein ! quel beau tableau on
pourrait faire avec ce campement !» et il répondait : «Ah ! si Jan Luyken ou Jacques
Callot étaient vivants, quelles merveilleuses eaux-fortes ils auraient faites avec ces
guenipes à peau d'ambre qui flamboient aux lueurs des braises écroulées! Et le maître
suprême donc! Le divin Rembrandt…»9.
Ce pays est tellement ancré en lui qu'il le devine, le vit avant même d'y être allé. En
effet c'est seulement l'année d'après, en septembre 1876, qu'il va chez son oncle à
Tilburg, et à son retour il écrit «En Hollande» :
«La vie est bonne, au demeurant, dans ce pays des kermesses et des beuveries ! (…) On
entre, en hésitant, dans le Trippenhuis, la radieuse vision de La ronde de nuit est là, (…) on
va enfin voir le Rembrandt tant vanté, le rêve souvent de toute une existence va se réaliser ;
que va-t-on éprouver devant cette toile?(…) Le magisme de ses couleurs est-il aussi puissant
qu'on l'a toujours dit?
Il est plus que je n'osais le croire (…) c'est la merveille du clair-obscur ; c'est par
excellence l'invincible et radieux chef-d'œuvre!(…) quel homme, quel dieu que ce
peintre! (…). Il faudrait un millier de pages pour apprécier, même brièvement, ces
immenses salons.
Les Govaert Flinck, les Teniers, les Metzu, les Ostade, les Terburg, les Ruysdael, les Steen,
se pressent sur les murs.(…) Je voudrais voir toutes les grisailles, tous les vains crépuscules,
tous les levers d'aube de Corot à côté de ce Ruysdael, comme tout ce factice si réputé et
vendu si cher tomberait en miettes !»10.
Quelques passages de cet article seront repris dans un nouvel article du même titre :
«En Hollande»11, quelque dix ans plus tard.
A travers ces textes, ces impressions, on constate l'importance de la Hollande chez ce
jeune homme. S'il se réclame des peintres flamands d'une époque révolue, on peut noter
qu'il est à l'unisson avec quelques écrivains belges et hollandais contemporains. On
retrouve chez eux cette même prédilection pour le passé des Pays-Bas.
Georges Rodenbach (1855-1898), pour mieux évoquer les temps anciens dans le
Carillonneur, plonge le peuple massé sur la Grand'Place de Bruxelles dans une obscurité
presque complète. Cette foule réunie pour assister au concours et à l'investiture des
carillonneurs apparaît comme une tache ondulante et bariolée au pied du palais du
Gouverneur baigné par le soleil couchant d'une fin d'après-midi d'automne. Mais en face du
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couchant tout est lumière. On retrouve ici cette atmosphère chère à Rembrandt, ces clairs
obscurs, que Huysmans se plaît à noter.
Il est proche aussi de Charles de Coster (1827-1879), auteur des Légendes flamandes. Cet
écrivain tente de peindre l'âme flamande au Moyen Age. Pour lui, la réalité existe, mais elle
est subordonnée aux puissances, aux forces de l'au-delà.Il se borne à rendre l'essence de son
pays et de ses habitants, il délaisse le corps, il ne décrit pas l'aspect extérieur des
personnages, comme le fait Huysmans. Il est assez proche du Huysmans de Là-bas. On peut
noter aussi une parenté avec Verhaeren, écrivain représentatif du génie nordique. Les thèmes
qu'ils abordent sont en effet souvent identiques, mais si Joris-Karl les traite avec fougue,
l'auteur de Toute la Flandre les aborde avec mélancolie.
Chez le premier, les lieux vivent, les ports grouillent d'une activité débordante, chez le
second, tout semble nostalgique, la Grand'Place de Bruxelles paraît endormie dans la
splendeur de son passé. En revanche, dans leur manière d'évoquer la peinture, ils se
retrouvent. Tous deux décrivent les tableaux de telle façon que celui qui en lit la traduction
écrite les voit. Ils la vivent, ou plutôt lui redonnent vie. On assiste à un feu d'artifice :
«Oh ! leurs bouquets de chair, leurs guirlandes de bras
Leurs flancs fermes et clairs comme de grands fruits lisses
Et le pavois bombé des ventres et des cuisses
Et l'or torrentiel des crins sur leurs dos gras !»12
On retrouve ce lyrisme truculent, cette évocation de la chair, cette joie de vivre dans «La
kermesse de Rubens» de Huysmans :
«Je voyais de bonnes grosses figures rouges, des yeux vifs et gais, des lèvres épaisses
et gonflées de sang ; je voyais s'épanouir, au lieu de chairs flétries, des chairs énormes,
comme les peignait Rubens, des joues roses et dures, comme les aimait Jordaens»13.
Si ces deux écrivains se rejoignent à cette époque autour de Rubens, quelques années
plus tard une nouvelle passion les réunira : Grünewald. En effet, ce peintre de génie qui
était demeuré pendant des siècles dans l'oubli sera redécouvert grâce à leurs efforts
conjugués.
Dans les premiers écrits de Huysmans, il n'est pas encore question de Grünewald ou du
Maître de Flemalle, seul Brauwer, Bega et derrière eux les «tableaux fulmineux de vieux
maîtres flamands» (Le Drageoir aux épices) sont glorifiés. Ce sont les chairs énormes de
Rubens qu'il célèbre, comme l'avait fait quelques années auparavant Baudelaire dans «Les
Phares», en parlant des «oreiller[s] de chair fraîche» de Rubens.
Par la suite, le poète reviendra sur ses jugements et vomira la «Pauvre Belgique» ;
Huysmans
fera
de
même.
Il
n'évoquera
plus,
dans
ses
écrits
postérieurs, ces chairs appétissantes mais, le traitant de «boyaudier», il parlera de chairs qui
étalent leur horrible secret, leur nauséeuse vérité, il les réduira à de la «tripe» (La Cathédrale)
et il ira même jusqu'à écrire que «ces grosses viandes de Rubens que Van Dyck s'efforce
d'alléger en les dégraissant» (L'Art moderne) le dégoûtent.
Son enfance, ses premiers pas dans la littérature et plus précisément ses premiers
écrits sur l'art montrent la passion qu'il a pour la Hollande, la fascination
qu'exercent sur lui les maîtres des Pays-Bas.
Malgré ce goût très prononcé, dû en grande partie à ses origines, pour l'art
flamand, il n'est pas cependant insensible à la peinture française.En 1875, il publie
«La cruche cassée, d'après Greuze», mais ce texte n'est pas révélateur de ses goûts
car il l'avait rédigé à la demande du journal 14. Dans cet écrit, il ne dissimule pas son
9
mépris pour cette peinture lénifiante et complaisante, il évoque «l'enflure
dramatique des bourgeoiseries de Greuze» et lui reproche des erreurs strictement
plastiques : «quelles teintes attristées ! des rouges qui hésitent, des blancs qui se
noient, des violets qui se désaccordent, des fonds qui chancellent et se brouillent».
Son article intitulé «Diaz»15 a une importance tout autre. Dans ce texte, il loue les
efforts des paysagistes français de la première moitié du XIX ème siècle. Il parle de la
splendeur des forêts de Diaz, il admire Delacroix pour ses pourpres et ses ors,
Decamps est considéré comme le peintre de la lumière, enfin, Théodore Rousseau
excelle avec «l'admirable opulence» de la voûte azurée. Cet article marque déjà
l'oscillation du regard de Huysmans entre l'art ancien et l'art moderne, entre les
paysagistes hollandais et les paysagistes français, entre Ruysdael et Corot.
A ses débuts, ses références picturales, malgré quelques allusions à des artistes
français, restent hollandaises. En littérature, il n'en est pas de même. Si on a vu qu'il y
avait entre certains écrivains belges et lui quelques similitudes, ses maîtres sont français.
Hollandais par sa famille de peintres, il est parisien par ses "pères" littéraires. Il disait
d'ailleurs de lui qu'il était «un Hollandais putréfié de parisianisme» et, dans son
autobiographie, «un inexplicable amalgame d'un parisien raffiné et d'un peintre de la
Hollande»16.
Ses maîtres sont Flaubert, Zola, Balzac, les Goncourt, Gautier, Baudelaire,
Aloysius Bertrand et quelques autres.
«(…) On faisait volontiers dans les réunions la lecture de tels passages de La Comédie
humaine, du Ventre de Paris, de L'Assommoir, ou bien de Germinie Lacerteux et de
L'Education sentimentale»17.
Marthe, histoire d'une fille (1876) est le premier roman que publie Huysmans; comme toutes
les premières œuvres, elle est au carrefour de multiples influences.
Après la publication du Drageoir à épices18 (1874), ses amis lui conseillent d'abandonner
l'idée d'être peintre, d'arrêter de pasticher les tableaux de Rembrandt et de ses compatriotes,
et de donner libre cours à son imagination en peignant la réalité :
«par l'exemple de Flaubert et de L'Education sentimentale, nous essayons de lui
démontrer combien cette vérité observée et vivante produirait de plus saisissants effets
que cette vérité artistique, plastique, toute de virtuosité avec laquelle il donnait par la
plume, l'illusion de la peinture»19.
En effet, la première œuvre de Huysmans, ses petits poèmes en prose, fut mal accueillie et,
à l'exception de Théodore de Banville20 et de quelques autres, on le considéra comme un fat.
Personne, comme le remarque Helen Trudgian,
«ne comprit qu'on était en présence de l'œuvre d'un transplanté qui, obéissant à un
atavisme obscur, était remonté instinctivement jusqu'aux racines de son être, jusqu'au
tronc original qui, parti inconsciemment à la recherche de lui-même, s'était trouvé au
cœur de la vie bruyante des Pays-Bas, dans la liesse populaire des kermesses. On ne vit
point combien l'attrait pour l'auteur, des sujets qu'il avait choisis, était fait de tradition
héréditaire. On ne sut point découvrir en lui un homme qu'aucune règle ne pouvait
entièrement contenir, qui échappait à toute formule ainsi qu'à toute définition, un
peintre, enfin, égaré par une anomalie singulière en pleine littérature»21.
Avec Marthe, il change tout à fait de registre, il suit les conseils que lui ont prodigués ses
amis.
10
«Je fais ce que je vois, ce que je sens et ce que j''ai vécu, en l'écrivant du mieux que je
puis, et voilà tout. Cette explication n'est pas une excuse, c'est simplement la
constatation du but que je poursuis en art»22.
Ce premier roman est une sorte d'hommage qu'il rend à tous ses pères, à tous ces
écrivains qu'il admire et qui ont modelé sa personnalité, son goût. Il salue tout d'abord
Flaubert. Bobin fut le premier à faire le parallèle entre Marthe et L'Education sentimentale. Ces
deux romans sont le récit de «tranches de vies» ; les personnages y mènent une existence
terne, monotone, sans événement extérieur. Le second est Zola, l'étude de ce milieu, de cette
femme tour à tour ouvrière en perles fausses, actrice et cabotine n'est pas faite pour déplaire
au père du Naturalisme. Par le style, la notation des détails, on voit l'influence de l'auteur de
Germinie Lacerteux.
Huysmans commence donc son chemin de romancier en suivant les traces des maîtres
de l'époque: Flaubert, Zola, les Goncourt. Mais quand il est critique d'art ou, de manière
plus diffuse, peintre par l'écriture, il emprunte la voie tracée par quelques autres.Il
marche alors aussi sur les pas de Gautier et de Baudelaire.
En Gautier, il aime et admire le grand artiste, l'auteur d'España. Ce recueil de 1845
comporte quarante trois poèmes, tous inspirés de tableaux ou de paysages; l'auteur y
décrit des scènes chères à Huysmans, comme La Tabagie de Brauwer ou La Kermesse de
Rubens, il y rend hommage aux peintres qu'il vénère comme Zurbaran. Admiration que
Joris-Karl partage, lui qui gardera jalousement jusqu'à sa mort la copie, faite par son
père, du Moine du maître espagnol.
«Tes moines, Lesueur, près de ceux-ci sont fades ;
Zurbaran de Séville a mieux rendu que toi
Leurs yeux plombés d'extase et leurs têtes malades.
«Le vertige divin, l'enivrement de foi
Qui les fait rayonner d'une clarté fiévreuse,
Et leur aspect étrange, à vous donner l'effroi»23.
Si le poète et le romancier se rejoignent dans leurs choix picturaux, leurs affinités
électives sont plus étroites encore. L'un et l'autre chantent les paysages hollandais et
cueillent «La Tulipe».
Gautier lui donne la parole :
«Moi, je suis la tulipe, une fleur de Hollande,
Et telle est ma beauté que l'avare Flamand
Paye un de mes oignons plus cher qu'un diamant.
Si mes fonds sont bien purs, si je suis droite et grande»24.
Et Huysmans la célèbre:
«Je veux exalter tes grâces souveraines, ta gloire non pareille, invincible charmeuse,
tulipe triomphale»25.
La poésie de Gautier et la prose de Huysmans sont toutes les deux très descriptives,
qu'ils s'attachent à reproduire des tableaux ou à rendre des paysages, l'impression est la
même. On éprouve le même sentiment de réalité, on est en face de «toiles écrites». Et,
même si le poète est moins épris de vérité que de rêve et si ses contours sont moins
fermes que ceux du prosateur, l'un et l'autre se sont appliqués et ont réussi à scruter et à
rendre l'œuvre peinte.
Mais si le Huysmans des premiers livres a une admiration incontestable pour Gautier,
l'auteur d'A Rebours s'éloigne de lui :
11
«Après l'avoir longtemps choyée, des Esseintes arrivait à se désintéresser de l'œuvre
de Gautier: son admiration pour l'incomparable peintre qu'était cet homme était allée en
se dissolvant de jour en jour, et maintenant il demeurait plus étonné que ravi par ses
descriptions en quelque sorte indifférentes»26.
A cette époque, en effet, il se détourne du réel comme matière d'art et se plonge dans
un monde de songes infinis. Mais, les descriptions de Gautier ne se prêtent pas aux
rêveries, elles ne sont point «ductibles au rêve»27 aussi s'éloigne-t-il de lui comme du
Naturalisme.
Son admiration pour Baudelaire est en revanche plus constante. Dès le début, il avoue
ses dettes au poète. Il reconnaît s'être inspiré de lui et d'Aloysius Bertrand 28 pour ses
poèmes en prose. Mais l'auteur des Croquis parisiens ne se contente pas de plagier les
Petits poèmes en prose ou Gaspard de la nuit, fantaisie à la manière de Rembrandt et de
Callot, s'il sait ce qu'il doit à ses illustres prédécesseurs, il a conscience aussi de son
originalité. Il se vante d'avoir ;
«rénové et rajeuni "le genre" usant d'artifice curieux, de vers blancs en refrain, faisant
précéder et suivre son poème d'une phrase rythmique, répétée, bizarre, le dotant parfois
d'une espèce de ritournelle ou d'un renvoi séparé, final, comme celui des ballades de
Villon et de Deschamps»29.
Le Huysmans d'A Rebours continue de vénérer ce poète qui a su porter à un si haut
degré le mot, lui donner une telle puissance évocatrice. Les Petits poèmes en prose mais
aussi Les Fleurs du mal satisfont pleinement son goût de «l'indéfinissable»30. Lassé du
réel, du matériel, il se tourne vers la poésie de l'indéfini, de la sensation.La théorie de
l'artificiel supplante le Naturalisme. Cette filiation entre Baudelaire et des Esseintes
n'échappe pas aux contemporains de Huysmans. Maurice Barrès, le premier, relève cette
parenté «M. J.-K. Huysmans a détaillé, sous forme de roman, les subtilités de sensation
d'un névropathe de sa race»31.
Si des Esseintes est le fils de Baudelaire, il est le neveu de Verlaine. En effet, ce dernier
avait publié en 1883 un sonnet, «Langueur»32, où il donnait du décadent un portrait qui
mettait l'accent sur son dégoût de l'action, sur son extrême raffinement, sur la futilité de
ses occupations et sur «l'ennui dense» engendré par son oisiveté. Ce poème allait
devenir le symbole des Décadents :
«Je suis l'Empire à la fin de la décadence,
Qui regarde passer les grands Barbares blancs,
En composant des acrostiches indolents
D'un style d'or où la langueur du soleil danse.
L'âme seulette a mal au cœur d'un ennui dense,
Là-bas on dit qu'il est de longs combats sanglants.
O n'y pouvoir étant si faible aux vœux si lents,
O n'y vouloir fleurir un peu cette existence!
O n'y vouloir, ô n'y pouvoir mourir un peu!
Ah! tout est bu! Bathylle, as-tu fini de rire?
Ah! tout est lu, tout est mangé ! Plus rien à dire!
Seul, un poème un peu niais qu'on jette au feu,
Seul, un esclave un peu coureur qui vous néglige,
Seul, un ennui d'on ne sait quoi qui vous afflige»33.
12
Ne devine-t-on pas derrière ces vers se profiler la silhouette de des Esseintes, personnage
emblématique de ce mouvement? (Même si des Esseintes est un personnage actif , il s'ennuie
partout et tout le temps).
Huysmans a été marqué par les poètes Verlaine et Baudelaire, mais a peut-être été encore
plus influencé par Baudelaire critique. Ce n'est pas lui, certes, qui a inventé la critique d'art (il
doit beaucoup à Diderot et à Gautier), mais il a le mérite d'asseoir sa critique sur des
principes cohérents, il esquisse une esthétique picturale : il estime que l'art doit être
l'expression d'un tempérament plus que le résultat d'une habileté technique, il privilégie la
couleur et ses harmonies par rapport au dessin, et enfin, très opposé au réalisme, accorde la
primauté à l'imagination, la «reine des facultés». Ces idées seront reprises par l'auteur de
L'Art moderne. Avant Huysmans, il condamne l'imitation des Anciens et l'absolutisme
académique du Beau. Poursuivant l'exemple de Diderot, il emploie une langue plus
familière, coupée d'interjections, d'apostrophes au lecteur, voire de jurons. Cette méthode
convient parfaitement à Huysmans qui fait preuve d'un tempérament particulier et qui
emprunte beaucoup au langage parlé. Ces deux auteurs se retrouvent aussi dans leur
attirance pour le fantastique. Baudelaire demande aux peintres de reproduire non ce qu'ils
voient mais ce qu'ils rêvent et Huysmans, lui, exploite directement le monde onirique.
Baudelaire influence beaucoup Huysmans mais, avant lui, il avait déjà marqué le Zola de
Mes haines et, de manière plus générale, toute l'esthétique naturaliste. En 1867, quand
Baudelaire meurt, Zola vient juste de commencer sa carrière de critique d'art ; il prendra en
quelque sorte sa relève. Mais si le poète est un esthète, Zola, en revanche, se veut «diffuseur».
Il exige que la foule aime les peintres qu'il défend mais, comme le public demeure rétif, il
abandonne le combat, décrétant que le titan, le «Michel Ange de l'Impressionnisme» qui
pourrait s'imposer à cette foule n'est pas encore né.
Si Huysmans s'est inspiré de l'auteur de L'Art romantique et des Curiosités esthétiques, il a
été surtout marqué par Zola, auteur de Mes haines en 1866. Grâce à ce dernier, il arrive à
concilier son esthétique naturaliste et ses origines flamandes; il veut un art greffé sur la
réalité. Le Naturalisme lui permet d'échapper au romantisme de la dernière heure et à
l'académisme stérile. D'ailleurs, dans un article publié en 1876 à Bruxelles, «Emile Zola et
l'Assommoir», Huysmans le compare à Rubens.Tous deux brossent de larges tableaux
débordants de vie et de mouvements. Toutefois, n'ayant ni le souffle d'un Zola, ni l'amour de
la vie d'un Rubens, Joris-Karl est conscient de l'impasse vers laquelle il se dirige. Il gardera
du premier la notation précise et du second l'amour de la couleur.
Mais Zola, à partir de 1869, absorbé par la rédaction des Rougon-Macquart, ne fait paraître
quasiment plus de commentaires sur l'art, du moins en France. En effet, il publie en 1876,
1878 et 1879 en Russie, dans Le Messager de l'Europe, des comptes rendus de Salons. Car,
après le scandale de ses articles sur Manet et les futurs Impressionnistes, les journaux
français se refusent à faire paraître ses écrits sur l'art. C'est pourquoi il profite de l'offre que
lui fait Tourguenieff d'écrire dans cette revue de Saint-Pétersbourg. Huysmans, sans être
l'épigone de Zola, reprend le flambeau. Il va plus loin que son maître dans la défense de
la cause impressionniste, même s'il ne partage pas sa vénération pour Manet 34 et
Courbet. Son analyse de leurs procédés et de leurs innovations est plus profonde que
celle du père du Naturalisme qui exalte avant tout la modernité des sujets, la fidélité à la
nature et le combat que l'homme livre à une critique imbécile et à un public grégaire.
Zola lui-même, dans un article au Figaro du 11 avril 1881, «Céard et Huysmans», l'avait
remarqué :
13
«Il a outré encore le rendu intense de ses aînés, il est allé plus avant dans la vie
tourmentée des images, dans la traduction nerveuse des choses et des êtres (…). C'est
une des visions les plus colorées que je connaisse. La vie entre en lui par les yeux, il
traduit tout en images, il est le poète exclusif de la sensation».
Sa tendance à l'excessif - son œil sarcastique ne peut que caricaturer et exagérer -, son
art descriptif, sa recherche de l'expression et son goût du visuel permettent à Huysmans
d'aller plus loin que ses prédécesseurs dans la critique d'art. Il ne s'arrête pas aux détails
biographiques, il va directement à l'œuvre. Cette façon toute moderne de considérer
l'œuvre d'art sera celle de Proust et de Valéry.
Mais si à ses débuts ses maîtres sont réalistes, par la suite ces influences
s'infléchissent, sans pourtant changer radicalement. L'esthétique des nerfs35 l'emporte
alors sur celle des muscles. A partir d'A Rebours, œuvre charnière dans sa carrière
littéraire, ce changement sera encore plus marqué.Il renie la lignée Balzac-Zola,
condamnée selon lui à finir sans descendance, et lui substitue la succession FlaubertGoncourt, admirée déjà depuis longtemps, où il espère prendre une part d'héritage.
«J.-K. Huysmans, ce Hollandais qui devait être un des plus originaux et des plus
descriptifs prosateurs contemporains, a puisé, pour ainsi dire, à deux veines successives:
le naturalisme et le mysticisme (…) il s'était imprégné des écrits des Goncourt et de la
parole d'Edmond (…) il avait senti son génie se révèler à la lecture de Germinie Lacerteux et la
pensée de ce roman orienta sa carrière littéraire»36.
Huysmans, comme les Goncourt, se montre le poète de la rue, le peintre du bas-peuple.Les
Sœurs Vatard comme Germinie Lacerteux sont l'expression même du faubourg parisien. Leurs
personnages sont passifs, meurtris, saisis de doutes, des êtres dont la mentalité étonne car
elle est celle des déclassés que torture l'idée d'être des déclassés et qui se sentent rongés par
des aspirations inassouvies. Comme eux, il est un amoureux de la couleur, couleur qui
donne la vie aux choses, aux gens. Comme eux, il emploie un vocabulaire adapté au milieu
de ses personnages, il étudie l'argot, les argots :
«Comme les Goncourt, il a mis l'art au-dessus des convenances, il n'a reculé devant la
crudité d'aucun terme, devant le réalisme d'aucune image»37.
Chez eux comme chez lui, on voit la même préoccupation, rendre le style de la phrase
parfaitement adapté à la sensation exprimée.Ce sont les mêmes raffinements de style, les
mêmes inversions, les mêmes constructions fiévreuses.
Le vocabulaire est imagé, les impressions colorées.Il ne faut pas croire cependant que
Huysmans est un pâle reflet des deux frères, que ses œuvres sont un succédané des livres des
Goncourt38, que Les Sœurs Vatard sont une faible copie de Germinie Lacerteux. Il a su se
démarquer, il a montré beaucoup d'originalité, usé d'une forme plus brute, plus cynique,
parfois même choquante, pour rendre la réalité. Plus près du peuple, sa vision est moins
filtrée, son univers moins aristocratique.
Cependant, plus que leur manière de peindre la réalité, leur conception de l'art et leur
hésitation entre littérature et peinture rapprochent ces artistes.
Le métier de peintre, comme pour Huysmans, attire lesGoncourt; il convient à leur
tempérament de sensuels raffinés épris de couleurs et de formes. Cette passion précoce
décidera de toute leur vie. Ils veulent peindre tout ce qu'ils voient et toutes les nuances de la
beauté.Il leur semble alors que seul le pinceau peut les rendre dans leur intensité et dans leur
réalité.Ils s'essayent donc à la peinture, comme l'avait fait Gautier et le fait Fromentin39 Ils
14
abandonnent assez vite, comprenant qu'ils peuvent par la prose donner une sensation de
couleur plus forte encore. Ils réalisent alors par un autre moyen leur vocation de peintres.
«Ah ça n'est pas pour dire, mais en fait de résurrection d'un homme et de reproduction de
dessins et de tableaux opérés par la plume, vous êtes les seuls artistes à coup sûr qui ayez
tenté et réussi ce tour de force»40.
Huysmans, se sentant peintre par ses origines flamandes, est écrivain par
vocation.Il tente alors de concilier les deux arts, comme l'ont fait les Goncourt et
beaucoup d'autres au XIX ème siècle.Les deux domaines ne sont pas, chez Joris-Karl,
vraiment distincts. Il fonde sa conception de cette interdépendance sur la théorie
baudelairienne des correspondances. Il l'écrit d'ailleurs dans une lettre à Marcel
Botillat:
«Je crois que les transpositions d'un art dans un autre sont possibles (…). Je crois que
la plume peut lutter avec le pinceau et même donner mieux et je crois aussi que ces
tentatives ont élargi la littérature actuelle»41.
