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Pierre Legendre, Anthropologie dogmatique. Définition d'un concept

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Pierre Legendre
Anthropologie dogmatique. Définition d'un concept
In: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire. Tome 105, 1996-1997. 1996. pp.
23-43.
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Legendre Pierre. Anthropologie dogmatique. Définition d'un concept. In: École pratique des hautes études, Section des
sciences religieuses. Annuaire. Tome 105, 1996-1997. 1996. pp. 23-43.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ephe_0000-0002_1996_num_109_105_12556
Anthropologie dogmatique.
Définition d'un concept
par M. Pierre Legendre
Aussi banalisé soit-il par un usage inconsidéré, le terme d'anthropolo
gie
conserve pour l'exploration des montages institutionnels et la réflexion
sur ce qui fait loi dans l'espèce humaine sa valeur heuristique, autant dire
sa fraîcheur. De par sa teneur sémantique, qui fait rappel du rapport de
l'homme au logos, il maintient ouvert le champ des interrogations à
travers lesquelles l'espèce douée de parole fait vivre la vie.
Cette remarque introduit, dans le vaste domaine de nos disciplines, la
question du crédit de la parole et, par voie de conséquence, la question du
sujet comme ressort ultime de l'édification des cultures. Nous touchons là
à des problèmes classiques (le rapport du mot et de la chose, le garant de
la vérité, le statut du lien de communication), identifiés de longue date par
la philosophie ou reformulés par la linguistique moderne, mais aussi à la
difficulté de prendre acte des conditions structurales - structure ici, au
sens de la logique de construction de l'animal parlant - dans lesquelles le
langage est institué et toute société accomplit sa fonction de fonder le
sujet ; entendons : de le fonder à vivre.
Sous cet éclairage, le vitam instituere ' du droit romain, discours en
position d'ancêtre dans le système normatif occidental, prend relief théo
rique, d'où nous pouvons concevoir que l'exigence de légitimité soit
synonyme d'exigence de Raison pour la reproduction de l'espèce et
qu'ainsi le principe généalogique soit au cœur des procédures d'accès à la
rationalité comme il est au cœur de l'interrogation existentielle du sujet.
Sous cet éclairage également, l'anthropologie, en tant que discipline ou
faisceau de disciplines constituées, est amenée à revenir sur elle-même, à
faire retour vers l'Occident gestionnaire, vers cette culture ultramoderne
aux prises avec la confusion des plans de la structure qu'apportent les
propagandes de la scientification généralisée. Dénaturant la démarche
'La formule figure au Digeste, 1, 3, 2, fragment de Marcien (IIIe siècle)
traduisant un passage de Démosthène ; après avoir défini la Loi {Lex), il évoque le
pacte commun de la cité.
Annuaire EPHE, Section des sciences religieuses. 1. 105 (1996-1997)
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Article liminaire
proprement scientifique et subjugées par le nihilisme institutionnel ' , les
sociétés euro-américaines pratiquent le placage des concepts et recourent à
cet écran de pseudo-science qui, masquant la débâcle de la construction
occidentale du sujet, nous évite d'engager une redéfinition critique de la
matière anthropologique.
L'échéance contemporaine invite à ouvrir la question du sujet préc
isément - le sujet confronté à l'Abîme du naître et du mourir -, en abor
dant la problématique du butoir causal, la nécessité hors-temps pour
l'humanité de « vaincre le néant » 2, et sur cette base de réflexion sur la
structure, en reconnaissant la société comme fonction pour le sujet de la
parole. Il s'agit de prendre acte de la dimension dogmatique de l'homme
et de la société, et d'en tirer la conséquence pour nos travaux : inscrire
l'objet anthropologique dans une perspective herméneutique. C'est par
cette voie que l'enjeu religieux a les meilleures chances d'être étudié en
des termes éloignés de la prétention scientiste et qui soient à la hauteur des
problèmes d'intelligibilité posés par les évolutions en cours.
Renouveler le questionnement, à l'ère des politiques du laisser-faire
symbolique et des discours de contre-institution recouvrant l'absurdité,
suppose d'appréhender le légalisme des savoirs dont nous relevons. En
tant que constructeur de rationalité, au sens des critères hérités du mont
age occidental de la Raison, l'anthropologue aujourd'hui, au versant des
recherches sur ce que nous nommons, d'un terme romain canonisé par le
christianisme 3, puis reçu par l'institutionnalité laïque, religion, tourne
dans une cage historique. Par crainte de trahir tantôt la philosophie des
Lumières, tantôt la doxa marxiste (la religion superstructure), tantôt tel
canevas opérationnel fixé (ainsi le schème Nature / Culture), le phéno
mène religieux a été progressivement noyé, en même temps que la
problématique du sujet et de la représentation. Et l'on en arrive à
l'accomplissement de ce que C. Lévi-Strauss résumait par une fascinante
formule, dans les pages consacrées à sa controverse avec Sartre : « ...le but
dernier des sciences humaines n'est pas de constituer l'homme, mais de le
dissoudre»4. Historiquement marquée, mais typique de l'esprit
occidental, cette position impériale présente l'inconvénient de soustraire
notre propre fabrique de l'homme à l'investigation ; elle ferme par avance
la porte à la problématisation que propose l'étude des montages
dogmatiques.
1 Je fais allusion ici aux idéologies récurrentes d'abolition du droit sous l'égide
d'un méta-droit, ou d'un au-delà du droit, révolutionnaire ; sur cette question
(« légal nihilism »), restituée à l'ensemble normatif occidental sur la longue durée,
H.J. Berman, Law and Révolution. The Formation ofthe Western Légal Tradition,
Harvard University Press, 1983, p. 37-38.
3 Inventaireà de
2Notation
propos
textes
depar
l'œuvre
M. Sachot,
du facteur
« Comment
Cheval. le christianisme est-il devenu
religio ? », Revue des sciences religieuses, 59 (1985), p. 95-1 18.
4C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Pion, p. 326.
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Si l'on y réfléchit, c'est dans un contexte de méconnaissance, par
l'anthropologie, des sources autant philosophiques que théologiques et
juridiques de l'objectivisme moderne, que prend sens la réhabilitation du
concept de dogmatique, si adéquat et riche de leçons. Jugé incompatible
avec les idéaux scientifiques, associé au mépris pour les vestiges religieux
de la textualité européenne ou encore aux discours totalitaires, le terme est
banni, sans qu'on porte attention non seulement au rôle d'une telle notion
dans l'émergence et la classification des sciences ', mais surtout à ce que
ce mot nous dit de la communication humaine. Le terme grec dogma
renvoie à ce qui paraît, qui apparaît, qui semble et se fait voir, jusque dans
la feinte. Puis, le mot, si on l'associe à doxa (formé sur le même verbe),
nous entraîne sur deux versants de la signification, que mobilisent les
systèmes d'organisation sociale du discours : d'un côté, les axiomes
fondateurs, principes ou décisions ; de l'autre, les honneurs, l'embellisse
ment,
le décor 2. De là, on notera que ce qui se déclare et s'enseigne par
l'expression dogme se rapporte au discours de la vérité légale et honorée
comme telle, discours de ce qui est dit parce que cela doit être dit. Ce qui
est dû dans ce doit être dit, entendons-le au sens d'une dette rituelle, non
pas au sens de devoir reconnaître le vrai dans une démarche scientifique.
Ainsi, dogmatique vise le mécanisme d'un discours spécifique, impli
quant un espace propre d'origine du message - espace d'essence théâtrale
auquel se réfèrent les destinataires, lieu de provenance d'une vérité légale
socialement mise en scène. Un exemple-type est Y emblème, expression la
plus simple de la manœuvre théologico-politique des images 3,laïcisée et
vulgarisée sous le régime industriel par les techniques publicitaires. La foi
aux emblèmes est indicative du maniement de l'indicible par toutes les
sociétés, des truquages auxquels font nécessairement appel les systèmes
institutionnels pour « parler », du noyau subjectif enfin en chaque indi
vidu, à la fois adresse et matériau de la production dogmatique des
cultures. Retenons que la dogmaticité est indissociable des élaborations
1 Sur l'évolution du concept de dogmatique, concept-pivot de la distinction des
champs de la médecine, des sciences naturelles et du droit, voir l'étude d'un
historien du droit, M. Herberger, Dogmatik. Zur Geschichte von Begriff und
Méthode in Medizin und Jurisprudenz, Francfort, Klostermann, 1981.
