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REY, Pierre-Louis. Préface - Caligula

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Albert Camus
Caligula
Edition présentée,
êtablie et annotée
par PierreLouis Rey
Professeur à la Sorbonne Nouvelle
Gallimard
Editions Gallimard,
1958, pour Caligula,
993, pour la préface et le dossier.
PRÉFACE
La carrièe d'écrivain de Camus commence et s'achève par le
théâtre. En 1936, ágé de vingt-trois ans, il fonde une troupe
d'amateurs, le Théâtre du Travail (plus tard rebaptisé Théare
de l'Equipe) et collabore avec trois amis à la composition d'une
pièce intitulée Révolte dans les Asturies. En 1959, quelques
mois avant de mourir, il adapte pour la scène Les Possédés,
de Dostoieuski. Célibrer collectivement une insurrection
ouvrière correspondait à l'idéal communiste qui l'anima
pendant une brève période de sa jeunesse. A l'époque où il
adapte Les Possédés, il dirige seul l'entreprise, croyant au
« spectacle tolal, congu, inspiré et dirigé par le même esprit,
écrit et mis en scène par le même homme' »; à ses yeur, en
effet, adapler une æuvTe au théatre, c'est encore l'écrire. Parce
qu'il ne cessa de s'engager en faveur de la scène, voyant dans le
théálre « le plus haut des genres littéraires et en tout cas le plus
universel "
» , s o n æuvre
théâtrale mérite pour le moins autant
d'attention que sesS romans ou ses essais.
D'où vient donc qu'on n'en peut parler sans donner
1. « Pourquoi je fais du théâtre » (1959), in Théâtre, récits,
nouvelles, Pléiade, p. 1727.
2. 1bid., p. 1726.
8
Préface
l'impression de plaider? Composées par un homme de métier,
les pièces de Camus devraient être appréciées d'abord comme des
performances théâtrales. C'est particulièrement vrai de Caligula, qu'il écrit à partir de 1938 avec l'intention d'y interpréter
le rôle principal, qu'il remanie pendant la guerre, retouche
après les premières Tetprésentations de 1945, puis à nouveau en
1957 et 1958, en fonction des nouvelles circonstances de sa
représentation. « Piece d'acteur et de metteur en scène »,
affirme-t-il, avant de s'étonner: «Je cherche en vain la
philosophie dans ces quatre actes'. » D'autres ly ont trouvée
pour lui. Camus lui-méme leur avait fourni des arguments
dans un comple Tendu de La Nausée, de Sartre (1938), il
avait affimé, d'une formule qui n'était pas sans risques,
qu « un roman n'est jamais qu'une philosophie mise en
on appliquait la même
définition
tmages
.
Et
si
Dans Le
au théâtre?
il
Mythe Sisyphe (1942), précisera heureusement sa pensée en opposant les «
grands romanciers », ou
«Tomanciers philosophes », aux « écrivains à thèse»: ces
derniers transposent dans leur cuvre, telle quelle, une «
pensée
satisfaite », au contraire des écrivains philosophes qui utilisent
de
leurs propres personnages et leurs þropres
symboles pour
approfondir une pensée personnelle, toujours en recherche.
Caligula offre un message assez ambigu pour qu'on lui
épargne la vilaine étiquette de « piëce à thèse »; mais ne peuton y voir, sans faire offense à la
qualité du spectacle, une
«pièce philosophique »? « Chez certains
déclare
écrivains,
semble que leurs euvres forment un tout
Camus,
où
chacune s'éclaire par les aulres, et ou toutes se regardent2, »
encore
Chez lui,
il
me
précisément,
au sein du «
9
Préface
yce
1. «Préface à l'édition américaine du
p. 1729-1730.
2. Actuelles I1, in Essais, Pléiade, p. 743.
de
l'absurde
»,
moitié de la guerre avant de
dure jusque pendant la première
révolte », romans, pièces et
de
s'effacer devant le « cycle la
A lire ses Carnets, on a le
essais s'éclairent mutuellement.
sentiment qu ils forment
un
tout.
Sources historiques de Caligula
Marcel Arland avait
déjà,
dans La Route obscure
(1924), fait d'un empereur romain, Heliogabale, un symbole
de la révolte contre la condition humaine '. Grâce aux Vies des
Douze Césars, de Suétone, Heny de Montherlant se découvre
des affinités avec d'autresfigures impériales; il les exprimera
en 1927, dans Aux fontaines du désir: « Lorsque, petit
garçon, je lisais et relisais les Douze Césars, jy mettais trop
de passion pour n'être pas averti que les fils les plus secrets du
tempérament me liaient à ces hommes-là. Leurs excentricités,
les blâmais, me paraissaient naturelles; il le
mme quand je
dans des circonstances pareilles. C'est par son professeur de
fallait bien : je sentais en moi le terrain d'où elles fussent nées
»
philosophie Jean Grenier que Camus eut accès à Suétone, en
1932:
«
Lorsque devant Albert
Camus
(en
r
SupérieuTe) je
et vantais les Vies des douze Césars de Suétone, je le
Jaisais du point de vue romantique et d'annunzien. Le mot de
ctlais
condamnant coupables et innocents indistinctement:
Caligula
l l s sont tous coupables! * me ravissait par son audace
impassible. Un Nietzsche barbare-voilà quel était pour mo
qui
Théâtre » (1958), ibid.
.Le même personnage inspirera
ou
à Artaud
un
roman,
Héliogabale
L'Anarchiste couronné (1934).
2. Henry de Montherlant, Aurfontaines du désir, Bernard Grasset,
1927, p. 205 et Pléiade, Essais, p. 311.
10
11
Préface
Préface
empereur (et pas seulement un malade ou un fou'). »
À
vingt ans, Camus lit un essai de son professeur intitulé
Les
iles (1933): « L'ébranlement que j'en reçus,
l'influence qu'il
exerça sur moi, et sur beaucoup de mes amis, je ne peux
mieux
les comparer qu'au choc provoqué sur toute une
génération
par
Les Nourritures terrestres, » Au
chapitre
intitulé
«
Lile
de Paques », Jean Grenier raconle
qu'iü avait un jour prêté
'ouvrage de Suétone à un boucher souffrant. Les atrocités
cet
commises par Caligula ravirent le malade : « Voilà des
durs,
disait le boucher. Ah! que la vie est belle ! Votre lecture m'a
fait du bien".»