Mais cette affirmation de la perméabilité générale des arts n'exclut pas, chez lui,
une certaine hiérarchisation.Par ses écrits, il entend prouver que la lit térature est
supérieure à la peinture: «La plume peut (…) donner mieux».C'est un thème cher à
Huysmans. Il a souvent répété dans ses premières œuvres, et notamment dans le
Drageoir aux épices (1874), qu'il avait essayé de faire avec sa plume, sur la page
blanche, ce que les peintres, particulièrement les Hollandais, avaient réalisé sur la
toile avec leur pinceau. Il insiste d'ailleurs sur ce sujet dans son autobiographie:
«Seul, le dernier descendant, l'écrivain qui nous occupe, a substitué aux pinceaux une
plume»42.
et à la fin de l'année 1879, il écrit à Edmond de Goncourt:
«(…) quel fier argument pour démontrer la supériorité de la plume sur le pinceau quand c'est manié par vous par exemple!- car enfin, si grands qu'ils soient, généralement
les peintres, enfermés dans une spécialité, n'essaient même pas d'en sortir et s'y
confinent avec acharnement.Leur outil, si parfait qu'il puisse être, approche-t-il de la
plume qui rend avec une souplesse pareille, les tableaux de Boucher - ou de
Prud'hon…»43.
Il avait déjà écrit cela dans Les Sœurs Vatard: «Allez donc rendre avec un crayon
ou un pinceau la note spéciale d'un quartier! Ce n'est pas l'affaire des peintres, c'est
celle des romanciers!» 44.
D'ailleurs, le plus beau compliment que Huysmans puisse faire à un peintre c'est
de le comparer à un écrivain qu'il aime. Degas est comparé aux Goncourt (L'Art
moderne), l'art de Moreau est rattaché à une Tentation de saint Antoine réécrite par
les frères Goncourt et son Hélène lui rappelle Salammbô (L'Art moderne).Pour JorisKarl, Baudelaire et Poe sont les ancêtres de Redon :
«(…) Une lecture d'Edgar Poe dont Odilon Redon semblait avoir transposé, dans un
art différent, les mirages d'hallucination et les effets de la peur…»
et Whistler lui rappelle Verlaine.La liste, certes, n'est pas exhaustive mais révèle
cependant cette préoccupation majeure chez lui : mêler ces deux formes d'art, ces
deux langages. Il concilie ainsi son goût pour la peinture avec sa passion pour la
littérature.
«J'ai souvent pensé avec étonnement à la trouée
que les impressionnistes et que Flaubert,
15
de Goncourt et Zola ont fait dans l'art.
L'école naturaliste a été révélée au public
par eux ; l'art a été bouleversé du haut en bas,
affranchi du ligotage officiel des écoles.
Nous voyons clairement aujourd'hui l'évolution
déterminée en littérature et en peinture»45.
«(…) je hais de toutes mes forces la plupart des tableaux exhibés aux Salons annuels,
je hais la peinture de Bonnat et consorts, je hais ces mystifications de grand art, ces
vessies que la lâcheté du public et de la presse finit par faire accepter pour des
lanternes…»46.
Huysmans s'est toujours senti comme un être en marge: un fonctionnaire à part dans
son ministère, un peintre en dehors de la peinture et un écrivain étranger aux écoles. Il
fait preuve d'une grande indépendance d'esprit, il n'est bien qu'en dehors de tout
groupe, de toute idéologie commune. Trop marginal, il ne peut vivre que hors du
monde, «Any where out of the world»47, à l'égal de son héros des Esseintes.
Il se joint à l'école naturaliste quand elle est critiquée et dès que ce mouvement
s'impose, il s'en écarte pour annoncer le symbolisme, mais sa véritable tendance sera
spiritualiste48.
Tout ce qui est autorité, institution, artiste reconnu lui est suspect 49. Il déteste par
dessus tout ces deux monstres sacrés que sont l'Ecole Normale Supérieure et les BeauxArts. En littérature le Naturalisme, et en peinture l'Impressionnisme s'insurgent aussi
contre la prépondérance de ces deux écoles. Est-ce cette haine commune qui les
rapproche? Peut-être. En tout cas, Huysmans se joint à Zola, pendant quelques temps du
moins, et défend la cause des Impressionnistes à un moment où ceux-ci, parce qu'ils ne
s'inscrivent dans aucun cadre préétabli, essuient le refus des Salons.
«Ah! plus intéressants sont ces trouble-fête, si honnis et si conspués, les
indépendants» (L'Art moderne)
L'incompréhension de la critique, le mépris du public, leur faible audience, leur
opposition à l'art officiel suscitent sa sympathie.
«(…)ceux-là [les indépendants] sont, à peu d'exception près, les seuls qui aient du
talent en France, et ce sont justement ceux qui repoussent le contrôle et l'aide de l'Etat»50.
alors que :
«(…) la médiocrité des gens élevés dans la métairie des Beaux-Arts demeure
stationnaire»51.
Tout artiste qui va à l'encontre de l'approbation générale retient son intérêt, même s'il
n'est pas conforme à ses goûts personnels. Mais dès qu'un mouvement, qu'un artiste même s'il l'a défendu quand il était inconnu, en marge ou méprisé - atteint une certaine
notoriété, obtient un certain succès, il lui devient suspect52. Comme son héros des
Esseintes, Huysmans n'admet pas la promiscuité dans l'admiration.
Son personnage refuse d'accrocher sur ses cimaises les œuvres de Goya, de
Rembrandt, œuvres dont il redoute, parce qu'elles sont l'objet d'une admiration
universelle, qu'elles n'engendrent des lieux communs, des poncifs extatiques. Huysmans
a la même attitude à l'égard de Corot, Millet, Courbet ; s'il parle en termes admiratifs de
ces artistes dans ses premiers écrits, autour de 1876, dès que la renommée vient à eux, il
les juge avec sévérité.
16
Simplement méfiant à leur endroit, il est sans pitié lorsqu'il s'agit des gloires établies.
Dans ses Salons, il accueille élogieusement l'Impressionnisme naissant, déversant sa bile
sur un académisme platement bourgeois, «triomphe du poncif habile».Il s'oppose avec
force aux traditions, au conformisme.Dès son «Salon de 1879», il s'élève contre les lieux
communs de la peinture, comme le fait Cyprien dans En Ménage, il vitupère contre ceux
qui, «voulant faire distingué», refusent de faire vivant. Il critique cette peinture mièvre,
mignarde de Greuze, ses chairs inconsistantes, «ses délités chromatiques», il n'épargne
pas davantage «les chairs fades» d'un Gervex ou les «teints blafards» d'un Bonnat ou
d'un Melingue. A ces artistes académiques, il oppose les peintres de la «vraie chair», à
ces corps sans vie, comme anémiés, il oppose les «chairs ensoleillées» de Rembrandt
dont les Vénus nous dévoilent «l'élastique de leur peau grenue, dans un rayon d'or», le
«potelé et la souplesse» des femmes de Caillebotte, le «duveté» de Manet, le «velouté»
de Renoir, «véritable peintre des jeunes femmes». Degas est érigé en parangon, alors que
ces peintres, si prisés dans les Salons, exécutent des «nus académiques», lui peint de
vrais corps :
«C'est de la chair déshabillée (…) de la chair saisie par les ablutions et dont la froide
grisaille va s'amortir»53.
C'est de la chair qui «palpite». Ce que Huysmans exige en peinture, c'est le vrai, c'est
un réel souci de la vie contemporaine ; au mannequin figé dans des poses empruntées, il
préfère la fille de la rue, la prostituée. Degas a su répondre à cette demande :
«Un des premiers, il s'est attaqué aux élégances et aux populaceries féminines, un des
premiers, il a osé aborder les lumières factices, les éclats des rampes devant lesquelles
braillent, en décolleté, des chanteuses de beuglants, ou s'ébattent, en pirouettant, des
danseuses vêtues de gaze. Ici, point de chairs crémeuses ou lisses, point d'épidermes en
baudruche et de moire, mais de la vraie chair poudrée de veloutine, de la chair maquillée de
théâtre et d'alcôve (…).M.Degas est passé maître dans l'art de rendre (…) la carnation
civilisée»54.
Huysmans tente de faire réagir ses lecteurs, de leur ouvrir les yeux, il joue les Antigone
auprès du public aveugle ou aveuglé :
«La peinture de la vie moderne est personnifiée, aux yeux de l'inconscient public, par
les toiles de M. Bastien-Lepage et de M.Henri Gervex (…) incapables d'interpréter les
scènes de la vie réelle (…).
Je ne saurais trop le répéter, toutes ces toiles ne décèlent ni un tempérament, ni un
effort quelconque, elles sont le contraire du modernisme»55.
Conseillant à ses lecteurs de se détourner de ces tableaux, où les «charnures» des peintres
académiques «vacillent comme des plats entamés de tôt-faits», où trônent les «Vénus à la
crème» de Cabanel, les «Jésus à la mayonnaise» de Merson, il les invitent à admirer de
véritables œuvres, celles des Impressionnistes :
«Les indépendants sont décidément les seuls qui aient vraiment osé s'attaquer à
l'existence contemporaine, les seuls -qu'ils fassent des danseuses comme M. Degas, de
pauvres gens comme M. Raffaëlli, des bourgeois comme Caillebote, des filles comme M.
Forain- qui aient donné une vision particulière et très nette du monde qu'ils voulaient
peindre»56.
Malheureusement -ou heureusement pour lui qui aime tellement être en marge- ses
efforts restent vains et le public grégaire :
17
«Incorrigible stupidité des foules! Il y a des peintres qui ont du talent et d'autres qui
n'en ont pas -tout est là- un pastel de M. Forain est une œuvre d'art et une huile de M.
Tofani (…) n'en est pas une»57.
Ces peintres sont les vrais peintres de la vie moderne, non seulement par leurs sujets mais
aussi, et surtout, par leurs manières de les traiter, car :
«il est bien inutile de choisir des sujets dits plus élevés les uns que les autres, car les
sujets ne sont rien par eux mêmes58. Tout dépend de la façon dont ils sont traités ; et il
n'en est point d'ailleurs de si licencieux et de si sordides qui ne se purifient au feu de
l'art»59.
Pour ces sujets nouveaux, Joris-Karl préconise l'utilisation des techniques nouvelles,
ou plutôt renouvelées. En effet, si les peintres académiques se cantonnent, pour leurs
grandes «croûtes», leurs pauvres «tartines», à l'huile, les Impressionnistes, eux, utilisent
l'aquarelle, le pastel…
«La vérité est qu'aujourd'hui chacune de ces façons de peindre correspond plus
directement à l'une des diverses faces de l'existence contemporaine. L'aquarelle a une
spontanéité, une fraîcheur, un piment d'éclat, inaccessibles à l'huile qui serait
impuissante à rendre les tons de la lumière, l'épicé des chairs, la captieuse corruption de
cette loge de M. Forain, et le pastel a une fleur, un velouté comme une liberté de
délicatesse et une grâce mourante que ni l'aquarelle, ni l'huile, ne pourraient
atteindre.»60
Cette manière de procéder, ce sens de la nuance, de l'effet recherché est «une preuve
d'intelligence, une supériorité artiste, en plus des Indépendants si variés dans leurs
méthodes, sur les peintres officiels qui, pour brosser une nature morte, un portrait, un
paysage, une scène d'histoire recourent indifféremment au même mécanisme, à la même
substance»61.
Huysmans apprécie aussi les crayons de couleurs, les lavis, les esquisses, il annonce,
par ses goûts, le XXème siècle qui préfèrera la spontanéité d'un travail enlevé, fait de
chic, à un tableau léché, appliqué mais laborieux. En précurseur, il perçoit l'importance
artistique de l'affiche, genre qui connaîtra son développement pendant le dernier quart
du XIXème siècle et son apogée au XXème siècle. Dès L'Art moderne, il avoue préférer les
«chromos de Chéret» aux fastidieuses toiles des académistes et, commentant le Salon de
1879, il ajoute qu'il aimerait mieux voir ses affiches tapisser les chambres de l'Exposition
plutôt que les «léchotteries» à la Cabanel ou à la Gérome :
«je ne puis (…) que conseiller aux gens écœurés, comme moi, par cet insolent
déballage de gravures et de toiles, de se débarbouiller les yeux au-dehors par une station
prolongée devant ces palissades où éclatent les étonnantes fantaisies de Chéret (…). Il y
a mille fois plus de talent dans la plus mince de ces affiches que dans la plupart des
tableaux dont j'ai eu le triste avantage de rendre compte»62
Parmi les qualités de cet affichiste, Huysmans note «le sens de la joie… de la joie
frénétique et narquoise, comme glacée de la pantomime» (Certains), et son sens de
l'observation.De plus, les personnages qu'il fait vivre sur la «taciturne tristesse [des]
rues» lui rappellent les créations de Rowlandson, artiste pour qui son estime est grande.
On pourrait s'étonner que Huysmans passe sous silence les merveilleuses affiches de
Toulouse Lautrec. Mais, ne l'oublions pas, quand il écrit ses articles de critique d'art, ce
peintre n'a pas encore produit ses meilleures œuvres. Ses plus belles affiches datent de
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1900, époque où Huysmans, et ce depuis bientôt dix ans, se désintéresse des créations
contemporaines.
Si Huysmans clame qu'il faut être moderne, qu'il faut employer des techniques
nouvelles, pastel, aquarelle, affiche : «à temps nouveaux, procédés neufs» (L'Art
moderne), il dénonce avec force les artistes qui font du faux moderne. Si Baudelaire s'en
prenait aux «cuisiniers» de l'art et Zola aux «confiseurs», Huysmans les accuse d'être des
«pâtissiers». Tous les trois fustigent ceux qui, croyant aux formules et usant de recettes,
accèdent à une gloire factice.
Joris-Karl décèle, chez ces derniers, les emprunts faits aux artistes du passé. C'est pour
ces raisons que Gérome et Cabanel sont traités de perclus et leur enseignement de
pacotille :
«(…) Il était élève de Cabanel et de Gérôme, mais ces deux perclus avaient en vain
essayé de lui inculquer la pacotille de leurs formules. Il avait au plus vite craché sur ces
rapiotages ; il avait fait escale aussi chez les paysagistes en renom. Ils avaient poussé des
cris de détresse devant ses théories. Ses vues de barrière (…), ses guinguettes à vices, ses
sites souffreteux et râpés l'avaient fait honnir»63.
Les «caillettes de Boucher», les «pseudo-Grecs et les simili-Romains» de David ne sont
pas davantage épargnés. Cette aversion pour l'imitation du passé est constante chez lui.
Dans Les Sœurs Vatard,il expose ses idées par l'intermédiaire de Cyprien :
«Les formes irréprochables des tableaux dits de nus (…) l'horripilaient. Les anciens
avaient réussi cela mieux qu'on ne le réussirait jamais! Leurs souliers étaient éculés
aujourd'hui, il fallait en fabriquer d'autres!»64.
Dans le Salon de 1879 il revient sur ce sujet :
«J'admire pour ma part les Jan Steen et les Ostade (…) et ma passion pour certains
Rembrandt est grande; mais cela ne m'empêche point de déclarer qu'il faut aujourd'hui
trouver autre chose».
Un an plus tard, dans la version définitive de Sac au dos (1880), époque de son
engouement pour l'esthétique naturaliste, il supprime toute allusion admirative à l'art
du passé. En Ménage (1881) témoigne de la même préoccupation, Cyprien y exprime une
semblable intransigeance :
«Ils m'enquiquinent à la fin, tous ces gens qui viennent vous vanter l'abside de NotreDame et le jubé de Saint-Etienne-du-Mont! Ah ça, bien, et la gare du Nord et le nouvel
hippodrome, ils n'existent donc pas!»65.
Le peintre fustige également ceux qui imitent l'art classique :
«(…) dire que des générations entières d'artistes vont acheter les réductions de la
Vénus de Milo, une bégueule qui a une tête d'épingle sur un torse de lutteuse de
foire.»66.
Dans sa rage, il n'épargne personne :
«Si tous, tel que nous sommes, nous n'étions pas gangrenés par le Romantisme (…),
nous verrions à coup sûr bien d'autres beautés modernes qui nous échappent»67.
Huysmans reproche aux académistes de plagier les anciens ou d'essayer de paraître
moderne sans heurter le goût du public. Ces peintres, selon lui,
manquent
d'imagination, d'observation, leur art se bornant à une imitation servile de l'antique, ou
de certains prédécesseurs ; il flattent le goût du public, attitude où Huysmans voit le
comble de l'abjection. Ce qu'il demande au peintre, c'est au contraire d'user d'«une
palette qui lui appartienne, d'un œil qui [soit] à lui» (L'Art moderne). En effet, dans ses
19
Salons de 1879, 80, 81, il exprime toujours deux exigences : l'originalité et la modernité.
La modernité consiste à ne pas recommencer plus gauchement les œuvres de maîtres
d'autrefois mais à saisir le monde dans lequel on vit, tel qu'il est. Cela est d'abord affaire
de couleurs ; Huysmans est coloriste dans l'âme, dans l'œil. S'il exècre les Bonnat, les
Carolus Duran et les Bouguereau, c'est avant tout pour l'accablante médiocrité de leur
palette ; son éloge de Degas est un éloge de coloriste.
«Une loge au pastel, une loge vide touchant à la scène, avec le rouge cerise d'un écran
à moitié levé et le fond purpurin plus sombre du papier de tenture; un profil de femme
se penche au balcon (…) le ton des joues chauffées par la chaleur de la salle, du sang
monté aux pommettes, dont l'incarnat, ardent aux oreilles encore, s'atténue aux tempes,
est d'une singulière exactitude dans le coup de lumière qui les frappe»68.
Fouaillant les gloires établies, Huysmans sait reconnaître les mérites des nouvelles
tendances artistiques, saluant d'emblée ceux qui sont honnis et conspués, les
Indépendants -il englobe sous ce terme générique ceux qui se séparent des peintres
officiels-, pour avoir su
«apporter une méthode nouvelle, une senteur d'art singulière et vraie, [distiller]
l'essence de leur temps comme les naturalistes hollandais [ont exprimé] l'arôme du
leur»69.
Si Joris-Karl est si virulent envers les peintres académiques, c'est à cause de leur
manière factice d'exprimer les sujets qu'ils traitent.Qu'ils exécutent des tableaux de
genre, des peintures historiques, religieuses ou militaires, le résultat est identique : cela
sonne faux. Les officiels mentent quelque thème qu'ils abordent, alors que les
Impressionnistes, eux, savent trouver le ton juste, rendre la vérité des corps et des décors
dans lesquels ils évoluent.
Cette impression de faux, de faux semblant, l'auteur de L'Art moderne l'éprouve avec
encore plus d'acuité dans les scènes militaires. Peut-être parce que ce sujet se prête
encore plus à l'artifice, au décors de carton-pâte que les autres sujets. En effet, ayant
écrit, en 1879,
«Le présent Salon est comme celui des années précédentes, la négation effrontée de
l'art moderne tel que nous le concevons»70.
il ajoute, en 1881,
«(…) Si le Salon de 1881 est peut-être plus comique encore que ceux des années
précédentes, cela tient à l'invasion du militarisme et de la politique dans l'art»71.
A une époque particulièrement chauvine, la France a mal supporté la défaite subie en
1870, ce qui n'empêche pas Huysmans de condamner la peinture militaire comme l'avait
fait Baudelaire quelques années auparavant. Dans ses Curiosités esthétiques, à propos de
la peinture soldatesque, on pouvait lire en effet :
«Je hais cette peinture comme je hais l'armée, la force armée, et tout ce qui traîne des
armes bruyantes dans un lieu pacifique»72.
Proche du poète qu'il fut un des premiers à célébrer, Huysmans ne l'est pas moins de
Baudelaire critique d'art. Il décrit une de ces scènes, Episode de la bataille de Chamigny de
M. Detaille, comme :
«(…) une rangée de poupées, distribuées par un homme qui a l'habitude de ces sortes
de choses (…). Ça ne sent pas la poudre, cette toile-là, ça sent la colle forte et ça sent
surtout le chiffon, fraîchement repassé, qui a servi à costumer ces pantins en militaires
!»73.
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A la lecture de ces quelques lignes, on comprend bien la réplique de Degas qui, un
jour, voyant passer au galop un cuirassier s'écria : «Encore un qui fuit Detaille!».
Huysmans est sans merci pour cette peinture flatteuse mais lénifiante, raffinée mais
sans vie.Lui, épieur de l'inconnu, lui, vibrant à l'unisson des novateurs de la ligne, de la
forme, de la couleur, lui qui incarne magnifiquement l'art de son temps ne peut que
s'insurger contre l'académisme. Le combat qu'il mène dans L'Art moderne est, en bien des
cas, le combat d'En Ménage ou des Sœurs Vatard,: c'est celui du Naturalisme et de son
corollaire pictural, l'Impressionnisme, contre les gloires établies, contre ces conventions
mortifères. Dans cette lutte qu'il livre aux institutions, il est partial et sans pitié. Il répond
parfaitement à ce qu'attendait Baudelaire du critique :
«Pour être juste, c'est-à-dire pour avoir sa raison d'être, la critique doit être partiale,
passionnée, politique, c'est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue
qui ouvre le plus d'horizons.»74
et RogerMarx disait de lui, dans Un portrait de Huysmans par Raffaëlli :
«Pour sa règle, on peut la définir de la sorte : se garder de tout exclusivisme d'école;
livrer le combat sans merci aux bastilles académiques, abolir le privilège des réputations
faites et surfaites; se hausser au rôle de justicier et rendre à l'originalité méprisée la part
de renom usurpée par l'écœurante et banale imitation ; (…) s'arrêter dès qu'une
individualité s'atteste, accueillir l'invention qui éclôt, en dégager l'imprévu, en annoncer
la chance de viabilité ; et enfin s'exprimer dans une forme voulue, appropriée, qui se
varie de manière à ce que toute description devienne une image littéraire illusionnante, à
ce que chaque œuvre apparaisse évoquée dans son caractère et dans sa vraisemblance
par une prose suggestive, magique»75.
Huysmans n'appartient pas vraiment à une école, il est en marge dans le mouvement
naturaliste, il fait figure de sous-Zola, M. Charles le classe même parmi les Naturalistes
«qui végètent dans les formules du maître en cherchant leur voie». Peut-être cette
marginalisation explique-t-elle qu'il a été plus apte à découvrir des peintres qui
occupaient dans leur domaine une position analogue à la sienne. En peinture, il
s'intéresse à Degas et Cézanne, indépendants dans le mouvement impressionniste, en
littérature, il contribue, en abordant Mallarmé et Verlaine dans A Rebours, à sortir les
«poètes maudits» de l'obscurité. C'est un rôle de "justicier" qu'il ne cesse de jouer dans le
monde des arts, mais l'on ne saurait être justicier sans une certaine partialité, un
engagement de l'être tout entier dans l'œuvre. Aussi défend-il les peintres qu'il aime
avec force et courage, épousant corps et âme leur cause.
Ses textes sur la peinture apparaissent comme une sorte de revanche agressive contre
l'édifice des valeurs - idées - reçues. Ne sachant pas dissimuler, il ne peut écrire deux
lignes sans que sa personnalité, faite d'absolutisme de monarque et d'un vigoureux refus
de la nuance, éclate. De cela il est conscient et se le reproche dans son autobiographie.
Son excuse est qu'il veut, qu'il exige du neuf, et celui-ci, il ne le trouve que chez les
Impressionnistes.
L'école moderne est celle de la subversion, son signe est la couleur. L'indéfini de la
tache prime sur la maîtrise de la ligne, elle s'oppose en tout point à l'école académique
qui est celle de la soumission, et dont le signe est le trait. A la suite de Duranty et de
Théodore Duret, il plaide la cause impressionniste. Même si sa vision est parfois un peu
simpliste - il ne comprend pas en effet dans sa totalité leur technique - il se fait leur
porte-voix.
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Pour lui, leurs tentatives se résument en
«une vision étonnamment juste de la couleur, un mépris des conventions adoptées
depuis des siècles pour rendre tel ou tel effet de la lumière, la recherche du plein air, du
ton réel, de la vie en mouvement, le procédé par larges touches des ombres faites par les
couleurs complémentaires»76.
Sa nature profonde demande «l'orthodoxe méthode des maîtres»77 pratiquée, par
exemple, par Caillebotte, peintre mineur dans ce mouvement, mais qui adapte cette
méthode «aux exigences du modernisme»78. Malgré ses intuitions, Huysmans est inapte
à surmonter certains préjugés, il ne comprend pas certaines audaces, nées pourtant de
l'observation. Aussi reproche-t-il aux Impressionnistes : « ce jeu d'artifices qui force l'œil
à cligner pour rétablir l'aplomb des êtres et des choses»79. S'il ne comprend pas toute la
valeur intrinsèque de la technique impressionniste, il compense du moins cette
défaillance par la pénétration inspirée dont il fait preuve dans ses jugements sur l'art
contemporain.De plus, au cours des années, des Salons, son jugement s'affine. Il est le
premier à avoir la certitude que ces peintres, pour peu qu'ils progressent dans leurs
recherches sur la lumière, arriveront à rendre parfaitement le soleil dans sa pleine clarté.Son
tempérament entier mais impulsif fait néanmoins qu'il s'impatiente quand il voit que leurs
tentatives n'aboutissent pas tout de suite, il s'agace que: «personne ne réussisse encore à
recréer la virginité indispensable à la vue»80.