2Voir le verbe dokeô, dont relèvent les substantifs dogma et doxa (trad. latine
de doxa : decus) ; Liddell-Scott, Greek-English Lexicon (édit. 1968), p. 441-442 et
444, et P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris,
1983, p. 290-291 . Cf. mes remarques et bibliographie dans Leçons II (L'Empire de
la Vérité), Paris, Fayard, 1983, p. 29-31.
^Formé sur le verbe emballa (= jeter à l'intérieur), le substantif emblèma
désigne ce qui est appliqué sur le fer, le bois, ce qui est greffé, incrusté. Un
équivalent latin, dans la langue des juristes romains et des glossateurs médiévaux,
est inustio, la marque au fer de l'esclave, terme qu'on rencontre dans le canon Sed
et illud où Gratien définit la culture (cf. plus loin, note 37). À partir de la
Renaissance, dans la descendance du juriste Alciat, la littérature des Emblèmes
devient un genre en théologie politique ; exemple, J. Bornitius, Emblematum
Ethico-Politicorum, Sylloge prior, Heidelberg, 1664.
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Article liminaire
par lesquelles se jouent, pour les individus comme à l'échelle des sociétés,
les mises de l'identité et, à travers celles-ci, la conquête de la Raison.
Les brèves observations ci-dessous visent à préciser les éléments
théoriques qui soutiennent le concept d'anthropologie dogmatique, puis à
revenir sur la notion de société, de nos jours si peu critiquée et reprise ici
dans une perspective herméneutique, enfin à interroger à nouveau le terme
de religion, devenu imprécis et peut-être obsolète.
1 - Prémisses théoriques
Partons d'un constat. Hors de l'univers théologien, il n'est plus
désormais d'abord théorique de la dogmaticité que dans des cercles
spécialisés de juristes, à propos principalement de l'argumentation autour
de l'opposition science et dogme. Non pas que ces débats sur la logique et
l'épistémologie, alimentés souterrainement depuis le XIXe siècle par
l'illusion d'élever le droit « à la hauteur d'une science » l, soient sans
importance historique ou dénués d'influence sur les pratiques juridiques
contemporaines (talonnées selon les domaines par la biologie ou la
gestion), mais ils ne sauraient éclaircir la nature du phénomène normatif
dont participe le droit, son noyau dur pour l'Occident moderne.
Or, ce qu'amène la réappropriation du concept de dogmatique comme
instrument d'analyse de la constitution sociale de la parole, ou de l'entreappartenance de l'homme et de la culture, c'est de dépasser le cadre
dessiné par la première des Révolutions européennes, la Révolution
médiévale de l'interprète (avènement du système romano-canonique et de
la scolastique des glossateurs), d'ouvrir une brèche dans cet espace de
répétition où se situe le droit, espace par hypothèse fermé qui, à l'égal de
tous les systèmes normatifs inventés par l'humanité, ne peut de l'intérieur
se saisir. Voir de l'extérieur et d'un regard « froid » le système normatif
de tradition ouest-européenne suppose de franchir un pas théorique :
admettre qu'une structure universelle, un principe de construction de
l'animal parlant est à l'œuvre dans la manifestation normative comme
telle, dont par conséquent nous devons rechercher la finalité dans une
logique structurale et par les moyens appropriés. Dès lors, à travers cette
mise à distance du droit censé monopoliser la dogmaticité dans le
gouvernement social, c'est l'ensemble des montages de la culture qui se
trouve mis à découvert, en même temps que s'offre une voie d'accès plus
libre vers le phénomène normatif et sa diversification planétaire.
L'anthropologie fait ici son entrée, en portant sur l'Occident un regard
d'étranger.
Voir les indications de T. Giaro, «L'argumentation dogmatique et
l'argumentation scientifique », Rechtshistorisches Journal, 13 (1994), p. 271-302.
Pierre Legendre
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Encore faut-il appréhender les conditions d'une telle entrée, mettant
sur la sellette l'anthropologue d'aujourd'hui. L'occidentalisation du
questionnement n'a pas seulement abouti à désintégrer les procédures
dites traditionnelles de l'interprétation, pour ne plus reconnaître, à
l'échelle mondiale désormais, qu'un mode unique de traduction de ce qui
fait loi pour l'homme, à savoir le primat de la scientification, associée au
libéralisme et à la démocratie '. Nous nous sommes déchargés, à travers
l'ethnologie scientifique, de la question des questions, inaugurale des
dispositifs de parenté et d'alliance, mais aussi hantise inconsciente du
sujet : Y inceste. Sans doute le ressort le plus apparent du maniement de
l'institutionnalité - sur quelle base l'humanité se reproduit-elle ? - a-t-il
été avec justesse repéré, comme point nodal d'une problématique d'en
semble,
résumable sous un vocable hérité du droit romain : V Interdit,
notion malaxée, enrichie par les recherches et d'une complexité théorique
qui n'a plus grand chose à voir avec son origine technique, sauf à nous
saisir de la littéralité du mot 2. Mais avons-nous vraiment compris l'in
ceste,
en ce que ce concept renvoie au pouvoir social d'instituer la
Raison ?
La tâche est à nouveau, pour reprendre une expression de Mauss,
d'isoler le problème de la Raison 3. C'est par un effet en retour inattendu,
*La Démocratie a pris statut de substitut laïque du divin, dans la mise en scène
des emblèmes fondateurs au nom desquels les systèmes normatifs de tradition
ouest-européenne enseignent la vérité de tout lien ; autrement dit, elle a pris statut
en tant qu'inscription dogmatique au lieu structural du Tiers. Pour étudier ce
versant du religieux non identifié dans la culture ultramoderne, la prise en compte
de l'économie et du Management associé à la Démocratie, son discours de
légitimation, s'impose. La revendication dogmaticienne des pratiques de marché est
patente, à travers la réflexion théorique spécialisée - ainsi, 0. Anghern, « Die
ethische Dimension des Marketing », Marketing. Gesammelte Aufsâtze von
0. Angehrn, Zurich, Schultess, 1981, p. 317 ss. - et l'évolution actuelle des grandes
Revues d'affaires, notamment Harvard Business Review (mondialement connue).
2La notion technique d' interdictum concerne la procédure à l'époque classique.
Cependant, sa définition par Gaius (milieu du IIe s.) est, pour nous, d'une portée
générale, Institutiones, 4, 139 : « Certis... ex causis praetor aut proconsul
principaliter auctoritatem suant finiendis controversiis (interponit) » ; son
adaptation pourrait être : un dire, légalement prononcé (par le pouvoir en fonction),
interpose son autorité, pour conduire à bon terme certaines controverses. D'où, les
éléments suivants : a) un dire d'interposition (à l'adresse de qui ?), b) ce dire fait
jouer le concept d'autorité (qu'est-ce que l'autorité ?), c) il s'agit de mener à leur
fin des controverses (quelle fin, quelles controverses ?). Nous avons là un schéma
d'étude structurale.
3 La remarque de Mauss est restituée à son contexte par M. Fournier, Marcel
Mauss, Paris, Fayard, 1994, p. 253.
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Article liminaire
dans le contexte de débâcle des États occidentaux mis en échec dans leur
fonction structurale de fonder et garantir la Raison généalogique l, que les
inventaires capitalisés par l'ethnologie prennent valeur d'avertissement : y
a-t-il dans l'humanité deux poids et deux mesures, une logique pour les
sociétés sauvages, une autre pour l'Occident, soit d'un côté le sujet aliéné
dans les tabous, de l'autre le sujet libéré ? À moins de considérer que la
condition humaine doit connaître une mutation, basculant dans Vanomie,
l'anthropologie se trouve sollicitée de rouvrir la question de l'Interdit.
L'Interdit est l'impératif normatif mis en œuvre. Il n'est plus possible
d'en étudier le principe et les implications sans avoir pris acte de la scène
inconsciente de l'homme, mais il est vain d'attendre de la psychanalyse
une méthode à transposer ou des concepts prêts à l'emploi, comme y
invite une prétendue ethno-psychanalyse, typique de nos ressassements.
Le champ de la normativité, en tant que coextensif à la question du sujet et
tel que Freud esquissa de le défricher, étant tombé en jachère, la
psychanalyse demeure coupée de l'interrogation sur l'institution des
filiations, au grand dam de la clinique, aujourd'hui en pleine confusion.