Fils de Germanicus et d'Agrippine, Caius Caligula (12 ap.
J.-C.-41) devint empereur de Rome en 37. I1 périt assassiné,
victime d'une conjuration. D'après Suétone, son surnom
(diminutif de caliga, chaussure de soldat) lui venait du fait
t l avait grandi parmi des militaires. Il avait « la taille
haute, le teint livide, le corps mal proportionné, le cou et les
jambes tout à fait grêles, les yeux enföncés et les tempes creuses,
le front large et mal conformé, les cheveux rares, le sommet de
la tete chauve, le reste du corps velu L...). Quant à
son vnsage,
naturellement affreux et repoussant, il s'efforçait de
le rendre
plus horrible encore, en étudiant devant son miroir tous les jeux
de
physionomie capables d'inspirer la terreur et l'effroi" », 11
ne
pul, des son jeune âge, contenir sa nature « cruelle et
vicieuse ». Au début de son règne,
pourlant, il « combla les
1.
Jean Grenier, Albert Camus. Souvenirs, 1968, p.
comprendre « première supérieure préparatoire», nom
à la classe de lettres
supérieures, ou
2. Préface de Camus
à
hypokhâgne
(1959) Jean Grenier,
naire, Gallimard, 1977, p. 9.
3. Les Iles, éd. citée,
p. 106-107.
et
Folio, 1975.
obsessions
(«
actes
et partager
'invitait fréquemment
et s'adonna à
couche
ses
»)
l'embrasser
à venir
relations
e n t r e t e n a n t des
la débauche,
Drusilla. I
sæurs,
particulierement
avec
de leurs
sénateurs et, en présence
humilier les
à
lui-même
se plaisait
11 se chargeait
de bonne condition.
aux
maris, les femmes
raffinements de cruauté,
de procéder, avec d'incroyables
Il organisait
au gré de ses caprices.
exécutions qu'il prononçait
des c o n c o u r s
donnait la vedette, ainsi que
des spectacles où il se
de la main de Cherea; plus
de poésie. Il mourut finalement
par-derrière, donnant ainsi
ses
incestueuses avec
l'aurait frappé
exactement, celui-ci
l'exécution aux aultres conjurés.
Alexandre Dumas
La destinée de Caligula avait inspiré à
son euvre plus vaguement
une « tragédie ' ». Camus présente
atténuer la laideur
comme une « pièce en quatre actes ». Il va y
ne le
son indication « Il est moins laid qu'on
de
le
signal de
l'empereur,
faisant implicitement référence, pour
l'infléchir, à la tradition rapþortée par Suétone. Quant au
Teste, il reprend à l'historien de nombreux détails et épisodes du
pense
généralement
»
1. Caligula, tragédie en cinq actes et en vers, créée à la ComédieFrançaise le 26 décembre 1837 et qui n'eut que vingt représenta
tions. La critique et le public furent scandalisés de voir dès le
prologue un ivrogne sur la scène du Français. Par une singulière
hardiesse, Dumas avait fait de Messaline le principal personnage
59. Il faut
donné alors
Les les,
4. Nous nous servons
de la traduction de Henri
Belles Lettres, 1932,
Mais il
de générosité.
romain
par
à d'étranges
v e u x du peuple
effréné de puissance, s o n
désir
u
n
à
bientôt
plein, il
dans
céda
brillait
lune
la
où
sa
Les nuits
»
L'Imagi-
Ailloud,
Les
féminin de la pièce; il avait en outre rajeuni Cherea (ainsi qu'il s'en
expliquait dans une Préface); celui-ci, du reste, ne participait pas à
lexécution finale de l'empereur. La pièce fut reprise en 1888 à
POdéon dans une mise en scène de Porel, avec une musique de
scène composée par Gabriel Fauré (Caligula, op. 52).
2. Cette indication figure dejà dans la version de 1939
qu'elle apparaît sur le manuscrit que nous donnons en annexe. Voir
P. 190.
telle
13
Préface
12
Préface
caractère
comme
ou
«
«Je
et de la vie de
Caligula, et jusque certaines phrases
Tue-le lentement pour qu'il se sente mourir » (IV, 4),
suis
encore
vivant!
(1, 14), prononcé par
»
l'empereur avant de mourir; Suétone avait éerit précisément:
«Etendu à terre, les membres repliés sur eux-mêmes, il ne
cessait de crier qu'il vivait encore.
»
Deux noms metionnés par
Suétone fournissent à Camus des rôles de premier plan :
Cherea et Cesonia. Cherea était un « tribun d'une cohorte
prétorienne que Caius, sans considération pour son áge avancé,
avait coutume de stigmatiser, par toutes sortes d'outrages,
comme un homme mou et efféminé ». Un « vieux patricien »,
dans la pièce, reçoit ces outrages et frappe jinalement
à lui
lempereur dans le dos, tandis que Cherea s'oppose
ainsi le tyrannicide
répond-il chez lui à un idéal
avec
noblesse
politique,
non
à
une
vengeance personnelle. Quant à Casonia,
n'était pas d'une beauté remarquable ni
chez Suétone, elle «
dans la Jleur de l'üge; de plus, elle avait déjà eu trois filles
d'un autre mari, mais elle était perdue de débauche et de
vices ». Elle reçoit, dans la pièce, un rôle conforme à ces
penchanls.