Il leur prodigue alors des conseils, leur montre la route qu'il voudrait leur voir suivre, il les
oriente dans le sens du grand jour. Témoin déçu de ces premiers échecs, il suit avec
inquiétude leurs recherches et finit par «hurler de rage» dans ce «préau de fous», alors, avec
l'outrance qui le caractérise, il démolit leurs œuvres, les accuse d'être insanes, «incurables» :
«ces irisations, ces reflets, ces vapeurs, ces poudroiements se changeaient sur leurs
toiles en une boue de craie, hachée de bleu rude, de lilas criards, d'orange hargneux, de
cruel rouge (…). Ajoutez maintenant à l'insuffisance du talent, à la maladroite brutalité
du faire, la maladie rapidement amenée par la tension de l'œil (…) et vous aurez
l'explication des touchantes folies qui s'étalèrent lors des premières expositions chez
Nadar et chez Durand-Ruel. L'étude de ces œuvres relevait surtout de la physiologie et
de la médecine»81.
Même s'il s'emporte, s'il devient injuste et parfois frise le ridicule -expliquer la vision des
Impressionnistes par une maladie de l'œil semble aussi stupide que d'attribuer la
représentation déformée des corps chez le Gréco à un astigmatisme- il reste cependant
conscient de l'importance de ce mouvement dans l'art, de sa modernité82.
«Si déplorable qu'ai été, au point de vue de l'art, le sort des incurables, il faut bien dire
qu'ils ont déterminé le mouvement actuel»83.
C'est pourquoi, dès que leurs recherches commencent à aboutir, il les soutient de
nouveau, il applaudit, avec bonheur, à leurs succès. Renoir est le premier, pour Huysmans, à
avoir réussi. Sa petite fille assise (Salon officiel de 1881),
«charmante (…) est peinte avec une fleur de coloris telle qu'il faut remonter aux
anciens peintres de l'école anglaise pour en trouver une qui approche [il a su] baigner
ses figures dans de la vraie lumière et il faut voir quelles adorables nuances, quelles fines
irisations sont écloses sur sa toile!».
L'année suivante, Femme à l'éventail confirmant le talent du peintre, Huysmans le loue en
ces termes :
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«Epris, comme Turner, des mirages de la lumière (…) il est parvenu - en 1882 - à les
fixer. Il est le vrai peintre des jeunes femmes dont il rend dans cette gaieté de soleil la
fleur de l'épiderme, le velouté de la chair, le nacré de l'œil, l'élégance de la parure»84
Au même moment le talent de Pissarro se révèle. Ce «puissant coloriste», avec son
Soleil couchant sur la plaine du chou(1881), réalise «en plein la formule
impressionniste»(p. 257). Monet, lui aussi, triomphe, il sort «victorieux de la terrible
lutte»(p. 293), son œil enfin guéri «saisit avec une surprenante fidélité tous les
phénomènes de la lumière»(p. 293). Huysmans ravi constate que «les problèmes si ardus
de la lumière dans la peinture se sont enfin débrouillés»(p. 293).
Malgré quelques dissensions ou plutôt certaines incompréhensions, il a donc suivi pas
à pas leur marche vers la lumière.
Il a contribué à démolir les réputations établies, à dénoncer les conformismes, à
mettre en lumière les artistes novateurs qui, solidaires du Naturalisme et de
l'Impressionnisme, mouvements d'opposition, peuvent être dits hérétiques.
Huysmans, en littérature et peut-être même encore davantage en peinture, s'affirme
comme le héraut de l'art moderne. Encore ne faut-il pas oublier que Baudelaire, un de
ses maîtres à penser, l'a précédé.Le premier celui-ci s'est battu pour la «modernité», pour
Constantin Guys qui à ses yeux l'incarnait si bien, tant cet artiste aux vigoureux croquis
sut restituer la vie sous le Second Empire. En effet, pour le poète la modernité était le
«(…) transitoire, [le] fugitif, de la moitié de l'art dont l'autre moitié [était] l'éternel,
l'immuable»85
Duret, quelques années plus tard, reprend le même thème: «l'art ne doit point s'isoler
de la vie (…), entendu ainsi, il embrasse toutes les manifestations de la vie, tout ce que
contient la nature»86. C'est de Monet, de Sisley, de Renoir et de Berthe Morisot que le
critique attend cette réussite.
Huysmans aussi espère que les peintres arriveront à rendre la vie qui grouille autour
d'eux. Il brandit bien haut le drapeau de la modernité, demandant à Degas, Forain,
Raffaëlli, Caillebotte d'illustrer son esthétique moderniste qu'il défend dans L'Art
moderne et dont il donne un exemple avec ces Croquis parisiens.
Mais n'est pas moderne qui veut, il ne suffit pas pour l'être de reproduire des scènes
de la vie parisienne, certains quartiers populaires, des filles de joie. Encore faut-il être
sincère et perspicace, rendre l'esprit des choses, des êtres, être artiste et non modiste.
«Non le peintre moderne n 'est pas seulement un excellent "couturier", comme le sont
malheureusement la plupart de ceux qui, sous prétextede modernité, enveloppent un
mannequin de soies variées»87.
Ne sont pas modernes, par exemple, les Bastien Lepage qui habillent leurs modèles en
«(…) gentils haillons fabriqués par un costumier de théâtre»88.
Ne sont pas modernes non plus :
«(…) la demoiselle et la fille [qui] ne sont pas prises sur le fait, mais sont amenées à
cent sous la séance, dans l'atelier, pour revêtir les susdites robes et représenter la vie
moderne»89.
Huysmans, au début de son chapitre V du Salon de 1879 cite Fromentin :
« (…) il faut peindre son temps, je le sais, mais il faut rendre, avec les aspects
matériels, le décor, les personnages, et surtout il faut rendre les mœurs, les sentiments
avant les costumes et les accessoires. Ces choses-là ne jouent qu'un rôle secondaires»90.
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Il se réfère à l'auteur des Peintres d'autrefois, non à cause d'une quelconque influence qu'il
aurait pu exercer sur lui, mais parce que ces propos corroborent ses propres pensées. Ces
idées, émises par l'écrivain-peintre, témoignent des préoccupations du nouveau mouvement
littéraire et pictural. Maintenant, il ne s'agit plus de rendre l'apparence des choses mais leur
essence, l'aspect extérieur du personnage mais son être intime. Et si Fromentin se plaint que:
«(…) la vie! la vie! le monde est là, il rit, il crie, souffre, s'amuse et on ne le rend pas»91.
Huysmans, lui, peut se réjouir d'avoir trouvé l'artiste, les artistes qui sauront saisir cette vie.
Cet art de saisir et de rendre le tempérament, il le découvre d'abord chez Degas. Ce peintre
s'est intéressé aux multiples facettes de la vie parisienne, à ses lieux, les théâtres, les champs
de courses, les salles de danse, à sa faune, les blanchisseuses, les prostituées, les chanteuses,
et il l'a fait avec beaucoup d'originalité et de talent; Huysmans lui vouera une constante
admiration92.
En effet, il est bien au dessus des autres artistes que l'auteur de L'Art moderne
considère aussi comme des grands peintres de la modernité: Caillebotte, Forain et
Raffaëlli. Caillebotte à cause de l'excellence de sa lumière, de son éxécution d'une
sobriété toute classique et de sa manière habile de rendre les personnages - plus
particulièrement les bourgeois - est préféré à Monet. Forain93 est considéré comme le
peintre par excellence de la fille moderne. Et enfin Raffaëlli, pour Huysmans, découvre
de nouveaux aspects de la modernité, il nous fait pénétrer au cœur même de la vie du
bas peuple, loin de l'existence tourbillonnante des danseuses (Degas), de l'agitation des
filles (Forain) et de la médiocrité d'esprit bourgeois (Caillebotte).
Comme il a été le porte drapeau de la modernité en défendant les Impressionnistes
dans L'Art Moderne, Huysmans va arborer, avec autant de conviction, l'étendard du
fantastique en défendant les symbolistes dans Certains. Cet ouvrage reflète le
mouvement artistique entre 1885 et 1890 mais surtout, témoigne de la fascination
qu'exercent à cette époque les œuvres de Whistler, Rops, Redon et Moreau sur lui. Ces
artistes lui fournissent l'occasion de revenir sur Jan Luyken, graveur hollandais du
XVIIIème siècle, précurseur en quelque sorte du symbolisme. Dans l'œuvre de ce
visionnaire, Huysmans choisit de préférence les scènes de souffrance où la pauvre
humanité mutilée se tord dans l'angoisse, ou meurt atrocement comme dans la Saint
Barthélemy. Son univers menaçant réduit l'homme à ses petites dimensions, à sa triste et
ridicule condition d'humain :
«(…) il a su trouver un accent particulier, renouveler, faire siennes des poses exactes
et connues, les bras levés dans un moment de détresse au ciel, les têtes gémissantes
cachées dans les mains, le lancé, le galop des corps qui se démènent et courent…»94.
Huysmans relègue au second plan les qualités purement techniques des gravures de
Luyken pour ne s'intéresser qu'aux sensations qu'elles procurent au spectateur; ces
œuvres valent par le trouble qu'elles lui communiquent. Cette attitude est assez
générale. Dans Certains, Whistler, de même, suscite chez le critique un émoi encore plus
confus, le Portrait de ma mère, aux harmonies de gris et de noirs, le transporte dans un
monde supra-terrestre. Les «horizons voilés»(Certains, p. 64) des Harmonies sont les
frontières de l'au-delà. Tous ces paysages sont des «paysages de songe»(p. 60) qui
rappellent à l'auteur les «rêves fluides que détermine l'opium»(p. 61) évoqués dans les
songes de Quincey et «l'extra-lucide»(p. 65), poésie de Verlaine :
«M. Verlaine est évidemment allé aux confins de la poésie, là où elle s'évapore
complètement et où l'art du musicien commence. M. Whistler, dans ses harmonies de
24
nuances, passe presque la frontière de la peinture; il entre dans le pays des lettres, et
s'avance sur les mélancoliques rives où les pâles fleurs de M. Verlaine poussent»95.
Profonds, incompréhensibles, fantomatiques, ses personnages «semblent reculer,
vouloir s'enfoncer dans le mur avec leurs yeux énigmatiques et leur bouche d'un rouge
glacé de goule»(p.64).Dans cette peinture tout est étrange : «La figure, l'attitude, la
physionomie, la couleur sont étranges. C'est tout à la fois simple et fantastique»96.
Si Huysmans trouve à satisfaire son goût de l'étrange dans les violences de Luyken,
les femmes énigmatiques de Whistler, son exaltation s'accroît encore au contact de
l'œuvre de Rops :
«(…) la vue d'une œuvre érotique, faite par un artiste d'un vrai talent, m'induit à
d'obscures descentes dans des fonds d'âmes»97.
Cet artiste belge, qui avait illustré les Epaves de Baudelaire, est très apprécié par le
poète98, «ce tant bizarre» peintre a une vision subtile et personnelle de la femme. Pour
Huysmans, son art atteindra son apogée autour des années 1880, dans la série des
Sataniques qui le situe dans le sillage de Baudelaire et de Barbey d'Aurevilly. De telles
œuvres, où la femme apparaît comme maléfique, comblent les vœux de Huysmans,
selon qui Rops crée un type de femme :
«(…) ce type de la buveuse d'absinthe qui, désabrutie et à jeun, devient encore plus
menaçante et plus vorace, avec sa face glacée et vide, canaille et dure, avec ses yeux
limpides, au regard fixe et cruel des tribades, avec sa bouche un peu grande, fendue
droite, son nez régulier et court»99.
Ces «démones nouvelles», ces damnées permettent à Huysmans de pénétrer le
surnaturel de la perversité (deux ans plus tard Joris-Karl publiera Là-bas, sa propre
exploration de l'au-delà du mal). Le satanisme de Rops est selon lui une manière
d'assumer le Mal. En effet, l'angélisme en cette fin de siècle n'est pas de mise, ce qui
explique le peu d'indulgence du critique de Certains pour les figures éthérées de Puvis
de Chavannes :
«M.Puvis de Chavannes n'a rien su créer. Il ne s'est pas abstenu des tricheries
académiques, des vénérables dols ; il a détroussé les primitifs italiens, les pastichant
même d'une façon absolue, parfois là où les gens du Moyen Age étaient croyants et
naïfs, il a apporté la singerie de la foi…»100
Le satanisme de Rops a pour Huysmans le mérite d'être à la fois théologique et
onirique(Certains)101. Son satan habite les vieux songes et les cauchemars modernes. Il
est l'antique Rival et le toujours actuel tentateur comme il sera, dans Là-bas, le «tuteur
des stridentes névroses», la «Tour de plomb des hystéries» invoqué par le pseudo
chanoine Docre.
Plus que Satan et le satanisme, c'est l'hystérie du satanisme, l'hystérie de ce suppôt de
Satan qu'est la femme, que Rops se plaît à représenter. Si le Rops réaliste des années 70,
proche de Degas s'intéressait à la fille, à la parisienne, celui des années 80 reste un
peintre de la femme mais celle-ci est devenue l'incarnation suprême du Mal. Son but,
nous rapportent les Goncourt, était de décrire la «cruauté de la femme moderne (…) son
mauvais vouloir contre l'homme»102.
Dans le roman des Goncourt Manette Salomon (1867), Huysmans aimait le destin du
peintre Coriolis, graduellement annihilé par la féroce cupidité de M.Salomon. La
misogynie de Rops trouvait écho chez Huysmans, qui écrit de la femme qu'
25
«elle est en somme le grand vase des iniquités et des crimes, le charnier des misères et
des hontes, la véritable introductrice des ambassades déléguées de nos âmes par tous les
vices»103.
Rops a eu:
«une éducation toute littéraire», et son œuvre est littéraire aussi. Comme les écrivains
de la deuxième moitié du XIXème siècle, le graveur est fasciné par la figure de la mort
dont le "sentiment baudelairien" (…) semble la dernière expression de l'art catholique,
chez les modernes»104.
A l'heure où Huysmans écrit, où Rops dessine Satan, toute une esthétique littéraire et
graphique exalte celui qui est l'envers de Dieu. Les artistes s'intéressent à cet érotisme
satanique, omniprésent chez Rops: Delacroix dans La mort de Sardanapale avait uni la
volupté au crime, Baudelaire, ami et défenseur du peintre, dans Une martyre mêle
étroitement l'amour et la mort:
«L'homme vindicatif que tu n'as pu vivante
malgré tant d'amour assouvir
Combla-t-il sur la chair, inerte et complaisante
L'immensité de son désir»105.
Chez Baudelaire et Delacroix, les thèmes de la volupté et du mal trouvent leur
exutoire dans le satanisme. Goya l'avait déjà fait dans Les Caprices:
«Goya, cauchemar, plein de choses inconnues
(…) pour tenter les démons ajustant bien leurs bras»106.
L'œuvre de Rops est donc étroitement liée aux thèmes livresques de son époque et au
goût de son temps.Si Huysmans décide de s'attarder longuement sur ses œuvres
érotiques et sataniques -Rops occupe la plus grande place dans Certains, prenant le pas
sur des artistes dont le génie a bouleversé la peinture comme Cézanne ou Degas- c'est
parce que ces gravures correspondent aux préoccupations du moment plutôt que pour
leur valeur intrinsèque. Huysmans voit en Rops une représentation crédible du Mal, sans
doute parce-qu'il se trouve
lui-même alors entre le Bien et le Mal107, dans les limbes de la conversion. Parlant de
Rops satanique, c' est de lui même que parle Huysmans, ce qui explique peut-être qu' il
ne voit pas le côté anecdotique, emprunté, convenu de l'œuvre, à la différence de
Félicien Champsaur qui jugeait l'artiste comme «un satyre mondain».Mais Huysmans
finira par se détourner de Rops -qu'il renie totalement dans sa correspondance106- son
œuvre n'est qu'une étape dans l'itinéraire de Huysmans, celle de sa «coquetterie» avec
Satan.
Son engouement pour Redon est plus fondé, même si, là encore, il reviendra par la
suite sur son jugement109 .Il est d'ailleurs, avec Léon Hennique, à l'origine de son succès:
«(…) le premier encore, il [H] a expliqué et lancé Odilon Redon. Quel est le critique
d'art actuel qui est doué de ce flair aigu et de cette compréhension de l'art, dans ses
manifestations les plus diverses…»110
Huysmans découvre Redon lors de ses expositions de fusains et de lithographies, en
1881 dans les locaux de rédaction de La vie moderne et, en 1882, dans ceux du Gaulois. En
effet, cet artiste en marge du monde artistique, dépourvu du soutien d'un marchand,
s'adresse à la presse et aux critiques comme à des instances de consécration jouant
désormais un rôle décisif. Il publie des albums de lithographies, en 1879, Dans le rêve, en
1882,A A.E. Poe, en 1885, Les origines, Hommage à Goya111 et La nuit, en 1888, La tentation de
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saint Antoine et en 1889, A.G. Flaubert, et organise deux expositions dans des locaux de
rédaction de périodiques parisiens. C'est à cette époque que Huysmans a la révélation de
ce graveur encore inconnu. Il découvre en lui un tenant de la peinture fantastique où «le
cauchemar [est] transporté dans l'art», où de «somnambulesques figures ayant une
vague parenté avec celles de G. Moreau»112 représentent les rêves de l'épouvante
dans un décor engendrant le sentiment du mystère et de l'étrange. Dans l'appendice de
L'Art Moderne, il ajoute:
«(…) il y avait là des planches agitées, des visions hallucinées, inconcevables, (…) des
fusains partaient plus avant encore dans l'effroi des rêves tourmentés par la congestion
(…) avec lui nous aimons à perdre pied et à voguer dans le rêve à cent mille lieues de
toutes les écoles antiques et modernes de peintures»113.
Dans L' Art moderne, il considère Redon comme ferait un amateur amusé de
nouveauté, il lui trouve «quelque chose» d'original qui rompt avec la monotonie des
éternels déjà vus. Il le voit comme un «singulier artiste» aux «bizarres talents».En 1884,
Redon a une toute autre importance dans l'œuvre de Huysmans. Il confirme l'accueil
qu'il avait fait aux «apparitions inconcevables» de Redon, trois ans auparavant, en les
situant dans A Rebours, à côté de l'Apparition, de la Salomé et plus précisément de la
Comédie de la mort de Bresdin114, parmi les achats imaginés par des Esseintes pour parer
sa solitude
«Ces dessins, dit-il, étaient en dehors de tout; ils sautaient, pour la plupart, par dessus
les bornes de la peinture, innovaient un fantastique très spécial, tels ces visages, mangés
par des yeux immenses, par des yeux fous, tels de ces corps grandis outre mesure et
déformés comme au travers d'une carafe, évoquaient dans la mémoire de des Esseintes
des souvenirs de fièvre thyphoide, des souvenirs restés quand même des nuits
brûlantes, des affreuses visions de son enfance»115 .
En effet, plus que les pages de critique d'art, ce sont celles d'A Rebours qui ont
contribué à révèler Redon; son art visionnaire inaugure «un art fantastique de maladie et
de délire», par la dilatation du regard, l'accroissement et l'altération des formes
humaines, il rappelle à des Esseintes des cauchemars ressuscités de l'enfance.Il s'attache
aux caractères proprement monstrueux de certaines des créations du peintre.Il rattache
de manière très significative le malaise ou l'effroi qu'elles provoquent à une régression
délirante vers les origines de l'humanité, prenant appui sur des bases scientifiques.Dans
l'album Les origines, des Esseintes est frappé par des planches dont les sujets semblent
«empruntés au cauchemar de la science, remontés aux temps préhistoriques; [où] une
flore monstrueuse s'épanouissait sur les roches; partout (…) des personnages dont le
type simien (…) rappelaient la tête ancestrale»116.
Huysmans décrit ces dessins en termes scientifiques; lui qui méprise tant l'esprit
scientifique et positiviste de son époque, n'échappe cependant pas à la fascination des
sciences. En effet il n'est pas le seul à être passionné par ce domaine, un des premiers
articles du crédo naturaliste, dont Taine en est un peu le théoricien, peut se formuler
ainsi: la littérature et l'art doivent procéder comme la science. La géologie fascine ses
contemporains; ils apprennent chez Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, Darwin, comment
apparaissent et évoluent les espèces. La préhistoire relie à ces lointaines origines notre
récente humanité. Les intellectuels ,qu'ils soient philosophes, historiens ou écrivains
prétendent alors expliquer les événements par des phénomènes quasi mesurables,
sociaux, économiques, voire même physiologiques. Huysmans ne va pas si loin,
27
l'influence des sciences est, chez lui ,plutôt "stylistique", comme Proust, dans A la
recherche du temps perdu, il emprunte ses comparaisons au domaine géologique.La
géologie et la biologie dans leur effort pour recréer les monstres et les paysages des ères
révolues font appel à l'imagination.Le monstre ne fait désormais plus partie des détails,
de l'anecdote, il est le sujet même.
L'art de Redon, créé de toutes pièces, est un monde onirique où les êtres et les choses
sont gouvernés par un sombre destin. Les personnages défigurés avec des
«yeux effroyables, agrandis et travaillés par la chirurgie, des yeux ronds avec une
pupille emmanchée ainsi qu'un moyeu, au milieu d'une roue» 117
symbolisent l'intensité de la souffrance. En effet, le texte le plus important que
Huysmans ait consacré à cet artiste, et aussi le plus négligé, est l'article paru en février
1885, «le nouvel album d'O.Redon», publié dans La Revue indépendante. Il sera
introduit l'année suivante dans la deuxième édition des Croquis Parisiens sous le titre
de «Cauchemar».Dans son évocation de l'Hommage à Goya, il analyse certaines
planches, puis s'interroge sur le sens, le travail du graveur.Selon lui, la vision de
Redon est orientée vers l'exploration d'un passé mythique que l'artiste imagin e à
l'aide de ses rêves personnels et elle tend à la création d'un monde
fantasmagorique 118 destiné à satisfaire «le plaisir de quelques aristocrates» dont des
Esseintes est le prototype.Cette suite sera également commentée par Mallarmé dans
une lettre à Redon du 2 février 1885 119.
Cette idée que la vie est en ses origines monstrueuse, développée dans A Rebours
et les Croquis Parisiens, sera reprise avec beaucoup de force en 1889 dans Certains où
Redon figure dans le chapitre intitulé «le monstre». Il est le seul peintre qui, dans la
seconde moitié du XIX ème siècle, soit «épris du fantastique» et capable de créer un
univers de monstres en:
«(…) [empruntant] au monde onduleux et fluent, aux districts des imperceptibles
agrandis par les projections et plus terrifiants alors que les fauves exagérés des vieux
maîtres, le prodigieux effroi de leurs grouillements»120.
C'est à quelques lithographies de La tentation de saint Antoine de 1888 que
Huysmans emprunte les modèles de cette faune.
Citant Redon dans «Les monstres», il se réfère exclusivement à deux albums: Les
origines et La Tentation de saint Antoine. Pour le second, l'artiste s'est bien gardé de
suivre fidèlement le texte de Flaubert, de situer l'action dans un décor précis et de
particulariser le visage du saint. Prenant un mot ou une phrase du livre comme
prétexte, il évoque les visions intérieures de l'ermite et ses propres cauchemars. Il
demande au dialogue de l'écrivain 121 des stimulants comparables à ceux qu'il avait
puisés déjà, ou qu'il découvrira dans ses propres pensées, en composant Rêve, Des
Origines ou Songe, ou lorsqu'il illustrera Poe, Goya, Baudelaire ou Mallarmé. Cet
album obtient un grand succès auprès des écrivains 122. Huysmans, par le truchement
d'Odilon Redon, se trouve de très grandes affinités avec Flaubert. Selon lui, l'œuvre de
l'ermite de Croisset est un prétexte pour Redon: «il a cherché la traduction de cette phrase de
Flaubert dans La Tentation de saint Antoine: "Et toutes sortes de bêtes effroyables
surgissent"»(Certains), et le critique poursuit un peu plus loin:
«Dans l'un [La tentation], il a semé la gésine du monde de monades volantes, de têtards en
poussée, d'êtres amorphes, de disques minuscules où s'ébauchent des embryons de
paupières, des trous incertains de bouches. Dans l'autre [Les origines] (…) il a (…) roulé sur
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une colonne basse le corps d'une mince larve dont la tête de femme se pose à la place que
doit occuper le chapiteau sur la plate-forme».
Le propre de Redon est en effet de recréer le monstre par l'amalgame de la face humaine
au monde larvaire, selon une tradition qui remonte aux anciennes mythologies. Bien qu'il
conçoive sa représentation en fonction d'une «structure toute moderne», il rejoint par les
qualités de son style et ses facultés de croyance l'art du Moyen Age:
«(…) La chaîne ininterrompue depuis la Renaissance des Bestiaires fantastiques, des
Voyants épris du monstre» (Certains).