Corrélativement, l'impasse des projections, sur la scène sociale, du sujet
conçu comme sujet insulaire, autour de problèmes mal posés (ainsi,
l'Œdipe est-il universel ?) dénotant une méconnaissance de l'enjeu
logique, ou de thèmes accordés aux idéaux d'un néo-nominalisme de
pacotille (la société des sujets pris un à un du lacanisme), souligne la
fragilité des transferts de notions, quand le plan dogmatique et sa portée
structurale (comme c'est le cas pour l'Œdipe) sont devenus inabordables.
Prendre acte de la scène inconsciente veut dire, pour l'anthropologue,
s'inscrire dans une démarche proche de celle du peintre Magritte, accueill
ir
selon son mot l'idée de « mystère », comprendre ce qui rend plausible
cette scène postulée par Freud : comprendre, à la manière dont les arts du
XXe siècle ont saisi ce dont il s'agit, non pour copier quelque recette, mais
pour appréhender « l'autre côté » 2. Or, ce dont il s'agit dans V inceste,
entendu si j'ose dire métaphysiquement, hors du giron positiviste, et dans
le meurtre que travaillent les mythes de séparation (ici, Œdipe Roi de
Sophocle, repris par Freud), c'est de l'accès de l'humain à la négativité,
un accès sur fond d'opacité vaincue, d'inconnaissable habité par le sujet à
travers la construction de langage que porte l'Interdit. M'inspirant d'une
formulation néoplatonicienne, je dirai : l'humain apprend à « marcher
'Le système des filiations est aujourd'hui en déroute. Voir le cas d'une mère
divorcée transsexuelle changée en « homme », qui demande à être déclarée « père »
de son enfant en l'adoptant. Faisant droit à cette requête, le juge reprend l'argument
des experts psy : « ...pour l'enfant, sa mère est morte ; il en a fait son deuil » ;
cf. Recueil de jurisprudence du Québec, 1988, p. 1 138-1 144.
2La formule est du dessinateur autrichien A. Kubin (1877-1959), auteur d'un
roman fantastique portant ce titre. Entendons-la au sens freudien de « l'autre
scène », désignant l'inconscient.
Pierre Legendre
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dans le vide » l . L'espèce ne cesse pas de tourner autour de ce point
central, l'essence de la problématique de l'Interdit. S'engager dans cette
étude appelle la liberté critique, le sens de l'autonomie d'un domaine
indéfiniment neuf et résistant aux méthodes annulatoires promues par les
sciences sociales d'aujourd'hui, enfin l'effort d'appréhender la fonction
dogmatique dans la culture comme fonction de conservation du
questionnement.
Dans cette perspective, l'Interdit est la mise en œuvre de la négativité,
à partir du noyau normatif qui donne statut de Raison à la reproduction de
l'espèce, soutenue par la reproduction du questionnement. L'instauration
du ne pas, de l'écart signifié par la prohibition de l'inceste, irradie le
système de la culture, parce qu'il y a là le foyer des représentations inst
ituées de la causalité, à partir du pourquoi des lois ? L'anthropologie
dogmatique est le dépassement de l'expression sociologique de cette
prohibition, en intégrant le sujet de la représentation dans nos travaux. On
aperçoit ainsi qu'à travers la question du fondement, jouent plusieurs
niveaux de discours, que la tradition occidentale, comme toute tradition,
nous met sous les yeux : le niveau posant la rationalité qui fonde les
casuistiques légales, et le niveau qui fait écho au tourment subjectif des
images ; soit, d'un côté le raisonnement d'Augustin sur l'amour social
(socialis dilectio) repris par les juristes médiévaux 2, de l'autre le poème
d'Ovide contant la plainte nostalgique de Myrrha, fille amoureuse de son
père, contre les lois scélérates (malignas leges) de la prohibition 3. Cet
exemple illustre que le montage normatif de base opère une dialectisation
entre l'exigence du politique dans la culture (légitimer les catégories de la
reproduction) et cette autre exigence vitale : que le sujet assume pour son
compte le pourquoi ? de l'écart.
L'expression est de Damascius, à propos du rien, cf. Traité des premiers
principes, I, 8, 1 (édit. Westerink-Combès, Paris, Belles Lettres, 1986). Sur ce
thème, Ph. Hoffmann, « L'expression de l'indicible dans le néoplatonisme grec, de
Plotin à Damascius », Cahiers de philosophie de l'Université Paris XII, 2 (1997)
(« Dire l'évidence »), p. 379, n. 172.
Augustin (Cité de Dieu, 15, 16) interroge la scène biblique du premier
couple : Adam, père et beau-père de ses enfants, Eve, mère et belle-mère. S'il y
avait eu deux femmes, l'une mère et l'autre belle-mère, l'amour social eût tissé ses
liens avec plus de profusion (« ... quae si duae feminae fuissent, altéra mater altéra
socrus, copiosius se socialis dilectio colligaret »). Le passage figure dans le Décret
sous la rubrique « Quare constitutum fit, ne consanguineas ducamus uxores »,
Cause 35, question 1, canon unique, suivi d'un dictum où Gratien retrace l'exégèse
sur laquelle se fonde la fixation canonique des degrés interdits ; ce texte et ses
commentaires constituent le premier étayage théorique des droits modernes
concernant l'inceste. Les développements d'Augustin ont suscité des remarques à
caractère anthropologique ; cf. P. Moreau, « Plutarque, Augustin, Lévi-Strauss :
prohibition de l'inceste et mariage préférentiel dans la Rome primitive », Rev. belge
de philologie et d'histoire, 56 (1978), p. 41-54.
3 Métamorphoses, X, vers 329-330.
30
Article liminaire
Si la négativité ainsi entendue est à la fois la clé de voûte des
constructions normatives et point de rencontre, littéralement métap
hysique,
de l'individu et de la société, on peut alors comprendre que
l'écart, un vide constitutif-du lieu où s'inscrit le discours du fondement,
soit le tiers terme permettant à la relation humaine d'exister comme repré
sentation
et dans son effectuation, quels que soient les contenus de
discours. Nos considérations ici sont de pure logique. L'Interdit est sans
fondement scientifique, en ce sens que sa justification ne peut être
qu'usage métaphorique du vide, théâtralisation d'un ultime pourquoi ?,
mise en scène de l'infaillibilité des images instituées, fondatrices pour le
sujet. Les cultures le savent, d'un savoir qui n'est pas scientifique, mais
esthétique, comme en témoigne avec justesse la plus haute pensée mise en
musique populaire * . Nous avons affaire à la dimension du butoir causal
des cultures, à une aporie structurale, très bien dite par Dante évoquant
« le principe qui manque » 2. Et s'il est plausible de revenir là-dessus, par
la voie théorique étudiant la dogmaticité, c'est pour envisager les procé
dures d'accréditation de la parole, analyser les modes d'allégeance des
sociétés à la structure ternaire spécifique de l'humain, rechercher com
ment Fultramodernité témoigne de la nécessité logique d'affronter les
questions où manque le passage (apodes) 3.
Si l'on tire sur le fil de la problématique de l'inceste, la fonction dog
matique
se dévoile, en ce qu'elle laisse transparaître, au sein des cultures,
la construction des effets normatifs qui font de l'animal parlant un sujet
institué. Cette fonction, qui table sur les grands moyens de la théâtralité
sociale (la vocation symbolique des sociétés), se résout en une vaste
opération de crédit qu'on peut étudier à partir de la mise en scène de la
Référence tierce (dans les traditions du Livre, la Révélation). Toute
Référence fonctionne comme discours-créancier, maître de scénarios à
valeur mythique, instance à qui se paye la dette de la ritualité et garant des
images fondatrices des filiations (les figures du Muttertum et du
Vatertum). Ainsi, la question de l'Interdit, qui postulant et alimentant
l'univers entier de la représentation désexualise le sexe et touche à la fois
à l'inceste et à son autre face, le meurtre, nous renvoie au phénomène du
langage, à la structure ternaire du signe lui-même, enfin à ce que la cl
inique
de la psychanalyse peut nous enseigner de la triangulation œdi
pienne
du sujet. Ces notations portent loin, car non seulement elles enga1 Ainsi, le chant yiddish célébrant « l'Énigme éternelle » repris par M. Ravel,
Songs. 1896-1914, New York, Dover Publications, 1990, p. 129-131 : « Le monde
pose la vieille question / Tra la la tra la la la la / Et si l'on ne peut te répondre /
Tra la la... /Le monde pose la vieille question /... »
2À propos de la quadrature du cercle, Divine Comédie, Paradis, chant 33,
vers 133-135.