Caligula et le cycle de l'Absurde
Caligula apparaît pour la première fois dans les Carn
de Camus à la date de « janvier 1937» :
grands
Mépris des
Fuite de Caligula
b)
c)Mort
de Drusilla.
le rideau :
en
apparaît
et là. Il est
Fin: Caligula
mort. Il est là,
n'est pas
donné, si
v o u s était
Non, Caligula
le pouvoir
Si
v o u s le
chacun de
en
aimiez la vie,
si v o u s
cæur,
du
v o u s aviez
que v o u s
m o n s t r e o u cet ange
III
ouvrant
vous.
verriez
portez
se
en
valeurs et
déchaîner,
cru aux
m e u r t d'avoir
époque
belles et
pouvaient ëtre
choses
les
vous.
que
ce
Notre
d'être absurdes. Adieu, je
si
tiennent enfermé depuis
rentre
cesser
dans l'histoire où m e
craiceux
longtemps
qui
aimer'.
gnent de trop
la tragédie de la
Camus avait déjà manifesté son intérêt pour
roman pour
condition humaine dans La Mort heureuse,
pour
lequel il prend des notes dès 1936, et où l'on relèvera,Camus
l'anecdote, que deux chats s'appelaient, comme ceux de
lui-même, Cali et Gula". Dans ce premier roman, le héros,
Mersaul, tuait Zagreus, nom démarqué de celui que, d'apTès
Nietzsche (La Naissance de la tragédie, chap. X), les
anciens attribuaient à Dionysos souffrant. Ce meurtre était
celui « d'un nietzschéen qui fabrique lui-même sa liberté et son
bonheur », écrit Roger Grenier, qui note que dans cette
ébauche, « la notion d'absurde n'a pas encore vu le jour.
MeTsault veut vivre et être heureux». La prise de conscience
que
les
hommes
meurent et
ne
sont
pas heureux,
comme
exprimera Caligula (1, 4), marque un tournant décisif dans
Caligula ou le sens de la mort. 4 Actes
I . - a) Son accession. Joie. Discours vertueux
(Cf. Suétone)
II. -
(mai 1935-fëvrier 1942), 1962, p. 43.
1. Camus, Carnets, ISarocchi
dans Cahiers Albert
b) Miroir
par Jean
2.3. Publié
Voir
a) Ses sæurs et Drusilla
4. Roger Grenier, Albert Camus. Soleil et ombre, 1987, p. 75-76.
ibid.,
p. 132-133.
Camus, 1, 1971.
15
Préface
Préface
14
par
l'euvre de Camus. Quil hésite, pourformuler sa pensée, entre
plusieurs formes littéraires, on en a le soupçon en lisant dans les
Carnets (juillet 1937) : « Pour le Roman du joueur » ; or,le
manuscrit de Caligula portera en sous-titre « Le Joueur ». En
avril 1938, il note : « Bxpédier 2 Essais. Caligula. Aucune
importance. Pas assez mûr. Publier à Alger », puis, en juin
1938
Juin. Pour l'été :
1) Finir Florence et Alger.
deux
ans
7) L'Absurde,
un peu p l u s loin, toujours en juin 1 9 3 8 : «
Caligula: "
Ce que
vOuS ne comprendrez jamais, c'est que je suis un homme
simple", »
En décembre 1938 enfin :
Pour Caligula: L'anachronisme est ce qu'on peut
inventer de plus fâcheux au théâtre. Cest pourquoi
Caligula ne prononce pas dans la pièce la seule phrase
raisonnable qu'il eût pu prononcer: « Un seul être
qui pense et tout est dépeuplé. »
Caligula. «J'ai besoin que les êtres se taisent
autour de moi. J'ai besoin du silence des êtres et
que
affreux tumultes
activilé
le
enchainé
d'Eschyle),
L'Envers
de
Prométhée
et
publication
morale.
d'écrivain avec
année de crise
débuts
ses
aussi une
c'est
la
mai. Mais
philosophie par
de
l'endroit en
l'agrégation
de
notamment
la
présenterà
atteintes à l'âge
les pTemières
subi
avait
il
cette maladie qu'il
tuberculose, dont
croit condamné par
se
il
d'un poste
"
dix-sept ans,
». La perspective
« métaphiysique
comme
onsidère
l'ennui, de
lui donne la peur de
Abbès
Bel
sur
d'enseignant à Sidi
de ces « 40 heures»
« définitif
du
et
»
solitude
la «
de l'année, il
d'écrire un essai. A la fin
Empechéde se
encore
ces
elle
journalistique,
intense
lesquelles il projette
en 1934. Que
communiste auquel il avait adhéré
le
parti
quitte
trouwe nulle
besoin éperdu d'absolu ne
faire de sa vie quand le
aime le monde avec la force du
part de réponse, quand on
en fait mieux
désespoir et avec une crainte de le perdre qui
3) Impromptu d'été.
4) Essai sur théâtre.
5) Essai sur 40 heures.
6) Récrire Roman.
taisent
l'ébaucher.
»
2) Caligula.
se
à
une
marquée
1937 est
monte
Son année
t h é ä a t r a l e (il
et
politique
consacre
du coeur.
ressortir les beautés ? Entre l'exaltation
lyrique, qui
aboutira à Noces, et l'ironie cruelle qui inspirera Caligula,
la frontiere est ténue, comme celle qui sépare le sentiment du
tragique et le jeu.
Pendant ces mois de gestation, Camus « parlait constanmment » de Caligula et surtout le « jouait2 ». Sans doute
continue-t-il à le « jouer»à l'époque où il compose vraiment sa
prece. 1l écrira plus tard dans sa «Préface à lédition
américaine du Théâtre » (1958) : « Je destinais cette pièce
au peit théâtre que j'avais créé à Alger et mon intention, en
oule simplicité, était de créer le rôle de Caligula. Les acteurs
uebulants ont de ces ingénuités. Et puis j'avais 25 ans, age ou
»
1.
Ainsi, alors qu'il avait esquissé le plan et le dénouement de
la pièce au début de
1937, Camus continua-t-il pendant près de
Témoignage de
Max-Pol Fouchet, cité par Herbert R.
tman, Albert Camus, 1978, p. 58.
Lot
2. Témoignage de Christiane Galindo, cité par A. James Arnold,
dans Cahies Albert Camus, 4, 1984, p. 136.
17
Préface
Préface
16
lâge attribué bar
l'on doute de tout, saufde soi".
devient
il
empereur, et que Camus
Suétone à Caligula quand
mentionne jusqu'à l'édition de 1944 inclusivement dans la
»
C'est bien
distribution de la piéce. Avec son personnage, ila en commun,
non
seulement
lévidence,
l'âge,
soif d'absolu. Ce n'est pas, à
rôle de composition
abportée au physique de
un
rectification
confirmer. Quand
«
mais la
ll est moins laid
qu'il se destine; la
l'empereur tend à le
créera le
ôle,
Philipe
qu'on ne le pense généralement
Gérard
en
»
1945, le
deviendra
plus franchement encore une litote.