Huysmans a compris que Redon était un voyant de la nature, soucieux de rendre un
imaginaire du cauchemar, de l'angoisse selon une conception mythique de l'univers,
replongé dans le temps et l'espace des commencements. Malgré les tentatives de Redon, le
monstre n'existe plus, selon Huysmans, à l'époque contemporaine. Depuis cette rupture
entre l'Art et l'Idéologie régnante, on assiste à une combinatoire monotone qui n'est pas
inépuisable et dont la répétition souligne le caractère factice. Il regrette que l'imagination
enfantée par l'artiste moderne ne naisse plus de la tradition du symbolisme chrétien et du
«naturalisme mystique», mais soit issu des recherches et des spéculations des sciences de la
nature. Les monstres du graveur, coupés du sens du sacré, sont engendrés par les fantasmes
que les sciences suggèrent à l'homme:
«Seulement la grande science de la symbolique religieuse n'est plus. Dans le domaine du
Rêve, l'art demeure seul en ces temps dont les faims d'âme sont suffisamment assouvies par
l'ingestion des théories de Moritz Wagner et de Darwin»
Le monde dans lequel ils évoluent est un univers onirique composé à partir des ressources
de la biologie, de l'ethnographie et des théories évolutionnistes. Dans Certains, Huysmans
apparaît comme le JacquesMarles d'En Rade(1886-87), en proie aux cauchemars qui le
torturent et le plongent dans l'extase, mais surtout préfigure le Durtal de Là-bas (1891),
fasciné par le démoniaque sous toutes ses formes, il porte de même en lui le Durtal d'En
Route(1895), préoccupé uniquement - ou presque - par Dieu.
On se rend compte qu'à chaque étape de l'itinéraire de Huysmans correspond un peintre
ou un tableau, que la peinture soit l'illustration parfaite et concise de cette étape, ou la cause
même de l'évolution. Son itinéraire intellectuel, spirituel et artistique va des peintres
flamands (Le Drageoir aux épices) aux peintres réalistes et impressionnistes (Marthe, Les Sœurs
Vatard, L'Art moderne) pour passer ensuite avec A Rebours, roman charnière dominé par
GustaveMoreau, à la peinture de Grünewald (Là-bas) et aux primitifs italiens et flamands des
romans catholiques.Cette dernière étape sera décisive.Il ne s'intéressera plus vraiment à la
peinture, délaissant «l'art pour l'art» il se consacrera à un art religieux à base de morale.
«(...) Il rentre chez lui, le soir, dans le logement qu'il occupe sur la rive gauche, rue de
Sèvres (...)aux murs des aquarelles impressionnistes, chantant une superbe chanson
rouge et or, signées Forain,un admirable dessin d'Odilon Redon, un des plus beaux que
j'aie vus , des gravures de Jan Luyken, de Bresdin et de Piranèse; dans un vieux cadre en
bois sculpté, aux ors pâlis et fatigués, un inestimable Albert Dürer, puis encore l'eau
forte de Bracquemond: Jules de Goncourt, des natures mortes impressionnistes, une vue
de banlieue, mélancolique et grandiose de Raffaëlli...»
Jules Drestrée
L'Artiste de Bruxelles repris dans
Lettres inédites à Jules Destrée
Juillet 1887
29
«C'est un lettré, un délicat des plus raffinés dans
sa confortable thébaïde, il cherche à remplacer
les monotones ennuis de la nature par l'artifice,
il se complaît dans les auteurs de l'exquise et pénétrante décadence romaine(...)
en langue française, il raffole de Pöe, de Baudelaire, de la deuxième partie de la
Faustin.
Vous voyez cela d'ici.»
Huysmans
Lettre à Mallarmé du 27 oct 1882.
cité par Fernande Zayed. P 417
A Rebours est un tournant,ou plutôt un carrefour dans l'œuvre et la vie de Huysmans.
Si son existence pouvait être comparée à un triptyque, ce livre en serait la partie
centrale123,la charnière autour de laquelle s'articulent deux panneaux. D'un côté Degas,
la société profane, de l'autre Grünewald, la société religieuse et au centre Moreau, la
société décadente.
Dans cette œuvre, l' écrivain se fait le héraut d' un mouvement artistique et littéraire
qui s'oppose directement à l'Impressionnisme et au Naturalisme. Le titre même indique
la volonté de l'auteur de s'éloigner de son époque.Le mouvement à rebours est un
processus de solitude, de repli sur soi, de narcissisme, d'unicité124. C'est peut-être ce que
Huysmans a de plus baudelairien, si l'on suit l'opposition que fait le poète entre
le«vouloir être deux», le couple, l'amour, la prostitution et le «vouloir être un», l'artiste,
le génie, le dandy. En effet, avec des Esseintes, Huysmans change de palette, il modifie
sa manière de concevoir son héros; il le situe dès le début dans l'exceptionnel, l'unique,
l'exclusif. Avant, ses personnages étaient des«types», des genres, des classes de la
société, Marthe la prostituée, Céline l'ouvrière, Jeanne la midinette, Berthe la bourgeoise,
l'oncle Antoine et la tante Norine les paysans et Desableau le fonctionnaire. Avec eux il
généralisait, avec des Esseintes il singularise, et ce en réaction contre le Naturalisme qui,
«se confinant dans la peinture de l'existence commune», s'efforçait, «sous prétexte de
faire vivant », de «créer des êtres qui fussent aussi semblables que possible à la bonne
moyenne des gens». Or, Huysmans est revenu du Naturalisme orthodoxe qui aboutissait
à une «impasse»; son héros, quoique noble, ne représente pas la noblesse. Des Esseintes,
voué dès le premier âge aux arts, ou plus exactement aux délectations esthétiques, est un
homme raffiné jusqu'à l'extrême limite de la quintessence; ayant horreur de la banalité, il
est original jusqu'à la singularité la plus absolue. Etre unique mais pas imaginaire,
artificiel mais pas irréel, c'est un esthète décadent que le monde ne satisfait pas.
Repoussant, à des degrés différents, tout ce qui est «normal», il refuse d' accepter l'art et
l'amour traditionnels. Méprisant la femme, il recherche dans les anomalies et les
perversions sexuelles l'assouvissement de ses désirs perturbés. Les arts plastiques,
encore trop réalistes, ne le satisfont pas, il crée des arts nouveaux qui violentent la nature
et s'adressent directement aux sens; fleurs rares et monstrueuses envahissent sa serre,
véritable musée végétal. Avec «l'orgue à bouche», il compose pour son palais d'exquises
symphonies; tous les sens en éveil, il invente une nouvelle esthétique, celle de l'artifice
. Artefact de tous les artefacts, «ce poignant artificiel» enchante Mallarmé qui, à la
réception d' A Rebours, écrit dans une lettre du 18 mai 1884 à Huysmans:
30
«(...)rien n'y manque, parfum, musique, liqueurs et les livres vieux ou presque futurs;
et ces fleurs, vision absolue de tout ce que peut à un individu placé devant la jouissance
barbare ou moderne, ouvrir de paradis la sensation seule.»
Mallarmé lui consacrera même, peu de temps après, un poème: Prose (pour des
Esseintes).
Même si la peinture de chevalet n'a pas la première place (elle est mise sur le même
plan que les arts décoratifs et jugée inférieure aux arts nouveaux qu'invente des
Esseintes), elle joue cependant un rôle important. En effet, la peinture antimoderniste et
antinaturaliste de Gustave Moreau, qui représente la «décadence», avec sa névrose, ses
hantises, ses perversités, son désespoir, son enchantement, ses hallucinations, est
recherchée avec avidité par le héros car elle l'arrache au temps et au milieu dans lesquels
il vit et qu'il ne peut supporter. En revanche, les Impressionnistes, pour lesquels
Huysmans s'était passionné, sont rejetés car ils représentent la plate nature. Le choix des
tableaux de Moreau au détriment de ceux de Degas est expliqué dans le chapitre V de A
Rebours par la réclusion de des Esseintes:
«Après s'être désintéressé de l' existence contemporaine (c'est à dire aussi de Degas), il
avait résolu de ne pas introduire dans sa cellule des larves de répugnances ou de
regrets»126.
Cette phrase est l'écho de celles qui, dans L'Art moderne, présentent Moreau comme
un ermite, un
« païen mystique(...)qui pouvait s' abstraire assez du monde pour voir en plein Paris
resplendir les cruelles visions, les féeriques apothéoses des autres âges»127.
Le peintre est l'âme sœur de des Esseintes, tous les deux pratiquent la claustration,
propre à tous les créateurs selon Huysmans, qui permet l'éclosion d' hallucinations
splendides.
Si dans le livre définitif Moreau reste seul en piste, dans le manuscrit, Huysmans avait
prêté à des Esseintes sa double attirance pour Degas et Moreau, même si, au début du
chapitre V, il renonçait aux toiles de l'impressionniste:
«Après avoir été l'un des plus fervents adeptes du modernisme en peinture, ses goûts
avaient peu à peu changé(...) Aussi avait-il renoncé aux danseuses qu' il possédait de Degas,
le peintre de la vie moderne; maintenant il voulait une peinture paraffinée comme la sienne
mais baignant dans la corruption antique loin de nos moeurs, loin de nos jours»128.
Il préfère aux danseuses réelles et populaires de Degas, les danseuses irréelles et
mythiques de Moreau, mais la Salomé de prédilection de des Esseintes reste l'aquarelle,
c'est à dire une Salomé qui n'est plus «déité» mais «vraiment fille», et même
«histrionne». L'écrivain voit de la vulgarité là où Moreau a mis du symbolisme et de la
préciosité. Mais cette vision lui permet de réaliser sa double postulation:
«(...)au fond je suis pour l'art de la réalité; et si j'ai lancé Raffaëlli [Degas] en peinture,
j'en ai fait autant pour son antipode Odilon Redon [Moreau]. Tout cela n'est pas bien
clair»129
Ainsi Salomé rejoint la modernité de Degas130 et annonce Vanda, la prostituée juive
du chapitre VI et «Miss Urania », la saltimbanque au «sourire fixe» du chapitre IX, toutes
les deux maîtresses de des Esseintes.
Une fois encore donc, même si, dans A Rebours, il le fait de manière implicite, il
concilie son amour pour les deux peintres. En effet, ces artistes sont, dans les
commentaires de l'écrivain, souvent mis en parallèle, voire couplés. Tout d'abord, et c'est
31
extrèmement rare, ils n'ont jamais connu d'éclipse dans l'admiration qu' il leur porte; de
plus, l'auteur de L'Art moderne en parle souvent en termes identiques. Il écrit en 1880 de
Degas: «Un peintre de la vie moderne était né, et un peintre qui ne dérivait de
personne»; sa peinture est comparée à «la langue nouvelle» des Goncourt, car «elle ne
peut avoir son équivalent qu'en littérature»131.Quelques pages plus loin, il parle de
Moreau; lui aussi n'a d'analogie qu'en littérature, il le compare à une Tentation de
Flaubert écrite par les Goncourt; il reprend des passages de cet article dans A
Rebours quand il présente Moreau comme un peintre «qui ne [dérive] de personne (...)
sans ascendant véritable, sans descendants possibles»132.
Quelques années plus tard,
il rêve d'un musée moderne où les Salomé de Moreau côtoieraient les danseuses de
Degas, et enfin, en 1897, il déplore dans une lettre à Prins: «(...) le temps où il y avait des
Degas, des Moreau...»133.Ces deux artistes sont, dans l'œuvre de Huysmans, intimement
liés, même, et peut-être surtout, s' ils sont aux antipodes l'un de l'autre: peintre de la
modernité, peintre du rêve, ils représentent les deux aspects de l'écrivain. Aussi
pouvons-nous nous étonner que seul Moreau demeure dans A Rebours, mais les
variantes dans le manuscrit font penser que le choix établi par des Esseintes vise plus à
présenter un catalogue d'artistes étranges qu' à mettre en valeur les goûts propres de
Huysmans. De plus, Moreau se prête mieux aux déductions que l'auteur veut tirer de la
peinture; peintre de l'artifice, peintre littéraire, son art sort de la peinture, il la dépasse.
.Ainsi le jugement de Huysmans n'est-il plus celui du critique mais celui du
romancier. Il choisit alors les tableaux en fonction de ce que lui, écrivain, peut en
dire. Salomé, par exemple, est une «mine de phrases», car cette toile nourrit les fantasmes
de l'écrivain alors qu'un paysage impressionniste ne lui parle guère, empêchant sa
phrase de prolifèrer. L'élection de Moreau s'explique donc par le caractère irréel -ou du
moins hors de la réalité- de sa peinture et par son aptitude à susciter le rêve et la
littérature. En effet, si la description de ces tableaux, à laquelle Huysmans s'adonne avec
délectation, n'est pas foncièrement différente de celles des critiques d'art antérieurs, elle
n'a pas la même fonction. Elle n'est plus informative mais devient une véritable «mise en
scène du tableau» que l'on peut rapprocher des autres entreprises de des Esseintes. Ces
toiles sont une sorte de drogue pour le héros; par les "magismes" de la couleur, la
peinture de Moreau s'identifie à un art de la vision comparable aux hallucinations
engendrées par la drogue, «ces féeries écloses dans le cerveau d'un mangeur d'opium»
lui permettent de s'évader loin de la vie:
«Elle [Salomé] demeurait effacée, se perdait, mystérieuse et pamée, dans le brouillard
lointain des siècles, insaisissable pour les esprits précis et terre à terre, accessible
seulement aux cervelles ébranlées, aiguisées, comme rendues visionnaires par la
névrose»134.
Si cette description débute comme une "simple" présentation de cette femme
(Huysmans use alors de l'imparfait, temps de la narration), elle se change brusquement
en évocation; le texte se fait alors incantation: l'auteur célèbre Salomé par des phrases
solennelles, aux effets de symétries et de rythmes ternaires, il recourt aux majuscules et
aux emprunts liturgiques:
«La déité symbolique de l'indestructible Luxure, la déesse de l'immortelle Hystérie, la
Beauté maudite, élue entre toutes par la catalepsie qui lui raidit les chairs et lui durcit les
muscles; la Bête monstrueuse, indifférente, irresponsable, insensible, empoisonnant (...)
tout ce qui la voit, tout ce qu'elle touche... s'avance lentement sur les pointes.»
32
Huysmans utilise alors le présent, temps fort et rare dans A Rebours, qui suppose
l'existence réelle de Salomé; il fait de ce tableau «un tableau vivant», et de cette
«divinité», un personnage «humain». En effet, dans l'Apparition, cette femme perd ses
attributs divins, plus humaine et plus sensuelle que lorsqu'elle danse devant Hérode135,
elle devient la prostituée, la «grande fleur vénérienne» qui se livre à la profanation du
sacré, crime qui la fascine et la terrifie. Dans cette mise en scène érotique, prototype de la
scène d'amour décadente, la matière picturale disparait au profit de considérations
infinies sur le sujet du tableau. Ici, l'objet érotique est l'objet peint, l'objet d'art. Des
Esseintes fuit devant la femme réelle, celle que représente Degas, et accourt au devant de
cette femme mythique, envoûtante et maléfique qui connaît «la science de perdre dans
un lit l'antique conscience»136.
Huysmans commet alors ce que Durtal appelle dans Là-bas le «pygmalionisme», «le
pêché nouveau», qui consiste pour
«un artiste [à tomber] amoureux de son enfant, de son oeuvre, d'une Hérodiade, d'une
Judith (...) qu'il aurait décrite ou peinte, et l'évoquant et finissant par la possèder en
songe»137.
Il reprend cette idée dans un passage du Carnet vert et l'explicite encore: «Coucher
avec la Salomé de Moreau (...) c'est le pêché suprême», pêché artistique car «les artistes
[ont] seuls le pouvoir de pêcher mieux». Comme l'écrit Muller:
«Huysmans ne se borne pas à décrire: il dépeint. Il transpose les tableaux sur le plan
de la parole, rendant les personnages presque aussi visibles qu'ils le sont chez Moreau
(...) il dit admirablement ce que lui font ressentir et penser les œuvres qu'il commente
(...) il aborde les tableaux avec sa sensibilité, son intelligence, sa culture, et il en parle en
usant d'un langage coloré, riche en allusions, en résonances diverses qui suggèrent des
interprétations en même temps qu'il évoque une scène»138.
Cet «art personnel» franchit alors les limites de la peinture pour devenir un art total,
scène d'amour qui mêle l'acte créateur (ou recréateur), et la possession érotique, la
contemplation artistique; des Esseintes disparait dans le tableau, lui aussi succombe au
charme de Salomé. Dans ce chapitre V, Huysmans impose, dans un texte pourtant
purement romanesque, un peintre, Gustave Moreau, et une figure légendaire, qui allait
devenir l'obsession majeure de la "fin de siècle", Salomé139.
«This passage (...) brings out clearly the art nouveau element in Moreau's inspiration;
it has caught its spirit so well as to be at the same time an imitation of this handwriting
and an interpretation of it»140.
Sans aller aussi loin que Mireille Dottin qui, dans Lecture de «Salomé», prétend que
Huysmans n'est pas un exemple de la «fortune critique» de Moreau mais le fondateur de
cette fortune, l'inventeur du peintre dont l'œuvre ne peut se décrire qu'à partir du
roman, on peut constater que A Rebours a opéré une sorte de "transfusion" du littéraire
dans le pictural. Ceci explique que, si la peinture de Moreau est considérée comme
"littéraire", c'est plus parce qu'elle a suscité de la littérature que parce qu'elle s'en est
inspirée. Huysmans est ainsi le premier à célèbrer le peintre, il rend si bien ses toiles que
les jeunes générations en sont déja passionnées. Proust est fasciné par ces apparitions de
Moreau «serties de fleurs vénéneuses entrelacées à des joyaux précieux»141; Breton,
après la lecture de A Rebours, est envoûté par Salomé, après la visite du musée il est
comme enchaîné à cette femme:
33
«La découverte du musée Gustave Moreau, quand j'avais seize ans, a conditionné
pour toujours ma façon d'aimer(...). Le "type" de ces femmes m'a probablement caché
tous les autres; ç'a été l'envoûtement complet»142 .
Seul Valéry, inconditionnel du Huysmans de A Rebours, est déçu en voyant les toiles.
Il exprime sa désillusion dans son livre sur Degas:
«Il me souvient de la grande déception que j'ai eue quand, très échauffé par les folles
et furieuses descriptions d'Huysmans dans A Rebours, je vis enfin quelques œuvres de
Moreau. Je ne pus me contenir de dire à Huysmans que "c'était gris et terne comme un
trottoir".Huysmans se défendit fort mollement .Il allégua que les couleurs dont Moreau
se servait étaient de mauvaise qualité, que l'éclat qui l'avait émerveillé avait péri...»143.
Huysmans a donc révèlé d'une certaine manière l'œuvre de Moreau, il a mis en
lumière ce peintre «obscurément célèbre»,144il fera de même pour Grünewald.
En effet, après A Rebours, l'écrivain demande à la peinture soit de le transporter dans
le rêve, soit de confirmer sa conviction que la civilisation comtemporaine est
démoniaque. Après avoir été évasion hors du monde, elle devient donc avec Grünewald
la clef du surnaturel. Cette propension au mysticisme se laissait percevoir dès A Rebours.
L'écrivain rejette alors le matérialisme borné des naturalistes et l'idéalisme fade des
artistes bien-pensants. Et, comme il l'exprime dans Là-bas, il crée un «naturalisme
mystique»145, c'est-à-dire un art vraiment religieux qui, loin de masquer l'horreur de la
réalité, doit, en la soulignant, montrer un monde surnaturel. On pouvait pressentir les
prémices de cette nouvelle conception de l'art dans A Rebours. Les estampes de Jan
Luyken illustrant les persécutions religieuses dont il écrit qu'elles représentaient:
«des corps rissolés sur des brasiers , des crânes décalottés avec des sabres (...) des
intestins dévidés du ventre et enroulés sur des bobines, des ongles lentement arrachés
avec des tenailles, des prunelles crevées...»146,
annonçaient les Christ torturés de Grünewald et La Comédie de la mort de Bredin.
Même le décor de des Esseintes témoignait de son goût futur pour les «peintures
sinistres, aux tons de cirage et de vert cadavre»147; il aimait à deviner dans les plantes
étranges accumulées dans son appartement les formes et les tons des «chairs en
pourriture, les magnifiques hideurs de leur gangrène»148. Cette association du sublime et
de l'horreur, de la joie suprême et de la douleur que Huysmans cherchait
désespérément, il la trouve grâce à Grünewald. L'écrivain apprécie d'autant plus l'art
douloureux de ce peintre qu'il se plaît à la représentation du corps souffrant et mortifié,
comme le remarque Jacques Dupont149. En effet, la violence et la cruauté du graphisme
et des sujets de Grünewald offrent à Huysmans le prétexte à l'épanouissement d'une
esthétique, d'une rhétorique et d'une mystique où peut se réaliser son propre idéal
artistique et religieux. Si le peintre inspire à l'écrivain un langage approprié (virulence,
apreté du style, effet de choc manifestement recherchés pour mieux suggèrer les
pouvoirs de la peinture), c'est que la vision de Grünewald et le goût de Huysmans se
rejoignent dans un commun attrait pour la violence et la cruauté. Sa sensibilité le pousse,
d'emblée, à une lecture passionnelle et pseudo biographique. L'œuvre s'impose
violemment à lui, rendant impossible une vision calme, une analyse pondérée:
«Il surgit dès qu'on entre, farouche, et il vous abasourdit aussitôt (...) c'est comme le
typhon d'un art déchaîné qui passe et vous emporte (...) puis il vous accapare et vous
subjugue (...) on le quitte à jamais halluciné»150.
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Cette lecture passionnée qui s'emballe va dans le sens de l'œuvre et ne la contredit
pas. Le style de Huysmans, moins soucieux de hiérarchie que de cette violence qui
déforme au service d'une meilleure expression du sens, sert la peinture de Grünewald:
«(...) mais l'effroi n'est pas là. Il est dans le coin, à gauche, au premier plan, en une
sorte de larve humaine, nu, avec des chairs bleues de noyé et des pustules et des clous et
des bubons d'un rose affreux. Le démon coq, en évidence, qui brandit un bâton contre le
saint a la tête verte, les bras rouges, les pieds jaunes, le corps gris, plume d'or. La belle
peinture! Mais quel tohu-bohu»151.
Dans les Trois Primitifs, l'auteur multiplie aussi les images expressives et brutales qu'il
emprunte à des registres évoquant la dégradation et la décomposition d'un corps
torturé. Les mains du Crucifié de Colmar «griffent l'air», ses genoux sont des «boulets»,
sa poitrine un «sac» rayé par le «gril des côtes»152.Dans le pestiféré de La Tentation de
saint Antoine, il voit «l'hosanna de la gangrène, le chant triomphal des caries»153. Dans
cet art à la fois extrèmement visuel et spirituel, il goûte avec autant de volupté que de
ferveur le chant de ces «oraisons colorées»154,de ces «ardentes exhortations de couleurs»
célébrant dans la nef d'Unterlinden, un «office incessant de la peinture»155.
Pour définir ce peintre, créateur tout en antinomies et en contrastes, dont l'art ne peut
s'exprimer que par des «accouplements de mots contradictoires»156, Huysmans use de
l'hyperbole et de l'oxymore, le Christ de Carlsruhe est un «Rédempteur de vadrouille»,
un «Dieu de morgue»157. L'écrivain utilise aussi les effets de choc, il excelle à manier les
dissonances en juxtaposant le sublime et le trivial; dans la Crucifixion de Colmar, Marie
est «une merveilleuse orchidée poussée dans une flore de terrain vague» et Jean-Baptiste
un «reître» affublé d'une «tignasse» et d'une «toison» bestiale 158. Si le texte de
Huysmans s'appuie sur une description précise, il le fait avec émotion, dans un tumulte
apparent qui cache souvent une construction très savante, lui donnant ainsi une autre
vie. Cette œuvre, qui occupe une place capitale dans sa pensée, «bilan de son itinéraire
spirituel», rappelons ici que c'est Verhaeren qui la découvrit. Le premier il se passionna
pour ce peintre, mais son
«enthousiasme reste isolé (...), celui qui fit par la suite connaître Grünewald au public
passionné d'esthétique, celui qui dirigea la curiosité des jeunes vers le maître lointain et
ignoré, ce ne fut guère [lui], mais Joris-Karl Huysmans, l'écrivain curieux, patient et
artiste de A Rebours et de En Rade. Son dernier roman Là-bas, qui date d'il y a trois ans
(1891), célèbre le maître d'Aschaffenburg en un style précis et exalté (...). C'est lui,
Huysmans, l'admirable styliste revenu des pays de la chair vers les régions de l'âme qui
a le plus largement ameuté l'attention vers la transcendantale puissance d'expression et
la pénètrante originalité de Mathias Grünewald. Il a été le parrain de cette gloire récente,
en retard depuis trois cents ans sur la justice»159.
Si Huysmans n'est pas le découvreur de Grünewald160, il le fait en tout cas découvrir.
«Homme d'excès» sautant sans arrêt «d'un extrême à l'autre»161, nul mieux que lui ne
pouvait faire admirer ce «barbare de génie». Peu de temps après A Rebours (mais cette
évolution dans les goûts esthétiques de Huysmans se préparait dès ce livre), Grünewald
occupera seul, dans l'imagination de l'écrivain, ce point central d'où rayonnent
Naturalisme et Mysticisme, dolorisme et christianisme. Rassemblant tous les aspects de
la peinture et de la religion qui satisfont Huysmans et conviennent à sa sensibilité,
Grünewald lui présente le miroir éclatant de ses propres tentations esthétiques et
mystiques. Cet artiste qui a, d'une certaine manière, révèlé à Huysmans la nouvelle voie
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qu'il devait suivre, symbole accompli de sa vie, de son art et de sa foi, ne le quittera plus;
la Crucifixion l'accompagnera jusqu'au-dessus de son lit de mort.
CHAPITRE III
«Un peintre n'est pas d'abord un homme
qui aime les figures et les paysages,
c'est d'abord un homme
qui aime les tableaux»123.