3I1 faut rappeler l'importance, dans la tradition juridique, de la problématique
des réponses aux questions impossibles à traverser, autour d'interrogations telles
que : peut-on changer de sexe ? un mort peut il engendrer ? Sur le raisonnement
pour frayer le passage, indications dans mes Leçons IV, Paris, Fayard, 1985, p. 361362.
Pierre Le gendre
31
gent à réinvestir sur de nouvelles bases l'interrogation relative aux sources
logiques de ce que l'Occident nomme religion, mais nous avons à renouer,
par-delà l'anthropologie sociologique dominante, avec l'énigme en sus
pens dans l'anthropologie biologique ou physique : dans quelles condi
tions structurales l'espèce est-elle entrée dans le langage ? Plus
précisément, comment a-t-elle conquis d'accéder à la symbolisation de la
négativité, hors de laquelle il n'est pas de parole, mais seulement des
signaux ' ?
2 • Texte, société, interprétation. Remarques herméneutiques
La dimension institutionnelle du langage et la question du fondement
dans l' entre-appartenance du sujet et de la culture conduisent à étudier la
structure ternaire, de telle sorte qu'apparaisse au premier plan l'interroga
tion
sur la légitimité, sur le mécanisme de l'allégeance à ce qui fait loi
pour l'animal parlant.
Nous devons, dans cette perspective, rejeter la thèse venue de
l'engineering social, selon laquelle la normativité se résoudrait en une
régulation objective, c'est-à-dire hors de la dramatisation du pourquoi ?
inhérente à la condition humaine. On en connaît les suites chez les juristes,
l'objectivisme qui aboutit en Occident à l'effondrement de la fonction
totémique des États-garants de la Raison des filiations et à la dévastation
symbolique infligée aux nouvelles générations : le constat de la « perte des
repères » est un discours de délégitimation pure et simple. Ce détourne
ment
de la démarche scientifique est entretenu à vaste échelle par une
sociologie bien éloignée de l'horizon d'un Mauss ou d'un Berque et qui,
tournant le dos à la pensée, exprime le fondamentalisme gestionnaire à
l'ère du Management généralisé. Aux antipodes d'une telle position, la
modernisation de la recherche dans le domaine circonscrit par l'anthropo
logie
dogmatique appelle une réflexion herméneutique, portant précisé
ment
sur le rapport de la société au logos.
Pour être ici pertinente, la notion de société doit être revisitée, sous
peine d'être en porte-à-faux dans une investigation en rupture avec les
idéaux gestionnaires contemporains. S'agissant d'introduire la question du
sujet et de l'institution de la Raison dans l'étude de l'objet anthropolo
gique,
nous avons forcément affaire au pouvoir généalogique, élément
déterminant pour définir le concept : la société devient ainsi une fonction
de parole et s'adresse au parlant, et celui-ci n'est plus seulement l'indi*Le problème de la fonction du meurtre et de sa transposition en systèmes
sacrificiels doit être alors posé par le détour structural, comme venant inscrire
l'expression nécessaire de la négativité dans le processus d'acquisition de la parole
et de conquête du questionnement par l'espèce. À partir d'une réflexion casuistique
en psychanalyse, j'ai émis l'hypothèse qu'un tel processus se serait accompagné de
massacres, ayant pour effet, à travers leur transformation en phénomène de
représentation, la différenciation subjective et l'avènement de la Raison.
32
Article liminaire
vidu, au sens étymologique du terme ', l'atome social, mais le sujet
divisé, l'humain comme montage. C'est dans ces conditions que la théâtralité, la fiction, les montages entrent en jeu, et telle est notre matière.
Cependant, on ne peut s'en saisir, comme si la découverte de la scène
inconsciente de l'homme n'avait pas eu lieu ni sans tenir compte de
l'apport philosophique issu de la phénoménologie. Ce regard postule une
réflexion sur de nouveaux concepts, de même qu'il engage à porter
l'attention vers l'histoire refoulée de l'herméneutique occidentale, une
histoire qui touche à nos pratiques de la division.
a) De la société considérée comme un Texte
Le terme Texte désigne ici le système différenciateur des discours
auquel est imputable, sur fond d'Interdit, l'ensemble des effets normatifs
soutenant les procédures d'identification - identifier et s'identifier, opéra
tionpar laquelle le sujet humain se constitue comme présent à soi et au
monde - constitutives de la culture considérée. La notion dépasse donc le
cas des traditions du Livre ; elle postule la mise en scène d'un lieu origi
naire, instance divinisée (cf. V Hermès évoqué par Socrate) 2 ou non, lieu
causal d'essence généalogique, d'où procèdent dans nos sociétés à États
l'idée même de droit, c'est-à-dire de règles garanties, et la légitimité des
exégèses. Ainsi existe une civilisation du droit civil 3, enveloppe d'un
discours fondateur ou réseau de discours qui englobe la reproduction
historique en même temps que le pacte dogmatique à travers lesquels nous
nous reconnaissons Occidentaux. Notons qu'un tel point de vue desserre
l'étau du concept de société dans l'examen de ce dont il s'agit au fonde
ment des cultures, rendant plausibles des études comparatives qui ne
soient pas à sens unique. Au surplus, reconnaître la société comme textualité ordonnatrice de la logique institutionnelle et elle-même fondée en
logique enrichit notre questionnement de nouveaux problèmes théoriques :
par exemple, reprendre la notion d'écriture (déjà présente dans le cinéma
ethnographique) aux fins d'analyser les systèmes de danse ; ou encore
aborder la question du sujet de fiction (le Sujet monumental, l'Autre
absolu symbolique) et de ses traductions modernes (l'État juridiquement
personnifié).
Par sa connotation d'indivisibilité, le concept d'individu ne permet pas de
saisir le rapport intra-subjectif (la relation aux images et aux mots, sur fond
d'inconscient) et conséquemment ce qui unit le mécanisme subjectif de l'identité et
les constructions de la culture.
2 Le lieu originaire est à entendre d'abord comme instance causale du discours,
dans la représentation. Selon cette perspective, la démarche d'interprétation dans la
culture suppose un montage de la provenance, à commencer par le monument de la
langue posé dans une antériorité logique, l'équivalent d'un législateur des noms,
comme le suggère la fameuse exégèse du nom d'Hermès par Socrate, Cratyle, 407 e
-408 b.
^ Avant de prendre un sens étroitement technique dans nos sociétés à États,
l'expression « droit civil » désigne l'ensemble du système normatif romain, le ius
civile Romanorum, dont témoigne encore (version tardive) la compilation de
Justinien au VIe siècle.
Pierre Le gendre
33
L'universel du Texte, on peut l'apercevoir comme présence d'une
logique, d'un ordre du fondement, expression de la structure ternaire à
travers un jeu de fonctions qui rendent possibles la vie et la reproduction
de la vie dans l'espèce douée de parole. Le langage, avec ce qu'il implique
du côté de la représentation subjective (rapport à l'image dans le procès
narcissique, statut œdipien de la différence des sexes), sépare l'humain
d'avec soi comme il le sépare du monde ; il impose la médiation de
fonctions, que l'étude de la dogmaticité permet de circonscrire : édifier la
présentation de l'homme et du monde à l'homme, rendre l'homme et le
monde interrogeables par l'homme l. Nous avons là à la fois les sources
anthropologiques des montages de la Raison et l'indication herméneutique
de base, orientée vers la constitution des systèmes sociaux de la
signification. Ainsi se dessinent les grandes fonctions médiatrices, fonc
tions d'interprétation qui fabriquent l'écran de langage, la civilisation
comme telle, et dont les mécanismes peuvent être théoriquement isolés.
Leur analyse montre le pouvoir dans sa qualité primordiale de pouvoir sur
la représentation, dont procèdent niveaux et régimes de l'interprétation.
Au cœur de ces ensembles herméneutiques : une problématique de la divi
sion, par laquelle se joue l' entre-appartenance du sujet et de la culture.