Pour A. James Amold3, la pièce a profité de l'abandon de
La Mort heureuse autant que de la composition de
L'Etranger. La Mort heureuse et Caligula commencent
par une mort: meurtre de Zagreus par Mersault pour la
premiere
cuUTe, mort de
Drusilla,
sæur
et maîtresse de
Caligula, pour la seconde. (On se rappelle que dans le premier
plan de la pièce, qui suivait le réit de Suétone, la mort de
Drusilla devait n'intervenir qu'au fil de l'intrigue.
Ce
déplacement est donc capital pour l'action et le sens de l'æuvre.)
La deurième phase est dans les deux cas celle de la vie effrénée
(lejeu). La troisième et denière est une nouvelle mort: celle de
Mersault, qui s'éteint heureux, victime de la tuberculose; celle
de Caligula, qui tombe sous les coups des
conjurés. Tandis que
La Mort heureuse, parsemée de traits
racontait la vie d'un modeste Français autobiographiques,
d'Algérie, Caligula
met en scène un homme investi du
suprême
pouvoir terrestre.
Aucun des deux ne peut atteindre
mais parce que
l'absolu,
Caligula a l'illusion de pouwoir l'approcher, l'infranchissable
marge qui l'en sépare sera un cruel révélateur de
l'absurdité de
la condition humaine dans son ensemble.
1. Théâtre, récits,
2. Cahiers Albert
nouvelles, Pléiade,
Camus, 4,
p. 1729.
p. 141 et suiv.
L ' é l a b o r a t i o n
de C a l i g u l a ,
du
inséparable
1941,
est également
Sisyphe,
Mythe de
Camus
Carnets,
«Teminé
deux
yeux,
évidemment
absurdes
en
en
en
et du
achevés.
le
ses
1941 :
et L'Etranger.
l'homme ou
dire que
«Ce monde
eux-memes:
dile de
1942. Dans
en
sont
Absurdes
peut pas
ne
version
2l Jévrier
du
date
la
L'Etranger
l'autre
Caligula
sont
dans
de
de celles
l'un et
la
note à
Les trois
Sisyphe.
autres
on
publiés
moins
»
Les
A
ses
monde soient
lui-meme
n'est pas
est
dire. Mais ce qui
ce désir
irrationnel et de
peut
c'est tout ce qu'on
cet
confrontation de
la
cest
absurde,
résonne
clarté dont l'appel
de
éperdu
Les réponses à
raisonnable,
au
de
plus profond
l'absurde énumérées
dans
divers illustrées
à des degrés
dans le Mythe
la débauche de
»
(dont le goût de
donjuanisme
«
a
pièce:
caricature), « révolte grãce
une désespérante
lempereur otfre
;
à des manifestations dérisoires)
l'art » (réduite elle aussi
(Sisyphe).
'homme
se retrouvent
la
mais c'est plus
«
SeJondant
lhomme'
».
encore
le
«
qu'incarne Caligula,
neant pour
humain qui est un pur
à
les dieux, non temter de s'ëgaler
nihilisme
sur un au-delà
U faut répudier
en
»
la liberté à
laquelle nous sommes
eux, pour éprouver pleinement
heuTeux
condamnés. Tandis que Sisyplhe est
abnégation
et
lucidité son rocher
(du
de rouler
avec
moins Camus postule-t-il
du
apparaître comme celle
la lune, déserte la
qui peut
Ce bonheur avec une énergie
disespoir), Caligula, en prétendant conquérir
condition kumaine. Le dénouement de la pièce permettra
0utre de
méditer
sur
la phrase initiale du Mythe
en
de
«ll ny a qu'un problème philosophique vrament
viure
« envie de
sereux: c'est le suicide. » Ayant affirmé une
la
que sur
et d'etre heureux » (1II, 6) qui ne peut reposer
belles que d'autres,
cOnviction que certaines actions sont plus
Sisyphe:
Nicolas, Albert Camus
», 1973,
«Philosophes de tous les temps
.
André
ou
(1966),
le vrai Prométhée
p. 60.
19
Préface
18
Préface
Cherea annonce tranquillement à son empereur, pour qui toutes
les actions sont « équivalentes », qu'il doit disparaître,
Prévenir Caligula de l'exécution qui l'attend, c'est changer
d'avance cette exécution en une manière de suicide. En tuant de
ses propres mains Casonia, complice quil accuse d'un goût
bour la débauche qui ne fait que refléter le sien, Caligula
accomplit le premier pas vers le meurtre expiatoire auquel il
consentira finalement.
Les parenlés de Caligula avec L'Etranger apparaissent
d'emblée puisque l'action des deux cuvres est déclenchée par la
mort d'un être cher: Drusilla pour Caugula, la mere
pou
Meursault. Caligula et Meursault réagissent tous deux au
deuil qui les frappe d'une manière inexplicable pour leur
entourage : le premier s'éclipse durant troisjours, le second fait
montre d'une totale indifférence. Leur décalage par rapport au
monde les conduit, le premier à multiplier les occasions de
débauche, le second à chercher les plaisirs de la chair grâce à
Maria. Tous deux se laissent ensuite
une seule femme,
entraîner au crime, Caligula délibérément, Meursault machinalement. En dépit du caractère différent des deux personnages,
tout se passe comme s'ils avaient été l'un et l'autre moralement
désorientés du moment qu'a été coupé le lien qui les rattachait à
la femme qui, sans qu ils en eussent conscience, gouvernait leur
vie. Comme Meursault, Caligula est confronté à la comédie
jouée par la société. Mais, victime des pantins qui disposent de
son sort, Meursault trouve en fin de compte le bonheur dans sa
prison en s'ouvrant, devant une « nuit chargée de signes et
d'étoiles », à la tendresse du monde; Caligula, après avoir
poussé jusqu'au vertige l'exercice de son pouvoir et manié à sa
guise les pantins qui le servaient, doit s'avouer, avant de
mourir, que « (sa) liberté n'est pas la bonne » ; ne contemplant
plus que sa propre image dans son miroir, il s'éteint dans une
nuit « lourde comme la douleur humaine ».