De la critique à la littérature, de la peinture à l'écriture
Dans son interview pastiche, Huysmans, parlant de lui à la troisième personne, insiste
sur son ascendance picturale en notant qu'il a «(…) écrit un livre d'art qui étonnerait ses
aïeux»164..
Après la publication de cet ouvrage il s'estime fidèle à la tradition familiale.Il l'est en
effet, mais non comme il le croit par le sujet qu'il traite mais par sa manière de le traiter.
Le critique d'art est un peintre dans l'écriture. Les transpositions d'art émaillent toute
son œuvre, il réalise ainsi cette symbiose qu'il a toujours souhaitée entre la peinture et la
littérature. Ces «exercices» de transposition, pour lui qui appartient à la famille du style,
sont d'une grande utilité pour son art propre d'écrivain.
Pour Huysmans, l'image, la représentation, est la base de toute son œuvre. L'œil est
partout. Dans ses critiques bien sûr, mais aussi dans ses poèmes en prose qui sont de
véritables "croquis" , des "eaux-fortes" et même dans ses romans, où Huysmans intègre
le regard du peintre dans un style très "graphique".
La première publication de J.-K., le 25 novembre 1867-il est alors âgé de dix neuf ansest une chronique d'art qu'il consacre aux paysagistes contemporains. Mais ce n'est qu'en
1875 qu'il débute réellement dans la critique. A partir de cette année, son attention pour
la peinture est très soutenue; il fait paraître dans le Musée des deux mondes «croquis et
eaux fortes» qui sont des petits poèmes en prose et des descriptions de tableaux: «Le Bon
compagnon» de Frans Hals, «Le Cellier» de Pieter de Hooch. Dès ses premiers articles,
les grandes options de sa critique d'art apparaissent, aussi bien dans ses goûts (passion
pour la peinture ancienne, allergie au XVIIIème siècle et à l'académisme) que dans sa
manière de décrire. Sa description, restauratrice du regard, déborde le cadre, il
interprète les œuvres et métamorphose la couleur. Les tendances qui se révèlent dans ses
premiers textes se confirment par la suite. Il sévit également comme critique dans
quelques revues La République des lettres, L'Artiste, (où il évoque la Nana de Manet le 13
mai 1877), L'Actualité, et en 1876 il rend compte de son premier Salon. Par la suite il écrit
dans La Réforme, Le Voltaire et La Revue littéraire et artistique, et les articles parus dans ces
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journaux, où il commente les Salons de 1879, 80, 81, seront regroupés dans un recueil:
L'Art moderne, publié en 1883 à Paris. Dans cet ouvrage, Huysmans défend une fois
encore courageusement le mouvement impressionniste contre ceux que l'on nomme les
pompiers:
«Il a également écrit des salons réunis dans son livre L'Art moderne, le premier
volume qui explique sérieusement les Impressionnistes et assigne à Degas la haute place
qu'il occupera dans l'avenir. Le premier aussi, M.Huysmansa fait connaître Raffaëlli,
alors que personne ne songeait à ce peintre»165.
Il publie quelques années plus tard, en 1889, un autre livre des critiques, où cette fois
il ne défend plus un mouvement mais fige quelques individualités comme Grünewald.
A partir de 1890, sa conception de la peinture sera différente; pour Huysmans mystique
l'art devient inséparable de la foi. Ses goûts changeront alors et, délaissant les peintres
flamands, les indépendants et les symbolistes, il se tournera vers les primitifs italiens.
Son amour pour ces artistes sera une véritable "piété".
Parallèlement à ces critiques d'art conçues et écrites comme telles, ses références à la
peinture -implicites et explicites- seront constantes dans son œuvre de romancier:
«Pour moi la seule critique d'art qui mérite qu'on l'adule doit se comprendre de la
sorte: il faut résumer la biographie du peintre et les origines de son art, montrer ses
tenants et ses aboutissants, expliquer le sujet qu'il traite, en indiquer les sources (…) puis
définir son métier et les qualités de sa technique, révéler les sensations personnelles qu'il
suggère et surtout décrire le tableau de telle façon que celui qui en lit la traduction écrite
le voie! Ce résultat peut être atteint si celui qui entreprend ce travail est à la fois un
commissaire-priseur et un savant, et avant tout un artiste»166.
Dans ce texte de 1901, Huysmans esquisse le cheminement méthodologique de sa
critique d'art. S'il ne s'intéresse pas vraiment au génie spécifique de l'artiste et aux
secrets de son métier, il essaie cependant de s'y conformer le plus possible. Il délaisse en
effet l'aspect purement technique pour se consacrer avant tout au subjectif, à l'artistique.
Il cherche à travers une description, une interprétation subjective de l'œuvre étudiée à en
donner une "traduction écrite" qui mette en valeur les éléments visuels des arts
plastiques. Cette préoccupation est le souci majeur de Huysmans. Lui qui réclame le
droit à la subjectivité et revendique la correspondance entre la peinture et la littérature,
promulgue cette critique-artiste dont Baudelaire est le précurseur:
«Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique,
non pas celle-ci, froide et algébrique qui, sous prétexte de tout expliquer, n'a ni haine ni
amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ; mais -un beau
tableau étant la nature réfléchie par un artiste- celle qui sera ce tableau réfléchi par un
esprit intelligent et sensible.Ainsi le meilleur compte rendu d'un tableau pourra être un
sonnet ou une élégie»167.
Huysmans, se tenant toujours en figure de proue devant le tableau qu'il décrit, juge
les œuvres avec une indépendance d'esprit totale. Il nous donne l'impression de réagir
spontanément, de nous livrer, tels quels, ses enthousiasmes et ses dégoûts, faisant
abstraction de son savoir, il nous transmet ce que son intuition lui dicte. Très méfiant
envers les groupes qui tendent à systématiser et à falsifier les principes des grands
créateurs, il ne formule aucune théorie, ne se livre à aucune généralisation. En rêvant
devant les œuvres d'art, il communique au lecteur le plaisir qu'il en a reçu, en bon
critique d'art, il préfère à une plate vérité une évocation imagée. Son texte est toujours
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un souvenir du regard, sa vision est restauratrice, sa remémoration descriptive. Il s'agit
de voir, de revoir, de montrer et plus encore de se montrer revoyant le tableau168. Mais,
ce tableau qu'il évoque, il ne se contente pas de le décrire, il en donne un équivalent
littéraire, il réalise alors une transposition d'art. De plus, ses vastes connaissances de l'art
ancien et moderne lui permettent d'exprimer des jugements d'une rare intuition. Grâce à
sa fréquentation des Impressionnistes, il a acquis un sens plus sûr des qualités plastiques
d'un tableau -il sait reconnaître en Goya, en Turner et en Delacroix des précurseurs des
Impressionnistes- et reconsidère les œuvres d'art à la lumière de nouvelles valeurs. Il ne
se limite pas à découvrir les talents modernes mais attire aussi l'attention sur des artistes
méconnus et sur des œuvres oubliées de grands novateurs. Entre les Primitifs de la fin
du Moyen Age et les Indépendants, il n'admire que les peintres de tendance baroque.
Ces artistes du drame, de la violence et du mysticisme comme Rembrandt, Zurbaran, le
Gréco, les frères Le Nain le fascinent. La richesse de son vocabulaire, la vigueur de son
style ressucitent pour le lecteur les sensations qu'il éprouve devant les œuvres d'art.
Huysmans ne se contente pas, dans ses transpositions, de dire où vont ses
préférences, il intervient plus directement auprès du lecteur, il a l'intention bien affirmée
de faire partager ses choix, voire de les imposer au public. Joris-Karl critique fait du
prosélytisme, pour parvenir à ses fins il recourt à différents procédés: l'appel explicite au
destinataire et, de manière plus diffuse, l'ironie. Dans le premier cas, il fait cause
commune avec son lecteur, il use alors du «nous» qui engage ce dernier aux côtés du
critique et ne lui laisse aucune possibilité d'opinion personnelle, qu'il s'agisse de
constater l'état de la peinture officielle:
«et voilà où nous en sommes, en l'an de grâce 1879, alors que le Naturalisme a essayé
de jeter bas toutes les vieilles conventions et toutes les vieilles formules»169.
ou qu'il veuille arracher le visiteur potentiel à la contemplation d'œuvres qui n'en
valent pas la peine:
«Mais en voilà assez: ces misères de toiles ne méritent pas qu'on s'en occupe, allons
nous débarbouiller la vue avec un peu de chair fraîche».170
Dans le second cas, il recourt à l'ironie pour tourner en dérision les institutions,
ridiculiser les peintres académiques et mettre en valeur, par contraste, les bons peintres:
«(...) [cette] toile de M. Renoir, si étrangement placée au ciel d'un des dépotoirs du
Salon, qu'il est absolument impossible de se rendre compte de l'effet que le peintre a
voulu donner. On pourrait peut-être coucher aussi des toiles le long des plafonds
pendant qu'on y est!»171.
Il use d'une fausse admiration; feignant de les apprécier, il déprécie ainsi davantage
certains peintres:
«Le seul mérite de cette toile, c'est qu'aucun défaut ne jure plus haut qu'un autre.
Composition, dessin, couleur, tout est à l'avenant. C'est du Gérome aggravé…» 172
L'ironie, chez cet écrivain à l'humour caustique, affleure partout, aussi bien dans ses
critiques que dans ses romans.
Huysmans, grâce à son ironie, sa sagacité, son enthousiasme, ne se satisfait pas de
donner une simple description des tableaux qu'il aime, il offre au lecteur une nouvelle
vision de l'œuvre, il la fait revivre; comme dit Fromentin: «[les livres [sont] là non pour
répéter l'œuvre du peintre mais pour exprimer ce qu'elle ne dit pas». et c'est ce que font
les ouvrages de Huysmans.
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Ces transpositions d'art envahissent ses critiques-ce qui est relativement normalcomme ses romans -ce qui est moins fréquent. Peinture et littérature sont toujours chez
lui intimement liées.
«(…) Vous avez une palette, les couleurs n'y manquent pas, mais vous n'avez
encore rien à peindre.
Cela viendra si vous sentez au lieu de regarder.
(…) Si vous y remplissez votre cœur, votre esprit et vos yeux autrement qu'un
chiffonnier ne remplit sa hotte…» 173
Dans le Drageoir aux épices (1874), Huysmans peint le peuple sans complaisance
envers ses tares, ses vices, il caricature, il est alors proche d'un Daumier:
«Elle est ineffablement laide.C'est un monstre qui roule sur un cou de lutteur une tête
rouge grimaçante, trouée d'yeux sanglants, bossuée d'un nez dont les larges ailes, des
soutes à tabac, pullulent de petits bulbes violacés»174.
Mais Huysmans-peintre choisit les couleurs heurtées et la violence, lesquels ne font
que réhausser cette sorte de tendresse qui ne veut pas s'avouer, et qui, d'être comprimée
si fort, éclate par instants et fait tomber le masque sous lequel il cache son véritable
visage.
«J'aime à en mourir, ton nez, ton petit nez qui s'échappe des vagues de ta chevelure,
comme une rose jaune éclose dans un feuillage noir».175
Il use de toute une gamme de couleurs:
«c'est la palette des soleils couchants, la patine du vieux cuivre, le ton d'or bruni des
cuirs de Cordoue (…), les nuances tristes et mornes (…) [les] verts de Schiele, [les] bruns
de Van Dyck (…), [les] teintes de rouille (…), les ors verdis, les ambres jaunes, les orpins,
les ocres de rum, les chromes, les oranges de mars!»176.
Dans ce premier livre, recueil de poèmes en prose, on trouve déjà les trois types de
transpositions d'art que l'on rencontrera dans toute son œuvre. Tout d'abord, la
transposition qui s'inspire d'un modèle précis, comme celle du Bœuf écorché de
Rembrandt:
«suspendu par les pieds à des crocs en fer fichés au plafond, le cadavre d'un grand
bœuf étalait, sous la lumière crue du gaz, le monstrueux écrin de ses viscères.La tête
avait été violemment arrachée du tronc et des bouts de nerfs palpitaient encore,
convulsés comme des tronçons de vers, tortillés comme des liserés. L'estomac tout grand
ouvert bâillait atrocement et dégorgeait de sa large fosse des pendeloques d'entrailles
rouges. Comme en une serre chaude, une végétation merveilleuse s'épanouissait dans ce
cadavre…»177.
Huysmans s'adonne ici à une description très minutieuse, le corps de ce bœuf éventré
nous apparaît dans toute sa splendeur, mais aussi à une recréation par le langage d'une
œuvre plastique déterminée, d'un tableau bien précis mais pas nommé. Son intention
esthétique est nette, il veut traduire la fascination qu'exercent sur lui certaines toiles
comme celles de Rembrandt, "son dieu".On retrouve le même procédé dans le "Geindre",
texte des Croquis parisiens:
«Watteau! J'ai par une de ces dernières et froides nuits, songé à ton Gilles goguenard
dont le blanc visage s'allume de prunelles inquiètes et se troue d'une bouche arrondie
comme un O rouge dans l'ovale laiteux des chairs178 .
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Dès ses premiers écrits, aussi bien ses articles de critique d'art que ses livres,
Huysmans a un regard de peintre, il tente de recréer par l'écriture ce que montre la
peinture: objets, couleurs, mouvement, vie.
J.-K. se plaît à imaginer le célèbre personnage de Watteau dans ses diverses fonctions
de garçon boulanger.
Huysmans se livre à ce genre de transposition non seulement dans Le drageoir aux
épices (1874) et les Croquis parisiens (1880), qui sont des recueils de petits poèmes en prose,
des petits tableaux, mais aussi dans ses romans. Suivant les périodes de sa vie, parce qu':
« (…) une communion s'établit dans son esprit entre littérature et peinture et qu'à
chaque étape de son itinéraire spirituel correspond la mise en valeur ou la découverte de
peintres qui jouent alors le rôle de garants, de guides et d'intercesseurs, et que l'analyse
de leurs œuvre est un élément capital des livres qu'il compose»179.
il s'attache à décrire tel ou tel peintre. A ses débuts, l'écrivain naturaliste défend les
Impressionnistes et admire les primitifs flamands:
«Avec ses longs yeux noirs splendidement lumineux, ses lèvres en braises, ses joues
rondes, elle ressemblait ainsi, moins le costume si fastueusement pittoresque, à Saskia, la
première femme de Rembrandt»180.
A travers ces quelques lignes, nous sommes plongés dans l'univers de Manet, dans
ses bars aux Folies Bergères:
«le reste du temps, il était allé prendre des mazagrans, au boulevard de Montrouge,
dans ces buvettes plafonnées d'or où des femmes en costume de bébé polkent en
gueulant, ou somnolent les pis à l'air et la mâchoire entre les poings»181.
Par la suite, le Huysmans-mystique s'intéresse à la peinture religieuse. Ainsi, dans Làbas il décrit la Crücifixion de Grunewald, description qu'il reprendra quelques années
plus tard dans Trois primitifs, mais de manière plus poussée. Cette transposition, qui
s'insère dans le roman, est une recréation à coup de vocables soigneusement choisis,
travaillés pour mieux rendre l'état d'esprit, les impressions du contemplateur face au
Retable d'Isenheim. Huysmans fait de même pour les œuvres de Gustave Moreau. Il
n'innove pas dans ce domaine, Baudelaire, avec «Richard Wagner et le
Tannhauser»182,texte de référence à la théorie des correspondances, l'ayant précédé. Il en
donne d'ailleurs une célèbre illustration dans «Les phares», où grâce au rythme, aux
sonorités et surtout grâce aux images et à la musique des vers, il arrive à transposer le
style dominant des peintres qu'il admire, comme Rubens, Vinci, Rembrandt, MichelAnge, Watteau, Goya et plus particulièrement Delacroix:
«Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges
(…)Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes.
C'est pour les chœurs mortels un divin opium!…» 183.
Huysmans utilise aussi un deuxième type de transposition, la transposition sans
modèle, ou du moins sans modèle précis, comme «Camaïeu rouge» (Le Drageoir). Ce
texte est d'une virtuosité extraordinaire, l'auteur accumule dans ce poème en prose tous
les termes suggérant ou traduisant la couleur rouge:
«La chambre était tendue de satin rose broché de ramages cramoisis, les rideaux (…)
cassant sur un tapis à fleurs de pourpre leurs grands plis de velours grenat. Aux murs
étaient appendues des sanguines de Boucher. Le divan, les fauteuils, les chaises étaient
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couverts d'étoffe pareille aux tentures avec crépines incarnates, et sur la cheminée (…)
un énorme bouquet d'azaléas carminées (…). La toute-puissante déesse (…) frottant ses
tresses rousses sur le satin cerise (…). A ce moment, le soleil inonda le boudoir de ses
lueurs rouges …»184.
C'est une colossale gageure que Huysmans parvient à réaliser ici, créant ainsi par les
mots l'équivalent d'une œuvre plastique imaginaire.
Il peint également des tableaux de style flamand et les pages sont nombreuses qui
évoquent les maîtres anciens. La maison de Fontenay, par exemple, rappelle les
intérieurs d'artistes hollandais, comme Emmanuel de Witte:
«(…) il se borna (…) à joncher le parquet de peaux de bêtes fauves (…) à installer près
d'une massive table de changeur du XVème siècle, de profonds fauteuils à oreillettes et
un vieux pupitre de chapelle (…). Les croisées dont les vitres, craquelées, bleuâtres (…)
interceptaient la vue de la campagne et ne laissaient pénétrer qu'une lumière feinte, se
vêtirent à leur tour de rideaux taillés dans de vieilles étoles, dont l'or assombri et quasi
sauré s'éteignait dans la trame d'un roux presque mort»185.
Dans certains textes, le regard de Huysmans se fait visionnaire; en lisant «L'Etiage»
nous avons l'impression d'être en plein XXème siècle, dans un tableau de Delvaux. Cet
artiste belge nous conduit dans un monde onirique où des personnages étranges, des
mannequins, évoluent dans un univers de mystère. De cette fantasmagorie du quotidien
se dégage une envoûtante poésie:
«Dans une boutique, rue Legendre, aux Batignolles, toute une série de bustes de
femmes, sans tête et sans jambes (…) s'aligne en rang d'oignons, empalée sur des tiges
ou posée sur des tables. On songe d'abord à une morgue où des torses de cadavres
décapités seraient debout, mais bientôt l'horreur de ces corps amputés s'efface et de
suggestives réflexions vous viennent, car ce charme subsidiaire de la femme, la gorge,
s'étale fidèlement reproduit par les parfaits couturiers qui ont bâti ces bustes»186.
Peut-être est-ce là un rapprochement hasardeux, mais n'oublions pas, cependant, la
grande influence que J.-K. a eu sur le «pape du surréalisme» André Breton.
Huysmans, enfin, use d'un dernier type de transposition qui, lui, est plus nettement
littéraire. Il consiste à enrichir sa prose de valeurs plastiques, à faire par les mots des
tableaux purement littéraires. Par exemple, dans le texte qu'il consacre à Villon:
«Quel magique ruissellement de pierres! Quel étrange fourmillement de feux! Quelles
étonnantes cassures d'étoffes rudes et rousses! Quelles folles striures de couleurs vives et
mornes! Et quand ton œuvre était irisée de tons éclatants, sertie de diamant et de trivials
cailloux (…), tu te sentais grand, incomparable, l'égal d'un dieu (…)»187.
Dans ce poème en prose, il ne s'inspire pas d'une œuvre déterminée, mais il emprunte
à l'art de peindre une partie des ses valeurs spécifiques : la couleur, le dessin aux lignes
bien précises et le goût du détail.
Huysmans, donc, dès ses premières œuvres, a mis en place ce système de
transpositions d'art que l'on retrouvera tout au long de son œuvre. Mais il ne se
contente pas de ces procédés pour suggérer ses rapports constants à la peinture, ses
moyens sont multiples. Les titres de certains de ses livres, L'Art moderne, recueil de ses
articles de critiques, Croquis parisiens qui comporte «Image d'Epinal», «Eau forte»,
révèlent son intention de composer de petits tableaux, ce sont des références
incontestables à la peinture. Ses personnages, les thèmes qu'il traite sont aussi des
marques irréfutables de ses liens très étroits avec cet art. Il met en effet souvent en scène
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des peintres «réels» comme «Adrien Brauwer», «Cornélius Béga»188 mais également
fictifs: Cyprien Tibaille 189, José 190 et Sébastien Landousé 191. Les thèmes qu'il aborde
témoignent de ses rapports avec les Impressionnistes: les prostituées, la modernité.La
fille du peuple ou de joie occupe une place primordiale, c'est celle que peignent Forain,
Degas…, tous ces peintres qu'il a défendus dans L'Art moderne:
«Au fond, la fille, jeune et vannée, au teint déjà défraîchi par les soirées longues, les
seins encore élastiques, mais mollissant et commençant à tomber (…) l'attirait»192.
Elle l'attire, il la comprend. C'est avec tendresse, avec indulgence qu'il décrit ses
gestes, ses manières, son milieu, sa vie.
Mélie, la concubine de Cyprien:
«une femme qui n'était plus jeune et qui n'avait, au travers de noces subies comme on
supporte les fatigues d'un périlleux métier, poursuivi qu'une idée (…), découvrir un
homme qui consentirait à la tirer de l'eau et à la mettre à sec sur une berge.(…) Sa grosse
taille, sa tournure populacière, ses quelques penchants à lever le coude et à siroter de
petits vermouths entre les repas, la rendaient impossible à placer chez ces gens qui, épris
de distinction (…) éprouvent le besoin de s'enquérir du passé de leur maîtresse…»193.
est, peut-être, La Prune de Manet.Le peintre a-t-il trouvé le modèle que l'écrivain
cherchait?:
«Il avait besoin pour un tableau d'une fille populacière, râblée, solide, d'une goton
lubrique, propre à vous tisonner les sens à chaque enjambée. Il méprisait avec raison ces
modèles qui vautrent leurs nudités, lavées du matin, dans l'atelier de chaque
peintre…»194.
Lui, qui «s'attache à peindre les historiennes d'amour, dans les lieux où elles
foisonnent: bâillant le soir, devant le bock d'un concert»195trouve chez Forain,
Manet…l'illustration matérielle de ses héroïnes; pour les blanchisseuses, dont les
attitudes avaient déjà séduit les Goncourt196 ,il s'adresse à Degas. En effet, il y a plus
d'une ressemblance entre les blanchisseuses et les repasseuses des Croquis parisiens, ou
de l'intérieur de buanderie qu'on trouve dans En Ménage, et celles du peintre. Sa passion
pour les filles, comme son goût pour la modernité -Huysmans chante la beauté des
paysages industriels197 ,bien avant Verhaeren, le charme des locomotives198- sont
manifestes jusqu'en 1883. Dans sa période naturaliste, marquée par ses premières
œuvres, par les articles recueillis dans L'Art moderne, il affirme son appartenance à
l'"école", il avoue son admiration pour "le maître", tout en confessant du reste, dès 1877,
une vénération pour Flaubert et les Goncourt. A partir d'A Rebours, ses goûts changent,
le décadent et le mystique prennent la place de la fille et la modernité cesse d'être le motclef de son esthétique, le critère fondamental de ses jugements critiques.
Si ses premières œuvres, les romans, plus que des romans, sont des "séries de
tableaux", où son style mordant et coloré trouve l'occasion de se déployer et son
sens du pittoresque de se développer à travers des images obsédantes, les critiques,
plus que des critiques, sont de véritables transpositions d'art. J.-K.ne veut pas, d'ailleurs,
que l'on juge ses critiques d'art uniquement pour leur pertinence artistique, il réclame
pour elles un statut littéraire. Cette volonté ressort déjà du fait qu'il réunisse ses compte
rendus d'exposition dans un livre: L'Art moderne.. Jugeant que l'on ne leur a pas accordé
l'attention qu'elles méritaient, il se plaint auprès de Lucien Descaves:
«(…) quant à l'écriture du livre, ah ça ! personne n'y a rien dit(…), j'avais voulu, en dehors
des opinions du livre, tâcher d'y mettre des poèmes en prose, de l'écrire comme un roman,
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de réunir enfin le système de la description du tableau avec celle de l'auteur, enfin de lui
donner, en dehors des idées de critique, une valeur de bouquin personnel»199.
Si le Huysmans de la première époque est un romancier dans la critique et un critique
dans le roman, s'il est à un carrefour entre Naturalisme et Impressionnisme, entre les peintres
flamands et les écrivains français, le Huysmans symboliste, mystique est aussi à un carrefour
entre Grünewald et Moreau, entre Dieu et Satan. On retrouve chez lui la même passion pour
la peinture, mais pour des artistes différents: A Rebours chante Moreau, En Rade évoque
Odilon Redon, Là-bas glorifie Grünewald, et ses derniers livres, ouvrages mystiques, louent
les primitifs italiens. Ses livres demeurent des "tableaux par écrit", sa main transcrit ce que
son œil de peintre voit. Les différents chapitres d'A Rebours sont une suite d'enluminures
descriptives: installation du logis (chap. I), livraison des plantes rares (chap.VIII), orgue à
bouche (chap. IV), pierrerie à incruster dans la carapace d'une tortue vivante (chap. IV), la
Salomé de Moreau (chap. V)… elles témoignent de la maîtrise, maintenant parfaite, que
Huysmans a de la langue. Sa langue, à la fois somptueuse et chaotique, fertile en métaphores
introuvables, est à l'image des œuvres qu'elle décrit, des toiles de Moreau. Avec En Rade, le
style change, mais le monde qu'il décrit n'est plus le même, ce n'est plus la vie raffinée d'un
aristocrate décadent, mais l'univers rural sordide où évoluent des paysans mesquins.
