Anthropologie dogmatique: Définition d'un concept

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Pierre Legendre
Anthropologie dogmatique. Définition d'un concept
In: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire. Tome 105, 1996-1997. 1996. pp.
23-43.
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Legendre Pierre. Anthropologie dogmatique. Définition d'un concept. In: École pratique des hautes études, Section des
sciences religieuses. Annuaire. Tome 105, 1996-1997. 1996. pp. 23-43.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ephe_0000-0002_1996_num_109_105_12556
Anthropologie
dogmatique.
Définition
d'un
concept
par
M.
Pierre
Legendre
Aussi
banalisé
soit-il
par
un
usage
inconsidéré,
le
terme
d'anthropolo
gie
conserve
pour
l'exploration
des
montages
institutionnels
et
la
réflexion
sur
ce
qui
fait
loi
dans
l'espèce
humaine
sa
valeur
heuristique,
autant
dire
sa
fraîcheur.
De
par
sa
teneur
sémantique,
qui
fait
rappel
du
rapport
de
l'homme au logos,
il
maintient
ouvert
le
champ
des
interrogations
à
travers
lesquelles
l'espèce
douée
de
parole
fait
vivre
la
vie.
Cette
remarque
introduit,
dans
le
vaste
domaine
de
nos
disciplines,
la
question
du
crédit
de
la
parole
et,
par
voie
de
conséquence,
la
question
du
sujet
comme
ressort
ultime
de
l'édification
des
cultures.
Nous
touchons
à
des
problèmes
classiques
(le
rapport
du
mot
et
de
la
chose,
le
garant
de
la
vérité,
le
statut
du
lien
de
communication),
identifiés
de
longue
date
par
la
philosophie
ou
reformulés
par
la
linguistique
moderne,
mais
aussi
à
la
difficulté
de
prendre
acte
des
conditions
structurales
-
structure
ici,
au
sens
de
la
logique
de
construction
de
l'animal
parlant
-
dans
lesquelles
le
langage
est
institué
et
toute
société
accomplit
sa
fonction
de
fonder
le
sujet
;
entendons
:
de
le
fonder
à
vivre.
Sous
cet
éclairage,
le
vitam
instituere
'
du
droit
romain,
discours
en
position
d'ancêtre
dans
le
système
normatif
occidental,
prend
relief
théo
rique,
d'où
nous
pouvons concevoir
que
l'exigence
de
légitimité
soit
synonyme
d'exigence
de
Raison
pour
la
reproduction
de
l'espèce
et
qu'ainsi
le
principe
généalogique
soit
au
cœur
des
procédures
d'accès
à
la
rationalité
comme
il
est
au
cœur
de
l'interrogation
existentielle
du
sujet.
Sous
cet
éclairage
également,
l'anthropologie,
en
tant
que
discipline
ou
faisceau de
disciplines
constituées,
est
amenée
à
revenir
sur
elle-même,
à
faire
retour
vers
l'Occident
gestionnaire,
vers
cette
culture
ultramoderne
aux
prises
avec
la
confusion
des
plans
de
la
structure
qu'apportent
les
propagandes
de
la
scientification
généralisée.
Dénaturant
la
démarche
'La
formule
figure
au
Digeste,
1,
3, 2,
fragment
de
Marcien
(IIIe
siècle)
traduisant
un
passage
de
Démosthène
;
après
avoir
défini
la
Loi
{Lex),
il
évoque
le
pacte
commun
de
la
cité.
Annuaire
EPHE,
Section
des
sciences
religieuses.
1.
105
(1996-1997)
24
Article
liminaire
proprement
scientifique
et
subjugées
par
le
nihilisme
institutionnel
'
,
les
sociétés
euro-américaines
pratiquent
le
placage
des
concepts
et
recourent
à
cet
écran
de
pseudo-science
qui,
masquant
la
débâcle
de
la
construction
occidentale
du
sujet,
nous
évite
d'engager
une
redéfinition
critique
de
la
matière
anthropologique.