avance
Camus
1938 à
de
décembre
période
de
longue
pièce
Si
une
«
de s a
Grenier :
Après
composition
Jean
à
dans la
éerit
rapidement
mois, il
exemple les
19 de ce
du théatre (par
1939. Le
parler
juillet
j'aimerais
Mais en ce
maturation,
moment
j'avais du
temps,
Shakespeare).
chez
fois que
C'est la première
Caligula.
thèmes
: des
sur
très différente
termine m a pièce
technique
c'est une
je
toujours la même,
le théâtre et
pour
jécris
une idée simple,
plutôt
élémentaires, des
idées simples-ou
des c o n t r a s t e s
frappent,
c'est possible
des situations qui
e n t r a î n a n t s et quand
mais
halètement
une sorte de
artifices assez grossiers
le
récit,
dans
avait déjà
des breves et des longues
Christiane Galindo, qui
»A
l'action'.
perpétuel de
de La Mort heureuse,
en 1938 le premier
dactylographié
va recopier le
en lui annonçant qu'il
27
le
juillet,
il écrit,
ne peux
le lui envyer: «Je
manuscrit de sa piece pour
Il est capital que ce soit une
détacher mon esprit de Caligula.
il
s u r l'Absurde,
Avec mon roman et mon essai
feuilletonesques
jet
réussite.
maintenant je n'ai pas peur
Stade négatif et difficile à réussir mais
constitue le premier stade de
d'appeler
mon euvre.
ce
que
qui décidera de tout le reste2, » A. James Amold croit que Jean
Paulhan se trompe quand il dit avoir été « épaté » en mars
1939 par le texte de la pièce : sans doute ne le lut-il que
quelques mois plus tard. Au moins est-il sür qu aprës avor
achevé Caligula,
Camus en soumet le manuscrit à
de
nombreux
proches. Les avis mitigés qu'il reçoit contribuent à
Tengager dans les modifications qui aboutiront à la version de
4 . D'autres raisons, d'ordre politique ou spécifiquement
theatrales, entraîneront de
nouveaux
version dite définitive de 1958.
Correspondance
P. 35.
Albert
Camus-Jean
2. Lettre citée en note, ibid., p. 53.
changements jusqu'à
Grenier
(1932-1960),
la
1981,
21
20
Préface
Préface
pas
n'est-ce
freudienne),
obsession
Caligula de
Le
sont
mss
1939 à 1958
une
quelque peu
faux? l
mièvre et
ce soit différent.
premier manuscrit de Caligula date donc de 1939. 11
porte en titre Caligula ou le Joueur' et afiche le plan
suivant:
Sur le
du
même souTce?
Le manuscrit de 1939 semble avoir eu pour premiers lecteurs
Robert Namia (à qui Camus destinait le rôle de Scipion) et
Pascal Pia, puis Malraur et Jean Grenier. Ce n'est que le
19 avril 1941
Jean Grenier ésrit à son ancien élève :
que
Jy ai trouvé beaucoup de mouvement et de vie,
plus à la fin qu'au début. Je crois que cela peut être
excellent au théâtre, sans pouvoir bien le dire.
Le Caligula romantique à la Jules Laforgue du
le
l acte ne me plaît pas- désespoir d'amourcrépuscule- les seins des femmes (qui dans vos deux
1. Sur les manuscrits
successifs, voir
notre note
sur
le texte, p.
17/,
tirades.
de belles
est
Votre Caligula
a
Caligula-Hamlet.
sur
une
qualité plutôt qu'un
mouvement
comme
il y
en a
dans
votre
pièce.
Caligula
dans la
À
entoure sa taille et prend
s'assied près de Cesonia,
sur le conseil de Jean
main un de ses seins »; probablement
troisième notation. Caligula
Grenier, Camus supprime la
Grenier lui-même
Tomantique ? On pourrait objecter que Jean
vue romantiavait enseigné Suétone à Camus « d'un point de
alors une
que » mais sans doute l'expression désignait-elle
lacte
L'acte III devient l'acte IV au début de 1941 quand Camus
se lit
compose un nouvel acte, « Divinité de Caligula », où
l'écho le plus direct de la pensée du Mythe de Sisyphe. Sur ce
Les
manuscrit ne figure pas encore Hélicon, celui que, dans
Apötres, Emest Renan appelle le « railleur de prédilection»
de Caligula. Renan utilise ici le De legatione ad Caium, de
Philon d'Alexandrie. Faut-il supposer que Camus a puisé à la
il y
peut qu'au
si c e
le
n e sais pas
contradictoire, je
a
défaut quand il y
complexe, peut-être
Aussi
n'est pas
Acte I: Désespoir de Caligula.
Acte II Jeu de Caligula.
Acte III: Mort de Caligula.
Caligula-monstre
se
théâtre
1,
scène 7 de la
première version,
«
exaltation de la force et de la passion plutôt qu'une complaisance à la rêverie. Jean Grenier a bientot l'occasion de réitérer
ses réticences: Malraux, assure-t-il, pense comme lui « sur les
cotés faibles (romantiques) » de la pièce. Camus se laisse ici
encore persuader et réduit les
dialogues où Caligula épanche
auprès de Cesonia une insolite tendresseS. Le « CaligulaHamlet », qu'admire Jean Grenier,
persistera jusque dans les
dernières versions. On le reconnaîtrait,
par exemple, à sajaçon
d'exécuter ses courtisans de la même manière
que le héros de
exécutait
Shakespeare
Polonius, dont le seul tort avait peut-etre
ete de prëteT aux
nuages toutes les formes que lui suggérait son
Seigneur; plus généralement, c'est le même vertige devant
. Voir
devinait
L'Etranger : «Jai effleuré
seins durs » (I, 4)..
2.
Correspondance Albert
3. Voir
Annexes, p. 198.
ses
seins
ses
Camus-Jean-Grenier, p. 51.