Comme l'écrit Bloy, encore ami de l'écrivain, dans un article:
«Une occasion superbe de baver se présente inopinément. Que la multitude des visqueux
soit dans l'allégresse: En Rade vient de paraître!…Jamais les paysans n'avaient été peints
dans cette éclairante et vigoureuse tonalité. Ils se démènent, gueulent et bâffrent à la façon
des flamands de Teniers et de Van Ostade »
Si ces paysans sont proches des peintres hollandais, Jacques Marles, le protagoniste, est
proche de Redon200.
«Tout cela est bien étrange, conclut-il. Et il demeura pensif, car l'insondable énigme du
Rêve le hantait. Ces visions étaient-elles, ainsi que l'homme l'a longtemps cru, un voyage
de l'âme hors du corps, un élan hors du monde, un vagabondage de l'esprit échappé de
son hôtellerie charnelle et errant au hasard dans d'occultes régions, dans d'antérieures ou
futures limbes? Dans leurs démences hermétiques les songes avaient-ils un sens ?…»201.
Huysmans, dans ce livre, accorde une grande importante aux rêves; préfigurant ainsi
les surréalistes, il est entraîné vers le surnaturel, comme en témoigne le voyage dans la
lune de son héros. Il échappe ainsi à l'atmosphère brutale du roman réaliste, fuit hors du
«tunnel bouché» qu'est pour lui le Naturalisme.
Et avec Là-bas, c'est grâce au satanisme, au mysticisme qu'il s'évade de ce monde dans
lequel il vit et qui l'étouffe. Grünewald lui permet d'accéder aux voies qui, dans les
ouvrages postérieurs, le conduiront à Dieu et l'éloigneront de l'art.
Style pictural, forme couleurs et détails
«Huysmans a préparé, sans s'en douter, la transmutation du naturalisme en symbolisme
conséquence fatale d'un travail de style poussé à l'extrême, d'une sorte de majoration
systématique de l'expression»
Valéry
Durtal, dans Là-bas, parlant de son double ou plutôt de l'autre moitié de l'auteur,
déclare:
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«Durtal ne pouvait douter que des Hermies n'eût pratiqué la littérature, car il la
jugeait avec la certitude d'un homme de métier, démontait la stratégie des procédés,
dévissait le style le plus abstrus avec l'adresse d'un expert qui connaît en cet art, les plus
compliqués des trucs…»202.
Huysmans, par ce moyen détourné, dicte au lecteur une méthode et lui laisse
entrevoir ses buts. Il l'oblige à en passer par ses manies affichées de "dilettante "et par
l'aveu répété de ses aversions et de ses goûts, de ses insatisfactions et de ses désirs. A la
lumière de ce crédo esthétique ressassé, les effets de vocabulaire, de syntaxe et de figure
acquièrent des résonances toutes particulières.
Dans ce livre -les deux premiers chapitres- J.-K.réalise une profession de foi littéraire à
deux voix: celle de des Hermies qui dénonce «le gros style», les valeurs des naturalistes
et celle de Durtal, qui, intéressé surtout par l'outil d'expression, rappelle le rôle qu'ils ont
joué dans le style: «(…) ils ont aidé au développement de la langue commencé par les
romantiques…»203 et conclut: «(…) il faudrait la véracité du document (…) la langue
étoffée et nerveuse du réalisme…»204.
Ces quelques lignes sont révélatrices de sa double aspiration en matière de style. S'il
souhaite une langue «musculeuse», «descriptive» à la manière de Zola, il souhaite aussi
une langue «renouvelée» à la manière des Goncourt. Goncourt lui-même, ainsi que
Remy de Gourmont et plus tard Valéry le loueront de ses efforts d'avoir su faire du neuf
«(…)après Gautier, après Flaubert…»205.
Huysmans en effet appartient à la famille du style, la première fenêtre qu'il ouvre sur
son art donne du côté de la langue. Tout au long de son œuvre, ses héros sont
préoccupés par la langue. Léo, dans Marthe, rédige de temps à autre «une page
fourmillante de larves à la Goya», Huysmans, dans L' Art moderne, analyse la facture de
Degas en la rapprochant de celle des Goncourt.
«Jules et Edmond de Goncourt ont dû forger un incisif et puissant outil, créer une
palette neuve des tons, un vocabulaire original, une nouvelle langue»206.
Des Esseintes fait une étude approfondie sur les écrivains français:
«Dans la langue française aucun laps de temps, aucune succession d'âge n'avait eu
lieu ; le style tacheté et superbe des de Goncourt et le style familier de Verlaine et de
Mallarmé se coudoyaient à Paris, vivant en même temps, à la même époque, au même
siècle»207.
Et dans Là-bas, il fait un procès au Naturalisme. La recherche d'un nouveau langage
est une obsession chez lui, il veut découvrir un mode d'exécution inédit; et pour cela les
mots et les tours qu'il a reçus de sa langue ne lui suffisent pas. Il rêve d'un instrument
refait à neuf et d'un registre plus étendu. L'auteur de Chérie 208 l'aide dans cette quête:
«(…) personne, dans les stylistes qui viendront, ne pourra point ne pas se servir des
néologismes, des tournures que vous avez créées (…) vous êtes des ouvriers de la langue
exceptionnels dont l'influence est énorme sur nous tous!». 209
Tous les deux pensent que la prose française classique est insuffisante à des
écrivains modernes qui veulent rendre la sensation plutôt que la pensée -c'est-à-dire
écrire pour les yeux et non pour les oreilles- ils font de ce style "artiste" leur outil
littéraire.
En effet, Huysmans, un «(…) poète excessif de la sensation (…), un raffiné de la
langue, un des stylistes les plus précieux, les plus délicats» 210, perçoit des nuances
subtiles qu'il essaie de traduire par des raffinements de style. Il utilise pour cela des
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alliances inusitées de mots -mélange impur de termes de toute espèce- un vocabulaire
technique de métiers ou de professions, différents argots, des archaïsmes ou des
néologismes dans des phrases tendues, brisées, démembrées.Son expression
excessivement travaillée, tourmentée et choquante exprime avec force la pensée, le
sentiment ou la sensation qu'il veut rendre. Il s'est également attaqué à l'espace du
roman211. Romancier, il s'en prend aux règles vétustes du roman. Ses livres à personnage
unique, hagiographique ou satanique sont des tours de force, ils retiennent le lecteur par
la vigueur du style.
Mais comment crée-t-il un nouveau langage? Tout d'abord en créant de nouveaux
mots. Les néologismes abondent dans son style. Il emprunte aux langues étrangères,
calque sur le grec et le latin, pioche dans l'ancien et le moyen français.Il utilise les parlers
provinciaux, populaires et argotiques, il ne néglige pas non plus les jargons des sciences
et des techniques. Enfin, et pour une part prépondérante, il a recours au vocabulaire de
la liturgie, de la religion et de la mystique. Tout lui est bon, à condition que l'emploi du
mot, senti à quelque degré comme un emprunt, prenne un air de rareté, d'étrangeté,
voire de mystère.Il recourt, pour renforcer cette impression, à des termes imprécis qui
donnent à sa pensée l'allure de l'inachevé et du nébuleux.Tout cela donne l'illusion d'une
grande information et même d'une vaste culture, étalée avec une complaisance
excessive. Cette tendance a d'ailleurs été aussi celle du Parnasse.
Si Huysmans aime les mots rares, ceux qu'on utilise dans les cénacles, il apprécie
aussi le mot cru:
«Paris, 19 mars 1880.Que les Sœurs Vatard vous remercient d'abord, Monsieur et cher
confrère, d'avoir bien voulu vous occuper d'elles dans votre suplément au dictionnaire
d'argot»212.
Son goût pour le vocabulaire familier, faubourien, le lie au Naturalisme. Cette
utilisation lui permet d'atteindre à la vraisemblance psychologique. Huysmans choisit
son vocabulaire dans des registres si différents, pour créer une langue réelle, parlée quelque
part, dans les ateliers ou dans les cénacles, dans les cafés d'étudiants et d'artistes ou dans la
rue, ces "argots" ne constituent pas pour lui des parlers spontanés; mais il va plus loin, il
en fait la synthèse dans un "super-argot", il rend ainsi la voix du monde, d'un monde,
celui qu'il voit. Le choix de ces mots est commandé aussi par une autre raison, la
recherche du "dépaysement"; il substitue systématiquement l'expression affective et
imagée à l'expression intellectuelle. Il aime choquer, surprendre, c'est ce qui le pousse à
utiliser un vocabulaire de l'irréalité. Nombre de ses comparaisons se réfèrent à des objets
considérés sous un aspect qu'ils ne revêtent point à l'ordinaire, ou à des objets qui
n'existent qu'à l'état hallucinatoire. Pour rectifier cette déformation de la vision -il est
alors proche de Redon- , la ramener à un aspect intelligible pour le lecteur, il se voit dans
l'obligation de se constituer un vocabulaire spécial qui traduit l'idée de l'irréalité
matérielle; les mots qu'il emploie ,«chimérique», «impossible», «imaginaire», expriment
cette volonté. Ce procédé, qui permet l'expression littéraire de l'hallucination, n'est pas
propre à Huysmans, on le trouve aussi chez Rimbaud et Mallarmé et il jouera un rôle
prépondérant dans l'esthétique de Verhaeren213.
Mais pour décrire le surnaturel, l'image est encore plus suggestive que les mots. Il use
admirablement de la métaphore qui est image littéraire; elle abonde dans son œuvre.
C'est, par exemple, la Cathédrale de Chartres qui est comparée:
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«à un immense esquif dont les mâts sont les flèches et dont les voiles sont les nuées
que le vent cargue ou déploie, selon les jours; elle demeure l'éternelle image de cette
barque de pierre»214.
Cette métaphore, comme le note Cressot, est une heureuse impropriété puisqu'on
applique à un objet la caractérisation qui logiquement revient à un objet situé sur un
autre plan. En effet, Huysmans ne se contente pas de grouper des sens "tiraillés", il
rapproche des termes en apparence opposés. Il parle de «fastueuses pauvretés»(L'Art
moderne), d'«obscène candeur» (En Marge), de Christ qui «crie en silence», de
«clameurs aphones»(En Route). Le choc de ces termes en apparence incompatibles, ces
oxymores, permettent d'atteindre des effets d'une grande expressivité. Ce sont ces
heurts, ces violents contrastes qu'il trouve et apprécie chez Grünewald. L'art de ce
peintre est «tout en antinomies, tout en contraste», on ne peut le définir que par des
«accouplements de mots contradictoires» (Trois Primitifs).Huysmans fait régner
l'oxymore, à l'image de la «divine abjection de Grünewald» pour donner une idée de cet
artiste «excessif», «terrible», qui, traversant les contrastes, atteint le sommet de l'art, le
«naturalisme mystique»(Là-bas). On a l'impression de retrouver l'écrivain à travers la
description qu'il fait du peintre. Tous les deux sont des artistes de l'excès. Ils ne
s'expriment qu'au superlatif, l'un par les mots, l'autre par la couleur, comme si les termes
exactement mesurés avaient à l'usage perdu de leur vertu. C'est le dépassement
continuel de la pensée. Les épithètes «abject», «affreux», «atroce», «hideux», «horrible»,
«inouï» peuplent ses pages, ce sont les mêmes termes qui nous viennent à l'esprit en
voyant le Retable.
Mais le style de J.-K. ne se résume pas à ces points communs avec Grünewald, il est
pictural par bien d'autres côtés.
Les instantanés qu'il prend sur le vif (on en trouve beaucoup dans Croquis parisiens),
sont des tableaux peints dans le sillage des Impressionnistes. Son sens du qualificatif
métaphorique le rapproche des peintres du clair obscur: «Son génie [celui de
Rembrandt] à condenser, à concentrer de l'essence de soleil dans la nuit»215.
Huysmans est également peintre symboliste dans les variations qu'il effectue sur un
petit nombre de motifs centraux, comme les putrides verdeurs des décadences, les
sortilèges liés à celles-ci dans la peinture de Gustave Moreau ou la symbolique des
parfums et des pierreries.
Et dans A Rebours, sa description des locomotives semble annoncer le futurisme. Sa
peinture en diptyque des deux machines, la Crampton et l'Engerth, faite d'une
métaphore où se fondent la beauté des femmes et celle de ces engins, est visionnaire; il
paraît préfigurer ce mouvement italien dont Marinetti, au début du XX ème siècle, sera le
fondateur:
«Il n'est certainement pas parmi les frêles beautés blondes et les majestueuses beautés
brunes, de pareils types de sveltesse délicate et de terrifiante force»216.
Si Huysmans appartient à "différentes écoles de peintures", il est surtout
impressionniste, si ce terme convient à l'écriture. Car pour Cressot:
«l'impressionnisme ne représente aucune école littéraire, ni même une esthétique qui
ne consisterait que dans une transposition systématique des moyens d'expression d'un
art, qui est l'art de peindre, dans le domaine d'un autre art, qui est l'art d'écrire»217.
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Pour Fénéon, il est même «l'inventeur de l'impressionnisme»218. Sa vision, si l'on tient
compte de la véracité nerveuse de l'instantané,de la couleur, est impressionniste. Si la
phrase impressionniste est, comme le note Cressot:
"une phrase (…) où les faits sont présentés non plus sous la forme d'un jugement qui
reconstitue une suite logique, mais dans l'ordre de l'apparition des faits ou des
sentiments à l'esprit des personnages»219,
celle de Huysmans l'est à coup sûr. Il disloque et désarticule la phrase en déplaçant
les mots, c'est même quasiment systématique chez lui. Comme le note avec humour
Bloy,
«Quand une phrase pourrait finir avec éloquence, Huysmans la mutile tout à coup, lui
coupe la queue, méchamment, perversement, avec des cisailles grinçantes et
ébréchées»220.
Il est vrai que parfois ses longues phrases sont "déchiquetées", ce sont souvent de
longues descriptions où s'observent une quantité d'incidentes, de variantes
grammaticales qui alourdissent la pensée. Mais Huysmans veut absolument tout
peindre avec une intensité qui atteigne l'imagination et les sens et c'est "tant pis" si la
phrase ne s'y prête pas et "casse". Son style artiste est original, il est parfois, aussi,
artificiel. Mais Huysmans n'a jamais prétendu qu'il parlait une langue traditionnelle et
des Esseintes, en ce qui le concerne, a toujours pris soin de nous avertir qu'il s'exprimait
dans une langue artificielle, à l'instar de la latinité décadente.
A cause de ce manque de naturel, il s'éloigne bien souvent de la réalité qu'il veut
reproduire. Il écrit, plus attentif aux mots qu'aux choses, plus préoccupé de son style et
de "renverser la tournure" que de voir juste. Sa grande sensibilité lui permet d'éprouver
une série de nuances subtiles qu'il s'efforce de communiquer aux lecteurs, par des
recherches qui peuvent paraître parfois affectées. C'est le sentiment qu'éprouve Bloy en
le lisant, il le montre d'ailleurs «traînant l'image par les cheveux ou par les pieds dans
l'escalier vermoulu de la syntaxe épouvantée»221.
Il n'est pas le seul à juger sévèrement le style de Huysmans. Julien Gracq pense aussi
qu'il a échoué. Le vocable spécieux se révèle comme ornement de surcroît et dépareillé, il
ne correspond pas à la nécessité du récit, à l'atmosphère de la scène ou au caractère des
personnages, bref il n'est pas naturel et ne témoigne que du dilettantisme exacerbé de
l'artiste. Il est rare, pour lui, de trouver un écrivain:
«dont la syntaxe soit plus monocorde, plus ressassante, plus indigente et comme
délabrée. La phrase procède par à plats d'éblouissantes touches au couteau juxtaposées,
que nul lien de relation ou de subordination sérieusement ne cimente.(…) Ses livres
ressemblent à un édifice de pierres rares fracassées par un séïsme, les moëllons luxueux,
et tout ce qui a pour destination de s'arc bouter pour s'étager en hauteur, gisent à terre
côte à côte, comme s'ils ne rêvaient que de retourner à la carrière originelle. Ce sont de
somptueux éboulis de livres»222.
Mais si son style suscite des opinions si contradictoires, «merveilleux» pour Goncourt,
«charlatanesque» pour Petit de Julleville, «novateur» pour Valéry, «figé» pour Gracq,
son sens de la couleur fait l'unanimité. Ceux qui avaient critiqué le styliste louent le
coloriste:
«La substance de la langue, et surtout l'adjectif, qui surgit chez lui non pas colorié,
mais imbibé de couleur dans toute sa masse, l'éclat, l'épaisseur de matière et le feu sourd
des émaux cloisonnés»223.
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«Examinez nos écrivains actuels (…) et comparez leurs descriptions à celles des auteurs de la
génération de 1830, vous devinerez du même qu'ils ont appris à regarder à une autre école, que
leur œil a subi, comment faut-il dire? Une amélioration ou une déformation? A coup sûr un
changement (…).[A propos de Huysmans](…) l'écrivain a vu des objets, non plus leur ligne mais
leur tache, mais l'espèce de trou criard qu'ils creusent sur le fond uniforme du jour? Alors la
décomposition presque barbare de l'adjectif et du substantif, est faite d'elle-même: -les noirs des
casquettes…les coups de rouge des gilets?»224.
Il a un style artiste, une langue liquide, envahissante, qui procède par vagues, par
touches matériellement fondues. C'est un écrivain du regard, attiré par la couleur des
choses, ce n'est qu'après qu'il voit leur forme. Jamais la forme n'apparaît chez lui séparée
de sa couleur, mais toujours enrobée par elle, comme dans la nature. Son œil est celui
d'un peintre paysagiste qui voit les choses en pleine lumière enveloppées dans leurs
couleurs réelles, il acclimate dans sa prose les procédés propres à la peinture. Il ne peint
pas par imagination mais de visu, il arrive par l'artifice des mots, le flux de la description
et par son mouvement circulaire, à rendre la sensation colorée. Comme les
Impressionnistes, il dérive des trois couleurs fondamentales, le rouge, le jaune et le bleu,
toutes les autres teintes. Cette palette soigneusement choisie, il l'utilise dès ses premières
œuvres. Si cette préférence pour les couleurs crues peut surprendre chez un artiste aussi
évolué que Huysmans, amoureux des paysages urbains où la grisaille domine, des cieux
nordiques et de la pénombre mystique des nefs propices à la méditation, il ne faut pas
oublier que sa nature, comme son goût , est double. Hollandais et peintre flamand par
son père, il est aussi parisien et naturaliste par ses goûts, de la Hollande il gardera le
goût du détail, des Impressionnistes le sens de la couleur. Cette importance qu'il accorde
à la couleur est d'ailleurs, d'après lui, un des principes du Naturalisme:
«(…) la plupart des discussions hostiles au naturalisme (…) ont reconnu tout en la
déplorant, l'existence d'une école qui voudrait essayer de faire vivant et d'écrire de la
couleur»225.
La couleur est avant tout, pour lui, intensité, épaisseur, dynamique, c'est le domaine
de l'outrance, d'où son goût pour les couleurs criardes, pour le rouge tout
particulièrement.Dans Le Drageoir, il lui consacre tout un poème, véritable exercice de
style. Cette couleur domine dans ce recueil.
Il parle à un moment, préfigurant Apollinaire et son «soleil cou coupé», de nuages qui
semblent «éclaboussés de gouttelettes de sang». Ses références aux couleurs sont plus
que de simples notations, ce sont de véritables feux d'artifice, des métaphores colorées.
Après le rouge viennent le jaune et l'or, enfin le bleu et ses dérivés. Le vert de la nature
apparaît rarement dans ses descriptions. Peut-être parce que la nature qu'il décrit est
souffreteuse et rabougrie ou peut-être, simplement, parce que le vert est la couleur la
plus répandue dans la nature et que son œil y est habitué?
La violence latente ou manifeste de la couleur est perçue par Huysmans dans toutes
ses virtualités dionysiaques, il écrit d'ailleurs, à propos de Moreau:
« (…)cette surprenante chimie de couleurs suraiguës, arrivées à leurs portées
extrêmes, montaient à la tête et grisaient la vue qui titubait abasourdie».226
Il rivalise avec la brutalité de la couleur, ou tente de le faire, par la saturation
lexicale.Quand il parle de Cézanne, il évoque la «fièvre de couleurs gâchées, hurlant» de
«hourdages furieux de vermillon et de jaune, de vert et de bleu»227.
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Les mers de Monet sont «abruptes, violentes, aux tons féroces, bleus hargneux, violet
cru, vert âpre».Il n'use pas seulement de ce style staturé pour suggérer l'univers des
peintres, c'est en des termes semblables qu'il décrit les personnages qui peuplent ses
romans. Dans Marthe, il peint une prostituée, sujet de choix pour notre coloriste, avec
des «bras poudrés de perline», des «sourcils charbonnés», des «lèvres rouges comme des
viandes saignantes» et des «jambes revêtues de bas de soie cerise».
Huysmans ne se contente pas de noter les couleurs, au courant des techniques les plus
avancées (au sujet de Degas, il explique dans L'Art moderne que le mélange optique par
le ton absent de la palette est obtenu sur la toile par le rapprochement des deux autres),
il constate le double langage que tient la couleur chez certains maîtres.De près, un
langage tactile autant que visuel, pour Goya il parle d'
«(…)un écrasis de rouge, de bleu et de jaune, des virgules de couleur blanche, des
pâtés de tons vifs, plaqués, pêle-mêle, mastiqués au couteau, bouchonnés, touchés à
coups de pouce, le tout s'étageant en tache plus ou moins rugueuse»228.
Pour Degas:
«d'un sabrage, [d'] une hachure de couleurs qui se martèlent, se brisent, semblent
s'empiéter»229.
et enfin pour Turner:
«(…) d'un brouillis absolu de rose et de terre de Sienne brûlée, de bleu et de blanc»230.
mais de loin ce «chantier matériologique», cette substance colorée s'harmonise, «tout
s'équilibre», «tout s'anime», le «tout se remet en place».Si d'un côté Huysmans -l'exaltése complaît dans cet holocauste de couleurs, d'un autre côté Huysmans -le timide-,
amateur d'harmonies et de nuances, celui qui n'aime la lumière que voilée, fuit ce monde
de violence231.
Les moments du jour qu'il préfère décrire sont ceux où le soleil est quasi absent: aube,
crépuscule, peut-être aussi car ils sont plus riches en couleurs; demi-jour d'intérieur, où
les rayons filtrent à travers les croisées et les stores tirés, où la lumière est diffuse, où les
ciels sont couverts de nuages; il est alors très proche de Verlaine. Si les couleurs vives
plaisent au naturaliste, les harmonies comblent le symboliste. En effet, le mystère et la
nuance sont à la base de l'esthétique d'A Rebours:
«car nous voulons la nuance encor,
Pas la couleur, rien que la nuance»232.
Il s'enthousiasme pour Whistler, auteur d'Harmonies en vert et or, Harmonies en ambre et
noir, (le titre d'une œuvre picturale est un début de transposition littéraire), mais surtout
le peintre qui a immortalisé sa mère dans son Harmonie en gris et noir. Ce tableau, qu'il
analyse longuement dans Certains, l'a influencé pour le dîner de deuil offert par des
Esseintes; on retrouve les mêmes accords, les mêmes harmonies. Huysmans suit la
tendance de Whistler et, de manière plus générale, des symbolistes, à la monochromie.
Ce goût va en se développant.Il recherche de plus en plus les compromis, les équilibres
subtils. Il fera l'éloge des tableaux de Gérard David, d'une «couleur à la fois somptueuse
et sourde» (De Tout), mais aussi de ceux de Degas, d'une «couleur ardente et sourde»
(Certains).
En vieillissant, il est de plus en plus complice d'un art en sourdine où la couleur est
surveillée, voire châtrée. Il tente alors d'en faire le signe d'autre chose; il refuse de
s'enfermer dans une immanence plastique où elle ne signifierait qu'elle même.Dans La
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Cathédrale, il la considérera même comme un simple médium, «le souffle mystique qui
fait que l'âme d'un artiste s'incorpore dans la couleur» conduit à la dépasser.
«Huysmans descriptif, c'est du Théophile Gautier qui prolifère dans tous les sens, du Gautier
faisandé, oxydé, pourri...»
Léon-Paul Fargue
Ce «fou furieux» de peinture, comme il disait de lui-même, a insufflé la vie à ses
tableaux grâce à son sens impressionniste de la couleur, ses harmonies subtiles mais
aussi grâce à son réalisme pittoresque, son goût du détail. Huysmans "peintre coloriste"
est également "peintre du détail". Grand observateur, il regarde le monde qui l'entoure et
le décrit scrupuleusement. Il souligne les traits caractéristiques d'un milieu et croque ses
personnages avec une maîtrise exceptionnelle qui est souvent celle d'un caricaturiste.
Peintre de la société, il met en valeur les éléments qui ont à ses yeux une importance
picturale et néglige le reste.