L'échéance
contemporaine
invite
à
ouvrir
la
question
du
sujet
préc
isément
-
le
sujet
confronté
à
l'Abîme
du
naître
et
du
mourir
-,
en
abor
dant
la
problématique
du
butoir
causal,
la
nécessité
hors-temps
pour
l'humanité de
«
vaincre
le
néant
»
2,
et
sur
cette
base
de
réflexion
sur
la
structure,
en
reconnaissant
la société
comme
fonction
pour
le
sujet
de
la
parole.
Il
s'agit
de
prendre
acte
de
la
dimension
dogmatique de
l'homme
et
de
la
société,
et
d'en
tirer
la conséquence
pour
nos
travaux
:
inscrire
l'objet
anthropologique
dans
une
perspective
herméneutique.
C'est
par
cette
voie
que
l'enjeu
religieux
a
les
meilleures
chances
d'être
étudié
en
des
termes
éloignés
de
la
prétention
scientiste
et
qui
soient
à
la
hauteur
des
problèmes
d'intelligibilité
posés
par
les
évolutions
en
cours.
Renouveler
le
questionnement,
à
l'ère
des
politiques
du
laisser-faire
symbolique
et
des
discours
de
contre-institution
recouvrant
l'absurdité,
suppose d'appréhender
le
légalisme
des
savoirs
dont
nous
relevons.
En
tant
que
constructeur
de
rationalité,
au
sens
des
critères
hérités
du
mont
age
occidental
de
la
Raison,
l'anthropologue
aujourd'hui,
au
versant
des
recherches
sur
ce
que
nous
nommons,
d'un
terme
romain
canonisé
par
le
christianisme
3,
puis
reçu
par
l'institutionnalité
laïque,
religion,
tourne
dans
une
cage
historique.
Par
crainte
de
trahir
tantôt
la
philosophie
des
Lumières,
tantôt
la
doxa
marxiste
(la
religion
superstructure),
tantôt
tel
canevas
opérationnel
fixé
(ainsi le
schème
Nature
/
Culture),
le
phéno
mène
religieux
a
été
progressivement
noyé,
en
même
temps
que
la
problématique
du
sujet
et
de
la
représentation.
Et
l'on
en
arrive
à
l'accomplissement
de
ce
que
C.
Lévi-Strauss
résumait
par
une
fascinante
formule,
dans
les
pages
consacrées
à
sa
controverse
avec
Sartre
:
«
...le
but
dernier
des
sciences
humaines
n'est
pas de
constituer
l'homme,
mais
de
le
dissoudre»4.
Historiquement
marquée,
mais typique
de
l'esprit
occidental,
cette
position
impériale
présente
l'inconvénient
de
soustraire
notre
propre
fabrique
de
l'homme
à
l'investigation
;
elle
ferme
par
avance
la
porte
à
la
problématisation
que propose
l'étude
des
montages
dogmatiques.
1
Je
fais
allusion
ici
aux
idéologies
récurrentes
d'abolition
du
droit
sous
l'égide
d'un
méta-droit,
ou
d'un
au-delà
du
droit,
révolutionnaire
;
sur
cette
question
légal
nihilism
»),
restituée
à
l'ensemble
normatif
occidental
sur
la
longue
durée,
H.J.
Berman,
Law
and
Révolution.
The
Formation
ofthe
Western
Légal
Tradition,
Harvard
University
Press,
1983,
p.
37-38.
2Notation
à
propos
de
l'œuvre
du
facteur
Cheval.
3
Inventaire
de
textes
par
M.
Sachot,
«
Comment
le
christianisme
est-il
devenu
religio
?
»,
Revue
des
sciences
religieuses,
59
(1985),
p.
95-1
18.
4C.
Lévi-Strauss,
La
Pensée
sauvage,
Paris,
Pion,
p.
326.
Pierre
Legendre
25
Si
l'on
y
réfléchit,
c'est
dans
un
contexte
de
méconnaissance,
par
l'anthropologie,
des
sources
autant
philosophiques
que
théologiques
et
juridiques
de
l'objectivisme
moderne,
que
prend
sens
la
réhabilitation
du
concept
de
dogmatique,
si
adéquat
et
riche
de
leçons.