»
(1, 2),
«
On
22
Priface
l'absolu qui fait perdre
deux héros leuTs repères
moraux.
conseils amicaux, le train du monde
aux
Plus que de simples
influencer le destin de la
Camus a quitté l'Algérie
pièce
à
va
partir
de 1941.
D'abord,
1940, et cet éloignement a pu
l'aider à prendre du recul
par rapport à une philosophie qui,
dans Noces, Sisyphe et
L'Etranger, se présentait surtout
comme méditerranéenne.
Ensuite, la guerre et l'occupation
à
mettre
sa
l'obligent
pensée en situation. Dans ses Carnets, il
note au 15 mars 1941, trois semaines
après avoir achevé
Sisyphe
«L'Absurde
:
Hitler).»
«
en
le Pouvoir
à creuser (cf.
tremble », disait le premier séna-
et
La famille
-
teur (acte II, scène 2) ; Camus ajoute à sa formule: « Le
respect du travail se perd, la patrie tout entière est livrée au
blasphème », allusion transparente à la devise du régime de
Vichy (Travail, Famille, Patrie). Il est vrai qu'en la mettant
dans la bouche d'un ennemi du tyran, Camus contribue
àà
l'ambiguité politique de la piÁce, voire à son aspect subversif:
dans le conservatisme frileux et la veulerie des
dignitaires de
P'Empire, assurément moins sympathiques que le brave Polonius, le spectaleur ne isque-t-il pas de trouver une justification
excès de Caligula ? Ce yran, à tout prendre, hait
pardessus tout le fumier d'où naissent les byrans. Camus
exprimera
meme comment, en consentant à mourir, son héros atteint à
« une sorte de
grandeur que la plupart des autres tyrans n'ont
aux
jamais connue" ».
Apartir de 1943 toutefois,
l'essentiel
«
le
sens
les remaniements
estompent pour
même de la tragédie du premier
Caligula
1. Carnets,
I (mai 1935-février 1942), p. 225.
2. Les « sénateurs » seront ensuite appelés «
plupart des états du texte.
3.«Le programme pour le nouveau théâtre
Técits, nouvelles, Pléiade, p. 1750.
23
Préface
au profit de l'éthique
La figure de
Cherea
patriciens
»
(1958),
in
dans la
7Théâtre,
s'étoffe
au
contre
le
totalitarisme».
de
point d'équilibrer celle
de Rieux et de Tarrou
dans La Peste celles
l'empereur, comme
du totalitarisme) qui s'est
au Jléau (symbole
s'opposeront
«
cycle de l'abPlus généralement, au
abattu sur la ville.
commence à succéder
dont Sisyphe affrait la théorie,
surde »,
le
«
cycle
de la révolte
»
qui
trouvera son aboutissement en
ébauche de cet
Camus donne dès 1943
essai se lit dans l'analyse critique que
du nihilisme, « théorie de
du nietzschéisme, forme la plus aiguë
condamnée à s'inscrire
«
la volonté de puissance individuelle »,
totale » que le nationaldans une volonté de puissance
à
socialisme a mise en euvre. Aux retouches abportées
u
n
à
Lettres
les
Caligula à partir de 1943 vont faire écho
Camus
ami allemand (juillet 1943-juillet 1944), dont
ne déteste que les
:
résumera le sens d'une
1951
avec
L'Homme révolté. La
formule
première
«Je
bourreaux°. »
le 11 octobre 1943, qu'il va
donner Caligula et Le Malentendu à Gallimard, il avoue sa
: « Je suppose que
prëjërence pour la seconde des deux piècesécrite
en 38 et d'une
c'est la différence d'une pièce conçue et
Annonçant
à
faite cinq
autre
Jean Grenier,
ans
après. Mais j'ai beaucoup resserré
mon
lexte autour d'un thème principal. De plus les deux iechniques
sont absolument opposées et cela équilibrera le volumet. » A
cette lettre, il ajoute en note : «Je mettrai sa date à Caligula,
mais c'est surtout pour éviter les rapprochements avec l'actualité. » Le sens de sa pièce a changé. Tandis qu'avant la guerre,
2.
170.
James Arnold, Cahiers Albert Camus, 4, p. Révolte
métaphy« La
Voir le chapitre II de L'Homme révolté,
1. A.
»
de la révolte
sique.
Les Fils de Cain ».
219.
3. Préface à l'édition italienne», in Essais, Pléiade, p.
107.
Albert Camus-Jean Grenier, p.
4.
Correspondance
24
le
Préface
Caligula pouvait s'interpréter
du sang de
comme la
perversion d'une légitime aspiration à l'absolu, désormais doit
Tessortir 1'horreur de l'absolutisme. Encore ne faut-il
pas lier
celui-ci à un régime politique particulier, aussi
monstrueux
soit-il. La date de 1938 figurant dans l'édition
de la
originale
pièce excusera peul-être, aux yeux du lecteur, les imperfections
d'une æuvre de jeunesse; elle permeltra surtout
d'élargir la
portée de la tragédie. « Décor: lln'a pas d'importance. Tout
est permis, sauf le genre romain »,
indique Camus en tête de la
distribution jusqu'à l'édition de 1944. Une actualisation du
décor trahirait pareillement les intentions de l'auteur : Caligula n'est pas plus un dictateur moderne qu'un empereur qui
annonce la décadence de Rome.
Caligula est donc édité avec Le Malentendu, chez
goût
Gallimard, en mai 1944; puis seul, la même année, dans un
presque identique. L'édition de 1947 comportera davantage de modifications. Y apparaissent la scène 4 de l'acte II1,
texte
où le vieux patricien prévient Caligula du
contre lui (en refusant de l'entendre,
complot qui se
de Paris.