On peut déceler chez lui deux tendances, les détails naturalistes dus à ses origines
hollandaises, à sa passion pour la peinture flamande et les détails grotesques inspirés
par sa nature pessimiste, par son goût pour les caricaturistes. Dans la première,
Huysmans note des détails précis mais sans nuance défavorable ou péjorative, il donne à
son lecteur des éléments pour qu'il puisse visualiser la scène, dans «La rive gauche»233 ,il
peint minutieusement un saltimbanque, son costume «(…) son caleçon, en imitation de
peau de tigre, jaspé de paillettes d'acier…» mais aussi son physique, «(…) la peau de son
crâne (…) fendillée comme une terre trop cuite et ses sourcils épais [retombant] sur ses
yeux, meurtris d'auréoles de bistre», il remarque même «les muscles de son cou [qui]
s'enflent et sillonnent sa chair comme de grosses cordes» quand il fait un effort. Il
exécute presque toujours ses portraits de manière naturaliste. Il insiste sur l'irrégularité
des traits, sur la laideur, sur le morbide; il franchit vite alors les limites entre réalisme et
caricature, il glisse doucement vers l'exagération, il passe parfois du poétique au sordide
dans une même phrase, sa description, lyrique au début, bascule à cause d'un détail
répugnant et s'achève dans l'immonde:
«Le crépuscule commençait à couler lentement dans l'atelier. Au travers des vitres
troubles, un jour pâle et fané s'épandait sur les tables, déferlait dans l'ombre des coins, se
mourait, en un dernier éclat sur un lit de rognures jaunes»234.
Ces notations sinistres, triviales pour définir une atmosphère, pour représenter un
personnage abondent dans son œuvre. Par une description précise et réaliste du cadre
intérieur, il réagit contre les cadres romanesques anciens qui, selon lui, accordent trop
d'importance à l'imagination, et il n'hésite pas pour les besoins de l'action à déformer
plus ou moins la réalité. C'est pour cette raison qu'il méprise les continuateurs des
romantiques, ces derniers, avec un style «en bouillon de veau»235, travestissent la réalité
et la tournent au rose et au bleu pastel.
Huysmans au contraire utilise des tons violents, il n'édulcolore pas, il colore. Il prend
plaisir à souligner partout le détail grotesque. C'est son goût du pittoresque qui le
pouusse vers le bas peuple. Ses conceptions littéraires comme ses idées esthétiques le
portent vers l'expression directe de la réalité brute, non dégrossie. Son goût poussé pour
tout ce qui est laid, populaire, insolite, répugnant le conduit à descendre dans la rue au
milieu de cette faune, dans ces quartiers grouillants de monde, pleins d'animation, de
bruits, d'odeurs, de couleurs et de mouvements. Etant avant tout peintre, sa sympathie
et son enthousiasme d'artiste le portent vers ces milieux frustes, il sait le parti qu'il peut
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en tirer. Huysmans portraitiste trouve, dans cette cour des miracles, ses modèles.Il
insiste sur le détail grotesque et caricatural, il souligne l'irrégularité des traits, la laideur,
l'étrangeté de certains visages; il révèle les vices, les tares, tout ce qui sort de l'ordinaire,
tout ce qui aux yeux du monde représente le laid mais qui, aux siens, a une valeur
esthétique certaine236.
Portraitiste hors du commun, il esquisse en quelques traits, en quelques mots, des
silhouettes, des "types". Il arrive à saisir par une tache de couleur rouge, un détail, une
cigarette mâchonnée, un "dandy" populaire que l'on croirait sorti d'un tableau de
Cézanne:
«Une espèce d'ouvrier pâle, narquois, mâchonnant un bout de cigarette, une cravate
rouge flottant sur une blouse décolletée»237.
Il brosse des portraits d'artistes de cabaret, comme Charles, joueur de mandoline, et
frère du Chanteur espagnol de Manet:
«Je dessine sa figure en toute hâte.Imaginez une tête falote, un front très haut, velu et
gras ; un nez retroussé, malin, fureteur, s'agitant par saccades, une moustache en brosse,
une bouche lippue, couleur d'aubergine et des oreilles énormes, plaquées sur les
tempes…» 238
Huysmans met souvent en relief les détails en les réhaussant de touches de couleurs,
quand il veut se moquer il use de comparaisons culinaires :
«Imaginez un crâne en forme d'œuf plaqué de deux escalopes de veau en guise
d'oreille; avancez entre les deux outres des joues un gros nez courbe relié par des rides
très creuses à une bouche porcine et vous avez l'homme»239.
et d'images avilissantes :
«Elle lui parut par trop boulotte et par trop mûre; ficelée avec cela comme un paquet,
les joues ravitaillées avec du fard, les cheveux rongés par une raie à pellicules, les yeux
pleins d'eau comme ceux d'une chienne, elle lui sembla tenir de la garde-malade, de la
portière et de la raccrocheuse»240.
Comme tous les caricaturistes, il déforme la réalité en appuyant sur les "vices de
forme", il fait alors des portraits plus "huysmansiens" que "réels", vrais d'une vérité
particulière et non générale. Mais même si ses personnages vivent dans un univers
singulier - le sien - ils vivent car il les saisit sur le vif, dans leurs milieux, dans leurs
occupations. Il les rend tels qu'ils sont, tout chargés du frémissement de la vie. S'il peint
une prostituée, il la montre affairée dans un cabinet de toilette, évoluant dans une
maison de passe, s'il brosse le portrait d'un fonctionnaire, il le présente occupé - ou pas à son bureau, attablé dans un restaurant de seconde catégorie, il fait de même avec tous
les personnages qu'il évoque. Chez lui, la description n'est jamais figée, il arrive à noter
les frémissements des êtres, les gestes, les démarches, il parvient même à animer les
choses -usant souvent de la personnification comme il le fait pour les locomotives dans
Les Sœurs Vatard-, l'air circule partout. Est-ce le souffle qui donne la vie à ses héros de
papier?
S'il a une prédilection pour le peuple, il ne se cantonne cependant pas à la description
des milieux populaires, il peint aussi l'aristocratie. Il rend merveilleusement l'extrême
raffinement de des Esseintes. Les subtilités de ses goûts nous sont présentées dans une
profusion de détails, la vie -exceptionnelle- éclate en toutes choses ; ses fleurs sont un
véritable musée végétal, superbe et effrayant :
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«Une fois seul, il regarda cette marée de végétaux qui déferlait dans le vestibule; ils se
mêlaient, les uns aux autres, croisant leurs épées, leurs kriss, leurs fer de lances, dessinaient
un faisceau d'armes vertes, au-dessus duquel flottaient, ainsi que des fanions barbares, des
fleurs aux tons aveuglants et durs»241.
L'orgue à bouche et la tortue témoignent de ses goûts quintessenciés. Avec cet animal,
des Esseintes pousse son esthétisme à son paroxysme; il défie la nature, il la dévoye en
faisant de ce reptile un véritable tableau vivant. Son sens du détail et de la couleur font
de cette description une véritable pièce d'orfèvrerie :
«(…) la bête fulgura comme un soleil, rayonna sur le tapis dont les teintes repoussées
fléchirent, avec des irradiations de pavois wisigoth aux squames imbriquées par un
artiste d'un goût barbare…»242.
Comme pour les personnages d'extraction modeste, il situe cet aristocrate dans son
intérieur, dans son monde, sa maison de Fontenay.Tout est consciencieusement décrit;
avec minutie il note tous les objets rares, toutes les œuvres d'art, toutes les excentricités
de son propriétaire, il exprime toutes les sensations, les impressions qui se dégagent de
cette maison, rivalisant dans sa description avec les intérieurs des maîtres flamands :
«Il se résolut (…) à faire relier ses murs comme des livres, avec du maroquin, à gros
grains écrasés, avec de la peau du Cap, glacée par de fortes plaques d'acier, sous une
puissante presse. Les lambris une fois passés, il fit peindre les baguettes et les hautes
plinthes en un indigo foncé (…) et le plafond, un peu arrondi, également tendu de
maroquin, ouvrit tel qu'un immense œil-de-bœuf (…) un cercle de firmament en soie
bleu de roi…»243.
Huysmans est un écrivain au style pictural; ayant plusieurs "pinceaux" à sa palette, il
varie ses styles, Van Dyck ou Daumier, Degas ou Moreau, suivant ses engouements du
moment. Il écrit comme il aime, il décrit ceux qu'il aime.
«Un des grands défauts des livres de M. Huysmans, c'est, selon moi, le type unique
qui tient la corde dans chacune de ses œuvres. Cyprien Tibaille et André, Folantin et des
Esseintes ne sont, en somme, qu'une seule et même personne, transportée dans les
milieux qui diffèrent. Et très évidemment cette personne est M.Huysmans, cela se sent;
nous sommes loin de cet art parfait de Flaubert qui s'effaçait derrière son œuvre et créait
des personnages si magnifiquement divers. M.Huysmans est bien incapable d'un tel
effort»244.
Autoportrait en écrivain et en peintre, en esthète et en fonctionnaire
Comme Rembrandt, "son dieu", qui multiplie ses auto-portraits, Huysmans compose
en grande partie des œuvres autobiographiques.Il est un peintre dans l'écriture. Il se
peint comme écrivain, il se décrit comme peintre. Dans ses deux premiers romans, il
nous apparaît sous ces deux visages; Janus, il est à la fois Léo, le héros de Marthe, et
Cyprien le protagoniste des Sœurs Vatard que l'on va retrouver, pâli il est vrai, dans En
Ménage. Ils ont tous les deux la même esthétique, celle du Huysmans naturaliste. L'un
écrit comme lui, l'autre peint comme il aimerait écrire. Léo,
«De temps à autre, dans les bons moments, (…) écrivait une page fourmillant de
grotesques terribles, de succubes, de larves à la Goya, mais le lendemain, il se trouvait
52
incapable de jeter quatre lignes et peignait, après des efforts inouïs, des figures qui
échappaient à l'étreinte de la critique»245.
Cyprien, lui,
«(…) N'estimait vraiment que l'aristocratie et la plèbe du vice (…). Son art se
ressentait forcément de ces tendances.Il dessinait avec une allure étonnante les postures
incendiaires, les somnolences accablées des filles à l'affût, et dans son œuvre brossée à
grands coups, éclaboussée d'huile, sabrée de coups de pastel,
enlevée souvent d'abord comme une eau-forte, puis reprise sur l'épreuve, il arrivait
avec des fonds d'aquarelle, balafrés de martelages furieux de couleurs, s'invitant, se
cédant le pas ou se fondant à une intensité de vie furieuse, à un rendu d'impression
inouï…»246.
L'un comme l'autre ont une prédilection pour des sujets violents, excessifs, qu'ils
expriment dans un style, fougueux, démesuré, aux antipodes de l'académisme. Ce sont
des artistes à la sensibilité exacerbée ; ils aspirent à un art nouveau, Léo rêve de déchirer
le style, Cyprien Tibaille ne songe qu'à percer la toile. N'est-ce pas aussi ce vers quoi
tend Huysmans?
Ces deux personnages semblent préfigurer le héros d'A Rebours; on retrouve chez des
Esseintes cette même démesure, même si ses goûts sont différents. Ce ne sont plus les
peintres impressionnistes, les écrivains naturalistes, que Huysmans admire quand il écrit
ce roman, mais Moreau et Redon, artistes symbolistes,
«Il y avait dans ses [celles de Moreau] œuvres désespérées et érudites un
enchantement singulier, une incantation vous remuant jusqu'au fond des entrailles,
comme celles de certains poèmes de Baudelaire, et l'on demeurait ébahi, songeur,
déconcerté par cet art qui franchissait les limites de la peinture, empruntait à l'art
d'écrire ses plus subtiles évocations…»247.
Baudelaire et Barbey d' Aurevilly, romantiques visionnaires,
«(…) Sa langue [celle de Barbey d'Aurevilly], d'un romantisme échevelé, pleine de
locutions torses, de tournures inusitées, de comparaisons outrées, enlevait, à coups de
fouet, ses phrases qui pétaradaient, en agitant de bruyantes sonnailles, tout le long du
texte»248.
Huysmans approuve sans réserve les opinions de ce décadent, son porte-parole en
littérature et en art. La préface d'A Rebours, écrite en 1903, le confirme, à aucun moment
il ne fait de différence entre le point de vue de des Esseintes et ce que lui-même pensait
aux alentours de 1884. Il s'identifie à lui, mais s'il est ce personnage, il se retrouve aussi
dans Bougran249 ,avec l'un il partage ses goûts esthétiques, avec l'autre son métier.
Chacun d'eux ressemble à son créateur, d'une manière qui lui est propre. Dans Là-bas250,
il concilie ces deux aspects ; dans une composition en abîme - comme Les Epoux Arnolfini
de Van Eyck - il se décrit sous les traits de Durtal en train de créer une œuvre littéraire,
l'histoire de Gilles de Rais.
Tous ces protagonistes se ressemblent comme des frères, ils ont tous le même sang
d'encre qui coule dans leurs veines de papier, ils ont tous le même créateur. A l'image de
leur auteur, ils sont constitués - virtuellement au moins - de trois hommes distincts et
confondus, le petit fonctionnaire, Bougran, l'écrivain, Léo et l'esthète, des Esseintes.
Chacun de ses héros est un lieu d'interférences. André, Cyprien, Durtal sont d'abord
écrivains - ou peintres - mais aussi esthètes, Folantin est d'abord fonctionnaire, mais
également esthète. Chez lui les extrêmes communiquent, il n'y a pas de vraies frontières
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entre esthète et écrivain, entre fonctionnaire et peintre. Ils ont tous la même façon d'être
au monde, des attitudes contradictoires, des réponses toujours excessives aux
stimulations d'un monde extérieur qu'ils refusent. Huysmans, à travers ses multiples
personnages, procède - comme les Impressionnistes -par petites touches juxtaposées
pour composer un immense tableau, une œuvre autobiographique. Il la revendique
jusqu'à la fin, déclarant sur son lit de mort :
«Personne plus que moi ne s'est mis dans ses livres»251.
CHAPITRE IV
«Voilà une lutte de quinze ans qui arrive
à nous libérer de l'école, de tout ce fatras de recettes hors lesquelles il n'y avait point de salut,
d'honneur, d'argent (…). Le danger est passé. Oui, nous sommes libres et cependant je vois luire
à l'horizon un danger ; (…) la critique d'aujourd'hui sérieuse, pleine de bonnes intentions et
instruite tend à nous imposer une méthode de penser, de rêver, et alors ce serait un autre
esclavage.
Préoccupée de ce qui la concerne, son domaine spécial, la littérature, elle perdrait de vue ce qui nous
concerne, la peinture»252.
Jugements ratifiés
Le nom de Huysmans critique d'art est surtout lié à l'Impressionnisme. Un des
premiers, il salue ce mouvement qui réagit contre une conception sclérosée de l'art, de
même qu'il soutient le Naturalisme dans son combat contre les conventions périmées.
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Pourtant, ni cette école artistique, ni ce groupe littéraire ne suffisent à combler cet
individualiste forcené avide de mystère et de spiritualité. Un art exprimant la joie de
vivre ne peut le contenter. N'écrit-il pas en effet :
«Je m'étonne que quelques inconscients déplorent que le roman observé, vécu, vrai,
soit triste, comme la vie qu'il représente»253.
Lui qui s'était passionné pour l'art moderne dans sa jeunesse, il se détourne l'âge venu
des Impressionnistes pour s'intéresser aux Symbolistes et finit après sa conversion, par
ne plus goûter que les peintres religieux qui savent seuls concilier l'art et l'âme, l'art et la
foi.
Toute sa vie - littéraire du moins - Huysmans se passionne pour la peinture.
Découvreur de talents, il applaudit aux débuts de nombreux peintres. Le plus souvent,
ses intuitions s'avèrent être justes, pourtant, à cause de critères trop littéraires, trop
religieux, il dénigre parfois certains artistes et interprète de manière arbitraire ou erronée
les œuvres de quelques autres. Comme nous l'avons vu dans les chapitres précédents, il
est un des premiers à reconnaître en Degas, Moreau, Redon des artistes de grande
valeur. Il révèle aussi Cézanne, il perçoit très vite le génie de ce peintre au tempérament
religieux et à l'esprit novateur, en qui il se reconnaît. La conception picturale qui est celle
de Cézanne, sa vision de l'espace, des couleurs, bouleversera on le sait l'art du XXème
siècle, mais peu savent le discerner, tandis qu'avec une rare intuition Huysmans pressent
l'importance du peintre d'Aix. Il décèle chez lui ces tendances baroques qui annoncent
des Expressionnistes tels que Kokoschka, Soutine, Nolde…
Au début, Cézanne peint sous l'influence de Delacroix et de Courbet des toiles très
empâtées, aux touches violentes, aux tons sombres, toiles d'un érotisme baroque. En
1872, sous l'influence de Pissarro, sa palette s'éclaircit.Il découvre alors la nature et la
couleur; il fait des recherches sur l'espace, l'équilibre.Il peint par touches larges, par
masses amples aux couleurs franches, nourries de nuances subtilement accordées. Il
tente enfin d'exprimer l'architecture interne de la nature, l'harmonie de la forme et de la
lumière. «Je voudrais faire de l'Impressionnisme quelque chose de solide et durable
comme l'art des musées» dit Cézanne. Il veut en effet dépasser l'instinct, l'impulsion, par
l'analyse de la sensation visuelle conduite à son point extrême d'intensité colorée, de
manière que la couleur et la forme constituent un tout absolu. Figures, natures mortes,
paysages sont soumis à la lente et laborieuse recréation qui oblige Cézanne à repenser
toutes les lois de la peinture à partir d'une vision plus cérébrale qu'intuitive, à donner à
la forme, au volume, à la couleur, d'autres significations, de nouveaux contenus. «Je suis
le primitif de la voie que j'ai découverte».A la réalité vue, il substitue une réalité pensée,
et à la lumière naturelle, une lumière inventée, exprimée par les justes modulations de
couleurs pures, sans ombres ni "valeurs".
Fauves et Cubistes procéderont de lui par des chemins divergents, et avec eux, toute
la peinture du XXème siècle, des Expressionnistes aux Baroques, des Réalistes aux
Abstraits, prendra sa source chez celui qui disait: «Je suis un jalon, d'autres viendront».
Huysmans, en précurseur, note ce style si particulier:
«de désarçonnants déséquilibres: des maisons penchées d'un côté, comme pochardes,
des fruits de guingois dans des poteries saoûles, des baigneuses nues, cernées par des
lignes insanes mais emballées, pour la gloire des yeux, avec la fougue d'un Delacroix,
55
sans raffinement de vision et sans doigts fins, fouettés par une fièvre de couleurs
gâchées, hurlants en relief sur la toile appesantie qui courbe!».254
Dans ses premières toiles, Cézanne affectionne les contrastes violents, soucieux avant
tout de faire triompher les impulsions de la vie, de donner le pas à la liberté sur les
contraintes et les disciplines de l'esprit; on retrouve cette même démarche chez l'écrivain
qui dans ses romans fait passer sans transition son lecteur des préoccupations
métaphysiques aux détails triviaux, du mysticisme le plus exalté aux obscénités les plus
bestiales.Un autre point les rapproche: la couleur.Tous les deux la ressentent de manière
physique, elle est investie pour eux d'une puissance symbolique. C'est pourquoi
Huysmans fait un éloge chaleureux de la palette cézannienne,
«des tons étranges et réels, des taches d'une authenticité singulière, des nuances de
linge, vassales, des ombres épandues du tournant des fruits et éparses en des bleutés
possibles et charmants, qui font de ces toiles des œuvres initiatrices».255
Grande est son admiration pour le «coloriste révélateur» qui «découvrit les
prodromes d'un nouvel art» mais aussi pour le peintre de la matière, lequel inspirera
Lhote, Vlaminck et beaucoup d'autres. Les natures mortes -poires et pommes- lui
apparaissent proches de celles de Zurbaran par ce qu'elles ont de dur, de
minéral.Huysmans les décrit comme «brutales, frustes, maçonnées avec une truelle,
rebroussées par des roulis de pouces»256. Enfin, il salue ses ébauches «enfantines et
barbares», celles que donne la naïveté du génie; c'est cette même violence, cette
«sauvagerie» qu'il retrouve chez Van Gogh, 257 s'il le met en parallèle avec les
Pointillistes, artistes qu'il condamne et accuse d'être des «notulateurs qui [pointillent]
sans donner un ensemble, comme font maintenant les peintres qui punaisent les
tons»258. Il le compare à Grünewald
«spécieux et sauvage, théologien et barbare»259 écrivant:
«[Vincent est] un "œil de barbare" [un] homme aux ondes féroces [c'est une] épilepsie de
couleurs mais j'aime mieux ça que les pointillistes».260
Aux yeux de Huysmans, le baroque d'un dessin forcené, la valeur symbolique des
couleurs, la dématérialisation des formes rapprochent Van Gogh de Grünewald; Huysmans
retrouve dans le premier ce qui le fascine chez le peintre médiéval: “sa plénitude
déchirée».261 Cette rapide esquisse faisant suite à la démonstration qui occupe les premières
parties suffit à mettre en lumière le rôle important que Huysmans a joué dans la critique.
Fausses interprétations
Ses jugements ont été la plupart du temps ratifiés par la postérité, il a révélé des jeunes
artistes, redécouvert des peintres tombés dans l'oubli. Mais il a également commis des
erreurs.Une des plus notables est la quasi incompréhension dont il fait preuve à l'égard de
Manet. En effet, il est loin d'occuper dans les écrits de Huysmans une place comparable à
celle de Degas, de Moreau, de Redon, de Rops ou même de Forain, Raffaëlli ou Caillebotte.
Bien que Nana ait fait l'objet d'un article en 1877 qui n'a pas été repris dans L'Art moderne,
bien que Huysmans ait de 1877 à 1889 souvent pris la défense de Manet avec ferveur, ce
dernier n'a pas voix au chapitre dans Certains. Si ce peintre, le plus controversé de l'époque,
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héros du mouvement moderne, est sanctifié à la fois par les artistes (Monet) et les écrivains
(Baudelaire et Zola), il est en revanche relativement oublié par Huysmans. Peut-être est-ce
parce qu'il se "range" -il obtient la légion d'honneur en 1881- quand Huysmans "toutes griffes
dehors" fait ses débuts. Les opinions que porte la critique sur le peintre évoluent très vite;
Nana, refusée au Salon, est jugée comme «l'une des meilleures toiles qu'il ait jamais
signées».262Deux ans plus tard, Manet est considéré comme un des rares peintres
intéressants du Salon, comme «l'un des plus ardents promoteurs»263de l'art moderne,
l'année d'après, Huysmans considère que le peintre n'a fait qu'«entrevoir» la formule
impressionniste que Caillebotte réalise pleinement avec «un métier plus sûr et les reins plus
forts».264 On retrouve chez Zola les mêmes réserves.Ici Huysmans adopte le système
critique du maître: nature et vérité, «peindre les gens de [son époque] avec les procédés de
[son] époque». Voilà les caractéristiques de l'art naturaliste dont Manet a été l'investigateur.
Huysmans semble faire chorus et se joindre aux réserves de Zola en 1880, quand il parle de
l'«impuissance des Impressionnistes» et qu'il reproche à Manet de «rester incomplet» et
incapable d'une «œuvre forte»:
«Sa main, écrit Zola, n'égale pas son œil. Il n'a pas su continuer une technique (…) lorsqu'il
réussit un tableau, celui-ci est hors ligne (…) mais il lui arrive de s'égarer et alors ses toiles
sont imparfaites et inégales».265
Dans ses violentes critiques, Joris-Karl épargne cependant deux toiles: Chez le père
Lathuile et La toilette. Il apprécie l'attitude "fidèle" des personnages à la réalité. Le peintre
a su les envelopper de «la senteur du monde» auquel ils appartiennent, les baigner dans
la véritable lumière, rendre la vie sans emphase. Il présente donc cet artiste comme un
peintre aux «grandes qualités» mais qui, incomplet, est "distancé" par ses disciples. Il va
même plus loin et l'accuse, reproche qu'on retrouvera plus tard dans Le Musée espagnol de
Louis-Philippe de José Cabanis, de pasticher les maîtres espagnols: «mal débarrassé des
pastiches raccordés de Vélasquez, de Goya, de Théocopuli et de bien d'autres»266 alors
que Manet s'inspire seulement, sans rien perdre de ses vertus novatrices, d'illustres
prédécesseurs. Il sait leur rendre hommage sans qu'il y ait le moins du monde plagiat. Ce
procédé sera largement utilisé au XXème siècle.Picasso, Dali et Bacon se réfèrent
respectivement à Vélasquez, Vermeer de Delft, Rembrandt… liste qui bien sûr n'est pas
exhaustive. Selon Huysmans, Manet ne comprend pas la leçon des japonais, il demeure
stationnaire devant leurs albums, se laissant devancer par la plupart des peintres qui
l'avaient considéré comme un maître. Cela ne l'empêche pas de noter ce que ces artistes
peuvent apporter dans la perspective, dans le cadrage (rélèvement du plan du tableau,
technique qui sera largement reprise par Degas, notamment dans ses répétitions de
danse), procédés qui permettent de donner l'impression d'une photo, d'un instantané,
d'une "tranche de vie" qui se prolonge par delà la toile; le tableau n'est plus figé dans un
espace clos, il est libéré.L'artiste veut être aussi sensible que la plaque; les
impressionnistes vont fixer le moment fugitif, l'éclairage soudain, la couleur qui s'irrise,
les clapotis qui miroitent sur le flanc de la barque, le soleil qui frémit sur les feuilles, les
refflets des refflets. Reproduire cette pose non pas comme ils croyaient l'avoir perçue
mais comme l'objectif l'avait enregistrée, le cliché révélée .Le Bar des Folies bergères, en
1882, en est un excellent exemple mais Huysmans ne le comprend pas; il estime que cette
œuvre «s'écroule», que l'optique des personnages est d'une justesse relative, et s'il juge
que c'est «certainement le tableau le plus moderne, le plus intéressant que se Salon
57
renferme» (L'Art moderne), c'est uniquement par son sujet «si moderne, si parisien, si
plein de vie».C'est en vertu de l'esthétique naturaliste que Huysmans fait grief au peintre
d'avoir sacrifié, et ce malgré sa valeur, à des subterfuges.Manet -malgré ce que peut en
penser Zola- ne doit pas être jugé comme un peintre naturaliste mais comme un
révolutionnaire qui remet en cause le système optique utilisé au XIXème siècle.D'ailleurs
Huysmans n' accorde à Manet sa vraie place que lorsqu'il peut être dissocié du discours
naturaliste de Zola.Il place alors l'Olympia267 et Le Torero mort dans le musée idéal de
Certains, dans le chapitre «Des prix» à côté de Redon et de Moreau. Ces deux toiles sont
anciennes, le critique a dû les redécouvrir lors de la rétrospective du quai Malaquais.