Jugé
incompatible
avec
les
idéaux
scientifiques,
associé
au
mépris
pour
les
vestiges
religieux
de
la
textualité
européenne
ou
encore
aux
discours
totalitaires,
le
terme
est
banni,
sans
qu'on
porte
attention
non
seulement
au
rôle
d'une
telle
notion
dans l'émergence
et
la
classification
des
sciences
',
mais
surtout
à
ce
que
ce
mot
nous
dit
de
la
communication
humaine.
Le
terme
grec
dogma
renvoie
à
ce
qui
paraît,
qui
apparaît,
qui
semble
et
se
fait
voir,
jusque
dans
la
feinte.
Puis,
le
mot,
si
on
l'associe
à
doxa
(formé
sur
le
même
verbe),
nous
entraîne
sur
deux
versants
de
la
signification,
que
mobilisent
les
systèmes
d'organisation
sociale
du
discours
:
d'un
côté,
les
axiomes
fondateurs,
principes
ou
décisions
;
de
l'autre,
les
honneurs,
l'embellisse
ment,
le
décor
2.
De
là,
on
notera
que
ce
qui
se
déclare
et
s'enseigne
par
l'expression
dogme
se
rapporte
au
discours
de
la
vérité
légale
et
honorée
comme
telle,
discours
de
ce
qui
est
dit
parce
que
cela
doit
être
dit.
Ce
qui
est
dans
ce
doit
être
dit,
entendons-le
au
sens
d'une
dette
rituelle,
non
pas
au
sens
de
devoir
reconnaître
le
vrai
dans
une
démarche
scientifique.
Ainsi,
dogmatique
vise
le
mécanisme
d'un
discours
spécifique,
impli
quant
un
espace
propre
d'origine
du
message
-
espace
d'essence
théâtrale
auquel
se
réfèrent
les
destinataires,
lieu
de
provenance
d'une
vérité
légale
socialement
mise
en
scène.
Un
exemple-type
est
Y
emblème,
expression
la
plus
simple
de
la
manœuvre
théologico-politique
des
images
3,laïcisée
et
vulgarisée
sous
le
régime
industriel
par
les
techniques
publicitaires.
La
foi
aux
emblèmes
est
indicative
du
maniement
de
l'indicible
par
toutes
les
sociétés,
des
truquages
auxquels
font
nécessairement
appel
les
systèmes
institutionnels
pour
«
parler
»,
du
noyau
subjectif
enfin
en
chaque
indi
vidu,
à
la
fois
adresse
et
matériau
de
la
production
dogmatique
des
cultures.
Retenons
que la
dogmaticité
est
indissociable
des
élaborations
1
Sur
l'évolution
du
concept
de
dogmatique,
concept-pivot
de
la
distinction
des
champs
de
la
médecine,
des
sciences
naturelles
et
du
droit,
voir
l'étude
d'un
historien
du
droit,
M.
Herberger,
Dogmatik.
Zur
Geschichte
von
Begriff
und
Méthode
in
Medizin
und
Jurisprudenz,
Francfort,
Klostermann,
1981.
2Voir
le
verbe
dokeô,
dont
relèvent
les
substantifs
dogma
et
doxa
(trad.
latine
de
doxa
:
decus)
;
Liddell-Scott,
Greek-English
Lexicon
(édit.
1968),
p.
441-442
et
444,
et
P.
Chantraine,
Dictionnaire
étymologique
de
la
langue
grecque,
Paris,
1983,
p.
290-291
.
Cf.
mes
remarques
et
bibliographie
dans
Leçons
II
(L'Empire
de
la
Vérité),
Paris,
Fayard,
1983,
p.
29-31.
^Formé
sur
le
verbe
emballa
(=
jeter
à
l'intérieur),
le
substantif
emblèma
désigne
ce
qui
est
appliqué
sur
le
fer,
le
bois,
ce
qui
est
greffé,
incrusté.
Un
équivalent
latin,
dans
la
langue
des
juristes
romains
et
des
glossateurs
médiévaux,
est
inustio,
la
marque
au
fer
de
l'esclave,
terme
qu'on
rencontre
dans
le
canon
Sed
et
illud
Gratien
définit
la
culture
(cf.
plus
loin,
note
37).