A la différence du Caligula de l'histoire, celui de Camus a
une áme; si son
apparence physique fut d'emblée modifiée, c'est
la porter sur son visage. Le voici
devait
parce qu'il
pourtant qui
évoque, àforce de retouches, des tyrans plus noirs encore que les
Césars »
justification,
de crimes contre
pour la
une ombre
s e n s de la pièce
le moteur,
jetterait s u r le
voilà
qui
humanité,
exclusivement à la lumière
éclairait s o n héros
on
troublante si
à d'autres figures de
sinon
vaut
Mieux
de l'actualité.
théâtre. On
Ihistoire du
grce
le faire
alors
Caligula
en
verra
un
Hamlet
d'action et à
muées en intempérance
se seraient
velléités
les
ou un
dont
de multiplier les caprices
permettrait
d'innoqui sa puissance
en ui toule nostalgie
qui, ayant étoujjë
ou
limites le dégoût de soi-même;
cence, pousserait jusqu'aux
ayant résolu de bafouer pauvres,
un Dom Juan qui,
Lorenzacio
encore
femmes
et honnêtes gens, ne
se soucierait
mëme
pas de parer
Au
le jeu ynique où il se complaît.
d'un semblant d'élégance
des représentations de Caligula qu'elles
mieux, on attendra
craindra
du personnage; au pire, on
explorent les virtualités
au
tentation
incertaine de l'empereur ne donne la
que la figure
vérité ailleurs que sur scène, à la
spectateur de chercher sa
de Camus.
lumière de l'évolution de la pensée philosophique
trame
lempereur consent de
manière moins ambiguë encore au « suicide » final) et les
scènes 1 et 2 de l'acte IV, où se précise la
fascination de Scipion
pour Caligula. Camus retouche à nouveau la pièce en 1957,
pour le Festival d'Angers, et en 1958 pour le Nouveau Théâtre
de Suétone, en tout cas mieux armés- les
spectateurs savaient, en 1945, de quels moyens disposent les
dictateurs du xx siècle pour punir leur prochain des péchés dont
ils ont décidé de l'accuser. Que l'aspiration à l'absolu, par
définition déçue chez l'homme « absurde », puisse passer pour
«
25
Préface
Représenter Caligula
manqué d'associer Sartre
et Camus. Ainsi, pour Geneviève Serreau, « moralistes avant
d'etre dramaturges », l'un et l'autre auraient vesé « avec
Les historiens du théâtre n'ont pas
dans les vieilles outres du théâtre
Mieux vaut, à tout prendre, reprocher a
insouciance leur vin
traditionnel
».
nouveau
chacun des deux d'avoir mis en scène sa propre philosophie que
de prétendre, comme le fit Henri Troyat dans La Nef
(novembre 1945), que toute la pièce de M. Camus (Cali«
gula)
1. G.
de
n'est qu 'une illustration des principes existentialistes
Serreau,
1981, p. 26.
Histoire du
«
nouveau
théâtre
»
(1966),
coll.
«
Idées »,
26
M.
27
Préface
Sartre
Troyat,
il est vrai, n'avait
pas encore
l'interview donnée par Camus aux Nouvelles littéraires lu
novembre 1945), où il affirmait: « Non, je ne suis (15
pas
existentialiste, » Sa brouille avec Sartre, au début des années
cinquante, aura le pauvre mérite de convaincre les derniers
».
sceptiques.
Dans sa réponse à Henri Troyat, Camus avoue
qu'il ne se
Jait « pas trop d'illusion sur ce que vaut Caligula ». On ne
saurait, sans légèreté, le taxer d' « insouciance » dans
l'exercice de son métier de dramaturge. Mais les retouches qu'il
apporte sans cesse à sa pièce obéissent à l'évolution de sa pensée,
aux contingences des nouvelles
représentations, non à l'ambition
contribuer
à
un « nouveau théâtre ». Sl
pouvait être réduit
de
à«une idée simple », le sujet de Caligula ne se
prêtait pas
pour
aulant idéalement aux changements de rythme, au
perpétuel halètement de l'action » auxquels Camus rêvait dès
1939. L 'emtpereur apparaissant d'emblée et à l'évidence capable
de mener jusqu'à l'extrême cruauté un pouvoir sans limites,
l'accumulation de ses crimes ne nourrit pas une véritable action
dramatique. Méme les conjurés qui l'abattent ne sont pas
Tessentis comme des adversaires : ils exécutent en effet une mise
à mort que Caligula attend, du moment qu'il a condamné une
humanité à laguelle il appartient. Quant aux manifestations
ludiques
(adoration de lempereur en Vénus, concours de
poésie...), elles font figure d'épisodes, voire d'intermèdes, qui
illustrent plutôt qu 'ils ne révèlent le caractère du héros. Va-t-on
arguer que le drame est, dans Caligula, efacé par la
dimension tragique? Mais, alors que la dérision qui s'exerce
aux dépens des manifestations religieuses confime que le ciel
1. Voir la réponse de Camus dans Théâtre, récits, nouvelles, Pléiade,
p. 1745-1746.
2. Voir Essais, p. 1424-1427.
Préface
s'est vidé de
ses
sur
pour peser
celui de la
discours et
dieux,
le
aucune
autre force
destin
héro5. Le
ceux
son
vient les remplacer
étant
il est condamné
ses
traduisent au mieux
auquel
condition humaine, que
de
ne
n'est
entourage, Caligula
pas
Pro-
de
seigneur
à Dom Juan. Le grand
Nous l'avons apparenté
vis-à-vis de ses
en efet,
Molière apparaît
de
la comédie
aussi omnipotent qu'un
son créancier,
méthée.
de
la
sûr que les épisodes de
et il n'est pas
romain,
empereur
s'enchainent avec une logique plus rigoucomédie de Molière
le héros de Molière
de Caligula. Du moins
reuse que ceux
en ayant stupideadmet-il un contradicteur, Sganarelle, qui,
brillantes démonstrations de son maître,
ment raison contre les
la distribution de la pièce.
uilibre grâce à sa force comique
Cherea, qui a trop
Face à Caligula ne se dresse guère que
raison pour que ses arguments
logiquement et moralement
Dom Juan se moque ou
acquièrent une valeur dramatique.
conquêtes d'un jour
ou
s'imite des remontrances de son
valet; Caligula
entend à
peine
tracé jusqu 'au
son chemin étant d'avance
l'effet de maximes livrées au spectateur
celles de Cherea :
suicide, celles-ci font
d'un héros qui, quoi qu u
pour mieux éclairer la monstruosilé
le
advienne, agit en solitaire. En outre, si Dom Juan défie
à
Ciel, c'est le signe qu'ily croit. Caligula, lui, ayant renoncé
comédie
la lune, ne s'adresse qu'au néant. Aussi, tandis que la
de Molière se dénoue par l'intervention d'une statue fantasti-
dramatiquement plausible puisque le héros l'attenson
dait, Caligula s'achève sur le face-à-face du héros avec
balcon
que, mais
du
miroir, accessoire peu déchiffrable pour le spectateur
de la
et que plusieurs metteurs en scène ont préféré supprimner
à
TepTésentation. Un chef-d'euvre du répertoire obligerait-il
sa
et
förce
choisir entre la claire expression de son sens
Camus
au
vide,
scénique ? Peut-être, en plaçant Caligula face
s'est-il donné une mission théâtrale impossible.