Si Huysmans s'est largement trompé au sujet de Manet, c'est pour avoir voulu
plaquer sur l'œuvre du peintre ses propres critères. Il attendait de ces toiles plus un
prétexte à écrire qu'une œuvre à contempler. Plus à son aise dans la peinture de la
chair [c'est bien avant sa conversion qu'il commente
l'œuvre de Manet], dans l'érotisme de Degas ou la luxure de Rops, Huysmans ne
saisit pas la spécificité de Manet. Son érotisme, aux antipodes de celui d'un Forain,
trouve son expression non dans l'image de la "fille", que Huysmans lui substitue
abusivement, mais dans la construction du tableau, d'une iconographie subtile dont le
critique ne semble même pas soupçonner l'existence. Il ne comprend pas que la peinture
est affaire de regards et non d'odeurs.Lors de sa défense de Nana, il parle de
«l'aristocratie du vice», de «l'odeur de la chair», termes qui conviendraient
éventuellement à Lautrec mais n'ont pas vraiment de rapport avec la finesse allusive,
avec l'ironie de Manet. L'érotisme très intense de celui-ci ne renvoie ni à l'odeur, ni à la
chair des "filles" mais à des positions, à des regards, à des objets. Il relève du seul travail
de la peinture. C'est pourquoi à l'exposition de La vie moderne en 1880, seule La toilette
trouve grâce à ses yeux; elle est moins allusive et plus démonstrative, moins Manet et
plus Degas que Devant la glace qu'il ne mentionne même pas. Cette dernière toile avec le
filtre du miroir, le cadrage et la vue de dos, est pourtant beaucoup plus caractéristique
du génie du peintre. Face à cette peinture qui tire sa force dans sa spécificité picturale,
Huysmans est coupable du péché de littérature, aveugle à l'unité de la pensée plastique
qui sous tend cet art. Il n'a pas pris la peine, comme l'a fait Zola dans les années soixante,
de fréquenter les ateliers et de recueillir l'avis des connaisseurs d'Astruc au premier chef.
Il n'a pas non plus la sagesse de Flaubert qui écrit à Zola en 1879, année où Huysmans
s'engage dans l'équivoque: «Quant à Manet, comme ne je comprends goutte à sa
peinture, je me récuse»268. J.-K. critique veut pouvoir reconstituer l'existence des figures.
Or, les peintures de Manet "racontent peu".Elles sont muettes, à l'image du personnage
central du Bar des Folies Bergères qui se dérobe obstinément à un sens univoque que le
miroir et les trucages de la perspective ont pour fonction de masquer ou de démultiplier
à l'infini. Huysmans n'y trouve pas son compte, il veut forcer leur silence; dans Chez le
Père Lathuile il restitue une conversation: «ils causent, et nous savons fort bien quelles
inévitables et quelles merveilleuses platitudes ils échangent dans ce tête à tête»269, alors
que Manet s'est contenté de montrer explicitement un échange de regards qui "en disent
long", mais sans parole. On peut alors se demander si dans le rapport qui lie l'écrivain
d'art à son objet, Huysmans n'a pas finalement manqué le peintre lui préférant des
artistes même mineurs dont les œuvres plus favorables à un développement purement
littéraire, comme celles de Raffaëlli, Forain, se prêtaient mieux à son système de critique.
Ne dit-il pas lui-même dans L'Art moderne que Caillebotte est supérieur à Manet parce
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que lui ne se contente pas de montrer «un coin de l'existence contemporaine, fixé tel
quel», mais qu'en plus son
«tableau est achevé, témoignant d'un homme qui sait son métier sur le bout des doigts
et qui tâche de n'en pas faire parade, de le cacher presque» 270.
En effet, les œuvres des Impressionnistes qui sont à la gloire de la terre et de la
lumière, et en quelque sorte des hédonistes, ne s'accordent pas avec les goûts profonds
de l'écrivain. Exception faite pour Degas qu'il juge à sa propre valeur dès le début, sa
prédilection va aux Impressionnistes mineurs comme Caillebotte, Raffaëlli, Forain et
Fantin-Latour dont les œuvres expriment la mélancolie propre aux scènes parisiennes
qu'il aime.Pour lui, ces peintres de deuxième ordre ont été plus modernes que Manet ou
Monet. Son jugement est faussé par ses tendances esthétiques, ne voyant que le sujet, il
délaisse la technique, la spécificité de la peinture lui échappe. Lui qui admire le style
novateur des écrivains, il reste sourd au nouveau langage des peintres. Aussi les
recherches de Monet le laissent-elles désemparé. Huysmans demande aux paysagistes
de rendre «la terrifiante et grandiose solennité des sites industriels», Monet se souciant
peu du sujet, cherche à tout exprimer en termes de lumière. Le critique ne voit alors que
d'incertaines abréviations chez ce peintre qui peinturlure «au petit bonheur des tas de
toiles"»271. Il aime cependant quelques rares tableaux comme «un champ de coquelicots
flambant sous un ciel pâle d'une admirable couleur»272. On retrouve dans ces jugements
le coloriste charmé par la mélancolie de certains sujets et surtout par la couleur. Ses
critères sont identiques quand il aborde l'œuvre de Pissarro. Il admire ses «magnifiques
paysages» et sa «clairvoyante syntaxe des couleurs»273 et le loue à propos de la série des
paysans, de s'être libéré des souvenirs de Millet et d'avoir «peint ses campagnards sans
fausse grandeur, simplement tels qu'il les voit»274.Il lui reconnaît un «véritable"»
tempérament d'artiste, il prophétise même que «le jour où elle se dégagera des langes
qui la couvrent, sa peinture sera la véritable peinture du paysage moderne, vers laquelle
marcheront les peintres de l'avenir»275.
Si cet artiste que Van Gogh nomme «notre père à tous» semble satisfait après la
publication de L'Art moderne des commentaires de Huysmans sur son œuvre et sur la
peinture impressionniste en général, s'il écrit à Gauguin «il sent bien notre art», il se rend
vite compte des limites de cette critique «tu verras, hélas! que comme tous les critiques,
sous prétexte de naturalisme, il juge en littérateur, et ne voit la plupart du temps que le
sujet»276. Gauguin avait déjà exprimé un jugement semblable: «(…) il se trompe d'un
bout à l'autre et met en avant les impressionnistes sans comprendre du tout en quoi ils
sont modernes»277.
La critique de Huysmans est parfois infirmée du fait qu'il juge certaines œuvres non
en fonction de leurs valeurs plastiques, mais de l'interprétation littéraire qu'il peut en
faire. Ainsi il apprécie les toiles de Redon lorsqu'elles se prêtent à des transpositions
correspondant à ses thèmes littéraires.Dans sa recherche du "rêve", il se tourne vers cet
artiste qui exprime, à son avis, l'au-delà par le moyen des symboles et des signes.Si le
peintre, est, comme Pissarro, tout d'abord satisfait des propos de J.-K.: «je suis
singulièrement content et fier aussi, du chapitre que me consacre Huysmans»; »il m'a
consacré deux pages à la fin, où je suis jugé d'une façon toute neuve.Je suis bien
content».278
Dès le début des années 90, il prend ses distances par rapport au commentaire
littéraire en déclarant en 1894, face à la relative bienveillance des critiques: «chaque
59
plume veut m'attirer à sa foi»278 en 1897 il insiste et dit à AndréBonger: «Huysmans ne
sent pas tout»,279 et en 1904 il ajoute, en marge d'un article d'Emile Bernard:«Huysmans
ne me comprit qu'incomplètement».280En effet, Huysmans ne s'intéresse qu'à une seule
partie de son œuvre. Il voit en Redon le lithographe des songes, des cauchemars et des
angoisses, mais quand la vision du peintre281 se rassérène, quand il retrouve l'art de la
couleur et de la lumière et célèbre le "soleil", Huysmans se détache de lui. Plus sensible à
la création d'un imaginaire monstrueux qu'aux qualités du métier, Huysmans voit
l'œuvre de Redon en poète plutôt qu'en critique et les textes qu'il lui consacre sont,
comme «Cauchemar», des poèmes en prose, comme le note Marc Eigeldinger:
«l'œuvre plastique est souvent pour Huysmans prétexte à un discours interprétatif,
dont la vigueur tient à l'empreinte de la charge poétique».282
C'est ce manque d'objectivité que les historiens de l'art reprochent à Huysmans, ils
l'accusent d'interpréter l'œuvre lithographique de Redon en fonction de phénomènes
psychiques, de projeter ses inquiétudes personnelles sur l'artiste qu'il étudie et de
négliger la réalisation technique, voyant en lui "un cas pathologique" il réduit la portée
de son art et commet "le crime de la littérature".
En effet, si Redon émet des réserves de plus en plus importantes vis-à-vis des
critiques de Huysmans, c'est à cause du caractère littéraire de ces textes trop définitifs et
qui immobilisent (à la différence de l'article journalistique) un certain aspect de l'œuvre
sans rendre compte de son évolution.
Le critique comme à son habitude projette sur l'artiste qu'il commente ses propres
angoisses, ses propres désirs, ses propres haines. Sa misogynie influence tellement sa
critique, qu'il en fait un principe d'esthétique. Il s'attaque à l'œuvre de la nature
considérée comme «la plus exquise, la plus originale et la plus parfaite: la femme». 283
Pour lui, comme pour les ascètes du Moyen Age, la femme est l'instrument du diable. Sa
misogynie, écrit Baldick, n'est pas une «attitude superficielle», au contraire, «elle prend
sa source, tout au fond de lui-même, dans sa secrète angoisse».284 Ce qu'il aime chez les
peintres, c'est l'image dégradante qu'ils donnent ou -qu'il croit qu'ils donnent- de la
femme. Degas, pour lui, exprime
«une attentive cruauté, une patiente haine (…) en culbutant l'idole constamment
ménagée, qu'il avilit lorsqu'il la représente, en plein tub, dans les humiliantes poses des
soins intimes».285
Plein de reconnaissance, Huysmans loue le peintre d'avoir réduit l'idole à
«toute une série d'attitudes inhérentes à la femme même jeune et jolie, adorable
couchée ou debout, grenouillarde et simiesque, alors qu'elle doit comme celle-ci, se
baisser, afin de masquer ses déchets par ces pansages».286
Pour Huysmans, c'est pire encore. Plus que le dédain à l'égard de la femme, c'est
l'aveu terrible de «l'humide horreur d'un corps qu'aucune lotion n'épure».287
Huysmans manque ici totalement d'objectivité, ses injustices sont criantes, c'est lui et
lui seul qui juge et s'exprime. Degas lui est un prétexte pour déverser sa bile, le peintre
double alors son œuvre de romancier. Dans ses livres, il la dépeint sous des aspects
impurs et malsains. Cette conception de la femme évoluera, et du mépris médiéval pour
la chair -même s'il l'exprime à travers les œuvres de Degas- il passe au concept médiéval
de la femme "instrument du diable". Comme Barbey d'Aurevilly et Baudelaire l'avaient
60
fait avant lui, il annonce dans son essai sur Rops sa théorie de la femme «maléficiée par
le Diable et vénificiant, à son tour, l'homme qui la touche».288 A ses yeux, elle est la
«bête vénéneuse et nue, la mercenaire des Ténèbres, la serve absolue du Diable».289 Le
démon est partout chez lui, c'est donc avec délectations qu'il commente les illustrations
de Rops pour le recueil de nouvelles de Barbey d'Aurevilly.Il projette alors sa propre
conception du satanisme, luxurieuse, charnelle et misogyne opposée à celle de l'écrivain.
Huysmans se méprend au sujet de ce peintre dont il surestime le talent. Enchanté par le
sujet des toiles, par les intentions macabres ou érotiques de ses planches, il encense en
fait, un artiste dont l'art est mineur. Huysmans, donc, par sa misogynie, par sa
"littéralisation", par son ignorance (rarement) passe à côté de certains génies et porte aux
nues des artistes de bien moindre importance.
Un événement, sa conversion, va davantage encore changer sa manière de voir.Il va
porter sur les artistes un regard "transfiguré" par Dieu. Toute sa conception de l'art va en
être bouleversé. Même la femme, être odieux et impur, peut être purifiée ou rachetée
«puisqu'une poussée d'âme la change, la religion anoblit tout…».290
la femme est l'instrument du diable. Sa misogynie, écrit Baldick, n'est pas une
«attitude superficielle», au contraire, «elle prend sa source, tout au fond de lui-même,
dans sa secrète angoisse».284 Ce qu'il aime chez les peintres, c'est l'image dégradante
qu'ils donnent ou -qu'il croit qu'ils donnent- de la femme. Degas, pour lui, exprime
«une attentive cruauté, une patiente haine (…) en culbutant l'idole constamment
ménagée, qu'il avilit lorsqu'il la représente, en plein tub, dans les humiliantes poses des
soins intimes».285
Plein de reconnaissance, Huysmans loue le peintre d'avoir réduit l'idole à
«toute une série d'attitudes inhérentes à la femme même jeune et jolie, adorable
couchée ou debout, grenouillarde et simiesque, alors qu'elle doit comme celle-ci, se
baisser, afin de masquer ses déchets par ces pansages».286
Pour Huysmans, c'est pire encore. Plus que le dédain à l'égard de la femme, c'est
l'aveu terrible de «l'humide horreur d'un corps qu'aucune lotion n'épure».287
Huysmans manque ici totalement d'objectivité, ses injustices sont criantes, c'est lui et
lui seul qui juge et s'exprime. Degas lui est un prétexte pour déverser sa bile, le peintre
double alors son œuvre de romancier. Dans ses livres, il la dépeint sous des aspects
impurs et malsains. Cette conception de la femme évoluera, et du mépris médiéval pour
la chair -même s'il l'exprime à travers les œuvres de Degas- il passe au concept médiéval
de la femme "instrument du diable". Comme Barbey d'Aurevilly et Baudelaire l'avaient
fait avant lui, il annonce dans son essai sur Rops sa théorie de la femme «maléficiée par
le Diable et vénificiant, à son tour, l'homme qui la touche».288 A ses yeux, elle est la
«bête vénéneuse et nue, la mercenaire des Ténèbres, la serve absolue du Diable».289 Le
démon est partout chez lui, c'est donc avec délectations qu'il commente les illustrations
de Rops pour le recueil de nouvelles de Barbey d'Aurevilly.Il projette alors sa propre
conception du satanisme, luxurieuse, charnelle et misogyne opposée à celle de l'écrivain.
Huysmans se méprend au sujet de ce peintre dont il surestime le talent. Enchanté par le
sujet des toiles, par les intentions macabres ou érotiques de ses planches, il encense en
fait, un artiste dont l'art est mineur. Huysmans, donc, par sa misogynie, par sa
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"littéralisation", par son ignorance (rarement) passe à côté de certains génies et porte aux
nues des artistes de bien moindre importance.
Un événement, sa conversion, va davantage encore changer sa manière de voir.Il va
porter sur les artistes un regard "transfiguré" par Dieu. Toute sa conception de l'art va en
être bouleversé. Même la femme, être odieux et impur, peut être purifiée ou rachetée
«puisqu'une poussée d'âme la change, la religion anoblit tout…».290
Les œillères du converti
Avec Là-bas, Huysmans plonge dans le satanisme qu'il avait abordé en commentant
l'œuvre de Rops. C'est par Satan qu'il arrive à Dieu, c'est par la peinture qu'il vient à la
religion.291
Mais
si
l'art
l'amène
à
la
foi,
la
foi
le détache de l'art. De Là-bas aux Foules de Lourdes, nous assistons à son évolution
spirituelle. Son pélerinage artistico-religieux va à rebours de l'histoire. Passant par la
Renaissance, il traverse le Moyen Age et se dirige vers le XIII ème siècle, qui lui semble
l'âge d'or de la foi. Mais ses tentatives pour concilier mysticisme et esthétisme échouent
en partie lorsqu'il considère l'œuvre d'art avec les yeux d'un croyant. En effet, à partir de
sa conversion, en 1903, sa critique d'art change; à mesure que son âme s'élève vers Dieu,
son jugement esthétique sombre. Ses commentaires sur l'art contemporain sont
décevants, toute son attention se tourne vers l'art du Moyen Age, de telle sorte qu'il
n'aperçoit pas la voie dans laquelle s'engage l'art moderne. De plus ses critères
artistiques sont beaucoup moins solides, il essaie alors de discerner l'apport de la foi
dans l'œuvre, tentative hasardeuse.
Dans En Route, il célèbre les primitifs italiens -qui ont employé la couleur pure et qui
ont introduit le monde naturel dans la peinture religieuse- Fra Angelico, dans La
Cathédrale, n'en est pas moins considéré, parce qu'il est moine, comme supérieur à des
laïcs tels que Van Eyck ou Quentin Metys. Huysmans voit en ces peintres-moines les
plus grands peintres religieux. Etrange critique qui se fonde sur un système de valeurs
religieuses et morales. L'art de Memling «suppose (…) l'âme d'un artiste avancé dans les
voies de la perfections»292 mais il est inférieur à celui de Van der Weyden dont
Huysmans apprécie le «coloris clair et lucide» et admire les visages extasiés, absorbés
dans la prière, des saints et des donateurs. Van der Weyden en effet excelle à rendre les
aspirations religieuses de son époque. Il exprime avec un réalisme exagéré et une
violence extérieure les émotions d'une âme agitée. Son art se caractérise par une
domination de la spiritualité sur les réalités de la forme. Huysmans est reconnaissant au
peintre d'avoir si magnifiquement exprimé la beauté surhumaine de la Vierge. Alors que
Van der Weyden d'une bourgeoise flamande fait la mère de Dieu, demeurant par son art
attaché à la foi médiévale, Botticelli lui, fait de ses vierges des Vénus tout à fait adaptées
au monde de la Renaissance et au culte nouveau de la beauté. Dans La Cathédrale,
Huysmans compare la Vierge de Van der Weyden au type populacier de celle de Van
Eyck et des rêves de «femme à front bombé, à tête en cerf-volant»293 de Memling. Sa
conversion l'amène aussi à réviser son jugement sur la peinture espagnole. Désormais
attiré par les mystiques (El Gréco, Zurbaran), il renie le lyrisme sensuel de Ribéra et
condamne son naturalisme après avoir apprécié ses coloris dans son «Emile Zola et
62
l'Assommoir». S'il modifie sa conception de l'art ancien, son attitude face à l'art
contemporain est plus déplorable encore. En effet, dans ses écrits sur les peintres
médiévaux, le Huysmans chrétien est un critique toujours avisé qui continue dans la
même voie, le Naturalisme,294 que le Huysmans d'avant la conversion; il s'intéresse aux
réussites de l'art religieux. Il fonde ses théories et son goût pour les Primitifs, et surtout,
pour Grünewald, sur le réalisme de leurs techniques. A son avis,c'est par ce réalisme que
les peintres réussirent à communiquer leur message spirituel. Cette image de l'art du
Moyen Age n'est pas nécessairement fausse. Huysmans ne perd donc pas sa perspicacité
de critique d'art mais il se montre enclin à chercher exclusivement un art chrétien au
détriment des autres tendances de l'art contemporain. Or, à son époque le christianisme
n'est pas servi par de très grands talents, c'est le "néant sur toute la ligne". Comme il
l'écrit à Emile Bernard au sujet de la colonie d'artistes, il déplore que «si les artistes sont
pieux, ils n'ont aucun talent ou s'ils ont du talent ils n'ont aucune piété». 295 Dans son
enthousiasme, dans son aveuglement, il s'attache à deux peintres relativement
médiocres, qui ne seront pas reconnus par la postérité, Paul Borel et Charles Dulac, chez
qui il recherche le sentiment religieux, mais avec quelle difficulté! En célébrant Dulac 296
dans La Cathédrale, il confond une fois encore foi et talent. Il fait dans son livre l'éloge des
lithographies du jeune artiste en qui il voit les promesses d'un art religieux
contemporain conforme à ses aspirations.L'ironie, c'est qu'un tel art se préparait à ce
moment. Si Huysmans s'était intéressé à l'art contemporain au lieu de le négliger comme
il le fait depuis sa conversion, il en aurait sans doute pris conscience. En effet, la grande
voie de l'art moderne commençait à s'ouvrir, voie qui allait être profitable au renouveau
de l'art sacré, d'abord avec les Nabis qui allèrent d'un mysticisme laïque à un mysticisme
religieux -Bernard, Verkade, Denis, Sérusier- mais aussi avec un peintre plus attachant
encore, Georges Rouault. Elève de Gustave Moreau, Rouault se trouve là, à Ligugé, mais
Huysmans ne distingue pas son génie et n'aura pas le temps de voir s'épanouir son
œuvre.
Les transpositions d'art qui avaient au début, chez lui, une valeur didactique ou
purement esthétique deviennent, après sa conversion, une méthode d'entraînement à la
suprême méthode, celle du déchiffrement mystique des formes et des couleurs, celle du
déchiffrement symbolique des œuvres plastiques. Cette méthode -si on en juge par les
erreurs commises par Huysmans sur l'art contemporain- ne semble pouvoir s'appliquer
qu'aux œuvres d'autrefois; Huysmans, pour qui la peinture a toujours eu une place
prépondérante, sera plus tard convaincu que la peinture est beaucoup plus que la
peinture que l'art doit être un cheminement vers les hauteurs; comme l'a dit un critique «il
faut passer par la peinture mais la peinture doit-être dépassée»?
La peinture aura véritablement orienté la vie de l'écrivain, elle aura joué le rôle d'un
guide spirituel. A la fin de sa vie, il n'aura même plus besoin de ce culte des images pour
s'avancer vers Dieu.
«C'est décidément bien vrai qu'il n'y a que la foi qui sauve»297
disait-il dans son premier roman. Cette foi, elle le possède, il en est habité à la fin de
sa vie, comme en témoignent ses derniers romans, mais si, grâce à sa conversion,
l'homme est sauvé, le critique, lui, est condamné.
Bibliographie
Textes de Huysmans
63
Livres
Oeuvres complètes, 18 vol. éd. Slatkine Reprints Genève 1972.
Les Grünewald du Musée de Colmar. Des Primitifs au Rétable d'Isenheim, éd. Hermann
1988.
La Retraite de Monsieur Bougran, éd. Jean-Jacques Pauvert 1964.
Correspondances
Lettres inédites à Jules Destrée, éd. Droz Genève 1967.
Lettres inédites à Edmond de Goncourt, éd. Nizet 1956.
Lettres inédites à Camille Lemonnier, éd. Droz Genève1977.
Lettres inédites à Arij Prins, 1885-1907, éd. Droz Genève 1977.
Lettres inédites à Emile Zola, annotées par Pierre Lambert, éd. Droz Genève 1953.
Articles
«Croquis et eaux fortes» Le Musée des deux mondes, avril 1875,
p. 11-14; 31-32; 47-48; 71-72.
«La Cruche cassée» Le Musée des deux mondes,.1er oct. 1875, p. 88.
«Le Bon compagnon» Le Musée des deux mondes, 1ernov. 1875, p. 5.
«Les Natures mortes» La République des lettres, 1875, p.191-194
«En Hollande» Le Musée des deux mondes, 15 fév. 1877, repris dans le Bulletin de la
société J.-K. Huysmans, 1967 n°53, p. 8-14 et 1968 n°54, p.69-76.
«Nana» L'Artiste de Bruxelles,.13 mai 1877 n°19, p. 148.
Homme d'aujourd'hui, A. Meunier, éd Vanier 1885, repris dans Cahiers de l'Herne n°47.
«Croquis d'art» Revue indépendante, avril 1887, p. 53-55
Etudes sur Huysmans
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Guyaux,.éd. de l'Herne 1985.
Huysmans. Une Esthétique de la décadence, Actes du colloque de Bâle, Mulhouse et
Colmar des 5-6 et 7 nov. 1984. Librairie Honoré Champion 1987.
Huysmans,Le Territoire des à rebours,Université Toulouse -Le-Mirail Groupe de
recherche "Les Etats du texte (XIX-XX) 1992
Audoin Philippe Huysmans, éd. Henri Veyrier 1985.
Baldick Robert La Vie de J.-K. Huysmans, éd. Denoël 1975.
Bloy Léon Sur Huysmans, éd. Complexes 1986.
Buzik Per La Luxure et la pureté. Essai sur l'œuvre de J.-K. Huysmans, éd. Didier
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Articles
65
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Grojnowski Daniel «Lecture de" Salomé" de Gustave Moreau : parole collective et parole
personnelle» Transpositions.
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des Sciences humaines, Lille III 1974 n°153.
Huygues René «L'esthétique de l'individualisme à travers Delacroix et Baudelaire» Revue
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société J-K Huysmans, 1967 n°53, p. 33-40.
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Verhaeren Emile «Le peintre Mathias Grünewald d'Aschaffenburg» La société nouvelle,
T. II. 1984, p. 661-669.
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