À
partir
de
la
Renaissance,
dans
la
descendance
du
juriste
Alciat,
la
littérature
des
Emblèmes
devient
un
genre
en
théologie
politique
;
exemple,
J.
Bornitius,
Emblematum
Ethico-Politicorum,
Sylloge
prior,
Heidelberg,
1664.
26
Article
liminaire
par
lesquelles
se
jouent,
pour
les
individus
comme
à
l'échelle
des
sociétés,
les
mises
de
l'identité
et,
à
travers
celles-ci,
la
conquête
de
la
Raison.
Les
brèves observations
ci-dessous
visent
à
préciser
les
éléments
théoriques
qui
soutiennent
le
concept
d'anthropologie
dogmatique,
puis
à
revenir
sur
la
notion
de
société,
de
nos
jours
si
peu
critiquée
et
reprise
ici
dans
une
perspective
herméneutique,
enfin
à
interroger
à
nouveau
le
terme
de
religion,
devenu
imprécis
et
peut-être
obsolète.
1
-
Prémisses
théoriques
Partons
d'un
constat.
Hors
de
l'univers
théologien,
il
n'est
plus
désormais
d'abord
théorique
de
la
dogmaticité
que
dans
des
cercles
spécialisés
de
juristes,
à
propos
principalement
de
l'argumentation
autour
de
l'opposition
science
et
dogme.
Non
pas
que
ces
débats
sur
la
logique
et
l'épistémologie,
alimentés
souterrainement
depuis
le
XIXe
siècle
par
l'illusion
d'élever
le
droit
«
à
la
hauteur
d'une
science
»
l,
soient
sans
importance
historique
ou
dénués
d'influence
sur
les
pratiques
juridiques
contemporaines
(talonnées selon
les
domaines
par
la
biologie
ou
la
gestion),
mais
ils
ne
sauraient
éclaircir
la
nature
du
phénomène
normatif
dont
participe
le
droit,
son
noyau
dur
pour
l'Occident
moderne.
Or,
ce
qu'amène
la
réappropriation
du
concept
de dogmatique
comme
instrument
d'analyse
de
la
constitution
sociale
de
la
parole,
ou
de
l'entre-
appartenance
de
l'homme
et
de
la
culture,
c'est
de
dépasser
le
cadre
dessiné
par
la
première
des
Révolutions européennes,
la
Révolution
médiévale
de
l'interprète
(avènement
du
système
romano-canonique
et
de
la scolastique
des
glossateurs),
d'ouvrir
une
brèche
dans
cet
espace
de
répétition
se
situe
le
droit,
espace
par
hypothèse
fermé
qui,
à l'égal
de
tous
les
systèmes
normatifs
inventés
par
l'humanité,
ne
peut
de
l'intérieur
se
saisir.
Voir
de
l'extérieur
et
d'un
regard
«
froid
»
le
système
normatif
de
tradition
ouest-européenne
suppose
de
franchir
un
pas
théorique
:
admettre
qu'une
structure
universelle,
un
principe
de
construction
de
l'animal
parlant
est
à
l'œuvre
dans
la
manifestation
normative
comme
telle,
dont
par
conséquent
nous
devons
rechercher
la
finalité
dans
une
logique
structurale
et
par
les
moyens
appropriés.
Dès
lors,
à
travers
cette
mise
à
distance
du
droit
censé
monopoliser
la
dogmaticité dans
le
gouvernement
social,
c'est l'ensemble
des
montages
de
la
culture
qui
se
trouve
mis
à
découvert,
en
même
temps
que
s'offre
une
voie
d'accès
plus
libre
vers
le
phénomène
normatif
et
sa
diversification planétaire.
L'anthropologie
fait
ici
son
entrée,
en
portant
sur
l'Occident
un
regard
d'étranger.
Voir
les
indications
de
T.
Giaro,
«L'argumentation
dogmatique
et
l'argumentation
scientifique
»,
Rechtshistorisches
Journal,
13
(1994),
p.
271-302.
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