L'étude de ce thème central exige d'envisager, à partir de ce que nous
savons de la nature relationnelle de l'identité (la division spéculaire et le
rapport du sujet au fondement), l'effectuation du principe différenciateur :
le circuit de discours ou cercle de la Raison instituée, adossé à l'Abîme
que nous appelons vivre et mourir, et comportant deux plans distincts, soit
le plan du Tiers-garant (garant de l'accréditation du pourquoi ?) et le plan
de Y individu-sujet (Vego des dispositifs généalogiques). Nous touchons là
à la logique des formes institutionnelles, où l'on retrouve d'une société à
l'autre, d'un Texte à l'autre, les mêmes données constantes. Notons :
- Une structure de conservation du fondement et du questionnement
par distinction des plans. L'espace tiers indisponible au sujet se distingue
de l'espace subjectif du sens. Le Texte doit être alors considéré comme
lieu de projection où prend forme le Tiers totémique et s'inscrit le fonde
ment normatif : permanence de ce Tiers (cf. en Europe l'ancienne maxime
'Ce qui nous ouvre cet horizon : non seulement l'apport de Freud, mais la
notion kantienne de « Darstellung » (au sens fort d'exposition ou du latin exhibitio)
et ses prolongements jusqu'à Heidegger.
34
Article liminaire
des juristes « l'État ne meurt pas » - la fonction, l'axiome ne meurt
pas) l, problématique phallique (désexualisation du sexe) 2, établissement
de la Référence pour les parcours d'exégèse. Ces remarques conduisent à
reconnaître le primat de la théâtralité dans les constructions sociales du
Tiers, par conséquent à étendre la notion d'interprétation pour y inclure les
mises en scène et notamment l'idée de scène des origines. Dans cette
perspective, l' entre-appartenance sujet / culture nous devient accessible à
travers les manifestations concrètes, intriquées mais techniquement indé
pendantes,
d'appréhension de l'espace fondateur par le sujet : scénarios
d'une part, cérémonies d'autre part ; en termes classiques : mythes et
rituels, modes d'interprétation dont le réexamen, autour de l'axe théorique
de la ternarité, pousse à s'interroger sur la pertinence du concept occident
al
de religion aujourd'hui encore tenu pour universalisable.
- Le pacte dogmatique, c'est-à-dire la constitution des figures, par
laquelle une société fixe ses images fondamentales et ses techniques du
signe (selon une expression empruntée aux médiévaux, les figuralia) 3, et
le système des concepts, versant abstrait des catégories de la représentat
ion.
L'ordre de l'imaginai et l'ordre du catégorial soutiennent la fonction
dogmatique comme fonction d'interprétation, destinée à nouer les
registres du biologique, du social et du subjectif. À travers ce prisme, une
sociologie éclairée peut repérer des classes, le plus souvent hiérarchisées,
d'interprètes : séquestres, casuistes, théoriciens du commentaire.
- La dogmatisation de la corporalité : le corps n'est pas le corps, il
doit être institué. La scienti fi cation du discours (médicalisation systémat
ique,
psychiatrie plongée dans l'expérimentation, impasse actuelle de la
psychanalyse) et l'idéalisation du corps de plaisir en Occident contempor
ain
ont figé le questionnement. Appréhender le corps incrusté de signes,
son emblématisation par le sujet, autrement dit un versant essentiel de la
symbolisation du rapport à soi, suppose de revenir sur la conception
Woir les textes rassemblés par E.H. Kantorowicz, The King's Two Bodies,
Princeton University Press, édit. 1970, notamment sur la maxime « Dignitas non
moritur », p. 383 ss.
2Cette problématique peut être abordée par l'anecdote que rapporte une
patiente de Freud. Un jeune garçon demande à une petite fille : « c'a été coupé ? »,
et celle-ci de répondre : « non, c'a toujours été comme ça », cf. Die Traumdeutung,
in Gesammelte Schriften, II/III, p. 368 (L'Interprétation des rêves, Paris, PUF,
1967, p. 312). La sexuation dans l'espèce humaine passe par une dialectique de la
présence et de l'absence, qui renvoie à la conquête de la négation par le sujet,
homme ou femme, questions développées dans mes Leçons I (1998) (à propos de
« valeur dogmatique et différenciation. Remarques sur les figures de l'altérité et du
sexe »). À travers la prohibition de l'inceste et la construction des systèmes de
parenté, repérées en ethnologie comme noyau de la culture, les sociétés instituent la
division des sexes, mise au service de la reproduction et pierre angulaire du
principe de Raison.
3Dans une acception stricte d'enseignement historiographique, l'expression se
trouve dans le Décret ; Gratien désigne ainsi les exemples tirés de l'Ancien
Testament, dictum § 2 suivant le fragment d'Augustin déjà cité, C.35, q.l, c.un.
Pierre Legendre
35
psycho-somatique de l'homme comme fait culturel non critiqué et de
prendre acte ici de la dimension relationnelle de la construction subjective,
authentifiée par la culture : considérer la structure de base, le nouage de
l'image du corps et du mot. À partir de là, peuvent être dégagés des
niveaux distincts de la problématique du corps comme lieu théâtral,
problématique relative aux identifications du sujet, mais aussi recouvrant
l'immense domaine de la corporalité sociale (corps de fiction, corps et
écrit, ...) !.
b) Sur le refoulé de l'herméneutique occidentale
Un questionnement anthropologique réorienté vers la structure ternaire
et la dogmaticité amène à s'interroger sur la partie délaissée par les
travaux, concernant notre propre compréhension de l'Occident : comment
s'est construit un cadre herméneutique encore largement soustrait à
l'exploration et à la critique ? L'histoire des écritures sociales et de la
notion de société, des niveaux d'interprétation et de la classification des
savoirs, s'est développée de telle sorte que le noyau normatif de la civili
sation moderne demeure masqué sous une épistémologie oublieuse de ses
sources dogmatiques et que n'apparaisse pas le ressort de la conquête du
monde par le commentaire européen, une vérité refoulée : le principe
romano-chrétien d'interprétation, promu en principe de division universel
par sa laïcisation à la faveur de l'essor de l'investigation scientifique.
Ce principe s'est affirmé au Moyen Age, qui fonda le geste hermé
neutique
moderne en inventant un mode spécifique d'allégeance à la
structure ternaire : la séparation de la théologie et du droit 2. Pour saisir la
portée d'un tel événement de sens, il faut évoquer la pauvreté du corpus
chrétien antique en normes propres, ses emprunts nécessaires, les moul
ages institutionnels, principalement juifs et romains, sur la base desquels
il s'est d'abord autonomisé. Sous l'égide de la théâtralisation pontificale
qui suivit la Réforme grégorienne 3, s'est donc accomplie une recomposit
ion
du christianisme latin, qui, si j'ose une formule familière, s'est mis
dans les meubles de l'empire romain (imitatio imperii), tandis qu'émer1 Constructeurs de la fiction étatique, les glossateurs médiévaux ont beaucoup
utilisé la métaphorisation du corps pour fixer le statut de fonction du monarque et
des magistrats (caput, corpus principis, pars corporis principis), à partir
notamment des sources antiques ; voir les textes rassemblés par G. Post, Studies in
Médiéval Légal Thought. Public Law and the State. 1100-1322, Princeton
university Press, 1964, p. 343-344.
2Cette séparation s'est exprimée chez les canonistes d'abord très prudemment,
à travers des questions d'école. Exemple : un testateur lègue sa bibliothèque en
faisant deux lots, l'un de théologie, l'autre de droit ; il possédait un Décret de
Gratien : lequel des deux légataires doit en hériter ? Jean le Teutonique,
Quaestiones, manuscrit Klosterneuburg 656, fol. 42 r.
3Dans cette perspective, le mouvement dont Grégoire VII (1073-1085) fut le
catalyseur ouvre le Moyen Age classique, marqué par l'avènement de la théocratie
pontificale. Vue d'ensemble par P. Toubert, Dict. hist. de la papauté, Paris, Fayard,
1994, v° Réforme grégorienne.