D'autres indications scéniques de l'auteur passent malaisé
ment la rampe. Le meurtre de Mereia (acte Il, scène
10)
illustre, au-delà de sa cruaulé, la brutalité de Caligula. Après
une «
lutte de
quelques
instants »,
l'empereur «
lui
enfonce la
iole entre les dents et la brise à coups de poing ». Ce détail ne
peut valoir que pour urn lecteur. On doute, même, que le meurtre
de Casonia, étranglée sous nos yeux, et le râle qui s'ensuit
offrent une situation aisée pour un metteur en scène. Le
«theâtre de la cruauté», tel que le révait Artaud, a pour
de
des
qui ne
pas
«
»
la simple
représentation d'une cruauté donnée pour
dès
réelle;
que, la distanciation se réduisant, le spectateur est
vocation de susciter
émotions
viennent
invité à croire à la réalité du spectacle, le dramaturge se
soustrait difficilement aux bienséances du théâtre classique.
Aussi l'invisible meurtre de Camille par Horace inspiret-il plus d'horreur que cette strangulation de Cesonia que
le metteur en scène s'expose à rendre soit laborieuse, soit
anodine.
Si, en dépit de ces embarras, les mises en scène qui se sont
succédé depuis la création de la pièce plaident en sa faveur, elles
le doivent d'abord aux virtualités d'interprétation de la figure
de l'empereur. Malgré son talent et son physique de
légenae,
Gérard Philipe n'a pas « écrasé » le rôle. Mais
peut-être son
allure angélique' laissait-elle justement le chemin libre à des
interprètes plus évidemment torturés ? On peine plus encore à
identifier ce monstre à celui qui en fut le premier interprète
virtuel: Albert Camus lui-même.
Jean Grenier témoigne
pourtant que tout en cherchant plutôt, à partir de 1947, des
«valeurs moyennes », Camus a
gardé jusqu'au bout « sa
"fixation au meurtre (comme il disait) et cette violence
1. Voir
historique
de la mise
en
scène,
29
Préface
Préface
28
p. 182.
intérieure
qui
animait son
avec
Caligula
vraisemblance
" ».
par
Jeune
homme
épris
l'auteur lui-même ou
(les deux hommes
d'absolu (incarné
sanguinaire
Philipe) ou tyran
par Gérard
? Si nous a v o n s bien compris
alors à contre-emploi)
avant
paraissent
surtout le premier
Caligula fut
les intentions de Camus,
de bout en bout, à la
le second ensuile, mais,
davantage
1941,
concevoir les infinies
Notre capacité à
fois l'un et l'autre.
deux
saisie de vertige entre ces
l'âme humaine est
de
possibilités
double aspect.
du rôle découle de ce
extrémités, et la plasticité
dans son
suggère que jusque
La genèse de La Chute (1956)
la chaîne.
voulu tenir les deux bouts de
dernier récit, Camus a
elt
soi-même
la fois une image de
En Clamence, il projette à
héros de
A lexemple de Caligula, le
celle de ses pires ennemis.
batlant
s o m m e s tous coupables et,
La Chute affime que nous
miroir de sa propre déchéance
vers les autres le
sa coulpe, dirige
s'est
De l'Empire romain, le décor
afin de mieux les asservir.
la
réseau des canaux d'Amsterdam;
déplacé vers le sombre
exercice de
cette fois à un simple
Juite par le jeu se réduit
le «jugedans les limites de l'euvre,
Trhétorique; enfin,
victime. Ainsi sont exprimés
pénitent » se contente d'une unique
d'où
sa solitude. Dialogue
son enfermement et
fortement
plus
le texte du récit permet
sont escamotées les répliques de l'autre,
s'adresse en vérité qu'à luimeme de supposer que Glamence ne
n'interroge
La Chute, toutefois, Camus
meme. Pour composer
sa
de
personnaliu
d'absolu, mais un aspect au
plus juvénile
de lui
point
rend grinçant
ses propres yeux,
à
que l'ige,
abhorre. Malgré sa
donner des parentés avec ceux qu'il
Calimoins périlleusement que
Clamence
s'unifie
Complexité,
sa
soif
Le
éd. citée, p. 143.
Albert Camus. Souvenirs,
des
au Théâtre
une lecture,
ne
Camus fit de s a pièce
26 m a r s 1955, Soirée impressionnante, c a r il joue plutôt qu'il
«
124).
Noctambules.
Camus. Soleil et ombre, p.
I.
Jean Grenier,
lht, témoigne Roger
Grenier
(A!bert
30
Préface
gula. Cette unité se produit d'autant mieux qu'au leu de se
donner à voir, selon une vocalion inhérente à tout personnag
théâtre, il admet l'ambiguité de représentation propre aux
rsOnages Tomanesques. Il semble pour cete raison quà
l'exemble de Diderot, Camus a
livré dans un dialogue ironique,
non destiné à la scène, le meilleur de son
génie théâtral. Au
moins, pour que vive Caligula, les décorateurs devront-ils
continuer d'en bannir le « genre romain » : c'est à Amsterdam
ou ailleurs, voire en
nous-mêmes, que la piece nous apprend,
comme le disait Camus à son « ami
allemand », à « ne
détester que les bourreaux ».
Pierre-Louis Rey
Caligula
PIECE EN QUATRE ACTES
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