36
Article liminaire
geait un discours savant romano-canonique, traversé de droit romain,
audacieux, envahissant et efficace, entre l'ancien régime du Texte (Décret
de Gratien, vers 1140) et le nouveau, symbolisé par Innocent III (1 1981216) et surtout Innocent IV (1243-1254), un pape romaniste l. Ainsi la
sphère théologique du fondement allait-elle progressivement se couper de
celle des normes, sphère technique assujettie à la rationalité construite par
le droit romain antique : une rationalité déjà rationaliste en quelque sorte
est déjà là, qui anticipe, par-delà les Lumières, l'État technocratique,
version neutre de la pontificalité juridique inventée au Moyen Age. Entre
l'univers scolastique et nous, la fameuse hypothèse impie de Grotius
(juriste réformé néerlandais du XVIIe s.) peut être lue comme un propos
d'étape : « si nous supposons - ce qui ne peut l'être sans crime absolu
(sine summo scelere) - que Dieu n'est pas ou que les affaires humaines
sont gérées sans lui ... » 2. Dans cette perspective, plutôt que religion de la
sortie de la religion (Hegel, Kojève), le christianisme moderne prend statut
de religion de la technique. Notons au passage que cette évolution n'a pu
se produire que compte tenu d'un fait capital : le système juridique avait
au préalable, grâce aux élaborations de la scolastique intégrées par l'auto
rité
pontificale, forgé son propre instrument herméneutique, une théorie du
langage sous les espèces d'une doctrine du rapport de signification 3.
Ce pan d'histoire méconnu recèle des indications capitales sur l'av
ènement du principe technique en Occident par l'entrée en scène du droit
romain. En explorant la Révolution médiévale de l'interprète, on
découvre que, dans cette couche sédimentaire des évolutions européennes,
le chemin suivi par la canonicité ouvre la voie à la scientificité et au pou
voir illimité de l'interprétation occidentale sur toute autre. Mise hors la loi
de la magie et des pratiques contraires à la Raison chrétienne, émergence
l' Utrumque
'On peut
lus,
estimer
mettant
qu'à
à égalité
l'époque
politique
du IVeetconcile
combinant
du Latran
à la fois
(1215)
la compilation
le système de
Justinien redécouverte vers la fin du XIe siècle - début XIIe et le nouveau capital
textuel canonique (Décret et collections de décrétales), est constitué. Il convient ici
de rappeler l'investissement mythologique du pontife romain, mis sous statut
d'Écrit vivant, selon la formule impériale classique désormais appliquée au pape :
« Omnia iura habet in scrinio pectoris sui » (iura, ici au sens de sources du droit : il
a tous les écrits du droit dans l'archive de sa poitrine).
Voir le De Iure belli ac pacis (1625), première synthèse moderne de droit
international ; cf. prolegomena, 11. Sur ces développements, F. Todescan, Le Radici
teologiche del Giusnaturalismo laico. H problema délia secolarizazzione nel
pensiero giuridico di Ugo Grozio, Milan, Giuffrè, 1983.
3 De là, l'importance d'un fragment du De Trinitate d'Hilaire de Poitiers, inséré
dans les Décrétales de Grégoire IX (5, 40, 6), sous un titre repris du Digeste (50,
16: De verborum significatione) : « Intelligentia dictorum ex causis est assumenda
dicendi, quia non sermoni res, sed rei est sermo subiectus ». Je remercie mes
collègues J.R. Armogathe, P. Geoltrain, J. Jolivet, A. de Libéra, L. Mayali, ainsi
que Mme I. Rosier-Catach, d'avoir bien voulu situer ce texte et en éclairer les
tenants et aboutissants ; cf. Travaux du Laboratoire européen pour l'étude de la
filiation, volume 2, 1998 (« Du pouvoir de diviser les mots et les choses »).
Pierre Legendre
37
des concepts de fait et de preuve du fait
de juridiction universelle'2, cette construction sur fond de rationalisme
romain amorçait le déplacement de la problématique du Tiers-garant, hors
de la théologie, vers la zone de plus en plus radicalement autonomisée du
juridique, c'est-à-dire dans le sens d'un discours objectiviste et technique
d'instrumentalisation de la normativité. Le forçage opéré au XXe siècle par
les doctrines mécanicistes de la régulation sociale, qui s'estimant audessus de l'herméneutique du Texte militent pour une méta-science, est le
dernier avatar d'une histoire commencée au xne siècle.
3 - Adéquation et inadéquation du ternie de « religion »
Le questionnement ouvert par l'étude de la structure dogmatique
conduit à s'interroger sur la pertinence théorique d'un vocable devenu
flou : religion. Sa double marque, latine et chrétienne, son étonnante perdurée dans la culture européenne, sa fonction de verrou dans le discours
mondialisé des Social Sciences en ont fait une valeur politique et un
concept intouchable. On aperçoit par là l'emprise de cette notion-écran sur
la pensée, car, dès lors que la réflexion anthropologique met à découvert
les montages de la parole dans l'institution de la vie et décrit la constitu
tion
herméneutique du Texte, la version historique occidentale se
relativise et la critique de la position explicite et implicite de nos usages
sémantiques s'impose.
Par religion et sciences du religieux, qu'entend-on communément ?
Est-ce même saisissable, tant sont devenus flottants les discours, incer
tains les champs du questionnement ? Héritière de controverses
aujourd'hui étouffées sur le fondement de la Raison, l'épistémologie déve
loppe ses standards, au cœur du dispositif des recherches. Mais il suffit
d'évoquer l'évolution de notre prestigieuse Section, espace-témoin privi
légié des projections de la culture, pour observer que l'analyse des
ensembles étrangers aux montages européens du Tiers-garant peut se
déployer à perte de vue, tandis que le rideau tombe sur nos propres tradi
tions. L'anthropologique - écho lointain du terme cultura circonscrit par
lIl faut souligner en ces matières l'importance du droit canonique, empruntant
au droit romain de la procédure et de la preuve. La décrétale Dilecti d'Alexandre III
(1159-1180), insérée dans le recueil officiel de Grégoire IX (1234) sous le titre
« De iudiciis » (2, 1, 6) est un petit traité sur le fait (simpliciter et pure factura
ipsum) et la recherche de la vérité (rei veritatem). Négligés par l'histoire des
sciences, de tels textes juridiques ont posé les jalons institutionnels de la
représentation moderne du fait dans la culture européenne.
2Au cœur des doctrines des glossateurs, d'où va émerger sous la Renaissance
l'idéal du lus universum : la notion de iurisdictio (originairement rapportable à la
science romaine du procès), devenue un équivalent d'imperium.
38
Article liminaire
le canon Sed et illud l - s'arrête là où commence l'empire de la Raison
romano-chrétienne laïcisée, en vérité là où le refoulement est en danger.
Qu'est-ce qu'interpréter aujourd'hui ?
Les frontières sues et insues de la représentation occidentale sont bien
là. Déjà critiquée par Mauss, la notion de religion ne semble pas déménageable, mais seulement amendable, en écartant sa portée de censure. Aussi
est-il important de remarquer par où passent ces frontières.
L'anthropologie dogmatique l'indique : par le discours structurant
l'Interdit, coextensif au Texte, lequel vit utilisant ses techniques, neuves
ou éprouvées, de l'intelligibilité. L'Occident suit le cours de toute culture
et ne manque pas d'élaborer une légitimité du questionnement, fût-ce en
prétendant abolir tout dogma. Il serait vain, au nom de l'ultramodemité, de
tourner le dos à ces données, qu'il faut s'attacher à comprendre, sachant
que la réflexion critique et l'inventivité conserveront indéfiniment le trait
de l'aventure.
« Corriger » le concept de religion pour le maintenir utilisable exige
de tirer la leçon de son fonctionnement théorique, à partir de l'interroga
tion
sur l'Interdit. Ainsi, notons qu'idéalement l'anthropologie a carte
blanche pour problématiser l'inceste, mais jusqu'aux limites autorisées par
la civilisation du droit civil, dont le pacte dogmatique rejette les questions
générales touchant à la fabrique du sujet (déléguée aux techno-savoirs
« psy ») : par exemple, pourquoi les rites de mariage dans l'humanité 2 ?
On étudie les sociétés à masques et la normativité totémique, mais non pas
la capacité mythologique du christianisme occidental (ainsi, le paradigme
du pontife romain comme Écrit vivant), ni la totémisation par l'Etat juriste
(droit des filiations), ni les mises généalogiques jouées par les sectes, ni la
recomposition dogmatique par la voie paradoxale des sciences 3. Autant
de constats qui nous enseignent la nécessité de restituer le mot religion à
sa provenance culturelle.
1 Texte du Décret de Gratien commentant la notion de cultura, Cause 26,
question 2, canon 9, sous la rubrique : « Cultura est ydolatriae auguria servare et
stellarum requirere cursus » ; l'ensemble de la Cause 26 est un gisement
ethnographique.
2Ces rites sont une réponse à la question : qu'est-ce qu'instituer le sexe ? Le
mariage n'est pas seulement échange social, mais comme nous le suggère la racine
(mater) de matrimonium, il pose la dimension mythique de la Mère pour les deux
sexes, c'est-à-dire prend acte de l'arrière-plan incestueux fantasmatique où s'inscrit
la reproduction humaine. Comme d'autres grandes inventions rituelles (par
exemple, les cérémonies de l'accouchement remarquablement décrites pour
l'Afrique), le mariage ouvre la perspective d'une réflexion sur le maniement du jeu
subjectif des images par l'institutionnalité.
^Mis en scène comme Tiers causal, le discours scientifique change de statut, en
changeant de place dans la hiérarchie des messages. L'envahissement de la vie par
l'expertise, associée au règne des sciences, devient substitut de ritualité. Effet direct
de la débâcle symbolique et, de ce fait, incompris, les sectes de type Scientologie
peuvent être vues, en perspective structurale, comme l'exacerbation aveugle de la
recherche du garant dans la communication humaine.
Pierre Legendre
39
Si l'on se reporte à religio dans son acception romaine classique, chez
Cicéron notamment (auteur si précieux aux juristes), le sens de « culte des
dieux » (cultus deorum) nous oriente. Les indications de l'étymologie et
du cadrage institutionnel font ressortir une notion éloignée de l'amalgame
contemporain d'éléments, où dominent l'idée d'un type d'organisation et
celle, coextensive au dualisme gestionnaire individu / société, d'un lien de
représentation narcissique, héritage des traditions de la piété chrétienne
(Réforme et Contre Réforme), du romantisme et, plus récemment, du
subjectivisme post-moderne. Religio exige de nous un pas de côté.
Reprenant les notations de J. Scheid sur le concept romain l , je dirai : nous
n'avons pas affaire au lien sentimental, direct et personnel de l'individu
avec une divinité, mais à un ensemble de règles formelles et objectives,
léguées par la tradition. Et l'on parvient à une définition d'ordre
anthropologique : la religion consiste à « cultiver » de manière correcte les
relations « sociales » avec les dieux, bref à célébrer les rites impliqués par
les liens existant entre les dieux et les hommes. Même imparfaite du fait
de son propre horizon (les jeux occidentaux autour du divin), cette clarif
ication a une portée théorique, en donnant relief à ce dont il s'agit :
produire l'extériorité du fondement, mettre en scène l'espace tiers, c'est-àdire le vide constitutif du lien de parole, et assurer sa pérennisation par la
répétition rituelle. Dans son essence, la religion a pour fonction d'instaurer
une référence fondatrice du sujet, à l'échelle de la culture.
Ainsi retrouvons-nous la problématique du Texte, l' entre-apparte
nance
du sujet et de la culture, qui rend possible la dialectisation du
rapport de l'homme à soi et au monde. En un sens strict par conséquent, la
religion désigne l'agencement de la structure ternaire, en tant que celle-ci
s'impose d'abord à travers une théâtralisation des plans : plan de la caus
alité sociale et politique (discours du Tiers-garant), plan de la causalité
subjective (les mises de la Raison pour le sujet). Selon cette perspective, le
phénomène religieux vise la séparation des deux plans comme telle ; il
désigne l'architecture dogmatique du fondement rituellement constituée.
Rites et cérémonies ne vont jamais seuls, ils sont accompagnés de
scénarios (scénarios de la division), apparents ou en retrait, les mythes. Si
la logique de la ternarité conduit à distinguer avec soin rites et mythes,
c'est que ceux-ci s'inscrivent idéalement à une place déjà là, ils postulent
le fonctionnement des plans que nous venons de repérer, auxquels ils
viennent donner valeur généalogique. Le lieu tiers ne peut devenir
Référence normative pour l'animal parlant - Référence symbolique qui
l'authentifie généalogiquement comme sujet (« fils de l'un et l'autre
'Cf. J. Scheid, «Religion et superstition à l'époque de Tacite. Quelques
réflexions », in Religion, supersticion y magia en el mundo romano. Université de
Cadix (Département d'histoire antique), 1985, notamment p. 19-21.
40
Article liminaire
sexe » ' , puis mère ou père, etc.) dans la civilisation - que métaphorisé en
lieu de l'Interdit par le jeu des images infaillibles. S'ouvre ici l'immense
domaine des configurations institutionnelles de la séparation subjective,
l'empire des figures causales, Muttertum I Vatertum. Causales à un double
titre : au titre de garant de la Raison des systèmes de parenté et d'alliance,
et comme version de la scène originaire pour le sujet et à l'échelle de la
culture. En résumé, si la religion se définit comme primat du rite, le mythe
apparaît alors comme exigence du scénario, l'impératif de l'inaugural dans
la représentation de la Raison instituée.
Ces distinctions engagent un remaniement des méthodes d'approche
de ce que nous appelons le religieux, notion qui, en logique, dépasse les
avatars des conflits d'Occident sur la Raison et la géo-politique de la Foi
(convertir la planète). C'est la structure ternaire qui impose le cadre
théorique adéquat établissant la cohésion entre la religion et le mythe,
entre le rite et le scénario, en nous renvoyant au butoir causal des sociétés,
à l'aporie structurale du «principe qui manque » selon la formule déjà
citée de Dante.
L'aporie en elle-même n'est que la manifestation du pourquoi ? indes
tructible
de l'humain, du pourquoi ? manœuvré par les métaphores inst
ituant la Raison (ainsi en est-il de l'ancestralité). L'aporie n'est surmontable, humanisable, qu'à travers des réponses pour ainsi dire « chiffrées »,
en ce sens qu'elles ne se donnent pas comme réponses scientifiques, mais
dogmatiques, par des chemins d'exégèse. De ce point de vue, rites et
scénarios, par-delà la rhétorique consciente des gestes et des récits,
s'adressent à l'humain séparé de lui-même, au sujet divisé, sujet de la
vérité inconsciente.
Ayant déplacé la problématisation de la nomenclature traditionnelle
occidentale (religion / athéisme, religieux / laïc, spirituel / temporel...)
vers un questionnement plus adéquat parce que plus conforme à la vivante
diversité des montages - diversité sollicitée ici sur le terrain d'une anthro
pologie incluant l'Occident précisément -, on peut dès lors envisager sans
confondre les plans de la structure ni les niveaux et les formes herméneut
iques,
d'amender et réaménager la notion de religion. Je reprends cidessous une proposition de définition, associant quatre critères :
1) Le primat de la ritualité et des traductions emblématiques de la
Référence.
2) La capacité d'instituer les images fondatrices (scénarios fondateurs
des filiations) et d'en assumer les effets normatifs.
3) L'instauration d'un pouvoir herméneutique : catégories instituées
du jugement et système d'exégèse.
1 Transmise par Isidore de Séville (Étymologies, 9, 6, 29, schéma de la parenté),
l'intéressante expression «filius utriusque sexus » trouve sa légitimité juridique
dans les définitions du Digeste, 50, 16, fragments 84, 1 16, 201, 220 § 3.
Pierre Le gendre
41
4) La disponibilité politique, au sens de la capacité d'authentifier des
pratiques sociales.
Conclusion : Sur les conditions actuelles de l'intelligibilité
en anthropologie
Le phénomène que nous appelons religieux étant ainsi recentré,
l'interrogation sur la démarche anthropologique, sur les buts qu'elle peut
ou doit poursuivre, prend un nouveau relief. Encore faut-il se démarquer
du sociologisme généralisé, cet intégrisme de la culture ultramoderne. Au
sein de nos disciplines, une ligne de partage est en train de se dessiner, une
séparation entre une érudition digne de ce nom, gardant le souci du penser,
et la gestion d'un capital informationnel en expansion, promoteur de
savoirs cumulatifs sur les religions et sans autre horizon que de relégitimer
les standards occidentaux. Qu'on le veuille ou non et à moins de considér
er
le rapport du vivant parlant au fondement de l'institutionnalité comme
caduc, le concept sociologique de société, tel que la recherche l'a poussé
depuis l'après-guerre jusqu'à devenir une notion totalitaire laminant la
problématique du sujet de la Raison , ce concept-là n'est plus pertinent.
La condition première d'une reprise du questionnement est de consi
dérer l'évolution mondiale. Le système de représentation romano-chrétien
- l'inscription historique du christianisme latin uni au droit romain à partir
de la recomposition médiévale -, prolongé tant par la Réforme et la
Contre-Réforme que par les laïcisations étatiques, semble toucher à sa
propre limite. N'est-il pas troublant, pour le regard critique, de relever que
le propos paulinien sur le prêtre éternel et le statut du Christ {Hébreux,
7, 3 : « ...sine pâtre, sine matre, sine genealogia ») pourrait être appliqué
caricaturalement au sujet Roi auto-fondé, à l'individu déstructuré de la
post-modernité ? Le télescopage des niveaux de la structure est devenu
patent. Mais, la représentation contemporaine de l'individualisme divinisé
ne signe pas seulement une débâcle des procédures symboliques de
l'humanisation en Occident ; elle frappe d'impuissance les savoirs euxmêmes, voués à la répétition des standards, dans l'inaptitude à saisir le
monde qui vient - un monde où vont peser probablement, d'un poids que
ne soupçonnent pas les méthodologies présentes, d'autres corpus histo
riques, d'autres Textes, doués eux aussi de capacité stratégique. D'un
point de vue théorique, ce qui est en cause dans l'implosion des construc
tions
de l'Interdit de la culture euro-américaine, c'est la possibilité
d'appréhender le noyau universel et conséquemment de concevoir un
avenir pour le questionnement anthropologique issu de l'avant et de
l' après-philosophie des Lumières.
Cet article liminaire a engagé la réflexion dans des voies complémenta
ires.
Elles ouvrent sur l'étude nécessaire de la relation qu'entretient le
42
Article liminaire
concept d'anthropologie avec l'institutionnalité d'origine romanochrétienne laïcisée par les Lumières, et sur l'examen du phénomène
religieux comme relevant d'une fonction de conservation dans l'espèce
humaine. Quelques remarques sur ces deux points :
L'intelligibilité en anthropologie, au versant où les religions doivent
trouver place, reste hypothéquée par une forme de méconnaissance dont
les effets iront s'amplifiant, si le Texte occidental ne devient pas l'objet
d'analyses en profondeur concernant la question structurale de l'Interdit.
J'entends par là, une profondeur de champ, qui nous éloigne de la vision
linéaire d'une succession de séquences et permette de raisonner en termes
d'histoire sédimentaire . La métaphore géologique ici convient ; elle lève
ce qu'il faut bien appeler un refoulement scientifique, un rejet qui isole la
manifestation religieuse de ses niveaux de signification intégrés.
Dans une perspective visant à découvrir ce que comporte la superpos
itiondes couches du Texte, il s'agit de restituer à l'historicité des
concepts, parfois usés, que nous utilisons, sa prégnance, son implicite et la
rigueur interne par elle véhiculée. Par exemple, des notions aussi fameuses
que laïcisation et sécularisation ont-elles aujourd'hui un sens autre que
défensif contre des cultures encore rebelles aux schémas occidentaux de la
représentation, alors que de ceux-ci nous avons refoulé la justification
proprement religieuse ' ? Allons plus loin. La sédimentation des discours
constitutifs d'un capital historique donné fait apparaître que la différen
ciationgéo-politique du phénomène religieux résiste aux tentatives, même
pacifiques, d'uniformisation ou d'assimilation. Il y a là un mécanisme non
réductible aux paramètres acceptés par les sciences sociales, mais rapportable, dans son principe, à la logique de reproduction des systèmes de
représentation, à l'indéménageable de la relation d'identité. Et pour l'illus
trer,cette remarque, au plus près de l'expérience historique européenne :
l'interrogation sur l'en-dessous du Texte contemporain nous dévoilerait la
portée dogmatique des attitudes condescendantes de la recherche à l'égard
de l'autre christianisme, l'Orthodoxie. Est-il envisageable d'ouvrir une
réflexion sur les illusions unificatrices, c'est-à-dire d'abord sur ce dont il
est question, à l'échelle des cultures (y compris donc pour l'Occident),
dans la différenciation spécifiquement humaine ? Cela nous renvoie au
plus opaque de ce que l'anthropologie finalement travaille à dévoiler,
l'enjeu de différenciation précisément.
'Coextensive au montage romano-canonique de la division, l'idée laïque est
sous tendue par une construction mythologique portant marquage du genre humain,
comme en témoigne un texte majeur du Décret, canon Duo sunt gênera
Christianorum (Cl 2, q.l, c.7), abondamment commenté. Prendre acte de nos
censures historiques peut être éclairant, car passer outre à un tel soubassement,
systématiquement méconnu par la recherche, équivaut à opposer une contreprédication libérale aux montages religieux d'Asie considérés comme opaques ainsi
qu'à l'Islam fondamentaliste, aujourd'hui principalement visé par la relance du
thème de la laïcisation / sécularisation. Autrement dit, nous ne sortons pas du duel,
de la plus traditionnelle guerre des Textes.
Pierre Legendre
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Problématiser aujourd'hui cet enjeu conduit à mettre l'accent sur
l'institution du sujet de la Raison, en considérant l'élaboration du pouvoir
normatif de l'Interdit à travers les modes de théâtralisation du Texte, c'està-dire à travers les mises en scène du pourquoi ? constitutif de l'Interdit.
Dans la culture euro-américaine, les États en tant qu'emblèmes portant la
Référence - l'État esthétique traditionnel (« der Staat als Kunstwerk »,
selon une formule de J. Burckhardt) -, bien que poussés à se retirer du
théâtre totémique par l'idéologie du libre service normatif, demeurent
investis du pouvoir généalogique de fonder le sujet (droit civil des filia
tions),
sans pour autant avoir éliminé le religieux classique, amené à se
recomposer en discours d'appoint, groupes de pression, enveloppes
rituelles plus ou moins lâches et « réserve » privée. Or, l'actuelle fragment
ation
des formes politiques (la re-féodalisation par l'économie) et la
montée de l'obscurantisme (le nihilisme juridique dans la matière du sexe)
peuvent dissoudre les repères par confusion des plans structuraux, mais
non pas éliminer l'exigence logique du fondement. C'est là que
l'anthropologie redécouvre son objet, en interrogeant l'articulation
dogmatique du pourquoi ? de l'Interdit et sa traduction en montages
normatifs.
On retrouve la différenciation, mais dans une perspective où les sociét
és,en tant que systèmes de discours, prennent statut d'entités isolables,
équivalents fîctionnels d'un sujet vivant. Nul ne rêve à la place d'un autre,
aucun Texte ne peut être exproprié de sa fiction fondatrice. Si l'on admet
l'analogie, on comprend mieux l'inventivité symbolique dont font preuve
les sociétés, par des pratiques non interchangeables, pour instaurer l'accès
de l'humain à la négativité (questions de l'inceste, du meurtre, du sacri
fice, du renoncement aux pulsions), à partir du noyau où se joue la relation
d'identité, arrimée de par la logique ternaire à la scène dogmatique du
pourquoi ? Ce noyau est celui du fondement de la reproduction, du
fondement généalogique, qui est aussi celui de la Raison et la source
première du penser. Nous tenons là le refuge inexpugnable de l'intelligible
pour le sujet, et la matière, indéfiniment renouvelée, du questionnement
dont se justifient les constructions religieuses comme savoirs de conservat
ion
de l'espèce. L'enjeu de différenciation devient alors problématique du
marquage, de Y Au nom de causal, de l'inaugural des catégories.
Ultime notation. La culture ultramoderne, qui ne saurait s'affranchir
du mécanisme institutionnel de la Raison, attend un regard neuf. C'est la
tâche d'une anthropologie faisant retour sur l'Occident de formuler les
interrogations adéquates et, sachant que derrière l'herméneutique se prof
ile la question phylogénétique, de poser les jalons d'interprétation pour
une nouvelle rencontre avec l'anthropologie physique (plus souvent dite
aujourd'hui biologique) sur le terrain que nous avons en commun :
comment l'humain a-t-il conquis la parole ?
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